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Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 16 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française

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Difficultés que Napoléon éprouve lui-même à passer au pont de Lindenau. Sorti de chez le roi, Napoléon essaya en vain de se faire jour à travers les rues de Leipzig. Il fut obligé de gagner les boulevards par un détour, et de les suivre jusqu'au pont, où la presse s'ouvrit pour lui, car bien qu'il commençât à inspirer des sentiments amers, l'admiration, la foi en son génie, l'obéissance étaient complètes encore. Il franchit les ponts, et alla vers Lindenau attendre de l'autre côté de la Pleisse et de l'Elster, que l'armée eût défilé sous ses yeux.

Combat dans les faubourgs de Leipzig. Pendant ce temps un nouveau combat s'était engagé autour de Leipzig. Les souverains et les généraux coalisés ne pouvaient croire à leur bonheur, car c'était la première victoire que depuis le commencement du siècle ils eussent remportée sur Napoléon, et ce n'était pas même encore une victoire que celle qui venait de leur coûter tant de sang et tant d'angoisses, c'était une suite d'actions violentes, dont la dernière allait seule décider le vrai caractère. Or ce quatrième jour, ils s'attendaient à un conflit épouvantable, dont ils étaient résolus à supporter les horreurs en vrais martyrs de leur cause. Mais quelles ne furent pas leur surprise et leur joie, lorsque entre huit et neuf heures du matin, le brouillard d'automne étant dissipé, ils aperçurent l'armée française se resserrant successivement autour de Leipzig, et s'écoulant à travers l'interminable pont de Lindenau, dans les plaines de Lutzen! Ils remercièrent le ciel d'un résultat qu'ils avaient à peine osé espérer, et sur-le-champ ils ordonnèrent à leurs soldats de se jeter sur l'enceinte de Leipzig pour essayer de rendre plus difficile et plus meurtrière la retraite de l'armée française. Chacun marchant dans l'ordre de la veille, la colonne du prince de Hesse-Hombourg qui formait la gauche des coalisés, poursuivit Poniatowski dans le faubourg correspondant à la porte de Peters-Thor. La colonne du centre, celle de Kleist et Wittgenstein, se présenta devant le même faubourg, mais à une barrière placée un peu à droite, celle de Windmühlen. La colonne de droite, celle de Klenau et Benningsen, se présenta à la barrière de l'Hôpital, aboutissant à l'ancienne porte de Grimma. Bulow, du corps de Bernadotte, se dirigea sur le faubourg qui est situé entre les portes de Grimma et de Halle. Blucher, Langeron et Sacken se précipitèrent sur le faubourg de Halle, et on chargea le général d'York qui s'était reposé la veille, de se porter par le nord sur les rives de l'Elster et de la Pleisse, pour contrarier autant que possible le défilé de nos colonnes. Mais partout les coalisés rencontrèrent une résistance opiniâtre. Les Français exaspérés à leur tour, repoussent violemment les assaillants. Nos soldats étaient à leur tour aussi irrités que leurs adversaires, et se trouvaient autant humiliés de la prétention de les battre, que les Allemands l'avaient été de notre prétention de les dominer. Fiers de leur conduite dans ces journées, ils avaient le sentiment du malheur non celui de la défaite, et étaient décidés à faire payer cher leur retraite ou leur vie. Les troupes des 7e, 3e et 6e corps font un grand carnage des troupes de Sacken et de Langeron dans le faubourg de Halle. Au nord et à l'est de Leipzig, dans le faubourg de Halle, les restes des 7e, 3e et 6e corps repoussèrent vigoureusement les troupes de Sacken et de Langeron. Ces braves gens postés dans un vaste bâtiment, tuèrent plus de deux à trois mille hommes avant de l'évacuer, et même quelques compagnies légères du 6e corps fondant par la porte de Halle sur les troupes qui attaquaient le bâtiment, en firent un épouvantable carnage. On traite aussi mal les troupes de Bulow, à l'est de la ville, et les troupes de Schwarzenberg au sud. Marmont avec une division du 6e corps et une du 3e défendit la face de l'est contre Bulow, et quelques têtes de colonnes ayant pénétré dans la ville, il lança sur elles le 142e de ligne et le 23e léger, qui les massacrèrent presque entièrement. Macdonald, Lauriston, Poniatowski avec leurs troupes exaspérées, reçurent de même les colonnes ennemies qui se présentèrent devant les faubourgs du sud. Partout l'impatience des vainqueurs fut cruellement punie, et avec peu de pertes nous fîmes essuyer aux coalisés un immense dommage. Toutefois il fallait renoncer à soutenir longtemps ce combat, par l'impuissance non pas de résister, mais de concerter nos mouvements. Dans l'impossibilité de communiquer d'une rue à l'autre, et de discerner la direction des feux au milieu d'une effroyable canonnade qui embrassait les quatre faces de la ville, on ne savait pas si partout la résistance était également heureuse, et si on ne s'exposait pas, en tenant trop longtemps, à être devancé au pont par l'ennemi victorieux. Quelques Saxons et Badois restés dans l'intérieur de la ville, et tirant sur nos soldats en retraite, ajoutaient à la confusion. Dans les rangs de Marmont, c'est-à-dire vers l'est, on crut que du côté de Macdonald et de Lauriston, c'est-à-dire vers le sud, la ligne des faubourgs avait été forcée; vers ces deux côtés on crut la même chose pour le nord, où combattaient Reynier et Dombrowski. Après avoir défendu longtemps les faubourgs, les troupes françaises, pour n'être pas coupées, regagnent les boulevards. Dans cette crainte on se mit presque simultanément en retraite, en débouchant sur les boulevards qui séparaient les faubourgs de la ville. La presse alors y devint aussi grande que sur le pont. De chaque rue des faubourgs il arrivait des colonnes qui se repliaient en combattant, et qui venaient ajouter à l'encombrement, à tel point que l'ennemi lui-même, avec ses baïonnettes, n'aurait pas pu s'y faire jour. Encombrement toujours croissant sur les boulevards et sur le pont. Le maréchal Marmont, obligé à son tour de se retirer, eut une peine extrême à pénétrer dans l'épaisseur de cette foule qui remplissait les boulevards. Heureusement pour lui quelques officiers de son corps l'ayant reconnu, saisirent la bride de son cheval, et lui faisant place à coups de sabre, l'introduisirent dans le torrent serré qui s'écoulait lentement vers les ponts.

Catastrophe du pont de Leipzig. On en était là de cette épouvantable évacuation de Leipzig, lorsqu'une subite catastrophe, trop facile à prévoir, vint jeter le désespoir parmi ceux qui pour le salut commun s'étaient dévoués à la défense des faubourgs de Leipzig. On avait ordonné au colonel du génie Montfort de miner la première arche de ce pont continu, qui est tantôt un pont tantôt une levée de terrain, et embrasse, avons-nous dit, les bras nombreux de la Pleisse et de l'Elster. Cette arche était située à l'extrémité de Leipzig qui correspond à Lindenau, et construite sur le principal bras de l'Elster. Le colonel Montfort l'avait minée, et y avait placé quelques sapeurs avec un caporal qui attendaient le signal la mèche à la main. Mais sa perplexité était grande, car du côté du faubourg de Halle on entendait à travers les bois qui couvrent cette partie des environs de la ville, la fusillade se rapprocher. À tout moment on s'attendait à voir l'ennemi déboucher pêle-mêle avec nos soldats, et on ignorait si au delà il ne restait pas d'autres troupes françaises encore occupées à combattre. Le colonel Montfort, qui avait mission de détruire les ponts, veut aller prendre l'ordre de l'Empereur, lorsqu'un caporal chargé de mettre le feu à la mine croit voir arriver l'ennemi, et fait sauter le pont. Aussi le colonel Montfort demandait-il à tout venant s'il y avait encore plusieurs corps en arrière, dans quel ordre ils se succédaient, quel serait le dernier, et chacun sachant à peine ce qui s'était passé immédiatement sous ses yeux, était incapable de répondre. Dans cet embarras, le colonel imagina de se rendre à l'autre bout du pont, c'est-à-dire à Lindenau, où était Napoléon, pour obtenir qu'on l'éclairât sur ce qu'il devait faire, et, en s'éloignant pour un instant, il prescrivit au caporal des sapeurs de ne mettre le feu à la mine que lorsqu'au lieu des Français il verrait paraître les ennemis. À peine avait-il fait quelques pas à travers la foule épaisse qui encombrait le pont, qu'il s'aperçut de l'impossibilité d'aller jusqu'à Napoléon et de revenir. Il voulut rebrousser chemin vers son poste, vains efforts! Au pont qu'il avait quitté se passait la scène la plus tumultueuse. Quelques troupes de Blucher poursuivant les débris du corps de Reynier à travers le faubourg de Halle, se montrèrent aux abords du pont pêle-mêle avec les soldats du 7e corps. À cet aspect, des voix épouvantées se mirent à crier: Mettez le feu, mettez le feu!--Le caporal, auquel de toutes parts on répétait qu'il fallait détruire le pont, crut le moment venu, et mit le feu à la mine! Une épouvantable explosion retentit aussitôt; les débris du pont, volant dans les airs et retombant sur les deux rives, y firent des victimes des deux côtés. État lamentable de vingt mille soldats, privés de tout moyen de retraite. Mais cette déplorable erreur eut en quelques instants de bien autres conséquences. Reynier avec un reste du 7e corps, Poniatowski avec ce qui avait survécu de ses Polonais, Lauriston, Macdonald avec les débris des 5e et 11e corps, étaient encore sur les boulevards de Leipzig, pressés entre deux cent mille ennemis et plusieurs bras de rivières sur lesquels les moyens de passage étaient détruits. Plus de vingt mille de nos soldats avec leurs généraux étaient ainsi condamnés ou à périr, ou à devenir les prisonniers d'un ennemi que l'exaspération de cette guerre rendait inhumain. Ils se crurent trahis, exhalèrent des cris de fureur, et dans les alternatives d'une sorte de désespoir, tantôt se ruaient baïonnette baissée sur ceux qui les poursuivaient, tantôt revenaient vers la Pleisse et l'Elster pour franchir ces rivières à la nage. Après une mêlée confuse et sanglante, les uns se rendirent, les autres se jetèrent dans les rivières, un certain nombre réussit à les passer à la nage, beaucoup furent emportés par la force des eaux. Les généraux commandants, parmi lesquels il y avait deux maréchaux, ne voulaient pas laisser de si beaux trophées à l'ennemi, et ils cherchèrent à se sauver. Mort de Poniatowski. Poniatowski, fait maréchal la veille par Napoléon, pour prix de son héroïsme, n'hésita pas à lancer son cheval dans l'Elster. Parvenu à l'autre bord, mais le trouvant escarpé, et chancelant par suite de plusieurs blessures, il disparut dans les eaux, enseveli dans sa gloire, la chute de sa patrie et la nôtre. Macdonald sauvé par miracle. Macdonald ayant suivi son exemple, atteignit la rive opposée, y trouva des soldats qui l'aidèrent à la gravir, et fut sauvé. Reynier et Lauriston faits prisonniers. Reynier et Lauriston, entourés avant qu'ils pussent tenter de s'enfuir, furent conduits devant les souverains de Russie, de Prusse et d'Autriche, en présence desquels ils n'avaient longtemps paru qu'en vainqueurs. Accueil plein de courtoisie de l'empereur Alexandre au général Lauriston. Alexandre, en reconnaissant le général Lauriston, ce sage ambassadeur qui avait fait tant d'efforts pour empêcher la guerre de 1812, lui tendit la main en lui reprochant d'avoir cherché à se soustraire à son estime. Il fit traiter avec égard les généraux français devenus ses prisonniers, dissimula pour eux son orgueil profondément satisfait, mais voulut qu'ils assistassent à tout l'éclat de son triomphe. En effet, les généraux, les princes victorieux étaient réunis sur la principale place de la ville, se félicitant les uns les autres, se complimentant réciproquement de ce qu'ils avaient fait, en présence des habitants de Leipzig qui, pâles encore de la terreur de ces trois jours, sortaient des caves de leurs maisons, et poussaient des acclamations en l'honneur des souverains libérateurs. Au milieu de ces personnages agités se faisait remarquer Bernadotte, persuadé qu'il avait à lui seul décidé la victoire en arrivant le dernier, étant seul à le croire, mais bien accueilli par Alexandre, qui, dans sa politique raffinée, tenait à garder sous son influence le futur souverain de la Suède. Tandis qu'Alexandre accueillait si bien ce Français combattant contre la France, il se montrait bien dur à l'égard d'un prince allemand, qu'il appelait injustement traître envers l'Allemagne. Ce prince était l'infortuné roi de Saxe. Dureté de l'empereur Alexandre à l'égard du roi de Saxe. Deux fois depuis le matin, des officiers étaient venus de sa part demander un moment d'entretien, et ils avaient été repoussés. En ce moment il y en avait un troisième qui, le chapeau à la main, suppliait Alexandre de permettre au vieux roi de lui offrir ses hommages. Ce malheureux monarque était à quelques pas de là, tête nue, implorant vainement un regard du vainqueur. Napoléon, il faut le reconnaître, plus habitué à la victoire, avait mieux traité les rois vaincus. Alexandre, cédant à un sentiment peu digne de lui, fit dire au roi de Saxe qu'il ne voulait point le voir, qu'il était pris les armes à la main, et dès lors prisonnier de guerre; que les souverains alliés décideraient de son sort, et lui feraient notifier leur décision. Ainsi, en nous abandonnant sur le champ de bataille, les soldats saxons n'avaient pas même acheté le pardon de leur roi!

Revenons à l'armée française, se retirant mutilée à travers les bras nombreux de la Pleisse et de l'Elster, et laissant encore dans cette journée vingt mille de ses soldats, ou prisonniers, ou expirants dans les rues de Leipzig, ou noyés dans les eaux ensanglantées de la Pleisse et de l'Elster! Pertes des deux armées aux quatre journées de Leipzig. Cette dernière des quatre journées néfastes de Leipzig porta les pertes de l'armée française en morts, blessés, prisonniers, noyés ou égarés, à soixante mille hommes environ. L'ennemi n'avait pas perdu moins en hommes atteints par le feu; mais ses blessés allaient recevoir tous les soins du patriotisme allemand reconnaissant: les nôtres, qu'allaient-ils devenir?

Napoléon avait entendu de Lindenau où il était, une violente explosion; il en connut bientôt la cause et les conséquences, se montra fort courroucé contre tous ceux auxquels on pouvait imputer ce funeste accident, et affecta de vouloir trouver des coupables, quand il n'y en avait point, et quand, s'il y en avait un, c'était lui, l'auteur de cette horrible guerre!

Caractère de la campagne de Saxe, et causes véritables de nos revers. Telle fut cette longue et tragique bataille de Leipzig, l'une des plus sanglantes et certainement la plus grande de tous les siècles, et qui termina si désastreusement la campagne de Saxe, commencée d'une manière si heureuse à Lutzen et à Bautzen. Sans doute on se demandera comment après de si profonds calculs, de si savantes manœuvres, de si hautes espérances, Napoléon put être conduit à une pareille catastrophe, et on ne le comprendra en effet qu'en se rendant un compte exact de tous les mobiles qui le firent agir, et tournèrent en affreux revers des conceptions qui étaient au nombre des plus belles de sa vie. Qu'on suppose un général moins grand, mais placé dans une situation simple, n'ayant ni toute une fortune prodigieuse à refaire d'un seul coup, ni cent motifs d'orgueil pour se dissimuler la vérité, n'étant pas non plus habitué à chercher dans des combinaisons hardies et compliquées des résultats extraordinaires, il eût certainement agi autrement, et très-probablement s'il n'avait pas obtenu d'éclatants succès, il aurait au moins évité un désastre. À la première menace d'un mouvement sur ses derrières, ou par l'Elbe inférieur ou par la Bohême, il aurait, sans perdre un instant, décampé de Dresde, en n'y laissant que les malades impossibles à transporter. Il aurait pu amener ainsi, outre les 200 mille nommes qui lui restaient à cette époque, les 30 mille laissés dans Dresde, vraisemblablement aussi les 30 mille de Meissen, Torgau, Wittenberg, et rejoindre la Saale en une masse compacte, que les marches excessives ni les détachements obligés sur l'Elbe n'auraient point affaiblie. Si, dans cette situation, l'une des deux armées ennemies, celle de Bohême ou celle de l'Elbe, avait commis la faute de devancer l'autre d'un jour à Leipzig, il l'eût accablée, et se serait ensuite rabattu sur la seconde. Supposez que l'occasion d'un tel triomphe ne lui eût pas été offerte, il aurait au moins regagné sain et sauf les bords de la Saale, et si cette ligne qui est courte, facile à déborder de tous les côtés, n'avait pu être défendue, il aurait sagement repris le chemin du Rhin, et par des instructions adressées à temps à toutes les garnisons des places de l'Elbe inférieur, il leur aurait prescrit de se replier les unes sur les autres jusqu'à Hambourg, où certainement elles auraient pu parvenir sans accident, l'ennemi étant attiré tout entier à la suite de la grande armée. Elles auraient formé ainsi avec le maréchal Davout une belle armée de 80 mille hommes, qui aurait rejoint le Rhin par Wesel, et dès lors près de 300 mille soldats en bon état se seraient retrouvés sur la frontière de l'Empire, et y auraient opposé à l'invasion une barrière invincible! Mais Napoléon, par caractère, par orgueil, par habitude et besoin de résultats extraordinaires, s'était rendu impossible une conduite aussi simple.

À la nouvelle d'une double marche de ses ennemis sur Leipzig, les uns descendant de la Bohême, les autres remontant de l'Elbe le long de la Mulde, il ne songea pas un instant à sa sûreté. Habitué à les voir se dérober sans cesse, il n'eut qu'une crainte, c'est qu'ils pussent lui échapper encore, et au lieu d'aller droit à Leipzig, par le chemin direct, ce qui lui aurait sauvé douze ou quinze mille soldats laissés au milieu des boues de l'automne, il descendit l'Elbe dans la direction de Düben, pour saisir à coup sûr Blucher et Bernadotte, toujours convaincu dans son orgueil qu'on était beaucoup plus disposé à le fuir qu'à le combattre. À peine en marche, et toujours en quête de combinaisons qui pussent procurer de vastes résultats, il imagina de se jeter sur les traces de Blucher et de Bernadotte, de les suivre à outrance au delà de l'Elbe, de les refouler sur la roule de Berlin, puis de remonter par la rive droite l'Elbe jusqu'à Torgau ou Dresde, de passer ce fleuve de nouveau sur ces points, et de tomber à l'improviste sur les derrières de l'armée descendue de Bohême. Certes la combinaison était aussi profonde qu'audacieuse, et avec les soldats, l'ardeur et la fortune d'Austerlitz, elle devait amener des résultats prodigieux. Mais pour cette espérance chimérique, il fallait se résigner à laisser 30 mille hommes à Dresde, et Napoléon les y laissa. Arrivé à Düben, sur la basse Mulde, il put bientôt s'apercevoir que loin de vouloir fuir, Blucher et Bernadotte cherchaient à le gagner de vitesse sur Leipzig, pour s'y réunir à Schwarzenberg, et l'accabler. Il prit son parti sur-le-champ, rebroussa chemin vers cette ville, et avec la sûreté ordinaire de son coup d'œil se plaça de la seule manière propre à empêcher la réunion de ses ennemis. Mais il revenait à Leipzig après une marche inutile de cinquante lieues, qui avait épuisé ses soldats et fort diminué leur nombre; il revenait privé de trente mille combattants laissés à Dresde, d'une quantité égale laissée à Wittenberg, Torgau, Meissen, et il marchait en une longue colonne, dont un tiers au moins ne pouvait pas assister à la première et à la plus décisive bataille. Obligé de faire face à tous ses ennemis, non pas présents mais pouvant l'être, il lui fut impossible le 16 d'amener Bertrand et Ney à lui, de les jeter avec Macdonald sur le flanc droit de Schwarzenberg pour accabler ce dernier, et dès lors n'étant pas vainqueur d'une manière foudroyante le premier jour, il se vit tout à coup dans une position affreuse, où il était condamné à succomber les jours suivants sous une écrasante réunion de forces. Prendre sur-le-champ le parti de la retraite, l'exécuter sinon le 17, puisqu'il attendait encore Reynier, du moins dans la nuit du 17 au 18, regagner au plus tôt par Lindenau, Lutzen et Weissenfels, ses communications menacées, établir pour cela les ponts nécessaires sur la Pleisse et l'Elster, était la seule conduite à tenir, la conduite simple du capitaine sage, plus occupé de sauver son armée que de conserver son prestige. Mais faire une retraite fière, imposante, en plein jour, en se ruant sur l'ennemi qui oserait être pressant, afin non pas de se sauver, mais de garder l'attitude du victorieux, fut, et devait être la pensée du conquérant longtemps gâté par la fortune, du conquérant qui ne sut pas sortir de Moscou à temps, et il s'ensuivit la funeste bataille du 18, et la retraite plus funeste encore du 19, exécutée avec un seul pont. La confusion inévitable qui s'introduisit au dernier moment dans les choses ainsi conduites, amena l'explosion du pont de l'Elster, qui marqua du sceau de la fatalité cette effroyable bataille de quatre jours.

Ce résumé des faits montre donc la vraie cause de tous les malheurs que nous venons de raconter. Ce n'est pas plus ici qu'à Moscou dans l'affaiblissement des talents du capitaine qu'il faut chercher la cause de si déplorables résultats, car le capitaine ne fut jamais ni plus fécond, ni plus audacieux, ni plus tenace, ni plus soldat, mais dans les illusions de l'orgueil, dans le besoin de regagner d'un coup une immense fortune perdue, dans la difficulté de s'avouer assez vite sa défaite, dans tous les vices, en un mot, qu'on aperçoit en petit et en laid chez le joueur ordinaire, risquant follement des richesses follement acquises, et qu'on retrouve en grand et en horrible chez ce joueur gigantesque qui joue avec le sang des hommes, comme d'autres avec leur argent. De même que les joueurs perdent leur fortune en deux fois, une première pour ne pas savoir la borner, une seconde pour vouloir la rétablir d'un seul coup, de même Napoléon compromit la sienne à Moscou pour la vouloir faire trop grande, et dans la campagne de Dresde pour la vouloir refaire tout entière. C'était toujours l'action des mêmes causes, l'altération non du génie, mais du caractère gâté par la toute-puissance et le succès.

Après les tragiques événements de Leipzig, une prompte retraite sur le Rhin était le seul parti à prendre. À la suite de tels revers, retourner immédiatement sur le Rhin était la seule ressource qui restât à Napoléon. Après avoir eu 360 mille hommes de troupes actives à la reprise des hostilités, sans compter les garnisons, après en avoir eu 250 mille encore deux semaines auparavant, et en avoir laissé 30 mille à Dresde, un nombre peut-être égal sur la route de Dresde à Düben, de Düben à Leipzig, après en avoir perdu 60 à 70 mille dans les diverses batailles de Leipzig et un nombre qu'on ne peut guère préciser par la défection des alliés, il en conservait 100 à 110 mille tout au plus, dans l'état le plus déplorable. La seule chose qu'il eût encore en quantité considérable et en excellente qualité, mais malheureusement difficile à ramener, c'était l'artillerie. Il en avait une très-belle, très-bien servie, qui avait toujours mis son honneur à sauver ses canons, et n'avait perdu que ceux que la destruction du pont de l'Elster avait empêché de transporter à temps d'une rive à l'autre. Ce qui restait d'artillerie était le double en proportion de ce qui restait de soldats. Si c'était un embarras, c'était au moins une ressource et des plus précieuses dans un jour de combat.

Marche de l'armée sur la Saale. Napoléon passa autour de Lutzen la nuit du 19 au 20 octobre avec les débris de son armée. Bertrand et Mortier avaient culbuté Giulay, et parvenus à Weissenfels s'étaient assuré la possession de la Saale. Le 20 au matin Napoléon courut à Weissenfels pour diriger lui-même la retraite, et devancer tous les corps ennemis aux passages essentiels. Si on suivait à gauche (gauche en retournant vers le Rhin) la grande route de Weissenfels à Naumbourg et Iéna, on rencontrait le fameux défilé de Kosen, où le maréchal Davout s'était couvert de gloire en défendant la plaine d'Awerstaedt, et où l'on était exposé à trouver Giulay qui, repoussé par Bertrand et Mortier, pouvait bien aller y chercher une revanche. Napoléon, dont le malheur n'avait pas troublé la prévoyance, imagina de faire un détour à droite, et au lieu de passer la Saale à Naumbourg, de la traverser à Weissenfels, dont on possédait les ponts, de gagner ensuite Freybourg pour y franchir l'Unstrutt, de déboucher de là dans la plaine de Weimar et d'Erfurt, tandis que Bertrand porté rapidement par un mouvement à gauche sur le défilé de Kosen, tâcherait d'y prévenir l'ennemi, et de s'y défendre le plus longtemps possible contre la grande armée de Schwarzenberg. Ce plan de marche à peine conçu, Napoléon en ordonna l'exécution. Bertrand dont le 4e corps avait été augmenté comme on l'a vu de la division Guilleminot, fut acheminé tout de suite sur Freybourg, avec Mortier qui commandait deux divisions de la jeune garde, avec la cavalerie légère de Lefebvre-Desnoëttes, avec le 2e de cavalerie du général Sébastiani. Cette nombreuse cavalerie, battant partout l'estrade et sabrant les Cosaques, devait précéder et flanquer l'avant-garde, puis, lorsqu'on serait rendu à Freybourg, et qu'on aurait occupé la ville et les ponts sur l'Unstrutt, Bertrand devait courir à Kosen, et Mortier rester à Freybourg pour protéger le passage de l'armée.

Ces ordres furent ponctuellement exécutés. Bertrand arriva le 21 au soir à Freybourg avec les divers corps qui escortaient sa marche. Il n'y avait dans cette ville que quelques troupes légères ennemies que l'on expulsa. On s'empara d'un pont de pierre sur l'Unstrutt, solide mais étroit. On en jeta un en charpente dans la nuit, pour faciliter le passage de l'armée, et tandis que Mortier se livrait à ces soins, Bertrand gravissant les hauteurs à gauche alla prendre position à Kosen. Il y parvint avant l'ennemi.

Le 21, l'armée passe la Saale à Weissenfels. Ces mesures résolues à temps et exécutées avec vigueur, eurent le résultat qu'on devait en attendre. L'armée après s'être écoulée à travers les plaines de Lutzen, arriva le 21 au soir à Weissenfels, où elle franchit la Saale sans être poursuivie par d'autres troupes que les coureurs de l'ennemi. Schwarzenberg et Bernadotte étaient restés dans Leipzig, l'un à refaire son armée épuisée par trois batailles, l'autre à passer des revues. Giulay seul avait marché par la route de Naumbourg et de Kosen. De l'infatigable armée de Silésie, il n'y avait que le corps du général d'York qui eût pu nous suivre, et les moyens de passage sur la Pleisse et l'Elster ayant été détruits à Leipzig, Blucher lui-même avait été obligé de faire un détour, et de descendre fort au-dessous de Leipzig pour traverser ces rivières. Nous l'avions à notre droite, mais en arrière, tandis qu'à notre gauche nous n'avions que Giulay, lequel pour nous atteindre était réduit à forcer le défilé de Kosen.

Le 21 au soir l'armée arrive à Freybourg, et commence à y passer l'Unstrutt. La Saale franchie le 21, l'armée alla coucher à Freybourg, où, comme on vient de le voir, les moyens de passer l'Unstrutt avaient été préparés. Les quelques mille prisonniers que Napoléon avait voulu mener avec lui, avaient été délivrés par la cavalerie ennemie. C'était un désagrément d'amour-propre bien plus qu'une perte véritable, mais qui prouvait par quelles masses de troupes à cheval nous étions poursuivis, car nous avions subi cet affront entre Bertrand, Mortier, Sébastiani, Lefebvre-Desnoëttes. Cette cavalerie avait peu d'inconvénients contre les corps organisés, mais la débandade qu'on avait vue recommencer dans les corps de Macdonald, d'Oudinot et de Ney, à la suite des revers de la Katzbach, de Gross-Beeren, de Dennewitz, était devenue très-générale dans l'armée après l'épouvantable bataille de Leipzig. Le premier prétexte à la sortie des rangs, c'étaient les blessures légères qui obligeaient de marcher sans armes à la queue des colonnes; le second c'était la faim qui autorisait à courir çà et là pour trouver des vivres. La débandade s'introduit de nouveau parmi nos troupes, ainsi qu'il était arrivé dans la retraite de Russie. Sorti des rangs, on n'y rentrait plus. Les habitudes militaires étaient en effet trop récentes chez nos jeunes soldats pour qu'ils pussent s'éloigner du drapeau impunément. Une fois le cadre quitté, le dépit, la souffrance, le goût de la maraude, le penchant naturel à s'épargner de nouveaux dangers, empêchaient d'y revenir. Sur les 100 à 110 mille hommes que Napoléon possédait encore, il y en avait plus de 20 mille qui, les uns portant le bras en écharpe, les autres boitant, la plupart se disant blessés sans l'être, ou alléguant la perte de leurs armes qu'ils avaient jetées, marchaient entre les colonnes armées, ou à leur suite, se répandaient le soir dans les villages qu'ils pillaient, et sans rendre aucun service dévoraient les ressources dont auraient pu vivre les corps organisés. Ce qu'il y avait de pis encore, c'était l'exemple qui menaçait de devenir contagieux, et contre lequel les répressions de la cavalerie étaient impuissantes. La bravoure n'avait pas fléchi un moment chez ces jeunes gens, mais les habitudes militaires trop peu enracinées, n'avaient pas tenu contre une grande défaite, et ils avaient presque oublié qu'ils étaient soldats. La cavalerie qui ordinairement poursuit ce genre de vice, et le réprime, en était atteinte elle-même, et on voyait dans la masse débandée des cavaliers à pied, quelques-uns même à cheval. C'est sur cette portion de l'armée que les coureurs de l'ennemi avaient surtout prise. Ils dispersaient ces maraudeurs comme de timides bandes d'oiseaux, et les ramassaient en grand nombre, ce qui fournissait à la coalition l'occasion de dire qu'elle avait fait des milliers de prisonniers. Des canons abandonnés faute de chevaux, ou des maraudeurs enlevés dans les villages, lui procuraient de prétendus trophées, bien plus dommageables pour nous que véritablement glorieux pour elle. Il fallut employer toute la nuit du 21 et la journée du 22 pour faire écouler cette masse d'hommes, armés et désarmés, par les deux ponts de Freybourg. On y réussit pourtant, moyennant la résistance énergique que le maréchal Oudinot opposa sur les bords de l'Unstrutt aux Prussiens du corps d'York. Oudinot défend énergiquement l'Unstrutt le 22, et donne à toute l'armée le temps de défiler. Ce maréchal depuis Leipzig avait protégé la retraite avec deux divisions de la jeune garde, tandis que Mortier avec les deux autres et Bertrand avec le 4e corps étaient chargés d'ouvrir la route. Oudinot perdit quelques centaines d'hommes dans ce combat opiniâtre, mais en tua beaucoup plus au corps prussien d'York. Il ne quitta ce poste que lorsque toute l'armée eut défilé. Le général Bertrand, de son côté, défend vaillamment les défilés de Kosen. Sur ces entrefaites, le général Bertrand arrivé à temps à Kosen pour y prévenir Giulay, lui avait livré un combat violent, le dos tourné vers Awerstaedt, et le front vers la Saale. Pendant une journée entière il fut assailli par les Autrichiens, et autant de fois il fut attaqué par eux, autant de fois il les repoussa avec la vaillante division Guilleminot, et les précipita des hauteurs de Kosen dans les gorges profondes de la Saale. Lorsque Bertrand sut qu'Oudinot avait évacué Freybourg, et que toutes nos colonnes avaient défilé sur Erfurt, il abandonna son poste, craignant que l'ennemi ne le devançât, et ne le coupât du reste de l'armée en allant passer la Saale à Iéna. Le 22 au soir on campa dans divers villages entre Apolda, Buttelstedt et Weimar. Le 23 toute l'armée fut réunie aux environs d'Erfurt, la cavalerie battant le pays autour d'elle pour la protéger contre les Cosaques.

Napoléon s'arrête à Erfurt et y donne trois jours de repos à l'armée. Napoléon à Erfurt voulut, appuyé sur cette place qui contenait de grandes ressources, donner deux ou trois jours de répit à l'armée. Elle en avait un extrême besoin, soit pour se reposer, soit pour remettre un peu d'ordre dans ses rangs. Il y avait à Erfurt beaucoup de détachements venus en bataillons et escadrons de marche; il y avait en abondance des vêtements, des souliers, des vivres et des munitions de guerre. Réorganisation de quelques-uns des corps de l'armée. On répartit entre les différents corps les détachements qui se trouvaient à Erfurt, et que la difficulté des communications avait empêché de diriger sur l'Elbe. Le corps d'Augereau réduit à la seule division Semelé et à 1600 hommes d'infanterie, au lieu de 8 mille qu'il comptait la veille de la bataille de Leipzig, fut par ce moyen reporté à 4 mille. Il dut marcher avec la division Durutte, seul reste du 7e corps. Les autres corps ne gagnèrent pas dans cette proportion, bien entendu, car c'était neuf à dix mille hommes tout au plus que pouvait fournir le dépôt d'Erfurt. On distribua les vêtements, les souliers, les vivres, on réapprovisionna les parcs de l'artillerie, et on essaya par l'appât des distributions de faire reprendre des fusils aux maraudeurs. Le succès sous ce rapport ne fut pas grand, car le vice de la maraude favorisé par la saison, le mauvais temps, l'âge de nos soldats, était déjà fort répandu.

Napoléon profita de ces deux jours de loisir pour écrire à Paris, et faire part de sa situation aux principaux membres de son gouvernement. Tout en palliant ses revers, et cherchant pour les expliquer des causes imaginaires, il ne dissimulait pas les besoins, et réclamait, outre les 280 mille hommes déjà demandés, de nouvelles levées, mais en hommes faits, pris sur les conscriptions arriérées. «Je ne puis pas, disait-il, défendre la France avec des enfants... Rien n'égale la bravoure de notre jeunesse, mais au premier événement douteux elle montre le caractère de son âge.»--Napoléon sans doute avait raison, mais des hommes faits qui auraient compté si peu de temps de présence au drapeau, et qu'on eût, pour leur début, soumis à de pareilles épreuves, ne les auraient pas beaucoup mieux supportées. Ils auraient seulement fourni moins de malades aux hôpitaux.

De même qu'il demandait des hommes et non des enfants, Napoléon demandait des impôts, c'est-à-dire de l'argent, et ne voulait plus de papier bien ou mal hypothéqué sur les domaines de l'État. Il exigeait 500 millions, au moyen de centimes de guerre ajoutés à tous les impôts directs et indirects. Les choses arrivées au point où elles étaient, il n'y avait certainement pas mieux à faire que ce qu'il proposait.

Départ de Murat; sa séparation affecte Napoléon qui n'espère plus le revoir. Aux impressions douloureuses du moment vint s'ajouter le départ de Murat. Napoléon, tout en blâmant la légèreté de son beau-frère, admirait sa bravoure héroïque, son coup d'œil sur le terrain, et de plus il était sensible à l'excellence de son cœur. Il savait ce qui s'était passé dans l'âme de Murat mieux que Murat lui-même; il savait tous les conflits auxquels le malheureux roi de Naples avait été en proie entre le désir de garder sa couronne et le désir d'être fidèle à son bienfaiteur. Murat alléguait pour partir la nécessité de défendre l'Italie menacée, l'espoir de fournir au prince Eugène trente mille Napolitains parfaitement organisés, l'utilité enfin de procurer aux armées française et italienne, en se mettant à leur tête, un chef bien autrement expérimenté que le prince Eugène. Napoléon admettait ces raisons, comme il admettait aussi que si la série des revers continuait, il se pourrait que Murat cédât à l'entraînement général, et imitât ces princes allemands nos alliés, qui pendant dix années gorgés par nous des richesses de l'Église allemande, prétendaient aujourd'hui qu'ils avaient été les victimes de la France. Mais Napoléon, malgré quelques illusions qu'il se faisait encore, malgré les derniers mensonges de ses flatteurs, sentait bien au fond de son cœur qu'il avait abusé et des choses et des hommes. Sachant se rendre justice, il la rendait aux autres, et entrevoyant la prochaine défection de Murat, il la lui pardonnait d'avance pour ainsi dire. En le quittant et en recevant ses protestations de fidélité comme très-sincères, il l'embrassa plusieurs fois avec une sorte de serrement de cœur. Il lui semblait en effet qu'il ne reverrait plus cet ancien compagnon d'armes d'Italie et d'Égypte! Hélas! si la prospérité aveugle, l'adversité au contraire procure en certains moments une étrange clairvoyance, et l'on dirait qu'alors, pour mettre le comble à la punition, la Providence rémunératrice lève tous les voiles de l'avenir! Napoléon quitta donc Murat comme s'il avait su qu'il ne devait plus le revoir. Murat partit regretté de toute l'armée, car dans cette campagne d'automne il s'était montré aussi habile que brave, et malgré les légèretés de détail qu'il commettait souvent, il avait rendu à nos armes d'immortels services.

Départ d'Erfurt. Napoléon apprend en quittant Erfurt la présence de l'armée bavaroise sur la route de Mayence. Il fallait décamper cependant, car de tous côtés les troupes des coalisés avançaient, et de plus on annonçait la présence d'un nouvel ennemi sur nos derrières, prêt à nous fermer le chemin de la France. Cet ennemi n'était autre que l'armée bavaroise, si longtemps notre compagne, et pressée de se faire pardonner sa longue alliance avec nous par une défection qui s'approchât le plus possible de celle de Bernadotte et des Saxons. Événements de Bavière. Napoléon venait d'apprendre non-seulement la défection de la Bavière qu'il avait connue sommairement en arrivant à Leipzig, mais la manière dont cette défection avait été amenée. Voici ce qui s'était passé à Munich, pendant cette seconde partie de la campagne de Saxe.

Comment avait été amenée la défection de cette cour alliée. Le roi, faible et assez attaché à Napoléon qui l'avait comblé de biens, secondé par un ministre spirituel et ambitieux qui avait cherché sa grandeur personnelle et celle de son pays dans l'alliance de la France, le roi était contrarié dans cette politique par sa femme, princesse vaine, entêtée, sœur de l'impératrice de Russie et de la reine déchue de Suède, ayant les passions de la feue reine de Prusse et quelque peu de sa beauté. Il était contrarié aussi par son fils, prince plus ami des arts que de la guerre, que Napoléon avait eu à son service et qu'il avait traité durement. La reine exerçait son opposition dans l'intérieur du palais. Le fils du roi, retiré à Inspruck, fomentait lui-même l'esprit insurrectionnel des Tyroliens contre la Bavière. Tant que la France avait été victorieuse, le roi avait souri des saillies aristocratiques de sa femme et de son fils, les laissant dire l'un et l'autre, et prenant ce que Napoléon lui donnait après chaque guerre, comme bon à prendre d'abord, et comme bon aussi à montrer, à titre de réponse, aux détracteurs de sa politique. Depuis Moscou, le doute élevé sur la puissance de Napoléon, le cri des populations, la nouvelle des pertes essuyées par les Bavarois, les suggestions de l'Autriche, la contagion de l'esprit germanique, avaient ébranlé le roi, que les victoires de Lutzen et de Bautzen avaient un moment raffermi. Mais la reprise des hostilités, le caractère tous les jours plus triste des événements, les pertes récentes du corps bavarois à la bataille de Dennewitz, mandées et exagérées à Munich, les efforts des trois cours d'Autriche, de Prusse et de Russie, avaient plus que jamais remis en question la fidélité de la Bavière à l'égard de la France. L'arrivée d'un nouveau personnage à Munich avait surtout contribué à rendre cette situation infiniment critique. Le général de Wrède, caractère bouillant et sans consistance, officier brave mais de peu de discernement, plein d'un amour-propre excessif, était revenu dans son pays profondément blessé des dédains du maréchal Saint-Cyr, sous lequel il avait servi pendant la campagne de la Dwina. Ayant apporté à Munich tous ses mécontentements et les ayant manifestés imprudemment, il s'était toutefois rapproché, comme son souverain, après Lutzen et Bautzen, et nous avait dévoilé lui-même le secret de la défection à demi consommée de la cour de Bavière, afin de rentrer en faveur auprès de Napoléon. M. d'Argenteau sentant le besoin de nous l'attacher, avait demandé pour lui le grand cordon de la Légion d'honneur, rendu vacant par la mort du respectable général Des Roys, et Napoléon, qui avait déjà donné au général de Wrède des titres et des richesses, n'avait pas cru devoir y ajouter cette dernière distinction. Conduite du général de Wrède. Le général de Wrède redevenu mécontent, était resté en Bavière, et avait acquis tout à coup une grande importance en obtenant le commandement de l'armée bavaroise placée sur l'Inn, en face de l'armée autrichienne du prince de Reuss. Si Augereau avec une vingtaine de mille hommes était venu le joindre sur l'Inn, on l'aurait maintenu, et M. d'Argenteau avait fort insisté pour qu'on prît cette précaution. Mais Napoléon avait eu besoin d'Augereau ailleurs, et les Bavarois n'étant ni soutenus ni contenus, avaient bientôt cédé au sentiment de tous les Allemands. Au lieu de tenir tête au prince de Reuss, le général de Wrède était entré en pourparlers avec lui. Les Autrichiens, au nom de la coalition, avaient promis au général de Wrède le commandement des deux armées bavaroise et autrichienne réunies sur l'Inn, et au roi la conservation de ses États, sauf un équivalent en population et en revenu pour les provinces qu'ils entendaient recouvrer, c'est-à-dire le Tyrol et les bords de l'Inn. M. de Mongelas lui-même, sentant qu'il ne pouvait se maintenir à son poste qu'en changeant bien vite de politique, avait accueilli les propositions des puissances coalisées, espérant que la Bavière conservant ses agrandissements, il conserverait sa situation. Seulement il avait changé, non comme change la force (ainsi qu'avait fait M. de Metternich), mais comme change la faiblesse, et il avait adhéré à la coalition sans même nous avertir. Il nous avait abandonnés en protestant toujours de sa fidélité. Le roi ayant contre lui sa femme, son fils, son peuple, son ministre, son général, n'était pas de caractère à résister à tant de contradicteurs, et quand on était venu lui dire que, sauf équivalent, il conserverait ses États, et surtout quand on avait ajouté que s'il refusait il fallait, comme en 1805, évacuer sa capitale devant l'armée autrichienne, pour aller se jeter dans les bras de Napoléon, non pas vainqueur mais vaincu, il n'avait plus hésité, et avait signé le 8 octobre un traité d'alliance offensive et défensive avec la coalition. Des transports de joie avaient éclaté à cette nouvelle dans toute la Bavière, et avaient confirmé sa résolution.

L'armée austro-bavaroise, forte de 60 mille hommes, vient se placer sur le Main pour couper la route de Mayence. Rien n'était plus amené par des causes irrésistibles qu'un pareil changement, mais la décence voulait au moins que la Bavière, que nous avions si richement dotée, en nous quittant pour sa sûreté, laissât à d'autres pour son honneur, le soin de nous détruire. Il n'en fut point ainsi, et le gouvernement bavarois, afin de s'assurer sa rentrée en grâce auprès des souverains coalisés, le général de Wrède afin de s'assurer le bâton de maréchal, mirent grande hâte à porter l'armée austro-bavaroise de l'Inn sur le haut Danube, du Danube sur le Main. Cette armée composée par moitié d'Autrichiens et de Bavarois, et forte de 60 mille hommes, avait marché avec une telle rapidité, qu'on la disait déjà rendue à Wurzbourg, et prête à couper aux environs de Francfort la route de Mayence.

À cette annonce Napoléon sourit de mépris, et du reste sentit l'erreur de sa politique à l'égard de l'Allemagne, politique qui, au lieu de se borner à un peu d'appui donné aux États secondaires, s'était étendue jusqu'à vouloir en faire des sujets de la France. Il se décida donc à quitter Erfurt pour prendre la route de Mayence. L'armée austro-bavaroise ne l'effrayait guère, mais ayant 200 mille hommes derrière lui, il devait compter les jours et les heures avec une extrême précision.

Distribution de l'armée française dans sa marche sur Mayence. Après trois jours passés à Erfurt, il partit pour Eisenach afin de franchir avant les coalisés les défilés de la forêt de Thuringe. Le général Sébastiani avec le 2e corps de cavalerie, le général Lefebvre-Desnoëttes avec la cavalerie légère de la garde et le 5e de cavalerie, formaient l'avant-garde, et couvraient les flancs de l'armée en battant la campagne à droite et à gauche. Les maréchaux Victor et Macdonald suivaient avec les débris des 2e et 11e corps; puis venait le maréchal Marmont qui réunissait sous ses ordres les débris des 6e, 5e et 3e corps, Durutte et Semelé qui conduisaient leurs divisions, uniques restes des 7e et 16e corps. Napoléon ayant sous la main la vieille garde, le 1er de cavalerie et la grosse cavalerie de la garde, formait le noyau principal de l'armée. Oudinot et Mortier avec les quatre divisions de la jeune garde, Bertrand avec le 4e corps, accru de la division Guilleminot, et le 4e de cavalerie, composaient l'arrière-garde. Le total de ces troupes ne montait pas à plus de 70 mille hommes ayant un fusil à l'épaule, tant la débandade s'était propagée de Leipzig à Erfurt. Venaient ensuite 30 à 40 mille hommes sans armes, toujours logés entre les corps organisés, les gênant dans le combat, dévorant leurs vivres au bivouac.

Mouvements des armées coalisées. Les armées coalisées, après deux ou trois jours passés à Leipzig, et employés soit à triompher, soit à se remettre d'une lutte si rude, avaient été distribuées d'une manière nouvelle, et s'étaient ensuite dirigées vers leur destination ultérieure. Le général Klenau avait été renvoyé sur Dresde avec son corps, pour tâcher d'amener la reddition de cette place et des troupes françaises qui l'occupaient. Le général Tauenzien, déjà détaché de l'armée du Nord, avait été chargé de poursuivre la reddition de Torgau et de Wittenberg, et le général Benningsen, avec l'armée dite de Pologne, avait été expédié sur Magdebourg et Hambourg pour opérer le blocus, et, s'il était possible, la conquête de ces places. L'armée du Nord avait été acheminée sur Cassel afin d'achever, si elle n'était consommée déjà, la destruction de la monarchie du roi Jérôme. Elle devait ensuite revenir vers la Westphalie, le Hanovre, la Hollande. Enfin Blucher et le prince de Schwarzenberg, avec 160 mille hommes environ, s'étaient mis à la poursuite de l'armée de Napoléon qu'ils serraient de près dans l'espérance de le placer entre deux feux, de Wrède devant l'attaquer en tête, tandis qu'ils l'attaqueraient en queue. Blucher, élevé par son roi à la dignité de maréchal, et ayant mérité plus qu'aucun autre les récompenses de la coalition, avait été dirigé sur Eisenach, pour de là se rendre non sur Francfort mais sur Wetzlar, afin d'empêcher que Napoléon, coupé de la route de Mayence, ne se rejetât sur celle de Coblentz. La grande armée de Bohême, divisée en deux, devait marcher partie par Eisenach, Fulde, Francfort, sur Mayence, partie par Gotha, Smalkalden, Schweinfurt, sur Wurzbourg. C'étaient les Autrichiens que le prince de Schwarzenberg, par un calcul facile à deviner, envoyait sur Francfort, tandis qu'il envoyait sur Wurzbourg les Russes et les Prussiens. Bien que l'empereur François, ainsi que son habile ministre, eussent sagement renoncé à la couronne impériale germanique, cependant ils voulaient en Allemagne la suprématie sous une forme quelconque, et leur présence à Francfort, ville de l'élection impériale, pouvait y faire éclater des manifestations utiles, dont ils se serviraient pour recouvrer quelque chose de leur ancienne domination, ou pour faire valoir au moins leur désintéressement.

La distribution des forces étant ainsi faite, chacun avait suivi l'armée française. En effet Sébastiani et Lefebvre-Desnoëttes avaient trouvé aux environs d'Eisenach quantité de Cosaques et de coureurs de toute espèce, tant à pied qu'à cheval, et les avaient dispersés, en les obligeant à se cacher dans la forêt de Thuringe. Les 26 et 27 octobre l'armée elle-même avait défilé sans grande difficulté, pourtant l'arrière-garde d'Oudinot et de Mortier, composée de la jeune garde, s'était vue assaillir par l'impétueux Blucher, à qui elle avait résisté énergiquement. On avait perdu de part et d'autre un millier d'hommes, mais l'ennemi avait ramassé de nombreux traînards que, dans ses bulletins beaucoup plus inexacts que les nôtres, il présentait comme des prisonniers recueillis sur le champ de bataille.

Le 26, Napoléon vint coucher à Vach, au delà des défilés de la Thuringe, le 27 à Hünfeld, le 28 à Schlüchtern. Une fois arrivés sur le versant de la forêt de Thuringe qui regarde vers le Rhin, nous fûmes poursuivis moins vivement, parce que Blucher s'était détourné à droite pour s'acheminer par Wetzlar sur le Rhin, et que les Prussiens et les Russes avaient pris à gauche pour se diriger sur Wurzbourg. Il n'y avait plus dès lors sur nos traces que les Autrichiens, vigoureusement contenus par Mortier, Oudinot et Bertrand. Pertes de l'armée par suite de la débandade. On avait surtout affaire aux Cosaques et en général à la cavalerie ennemie, qui nous causait, en ramassant les traînards, tout le mal qu'elle pouvait nous faire. Ce mal n'était, hélas! que trop grand, car la rapidité des marches et la difficulté de subsister faisaient sortir des rangs les hommes par milliers. La division Semelé, par exemple, qui après sa réorganisation à Erfurt comptait environ 4 mille hommes, était réduite de l'autre côté des montagnes de la Thuringe, à 1800. Les divisions de la jeune garde, atteintes elles-mêmes de cette contagion, étaient tombées de 3 mille hommes chacune après Leipzig, à moins de 2 mille. Les malades, les blessés, qui composaient à l'origine la population flottante et désarmée, avaient expiré sur les routes par la fatigue ou par la lance des Cosaques. Ils étaient remplacés par les affamés, les dégoûtés du service, les mauvais sujets, dont le nombre augmentait à vue d'œil. Heureusement le froid n'était pas celui de Russie, et on approchait de Mayence, car les soldats de 1813, bien inférieurs à ceux de 1812, n'auraient certainement pas soutenu les mêmes épreuves.

Dès le 27 octobre on apprit à Schlüchtern la présence du général de Wrède à Wurzbourg, occupé à canonner cette place que le général Thareau ne voulait pas rendre. Le général de Wrède n'avait qu'un pas à faire pour couper la route de Hanau à Mayence. On fit partir une avant-garde avec ce qu'on put réunir des traînards et des équipages, afin de se délivrer de ce qu'il y avait de plus embarrassant. Quelques troupes légères de l'armée bavaroise étaient déjà parvenues jusqu'à Hanau, petite place à demi fortifiée, au confluent de la Kinzig et du Main, qui domine de son canon la grande route de Mayence. Le général Préval envoyé à la rencontre de l'armée jusqu'à Francfort, recueille beaucoup de traînards. Ces avant-gardes bavaroises n'étaient pas de force à intercepter la route, et d'ailleurs le général Préval, envoyé par le maréchal duc de Valmy à la rencontre de la grande armée, venait d'arriver à Francfort avec quatre à cinq mille hommes. Ce général avait pris position entre Francfort et Hanau sur la Nidda, afin que l'ennemi ne pût pas nous opposer l'obstacle de cette rivière et empêcher ainsi la grande armée de passer. Grâce à cette précaution nos soldats débandés, une fois Hanau franchi, rencontraient une force pour les recueillir et les protéger jusqu'à Mayence. Divers détachements défilèrent les 27 et 28 octobre, obligeant à se replier dans Hanau les troupes légères de l'ennemi, et sauvant chaque fois quelques milliers d'écloppés, de malades ou de vagabonds. Le 29 octobre, le général de Wrède posté en avant de Hanau, s'attache à fermer la route de Mayence. Il s'en écoula ainsi 15 à 18 mille; mais le 29 la route se trouva entièrement fermée, car le général de Wrède, désespérant de vaincre la résistance du général Thareau, avait laissé un simple détachement pour bloquer Wurzbourg, et s'était porté à Hanau avec 60 mille hommes, moitié Bavarois, moitié Autrichiens. Arrivé là, il avait détaché une division sur Francfort, et s'était placé avec le gros de ses forces en avant de Hanau, dans la forêt de Lamboy, que traverse la grande route.

Le 30 au matin, Napoléon arrive devant Hanau. Le 29, Napoléon étant venu coucher à Langen-Sebold, apprit que la tête de l'armée était refoulée sur lui, et que les Austro-Bavarois au nombre de 50 à 60 mille hommes, avaient la prétention de lui barrer la route du Rhin. Indigné d'une telle impudence, mais n'en étant pas fâché, car il se proposait de faire sentir le poids de son indignation au téméraire qui venait se mettre sur son chemin, il résolut de hâter le pas dans la journée du 30, pour s'ouvrir lui-même le passage avec sa vieille garde. Ses forces à Hanau. Ce n'était pas sur ses forces numériques qu'il comptait, mais sur le sentiment de ses soldats, car n'eussent-ils été que dix mille, ils auraient passé sur le corps de l'adversaire qui, leur allié si longtemps, se montrait si avide de leur sang et de leur liberté. Hélas! il ne nous restait pas plus de quarante à cinquante mille hommes sous les armes, tant la désorganisation allait croissant depuis les dernières marches, et de ces quarante à cinquante mille hommes, Napoléon n'en pouvait guère réunir plus d'un tiers sous sa main dans la journée du 30. Il n'avait à l'avant-garde que Sébastiani avec les 2e et 5e de cavalerie, Lefebvre-Desnoëttes avec la cavalerie légère de la garde, ce qui faisait environ quatre mille chevaux, Macdonald et Victor avec cinq mille hommes d'infanterie, la vieille garde, forte de quatre mille grenadiers et chasseurs, la grosse cavalerie de la garde conservant deux à trois mille cavaliers montés, enfin la réserve d'artillerie de Drouot, en tout 16 à 17 mille hommes. Marmont avec les débris des 5e, 3e et 6e corps, Semelé, Durutte avec leurs divisions, Mortier, Oudinot avec la jeune garde, Bertrand avec le 4e, étaient en arrière, et ceux-ci à deux journées. Néanmoins Napoléon n'hésita pas à fondre sur l'armée bavaroise et à la faire repentir de sa témérité. Il importait de forcer le passage, pour ne pas laisser grossir et se consolider l'obstacle élevé sur nos pas.

Le 30 au matin on partit de Langen-Sebold et on marcha sur Hanau.

À quelque distance on rencontra la division d'avant-garde du général de Wrède, la division Lamotte, postée à Rückingen. On l'aborda brusquement et on la culbuta. On la suivit vivement, et on rencontra en avant de la forêt de Lamboy, à travers laquelle passe la grande route de Mayence, l'armée austro-bavaroise elle-même. Voici quelles avaient été les dispositions adoptées par le général de Wrède.

Description du champ de bataille de Hanau. La forêt de Lamboy s'étendait de gauche à droite, de la Kinzig aux montagnes du pays de Darmstadt. Au delà de la forêt le terrain était découvert, mais on y trouvait l'obstacle de la Kinzig, petite rivière allant tomber dans le Main, et enveloppant avant d'y tomber la place de Hanau. La route, après avoir traversé la forêt dans sa profondeur, débouchait en plaine, atteignait la Kinzig près du point où cette rivière se réunit au Main, passait ensuite à droite sous le canon de Hanau, enfin continuait jusqu'à Francfort et Mayence, entre le Main et les montagnes. Le général de Wrède avait placé en avant et sur la lisière de la forêt soixante bouches à feu, bien servies et bien appuyées, avait rempli l'intérieur de la forêt d'une multitude de tirailleurs, et rangé son armée dans la plaine au delà, le dos à la Kinzig, la droite au pont de Lamboy sur la Kinzig, la gauche en avant de Hanau. Il s'était couvert par 10 mille hommes de cavalerie. Il disposait ainsi, défalcation faite de ce qu'il avait laissé sous Wurzbourg, et de ce qu'il avait détaché sur Francfort, de cinquante-deux mille hommes environ. Les coureurs de Thielmann et de Lichtenstein l'avaient rejoint.

Napoléon accouru de sa personne à la tête de son avant-garde avait reconnu et jugé les dispositions de l'ennemi. Il n'avait sous la main que la cavalerie de l'avant-garde, et les cinq mille fantassins restant à Macdonald et à Victor. La vieille garde suivait.

Bataille de Hanau, livrée le 30 octobre. Il fit ranger à droite sous le général Charpentier l'infanterie de Macdonald, à gauche sous le général Dubreton celle de Victor, et prescrivit à l'un et à l'autre de se répandre en tirailleurs dans les bois. Il se tint avec toute sa cavalerie sur la grande route et en présence de l'artillerie bavaroise, jusqu'à ce qu'il fût rejoint par l'artillerie de la garde. À peine le signal donné, nos adroits tirailleurs lancés dans la forêt y pénétrèrent avec la hardiesse et l'intelligence qui les distinguaient. Une fusillade multipliée éclatant dans la sombre épaisseur des bois, les éclaira bientôt de mille feux. Nos tirailleurs gagnèrent successivement du terrain sur le flanc des troupes qui soutenaient l'artillerie ennemie, et les obligèrent à rétrograder. Peu après une portion de notre artillerie ayant été amenée, canonna vivement celle des Bavarois qui était dénuée de l'appui de l'infanterie, et la contraignit à se replier. On poussa ainsi les Bavarois dans l'intérieur de la forêt, et on en traversa la plus grande partie à leur suite, en tiraillant toujours sur leurs flancs. Cependant la division Curial de la vieille garde ayant rejoint, Napoléon dirigea deux bataillons de cette division sur la colonne en retraite, et acheva de la rejeter de la forêt dans la plaine. Malheureuses dispositions du général de Wrède. Parvenu à la lisière des bois on aperçut cinquante mille hommes en bataille, le dos à la Kinzig, s'appuyant d'un côté au pont de Lamboy en face de notre gauche, et de l'autre à la ville de Hanau en face de notre droite. En avant se trouvait la belle et nombreuse cavalerie de l'ennemi. Napoléon, pour déboucher, attendit que toute son artillerie fût venue, ainsi que l'infanterie et la cavalerie de la vieille garde. Lorsque les Bavarois, qui avaient honorablement servi dans nos rangs, mais qui savaient ce qu'était la garde, la virent paraître en ligne, ils en furent profondément émus, surtout leur général de Wrède, qui comprit quelle faute il avait commise en se plaçant avec une rivière à dos devant de pareilles troupes. Il avait cru que la grande armée arriverait tellement talonnée par les coalisés, qu'il n'aurait plus que des prisonniers à recueillir.

Dispositions de Napoléon. Napoléon en apercevant ces dispositions dit avec ironie: Pauvre de Wrède, j'ai pu le faire comte, mais je n'ai pu le faire général.--Sur-le-champ il rangea quatre-vingts bouches à feu de la garde à la lisière de la forêt, étendit à gauche les grands bonnets à poil de la division Friant, et à droite la cavalerie de Sébastiani, de Lefebvre-Desnoëttes, de Nansouty.

Après quelques instants d'une violente canonnade, il agit d'abord par sa droite et lança toute sa cavalerie sur celle du général de Wrède. Nos grenadiers, nos chasseurs à cheval de la garde, étaient impatients de fouler aux pieds les alliés infidèles qui venaient imprudemment leur barrer le chemin de la France. Les escadrons bavarois furent rejetés d'un seul choc sur les escadrons autrichiens. Ceux-ci chargèrent à leur tour, mais l'exaspération de notre cavalerie était au comble; elle renversa tout ce qui s'offrit à elle, et culbuta sur la Kinzig et Hanau la gauche de l'armée austro-bavaroise. Au centre les flots de la cavalerie ennemie, dans le va-et-vient de ces charges répétées, vinrent un moment se jeter sur les quatre-vingts bouches à feu de la garde. Drouot faisant serrer ses pièces, et plaçant en avant ses canonniers la carabine à la main, arrêta les escadrons ennemis, puis les cribla de mitraille lorsqu'ils se replièrent. Quand notre infanterie accourut à son secours, il était déjà dégagé.

Nov. 1813. Le général de Wrède acculé sur la Kinzig, ne vit d'autre ressource que de ramener son armée sur sa droite, afin de lui faire repasser la Kinzig au pont de Lamboy. Pour favoriser ce mouvement, et se procurer l'espace dont il avait besoin, il essaya une attaque sur notre gauche. Mais là justement se trouvaient les grenadiers de Friant. Ces braves gens, dont le courage était trop souvent enchaîné, partageaient l'exaspération de toute l'armée. L'armée austro-bavaroise écrasée. Ils marchèrent appuyés des troupes de Marmont dont la tête venait d'arriver, abordèrent les Bavarois à la baïonnette, les poussèrent sur les troupes occupées à franchir la Kinzig, et en percèrent sept à huit cents de leurs baïonnettes. De Wrède repassa la Kinzig en désordre, laissant dans nos mains dix à onze mille morts, blessés ou prisonniers. Cette brillante rencontre nous avait coûté tout au plus trois mille hommes. La majesté de l'armée française était dignement vengée.

Toutefois il ne fallait pas perdre de temps à compter nos trophées, car de Wrède replié avec quarante mille hommes derrière la Kinzig, pouvait apercevoir notre petit nombre, et déboucher de Hanau pour nous barrer le chemin. Le lendemain 31 octobre Napoléon, fier non pour lui mais pour ses soldats, de cette nouvelle bataille de la Bérézina, se mit en marche avec Sébastiani, Lefebvre-Desnoëttes, Macdonald, Victor et la vieille garde, afin d'aller rouvrir la route de Mayence, si elle était interceptée quelque part. Il laissa Marmont pour border la Kinzig, et empêcher l'ennemi de déboucher de Hanau, dont le canon enfilait la chaussée.

Nouvelles tentatives du général de Wrède, et nouveaux échecs les jours suivants. Le 31 au matin le maréchal Marmont fit enlever Hanau que l'ennemi dans sa terreur avait presque entièrement évacué, et en partant vers le milieu du jour confia au général Bertrand qui le suivait, la garde de ce poste. Le général Bertrand y passa la nuit, toujours dans l'intention de contenir les Bavarois et de les empêcher de couper la route. Le 1er novembre au matin, de Wrède voulant prendre une revanche, et se flattant de ne plus trouver devant lui qu'une faible arrière-garde sur laquelle il se dédommagerait de son échec, essaya de déboucher de la Kinzig en traversant le pont de Lamboy à notre gauche, et en tâchant de reprendre Hanau à notre droite. Devant le pont de Lamboy Bertrand avait placé la division Guilleminot, au centre la division Morand qui pouvait canonner Hanau par-dessus la Kinzig, devant Hanau même la division italienne, partie dans cette ville, partie le long de la Kinzig, avec mission de protéger la grande route.

De Wrède à la pointe du jour assaillit les Italiens dans Hanau, leur prit une des portes, pénétra dans la ville, et les refoula sur le pont de la Kinzig, vers lequel il courut pour s'en emparer, et occuper ensuite la route. Mais Morand tirant par-dessus la Kinzig atteignit en flanc la colonne du général de Wrède, et la couvrit de projectiles. Les Italiens reprenant courage revinrent à la charge, et rejetèrent les Bavarois dans Hanau. De Wrède reçut au bas-ventre une blessure qui le fit supposer mort, tant elle était grave.

Au même instant sur notre gauche les Austro-Bavarois tentèrent de franchir la Kinzig sur les chevalets du pont de Lamboy à demi brûlés. Guilleminot en laissa passer un certain nombre, puis les culbuta dans la Kinzig à la baïonnette. De toutes parts ils furent ainsi refoulés au delà de la Kinzig, et condamnés à une nouvelle humiliation. Cette tentative leur coûta encore de 1500 à 2,000 hommes. Nos canons libres enfin de courir sur ce chemin de Mayence, y trouvèrent tant de cadavres qu'ils roulaient, dit un témoin oculaire fort illustre, dans une boue de chair humaine[33]. Funèbre et terrible rentrée de la grande armée en France!

Au surplus le corps du général Bertrand avait été le dernier à prendre la route de Hanau. Le maréchal Mortier avec la jeune garde informé des difficultés qu'on rencontrait sur cette voie, avait fait un détour à droite, et avait regagné Francfort sain et sauf. Le 4 novembre, la grande armée acheva d'entrer dans Mayence, tristement triomphante! La cavalerie resta seule en dehors pour recueillir les plus attardés de nos traînards. Il en avait passé près de quarante mille en quelques jours.

Arrivée de l'armée française sur les bords du Rhin. Ainsi nous revîmes le Rhin, après tant de victoires suivies maintenant de tant de revers, le Rhin que nous avions l'espérance fondée de repasser paisiblement, après une paix glorieuse et générale. Il aurait pu en être ainsi, mais l'orgueil indomptable de Napoléon ne l'avait pas permis!

État de dénûment de la frontière du Rhin. Napoléon était en ce moment dans Mayence, pouvant se convaincre de ses yeux de toute l'étendue de ses fautes. Ce Rhin devenu tellement notre propriété, que six mois auparavant on aurait regardé comme une grande preuve de modération de notre part de nous en contenter, ce Rhin il était douteux que nous pussions le défendre! Napoléon avait tant songé à la conquête, et si peu à la défense, que le sol de l'Empire se trouvait presque entièrement découvert. Excepté en Italie, qui était de la conquête aussi, on n'avait rien fait aux places de la frontière. Napoléon avait bien commencé à y penser, mais à une époque où il ne restait plus assez de temps pour que les ordres donnés reçussent leur exécution. Les grands approvisionnements mêmes provoqués par l'intermédiaire de M. de Bassano après la bataille de Dennewitz, délibérés, résolus entre les principaux ministres à Paris, avaient été contremandés par Napoléon à cause de la dépense, et surtout à cause des alarmes qu'il craignait de répandre sur le Rhin. Aussi le long de cette frontière qui aurait dû être le premier objet de nos soins, tout était-il dans un état déplorable. On s'était épuisé en munitions, en armes de toutes espèces pour Erfurt, Dresde, Torgau, Magdebourg, Hambourg, et les arsenaux français étaient vides. Les approvisionnements en bois ordonnés depuis peu de jours n'étaient pas commandés. Les approvisionnements de siége se trouvaient dans le même cas[34]. Le personnel était encore plus insuffisant que le matériel. À Strasbourg, Landau, Metz, Coblentz, Cologne, Wesel, il n'y avait que quelques compagnies de gardes nationales levées à la hâte par les préfets, et qui savaient à peine tirer un coup de fusil. Mayence seule, vaste dépôt de recrues qu'on n'avait pas eu le temps d'expédier, de maraudeurs successivement rentrés, de malades, de blessés transportés comme on avait pu, centre enfin de ralliement pour nos débris de toute espèce, Mayence contenait des moyens de défense. Mais c'est une armée qu'il aurait fallu dans cette place, et ce qui rentrait, quoique ce fût la grande armée, n'aurait pas fourni 40 mille hommes en état de combattre. Les divisions de la jeune garde qui s'étaient si bien conduites, comprenant 8 mille hommes à la reprise des hostilités, 3 mille encore après Leipzig, étaient réduites les unes à 1,000, les autres à 1,100 hommes. Tous les corps étaient diminués dans la même proportion.

Le 4e corps, renforcé des divisions Guilleminot, Durutte et Semelé, est cantonné à Mayence. Napoléon voulant réserver à Mayence ce qu'il avait ramené de meilleur, y laissa le 4e corps sous le général Bertrand. Ce corps était destiné à former l'avant-garde de la future armée que Napoléon espérait composer. Il devait comprendre la division Morand qui en avait toujours fait partie, la division Guilleminot qu'on lui avait récemment adjointe, les divisions Durutte et Semelé, seuls restes, comme nous l'avons dit, des 7e et 16e corps. Ces quatre divisions, même après quelques jours de repos, ne comptaient pas quinze mille soldats. Napoléon ordonna qu'elles fussent immédiatement réorganisées au moyen des hommes débandés qu'on arrêtait au passage du Rhin. La cavalerie de la garde fut employée à recueillir ces hommes à plusieurs lieues au-dessus et au-dessous de Mayence. Mais les fusils, les vêtements, les souliers, les vivres qu'on leur distribuait ne pouvaient surmonter l'influence des mauvaises habitudes qu'ils avaient contractées, et bien que la plupart d'entre eux se fussent comportés très-bravement deux ou trois semaines auparavant, il était douteux qu'on parvînt à en faire encore des soldats. À peine cessait-on d'avoir l'œil sur eux qu'ils désertaient à l'intérieur. Les cadres restaient excellents, et tout prouvait que, grâce à eux, il serait plus facile de créer des soldats avec des conscrits sortant de leurs chaumières, qu'avec des hommes qu'on venait d'exposer trop tôt, trop à l'improviste, et sans l'encouragement de la victoire, aux plus cruelles extrémités de la guerre.

Lefebvre-Desnoëttes est aussi cantonné à Mayence avec la cavalerie légère de la garde. En quelques jours cependant on reporta au nombre de vingt et quelques mille hommes ce 4e corps, dernière représentation de l'armée qui avait combattu à Lutzen, Dresde et Leipzig. Lefebvre-Desnoëttes lui fut attaché avec la cavalerie légère de la garde et les vieux dragons du 5e corps, composant en tout 3 à 4 mille chevaux. On lui donna une bonne artillerie. La défense du Rhin confiée aux maréchaux Victor, Marmont et Macdonald. La garde du Rhin fut partagée entre les trois maréchaux Marmont, Macdonald et Victor. Le maréchal Marmont fut chargé de garder depuis Landau jusqu'à Coblentz avec les débris des 6e, 5e et 3e corps d'infanterie, des 1er et 5e de cavalerie. Il devait avoir Mayence et le général Bertrand sous ses ordres, et procéder à la recomposition des troupes comprises dans l'étendue de son commandement. La jeune garde fut placée un peu en arrière de Mayence, pour se réorganiser sous les yeux du maréchal Mortier. Il en fut de même pour la cavalerie de la garde. Le maréchal Macdonald fut envoyé à Cologne avec le 11e corps, qu'il devait également recomposer. On lui donna le 2e de cavalerie pour veiller à la garde du Rhin, et empêcher les Cosaques de le franchir. Ce qui restait des Polonais, infanterie et cavalerie, fut envoyé à Sedan, où était l'ancien dépôt de ces troupes alliées, pour y recevoir une nouvelle organisation. Le maréchal Victor fut établi à Strasbourg avec le 2e corps, qui avait fait sous ses ordres la campagne de 1813, et s'y était couvert de gloire. C'est avec ces débris que les trois maréchaux devaient protéger la frontière de l'Empire. Les gendarmes, les douaniers revenus de tous les pays que nous avions occupés, arrêtaient sur le Rhin les hommes débandés qui arrivaient, et tâchaient de les faire rentrer à leurs corps. C'est avec cette ressource, dont nous avons dit la valeur, qu'on espérait recruter les troupes cantonnées sur la frontière. Malheureusement, outre leurs mauvaises dispositions morales, elles venaient d'être atteintes par une affreuse contagion physique. La fièvre d'hôpital transportée par l'armée sur les bords du Rhin, y exerce d'affreux ravages. La fièvre d'hôpital née dans nos vastes dépôts de l'Elbe, due à l'encombrement des hommes, aux fatigues, à la mauvaise nourriture, aux pluies continuelles des deux derniers mois, et aux passions tristes dont avaient été affectés nos blessés et nos malades, s'était répandue partout où nous avions passé, et avait déjà envahi les bords du Rhin. De tous les fléaux qui nous avaient poursuivis celui-là était le plus redoutable. Il venait de pénétrer à Mayence, d'y exercer déjà de notables ravages, et en faisait craindre de terribles. De là il avait descendu le Rhin, et l'avait même remonté. Ainsi aucune calamité ne semblait devoir nous être épargnée.

Départ de Napoléon pour Paris le 7 novembre. Napoléon, après avoir pourvu au plus pressé par un séjour d'une semaine à Mayence, partit pour Paris le 7 novembre, afin de se transporter au centre d'un gouvernement dont il était le moteur indispensable, et de préparer les moyens d'une nouvelle et dernière campagne. Tandis qu'il était occupé à faire des efforts inouïs pour tirer de la France épuisée les ressources qu'elle contenait encore, et arrêter sur la frontière des ennemis qu'une longue oppression avait rendus implacables, il y avait du Rhin à la Vistule, en soldats vieux ou jeunes, et actuellement assiégés ou bloqués par les légions de l'Europe coalisée, de quoi composer l'une des meilleures armées qu'il eût jamais rassemblées. Situation des troupes laissées dans les garnisons de l'Elbe, de l'Oder et de la Vistule. Il avait laissé à Modlin 3 mille hommes, à Zamosc 3, à Dantzig 28, à Glogau 8, à Custrin 4, à Stettin 12, à Dresde 30, à Torgau 26, à Wittenberg 3, à Magdebourg 25, à Hambourg 40, à Erfurt 6, à Wurzbourg 2, ce qui faisait une force totale de 190 mille hommes, presque tous valides (car nous n'avons admis dans cette évaluation ni les malades ni les blessés), tous aguerris ou instruits, commandés par des officiers excellents, et comprenant notamment des soldats d'artillerie et du génie incomparables. Jamais plus belle armée n'eût porté le drapeau de la France, si, par un miracle, on avait pu réunir ses débris épars, et leur rendre l'ensemble que leur isolement dans des postes éloignés leur avait fait perdre. Napoléon, ainsi qu'on l'a vu, dans l'espérance de se retrouver en une seule bataille reporté sur l'Oder et la Vistule, avait voulu en conserver les forteresses, de manière à se replacer soudainement dans son ancienne position. C'est par ce motif qu'il avait consacré une soixantaine de mille hommes aux places fortes de l'Oder et de la Vistule. Pendant l'armistice il aurait pu les ramener tous, et en renforcer sa ligne de l'Elbe; mais, séduit par la même espérance, il avait persisté dans la même faute, et il venait de l'aggraver prodigieusement, en quittant l'Elbe sans en retirer les garnisons. Le nombre des troupes laissées dans les places n'est pas de moins de 190 mille hommes. C'est ainsi que ces 190 mille hommes si précieux, suffisant au printemps pour former le fond d'une superbe armée de 400 mille hommes, avaient été sacrifiés. Il est vrai que dans ces 190 mille hommes il y avait 30 mille étrangers, voulant rentrer au sein de leur patrie depuis que leurs gouvernements avaient rompu avec la France; mais dans ces 30 mille hommes, s'il y avait 20 mille Allemands ou Illyriens sur lesquels il ne fallait plus compter, il y avait 10 mille Polonais devenus aussi braves, et restés aussi fidèles que les soldats de notre vieille armée. C'était donc toujours la perte certaine de 170 mille hommes, due à une confiance aveugle dans la victoire, et à la funeste passion de rétablir en une journée une grandeur détruite par plusieurs années de fautes irréparables!

Comment on aurait pu les sauver. Un miracle, avons-nous dit, pouvait les rendre à la France. Il aurait fallu que par une résolution spontanée l'un des commandants de garnison sortit de la place qu'il occupait, allât recueillir les autres garnisons, et formât ainsi une armée avec laquelle il pût regagner les bords du Rhin. Sans doute si un homme intrépide, audacieux, et surtout heureux, se trouvant à la tête de l'une de ces garnisons, était sorti de la place qu'il occupait, en forçant le blocus établi autour de ses murs, qu'il se fût réuni à la garnison la plus voisine, et qu'allant ainsi de l'une à l'autre il eût composé une armée, il est probable, vu le peu de troupes laissées par les coalisés sur leurs derrières, qu'il aurait pu atteindre l'Elbe et le Rhin, et rentrer en France à la tête d'une force redoutable. Mais dans laquelle des places bloquées ce miracle pouvait-il s'accomplir? Ce n'est pas assurément dans les places les plus éloignées. Les garnisons de Modlin et de Zamosc, par exemple, composées de Lithuaniens et de Polonais peu enclins à sortir de chez eux, étaient beaucoup trop distantes l'une de l'autre, trop peu nombreuses, pour essayer de hardies concentrations de troupes. Celle de Dantzig, qui même après les maladies rapportées de Russie, comptait encore vingt et quelques mille hommes, aurait pu s'échapper sans doute, en culbutant ceux qui auraient essayé de l'arrêter. Raisons qui ne permettaient pas aux garnisons de la Vistule et de l'Oder de tenter une semblable entreprise. Mais elle aurait été suivie à outrance par des forces supérieures, peut-être détruite avant d'arriver à l'Oder, où l'attendaient du reste si elle y était arrivée, 9 mille Français ou alliés à Stettin, 4 mille à Custrin. Mais, outre la difficulté naissant de la distance, il y en avait une dans les instructions de Napoléon. Il avait ordonné au général Rapp de ne livrer Dantzig que sur un ordre de sa main, de s'y faire tuer plutôt que de se rendre, et le général Rapp, privé de nouvelles, ne devant pas ajouter foi à celles de l'ennemi, ne pouvait pas assez connaître la situation pour se croire autorisé à changer les instructions si précises, si formelles, qu'il avait reçues de Napoléon. Les trois garnisons de l'Oder, celles de Stettin, Custrin, Glogau, quoique plus rapprochées de l'Elbe, étaient encore trop distantes entre elles, trop peu considérables, et trop surveillées, pour tenter avec quelques chances de succès des réunions de forces qui leur eussent permis de regagner le Rhin.

Ce sont les garnisons de l'Elbe, celles de Hambourg, Magdebourg, Wittenberg, Torgau, Dresde, qui formaient des rassemblements de 20 et 30 mille hommes, qui étaient fort voisines les unes des autres, et n'avaient pour rejoindre la France qu'à traverser la Westphalie exempte de la présence de l'ennemi, ce sont celles-là qui auraient pu prendre l'initiative, et rendre à la France cent mille hommes, avec des chefs illustres tels que Saint-Cyr et Davout. Les commandants de Hambourg et de Dresde pouvaient seuls prendre l'initiative d'une subite concentration. Entre ces places fortes de l'Elbe c'étaient évidemment les deux places extrêmes de Dresde et de Hambourg, ayant des maréchaux en tête, et chacune 30 mille hommes au moins, qui auraient pu essayer d'opérer une concentration subite, et entre ces dernières enfin c'est de la garnison de Dresde qu'on était le plus fondé à l'attendre.

Pour qu'un chef commandant une force considérable et chargé d'un poste important prît sur lui de l'évacuer spontanément, afin de revenir sur le Rhin, il fallait que l'ordre d'idées dans lequel il avait été entretenu l'y autorisât. Le maréchal Davout n'était pas dans ce cas. Il savait que Hambourg avait été la cause principale de la rupture des négociations de Prague, que Napoléon y tenait au point d'avoir bravé une guerre mortelle plutôt que d'y renoncer, que Hambourg était l'appui des garnisons de l'Oder et de Dantzig, le boulevard de la Westphalie et de la Hollande, le lien avec le Danemark, et que l'abandonner était une résolution capitale, ne pouvant appartenir qu'au chef de l'État lui-même. Voilà tout un ensemble de considérations qui n'était pas fait pour lui inspirer la pensée de l'évacuation. Mais il y avait de plus pour l'en détourner deux raisons décisives. Raisons qui devaient en détourner celui qui commandait à Hambourg. Il possédait à Hambourg tous les moyens de se soutenir longtemps, et il le prouva bientôt; dès lors il n'y avait pour lui aucune obligation immédiate de changer de position. Secondement, en supposant qu'il sentît la nécessité de rentrer en France à la tête des garnisons restées au dehors, il ne pouvait prendre sur lui de remonter l'Elbe pour se porter à Torgau et à Dresde, car il serait allé dans un cul-de-sac sans retraite possible, puisque entre Dresde et Mayence il y avait la coalition tout entière. Il devait donc, s'il avait cette pensée d'une concentration spontanée, attendre dans le poste où il était qu'on vînt à lui avec les garnisons de Dresde, de Torgau, de Magdebourg, et alors avec cent mille hommes il serait retourné en France par la Westphalie et Wesel. Ainsi, outre que l'ordre d'idées dans lequel il avait été entretenu ne devait pas l'engager à quitter Hambourg, à moins d'une nécessité pressante, la concentration ne se présentait pas comme chose exécutable du bas Elbe vers le haut, mais du haut vers le bas.

Toutes ces raisons au contraire devaient y décider celui qui commandait à Dresde. Ces simples réflexions démontrent que c'est à Dresde qu'aurait dû naître la résolution de réunir les garnisons voisines, et de former une force successivement croissante, pour rentrer en France. Tout devait en effet y disposer le maréchal Saint-Cyr, commandant à Dresde, et les idées antérieures dont il avait eu l'esprit rempli, et l'urgence de sa situation, et enfin les moyens dont il était pourvu. D'abord Dresde n'était point une place forte où l'on pût se maintenir; c'était un poste militaire à conserver quelques jours seulement, que Napoléon n'avait entendu garder que très-passagèrement, et que, sans le prescrire formellement, il avait presque d'avance ordonné d'évacuer, en disant dans ses instructions que si des accidents imprévus empêchaient le maréchal Saint-Cyr de rester à Dresde, il devait se diriger sur Torgau. Ainsi la pensée naturelle qu'il était impossible de ne pas concevoir, c'était celle de quitter Dresde, si on apprenait que Napoléon se fût retiré sur le Rhin. Ensuite cette place hors d'état de tenir huit jours, n'avait plus aucune importance après le départ de la grande armée, ne couvrait rien, demeurait purement en l'air, et ne contenait pas la moindre ressource en vivres. Il y avait donc urgence de prendre un parti à son égard, et ne pouvant revenir en France à travers la Saxe, car il aurait fallu passer sur le corps des armées coalisées, il était évident que c'est sur Torgau qu'il fallait se replier. On pouvait en descendant de Dresde à Hambourg, y former avec les garnisons de l'Elbe successivement ramassées, une armée de plus de cent mille hommes, et à sa tête regagner le Rhin victorieusement. Pour se rendre à Torgau on n'avait que deux journées de marche. On y aurait trouvé 26 mille hommes, dont 18 mille Français valides, et on aurait été porté à 48 mille hommes, force supérieure à tout ce qu'il y avait d'ennemis sur les bords de l'Elbe. On aurait recueilli en passant 3 mille hommes à Wittenberg. En deux jours on serait arrivé à Magdebourg, où l'on se serait renforcé de 18 à 20 mille hommes valides. On aurait donc formé tout de suite une armée de 70 mille combattants, armée qui avant trois semaines était sûre de ne pas rencontrer son égale jusqu'au bord de la mer. À Hambourg, on aurait fini par réunir 110 mille soldats excellents, et alors qui est-ce qui pouvait empêcher ces braves gens de regagner le Rhin?

Octob. 1813. Si donc l'impulsion première avait dû partir de quelque part pour opérer ces concentrations spontanées, c'était évidemment de Dresde et du maréchal qui commandait cette place. Il faut ajouter que l'excuse bien réelle alors, et souvent alléguée, du défaut d'indépendance et de spontanéité chez les lieutenants de Napoléon, toujours habitués à obéir, jamais à commander, que cette excuse ne saurait être donnée pour le maréchal Saint-Cyr. Indépendant par force d'esprit, et par indocilité de caractère, n'admirant personne, pas même Napoléon, blâmant toutes les instructions qu'il recevait, il ne pouvait pas, comme tant d'autres, expliquer son défaut de détermination par sa soumission ponctuelle aux ordres supérieurs, ordres d'ailleurs qui, après la retraite de l'armée, étaient plutôt dans le sens de l'évacuation que de la conservation de Dresde. Par conséquent, si les 170 mille Français laissés par une déplorable faute de Napoléon sur la Vistule, l'Oder et l'Elbe, avaient chance d'être sauvés, c'était, pour 100 mille au moins, par une résolution spontanée du maréchal Saint-Cyr. Cette résolution il ne la prit point, et on va juger par les faits eux-mêmes s'il est suffisamment justifié de ne l'avoir pas prise.

Ce qui s'était passé à Dresde après le départ de Napoléon pour Düben. À peine Napoléon avait-il quitté Dresde pour Düben que des mouvements incessants de troupes s'étaient exécutés autour de la ville, que l'intérêt des coalisés avait paru évidemment se porter ailleurs, et qu'ils n'avaient laissé devant Dresde que des forces insignifiantes, dont il était très-possible de triompher pour tenter quelque entreprise salutaire. Au moment même de la bataille de Leipzig, lorsque Bubna, Colloredo, Benningsen, se détournèrent pour rejoindre la grande armée du prince de Schwarzenberg, leur disparition devint promptement sensible, et un général aussi heureusement audacieux que Richepanse le fut à Hohenlinden, aurait pu être tenté de suivre ces corps, et s'il eût paru sur leurs derrières le 18, il eût certes apporté d'immenses changements à nos destinées. Il est vrai que c'eût été une résolution singulièrement téméraire, et difficile à concilier avec l'instruction de garder Dresde, que Napoléon avait donnée lorsqu'il avait formé son grand projet de marcher sur Berlin à la suite de Bernadotte et de Blucher, pour revenir par Dresde sur les derrières de l'armée de Bohême. On n'est donc pas fondé à faire au maréchal Saint-Cyr un reproche de ne l'avoir pas prise. Inquiétudes du maréchal Saint-Cyr et du corps d'armée laissé à Dresde. Ce maréchal s'aperçut assez vite de la disparition des principales forces stationnées devant Dresde, et il se procura la satisfaction fort légitime, fort louable, de faire essuyer un échec au faible corps de blocus qu'on avait laissé devant lui, mais il s'en tint là. Quelques jours après, n'apprenant rien, ne voyant rien venir, il commença d'être inquiet; on le fut bientôt autour de lui, et on se demanda ce qu'avait pu devenir la grande armée. Rester enfermé dans cette prison, où il y avait peu de vivres, peu de munitions, au milieu d'une population tranquille, mais peu bienveillante, à laquelle on était fort à charge, rester, disons-nous, dans un tel coupe-gorge, répugnait à tout le monde, et à chaque instant surgissait l'idée de s'en aller, car on savait bien qu'on n'avait rien à faire à Dresde, si ce n'est d'y périr. L'idée de sortir de Dresde pour aller se réunir aux garnisons de Torgau et de Magdebourg était dans tous les esprits. Cette pensée de se retirer étant dans toutes les têtes, le maréchal Saint-Cyr convoqua un conseil de guerre, composé du comte de Lobau, du général Durosnel, du général Mathieu-Dumas et de quelques autres. Avec sa remarquable sagacité, le comte de Lobau dit qu'il n'y avait qu'une chose à tenter, c'était de se retirer sur Torgau, où l'on trouverait une garnison nombreuse, des vivres, et en tout cas la route ouverte de Magdebourg. Les autres généraux furent effrayés de la responsabilité qu'on assumerait sur soi en se retirant, et dirent que le moment n'était pas venu de se croire abandonné, et dès lors de prendre un parti aussi décisif. À la vérité le doute était encore permis le 21 octobre, l'évacuation de Leipzig n'ayant eu lieu que le 19. Bientôt cependant la joie non dissimulée des Saxons, les communications de l'ennemi intéressé à nous désespérer, nous apprirent le désastre de Leipzig, et la retraite forcée de Napoléon sur le Rhin. Dès lors il était évident qu'il fallait prendre un parti, et le prendre sur-le-champ, avant que toutes les routes fussent fermées. C'est en ce moment qu'il eût fallu convoquer un conseil de guerre, et obliger chacun à délibérer en présence du désastre constaté de la grande armée, et de l'impossibilité démontrée d'être secouru.

On pouvait sortir de Dresde avec 30 mille hommes valides, qui n'auraient pas trouvé une seule force capable de leur fermer la route de Torgau. En adoptant les évaluations les plus affaiblies, on pouvait mettre sous les armes 25 mille hommes parfaitement valides, et tout porte à croire qu'à la nouvelle du départ on aurait été 30 mille le fusil à l'épaule. On n'avait pas 25 mille hommes devant soi, et fussent-ils le double, comme ils devaient être répartis sur les deux rives de l'Elbe, il y avait certitude de se faire jour, en perçant sur un point quelconque le cercle très-étendu qu'ils étaient obligés de décrire autour de la place. Enfin on avait la perspective assurée de mourir de faim et de misère sous peu de jours, sans pouvoir s'honorer par une défense que les fortifications de la ville ne rendaient pas possible, et d'être tous tués ou pris, si on attendait que les forces ennemies parties pour Leipzig fussent revenues sur Dresde. Si jamais il y a eu urgence à se décider, évidence dans le parti à embrasser, c'était certainement dans cette occasion.

Hésitations du maréchal Saint-Cyr. Le maréchal Saint-Cyr avait infiniment d'esprit, était au feu un brave soldat, avait de plus une véritable indépendance de caractère, et cependant il donna ici la preuve que ces qualités très-réelles ne sont pas celles qui dans certaines circonstances produisent les grandes inspirations. Il ne résolut rien, ne fit rien, et laissa écouler le temps en hésitations regrettables. Question secrètement adressée à la garnison de Torgau. Il eut la singulière pensée d'envoyer un agent secret au gouverneur de Torgau, pour savoir si on aurait des vivres à lui donner dans le cas où il se replierait sur cette place. La question était inutile, car, outre que nous avions toujours tiré de Torgau nos approvisionnements en grains, et qu'on avait avec soi l'excellent général Mathieu-Dumas, au fait par ses fonctions de toutes les ressources de l'armée, il ne s'agissait pas de descendre sur Torgau pour y rester, mais pour y passer, chose bien différente. L'agent pénétra, reçut pour réponse qu'on avait des vivres, dont on ferait part volontiers à ses voisins de Dresde s'ils avaient la bonne inspiration de venir; mais il ne put pas remonter l'Elbe, et fut arrêté. On demeura ainsi sans réponse et sans résolution, non-seulement pendant la fin d'octobre, mais jusqu'aux premiers jours de novembre. Après quinze jours le maréchal Saint-Cyr ordonne une tentative pour percer sur Torgau. Deux semaines s'étant écoulées, le cordon du blocus se resserrant à chaque heure, toute espérance de secours étant évanouie, le maréchal Saint-Cyr prit enfin un parti, mais malheureusement un demi-parti, et le plus dangereux qu'on pût prendre. Comme il n'y avait qu'une chose à essayer, celle de se retirer sur Torgau, il n'imagina pas d'en tenter une autre, et résolut d'envoyer le comte de Lobau avec 14 mille hommes dans la direction de cette place, de lui faire descendre l'Elbe par la rive droite, puis, si le comte de Lobau réussissait à percer, de suivre lui-même avec le reste de son armée. On ne comprend pas qu'un homme qui avait tant de fois déployé une si grande sagacité à la guerre, pût songer à faire une tentative pareille. Si on avait une chance, et on n'en avait pas une, mais cent, de percer la ligne de blocus, c'était en marchant tous ensemble, et en ne laissant rien après soi. Il était impossible en effet qu'en donnant tête baissée sur cette ligne, nécessairement mince à cause de son étendue, on ne parvînt pas à la rompre. Le général Brenier avait eu pour sortir de Ciudad-Rodrigo en 1811 de bien autres dangers à courir, et les avait néanmoins surmontés.

Nov. 1813. Cette tentative faite avec des forces insuffisantes échoue. Le maréchal Saint-Cyr confia donc au comte de Lobau le soin de descendre par la rive droite sur Torgau avec 14 mille hommes. Ce dernier fit la remarque fort juste que l'entreprise, sûre quinze jours auparavant, et avec toutes les forces du corps d'armée, devenait bien douteuse dans le moment, et avec la moitié de ce corps seulement. Il obéit néanmoins, et il sortit de Dresde le 6 novembre. Il avait avec lui un lieutenant du plus grand mérite, le brave et intelligent général Bonnet. À quelques lieues de Dresde, sur la rive droite, on rencontra les premiers postes ennemis, et on leur passa sur le corps. Plus loin on trouva une position bien défendue, qu'on ne pouvait emporter sans doute qu'avec une large effusion de sang, mais qui ne présentait rien d'insurmontable. D'ailleurs on voyait l'ennemi s'affaiblir sur son front, et se renforcer sur ses ailes, pour courir sur nos derrières et nous interdire le retour vers Dresde. Ce mouvement prouvait clairement que, dans le désir naturel de ne pas nous laisser rentrer à Dresde, l'ennemi allait nous ouvrir lui-même la route de Torgau. Si toute l'armée eût été réunie, on n'aurait pas pu souhaiter mieux que de voir l'ennemi exécuter une semblable manœuvre, puisque la difficulté au lieu d'être derrière nous était devant nous. Mais une moitié du corps d'armée étant restée à Dresde, ce mouvement devenait très-inquiétant, et on se hâta de revenir sur Dresde pour n'être pas séparé de tout ce qui s'y trouvait encore.

Le résultat était certes la démonstration la plus évidente de la faute commise, faute étrange de la part de l'un des militaires les plus distingués de cette grande époque guerrière. Une fois la colonne rentrée à Dresde, cette fausse démarche fut tenue pour la condamnation formelle de toute entreprise sur Torgau, et comme il n'y en avait pas d'autre à proposer, on attendit dans une profonde tristesse que l'extrémité de cette situation fût atteinte. Le général Klenau, envoyé devant Dresde, avait résolu, quoique très-entreprenant par caractère, d'attendre la reddition volontaire des trente mille hommes enfermés dans cette place. Huit jours de patience seulement suffisaient pour le dispenser de verser des torrents de sang. Il temporisa en effet, et il eut bientôt satisfaction.

Le maréchal Saint-Cyr ne sachant plus quel parti prendre, se décide à capituler. Tout le monde dans l'armée était désolé. Les vivres manquaient, l'affreuse contagion étendue de l'Elbe au Rhin sévissait. Les habitants soumis, mais désespérés par la longueur de notre séjour, nous suppliaient de nous retirer, et, quoique Allemands, ils avaient été si peu hostiles, qu'on devait quelque chose à leur souffrance. On n'avait plus aucune espérance, pas même celle d'une mort glorieuse. On entra donc en négociation, et le 11 on capitula. Il n'y avait pas autre chose à faire, car on ne pouvait ni rester, ni partir, ni se battre. Il n'y a par conséquent pas à blâmer la capitulation, mais la conduite qui l'avait amenée.

Conditions de la capitulation. Les conditions d'ailleurs étaient telles qu'on pouvait les désirer. La garnison devait déposer les armes, rentrer en France par journées d'étapes, avec faculté de servir après échange. On avait ainsi l'espoir de conserver à la France 30 mille soldats, éprouvés par une campagne terrible, et avec eux beaucoup de blessés, de malades qui auraient été perdus sans une capitulation. Ceux qui l'avaient signée pouvaient se flatter de s'être tirés de cette situation désastreuse d'une manière qui n'était très-dommageable ni pour eux ni pour la France qu'ils seraient bientôt en mesure de défendre encore. Sans doute on était affligé de capituler, mais consolé par l'impossibilité de faire autrement, et réjoui par la pensée de revoir la France sous quelques jours. On fit les préparatifs de départ, et c'est alors qu'on vit quelles forces on aurait réunies vers le bas Elbe si on y avait marché, car lorsqu'il fut question de s'en aller il parut trente et quelques mille hommes dans les rangs.

Violation de la capitulation de Dresde. On se mit donc en route avec encore plus d'espérance que de tristesse. Mais à peine avait-on quitté Dresde, qu'une affreuse nouvelle vint consterner tous les cœurs. Le général Klenau, avec beaucoup d'excuses, fit savoir que l'empereur Alexandre n'admettait pas la capitulation, et exigeait que la garnison se constituât prisonnière de guerre, sans permission de retourner en France. Cette décision fut pour tous un coup de foudre, et un amer sujet de regrets. On put apprécier alors quelle faute on avait commise en se mettant à la merci d'un ennemi qui, quoique honnête, devenait par passion un ennemi sans foi. Le maréchal Saint-Cyr réclama avec hauteur et énergie. On lui répondit par une cruelle ironie, en lui disant que s'il voulait rentrer dans Dresde et se replacer dans la position où il était auparavant, on était prêt à y consentir, comme si, au milieu d'habitants tout joyeux d'être délivrés de nous, peu disposés certainement à nous recevoir de nouveau, avec des moyens de défense détruits ou divulgués, un tel retour était possible. Il fit sentir l'indignité d'un tel procédé; on ne lui répliqua que par la même proposition dérisoire, et il fallut se soumettre, et aller expier en captivité une carrière de vingt ans de gloire.

Indignité de la conduite tenue en cette circonstance par les souverains alliés. La violation de cette capitulation fut un acte indigne, commis cependant par d'honnêtes gens, car l'empereur de Russie, le roi de Prusse, l'empereur d'Autriche, étaient d'honnêtes gens, dont l'histoire doit flétrir la conduite en cette occasion. Il faut en tirer une leçon qui s'adresse surtout aux honnêtes gens eux-mêmes, c'est qu'ils doivent se défendre des passions politiques, car elles peuvent à leur insu les conduire à des actes abominables. La passion qu'on avait conçue contre la France à cette époque, ressemblait aux passions politiques qu'éprouvent à l'égard de leurs adversaires les partis qui divisent un même pays, et qui se croient tout permis les uns contre les autres. Ainsi, après une longue domination, nous avions attiré sur nous une guerre étrangère qui avait toute la violence de la guerre civile! Triste temps quoique bien grand! Triste temps, aussi glorieux que déraisonnable et inhumain!

Sort des autres garnisons. L'impulsion n'étant point partie de Dresde, seul point où existât une force considérable, un chef de grade élevé, de capacité reconnue, et mis par ses instructions antérieures sur la pente de la retraite vers le bas Elbe, chacune de nos garnisons devait tristement expirer à sa place, et finir misérablement par la faim, le typhus, le feu ou la captivité. Situation de Torgau, qui renfermait 26 mille hommes. Tout près de Dresde, à Torgau, se trouvaient, sous le brillant comte de Narbonne, au moins 26 mille hommes, compris le quartier général que le général Durrieu y avait conduit. Dans ces 26 mille hommes, il y avait environ 3,400 Saxons, Hessois, Wurtembergeois, qui moururent ou sortirent. Le reste était composé de Français dont quelques-uns appartenaient aux troupes spéciales attachées aux grands parcs de l'artillerie et du génie. Il y avait donc là une force qui, réunie à celle de Dresde, eût tout à coup fourni une armée de 45 à 50 mille hommes, capable de culbuter tout ce qui se serait présenté entre Torgau et Magdebourg. La place était assez forte, située sur la rive gauche, et protégée par un ouvrage d'excellente défense, le fort Zinna. Elle contenait des quantités immenses de grains, de spiritueux, de viandes salées. Le hasard d'une chute de cheval lui avait procuré la plus utile des accessions, celle du général Bernard, aide de camp de l'Empereur, et l'un des premiers officiers du génie de cette époque. Bientôt remis, il s'était joint au comte de Narbonne avec le zèle patriotique dont il était animé, et tous deux promettaient de s'illustrer par une longue résistance. Profitant des bras nombreux dont ils disposaient, des ressources pécuniaires introduites à la suite du quartier général, ils avaient fait exécuter de grands travaux, et la place était en mesure de se défendre énergiquement. Ravages du typhus. Mais un ennemi des plus redoutables s'y était introduit, c'était le typhus. Il faisait des victimes nombreuses, et déjà il avait emporté en septembre 1,200 de nos malheureux soldats, et en octobre 4,900. Les assiégeants n'avaient donc qu'à laisser agir le fléau, qui suffirait bientôt pour leur ouvrir les portes de Torgau. Aussi l'ennemi s'était-il borné jusqu'ici à un bombardement qui causait de grands ravages parmi les habitants, mais bien peu parmi nos soldats. Affreuse situation de la garnison. Seulement les bombes étant tombées dans le cimetière sur les voitures qui emportaient les morts, et les agents des inhumations s'étant enfuis sans vouloir reprendre leurs fonctions, les hôpitaux s'étaient remplis de cadavres qu'on ne pouvait pas ensevelir, et qui auraient exhalé une affreuse infection s'ils n'avaient été changés en blocs de pierre par la gelée. La plus triste des circonstances était venue s'ajouter à toutes celles dont nous sommes condamné à tracer le lugubre tableau. Le comte de Narbonne s'étant fait, en tombant de cheval, une légère contusion à la tête, avait vu une blessure insignifiante se convertir en attaque de typhus, et il était mort entouré des regrets de la garnison et de tous ceux qui l'avaient connu. Mort de M. de Narbonne. Ainsi avait fini cet homme si intéressant, qui joignant à l'esprit de l'aristocratie française du dix-huitième siècle les connaissances positives d'un administrateur éclairé, la sagacité d'un diplomate, les nobles sentiments d'un grand seigneur libéral, s'était, malheureusement pour lui, rattaché à l'Empire par admiration pour l'Empereur, lorsqu'il n'y avait qu'à assister aux déconvenues de notre diplomatie et aux désastres de nos armées. Le général Dutaillis avait remplacé le comte de Narbonne dans le commandement de Torgau et s'y comportait vaillamment. Du reste il n'avait plus qu'à être témoin de la lente agonie d'une garnison qui avait presque égalé une armée.

Vigoureuse défense du général Lapoype à Wittenberg. À Wittenberg le général Lapoype, qui avec 3 mille hommes seulement, avait pendant la campagne du printemps défendu énergiquement la place contre la première apparition des coalisés, s'était, depuis la campagne d'automne, emparé de sa petite garnison, et l'avait préparée à tenir tête vigoureusement aux assiégeants du corps de Tauenzien. Il ne pouvait guère exercer d'influence sur les événements par sa persévérance, mais il pouvait s'honorer. Il l'avait fait, et il était prêt à le faire encore. Les vivres ne lui manquaient pas. N'ayant point, comme la place de Torgau, recueilli les restes des armées battues, il comptait peu de malades, mais beaucoup d'étrangers. Il les contenait par son énergie, et paraissait disposé à soutenir un long siége.

Situation de Magdebourg. Le général Lemarois, aide de camp de l'Empereur, revêtu de toute sa confiance et la méritant, avait reçu le gouvernement de Magdebourg. Quant à lui, il n'y avait aucune raison qui pût l'autoriser à évacuer spontanément une forteresse aussi importante, si capable de résistance, commandant le milieu du cours de l'Elbe et le centre de l'Allemagne. Il n'aurait pu être entraîné à en sortir que par l'intérêt d'une grande concentration dont il n'avait pas à prendre l'initiative, et dont personne ne venait malheureusement lui fournir l'occasion. Force de la place, et moyen qu'elle possède de se soutenir longtemps. Il était dès lors dispensé de se poser à lui même la grave question de l'évacuation, et il s'était tranquillement enfermé dans sa forteresse, où avec des vivres considérables, une garnison nombreuse, des murailles puissantes, peu de malades, parce qu'il était resté loin du carnage pestilentiel de la Saxe, il pouvait tenir tête longtemps aux armées de la coalition, et avoir le douloureux honneur de survivre à la France elle-même.

Situation de Hambourg. À Hambourg se trouvait l'intrépide et imperturbable Davout, que Napoléon, par des mécontentements qui se rattachaient à la campagne de Russie, et aussi par estime pour son inflexible caractère, avait placé dans une position éloignée, au grand détriment des opérations de cette guerre, car il s'était privé ainsi du seul de ses généraux auquel, depuis la mort de Lannes et la disgrâce de Masséna, il pût confier cent mille hommes. Préparatifs du maréchal Davout pour s'y défendre contre toutes les armées de la coalition. Le maréchal, parti de Hambourg avec 32 mille soldats pour commencer sur Berlin un mouvement que les batailles de Gross-Beeren et de Dennewitz avaient rendu impossible, y était rentré en apprenant les malheurs de la Saxe, avait résolu, avec ses trente mille hommes, avec dix mille autres laissés dans les ouvrages de la place, de soutenir un long siége, qui fût plus qu'un siége, mais une vraie campagne défensive, de nature à couvrir la basse Allemagne, la Hollande et le Rhin inférieur. Lui aussi, séparé de l'Empereur et de la France, impassible au milieu de tous les désastres, les prévoyant sans en être ému, se proposait d'être le dernier des grands hommes de guerre de ce règne qui remettrait son épée à la coalition!

Belle défense de Stettin, Custrin et Glogau. Sur l'Oder, les places de Stettin, Custrin, Glogau, tenaient encore, mais uniquement pour l'honneur des armes. Stettin avait pour gouverneur le général Grandeau, remplacé quelque temps par le brave général Dufresse, celui qui pendant l'armistice s'était si peu ému des coups de fusil tirés sur Bernadotte. Il avait des vivres, 12 mille hommes de garnison, dont 3 mille écloppés de Russie, et 9 mille hommes valides. Son autorité s'étendait sur Stettin et la place de Damm, qui commande de vastes lagunes dépendantes du Grosse-Haff. C'était le général Ravier qui défendait Damm, et il le faisait avec la plus grande énergie. Outre l'armée prussienne, on avait affaire à toutes les flottilles anglaises venues par l'Oder. La vigueur de la défense avait été admirable, et on avait réduit les assiégeants à entourer les deux places d'une vingtaine de redoutes, dans lesquelles ils paraissaient plutôt occupés à se garder contre les assiégés qu'à les attaquer. Ils laissaient aux flottilles anglaises le soin de bombarder la garnison, qui, ne s'en inquiétant guère, souriait en quelque sorte d'un moyen d'attaque funeste seulement aux malheureux habitants prussiens. Toutefois, avec cette impassibilité, on pouvait bien résister au feu de l'ennemi, mais non pas aux angoisses de la faim. Le moment approchant où les vivres allaient manquer (on était bloqué depuis près d'un an), le général Grandeau, de l'avis de son conseil, était entré en pourparlers avec l'ennemi, afin de n'être pas réduit à se rendre à discrétion, s'il traitait quand il n'aurait plus un morceau de pain. On lui avait proposé de déclarer sa garnison prisonnière de guerre, car la coalition était résolue à ne laisser retourner en France aucun des soldats qui pourraient la défendre, et ce but, elle le poursuivait, comme on l'a vu, par des blocus persévérants contre les garnisons qui résistaient, par des violations de foi contre les garnisons qui avaient capitulé. Le général Ravier, avec les troupes de Damm et presque toutes celles de Stettin, s'était insurgé à la nouvelle des conditions offertes, et refusait d'obéir au général Grandeau. Cette vaillante garnison voulait jusqu'au dernier moment tenir flottant sur l'Allemagne le drapeau de la France. À la fin de novembre rien n'était encore décidé.

À Custrin, le général Fournier d'Albe, ayant à peine un millier de Français au milieu de 3 mille Suisses, Wurtembergeois, Croates, qu'il maintenait avec une grande énergie, tenait bon contre tous les efforts de l'ennemi. Quoique sa garnison souffrît cruellement du scorbut, il n'annonçait pas la moindre disposition à se rendre.

À Glogau, le général Laplane, après un premier siége glorieusement soutenu au printemps, en soutenait un second avec la même énergie. Ayant 8 mille hommes, des vivres, des ouvrages assez bien armés, il avait jusqu'ici repoussé toutes les attaques. Mais ces braves gens de Stettin, Custrin, Glogau, sans espoir ni de rejoindre l'armée française, ni de voir l'armée française venir à eux, se défendaient pour soutenir l'honneur du drapeau. Mémorable défense de Dantzig. Ce qui était vrai d'eux, l'était bien plus encore, s'il est possible, de l'immortelle garnison de Dantzig, qui, bloquée sans interruption depuis le mois de janvier, n'avait reçu qu'une fois des nouvelles de France, et n'avait vécu que de son courage et de son industrie. En se retirant dans la place en décembre 1812, à la suite de la retraite de Russie, le général Rapp, gouverneur et défenseur de Dantzig, s'y était enfermé avec environ 36 mille hommes et quelques mille malades. Cette garnison, mélange de troupes de toute espèce, en plus grande partie de troupes françaises et polonaises, avait rapporté avec elle un autre fléau que celui qui dévorait Torgau et Mayence, mais non moins funeste, c'était la fièvre de congélation, née du froid, tandis que la fièvre d'hôpital était née de l'humidité et du mauvais air. Cette fièvre qui avait emporté les généraux Éblé et Lariboisière, avait réduit la garnison de près de 4 mille hommes. Néanmoins les troupes qui restaient étaient belles, bien commandées, mais insuffisantes pour les immenses ouvrages de Dantzig, qui consistaient dans la place elle-même, dans un camp retranché, et dans la citadelle de Weichselmunde située à l'embouchure de la Vistule. À peine entré dans la place, qui n'était pas encore armée, Rapp s'était trouvé d'abord dans un extrême embarras. En effet, les eaux de la Vistule qui entourent tous les ouvrages de Dantzig et en forment la principale défense, étant gelées, on courait le danger de voir les soldats russes du corps de Barclay de Tolly passer les fossés et les inondations sur la glace, et prendre Dantzig à l'escalade. Il avait donc fallu rompre sur cinq lieues de pourtour une glace de deux à trois pieds d'épaisseur, hisser l'artillerie sur les remparts, et tenir tête à un ennemi hardi, enivré de ses triomphes inespérés, et pressé de s'emparer de Dantzig, parce qu'il craignait de revoir Napoléon sur la Vistule, autant que Napoléon lui-même l'espérait. La garnison après avoir pourvu à tous les travaux préparatoires de la défense, avait repoussé l'ennemi au loin, et l'avait culbuté partout où il s'était présenté. Puis elle avait songé à se procurer des vivres, par des fourrages dans l'île de Nogat. Des grains, des viandes salées, des spiritueux, des munitions de guerre, elle en possédait une grande quantité, car elle avait hérité des approvisionnements accumulés pour la campagne de Russie, et restés en magasin faute de moyens de transport. Mais la viande fraîche et les fourrages lui manquaient. Elle les avait trouvés dans les îles de la Vistule, grâce à la hardiesse de ses excursions. Elle avait ainsi employé le temps de l'hiver à se faire redouter, et à désespérer l'ennemi, qui ne se flattait plus d'en venir à bout par une attaque en règle.

L'armistice signé, elle n'avait pas reçu plus d'un cinquième des vivres qu'on lui aurait dus, mais elle avait recommencé ses excursions dans les îles de la Vistule, et mis la dernière main aux ouvrages qui n'étaient pas encore achevés. À la reprise des hostilités elle était reposée, bien retranchée et résolue. Il restait à cette époque environ 25 mille hommes en état de porter les armes, et de résister aux fatigues d'un siége.

Les ouvrages extérieurs avaient été vaillamment disputés, et à la fin perdus, comme il arrive dans toute place, même la mieux défendue. Mais secondé par d'habiles officiers du génie, le général Rapp avait élevé quelques redoutes bien situées et bien armées, lesquelles prenant à revers les tranchées de l'ennemi, les lui avaient rendues inhabitables.

C'est autour de ces redoutes qu'on avait de part et d'autre déployé le plus grand courage, soit pour les défendre, soit pour les attaquer. L'ennemi désespérant de s'en rendre maître, avait imaginé là comme ailleurs de recourir à l'affreux moyen du bombardement. Les munitions et les bouches à feu ne manquant pas, grâce à la mer qui permettait aux Anglais de les apporter en abondance, on avait dressé contre Dantzig la plus formidable artillerie qui eût jamais été dirigée contre une place assiégée. De plus une centaine de chaloupes canonnières anglaises étaient venues joindre leur feu à celui des batteries de terre. Tout le mois d'octobre avait été employé sans relâche et sans pitié au plus abominable bombardement qui se fut encore vu dans les sanglantes annales du siècle. Bombardement de Dantzig, héroïquement supporté. Nos soldats habitués à des canonnades comme celle de la Moskowa, et méprisant la chance presque nulle à leurs yeux d'un éclat de bombe dans une ville spacieuse, ne s'inquiétaient pas plus de ce genre d'attaque que d'une fusillade hors de portée, et se bornaient à prendre pitié des habitants inoffensifs, et beaucoup plus exposés qu'eux à la pluie de feu qui tombait sur leur ville. Les assiégeants avaient fait un abominable calcul, celui de nous embarrasser beaucoup en mettant le feu aux amas de bois que contenait Dantzig. Le 1er novembre en effet le feu avait pris aux chantiers de Dantzig, et un incendie effroyable s'était allumé. Les habitants éperdus s'étaient enfuis ou cachés dans leurs caves, n'osant pas aller éteindre l'incendie sous les éclats des bombes. Nos soldats l'avaient essayé pour eux, et n'y avaient réussi que lorsque déjà ces vastes dépôts de bois étaient aux trois quarts consumés. D'immenses tourbillons de flammes ne cessaient de s'élever au-dessus de l'infortunée ville de Dantzig, au milieu du roulement d'un tonnerre continuel, sans que nos soldats parussent disposés à se rendre. Rapp ne cherchant pas à deviner ce que deviendrait cette guerre à la suite du désastre de Leipzig, croyant qu'il y avait des prodiges dont il ne fallait jamais désespérer avec Napoléon, s'en tenait à ses instructions, qui lui enjoignaient de ne livrer Dantzig que sur un ordre écrit et signé de la main impériale. En conséquence, ayant encore 18 mille hommes pour se défendre, quelques bœufs de la Nogat pour se nourrir, il laissait tirer les Anglais, brûler les bois de Dantzig, et attendait pour se rendre que l'ordre de Napoléon arrivât, ou que la France fût détruite, ou que l'ennemi fût entré par la brèche. Modlin et Zamosc après avoir fait leur devoir avaient capitulé. Les garnisons polonaises avaient été conduites en captivité.

Voilà comment sur l'Elbe, l'Oder et la Vistule, vivaient ou mouraient les 190 mille soldats laissés si loin du Rhin qu'ils auraient pu rendre invincible! Voilà comment s'était terminée cette campagne de 1813, qui était destinée à réparer les désastres de la campagne de 1812, et qui les aurait réparés en effet, si Napoléon avait su borner ses désirs.

Caractères de la campagne de 1813 en Saxe. Cette grande et terrible campagne, sans égale jusqu'ici dans l'histoire des siècles, par l'immensité de la lutte, par la variété des péripéties et des combinaisons, par l'horrible effusion du sang humain, est marquée en ce qui concerne Napoléon d'un trait particulier et significatif, que nous avons déjà signalé, c'est d'avoir achevé de tout perdre, en voulant regagner d'un seul coup tout ce qu'il avait perdu. Avec la seule volonté d'arrêter l'ennemi dans son essor victorieux, de rétablir le prestige de nos armes, et ce résultat obtenu de transiger sur des bases qui laissaient la France encore plus grande qu'il ne fallait, Napoléon aurait infailliblement triomphé. Causes qui firent échouer toutes les combinaisons de Napoléon dans cette campagne. Effectivement si après Lutzen et Bautzen, ses armes étant redevenues victorieuses par son génie et la bravoure inexpérimentée de ses jeunes soldats, il avait poussé les Russes et les Prussiens jusqu'à la Vistule, sans accepter l'armistice de Pleiswitz, il les aurait séparés des Autrichiens, et très-certainement il eût mis la coalition dans une complète déroute. Mais pour le faire impunément, il aurait fallu être prêt à donner une réponse satisfaisante à l'Autriche qui le pressait de s'expliquer tout de suite sur les conditions de la paix! Quelque long qu'ait été ce tragique récit, on se rappelle, hélas! pour quel motif Napoléon s'arrêta: ce fut, avons-nous dit, pour préparer une armée contre l'Autriche, et être en mesure de ne pas subir ses conditions, même les plus modérées. Pour ce triste motif il s'arrêta, et il laissa volontairement la Russie et la Prusse à portée de l'Autriche, en mesure de lui tendre la main, et de s'unir à elle.

Pendant ce funeste armistice, on a vu encore combien il eût été facile à Napoléon, en sacrifiant le duché de Varsovie qui ne pouvait pas survivre à la campagne de Russie, en renonçant au protectorat du Rhin qui n'était qu'un inutile outrage à l'Allemagne, en restituant enfin les villes anséatiques que nous ne pouvions ni défendre ni faire servir avantageusement à notre commerce, on a vu combien il lui eût été facile de garder le Piémont, la Toscane, Rome en départements français, la Westphalie, la Lombardie, Naples, en royaumes vassaux du grand empire! Hambourg, possession impossible pour nous, le protectorat du Rhin, titre vain s'il en fut, furent les causes d'une rupture insensée. Pourtant la résolution de continuer la guerre étant prise, c'était le cas de profiter de l'armistice pour retirer de Zamosc, de Modlin, de Dantzig, de Stettin, de Custrin, de Glogau, les 60 mille hommes que nous n'avions plus aucune raison politique ni militaire d'y laisser, puisque l'Elbe devenait le siége de nos opérations, et leur limite autant que leur appui. Napoléon cette fois encore, par le désir et l'espérance d'être reporté par une seule victoire sur l'Oder et la Vistule, persista dans ce déplorable sacrifice, qui devait en entraîner bien d'autres! Afin de pouvoir donner la main à ses garnisons, il étendit le cercle de cette guerre concentrique, qui lui avait jadis si bien réussi sur l'Adige en la resserrant autour de Vérone, il l'étendit à quarante lieues du côté de Goldberg, à cinquante du côté de Berlin, remporta la belle victoire de Dresde, mais au moment d'en recueillir le fruit à Kulm, fut rappelé par les désastres de ses lieutenants laissés trop loin de lui, voulut courir à eux, arriva trop tard, s'épuisa deux mois en courses inutiles, vit disparaître le prestige des victoires de Lutzen, de Bautzen et de Dresde, n'eut bientôt plus autour de lui que des soldats exténués, des généraux déconcertés, des ennemis exaltés par des triomphes inattendus, et enfin tandis qu'une simple retraite sur Leipzig en y amenant tout ce qui restait sur l'Elbe, l'eût sauvé encore une fois, sans éclat mais avec certitude, il essaya, voulant toujours rétablir ses affaires par un coup éclatant, il essaya sur Düben des manœuvres savantes, d'une conception admirable, péchant malheureusement par les moyens d'exécution qui ne répondaient plus à l'audace des entreprises, se trouva comme pris lui-même au piége de ses propres combinaisons, et succomba dans les champs de Leipzig, après la plus terrible bataille connue, bataille où périrent, chose horrible à dire, plus de cent vingt mille hommes, puis rentra sur le Rhin avec 40 mille hommes armés, 60 mille désarmés, laissant sur la Vistule, l'Oder, l'Elbe, 170 mille Français condamnés à défendre sans profit des murailles étrangères, tandis que les murailles de leur patrie n'avaient pour les défendre que des bras impuissants de jeunesse ou de vieillesse!

Certes, nous le répéterons, Napoléon ne fut, dans ces jours funestes, ni moins fécond en vastes combinaisons, ni moins énergique, ni moins imperturbable dans le danger, mais il fut toujours l'ambitieux dont les insatiables désirs troublaient et pervertissaient l'immense génie. En 1812, pour avoir entrepris l'impossible, il essuya un revers éclatant. En 1813, pour ne pas se borner à réparer ce revers, mais pour vouloir l'effacer en entier et tout d'un coup, il s'en prépara un aussi éclatant et plus irréparable, parce que ce dernier emportait jusqu'à l'espérance. Ainsi un premier revers pour avoir voulu dépasser le terme du possible, un second pour vouloir réparer entièrement le premier, tels étaient les échelons successifs par lesquels il descendait dans l'abîme! Il ne lui en fallait plus qu'un seul pour arriver au fond. Napoléon s'arrêterait-il sur cette pente fatale? Les coalisés immobiles depuis qu'ils étaient parvenus au bord du Rhin, tremblant à l'idée de franchir cette limite redoutable, étaient résolus à lui offrir la France, la vraie France, celle qu'enferment et protégent si puissamment le Rhin et les Alpes, celle que la révolution lui avait léguée, et dont après Marengo et Hohenlinden il s'était contenté. S'en contenterait-il en 1814? Telle était la dernière question que le sphinx de la destinée allait proposer à son orgueil. Suivant la réponse qu'il ferait, il devait finir sur le plus grand des trônes, ou dans le plus profond des abîmes. Oublions un moment cette histoire de 1814 et de 1815, que nous connaissons tous, de manière à ne pouvoir l'oublier; effaçons de notre mémoire le bruit que fit à nos oreilles, jeunes alors, la chute de ce trône glorieux, plaçons-nous au mois de décembre 1813, tâchons d'ignorer ce qui se passa en 1814, et posons-nous la question qui allait être posée à Napoléon. Eh bien, lequel de nous, après avoir lu le récit des campagnes de Russie et de Saxe, lequel de nous peut douter de la réponse? Le caractère des hommes, est la cause principale de leur destinée. Hélas! les hommes portent dans leur caractère une destinée qu'ils cherchent autour d'eux, au-dessus d'eux, partout en un mot, excepté en eux-mêmes, où elle réside véritablement, laquelle, suivant qu'ils cèdent à leurs passions ou à leur raison, les perd ou les sauve, quoi qu'ils puissent faire, quelque génie qu'ils puissent déployer! Et lorsqu'ils se sont perdus, ils s'en prennent à leurs soldats, à leurs généraux, à leurs alliés, aux hommes, aux dieux, et se disent trahis par tous, quand ils l'ont été par eux seuls!

FIN DU LIVRE CINQUANTIÈME
ET DU TOME SEIZIÈME.

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