Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 16 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française
Ce combat avait duré environ quatre heures, et près de cinq mille ennemis jonchaient cette plaine marécageuse, lorsque le général Blucher eut enfin l'idée de diriger sur notre droite une attaque vigoureuse contre le village de Bleddin, défendu par les Wurtembergeois. La colonne d'attaque ayant remonté le bord du fleuve à la faveur de quelques bois, assaillit Bleddin avec fureur, car c'était la seule route qui pût s'ouvrir à l'armée de Silésie, et elle finit par l'enlever aux Wurtembergeois qui n'étaient guère plus de deux mille. À cette vue le général Bertrand lança la brigade Hullot de la division Morand, sur le flanc de la colonne ennemie. Cette brigade renversa trois bataillons, les écrasa, mais arriva trop tard pour sauver Bleddin, où déjà l'ennemi avait réussi à s'établir. Le général Hullot fut obligé de revenir derrière la digue, et de rejoindre la division Morand.
Pertes considérables de Blucher. Sans cette dernière attaque à découvert, nos pertes n'auraient pas dépassé une centaine d'hommes; mais cette sortie nous en coûta deux ou trois cents. Les Wurtembergeois de leur côté, en défendant vaillamment Bleddin, en perdirent un certain nombre. Toutefois nous n'eûmes pas plus de 500 hommes hors de combat, tandis que l'ennemi en eut cinq ou six mille. Cette superbe affaire, l'une des plus remarquables de nos longues guerres, et qui faisait grand honneur aux généraux Bertrand, Morand, Hullot, ne pouvait cependant, Bleddin étant pris, empêcher l'armée de Silésie de déboucher. Le 4e corps obligé néanmoins de se replier sur Kemberg. Le général Bertrand dut donc rétrograder sur Kemberg, pour se rapprocher du général Reynier et de la division Dombrowski, établis le long de la Mulde de Düben à Dessau. (Voir la carte no 58.) Les prisonniers recueillis nous apprirent qu'on avait eu sur les bras toute l'armée de Silésie, qui avait ainsi passé l'Elbe, et se trouvait sur la droite de Ney. Bernadotte passe l'Elbe de son côté dans les environs de Dessau. D'autres reconnaissances nous révélèrent que l'armée du Nord avait commencé à franchir l'Elbe au-dessous de Wittenberg, de Roslau à Barby, et que Ney l'avait par conséquent sur sa gauche. Voici quelle était la configuration des lieux sur lesquels ces deux armées tendaient à se réunir contre le corps du maréchal Ney.
L'Elbe qui de Dresde à Wittenberg coule obliquement du sud-est au nord-ouest, coule de Wartenbourg à Roslau, et presque jusqu'à Barby, de l'est à l'ouest, c'est-à-dire, par rapport à la position que nous venions de prendre, de notre droite à notre gauche. De Wittenberg à Barby l'Elbe recueille la Mulde d'abord, qui s'y jette vers Dessau, et puis la Saale, qui y tombe près de Barby. Ainsi le maréchal Ney avait sur sa droite l'Elbe, coulant latéralement à lui jusqu'à Wittenberg, puis sur son front l'Elbe encore se redressant à Wittenberg, passant devant lui, et puis à sa gauche la Mulde venant à Dessau se jeter dans l'Elbe. Position de Ney ayant Blucher à sa droite, Bernadotte à sa gauche. Ney se trouvait donc entre Blucher qui avait passé l'Elbe sur sa droite à Wartenbourg, et Bernadotte qui ayant passé l'Elbe au-dessous du confluent de la Mulde, remontait la Mulde sur sa gauche. Il rétrograde lentement en remontant entre l'Elbe et la Mulde. Il avait, il est vrai, l'avantage de posséder tous les ponts de la Mulde, puisqu'il avait conservé Düben, Bitterfeld, Dessau, d'être dès lors en mesure de manœuvrer sur les deux bords de cette rivière, et de pouvoir s'en couvrir tantôt contre Blucher, tantôt contre Bernadotte. Malheureusement il comptait à peine 40 mille hommes, tandis que Blucher en avait 60 mille, et que Bernadotte après avoir laissé Tauenzien à la garde de ses ponts, en réunissait encore soixante et quelques mille. Il se conduisit avec beaucoup de prudence entre ces deux masses, tâchant de manœuvrer de manière à les tenir séparées, mais de manière aussi à pouvoir rétrograder rapidement vers Leipzig en remontant la Mulde. Concert établi entre Blucher et Bernadotte pour remonter sur Leipzig, pendant que l'armée de Bohême y descend. Pendant ce temps Blucher et Bernadotte cherchèrent à se voir, se virent en effet pour concerter leur plan d'opération, et tombèrent d'accord que dès qu'ils pourraient quitter sans danger les bords de l'Elbe, pour se porter derrière la Mulde et la remonter jusqu'à Leipzig, ils devraient l'entreprendre. Mais tous deux après avoir osé franchir l'Elbe devant les Français voulaient se ménager une porte de sortie, c'est-à-dire construire l'un à Wartenbourg, l'autre à Roslau, des têtes de pont parfaitement solides, afin de repasser l'Elbe en sûreté si la fortune était contraire aux armes de la coalition. Il ne leur fallait pas moins de trois à quatre jours pour vaquer à ces soins de première nécessité.
Marmont vient au secours de Ney, et Murat observe l'armée de Bohême. Pendant que ces événements se passaient entre l'Elbe et la Mulde, le maréchal Marmont, que ses instructions autorisaient à se rendre là où le péril lui semblerait le plus grand, s'était hâté au premier appel du maréchal Ney de quitter Leipzig et de descendre la Mulde avec son corps d'armée et la cavalerie du général Latour-Maubourg. Il s'était arrêté à Eilenbourg, derrière le maréchal Ney qui s'était replié sur Düben.
De son côté Murat chargé d'observer les débouchés de la Bohême, s'était avancé avec Poniatowski, Lauriston, Victor et les 4e et 5e de cavalerie, de Mittweida jusqu'à Frohbourg, longeant le pied de l'Erz-Gebirge et couvrant Leipzig. (Voir la carte no 58.) Les têtes de colonnes de l'armée de Bohême étaient maintenant très-visibles, et débouchaient en deux masses principales, de Commotau sur Chemnitz, de Carlsbad sur Zwickau. Ney, Marmont et Murat avaient exactement mandé à Napoléon tout ce qui s'était passé sous leurs yeux.
Des nouvelles venues de tous côtés, révèlent à Napoléon les mouvements des armées ennemies. Napoléon reçut le 5 octobre au matin le rapport du beau combat de Wartenbourg, et le 5, dans la journée, le détail de tous les mouvements opérés par ses divers corps d'armée. Comme on lui disait que le rassemblement qui s'était présenté à Wartenbourg, et qui avait réussi à franchir l'Elbe sur ce point, était l'armée de Silésie, il fit sur-le-champ exécuter une nouvelle reconnaissance en avant de Dresde, c'est-à-dire au delà de l'Elbe, et il sut que la sécurité fondée sur les reconnaissances des 22 et 23 septembre avait été trompeuse, car Blucher venait de défiler du 25 au 30 pour se porter sur Wittenberg. Dès ce moment il était évident qu'on n'avait plus devant soi à Dresde qu'un rideau de troupes, et que les armées de Silésie et du Nord réunies sur l'Elbe inférieur, l'avaient traversé pour remonter en commun le long de la Mulde jusqu'à la hauteur de Leipzig, tandis que la grande armée de Bohême allait y descendre des montagnes, ce qui devait prochainement amener la réunion tant prévue de toutes les forces de la coalition sur nos derrières.
Ses promptes et admirables combinaisons pour combattre alternativement les deux armées qui lui sont opposées. Napoléon n'en fut ni ému ni troublé. C'était l'annonce de ce qu'il désirait ardemment, c'est-à-dire d'une bataille générale, et dans sa confiance il ne craignait même qu'une chose, c'est qu'après un mouvement si audacieux les coalisés n'eussent pas le courage de persister dans leur entreprise, et qu'ils ne cherchassent à se dérober. Qu'il fallût rétrograder de Dresde pour marcher sur eux, ce n'était pas à mettre en doute. Mais sur laquelle des deux masses se jetterait-il d'abord, afin de les battre l'une après l'autre? c'était la seule question à poser, et celle-là même ne le fit pas hésiter un instant. L'armée de Bohême n'était pas près d'arriver à Leipzig; d'ailleurs Murat avec 40 mille hommes, en trouvant une douzaine de mille à Leipzig, devant recevoir bientôt les douze mille d'Augereau, ce qui lui procurerait plus de 60 mille hommes, pouvait prendre des positions successives pour couvrir Leipzig, gagner ainsi quelques jours, tandis que Napoléon, à qui il ne fallait que trois marches pour se porter à Düben sur la Mulde, aurait le temps de se jeter entre Blucher et Bernadotte, de les accabler l'un et l'autre, puis de revenir sur l'armée de Bohême et de la battre à son tour. Si cette armée qui tant de fois ne s'était montrée que pour se dérober presque aussitôt, ne l'attendait pas, et se hâtait de rentrer en Bohême, au lieu de courir après elle il se mettrait à la poursuite de Bernadotte et de Blucher vaincus, les suivrait l'épée dans les reins jusqu'à Berlin, réaliserait ainsi son projet favori de tendre une main secourable à ses garnisons de l'Oder et de la Vistule, et probablement dans ce cas transporterait le théâtre de la guerre sur le bas Elbe, où il avait les deux puissants points d'appui de Magdebourg et de Hambourg.
C'étaient là les chances les plus heureuses, et Napoléon, bien que très-confiant encore, n'était pas assez aveugle pour ne pas admettre aussi les chances malheureuses, surtout en voyant l'acharnement des coalisés. C'est dans cette prévision qu'il avait envoyé le général Rogniat à Mersebourg, pour s'y ménager des moyens certains de retraite sur la Saale. Si les événements étaient sinon fâcheux, du moins indécis, il se replierait sur la Saale, et en ferait sa nouvelle ligne d'opération pour plus ou moins longtemps, selon les moyens de résistance qu'il trouverait sur cette ligne.
Dans ces divers cas tout semblait devoir aboutir à l'évacuation de Dresde, et de la partie du cours de l'Elbe comprise de Kœnigstein à Torgau. Si, en effet, après avoir vaincu l'armée de Silésie et du Nord Napoléon allait s'établir tout à fait sur le bas Elbe, ou bien si ayant eu des revers en Saxe il était obligé de repasser la Saale, il devait dans ces deux hypothèses renoncer à Dresde. Il est vrai aussi que si après avoir battu les armées de Silésie et du Nord il pouvait battre encore l'armée de Bohême, il était maître de la campagne au point de n'avoir besoin de rien évacuer. Mais c'était le cas le plus favorable, et la prudence ne permettait pas d'y compter assez pour en faire la base de ses calculs. Napoléon disposa les choses de manière à rendre son mouvement complet, et à évacuer jusqu'à la ville de Dresde elle-même. Départ de Dresde les 6 et 7 octobre au matin. En conséquence il fit partir le 6 au matin toute la garde, jeune et vieille, pour le bas Elbe, c'est-à-dire pour Meissen. Le 3e corps (celui de Souham) s'était acheminé sur Torgau au premier bruit du combat de Wartenbourg. Préparatifs pour l'évacuation de Dresde, où restent encore les corps de Saint-Cyr et de Lobau. Il ordonna également à Macdonald de partir du camp de Dresde pour Meissen, mais en longeant la rive droite, ce qui était sans danger, l'armée de Silésie n'étant plus dans les environs, et ce qui avait en outre l'avantage de ne pas encombrer la rive gauche. La garde, les corps de Souham et de Macdonald, comprenaient environ 75 mille hommes, lesquels en deux jours allaient être près de Ney, et en trois sur l'ennemi. Restaient à Dresde les corps du comte de Lobau (le 1er), du maréchal Saint-Cyr (le 14e), comptant sept divisions et environ 30 mille hommes. C'était une force considérable, qui dans les diverses hypothèses que nous venons d'énumérer n'était pas nécessaire à Dresde, et qui sur l'un des deux champs de bataille où l'on s'attendait à combattre, pouvait et devait même décider la victoire. Napoléon fit appeler le maréchal Saint-Cyr qui commandait les deux corps, et lui causa une grande satisfaction en lui exposant ses vues, car ce maréchal, outre qu'il était cette fois de l'avis de Napoléon, appréhendait fort d'être laissé à Dresde. Napoléon lui traça ensuite tout ce qu'il aurait à faire pour l'évacuation de cette ville. D'abord il devait évacuer successivement Kœnigstein, Lilienstein, Pirna, lever en même temps les ponts établis sur ces divers points, réunir les bateaux qui en proviendraient, en conserver une partie à Dresde même pour le cas où l'on y retournerait, charger les autres de vivres, de munitions, de blessés, et les expédier sur Torgau. Tout en faisant ces choses qui ressemblaient si fort à une évacuation définitive, le maréchal Saint-Cyr devait dire hautement qu'on ne songeait pas à quitter Dresde, que loin de là on allait s'y établir, et se servir de ce langage pour ôter aux habitants la velléité de s'agiter. Puis ces dispositions terminées, ses trente mille hommes tenus sur pied, il devait décamper au premier signal, et rejoindre Napoléon par Meissen. Telles furent les instructions données à ce maréchal, et plût au ciel qu'elles eussent été maintenues! le sort de la France et du monde eût été probablement changé!
Pénible situation de la cour de Saxe, les Français devant quitter Dresde. Restait à s'expliquer avec la cour de Saxe. On ne pouvait sans inhumanité, et vraisemblablement aussi sans péril, laisser à Dresde, au milieu de tous les hasards, cette cour si timide, si peu habituée aux horreurs de la guerre. On l'exposerait ainsi à être témoin d'une attaque formidable repoussée par des moyens extrêmes, ou bien si on la menait avec soi, on la ferait peut-être assister à quelque horrible bataille, comme les hommes n'en avaient jamais vu. L'alternative était cruelle. Napoléon lui offrit le choix ou de rester à Dresde, ou d'accompagner le quartier général. Le bon roi Frédéric-Auguste, qui ne voyait plus d'autre ressource que de s'attacher à la fortune de Napoléon, aima mieux être avec lui qu'avec un de ses lieutenants, avec 200 mille hommes qu'avec 30 mille. Cette cour veut suivre Napoléon. Il exprima le désir de suivre Napoléon partout où il irait. Il fallait donc se résoudre à traîner après soi cette cour nombreuse, remplie de vieillards, de femmes, d'enfants, car il y avait des frères, des sœurs, des neveux, dignes et respectables gens accoutumés à la vie la plus douce, la plus régulière, se levant, mangeant, se couchant, priant Dieu toujours aux mêmes heures, et rappelant, au scandale près, la simplicité, l'ignorance, la timidité des Bourbons d'Espagne. Dispositions ordonnées pour lui rendre le voyage supportable. Napoléon voulut autant que possible les faire marcher en pleine sécurité, avec tous les honneurs qui leur étaient dus, et ce n'était pas chose aisée au milieu des six cent mille hommes, des trois mille bouches à feu, et des vingt mille voitures de guerre, qui allaient pendant quinze jours circuler à quelques lieues les uns des autres. Il décida que lui partant le 7 octobre avec ce qu'il appelait le petit quartier général, c'est-à-dire avec Berthier, avec ses aides de camp, avec un ou deux secrétaires et quelques domestiques, le grand quartier général, composé des administrations de l'armée, de la chancellerie de M. de Bassano, des parcs généraux, escorté par quatre mille hommes, partirait le lendemain 8. Le roi de Saxe, protégé par une division de la vieille garde, devait s'y joindre avec ses nombreuses voitures. M. de Bassano, façonné à la vie des camps, et ayant appris de son maître à ne rien craindre, avait mission de suivre le roi de Saxe pour lui tenir compagnie, pour le mettre au courant des nouvelles, et le rassurer en lui peignant tout en beau quoi qu'il pût arriver. Un officier de la vieille garde devait toujours être à sa portière pour écouter ses moindres désirs, et y satisfaire. C'est ainsi, et à travers les embarras des plus vastes armées qu'on eût jamais vues, embarras dont il n'était pas le moindre, que l'excellent roi de Saxe allait voyager, marchant à petites journées, entendant la messe chaque matin, vivant en un mot comme à Dresde, à la suite de son terrible allié qui marchait, lui, presque jour et nuit, dormait et mangeait à peine, travaillait presque sans interruption, bien qu'il eût acquis dès lors l'embonpoint de l'un de ces princes amollis des vieilles dynasties. Mais une âme de fer, un génie prodigieux, un orgueil de démon, animaient ce corps déjà souffrant et alourdi, et le remuaient comme celui d'un jeune homme!
Arrivée de Napoléon à Wurtzen. Ayant acheminé une partie de ses troupes le 6 octobre, l'autre partie le 7, Napoléon se mit lui-même en route dans la journée du 7, et après une station de quelques heures à Meissen, il poussa jusqu'à Seerhausen, sur le chemin de Wurtzen. Sa grande expérience de la guerre lui avait appris que c'était vers minuit ou une heure du matin que les nouvelles les plus importantes arrivaient, parce que les généraux placés à dix ou quinze lieues expédiaient à la chute du jour le récit de ce qu'ils avaient fait dans la journée, par des officiers qui en cinq ou six heures exécutaient le trajet à cheval, ce qui procurait la connaissance des événements quelquefois à minuit, quelquefois à une heure du matin. Sa manière de travailler, et son activité prodigieuse. En dépêchant la réponse sur-le-champ, les ordres nécessaires parvenaient le lendemain matin, encore assez tôt pour être exécutés, et des corps placés à une grande distance agissaient ainsi sous l'inspiration de Napoléon comme s'ils avaient été auprès de lui. De cette manière la nuit, indispensable au repos des troupes, avait suffi pour demander des instructions et les obtenir. Mais cette prodigieuse machine ne pouvait recevoir l'impulsion qu'à condition que le génie, moteur principal, serait toujours debout et éveillé, du moins au moment le plus essentiel pour l'expédition des ordres. En conséquence, surtout depuis cette dernière campagne, Napoléon se couchait ordinairement à six ou sept heures du soir, se relevait à minuit, et dictait sa correspondance pendant toute la nuit. C'était en effet le cas de veiller sans cesse, ayant à mouvoir des masses immenses, au milieu d'autres masses immenses, et à les mouvoir avec une précision rigoureuse. Napoléon arrivé à Seerhausen lut quelques lettres, expédia quelques réponses, prit ensuite un peu de repos, et repartit dans la nuit pour Wurtzen, où il arriva le 8 d'assez bonne heure pour expédier ses ordres.
Napoléon s'était promis de prendre à Wurtzen une résolution définitive, et là de se diriger contre l'une ou l'autre armée ennemie. À Wurtzen il était sur la Mulde, à peu près à la hauteur de Leipzig sur la Pleisse, et pouvant se rendre à Leipzig ou à Düben dans le même espace de temps. Son projet en quittant Dresde avait été d'ajourner jusqu'à Wurtzen même ses résolutions définitives. Là il devait ou se diriger tout de suite sur Leipzig, si Murat poussé vivement ne pouvait plus tenir tête à l'armée de Bohême, ou bien si Murat avait le moyen de se soutenir quelques jours encore, descendre la Mulde jusqu'à Düben, et se débarrasser des armées de Silésie et du Nord, en les rejetant au delà de l'Elbe. Il devait aussi donner au maréchal Saint-Cyr le signal attendu de l'évacuation de Dresde.
Jugeant le danger plus grand du côté de Ney, il marche avec 75 mille hommes sur Düben. Pendant toute la route il avait reçu des nouvelles, soit des débouchés de la Bohême (c'est-à-dire de sa gauche depuis qu'il tournait le dos à Dresde et la face à Leipzig), soit de l'Elbe et de la Mulde inférieure, c'est-à-dire de sa droite. Toutes s'accordaient à montrer le danger comme plus pressant de ce dernier côté, car Blucher et Bernadotte réunis étaient prêts à se jeter sur Ney, tandis que Murat, bien qu'il vît distinctement déboucher de Commotau sur Chemnitz, de Zwickau sur Altenbourg, deux fortes colonnes, n'était cependant pas encore serré d'assez près pour que l'on eût à concevoir des craintes sur son compte. De plus un fâcheux désaccord survenu entre Ney et Marmont était une raison assez urgente d'aller à eux. Voici ce qui s'était passé. Ney, après le combat de Wartenbourg, ayant rétrogradé jusqu'à Düben, et ayant pressé Marmont de venir à son secours, ce que celui-ci venait de faire en se portant à Eilenbourg, avait tout à coup quitté sa position, et passé derrière Marmont pour se rapprocher de l'Elbe dans la direction de Torgau. Singulier conflit entre Ney et Marmont. De la sorte Marmont, au lieu d'être placé en appui, se trouvait en tête, et assez compromis, outre que Leipzig par le mouvement qu'on avait exigé de lui, restait exposé aux entreprises de Bernadotte et de Blucher. Le motif qui avait déterminé le maréchal Ney à ce mouvement inexplicable, n'était autre que le désir de rallier à lui le 3e corps (général Souham). Ne se croyant pas capable d'exécuter grand'chose avec les corps de Reynier et de Bertrand (7e et 4e corps), il avait voulu recueillir lui-même, et le plus tôt possible, ce 3e corps qu'il avait longtemps commandé, et sur lequel il comptait beaucoup. Marmont ne sachant que penser de la conduite de Ney, et craignant pour Leipzig, avait à son tour rétrogradé jusqu'à Taucha.
Il y avait donc pour se jeter à droite sur la Mulde, le double motif de frapper d'abord Bernadotte et Blucher, puisqu'on en avait le temps, et de mettre d'accord des lieutenants désunis. Napoléon prit sur-le-champ son parti, et résolut de marcher de Wurtzen sur Eilenbourg, c'est-à-dire de descendre la Mulde avec les 75 mille hommes qu'il amenait, en reportant en avant Ney et Marmont. Il espérait ainsi en cheminant entre la Mulde et l'Elbe aussi loin qu'il le faudrait, gagner de vitesse Bernadotte et Blucher, et les rencontrer avant qu'ils eussent le temps de repasser l'Elbe. Les ayant toujours vus s'éloigner dès qu'il arrivait, son souci n'était pas de les éviter, quelque forts qu'ils pussent être, mais de les atteindre, car il craignait qu'ils n'eussent bientôt peur de ce qu'ils avaient tenté, et qu'ils ne cherchassent encore à s'enfuir à son approche. Ils n'en étaient plus là malheureusement, et plusieurs avantages successivement obtenus sur ses lieutenants, les avaient enhardis jusqu'à le redouter lui-même beaucoup moins qu'auparavant!
Blucher et Bernadotte battus, Napoléon se proposait de revenir sur le prince de Schwarzenberg, si celui-ci avait persisté à s'avancer avec l'armée de Bohême, ou s'il s'était replié à la nouvelle d'une bataille perdue, de continuer à poursuivre Blucher et Bernadotte jusqu'à Berlin peut-être.
Napoléon se décide à suivre les deux rives de la Mulde. En conséquence il prescrivit au maréchal Ney de se reporter en avant avec Reynier, Bertrand, Dombrowski, Souham, et la cavalerie de Sébastiani (2e de réserve) qu'on avait attachée à son armée pour remplacer celle du duc de Padoue. Il lui ordonna de descendre entre la Mulde et l'Elbe, la gauche à la Mulde, la droite à l'Elbe, en se couvrant de sa cavalerie pour n'être pas surpris, et pour surprendre au contraire tous les mouvements de l'ennemi. Il ramena Marmont en avant, le fit marcher par la rive gauche de la Mulde presque à la hauteur de Ney, qui était sur la rive droite, et chemina lui-même avec toute la garde et Macdonald derrière ses deux lieutenants.
Instructions à Murat pour lui tracer la conduite à tenir pendant que Napoléon sera aux prises avec les armées de Silésie et du Nord. En même temps il fit part à Murat de ce qu'il avait projeté contre les armées réunies du Nord et de Silésie, lui recommanda de ne pas s'engager, de côtoyer sans le heurter l'ennemi qui débouchait de la Bohême, de se tenir toujours entre lui et Leipzig, où il trouverait de vingt à vingt-quatre mille hommes de renfort, ce qui lui procurerait soixante et quelques mille combattants. Napoléon en effet avait placé le duc de Padoue à Leipzig, avec une partie du 3e corps de cavalerie (distrait de l'armée de Ney pour courir après les partisans), lui avait donné en outre les bataillons de marche arrivés de Mayence, et l'ancienne division Margaron. Cette réunion pouvait former une douzaine de mille hommes de troupes actives, et 24 mille en y comprenant Augereau qui s'approchait. Napoléon ordonna à ceux-ci de se bien tenir sur leurs gardes, surtout du côté de la basse Mulde, de crainte que Bernadotte et Blucher ne fissent en se dérobant quelque tentative sur Leipzig. Par malheur, à toutes ces instructions si bien calculées, Napoléon ajouta une résolution justifiable dans le moment, mais infiniment regrettable. Il suspendit l'évacuation de Dresde à laquelle le maréchal Saint-Cyr était tout préparé. Il ne la contremanda pas précisément, mais il prescrivit de la différer, par le motif que l'ennemi s'engageant à fond, soit du côté de la Bohême, soit du côté de la Mulde et de l'Elbe, la bataille tant désirée devenait certaine, la victoire aussi, et qu'alors il serait bien heureux d'avoir conservé Dresde, où le quartier général rentrerait presque aussitôt qu'il en serait sorti. C'était évidemment parce que la grande bataille approchait qu'il eût fallu concentrer ses forces; mais Napoléon raisonnait ici pour Dresde comme il avait raisonné pour Dantzig, pour Stettin, Custrin, Glogau, avec l'espoir téméraire de refaire d'un seul coup une fortune compromise par des causes supérieures et déjà presque insurmontables.
Arrivée de Napoléon à Eilenbourg le 10 octobre au matin. Ayant passé à Wurtzen la soirée du 8 et la journée du 9, afin de laisser à ses troupes le temps d'arriver en ligne, Napoléon en partit le 10 dans la nuit, et parvint à quatre heures du matin à Eilenbourg. Il se mit lui-même à la tête de la cavalerie légère de sa garde, et marcha entouré de tous ses corps sur Düben, point essentiel où l'on devait rencontrer l'ennemi, et peut-être la bataille qu'on souhaitait avec ardeur. Marche imposante de Napoléon, à cheval sur la Mulde avec 140 mille hommes. Dans ces moments suprêmes, Napoléon se tenait de sa personne au milieu de ses troupes, le plus souvent à l'avant-garde. Il s'avançait avec 140 mille hommes environ dans l'ordre suivant. Ney en tête avec ce qui lui restait de la cavalerie du duc de Padoue (3e de réserve), avec le corps de Sébastiani (2e de réserve), descendait sur Düben, ayant à gauche Reynier au delà de la Mulde, au centre Dombrowski et Souham sur la Mulde même, à droite Bertrand marchant presque à égale distance de la Mulde et de l'Elbe. Distribution des divers corps d'armée sur l'une et l'autre rive de la Mulde. Napoléon suivait exactement dans le même ordre, ayant la cavalerie de la garde et de Latour-Maubourg en tête, Marmont formant la gauche sur un côté de la Mulde, toute la garde formant le centre sur la Mulde même, Macdonald formant la droite, entre la Mulde et l'Elbe. À deux journées en arrière venait le grand quartier général avec tous les parcs, et notamment avec les bons princes saxons cheminant du pas qui convenait à leurs habitudes. Napoléon leur expédiait à chaque instant des nouvelles. Jamais marche plus profondément calculée et plus vaste ne s'était exécutée dans aucune guerre. On s'avançait avec une précaution extrême, s'attendant à toute heure à voir apparaître l'ennemi, et le désirant vivement. On l'apercevait en effet dans toutes les directions, mais se repliant, et cette fois encore Napoléon put craindre de voir les coalisés, recommençant leur tactique d'offensive contre ses lieutenants, de retraite devant lui, se soustraire de nouveau à ses coups. Voici cependant ce qui s'était passé de leur côté.
Marche de Blucher et de Bernadotte. Blucher dans une entrevue qu'il avait eue avec le prince de Suède le 7, en présence des principaux officiers des deux états-majors, était convenu avec lui de marcher en commun sur Leipzig, croyant n'avoir affaire qu'aux maréchaux Ney et Marmont. Le mouvement des armées du Nord et de Silésie devait commencer dès qu'elles auraient assuré par de fortes têtes de pont leurs moyens de repasser l'Elbe, dans le cas où elles seraient contraintes de battre en retraite. Leur entrevue, et leur antipathie réciproque. Les deux chefs de ces armées étaient loin de se plaire. La fierté, l'impétuosité, la défiance offensante de Blucher avaient peu satisfait Bernadotte, et la timidité de Bernadotte, cachée sous une morgue singulière, n'avait excité ni l'estime ni la confiance de Blucher. De froids égards avaient à peine dissimulé leur antipathie réciproque, et du reste ils s'étaient quittés en se promettant un concert d'autant plus nécessaire, qu'ils étaient engagés dans des opérations plus périlleuses. En apprenant l'arrivée de Napoléon, ils prennent le parti de se réunir tous les deux derrière la Mulde, pour se mettre à couvert. Le 9, des avis secrets venus du pays même avaient averti Bernadotte et Blucher de l'approche de Napoléon avec toutes ses réserves. C'en était assez pour troubler le futur roi de Suède, et pour lui faire prendre la résolution de repasser l'Elbe. Blucher qui n'en était pas d'avis, avait envoyé un de ses officiers au camp suédois, pour s'entendre sur ce nouvel incident. Bernadotte s'était hâté de déclarer qu'il allait se reporter derrière l'Elbe pour s'épargner un désastre, à moins que l'armée de Silésie ne vînt le rejoindre au delà de la Mulde, afin de réunir en une seule masse les armées du Nord et de Silésie[23]. L'avis était sensé, et le moindre des généraux l'eût conçu et adopté sans contestation. Aussi le général Blucher s'était-il empressé de s'y conformer, bien que ce mouvement eût l'inconvénient de lui faire perdre son pont de Wartenbourg. Il fut donc arrêté que dans la journée du 10 le général d'York, formant actuellement la droite de l'armée de Silésie, passerait la Mulde à Jesnitz, que le général Langeron en formant le centre, la passerait à Bitterfeld, et enfin que le général Sacken qui était devenu sa gauche, la passerait à Düben. Tous les corps de l'armée de Silésie étaient ainsi en mouvement, défilant devant nous de notre droite à notre gauche, le long du contour que la Mulde décrit de Düben à Bitterfeld. (Voir la carte no 58.) Le corps d'York n'avait qu'un pas à faire pour passer à Jesnitz. Celui de Langeron n'avait à franchir que les quatre lieues de Düben à Bitterfeld. Mais Sacken, qui était à Mokrehna entre la Mulde et l'Elbe, avait au contraire beaucoup plus de chemin à parcourir pour venir à Düben, et surtout à manœuvrer très-près des Français, ce qui rendait pour lui le trajet singulièrement périlleux.
Pendant que Blucher défile de notre droite à notre gauche pour passer la Mulde, Ney heurte fortement le corps de Langeron. Tandis que dans la journée du 10 l'armée française à cheval sur la Mulde descendait cette rivière vers Düben, le maréchal Ney marchant en tête, heurta vivement le corps de Langeron, qui était resté en arrière pour attendre le corps de Sacken et lui livrer le pont de Düben. Il le repoussa brusquement, et lui enleva un parc de 300 voitures. Sacken fort pressé par les troupes du général Bertrand, qui avaient cheminé entre la Mulde et l'Elbe, se retira comme il put, et trouvant Düben occupé par notre avant-garde, opéra un grand circuit pour venir traverser la Mulde à Raguhn.
Napoléon apprend par des prisonniers le mouvement qu'exécute l'armée de Silésie pour se couvrir en passant la Mulde. Napoléon entré à Düben vers deux heures de l'après-midi, se hâta d'interroger les prisonniers qu'on avait recueillis, sut qu'il avait en présence l'armée de Silésie tout entière, laquelle avait défilé, et défilait encore devant lui, pour aller gagner la Mulde sur notre gauche. Napoléon résolut de la poursuivre sur-le-champ dans toutes les directions. Il ordonna au maréchal Ney de se porter avec Souham à trois lieues sur la gauche, à Gräfenhaynchen, route de Dessau; aux généraux Dombrowski et Reynier de se porter à droite, sur Wittenberg, au bord de l'Elbe; au général Bertrand, avec son 4e corps et la cavalerie de Sébastiani, de se diriger sur Wartenbourg, également au bord de l'Elbe, afin d'y détruire les ponts de l'ennemi, à Macdonald enfin d'appuyer Bertrand. Il pousse tous ses corps en avant pour culbuter partout les détachements ennemis, et leur enlever leurs ponts de l'Elbe et de la Mulde. Tous devaient culbuter les corps de Blucher, qui surpris en marche ne pouvaient guère opposer de résistance, et leur enlever partout les moyens de passage de la Mulde et de l'Elbe, afin de nous les approprier exclusivement. Napoléon s'arrêta à Düben même avec la garde, la cavalerie de Latour-Maubourg et le corps du maréchal Marmont, pour y combiner ses mouvements ultérieurs.
Sachant que les armées de Silésie et du Nord sont réunies sur sa gauche et derrière la Mulde, Napoléon forme le projet de marcher sur elles d'abord, de les poursuivre à outrance dans la direction de Berlin, de laisser l'armée de Bohême descendre jusqu'à Leipzig, puis de la surprendre en remontant l'Elbe par la rive droite, et en se jetant sur elle par Torgau ou Dresde. À voir la manière dont les choses se présentaient, un souci le préoccupait fortement. Il savait que l'armée du Nord était sur sa gauche, derrière la basse Mulde, occupant les ponts de cette rivière, et ceux de l'Elbe au-dessous de sa réunion avec la Mulde, ayant par conséquent toute facilité pour repasser l'Elbe, et se soustraire à nos poursuites. Il savait que l'armée de Silésie, après avoir franchi l'Elbe à Wartenbourg sur notre droite, venait de défiler le long de notre front, pour traverser la Mulde à notre gauche, et se joindre à l'armée du Nord. Il n'y avait pas grande invraisemblance à supposer qu'elles allaient recommencer cette tactique évasive qui nous avait tant épuisés, et à notre approche repasser l'Elbe vers Acken ou Roslau. Pour Napoléon qui avait besoin d'une bataille décisive, et qui à chaque pas jonchait la route de jeunes gens malades ou dépités, c'était là un vrai malheur. Il était à craindre également qu'après avoir inutilement opéré un long trajet pour atteindre les armées de Silésie et du Nord, et voulant se rabattre ensuite sur l'armée de Bohême, il ne pût pas davantage atteindre celle-ci. Leur marche sur nos derrières annonçait sans doute des projets plus hardis que de coutume, mais elle pouvait bien signifier aussi le désir de ne combattre que lorsque les trois armées alliées seraient confondues en une seule. Or pour leur donner le courage de nous attendre, Napoléon ne pouvait cependant pas leur laisser l'avantage de se réunir, ce qui les aurait placées à notre égard dans la proportion de deux contre un, supériorité numérique trop dangereuse pour s'y exposer; et néanmoins, tant qu'il persisterait à s'interposer entre les deux masses ennemies, l'une descendant la Mulde, l'autre la remontant, il était présumable que chacune des deux individuellement menacée, chercherait à se dérober. Dans cette perplexité, ne voulant pas leur permettre de se réunir, et obligé de choisir celle qu'il attaquerait la première, il prit le parti de se jeter à outrance sur la masse qui était formée des armées de Silésie et du Nord, et pour les joindre, sans perdre le moyen de revenir plus tard sur l'armée de Bohême, il imagina tout à coup l'un des projets les plus audacieux, les plus savants, que jamais capitaine eût conçus, et qui recevait de la proportion des forces avec lesquelles il allait être tenté une grandeur inouïe[24]. Conséquences possibles de cette vaste et belle combinaison. Napoléon résolut de poursuivre sans relâche les armées de Silésie et du Nord, de passer à leur suite la Mulde et l'Elbe, d'en détruire tous les ponts, excepté ceux qui nous appartenaient, de s'efforcer ainsi de mettre en complète déroute ces deux armées, puis, comme dans cet intervalle de temps le prince de Schwarzenberg continuant à descendre la Mulde aurait vivement poussé Murat sur Leipzig, et peut-être plus bas, de remonter lui-même l'Elbe, sans quitter la rive droite, de le remonter jusqu'à Torgau ou à Dresde, de repasser ce fleuve à l'un de ces points, et de fondre sur cette armée de Bohême, séparée des montagnes, et prise ainsi dans un vrai cul-de-sac, entre la Mulde et l'Elbe dont les ponts seraient à nous. Il fallait sans doute bien du bonheur, bien de la précision de mouvement, et de bien bons instruments pour que cette combinaison réussît, car elle était aussi vaste que compliquée; mais il se pouvait qu'après avoir fourni à Napoléon le moyen de battre les armées du Nord et de Silésie, elle lui ménageât encore le moyen de prendre dans un coupe-gorge et de détruire complétement l'armée de Bohême. C'étaient de prodigieux résultats, certains avec les soldats et les généraux de Friedland et d'Austerlitz, douteux aujourd'hui, mais possibles encore, même avec des soldats jeunes et des généraux déconcertés.
Ordres donnés pour l'exécution du nouveau plan. Secret fortement recommandé. Sur-le-champ Napoléon donna ses ordres en conséquence, et les donna en chiffres, recommandant à tous ceux qui allaient être dépositaires de son secret, de le bien garder, car, disait-il, ce serait pendant trois jours le secret de l'armée et le salut de l'Empire. Instructions à Murat pour qu'il se replie lentement sur Leipzig, afin de donner à Napoléon le temps de revenir par la rive droite de l'Elbe. Il prescrivit à Murat de se conduire avec une extrême prudence, de contenir l'ennemi et de l'attirer tout à la fois, de se replier sur Leipzig où il rencontrerait le duc de Padoue et vraisemblablement Augereau, de s'y maintenir autant que possible, car il y avait un intérêt à la fois politique, moral et militaire à conserver cette ville, mais plutôt que de s'exposer à une lutte inégale, de rétrograder sur Torgau ou Wittenberg, où il trouverait asile derrière l'Elbe, en attendant que Napoléon repassant ce fleuve par Torgau ou Dresde, vînt comme la foudre retomber sur l'armée de Bohême, condamnée à périr dans le piége où elle se serait laissé entraîner. Napoléon ordonna au duc de Padoue de réunir tout ce qu'il y avait à Leipzig de vivres, de munitions, d'habillements, de souliers, de matériel précieux enfin, d'en composer un vaste convoi et de l'acheminer sur la route de Torgau, où le général Lefebvre-Desnoëttes viendrait le recueillir par un mouvement rétrograde, pour l'escorter jusqu'à Torgau même. De la sorte si on était obligé d'évacuer Leipzig on n'y perdrait rien. Napoléon prescrivit encore au duc de Padoue d'écrire à Erfurt, à Mayence, qu'on était en pleine manœuvre, que les mouvements allaient être très-compliqués, qu'il ne fallait donc pas prendre l'alarme si on apprenait que Leipzig fut occupé par l'ennemi, qu'un pareil événement pouvait bien avoir lieu, mais par le résultat de combinaisons qui se termineraient vraisemblablement par un coup de foudre.
Napoléon avait le projet, arrivé jusqu'à Dessau à la poursuite de Blucher et de Bernadotte, de ne pas lâcher prise avant d'avoir pu les joindre; cependant, si après les avoir bien battus il fallait pour les suivre encore perdre la chance d'atteindre l'armée de Bohême, il était résolu de les laisser traîner leurs débris jusqu'à Berlin, et quant à lui de remonter la rive droite de l'Elbe pour l'exécution de sa grande pensée, dont le succès serait ainsi devenu très-probable, car le fleuve qu'il aurait mis entre lui et l'armée de Bohême couvrirait son mouvement, maintiendrait cette armée dans l'ignorance de ce qu'on lui préparait, et ne lui permettrait de l'apprendre que lorsqu'il ne serait plus temps pour elle de rebrousser chemin vers la Bohême.
L'inconvénient inévitable de la nouvelle combinaison imaginée par Napoléon, c'est d'empêcher l'évacuation de Dresde. Toutefois cette profonde combinaison avait un inconvénient, un seul, mais grave, c'était de résoudre définitivement la question de l'évacuation ou de la conservation de Dresde. Conserver cette ville devenait en effet nécessaire, puisque après avoir passé l'Elbe à la suite de Blucher et de Bernadotte, il fallait le repasser afin de surprendre l'armée de Bohême, et il était possible que pour y réussir il fallût le remonter non-seulement jusqu'à Torgau, mais jusqu'à Dresde. Ordre au maréchal Saint-Cyr de rester à Dresde. Par ce motif Napoléon enjoignit au maréchal Saint-Cyr, contrairement à ce qu'il lui avait d'abord annoncé, de rester définitivement à Dresde, de s'y bien établir, et de l'y attendre avec confiance, car bientôt probablement il le verrait reparaître sous les murs de cette ville, non par la rive gauche, mais par la rive droite, après de grands desseins accomplis, et à la poursuite de desseins plus grands encore. Malheureusement si ces desseins ne se réalisaient pas, et si on était amené à combattre où l'on se trouvait, c'est-à-dire entre Düben et Leipzig, c'étaient 30 mille hommes capables de décider la victoire qui manqueraient à l'effectif de nos forces, et s'il fallait après une bataille ou indécise ou perdue repasser la Saale, c'étaient encore 30 mille hommes ajoutés à tous ceux qui renfermés dans les places de l'Elbe, de l'Oder, de la Vistule, ne pourraient pas rentrer en France, et seraient réduits à capituler.
Napoléon s'arrête un jour à Düben pour bien s'assurer des vrais mouvements de l'ennemi. Après avoir enfanté ces vastes conceptions, Napoléon résolut de s'arrêter un jour à Düben, peut-être deux, pour y recueillir des nouvelles soit de Murat, soit des différents corps envoyés à la poursuite de Blucher et de Bernadotte, car il s'agissait de savoir s'il devait chercher les armées de Silésie et du Nord derrière la Mulde, en passant cette rivière entre Düben et Dessau, ou les chercher au delà de l'Elbe, en passant ce fleuve à Wittenberg. Il faisait un temps horrible, on marchait dans une fange épaisse, délayée par des pluies continuelles, ce qui augmentait beaucoup les peines du soldat, et Napoléon était contraint d'attendre le résultat des reconnaissances dans un petit château entouré d'eau, au milieu de bois déjà ravagés par l'automne et la mauvaise saison. Cette inaction forcée coûtait à son impatience, et quoique très-confiant encore, il ne laissait pas d'avoir de vagues pressentiments qui le jetaient parfois dans une sorte de tristesse. Entretien pendant toute une nuit avec le maréchal Marmont. Il n'avait d'autre ressource que de s'entretenir avec le maréchal Marmont, dont l'esprit facile, ouvert, cultivé, lui plaisait, et avec lequel il avait eu jadis les rapports familiers d'un général avec son aide de camp. Il passa la nuit entière du 10 au 11 à discourir sur la situation si extraordinairement compliquée des armées belligérantes entre l'Elbe, la Mulde et les montagnes de Bohême; et bien qu'il eût été amené à cette situation non par la confusion de son esprit qui était le plus net du monde, mais par celle des choses, et qu'il sût parfaitement s'y reconnaître, il n'était pas exempt de toute inquiétude en se voyant engagé dans un pareil labyrinthe, et à plusieurs reprises il s'écria: Quel fil embrouillé que tout ceci! Moi seul je puis le débrouiller, et encore aurai-je bien de la peine!--C'est ainsi qu'il passa cette nuit, parlant de toutes choses, même de littérature et de sciences, laissant le maréchal Marmont épuisé de fatigue, et ne paraissant en éprouver aucune.
Mouvement de Bertrand, Reynier, Macdonald et Ney pendant la journée du 11. Le 11 les rapports des lieutenants annoncèrent les résultats qui suivent. Le général Bertrand avec le 4e corps s'était porté sur Wartenbourg, où il avait trouvé la grande tête de pont commencée par Blucher, et avait entrepris de la détruire, car il était convenu qu'on ne souffrirait aucun moyen de passage hors des places de Wittenberg ou de Torgau qui nous appartenaient. L'ennemi rencontré partout sans qu'on puisse deviner sa véritable direction. Les généraux Dombrowski et Reynier avaient chassé des environs de Wittenberg les troupes qui bloquaient cette place, s'y étaient introduits, et, débouchant sur la rive droite de l'Elbe, avaient couru sur les détachements prussiens. Le maréchal Macdonald était venu se placer à Kemberg, derrière Wittenberg, pour appuyer Dombrowski et Reynier. Enfin à gauche Ney s'était approché de Dessau, et avait refoulé tous les détachements ennemis sur la droite de la Mulde. Incertitude de Napoléon. Les prisonniers faits, les mouvements aperçus, étaient de nature à jeter Napoléon dans la plus grande incertitude. En effet, à Wartenbourg sur notre droite, à Wittenberg sur notre front, à Dessau sur notre gauche, on avait vu non-seulement des détachements, mais des corps entiers et d'immenses convois, de manière qu'il était impossible de dire si l'ennemi repassait sur la rive droite de l'Elbe à notre approche, ou s'il s'arrêtait derrière la Mulde, attendant pour livrer bataille que nous osassions franchir cette rivière devant lui. Danger de voir Blucher et Bernadotte, au lieu de repasser l'Elbe pour s'enfuir vers Berlin, remonter la Mulde pour joindre le prince de Schwarzenberg à Leipzig. Il se pouvait aussi que les deux armées du Nord et de Silésie réunies derrière la Mulde, remontassent cette rivière pour opérer leur jonction avec l'armée de Bohême aux environs de Leipzig. Ce dernier mouvement de leur part nous exposait au péril très-grave d'avoir toute la coalition à la fois sur les bras. Il fallait donc en tâchant d'accabler Bernadotte et Blucher d'abord, manœuvrer de façon à demeurer toujours interposés entre eux et le prince de Schwarzenberg, c'est-à-dire entre la masse qui remontait du bas Elbe et celle qui descendait de Bohême. Précautions de Napoléon contre ce danger. Dans cette vue, Napoléon fit passer le pont de Düben au maréchal Marmont, et lui donnant une forte division de cavalerie, le porta sur la gauche de la Mulde vers Dölitzsch. Il envoie Marmont au delà de la Mulde, à Dölitzsch, pour rester toujours interposé entre les deux masses ennemies, celle du bas Elbe et celle de Bohême. Marmont allait être derrière un bras détaché de la Mulde qui coule de Leipzig à Jesnitz, tantôt formant des flaques d'eau, tantôt s'échappant en un maigre filet pour rejoindre le bras principal à Bitterfeld. Dans cette position Marmont était suffisamment couvert; il pouvait par sa cavalerie légère lancée au loin, éclairer les mouvements de l'ennemi, et s'il apprenait que l'armée de Silésie ou celle du Nord remontant derrière la Mulde, se dirigeassent sur Leipzig, il lui était facile d'y marcher en quelques heures, et d'y être avant elles. Joignant Murat avec 25 mille hommes, il le portait à près de 90 mille, et c'était assez pour ménager à Napoléon le temps de revenir, et de se tenir toujours entre les deux masses qui voulaient se réunir pour l'accabler. Cette sage et utile précaution prise, Napoléon fit ce qui était nécessaire pour que son grand dessein n'en souffrît pas, si, comme il l'espérait, la crainte d'un mouvement de Blucher et de Bernadotte sur Leipzig n'était qu'une chimère. Ordre réitéré à Bertrand, Reynier, Ney, de détruire tous les ponts qui ne sont pas à nous. Il prescrivit à Dombrowski et à Reynier de déboucher de Wittenberg pour courir sur tous les corps ennemis qu'ils rencontreraient au delà de l'Elbe, de descendre même le long de la rive droite pour y détruire les ponts de Bernadotte de Roslau à Barby, ce qui dans tous les cas était pour les coalisés un grave dommage, car s'ils avaient repassé sur la rive droite de l'Elbe pour se réfugier vers Berlin, on leur ôtait tout moyen de revenir au secours de l'armée de Bohême, et s'ils étaient restés sur la rive gauche, on les enfermait dans un cul-de-sac où Napoléon allait les prendre et les écraser. Il enjoignit à Ney de se jeter sur les ponts de la Mulde à Dessau et de les enlever. Il laissa Macdonald à Kemberg pour soutenir Reynier et Dombrowski au besoin, Bertrand à Wartenbourg pour y achever la destruction de la tête de pont de Blucher; enfin il concentra Latour-Maubourg et la garde autour de Düben, prêt à suivre Ney à Dessau pour fondre au delà de la Mulde sur les armées du Nord et de Silésie, ou à remonter en arrière vers Marmont, s'il fallait rebrousser chemin du côté de Leipzig. Voilà dans quelles perplexités, dans quels calculs profonds et continuels il passa la journée du 11, que beaucoup de critiques, ignorant le secret de ses pensées, lui ont reprochée comme une journée perdue.
Indices recueillis dans la journée du 12. Le 12, levé selon sa coutume entre minuit et une heure du matin, il se pressa de recueillir ce qui lui arrivait de toutes les directions. Deux indications, déjà très-prononcées la veille, paraissaient se prononcer davantage. L'armée du Nord semble repasser sur la rive droite de l'Elbe, et celle de Silésie se tenir derrière la Mulde, avec tendance à remonter vers Leipzig. Il semblait que l'une des deux armées du bas Elbe, celle de Bernadotte, avait repassé sur la rive droite de l'Elbe, et que l'autre au contraire, celle de Blucher, était restée sur la rive gauche, avec tendance à remonter vers Leipzig par derrière la Mulde. Les mouvements ordonnés la veille, particulièrement celui de Marmont, répondaient parfaitement à cette indication. Heureux combat de Murat contre l'armée de Bohême. Enfin une nouvelle importante, celle d'un combat heureux livré le 10 par Murat à Wittgenstein, était de nature à confirmer Napoléon dans sa disposition à se jeter tout de suite sur les armées du Nord et de Silésie. Voici ce qui s'était passé du côté de Murat. S'étant porté avec Poniatowski, Lauriston, Victor et les 4e et 5e de cavalerie sur Frohbourg, il avait réussi à intercepter la route qui conduit par Commotau et Chemnitz à Leipzig, mais il n'avait pas eu le temps d'intercepter celle qui conduite cette ville par Carlsbad et Zwickau. Profitant de la voie restée ouverte, Wittgenstein avait pu occuper Borna, et Murat s'était trouvé dans la journée du 10, avec les Autrichiens sur sa gauche à Penig, et les Russes sur sa droite à Borna. Ne voulant pas demeurer dans cette position, et surtout ne voulant pas permettre que la tête de l'une des deux colonnes ennemies le devançât sur Leipzig, il s'était résolûment rabattu sur sa droite, et avait attaqué Borna avec la dernière vigueur. Les Russes s'étaient vaillamment défendus, mais Poniatowski, Lauriston, les avaient assaillis plus vaillamment encore, et avaient repris Borna à la baïonnette. Ce combat, qui avait coûté 3 à 4 mille hommes à Wittgenstein, nous avait rendus maîtres de la route de Leipzig, et avait replacé Murat dans sa situation naturelle, celle de couvrir Leipzig contre les deux colonnes de Schwarzenberg débouchant de la Bohême. À en juger d'après les premières apparences, Wittgenstein repoussé de Borna paraissait en retraite, et notre cavalerie disait l'avoir vu s'en retournant vers la Bohême. Murat en écrivant à Napoléon lui mandait donc qu'il croyait l'armée de Bohême en retraite, et l'engageait à ne rien négliger pour venir à bout des armées de Silésie et du Nord. Ces nouvelles étaient datées du 11 à onze heures et demie du matin.
À dix heures du matin, le 12, les deux armées ennemies de Blucher et de Bernadotte semblent plutôt disposées à se dérober qu'à tenter une grande opération. Napoléon en recevant ces détails dans la matinée du 12, en revint à penser que l'armée de Bohême n'était pas très-pressée de s'engager, que les coalisés avaient toujours le même penchant à l'éviter, qu'il fallait donc commencer par se jeter sur les armées de Silésie et du Nord, les poursuivre au delà de l'Elbe, remonter ensuite ce fleuve par la rive droite, et surprendre l'armée de Bohême en repassant à l'improviste sur la rive gauche. Napoléon jusqu'à dix heures du matin confirma ses premiers ordres, et fit ses préparatifs pour passer la Mulde, afin de se ruer d'abord sur Blucher qui se montrait à notre gauche, et puis sur Bernadotte qui semblait se tenir à notre droite, à cheval sur l'Elbe. Il rapprocha même la garde impériale de Düben, pour pouvoir se joindre à Marmont et marcher droit à Blucher au delà de la Mulde.
Tout à coup la face des choses change, l'armée de Bohême paraît descendre vers Leipzig, et l'armée de Silésie y remonter, pour préparer une jonction générale. Mais à dix heures du matin, la face des choses changea subitement. Une seconde lettre de Murat écrite de la veille encore, c'est-à-dire du 11, mais à trois heures de l'après-midi, donnait des nouvelles toutes différentes. Au lieu de trouver l'ennemi en retraite, on l'avait trouvé en pleine marche sur Leipzig. La colonne autrichienne poursuivant son mouvement par la route de Chemnitz, continuait de s'avancer sur Frohbourg et Borna, et la colonne de Wittgenstein après s'être repliée un moment sur la route de Zwickau jusqu'à Altenbourg, avait ensuite repris hardiment sa marche sur Leipzig. Murat annonçait qu'il rétrogradait sur Leipzig, d'abord pour ne pas livrer bataille avec des forces disproportionnées, secondement pour couvrir toujours cette ville. Il allait s'établir à quelques lieues de Leipzig, dans une bonne position, espérait s'y maintenir, renforcé qu'il serait par les troupes qui l'y attendaient, engageait Napoléon à ne pas lâcher prise s'il était assuré d'atteindre les armées de Silésie et du Nord, promettant quant à lui de se dévouer en attendant à la tâche la plus ingrate, la plus périlleuse, celle de lutter contre un ennemi trois ou quatre fois supérieur. Au même instant les reconnaissances de Marmont avaient aperçu l'armée de Blucher quittant les bords de la Mulde pour ceux de la Saale qui coule parallèlement à la Mulde mais plus loin, et la remontant vers Halle, avec une tendance évidente vers Leipzig.
Napoléon change soudainement ses déterminations, et renonçant à son premier plan, malgré les avantages qu'il s'en promettait, reporte toutes ses forces sur Leipzig pour empêcher la jonction des armées coalisées. À ces nouvelles, Napoléon, avec la promptitude de l'homme de guerre supérieur, n'hésita plus, et changea tous ses plans. Il abandonna sa grande combinaison consistant à courir d'abord sur Blucher et Bernadotte pour revenir ensuite sur l'armée de Schwarzenberg par la rive droite de l'Elbe, et il résolut de se porter immédiatement par la voie la plus courte sur Leipzig. Tant qu'il avait pu espérer de se tenir entre les deux masses qui venaient l'une de Bohême, l'autre de l'Elbe inférieur, avec la faculté de se jeter à volonté sur l'une ou sur l'autre, son projet d'occuper celle de Bohême au moyen de Murat, tandis qu'il commencerait par assaillir celle de l'Elbe, avait été le plus habile et le plus sage. Mais à présent que la tendance de l'une vers l'autre était évidente, qu'il n'était pas sûr que Murat pût contenir plusieurs jours de suite l'armée de Bohême, comme il n'était pas sûr non plus qu'il pût lui-même joindre les armées de Silésie et du Nord en les tenant séparées de Leipzig, la plus urgente des manœuvres était de s'opposer à la jonction générale des trois armées coalisées, et pour cela de venir à Leipzig combattre le plus tôt possible celle de Bohême. Il n'y avait que ce moyen de sortir de la difficulté, car persister à se jeter par Dessau sur les armées de Silésie et du Nord, lorsqu'on n'était pas certain de les trouver réunies, puisque l'une semblait remonter vers Leipzig et l'autre repasser l'Elbe, s'exposer ainsi à n'atteindre que l'une des deux, tandis que l'autre irait rejoindre l'armée de Bohême à Leipzig, et que ces deux dernières accableraient Murat, n'était plus une conduite admissible de la part d'un capitaine tel que Napoléon, et il faut admirer la promptitude incroyable avec laquelle de l'un de ces projets il passa tout de suite à l'autre. Mais de ce moment sa situation était déjà moins bonne, car ayant naguère l'espérance fondée de battre successivement les armées ennemies, peut-être même de leur faire essuyer une catastrophe, il était menacé à son tour d'une réunion de forces écrasantes, et son triomphe le plus grand allait être, non pas d'infliger un désastre à ses ennemis, mais de l'éviter. Il est vrai qu'il avait la chance d'accabler Schwarzenberg avant que Blucher survînt, et peut-être aussi Blucher lui-même avant que Bernadotte pût le rejoindre; mais il fallait pour obtenir ces deux résultats une précision et une rapidité de mouvements bien difficiles avec des soldats fatigués par des marches continuelles et par un temps épouvantable.
Marche successive de tous les corps français sur Leipzig. À l'instant même, c'est-à-dire le 12 entre dix heures et midi, il fit ses calculs et donna ses ordres en conséquence. Murat qui le 11 avait vu recommencer le mouvement offensif de l'armée de Bohême, pouvait bien mettre toute la journée du 12 à se replier sur Leipzig, et s'y défendre le 13, le 14, même le 15, avec les secours qui allaient successivement lui parvenir. Marche de Marmont, et appel d'Augereau à Leipzig. En effet Marmont déjà porté à Dölitzsch n'était séparé de Leipzig que par une marche, et en lui expédiant immédiatement l'ordre de s'y rendre, devait y être le 12 au soir, ou le 13 au matin au plus tard. Ce renfort de près de 25 mille hommes, cavalerie comprise, joint à Augereau dont on annonçait l'arrivée, procurerait à Murat 90 mille hommes environ pour la journée du 13. Marche de la garde et de Latour-Maubourg. La garde et Latour-Maubourg avaient été tenus autour de Düben, et pouvaient s'y replier dans la journée pour franchir la Mulde et s'acheminer sur Leipzig. S'il n'avait pas fallu passer par cet unique pont de Düben avec d'immenses convois d'artillerie et de bagages, la garde et Latour-Maubourg auraient pu être le soir même de l'autre côté de la Mulde, et avoir fait une première marche sur Leipzig, ce qui leur aurait permis d'y être le lendemain 13 au soir. En comptant la garde à 38 mille hommes de toutes armes après les fatigues qu'on venait d'essuyer, Latour-Maubourg à six mille cavaliers (les effectifs sur le papier étaient bien supérieurs), c'étaient encore 44 mille hommes qui, le 13 au soir ou le 14 au matin, allaient renforcer le rassemblement de Murat, le porter à 134 mille hommes, et former entre l'armée de Bohême et celle de Silésie un mur impénétrable. Marche de Bertrand, Macdonald, Reynier et Ney. Restaient Bertrand occupé près de Wartenbourg à ruiner les ouvrages de Blucher, Macdonald envoyé dans les environs de Wittenberg pour appuyer Reynier et Dombrowski. Macdonald et Bertrand ramenés le 13 à Düben, pouvaient être le 14 au soir ou le 15 au plus tard à Leipzig, et porter ainsi à 160 mille hommes la grande armée qui s'y formait. Enfin Dombrowski avec 5 mille hommes, Reynier avec 15 mille, Sébastiani avec 4 mille chevaux, avaient été envoyés au delà de l'Elbe pour détruire tous les ponts de ce fleuve jusqu'à Barby, et Ney avec 15 mille hommes avait été chargé de s'emparer de ceux de la Mulde, pour éloigner définitivement l'armée du Nord, qui semblait décidée à se tenir au delà de l'Elbe. C'étaient encore 38 ou 39 mille hommes qui ramenés sur Leipzig devaient porter la concentration générale de nos forces à un total d'environ 200 mille combattants. Espérance de réunir à temps 200 mille hommes à Leipzig, dans une position centrale, contre l'ennemi qui en aurait 300 mille, mais divisés. Dans la position concentrique où ces 200 mille combattants allaient se trouver au milieu de toutes les armées des coalisés, on avait de quoi livrer une bataille qui serait formidable sans doute, mais qui pourrait être heureuse, les coalisés fussent-ils 300 mille et même davantage, ce qui n'était pas impossible.
Napoléon expédia ses ordres de dix heures à midi aux diverses masses destinées à se réunir sur Leipzig, et devant partir, Marmont de Dölitzsch, la garde et Latour-Maubourg de Düben, Bertrand et Macdonald des environs de Wittenberg. Quant à la dernière portion de 38 mille hommes, engagés les uns au delà de l'Elbe par Wittenberg, les autres au delà de la Mulde par Dessau, Napoléon calcula que même en les ramenant dès le lendemain sur Düben, ils ne pourraient pas y passer le pont de la Mulde à cause de l'encombrement des hommes et du matériel; il leur laissa donc terminer la tâche qu'il leur avait confiée. Ayant des raisons de supposer que l'armée du Nord avait repassé l'Elbe, il voulut la mettre tout à fait hors de cause, en achevant de détruire ses moyens de passage. En conséquence il prescrivit à Reynier, Dombrowski, Sébastiani, de terminer au plus vite l'opération dont ils étaient chargés contre les ponts de Roslau, d'Acken, de Barby, à Ney d'enlever ceux de Dessau, à tous enfin de ne rien négliger pour ôter à Bernadotte, qu'on supposait au delà de l'Elbe, la faculté de le repasser.
Ainsi, dans ces ordres si profondément calculés, il était pourvu à tout, autant qu'il est permis à la prévoyance humaine de le faire. Le lendemain 13 octobre Murat allait avoir près de 90 mille hommes à Leipzig, le 14, 134 mille, avec la personne de Napoléon, ce qui rendait impossible toute jonction des masses ennemies. Enfin les 15 et 16, la grande armée successivement portée à 200 mille hommes, devait être placée avec toutes ses forces entre les armées coalisées. Il ne restait plus qu'à se battre vaillamment et heureusement; vaillamment, Napoléon l'espérait avec raison de ses soldats, heureusement, il l'espérait encore de son génie et de la fortune!
Napoléon attend de sa personne à Düben que ses corps aient achevé leur mouvement. Il résolut d'attendre à Düben même l'exécution des ordres qu'il avait donnés. Effectivement il importait peu qu'il fût à Leipzig tant que ses troupes n'y seraient pas réunies, et à Düben au contraire, il veillait au défilé de ses corps d'armée, et aux mesures prescrites pour se débarrasser de Bernadotte, qui paraissait toujours revenu sur la rive droite de l'Elbe. Pendant cette journée du 12, Dombrowski et Reynier, précédés par la cavalerie de Sébastiani, ayant traversé l'Elbe à Wittenberg, chassèrent devant eux les Prussiens, et enlevèrent même quelques prisonniers à la division Thumen, laquelle avait toujours fait partie du corps de Bernadotte. C'était une nouvelle raison de croire au retour de l'armée du Nord sur la rive droite de l'Elbe. Opérations de Reynier et Dombrowski, chargés de détruire les ponts de l'Elbe. Dombrowski et Reynier se rabattirent ensuite à gauche pour détruire le pont de Roslau, et s'y heurtèrent aux troupes du général Hirschfeld appartenant également à l'armée du Nord. Ils ne descendirent point au delà, des forces considérables semblant y être réunies. Dans le même temps Ney opérant sur la Mulde, emporta les ponts de Dessau, situés tout près du confluent de la Mulde dans l'Elbe. Un peu avant d'être à Dessau et à droite, c'est-à-dire à Worlitz, se trouvait un détachement ennemi. Beau combat de Ney, enlevant Dessau pour en détruire les ponts. Ney dirigea sur Worlitz la cavalerie du général Fournier avec quelques troupes d'infanterie du 3e corps, et avec le reste de ce corps se précipita sur Dessau même. L'ennemi fut brusquement refoulé sur le pont de Dessau, où cavalerie et infanterie se réfugièrent dans une affreuse confusion. On y ramassa un millier de prisonniers et plusieurs pièces de canon. Sur ces entrefaites le détachement prussien qui occupait Worlitz, abordé aussi vivement, fut rejeté sur Dessau, où nous étions déjà, pris entre deux feux, et enlevé ou sabré par la cavalerie du général Fournier. Ces affaires coûtèrent à l'ennemi près de trois mille hommes et bon nombre de bouches à feu. Les troupes qu'on avait rencontrées là étaient celles du corps de Tauenzien, lequel, sans appartenir à Bernadotte, avait habituellement servi avec lui. Il parut se replier sur l'Elbe. Le maréchal Ney ne s'engagea pas davantage, ayant pour instruction de se tenir prêt à rebrousser chemin.
Toutes les apparences portent à croire que l'armée du Nord s'est séparée de celle de Silésie pour rester sur la droite de l'Elbe. Ces diverses rencontres confirmaient tout à fait la supposition que l'armée du Nord était restée sur la droite de l'Elbe, car la division Thumen, le corps du général Hirschfeld, celui de Tauenzien, n'avaient cessé de marcher avec elle. Ce qui était le plus vraisemblable, c'est qu'elle se tenait sur l'Elbe pour couvrir Berlin, tandis que l'armée de Silésie, s'étant reportée de la Mulde à la Saale pour accomplir son mouvement sous la protection de deux rivières, remontait vers Halle et Leipzig afin de se joindre à l'armée de Bohême. Il y avait certainement bien des contradictions à expliquer dans une pareille hypothèse, car on ne comprenait pas pourquoi les armées de Silésie et du Nord avaient, au prix des plus grands périls, opéré leur jonction et le passage de l'Elbe pour se séparer ensuite, et pourquoi Blucher n'était pas allé tout simplement se réunir au prince de Schwarzenberg à travers la Bohême, au lieu de parcourir l'immense circuit de Bautzen à Dessau, de Dessau à Leipzig. Mais ce n'était pas la première fois qu'on avait vu les généraux coalisés exécuter des manœuvres étranges, et toutes les reconnaissances constatant la séparation des deux armées du Nord et de Silésie, il fallait bien se rendre devant des témoignages unanimes. Il parut donc établi qu'on aurait affaire à Schwarzenberg renforcé de Blucher seul, si toutefois ce dernier parvenait à rejoindre le généralissime à travers les masses de l'armée française.
Confirmation réitérée de ces apparences. Le 13 ces apparences furent de nouveau confirmées par les reconnaissances opérées dans toutes les directions, et en conséquence Napoléon persista dans l'opinion qu'il s'était faite, et qui du reste n'importait pas relativement aux mesures à prendre, car dans tous les cas il fallait se concentrer le plus tôt et le plus complétement possible autour de Leipzig. Marmont avec la cavalerie du général Deforge ayant remonté la Mulde, entre le bras principal et le petit bras qui passe à Dölitzsch, côtoya sans cesse les troupes de Blucher qui effectuaient le même mouvement le long de la Saale, et se dirigeaient sur Halle comme nous sur Leipzig. Arrivée de Marmont le 13 au soir à Leipzig. Le 13 au soir le maréchal Marmont vint s'établir en arrière de Leipzig, dans la position de Breitenfeld, laquelle fait face à la route de Halle. Il était ainsi en mesure d'empêcher Blucher d'entrer à Leipzig. Le même jour Murat se repliait en ordre sur le côté opposé de Leipzig, et y contenait la grande armée du prince de Schwarzenberg. Augereau après avoir rencontré au delà de Weissenfels, non loin des plaines de Lutzen, les troupes légères de Lichtenstein et de Thielmann, leur avait passé sur le corps, et leur avait enlevé 2 mille hommes. Les dragons d'Espagne, habitués à manier le sabre droit, avaient fait un grand carnage de la cavalerie ennemie. Arrivée d'Augereau dans cette ville, après un brillant combat contre les coureurs de Thielmann et de Platow. Augereau était à l'entrée même de Leipzig vers Lindenau, ce qui apportait un nouvel obstacle à la jonction de Blucher avec Schwarzenberg. Ainsi le 13 au soir 90 mille hommes étaient déjà réunis à Leipzig, de manière à s'interposer entre les masses ennemies.
Sur la route de Düben le mouvement de concentration fut le même pendant cette journée du 13. La garde et Latour-Maubourg ayant franchi la veille le pont de la Mulde, malgré un fâcheux encombrement, suivirent les traces du maréchal Marmont, et marchèrent dans le même ordre, ayant soin de se garder avec leur cavalerie légère du côté du général Blucher. La garde, Latour-Maubourg, Bertrand, Macdonald, Reynier et Ney reployés sur Düben et Leipzig. Bertrand et Macdonald se rapprochèrent de Düben pour y traverser la Mulde le soir ou le lendemain. Ney rebroussa chemin de Dessau sur Düben pour passer après eux. Reynier, Dombrowski, Sébastiani revinrent sur Wittenberg. La pluie ne cessant pas, les chemins étaient dans l'état le plus affreux, et malheureusement beaucoup de soldats, trop jeunes pour de telles fatigues, restaient en arrière et encombraient les routes. Le grand quartier général, composé de la cour de Saxe, des parcs du génie et de l'artillerie, et des équipages de pont, ce qui comprenait au moins deux mille voitures, avait suivi Napoléon jusqu'à Eilenbourg sur la Mulde. Ce quartier général était gardé par quatre mille hommes, et formait un immense convoi. Il était à mi-chemin, sur la route de Leipzig à Torgau. Napoléon avait ordonné que tout ce qui appartenait à l'artillerie fût dirigé sur Leipzig, et que tout le reste fût renfermé dans Torgau. La cour de Saxe avait été laissée libre de choisir entre Torgau ou Leipzig. À Torgau elle avait un siége et d'affreuses maladies à craindre, à Leipzig une bataille. Mais guidée par une confiance instinctive en Napoléon, elle avait pensé qu'il y avait plus de sûreté auprès de lui, et elle avait opté pour Leipzig, au risque d'assister au plus horrible conflit qui se fût jamais vu entre les nations civilisées. C'était donc un nouvel embarras ajouté à tous les autres, sur ces routes encombrées et défoncées. Au pont d'Eilenbourg les soldats du parc d'artillerie et ceux de l'équipage de pont faillirent en venir aux mains.
Départ de Napoléon pour Leipzig le 14 au matin. Le 14 au matin, après avoir veillé toute la nuit à l'exécution de ses ordres, Napoléon se prépara lui-même à partir pour Leipzig. Les apparences changées à l'égard de l'armée du Nord, qui semble se porter aussi sur Leipzig. Au moment de son départ un rapport du maréchal Ney, recueilli très-près de l'ennemi, le mit en doute relativement à la position prise par l'armée du Nord. Elle ne paraissait plus sur la droite de l'Elbe, mais sur la gauche et derrière la basse Saale, toujours extrêmement soigneuse d'éviter une rencontre avec nous. Elle était ainsi fort au-dessous de Blucher sur la Saale, et beaucoup plus loin que lui de Leipzig; mais tandis qu'il remonterait vers Halle, c'est-à-dire vers Leipzig, elle pouvait suivre son mouvement, ne fût-ce que de loin, et dans ce cas il était possible que nous l'eussions elle aussi sur les bras, ce qui ferait trois armées à combattre au lieu de deux. Il est vrai que Leipzig occupé par nous, restait toujours entre elles un obstacle fort difficile à surmonter. En recevant ce dernier renseignement Napoléon expédia de nouveaux ordres à Ney, Reynier, Dombrowski, Sébastiani, qui avaient le plus de chemin à faire, et leur recommanda de se hâter, car plus on prévoyait d'ennemis sur son chemin, plus il fallait être concentrés pour leur tenir tête. Arrivée de Napoléon à Leipzig le 14 au soir. Il partit ensuite de Düben, afin d'être le soir même du 14 à Leipzig. En route il rencontra le roi de Saxe, déjà très-ému de tout ce qu'il voyait, le rassura et le charma comme il faisait toujours par son énergie et sa bonne grâce, et alla descendre dans le faubourg de Reudnitz, à une demi-lieue en dehors de Leipzig du côté de Murat. Il prit gîte dans une habitation particulière qu'on avait préparée pour lui.
Il s'y trouvait avec Berthier, Murat, Marmont et divers officiers de sa maison, et leur montra une extrême confiance à tous. Pourtant la situation n'était pas rassurante. Par suite des dernières marches, Napoléon ne pourra pas avoir plus de 190 mille hommes, contre l'ennemi qui peut en avoir de 320 à 350 mille. C'est tout au plus si, en comptant bien, il pouvait réunir 190 mille soldats autour de Leipzig, tandis que huit jours auparavant il en avait environ 210 mille, et 360 mille deux mois auparavant. Les marches et diverses rencontres lui avaient déjà fait perdre 20 mille hommes en huit jours, et 30 mille étaient paralysés à Dresde. Il pouvait avoir, si Bernadotte se joignait à Blucher, de 320 à 350 mille hommes à combattre, et c'était une terrible lutte à soutenir contre des ennemis remplis d'exaltation. Il allait se voir entouré, cerné en quelque sorte au sud et à l'est de Leipzig par l'armée du prince de Schwarzenberg, au nord par les armées de Blucher et de Bernadotte, peut-être même enveloppé à l'ouest et coupé de Mayence, si Blucher au moyen des troupes légères de Thielmann, réussissait à donner la main à Schwarzenberg à travers la plaine de Lutzen. (Voir les cartes nos 58 et 60.) Gravité de la situation. Cette situation était donc infiniment grave, bien qu'il eût de grandes ressources dans l'indomptable bravoure de ses soldats, dans son génie, et dans la position concentrique qui lui permettrait de contenir les uns pendant qu'il combattrait les autres, et de les vaincre ainsi successivement. Du reste il n'avait pas cessé de l'espérer.
Concours de nouvelles politiques fâcheuses. Les événements politiques qu'il apprenait étaient assez tristes, et de nature à mettre son caractère à une nouvelle épreuve. Chute du trône de Westphalie. Le royaume de Westphalie venait de s'écrouler soudainement, à la seule apparition d'une troupe de Cosaques. C'était facile à prévoir, mais le coup n'en était pas moins sensible, et d'un sinistre augure. En effet après la bataille de Gross-Beeren et de Dennewitz, Bernadotte, parvenu jusqu'à l'Elbe, dont il avait occupé plusieurs points entre Wittenberg et Magdebourg, se chargeant toujours volontiers des œuvres les plus cruelles pour Napoléon, les moins honorables pour lui, avait pris plaisir à lancer sur la Hesse Czernicheff avec quelque infanterie légère et beaucoup de Cosaques, dans l'intention de renverser le trône de Jérôme. Ces coureurs, tandis que Thielmann et Lichtenstein envahissaient la Saxe et la Thuringe, s'étaient hâtés d'envahir la Hesse, et de se porter sur Cassel, où le renversement de l'une des royautés fondées par Napoléon ne pouvait manquer de produire une grande sensation. Partout favorisés par la population, bien accueillis, bien informés, bien nourris, ils étaient parvenus sans difficulté jusqu'aux portes de Cassel. Le roi Jérôme n'avait pour se défendre qu'un bataillon de grenadiers et deux régiments de cuirassiers westphaliens, plus quelques hussards français. Ces derniers avaient été récemment formés pour lui procurer une garde sûre, et devaient être portés à douze cents hommes. Mais ils étaient à peine sept à huit cents, arrivaient depuis quelques jours de France, et beaucoup d'entre eux étaient encore incapables de se tenir à cheval. À l'approche des partisans de Czernicheff tous les esprits avaient été vivement émus, et l'espérance de se débarrasser d'une royauté étrangère les avait presque soulevés. Les troupes peu nombreuses et la plupart westphaliennes, contenues par la discipline militaire, s'étaient abstenues de manifester leurs sentiments, mais en les laissant facilement deviner. Jérôme s'était donc trouvé dans une affreuse position; néanmoins il avait bravé l'orage, s'était adressé au duc de Valmy à Mayence pour obtenir le secours de trois à quatre mille Français, et en attendant avait essayé de faire une sortie à la tête de son bataillon de grenadiers, et de quatre cents hussards français pris parmi ceux qui savaient monter à cheval. Cette sortie avait été d'abord heureuse, et les hussards français avaient bravement chargé l'ennemi, qui s'était un moment replié. Mais bientôt l'agitation des esprits croissant à Cassel, la plupart des troupes westphaliennes désertant, et le duc de Valmy ne pouvant dans la grave situation des choses déplacer trois à quatre mille Français sans un ordre formel de Napoléon, Jérôme avait été obligé d'évacuer sa capitale, et de se retirer sur Coblentz. Le 30 septembre Czernicheff était entré dans Cassel, et le royaume de Westphalie avait été aboli.
Adhésion de la Bavière à la coalition. Ces nouvelles étaient suivies d'une autre non moins fâcheuse. La Bavière était sur le point de nous abandonner, et on allait jusqu'à répandre le bruit qu'elle avait déjà signé un traité d'adhésion à la coalition européenne. Elle nous avait du reste préparés à cet événement. Le roi ne cessant de se plaindre à nous d'être livré à ses propres forces, avait dit et répété que son armée placée au bord de l'Inn sous le général de Wrède, ne pourrait résister à l'armée autrichienne; que si on ne lui envoyait immédiatement un corps de 30 mille hommes, il serait obligé de céder aux injonctions des puissances coalisées, au mauvais esprit de ses troupes, et à l'opinion unanime de son peuple. Notre ministre, M. Mercy d'Argenteau, qui se conduisait à Munich avec beaucoup de zèle et de prudence, n'avait pu répondre à ces plaintes que par des promesses toujours démenties par les faits, et avait plusieurs fois averti M. de Bassano du péril qui nous menaçait de ce côté. Le départ du maréchal Augereau pour Leipzig avait été le signal de la défection, et la Bavière avait cédé, en signant un traité d'alliance avec nos ennemis. Nous devions en conséquence nous attendre, si nous étions forcés de nous retirer, à trouver sur nos derrières une armée de 30 mille Autrichiens et de 30 mille Bavarois prêts à nous fermer la retraite. Il fallait donc à tout prix être victorieux à Leipzig, sous peine d'un désastre non pas plus tragique, mais plus irrémédiable que celui de Moscou[25].
La confiance de Napoléon est loin encore d'être ébranlée. Cette situation, qui d'heure en heure semblait présenter un aspect plus sinistre, n'échappait pas à Napoléon, mais elle était loin de le troubler. L'idée d'être vaincu par les généraux et les soldats de la coalition ne pouvait entrer dans son esprit. Ses généraux avaient été battus quatre fois dans cette campagne, et lui jamais, ni dans celle-ci, ni dans aucune autre. Après avoir livré plus de cinquante batailles rangées, ce qui n'était arrivé encore à aucun capitaine, ni ancien ni moderne, il n'en avait pas perdu une seule. Il trouvait sans doute ses soldats jeunes pour les fatigues, mais il ne les avait jamais vus plus braves; il sentait sa prodigieuse clairvoyance qui lui donnait tant d'avantage sur ses ennemis, comme on sent l'excellence de sa vue en l'exerçant continuellement sur les objets; il ne doutait donc pas de gagner une, même deux et trois batailles. Son espérance était de vaincre d'abord Schwarzenberg le premier jour, puis Blucher le second, et de sortir ainsi de l'espèce de réseau dans lequel on cherchait à l'enfermer. Toutefois son infériorité numérique par rapport à l'ennemi lui semblait bien grande, car il ne pouvait pas se flatter de réunir 200 mille combattants, et ses adversaires devaient en avoir plus de 300 mille s'ils parvenaient à se joindre. Résolution de mettre l'infanterie sur deux rangs. Prévoyant cette difficulté, il avait prescrit une disposition à laquelle il avait pensé bien des fois, c'était de placer l'infanterie sur deux rangs au lieu de trois. Il prétendait que le troisième rang ne servait ni pour les feux ni pour les charges à la baïonnette, et il ne voulait pas s'avouer à lui-même que le troisième rang, s'il ne pouvait ni tirer ni charger à la baïonnette, soutenait cependant les deux autres, leur imprimait de la solidité, et les recrutait après une action meurtrière. Mais dans la détresse où il se trouvait, la chose était bonne à essayer si elle n'était pas bonne à professer.
Curieux entretien de Napoléon avec ses lieutenants pendant une partie de la nuit du 14 au 15. Enfermé pendant cette soirée dans un appartement chauffé suivant la coutume allemande, et appuyé à un grand poêle, il eut avec Berthier, Murat, Marmont et plusieurs de ses généraux, un entretien long, familier et significatif. Il soutint la formation de l'infanterie sur deux rangs, et dit que pour le lendemain au moins elle aurait un grand effet, celui de donner à l'armée française l'apparence d'être d'un tiers plus forte, l'ennemi ignorant la nouvelle disposition qu'il venait de prescrire. On disserta sur ce sujet, puis on parla de la possibilité de juger à l'œil de la force d'une armée sur le terrain, et Napoléon affirma qu'avec sa vieille expérience il n'était pas sûr de ne pas se tromper d'un quart au moins. Tout à coup on annonça Augereau, qu'il n'avait pas encore vu, car ce maréchal venait à peine de rejoindre le quartier général.--Ah! vous voilà, s'écria-t-il, arrivez donc, mon vieil Augereau; vous vous êtes bien fait attendre.--Puis, sans aigreur ni blâme, même avec un ton amical mais triste: Vous n'êtes plus, lui dit-il, l'Augereau de Castiglione!--Si, répondit le maréchal, je serai encore l'Augereau de Castiglione quand vous me rendrez les soldats d'Italie.--Cette repartie n'irrita pas Napoléon, mais il insista, se plaignant d'une sorte de défaillance générale autour de lui. Par un penchant, fort ordinaire aux hommes, de s'en prendre de leurs malheurs plus volontiers aux autres qu'à eux-mêmes, il accusa tout le monde, d'ailleurs très-doucement. Il commença par ses frères, comme s'ils avaient été exclusivement coupables de ce qui se passait dans leurs États, et qu'il n'eût été pour rien dans leurs mésaventures. Il se plaignit de Louis qui, de la Suisse où il s'était retiré, lui redemandait la Hollande, de Jérôme qui venait de perdre Cassel, de Joseph qui venait de perdre l'Espagne. Puis il ajouta que son malheur avait été de trop faire pour sa famille, que son beau-père l'empereur François le lui avait reproché plus d'une fois, qu'il le reconnaissait maintenant, mais trop tard.--Vous-même, dit alors Napoléon en s'adressant à Murat avec une franchise de langage singulière, mais que la complète absence d'aigreur rendait supportable, vous-même n'avez-vous pas été prêt à m'abandonner?--Murat repoussa bien loin cette imputation, en disant qu'il avait toujours eu des ennemis cachés, appliqués à le desservir auprès de son beau-frère.--Oui, oui, répondit Napoléon avec un ton tellement affirmatif qu'on voyait bien qu'il avait tout su, ou tout deviné: vous avez été prêt à faire comme l'Autriche, mais je vous pardonne. Vous êtes bon, vous avez un fonds d'amitié pour moi, et vous êtes un vaillant homme; seulement j'ai eu tort de vous faire roi. Si je m'étais contenté de vous faire vice-roi comme Eugène, vous auriez agi comme lui; mais roi, vous songez à votre couronne plus qu'à la mienne.--Ces vérités, adoucies par le ton, émurent fort les assistants, et formèrent le sujet de la conversation jusque bien avant dans la nuit. Ensuite, avec une sorte de résignation supérieure, et des témoignages affectueux, Napoléon quitta ses lieutenants, en leur disant qu'il fallait se préparer tous à se bien battre, car on aurait affaire à forte partie le lendemain, et la bataille prochaine déciderait de leur sort, du sien, de celui de la France.
Ce triste retour sur le passé fut le seul signe que Napoléon donna de ses sombres pressentiments, car du reste il était calme, tranquille, résolu, comme si les circonstances eussent été celles qui avaient précédé Austerlitz ou Friedland[26].
Le 15 au matin, Napoléon monte à cheval pour passer la revue du champ de bataille. Le lendemain matin Napoléon monta de très-bonne heure à cheval, afin d'inspecter le champ de bataille, ne voulant pas prendre l'initiative de l'action à cause de ses corps restés en arrière, et imaginant bien que l'ennemi ne la prendrait pas s'il ne la prenait pas lui-même. Ce soin était urgent, car ce champ de bataille, immortalisé par notre bravoure et nos malheurs, avait besoin d'être étudié dans son immense étendue, pour qu'ayant acquis une entière connaissance des lieux, Napoléon pût commander là même où il ne serait pas de sa personne. Il se porta d'abord au sud de Leipzig, vers le côté où Murat s'était établi en se retirant devant l'armée de Bohême.
Description des environs de Leipzig. La Pleisse et l'Elster, comme la Saale, comme la Mulde, descendent des montagnes de la Bohême (voir les cartes nos 58 et 60), traversent toute la Saxe en coulant à peu près dans le même sens, jusqu'à ce que séparées ou confondues elles aillent tomber dans l'Elbe qui les recueille en passant. Un peu au-dessus de Leipzig la Pleisse et l'Elster, assez rapprochées l'une de l'autre, et divisées en une multitude de bras, finissent par se réunir au-dessous de cette ville, puis se détournent un peu à gauche, et vont se confondre dans la Saale, avec laquelle elles coulent vers l'Elbe en suivant une direction presque parallèle au cours de la Mulde. Voici donc quel était le mouvement des diverses armées. Le prince de Schwarzenberg ayant débouché des montagnes de la Bohême avec la grande armée des trois souverains, était arrivé sur Leipzig en descendant entre la Mulde, la Pleisse et l'Elster. Napoléon au contraire venant à sa rencontre du bas Elbe, avait remonté ces rivières jusqu'à Leipzig même. Le prince de Schwarzenberg avait sa gauche à la Pleisse et à l'Elster, et sa droite dans les plaines faiblement accidentées des environs de Leipzig. Quant à Napoléon, il avait sa gauche dans ces mêmes plaines, et sa droite aux deux rivières. Fortement adossé à Leipzig, et occupant bien cette ville, il avait la prétention de tenir Blucher et même Bernadotte entièrement séparés de Schwarzenberg. En effet Blucher ne pouvant traverser Leipzig, que nous occupions, était forcé de se détourner ou à droite ou à gauche pour rejoindre la grande armée de Bohême. Pour se détourner à droite (droite de Blucher) il lui fallait franchir un obstacle de grande importance, c'étaient la Pleisse, l'Elster, la Saale réunies, couvrant de leurs mille bras une vallée boisée, large de plus d'une lieue, et derrière laquelle il aurait pu trouver les Français, notamment Augereau, qui s'avançait par la route de Lutzen après avoir battu Platow et Thielmann. Si au contraire il eût cherché à se détourner à gauche, il aurait rencontré à travers la vaste plaine de Leipzig l'armée française revenant de Düben, et se serait exposé aux plus grands périls. Dès lors il avait l'armée française comme une muraille entre lui et Schwarzenberg. Il suffisait donc que Napoléon arrêtât Schwarzenberg au sud de Leipzig, Blucher au nord, pour les empêcher de se réunir, et s'il parvenait à battre l'un, puis à se reporter sur l'autre, il était possible qu'il triomphât alternativement de tous deux, surtout Bernadotte étant fort éloigné, et rien encore ne prouvant qu'il dût arriver. Napoléon sachant Schwarzenberg le plus rapproché, voulait d'abord avoir affaire à lui, réservant le combat avec Blucher pour le lendemain.
Description du champ de bataille au sud, entre Liebert-Wolkwitz et Wachau. Il commença donc sa revue par le sud, c'est-à-dire par le champ de bataille où il s'attendait à rencontrer le prince de Schwarzenberg. (Voir la carte no 60.) La Pleisse et l'Elster, tantôt confondues, tantôt séparées, et embrassant un large terrain, marécageux et boisé, coulaient, avons-nous dit, de la Bohême sur Leipzig, c'est-à-dire du sud au nord. Napoléon devait naturellement y appuyer sa droite, comme Schwarzenberg sa gauche, et l'appui était solide, car le lit des deux rivières n'était pas facile à traverser. D'ailleurs ce lit traversé, il aurait fallu gravir un terrain assez élevé pour déboucher par derrière notre droite dans la plaine de Leipzig. Sur son front Napoléon avait pour champ de bataille un terrain peu accidenté, et dont quelques villages formaient à peine les moyens de défense. En partant de Mark-Kleeberg sur la Pleisse, en passant par Wachau et allant finir à Liebert-Wolkwitz, une légère dépression de terrain servant d'écoulement aux eaux vers la Pleisse, séparait notre ligne de celle de l'ennemi. Tel quel, ce vallon, si on peut l'appeler ainsi, était l'obstacle de terrain que nous allions nous disputer avec acharnement. À sa gauche enfin, Napoléon avait la vaste plaine de Leipzig, semée de gros villages, et à peine sillonnée par une très-petite rivière, la Partha, qui, naissant à quelque distance de Liebert-Wolkwitz, allait après de nombreux circuits tomber derrière nous dans la Pleisse, à travers un faubourg de Leipzig. Napoléon de ce côté était presque sans appui, mais la présence de ses colonnes arrivant de Düben devait contenir l'ennemi, et l'empêcher de s'y risquer. Murat ayant pris position au sud, avait établi à Mark-Kleeberg sur la Pleisse Poniatowski, à Wachau Victor, à Liebert-Wolkwitz Lauriston, et dans les intervalles le 4e de cavalerie (cavalerie polonaise), et le 5e sous Pajol, dans lequel on avait fondu les dragons d'Espagne.
De l'autre côté de cette espèce de vallon, on apercevait en face de nous Kleist et Wittgenstein, entre Gross-Pössnau, Gülden-Gossa, Cröbern, avec les gardes russe et prussienne pour réserve. L'armée autrichienne était partie à notre droite, entre la Pleisse et l'Elster, s'avançant dans l'angle formé par ces rivières, et menaçant le pont de Dölitz, partie à notre gauche, en avant d'un bois dit de l'Université, vis-à-vis de Liebert-Wolkwitz, et devant tendre plus tard la main vers Blucher à travers la plaine de Leipzig, si nous perdions du terrain et si les coalisés en gagnaient.
Distribution des troupes au sud de Leipzig pour tenir tête à l'armée de Bohême entre Liebert-Wolkwitz, Wachau et Mark-Kleeberg. Napoléon approuva complétement la position prise par Murat. Il résolut de disputer énergiquement la ligne de Liebert-Wolkwitz à Wachau et Mark-Kleeberg, pour cela de doubler les trois corps de Murat, en plaçant Augereau à droite près de Mark-Kleeberg, la garde et la cavalerie de Latour-Maubourg au centre à Wachau, Macdonald avec la cavalerie de Sébastiani à gauche, au delà de Liebert-Wolkwitz, afin d'empêcher que notre aile gauche ne fût débordée, et d'essayer même, comme on le verra bientôt, de déborder l'aile droite de l'ennemi. Les Autrichiens s'avançant entre la Pleisse et l'Elster sur le pont de Dölitz, Napoléon pour n'être pas tourné par sa droite, y plaça la brigade Lefol, tirée des troupes qui formaient la garnison de Leipzig. Après les combats qu'on avait livrés, les marches qu'on avait exécutées dans la boue, les corps de Lauriston, Victor, Poniatowski, Pajol, amenés par Murat, pouvaient monter à 38 mille hommes, Augereau et Lefol à 12 mille, la garde à 36 mille, Latour-Maubourg à 6 mille, Macdonald et Sébastiani à 22 mille, ce qui faisait environ 114 à 115 mille hommes opposés à 160 mille. Mais en manœuvrant bien, en se battant énergiquement, toutes choses dont il n'y avait pas à douter, en se servant par exemple de quelques-uns des corps restés en arrière sous Ney, on pouvait renforcer Macdonald de 25 ou 30 mille hommes, puis se rabattre en masse par la gauche sur la droite de Schwarzenberg, et précipiter celui-ci dans la Pleisse. C'était en effet le projet de Napoléon si les corps actuellement en marche n'étaient pas indispensables au nord contre Blucher et Bernadotte.
Cette revue du terrain terminée et ces dispositions arrêtées, Napoléon revint par la gauche au faubourg de Reudnitz. Il parcourut les bords de cette petite rivière de la Partha, qui roule, comme nous venons de le dire, ses faibles eaux dans une cavité du terrain à peine sensible, et passant par Taucha, Schönfeld, va les verser dans la Pleisse, au nord de Leipzig, à travers le faubourg de Halle. Là, si on se joignait de plus près, pouvait s'offrir un peu en arrière de notre gauche un nouveau champ de bataille; mais il n'y avait pas à s'en occuper, l'ennemi n'osant pas encore s'y montrer, et nous n'ayant que de la cavalerie à y mettre.
Position de Möckern au nord de Leipzig, propre à arrêter Blucher. Ce n'était pas assez que d'avoir tout disposé pour résister à la grande armée de Bohême; il fallait songer aussi à tenir tête à Blucher, qu'on devait s'attendre à voir paraître d'un moment à l'autre au nord de Leipzig. Heureusement se trouvait de ce côté, en dépassant la Partha, une position assez avantageuse, s'étendant du village de Möckern à celui d'Euteritzsch, barrant la route de Halle à Leipzig, et présentant un terrain large, élevé, appuyé d'un côté à la Pleisse et à l'Elster, de l'autre à un gros ravin, et où un corps pouvait se déployer à l'aise, en ayant sur l'ennemi qui arrivait de Halle un fort commandement. Obligé d'abandonner cette position, on avait la ressource de se replier derrière la Partha, et d'aller s'adosser à Leipzig, en avant du faubourg de Halle.
Marmont avait pris position à Möckern. C'est là que Marmont, n'ayant cessé d'observer Blucher pendant la marche de nos troupes, était venu se placer pour le combattre au besoin. Napoléon approuva la position que Marmont avait prise, et lui recommanda de s'y maintenir. Ney, avec Bertrand, Souham, Reynier, Dombrowski, tous retardés par la destruction des ponts de la Mulde et de l'Elbe, devait se ranger à la droite de Marmont, puis à mesure qu'il arriverait se replier autour de Leipzig, du nord au sud, et se relier à travers la plaine qu'arrose la Partha, avec la gauche de Murat. Ces dernières troupes venues, le cercle autour de Leipzig serait entièrement fermé.
Précautions prises pour garder la ville de Leipzig et la route de Lutzen qui était celle de Mayence. Restait à bien garder la ville même de Leipzig, et non-seulement la ville, mais la grande route du Rhin, qui après avoir franchi la Pleisse et l'Elster sur une longue suite de ponts, débouchait par Lindenau dans la plaine de Lutzen, et allait rejoindre Weissenfels, Erfurt, Mayence. Il était indispensable de garder spécialement la route, parce qu'elle était notre seule ligne de retraite, et parce qu'en l'occupant nous empêchions Blucher et Schwarzenberg de communiquer entre eux par delà l'Elster et la Pleisse. Napoléon avait laissé la division Margaron, composée de troupes de marche, dans Leipzig même, avec mission de défendre les ponts de la Pleisse et de l'Elster, et le gros bourg de Lindenau, qui en forme le débouché dans la plaine de Lutzen. Moyennant qu'on défendît bien ce bourg et la ville, il suffisait de troupes légères sur la grande route de Lutzen, pour qu'on fût averti de ce qui s'y passerait, et qu'on pût y accourir à temps. Napoléon adjoignit aux troupes de Margaron le général Bertrand qui avait marché avec Macdonald, et qui venait d'entrer à Leipzig. Il devait appuyer au besoin, ou Margaron dans la défense de Leipzig et du débouché de Lindenau, ou Marmont dans la défense de la position de Möckern. Les autres corps arrivant successivement devaient, comme nous l'avons dit, se placer derrière Marmont, et le relier avec Murat. Ainsi dans la première journée Napoléon avait pour la bataille qui allait se livrer au sud de Leipzig, 115 mille hommes à opposer aux 160 mille de Schwarzenberg. Si la lutte s'engageait en même temps au nord, il avait à opposer aux 60 mille hommes de Blucher Marmont avec 20 mille, Bertrand avec 10 mille, sans compter les 10 mille de Margaron qui gardaient Leipzig et la grande route du Rhin. Ney, avec Souham, Dombrowski, Reynier, nous amenait un renfort de 35 mille hommes, et pouvait alternativement secourir Marmont ou Napoléon lui-même. Avec lui le total de nos forces devait s'élever à 190 mille hommes; mais il fallait se hâter de vaincre, car si Ney portait nos forces à 190 mille hommes, l'ennemi, dans le même espace de temps, pouvait voir les siennes s'élever à 320 ou 330 mille hommes par l'arrivée probable de Bernadotte demeuré en arrière de Blucher, de Benningsen demeuré en arrière de Schwarzenberg. Napoléon, du reste, songeait à s'assurer des résultats décisifs dès le premier jour, car il espérait avoir au moins la tête de colonne de Ney, la joindre à Macdonald, et, les jetant l'un et l'autre sur la droite de Schwarzenberg, pousser brusquement ce dernier dans la Pleisse. Ces dispositions étaient tout ce qu'on pouvait attendre de la situation et de son génie, et après avoir employé la journée entière du 15 à rallier ses troupes, il résolut de ne pas différer davantage, et d'attaquer Schwarzenberg le lendemain 16. Il redoubla d'assurance à l'égard de ses lieutenants, et même de bienveillance pour eux, voulant les mieux disposer à donner jusqu'à la dernière goutte de leur sang. Au surplus, même en éprouvant de secrètes inquiétudes et en désapprouvant sa politique, ils y étaient déterminés sans réserve. Vaincre ou mourir était le sentiment de tous.
Ce qui s'était passé du côté des alliés. Les alliés de leur côté n'étaient pas restés oisifs, et avaient fait de grands efforts pour opérer leur réunion sous les murs de Leipzig. Contestations perpétuelles entre Blucher et Bernadotte depuis leur réunion derrière la Mulde. Blucher et Bernadotte, comme on l'a vu, s'étaient, à l'approche de Napoléon, réfugiés derrière la Mulde, et n'avaient cessé depuis qu'ils se trouvaient ensemble d'être en contestation sur la conduite à suivre. Bernadotte aurait voulu d'abord que l'armée de Silésie vînt prendre position au-dessus de lui sur la Mulde, c'est-à-dire se placer entre lui et Leipzig, afin d'avoir en cas de revers des moyens d'évasion plus prompts et plus sûrs vers l'Elbe. Blucher, qui devinait les motifs de Bernadotte, aurait désiré au contraire se placer au-dessous pour le tenir enfermé entre lui et Leipzig, et le forcer ainsi à marcher à l'ennemi. Mais Bernadotte se refusant absolument à une semblable disposition des deux armées, et alléguant pour prétexte le soin de ses communications avec la Suède, Blucher avait été obligé de se rendre pour éviter une rupture. Après cette contestation, il s'en était élevé une autre. Bernadotte voulait qu'en remontant vers Leipzig on opérât ce mouvement non pas derrière la Mulde, mais derrière la Saale, afin de mettre deux rivières entre soi et les Français. Blucher, au contraire, voulait qu'on se couvrît seulement de la Mulde pour arriver plus tôt à Leipzig. Toutefois il avait cédé encore, toujours dans l'intention de prévenir un éclat. Mais avec son impatience habituelle, il n'avait porté qu'un de ses corps derrière la Saale, et à la tête des deux autres il avait cheminé en avant de cette rivière, sur la chaussée de Halle, très-près du maréchal Marmont qu'il n'avait cessé de côtoyer. Enfin une troisième contestation avait tout à coup surgi entre les deux chefs des armées de Silésie et du Nord, et avait mis le comble à leur mésintelligence. À la vue des Français occupés au delà de l'Elbe à détruire des ponts, Bernadotte croyant à un mouvement de Napoléon sur Berlin, avait voulu repasser l'Elbe, pour n'être pas coupé du nord de l'Allemagne où était sa base d'opération. Son état-major tout entier, composé en grande partie de Russes et de Prussiens, avait contre l'ordinaire incliné à son opinion. Aussi avait-il fait valoir l'autorité éventuelle dont il était investi à l'égard de l'armée de Silésie, pour enjoindre à Blucher de le suivre sur la rive droite de l'Elbe. En recevant cet ordre Blucher avait contesté le mouvement de Napoléon sur Berlin, allégué à l'appui de son opinion les forces considérables laissées autour de Leipzig, répondu en outre par une désobéissance formelle, et adressé aux officiers prussiens et russes de l'armée de Bernadotte l'invitation de ne pas quitter la rive gauche de l'Elbe. Blucher s'était avancé par Halle sur Leipzig; Bernadotte était resté en arrière sur la basse Saale, avec deux divisions laissées sur la droite de l'Elbe. Mais un fait indépendant de leur volonté à tous, la destruction complète des ponts par Ney et Reynier, avait mis fin au débat, et Bernadotte, privé de ses moyens de passage, était resté forcément sur la gauche de l'Elbe, ne suivant d'ailleurs Blucher que de très-loin. Toutefois les divisions Thumen et Hirschfeld, le corps de Tauenzien étaient demeurés de l'autre côté du fleuve, et avaient ainsi causé l'erreur de Napoléon, qui avait cru l'armée entière du Nord résolue à se maintenir sur la droite de l'Elbe et sur la route de Berlin.
Blucher, arrivé à quelque distance de Leipzig, envoie un officier pour essayer de pénétrer auprès de Schwarzenberg à travers l'armée française. C'est de cette manière que Blucher et Bernadotte avaient occupé le temps que Napoléon avait employé à revenir sur Leipzig. Blucher était le 15 sur la route de Halle, à quatre ou cinq lieues au nord de Leipzig, ayant grand désir de s'en approcher, n'osant donner la main au prince de Schwarzenberg à travers la plaine de Lutzen, parce qu'il lui aurait fallu franchir la Pleisse et l'Elster, étant fort tenté de le faire du côté opposé, à travers la vaste plaine de Leipzig, mais ne l'osant pas davantage à la vue des corps français qui marchaient dans cette direction, et renouvelant ses instances auprès de Bernadotte pour qu'il vînt le joindre, car réunis ils devaient former une armée de 120 mille hommes, laquelle n'avait rien à craindre de personne. Il avait en attendant tâché d'envoyer un officier au prince de Schwarzenberg pour lui dire qu'il était là, au nord de Leipzig, à une très-petite distance de lui, prêt à marcher au canon dès qu'il l'entendrait retentir au sud de cette ville.
Mouvement de l'armée de Bohême. Dans l'armée de Bohême l'accord avait été plus grand, grâce à l'esprit conciliant d'Alexandre, à l'autorité doucement exercée du prince de Schwarzenberg, et surtout à l'évidence de ce qu'on avait à faire. Peu de divergences d'avis dans cette armée, qui n'avait d'autre conduite à tenir que de marcher sur Leipzig. On avait voulu descendre sur Leipzig avec l'intention de s'y joindre aux deux armées de Silésie et du Nord, et dès lors on n'avait qu'une conduite à tenir, c'était de pousser Murat vivement, et d'autant plus vivement qu'on voyait bien que Murat n'était qu'un rideau destiné à couvrir le mouvement des Français sur l'Elbe, et que si on ne se hâtait pas de percer ce rideau, on laisserait à Napoléon le temps d'accabler les armées de Silésie et du Nord. C'est ainsi qu'on était arrivé le 14 devant Liebert-Wolkwitz et Wachau, où l'on avait perdu 1,200 hommes dans un combat de cavalerie imprudemment engagé contre Murat.
Arrivée le 14 au sud de Leipzig, elle emploie la journée du 15 à se reposer et à prendre position. La journée du 15 avait été employée à se rallier, à se mettre en ligne, et à délibérer sur le plan d'attaque, sujet fort grave et le seul sur lequel il y eût à discuter. Qu'il fallût livrer bataille, personne ne le mettait en doute, dût-on être vaincu, car si on laissait à Napoléon un jour, une heure de plus, il en profiterait pour détruire les deux armées du Nord et de Silésie. Nécessité pour elle de livrer bataille. Se battre énergiquement en désespérés et tout de suite, était l'avis que la situation inspirait et commandait à tout le monde. Restait le plan de la bataille à livrer. Discussion sur le plan. À cet égard il y avait grande divergence entre les généraux autrichiens d'une part, et les généraux russes et prussiens de l'autre. En guerre, comme en toutes choses, l'opinion de chacun est généralement dictée par la position qu'il occupe. Avis des généraux russes et prussiens. Les Russes et les Prussiens, sous Barclay de Tolly, ayant débouché directement sur Liebert-Wolkwitz, Wachau et Mark-Kleeberg, devant Murat, sur la rive droite de la Pleisse et de l'Elster, voulaient qu'on portât l'attaque sur ce point, qu'on l'y portât résolûment, et avec presque toutes ses forces. À peine admettaient-ils qu'on fît une diversion à leur droite par Gross-Pösnau, Seyffertshayn, pour déborder notre gauche, et essayer de tendre une main vers Blucher à travers la plaine de Leipzig. Ils admettaient aussi qu'à leur gauche, entre la Pleisse et l'Elster, on fît quelques démonstrations pour tendre la main à Blucher à travers la plaine de Lutzen, s'il cherchait par hasard à percer de ce côté. Mais là encore ils ne voulaient qu'une simple démonstration.
Avis des généraux autrichiens. Les Autrichiens ayant été conduits par les routes qu'ils avaient suivies à déboucher en grande partie entre la Pleisse et l'Elster, accordaient sans doute qu'on dirigeât une attaque vigoureuse contre Liebert-Wolkwitz, Wachau et Mark-Kleeberg, mais ils espéraient peu de cette attaque de front, et demandaient qu'on portât le gros des forces dans l'angle formé par la Pleisse et l'Elster, que protégés par les deux côtés de cet angle dont le sommet s'appuyait à Leipzig, on s'y enfonçât, et qu'on essayât d'enlever à coups d'hommes le pont de Dölitz, placé sur la droite des Français en arrière de Mark-Kleeberg. Sans doute, disaient-ils, on y rencontrerait de grandes difficultés, car la Pleisse, coupée en mille bras, présentait des ponts, des corps de ferme, des enclos à forcer, et ensuite un terrain assez escarpé à gravir. Mais ces obstacles vaincus, on se trouverait sur les derrières des Français, la position de ceux-ci ne serait plus tenable, et ce serait un miracle s'ils pouvaient se retirer sains et saufs sur Leipzig. Aussi les généraux autrichiens voulaient-ils que non-seulement on employât à cette opération l'armée autrichienne, mais que les réserves de Barclay de Tolly, composées de la garde impériale russe, et de la garde royale prussienne, fussent chargées d'agir entre la Pleisse et l'Elster. Il y avait certainement quelques raisons à faire valoir pour ce plan, mais il y avait deux fortes objections à lui opposer: la première, c'est qu'avec peu de monde Napoléon pourrait en arrêter beaucoup à la position de Dölitz, et la seconde, c'est qu'en voyant combien était peu considérable la masse chargée de le combattre de front, il se rabattrait par sa gauche sur elle, et la jetterait dans la Pleisse. Or, lorsqu'il aurait anéanti comme à Dresde un tiers de l'armée alliée au moins, la question serait évidemment décidée en sa faveur.
Transaction entre les opinions diverses, et attaque sur trois points, à la droite de la Pleisse et de l'Elster, entre la Pleisse et l'Elster, et à la gauche de ces rivières. Il ne suffit pas cependant qu'une opinion ait contre elle des raisons excellentes pour qu'on y renonce. Après l'avoir adoptée par position et de bonne foi, on y persiste par amour-propre, et il est rare qu'une opinion logiquement détruite soit une opinion abandonnée. On contesta vivement, et suivant la coutume, bonne en politique, mais souvent dangereuse à la guerre, on transigea. On répartit les forces avec une certaine égalité. Le corps autrichien de Giulay, renforcé des troupes légères de Lichtenstein et de Thielmann, dut, au delà de la Pleisse et de l'Elster, se porter sur Lindenau, pour s'emparer de la communication des Français avec Lutzen, c'est-à-dire avec Mayence. Ce corps, de 20 à 25 mille hommes, pouvait, s'il était heureux, donner la main à Blucher à travers la plaine de Lutzen. Le gros de l'armée autrichienne, comptant 40 mille hommes environ, composé du corps de Merfeld et de toutes les réserves tant de cavalerie que d'infanterie du prince de Hesse-Hombourg, devait s'enfoncer dans l'angle formé par la Pleisse et l'Elster, et essayer de déboucher par Dölitz sur les derrières des Français. À la droite des deux rivières, sur le front des Français, devant les positions de Mark-Kleeberg, Wachau, Liebert-Wolkwitz, les armées prussienne et russe, appuyées de toutes leurs réserves et présentant une force d'environ 70 mille hommes, devaient se ruer sur la ligne occupée par Napoléon, tandis que le général autrichien Klenau, comptant à peu près 25 mille hommes avec le renfort d'une brigade prussienne et de la cavalerie de Platow, déborderait au loin Liebert-Wolkwitz par la plaine de Leipzig, tâcherait de tourner notre gauche, et de tendre lui aussi la main aux armées de Blucher et de Bernadotte.
Tel fut le plan adopté le 15 au soir pour être exécuté le lendemain 16 dès neuf heures du matin. On essaya de faire parvenir à Blucher, dont on avait appris l'arrivée au nord de Leipzig, l'avis qu'on allait attaquer le 16, afin que s'il entendait le canon, il se portât lui-même au feu, et ne laissât aux Français que le moindre nombre possible de troupes inoccupées.
Dernières dispositions de Napoléon. Le 16 octobre était donc le jour choisi par les deux armées pour cette grande et terrible lutte, de laquelle allait dépendre l'empire du monde. Napoléon avait déjà disposé ses troupes dès la veille. Macdonald et Sébastiani étant arrivés, il les avait dirigés sur Holzhausen, à gauche de Liebert-Wolkwitz, afin de faire face à Klenau. Quant à Ney et à Reynier, ils ne devaient être rendus à Leipzig, le premier que dans la matinée du 16, et le second que dans celle du 17. Blucher ne se montrant pas encore sur la route de Halle, ce qui était naturel puisqu'il fallait que le canon l'attirât sur le champ de bataille pour qu'il osât s'y aventurer, Napoléon supposa que peut-être il ne l'aurait pas sur les bras dans cette journée, et il enjoignit à Marmont de quitter sa position au nord de Leipzig, de traverser le faubourg de Halle, et de venir se placer sur les derrières de la grande armée, afin de coopérer à la manœuvre décisive contre la droite de Schwarzenberg, par laquelle il espérait assurer le gain de la bataille. Il prescrivit à Ney de prendre la position laissée vacante par Marmont, et d'être prêt, de concert avec Bertrand, à contenir l'ennemi qui se montrerait au nord de Leipzig. Ces ordres donnés, Napoléon était dès la pointe du jour à cheval au milieu de sa garde, sur un tertre élevé, à la bergerie de Meusdorf, d'où il dominait le champ de bataille, et voyait à sa gauche Liebert-Wolkwitz, au centre et un peu dans le fond Wachau, à droite et dans le fond aussi Mark-Kleeberg, plus à droite enfin la Pleisse et l'Elster, entre lesquelles s'avançaient les Autrichiens pour forcer le pont de Dölitz. Il avait, comme nous l'avons dit, environ 160 mille hommes devant lui, et environ 115 mille pour les combattre, Macdonald et Sébastiani compris. Le reste de l'armée française était à deux lieues en arrière, pour faire face aux éventualités qui pouvaient se présenter sur d'autres points.
Première bataille de Leipzig, dite journée du 16. À neuf heures du matin, trois coups de canon tirés du côté des alliés devinrent le signal d'une épouvantable canonnade. De Mark-Kleeberg à Liebert-Wolkwitz, les coalisés s'avancèrent sur notre front en trois fortes colonnes précédées par 200 bouches à feu. Attaque des coalisés sur Mark-Kleeberg, Wachau et Liebert-Wolkwitz. Ils avaient eu l'idée, très-bien entendue, de mêler ensemble les troupes de toutes les nations, pour que les dangers fussent également répartis, et que le voisinage excitât l'émulation. À notre droite, le général Kleist avec la division prussienne du prince Auguste de Prusse, plusieurs bataillons russes et les cuirassiers de Levachoff, marcha par Cröbern et Crostewitz sur Mark-Kleeberg. Au centre, le prince Eugène de Wurtemberg, avec la division russe qu'il commandait et la division prussienne de Klüx, marcha sur Wachau. À notre gauche et à la droite des coalisés, le prince Gortschakoff avec son corps et la division prussienne Pirch marcha sur Liebert-Wolkwitz, que Klenau, avec une quatrième colonne, essayait de tourner par Seyffertshayn. Ces diverses colonnes s'avançaient résolûment, en gens décidés à surmonter tous les obstacles. Notre artillerie, fort nombreuse, mise en batterie sur la pente du terrain, les couvrit de projectiles, mais ne les arrêta point, et elles arrivèrent sans chanceler jusqu'au pied de nos positions.
Poniatowski après avoir vaillamment résisté au général Kleist, est obligé de se replier un peu en arrière. La colonne de Kleist, dirigée sur Mark-Kleeberg à notre droite, fut bientôt engagée avec Poniatowski, et malgré la résistance de celui-ci, parvint à emporter ce village situé sur la Pleisse. Elle n'était pas de moins de 18 mille hommes, tandis que Poniatowski n'en avait que huit ou neuf mille. Ce dernier fut obligé de se retirer sur le terrain un peu dominant qui formait l'extrémité droite de notre ligne. Augereau porté alors en avant vint appuyer Poniatowski. Une forte artillerie fut dirigée contre Kleist qui cherchait à gravir le terrain sur lequel nous nous étions repliés. Le maréchal Victor dispute victorieusement le village de Wachau au prince Eugène de Wurtemberg. Au centre, le prince Eugène de Wurtemberg avec son infanterie russe et la division de Klüx, arriva devant Wachau sous une grêle de mitraille, et tenta d'y pénétrer. Mais le maréchal Victor, occupant ce village, lui résista opiniâtrement. Enfin à notre gauche, Gortschakoff partant de Störmthal, point de départ plus éloigné que celui des autres colonnes, était encore à quelque distance de Liebert-Wolkwitz, que Klenau avec les Autrichiens de Mohr était prêt à déborder. Lauriston se maintient à Liebert-Wolkwitz. Mais le corps de Lauriston se trouvait à Liebert-Wolkwitz, favorisé par l'élévation du terrain, et devant être bientôt soutenu par Macdonald qui débouchait de Holzhausen.
Canonnade épouvantable. Cette première marche des coalisés fut ferme et résolue, et s'exécuta sous une grêle de boulets lancés par les trois cents bouches à feu que nous avions de Mark-Kleeberg à Liebert-Wolkwitz. Les Français se défendent sur toute la ligne, sans perdre aucune portion de terrain. La canonnade de part et d'autre était si violente que personne, parmi nos vieux généraux, ne se souvenait d'en avoir entendu une pareille, et que Napoléon, quoique placé un peu en arrière à la bergerie de Meusdorf, vit tomber autour de lui quantité d'officiers et de chevaux. Avec son ordinaire assurance, il demeura impassible, et laissa la bataille s'engager davantage avant de prendre aucune résolution décisive. À gauche, Liebert-Wolkwitz bâti sur une éminence, et vigoureusement occupé par Lauriston, pouvait se défendre longtemps. Au centre, le prince Eugène de Wurtemberg ne semblait pas en état de surmonter la résistance des trois divisions de Victor. À droite seulement, la nécessité où avait été Poniatowski d'abandonner Mark-Kleeberg, et de céder un peu de terrain, avait amené notre ligne à se courber légèrement en arrière. La division Semelé, du corps d'Augereau, était déjà venue au secours de Poniatowski. Napoléon ordonna de se servir de la nombreuse et excellente cavalerie qu'on avait de ce côté, celle des Polonais et de Pajol (4e et 5e corps) pour arrêter l'infanterie de Kleist sur la pente du terrain qu'elle essayait de gravir.
Charge des dragons de Kellermann et des cuirassiers de Levachoff. Le général Kellermann, qui dirigeait ce jour-là les 4e et 5e corps, se jeta avec ses dragons sur l'infanterie du prince Auguste, et la contint. Mais les cuirassiers de Levachoff, lancés à propos et avec habileté, franchirent un ravin qui était au pied de nos positions, prirent en flanc les dragons de Kellermann et les ramenèrent. Accueillis à leur tour par le feu plongeant de notre artillerie, les cuirassiers de Levachoff furent obligés de revenir sur leurs pas. On se contint réciproquement, les Prussiens ne gagnant pas plus de terrain qu'ils n'en avaient conquis d'abord, nous, ne pouvant recouvrer Mark-Kleeberg, mais restant sur les points dominants que nous avions occupés. Une masse formidable d'artillerie arrêtait l'ennemi, et bien que notre ligne ne fût pas redressée, elle ne paraissait pas devoir se courber davantage.
Carnage horrible à Wachau et à Liebert-Wolkwitz. Au centre, c'est-à-dire à Wachau, à gauche, c'est-à-dire à Liebert-Wolkwitz, le combat ne cessait pas d'être opiniâtre et sanglant. À plusieurs reprises le prince de Wurtemberg et le général Kleist avaient pénétré dans Wachau, qui était dans un fond, mais à chaque fois les divisions de Victor fondant sur eux en colonnes serrées, les en avaient repoussés. Ce village avait été en deux heures pris et repris cinq fois. Il ne présentait plus qu'un monceau de ruines et de cadavres. À Liebert-Wolkwitz, Lauriston, abordé de front par Gortschakoff, de gauche par Klenau, les avait reçus de manière à ne pas leur donner le goût d'y revenir. Klenau s'étant montré le premier sur la gauche avec la brigade Spleny, le général Rochambeau l'avait chargé et culbuté, tandis qu'on canonnait Gortschakoff éloigné encore, et longeant le bois de l'Université. Après avoir criblé de boulets les Russes de Gortschakoff, les Prussiens de Pirch, le général Maison leur avait laissé gravir le terrain saillant sur lequel s'élevait Liebert-Wolkwitz, puis les avait chargés avec vigueur, et rejetés partie sur le bois de l'Université à gauche, partie sur Gülden-Gossa à droite, et, chaque fois qu'ils avaient voulu reparaître, les avait couverts de mitraille.
Vers midi, 18 à 20 mille hommes avaient déjà succombé. À midi, 18 mille hommes avaient déjà succombé dans l'une et l'autre armée, mais les deux tiers de ce nombre du côté de l'ennemi, et notre ligne invincible partout semblait ne pouvoir être forcée, sauf à droite, où, comme nous l'avons dit, elle s'était légèrement ployée.
Le canon se faisant entendre tout à coup à Lindenau et à Möckern, nous apprend qu'il se livre trois batailles à la fois. Dans ce moment le canon avait tout à coup retenti au nord, puis on l'avait bientôt entendu dans les autres directions, ce qui annonçait que nous étions assaillis de tous les côtés à la fois. En effet, des aides de camp arrivés au galop avaient appris d'une part que sur la droite de Leipzig, Margaron était attaqué à Lindenau par Giulay, qui voulait nous ôter notre ligne de communication avec Lutzen, et qu'en arrière, c'est-à-dire au nord de Leipzig, Marmont était aux prises avec Blucher accouru de Halle pour prendre part à la bataille générale. Marmont mandait qu'il ne pouvait pas exécuter l'ordre de se porter derrière Napoléon, car il lui fallait tenir tête à Blucher, et même il réclamait du secours. Heureusement le maréchal Ney paraissait en cet instant avec la division Dombrowski et le corps de Souham, et Napoléon fit dire à ce maréchal, que tout en aidant Marmont, il fallait envoyer derrière Macdonald, à l'appui de la grande armée, celle de ses divisions dont il pourrait disposer. Ney commandait à la fois le 4e corps (Bertrand), le 3e (Souham), le 7e (Reynier), plus la division de Dombrowski. Il avait Bertrand dans Leipzig pour appuyer Margaron; il lui arrivait Dombrowski et Souham pour soutenir Marmont et se reporter sur Napoléon. Il ne pouvait avoir Reynier que le lendemain.
À midi, Napoléon se décide à prendre l'offensive. À midi la bataille s'étant plus clairement développée, Napoléon songea enfin à quitter la défensive pour prendre une offensive vigoureuse. Il résolut de déboucher à la fois de Liebert-Wolkwitz et de Wachau afin d'écraser le centre de l'ennemi, tandis qu'à l'extrême gauche Macdonald débouchant de Holzhausen par delà Liebert-Wolkwitz, repousserait Klenau, le rejetterait le plus loin possible, puis se rabattant de gauche à droite, se précipiterait sur le centre de l'ennemi attaqué déjà de front par Liebert-Wolkwitz et Wachau. Deux colonnes partant l'une de Wachau, l'autre de Liebert-Wolkwitz, et ayant l'artillerie de la garde entre deux, doivent fondre sur l'ennemi, pendant que Macdonald se rabattant de gauche à droite, cherchera à le pousser vers la Pleisse. Pour l'exécution de ce mouvement, Napoléon fit descendre d'un côté deux divisions de la jeune garde sous Mortier, afin que réunies à Lauriston elles tombassent sur Gortschakoff, et de l'autre côté deux autres divisions de cette même jeune garde, sous Oudinot, pour fondre avec Victor sur le prince Eugène de Wurtemberg. La réserve d'artillerie de la garde formant une batterie de quatre-vingts pièces de canon, devait s'avancer entre ces deux colonnes et les seconder de son feu. La cavalerie de Latour-Maubourg fut disposée en arrière afin d'appuyer ce mouvement, et de saisir les occasions de charger. Kellermann avec les 4e et 5e corps se tint également prêt sur la droite. La vieille garde composée des divisions d'infanterie Curial et Friant et de la cavalerie de Nansouty, vint prendre la position laissée vacante par la jeune garde et par Latour-Maubourg. Tout s'ébranla donc pour ce mouvement offensif, dans le moment même où Alexandre, frappé déjà de ce qui se passait devant lui, avait envoyé un de ses officiers allemands, M. de Wolzogen, pour supplier le prince de Schwarzenberg de renoncer à son attaque entre la Pleisse et l'Elster, et de s'occuper davantage de ce que les armées prussienne et russe avaient sur les bras entre Liebert-Wolkwitz et Wachau.
À peine le signal était-il donné que nos deux colonnes d'attaque s'avancèrent, ayant entre elles la batterie formidable de la garde dirigée par Drouot, et dont trente-deux pièces de 12 étaient commandées par le brave colonel Griois. Le feu était épouvantable, et tel qu'il semblait qu'aucune troupe n'y pût résister. Succès de Lauriston et Mortier, précédés de la division Maison. D'un côté le maréchal Mortier précédé par la division Maison descendit de Liebert-Wolkwitz, aborda Gortschakoff, et le rejeta entre le bois de l'Université et le village marécageux de Gülden-Gossa. Succès d'Oudinot et Victor, en avant de Wachau. De l'autre côté Oudinot et Victor débouchant de Wachau, repoussèrent le prince Eugène de Wurtemberg, lui firent repasser l'espèce de vallon qui nous séparait, et le refoulèrent sur la bergerie d'Avenhayn, qui se trouvait sur la droite du village de Gülden-Gossa. Macdonald refoule Klenau sur le bois de l'Université, mais sans pouvoir y pénétrer. Tandis que l'on s'avançait ainsi victorieusement vers le milieu de notre ligne, Macdonald faisant irruption à gauche par delà Liebert-Wolkwitz, aborda Klenau, et l'obligea de lui céder une grande étendue de terrain. Chemin faisant, il arriva devant une vieille redoute, dite des Suédois, d'où pleuvaient des flots de mitraille, la masqua au moyen de la division Charpentier, et avec les divisions Ledru et Gérard enleva Seyffertshayn. L'ennemi se défendit vigoureusement, mais on le rejeta d'un côté sur Klein-Pössnau, de l'autre sur Gross-Pössnau et le bois de l'Université. Là favorisé par les difficultés locales, il s'arrêta, et nous tint tête. Si un corps de réserve appuyant alors Macdonald, était venu l'aider à se rabattre de gauche à droite, on aurait pu culbuter une partie de Klenau sur Gortschakoff, l'un et l'autre sur le prince de Wurtemberg et sur Kleist, et tous ensemble dans la Pleisse. Mais Marmont était en ce moment aux prises avec Blucher, Margaron avec Giulay; Bertrand entre deux, se réservait pour aller au secours du plus menacé. Ney n'osait disposer de Souham, tant Marmont lui paraissait attaqué violemment, laissait Dombrowski sur la droite de Marmont, pour faire face à des masses qu'on voyait confusément dans le lointain, et enfin attendait encore Reynier. Il fallait donc que Napoléon remportât la victoire avec ce qu'il avait sous la main.
Danger des alliés. Les ennemis après avoir perdu toute la largeur du champ de bataille en disputaient pied à pied l'extrême limite. Klenau résistait soit à Gross-Pössnau, soit à la tête du bois de l'Université. Gortschakoff rejeté sur l'autre côté de ce bois s'y défendait, et cherchait en même temps à s'appuyer au village de Gülden-Gossa, qui, étant enfoncé en terre, et présentant une suite de bois et de mares d'eau assez allongée, était très-propre à la défensive. Le prince Eugène de Wurtemberg placé tout auprès, à la bergerie d'Avenhayn, tâchait de s'y maintenir avec les débris de son corps. À l'aspect du danger qui les menaçait, les souverains alliés étaient dans la plus grande perplexité. M. de Wolzogen envoyé au prince de Schwarzenberg pour le ramener de la gauche à la droite de la Pleisse, au secours des armées russe et prussienne. M. de Wolzogen, comme nous venons de le dire, avait été envoyé au prince de Schwarzenberg, le général Jomini s'était joint à lui, et sur les vives observations de tous deux, le prince reconnaissant la difficulté d'emporter Dölitz pour déboucher sur nos derrières, et le péril pressant des armées russe et prussienne, avait consenti à faire passer sur la rive droite de la Pleisse la réserve du prince de Hesse-Hombourg, forte de plus de 20 mille hommes. Mais ce n'était pas avant trois heures de l'après-midi que ces renforts pouvaient être arrivés. En attendant, Alexandre et Frédéric-Guillaume font donner toutes leurs réserves. En attendant les souverains se décidèrent à engager toutes leurs réserves, certains qu'ils étaient de les remplacer bientôt par une partie de l'armée autrichienne. Charge de la cavalerie russe repoussée par Lauriston et Mortier d'un côté, par Oudinot et Victor de l'autre. On lança d'abord les cuirassiers russes sur notre infanterie, tandis qu'on porta en ligne les dix mille grenadiers de Rajeffsky, dont une colonne fut dirigée sur Gülden-Gossa, et l'autre sur la bergerie d'Avenhayn.
Tels étaient les événements du côté de l'ennemi. Lauriston et Mortier à notre gauche vers Gülden-Gossa, Victor et Oudinot à notre droite vers la bergerie d'Avenhayn, reçurent en carrés les cuirassiers russes, et par un feu imperturbable les renversèrent sous les cadavres de leurs chevaux. Les dix mille grenadiers de Rajeffsky viennent se mettre en ligne, de la bergerie d'Avenhayn à Gülden-Gossa. Les dix mille grenadiers de Rajeffsky, répartis entre la bergerie d'Avenhayn, le village de Gülden-Gossa et le bois de l'Université, vinrent se placer comme une longue muraille, soutenue d'intervalle en intervalle par du canon. Drouot les démolit à coups de canon. Le brave Drouot qui était resté entre nos deux colonnes d'attaque avec sa formidable batterie, imagina de diriger toutes ses pièces sur cette magnifique infanterie, négligeant l'artillerie ennemie, quelque importance qu'il y eût à éteindre ses feux. Quoiqu'il fût bien près de l'ennemi, il s'avança plus encore, et se mit à tirer à mitraille sur les grenadiers russes qui tombaient comme des pans de murs sous le feu de nos canons. Dubreton enlève la bergerie d'Avenhayn. Lorsqu'ils parurent suffisamment ébranlés, la division Dubreton se détachant du corps de Victor à notre droite, exécuta une charge à la baïonnette sur la bergerie d'Avenhayn, et l'emporta. Maison attaque Gülden-Gossa avec la dernière violence. À gauche le général Maison formant la tête de Lauriston, se jeta sur Gülden-Gossa et parvint à y pénétrer. Mais les grenadiers Rajeffsky favorisés par des bâtiments de ferme, des bois, des mares d'eau, s'y défendirent avec la dernière opiniâtreté. On conduisit une partie de la garde russe à leur secours, et tandis que Maison tenait une extrémité du village, les Russes tenaient l'autre, et ne voulaient pas l'abandonner. Maison atteint de plusieurs coups de feu, couvert de sang, changea trois fois de cheval, et ramena ses soldats dans ce village de Gülden-Gossa qu'il ne pouvait enlever aux Russes, et que de leur côté les Russes ne pouvaient lui arracher. À gauche Macdonald tournant Klenau par Seyffertshayn, avait rejeté sur Gross-Pössnau la brigade prussienne Ziethen, les brigades autrichiennes Spleny et Schöffer, la division autrichienne Meyer; mais la redoute suédoise placée à gauche de Liebert-Wolkwitz était demeurée inabordable. Le 22e léger enlève la redoute des Suédois. Napoléon qui se portait partout, apercevant le 22e léger au pied de la redoute, demanda quel était le régiment qui se trouvait devant cette position, et sur la réponse que c'était le 22e léger, il dit: Ce n'est pas possible, le 22e léger ne resterait pas ainsi sous la mitraille sans courir sur l'artillerie qui le foudroie.--Le 22e mené par le colonel Charras, gravit la hauteur au pas de charge, tua les artilleurs ennemis à coups de baïonnette, et enleva la redoute. Le point qui arrêtait Macdonald emporté, ce maréchal continua son mouvement à notre gauche jusqu'à la moitié du bois de l'Université.
Il était trois heures: partout l'ennemi acculé, même en arrière de sa première position, semblait prêt à nous céder la victoire. Seulement à notre gauche, vis-à-vis de Liebert-Wolkwitz, il se soutenait au bois de l'Université. L'ennemi concentre tous ses efforts sur Gülden-Gossa. Au centre, repoussé de la bergerie d'Avenhayn, il disputait au général Maison Gülden-Gossa, favorisé par la configuration de ce village, qui présentait une rangée de bois et de marécages. À notre droite, il n'avait pas rétrogradé en arrière de Mark-Kleeberg, malgré les efforts héroïques du prince Poniatowski.
Napoléon sentait le besoin de vaincre à tout prix, car il ne pouvait pas ajourner la victoire. Ne pas vaincre aujourd'hui avec la multitude d'ennemis qui approchaient, ce n'était pas être vaincu seulement, c'était s'exposer à être détruit. Napoléon se décide à ordonner une charge générale de cavalerie. Il prit donc le parti de jeter toute sa cavalerie sur la ligne ennemie. Murat à gauche descendit entre Liebert-Wolkwitz et Wachau avec dix régiments de cuirassiers. À droite, Kellermann descendit entre Wachau et Mark-Kleeberg avec la cavalerie polonaise, les dragons d'Espagne, et les dragons de la garde sous le général Letort. En ce moment Pajol, placé à la tête des dragons d'Espagne, fut enlevé à ses soldats par un obus qui éclatant dans le ventre de son cheval, lui causa sans le tuer une épouvantable commotion.
Succès de cette charge; on enlève 26 bouches à feu à l'ennemi. Douze mille chevaux s'avancèrent ainsi en deux masses, l'une à gauche, l'autre à droite, pleins du souvenir de la victoire de Dresde qui leur était due. Le général Bordesoulle avec ses cuirassiers, lancé par Murat, chargea la cavalerie de Pahlen et la dispersa, fondit ensuite sur les grenadiers et les gardes russes qui, après être restés maîtres de Gülden-Gossa, s'étaient déployés en avant de ce village, les renversa, et leur prit vingt-six bouches à feu. À droite, les dragons d'Espagne et ceux de la garde chargèrent les cuirassiers de Levachoff, et leur firent expier leur succès du matin. Ce premier choc avait partout réussi, et il ne fallait plus qu'un effort pour percer définitivement le centre de l'ennemi, et rabattre à droite Kleist et le prince Eugène de Wurtemberg dans la Pleisse, à gauche Gortschakoff sur le bois de l'Université. Mais il était plus de trois heures. Tout à coup on aperçut à notre droite des masses profondes arrivant de l'autre côté de la Pleisse. C'était la réserve autrichienne de Hesse-Hombourg dont la tête, formée par les cuirassiers de Nostitz, devançait les grenadiers de Bianchi et de Weissenwolf. Subite arrivée des cuirassiers de Nostitz, envoyés sur la droite de la Pleisse par le prince de Schwarzenberg. Les cuirassiers de Nostitz en effet, débouchant au galop, rencontrèrent les cavaliers de Kellermann, dans le désordre de la poursuite, les prirent en flanc et les ramenèrent. Le brave Letort avec les dragons de la garde fondit à son tour sur les cuirassiers de Nostitz, et les contint. Les cuirassiers de Nostitz arrêtent à gauche le mouvement de nos dragons. Mais au lieu d'être décisif, le mouvement de notre cavalerie sur la droite ne fut plus qu'alternatif, et tantôt nous avancions, tantôt nous reculions. Au centre Murat, après avoir tout renversé du premier choc, avait eu le tort, dans l'espérance d'être appuyé, d'engager tous ses escadrons, et d'ailleurs il s'était avancé sur un terrain qu'il n'avait pas été en mesure de reconnaître, et dont on ne pouvait de loin découvrir la forme. Le village de Gülden-Gossa arrête au centre l'élan de nos cuirassiers. À distance, le village de Gülden-Gossa ne laissait voir que quelques touffes d'arbres; mais de près Murat y trouva un grand enfoncement de terrain, et dans cet enfoncement des bâtiments, des bouquets de bois, des mares d'eau, et derrière chaque obstacle de l'infanterie bien postée. Arrivée sur le village, sa cavalerie fut obligée de s'arrêter court, et de demeurer en ligne sous le feu. Charge des hussards et Cosaques de la garde impériale russe sur nos cuirassiers. L'empereur Alexandre consentit alors à ce qu'on fît charger tout ce qui lui restait sous la main, jusqu'aux hussards et Cosaques de sa garde. Ceux-ci passant entre les ouvertures praticables de Gülden-Gossa, dont les Russes étaient encore maîtres, se jetèrent à l'improviste sur le flanc de la cavalerie de Murat, qu'ils surprirent, et qu'ils obligèrent à se replier n'emmenant que six des vingt-six pièces conquises tout à l'heure. Le brave Latour-Maubourg eut la cuisse emportée par un boulet. Ces hussards et ces Cosaques, lancés au galop, entourèrent de toutes parts la grande batterie de la garde qui était restée inébranlable au milieu du champ de bataille. Drouot forme son artillerie en carré. Drouot, rabattant alors les deux extrémités de sa ligne de canons sur ses flancs, opposa pour ainsi dire un carré d'artillerie à la cavalerie ennemie, et lorsque celle-ci en revenant passa à portée de ses pièces, il la couvrit de mitraille.
La bataille n'est pas décidée, ainsi que Napoléon l'avait espéré par le déploiement de notre cavalerie. La bataille n'avait donc pas été décidée par cette action générale de notre cavalerie, bien qu'une bonne partie du champ de bataille fût en notre pouvoir. À droite en effet nous avions presque bloqué Kleist dans Mark-Kleeberg; vers le centre Victor n'avait pas cessé d'occuper la bergerie d'Avenhayn; au centre, tirant sur la gauche, Lauriston, la batterie de la garde, la cavalerie de Latour-Maubourg étaient devant Gülden-Gossa; à gauche Macdonald, maître de la redoute suédoise et de Seyffertshayn, bordait de toutes parts le bois de l'Université. Mais l'ennemi, quoiqu'il eût rétrogradé, tenait encore. Napoléon se résout à faire avec toute la garde un dernier effort. Napoléon voulut alors tenter un suprême effort. Il reforma ses colonnes d'attaque: Mortier avec Lauriston, Oudinot avec Victor, eurent ordre de se remettre en colonnes, et de s'engager de nouveau. Les deux divisions de la vieille garde, comprenant environ dix mille hommes, seule réserve qui nous restât, durent les soutenir, et s'engager elles-mêmes s'il le fallait. Toute la cavalerie fut rangée en masse derrière cette infanterie: vaincre ou périr était leur mission. Une subite attaque des Autrichiens sur Dölitz suspend ce mouvement. Mais tout à coup on entendit de grands cris sur notre droite. Les grenadiers de Bianchi et de Weissenwolf, survenus à la suite des cuirassiers de Nostitz, avaient franchi la Pleisse, relevé au village de Mark-Kleeberg Kleist épuisé de fatigue, et ils tâchaient de faire fléchir Poniatowski, lequel n'avait pas cessé d'opposer à toutes les attaques une résistance invincible. Enfin sur nos derrières à droite, à ce poste de Dölitz que le prince de Schwarzenberg s'était flatté d'enlever, le général Merfeld, faisant une forte tentative, avait forcé tous les passages de la Pleisse, et était prêt à gravir la hauteur qui forme la berge de cette rivière. Curial envoyé à Dölitz avec quelques bataillons de la vieille garde, y prend le général Merfeld avec 2 mille Autrichiens. À ce danger Napoléon arrêta le mouvement de sa vieille garde, et dirigea sur Dölitz la division Curial. Oudinot fut détourné pour tenir tête aux grenadiers de Bianchi et de Weissenwolf. Mais grâce à l'opiniâtreté de Poniatowski et de la division Semelé (du corps d'Augereau) les grenadiers autrichiens furent contenus. Curial, exécutant en arrière un mouvement transversal de gauche à droite, se précipita sur Dölitz. Il lança d'abord les grenadiers de Turin et de Toscane sur les bois qui entourent Dölitz, et ensuite, avec les fusiliers de la garde, il se porta sur Dölitz même pour y entrer à la baïonnette. Il fallait franchir un bras de la Pleisse, et puis s'engager dans une suite de fermes contiguës, dépendantes d'un vieux château. Il mit dans cette charge tant de vigueur, qu'il franchit la Pleisse, traversa les cours de ferme l'une après l'autre, tua à coups de baïonnette quiconque essayait de lui résister, et, devançant l'ennemi au château même, fit prisonnier tout ce qui était resté dans les cours en arrière. Il prit ainsi le général Merfeld avec plus de deux mille hommes.
Il était cinq heures et la nuit s'approchait. Napoléon, après avoir pourvu à cet accident de sa droite, ne pouvait se résoudre à ne pas tenter un dernier effort sur le centre de l'ennemi. Dernière et violente attaque de Maison sur Gülden-Gossa, interrompue par la nuit. Victor était encore à Avenhayn; il ne s'agissait donc que d'enlever Gülden-Gossa. Lauriston, imperturbable au milieu d'un feu horrible, avait éprouvé des pertes énormes; il lui restait toutefois le général Maison, atteint de plusieurs coups de feu, n'ayant plus autour de lui que les débris de sa division, mais insatiable de dangers jusqu'à ce qu'il eût conquis Gülden-Gossa. Suivi de Mortier, Maison était rentré dans ce fatal village. Son succès pouvait tout décider, lorsque Barclay de Tolly, appréciant le péril, y lança la division prussienne de Firch, appuyée de la garde russe. Celle-ci, par un effort désespéré, reprit Gülden-Gossa. Maison essaya encore une fois d'y rentrer; mais une obscurité profonde sépara bientôt les combattants. Demeuré en dehors comme un lion rugissant, Maison était là, privé des cinq sixièmes de sa division, couvert lui-même de blessures, et désolé d'être arrêté par la nuit. Le matin il avait dit à ses soldats ces nobles paroles: Mes enfants, c'est aujourd'hui la dernière journée de la France; il faut que nous soyons tous morts ce soir.--Ces enfants héroïques avaient tenu son engagement. Il n'en survivait pas un millier. Cet acte fut le dernier de la bataille du 16, bataille terrible, dite de Wachau. Environ vingt mille hommes de notre côté, et trente mille du côté des coalisés, jonchaient la terre, les uns morts, les autres mourants.
Combat livré à Lindenau dans cette même journée du 16. Mais là ne se bornait pas cette horrible effusion de sang humain. Deux autres batailles avaient été livrées dans la journée, l'une au couchant, l'autre au nord de Leipzig, l'une sur notre droite à Lindenau, l'autre en arrière, à Möckern. À Lindenau, c'était le général Margaron qui avait eu affaire à Giulay, et qui s'en était vaillamment tiré, sans autre avantage toutefois que de repousser l'ennemi, et de demeurer maître du champ de bataille.
À ce bourg de Lindenau, le terrain présentait un plateau se terminant brusquement vers l'Elster, mais incliné en forme de glacis vers la plaine de Lutzen. Il était donc possible de le défendre avec assez d'avantage, surtout en étant sûr des ponts de l'Elster et de la Pleisse qu'on avait derrière soi. Seulement on courait le danger d'être tourné à droite par le village de Leutzsch, à gauche par celui de Plagwitz, situés tous deux au bord de l'Elster. Les bras de ce cours d'eau sont en effet tellement divisés en cette partie et amoindris par leur division, qu'on pouvait les franchir aisément, s'engager à travers les bois et les marécages, et tourner ainsi le pont de Lindenau, ce qui aurait fait tomber la position. Aussi Giulay, en exécutant une attaque directe sur le plateau en avant de Lindenau, avec la cavalerie de Thielmann et l'infanterie légère de Lichtenstein, avait-il dirigé des attaques latérales par Leutzsch d'un côté, et Plagwitz de l'autre. Il avait même pénétré dans ces deux villages, et lancé au delà de l'Elster des tirailleurs dans les bois. Margaron se maintient à Lindenau, après avoir fait essuyer à l'ennemi des pertes sensibles. Mais le général Margaron se maintenant avec son artillerie et quatre bataillons sur le plateau, avait poussé soit sur Leutzsch, soit sur Plagwitz, des colonnes d'infanterie qui chargeant successivement à la baïonnette, avaient repris ces villages et dégagé ses deux ailes. Huit à neuf mille hommes en avaient contenu vingt-cinq mille, et néanmoins ils auraient peut-être fini par succomber, si la vue de la division Morand, du corps de Bertrand, rangée entre Lindenau et Leipzig, n'avait intimidé l'ennemi, et arrêté ses entreprises. Ce combat nous avait coûté un millier d'hommes, et le double au moins aux Autrichiens. Demeurés maîtres de Lindenau, nous pouvions toujours nous rouvrir la route de Lutzen.
Bataille de Möckern, livrée le même jour par Marmont à Blucher. À Möckern, le combat avait été plus sérieux, surtout par le nombre des combattants, et l'étendue du carnage. Le général Blucher se doutant que la bataille décisive allait commencer, et ne voulant pas laisser le prince de Schwarzenberg exposé à la livrer seul, n'y avait plus tenu dès qu'il avait entendu le canon le 16 au matin, et avait marché par la route de Halle, aboutissant au nord de Leipzig. Marche de Blucher. En partant il avait envoyé officiers sur officiers à Bernadotte pour lui faire connaître la situation, et le presser d'arriver. D'ailleurs ses liaisons particulières avec les états-majors prussien et russe de l'armée du Nord lui donnaient sur cette armée une grande influence, et lui faisaient espérer qu'elle finirait par répondre à son appel. Mais ce ne pouvait être dans la journée du 16; aussi ne s'était-il avancé qu'avec circonspection, craignant, quoiqu'il reconnût distinctement le canon du prince de Schwarzenberg, qui n'était qu'à trois lieues vers le sud, d'avoir la majeure partie de l'armée française sur les bras. Ses forces. Il comptait environ 60 mille combattants, mais s'il en rencontrait 80 à 90 mille, le cas pouvait devenir mauvais pour lui. La vue de nos colonnes remontant de Düben sur Leipzig lui inspirait des craintes, et il avait eu le soin de placer Langeron en observation sur la route de Dölitzsch. Ses dispositions. Il avait rangé au centre le corps russe de Sacken entre la route de Dölitzsch et celle de Halle, et sur celle-ci qui menait droit au nord de Leipzig il avait porté le corps prussien d'York, le plus animé de tous parce qu'il était allemand et prussien. Ces précautions furent cause qu'il n'arriva pas avant onze heures du matin en vue de Leipzig, ne pouvant rien distinguer de la bataille qui se livrait au sud, et entendant seulement une canonnade formidable. Il avait devant lui vingt mille hommes environ, se retirant lentement de Breitenfeld et de Lindenthal sur Leipzig. Marmont, qui avait reçu l'ordre de se replier vers Napoléon, s'arrête pour combattre Blucher. C'était le corps du maréchal Marmont, exécutant l'ordre qu'il avait reçu le matin de se replier sur Leipzig, et de traverser cette ville pour venir former la réserve de la grande armée. Cet ordre toutefois était conditionnel, et subordonné à ce qui se passerait sur la route de Halle. L'ennemi s'y montrant en force, l'ordre tombait, et résister à l'armée de Blucher devenait le devoir indiqué, devoir que le maréchal Marmont était disposé à remplir dans toute son étendue.
Position de Möckern. La position pour le maréchal Marmont était difficile à cause de l'infériorité du nombre, et de certaines circonstances locales. D'abord il n'avait sous la main que 20 mille hommes, et ne comptait que médiocrement sur les secours qui pouvaient lui être envoyés, voyant combien chacun était occupé de son côté. Tout au plus fondait-il quelque espérance sur l'appui de la division Dombrowski, que Ney avait dirigée vers Euteritzsch pour le flanquer. Secondement la hauteur sur laquelle il était venu s'établir entre Möckern et Euteritzsch, appuyée d'une part à l'Elster et à la Pleisse, de l'autre au ravin de Rietschke, quoique étant assez forte par elle-même, présentait un inconvénient grave, c'était d'avoir à dos ce même ravin de Rietschke, lequel, après avoir longé le flanc de la position, passait par derrière pour tomber dans la Pleisse à Gohlis. (Voir la carte no 60.) Il était possible, si on était repoussé, qu'on y fût jeté en désordre. Aussi le maréchal aurait-il voulu le traverser pour venir se ranger derrière la Partha. Il n'en eut pas le temps, et ce fut heureux, car s'il avait commis la faute de s'abriter tout de suite derrière la Partha, nous aurions été trop resserrés dans Leipzig, et surtout privés de communication avec celles de nos troupes qui étaient encore en marche. Quoi qu'il en soit, c'est dans cette position assez dominante de Möckern que s'était engagée la troisième bataille livrée dans cette journée funèbre, et avec une passion digne de celle qu'on avait déployée à Wachau.
Efforts du général d'York pour enlever Möckern. Le combat avait commencé entre onze heures et midi, dès que Blucher était parvenu en ligne. Préoccupé de la vue des dernières troupes de Souham et du parc d'artillerie remontant de Düben sur Leipzig, Blucher avait laissé tout le corps de Langeron en observation devant Breitenfeld, et n'avait dirigé sur Marmont que le corps d'York et une partie de celui de Sacken, ce qui faisait encore trente et quelques mille hommes. Il s'était porté d'abord sur Möckern, pour enlever ce village sur lequel s'appuyait la gauche de Marmont, et l'avait attaqué avec l'acharnement qui signalait cette funeste guerre. Vaillante résistance du 2e de marine. Marmont l'avait défendu avec un acharnement égal. Il avait dans ce village le 2e de marine de la division Lagrange, un peu en arrière la division Lagrange elle-même, au centre sur la pente du plateau la division Compans, à droite et en arrière la division Friederichs, enfin en réserve la cavalerie wurtembergeoise du général Normann, et la cavalerie française de Lorge. Quatre-vingt-quatre bouches à feu couvraient son front. Environ 20 mille hommes composaient ce jour-là le nombre réel de ses combattants.
Le village de Möckern avait été disputé longtemps, et plusieurs fois le 2e de marine, repoussé des ruines fumantes de ce village, y était rentré à la baïonnette. Enfin, accablé par le nombre, il avait été obligé d'en sortir. Alors le 4e de marine et le 35e léger, formant la seconde brigade de la division Lagrange, avaient exécuté à la baïonnette une charge furieuse, culbuté l'une des quatre divisions du corps d'York, et repris Möckern. Combat violent entre Compans et les Prussiens sur le plateau de Möckern. Blucher voyant qu'il ne gagnait rien à vouloir nous arracher cet appui de notre gauche, avait porté deux divisions en avant pour aborder à découvert le plateau incliné sur lequel s'étendait la division Compans. Les Prussiens foudroyés par l'artillerie de Marmont. Les deux divisions prussiennes s'étaient bravement déployées devant Marmont, mais foudroyées par nos quatre-vingt-quatre bouches à feu, elles avaient fait des pertes cruelles, et vu tomber un tiers de leurs soldats. Une charge de cavalerie pouvait tout décider, et Marmont l'avait aussitôt ordonnée. Malheureusement la cavalerie wurtembergeoise, mal disposée, apercevant devant elle et sur sa droite les six mille chevaux de la réserve de Blucher, avait chargé tard et faiblement, et s'était même, en revenant, renversée sur un bataillon de marine qu'elle avait mis en désordre.
Blucher, rassuré sur la marche des troupes qui semblaient venir de Düben, emploie le corps de Sacken et tous ses Prussiens contre Marmont. Le combat s'était ainsi soutenu pendant une moitié de l'après-midi, lorsque Blucher rassuré sur les troupes qu'il avait aperçues dans le lointain, sachant que le gros de l'armée française n'était pas sur son flanc gauche, avait dirigé le corps de Langeron vers Dombrowski, pour tenir celui-ci en respect, amené à lui le corps de Sacken tout entier, et attaqué la ligne de Marmont avec trois divisions prussiennes appuyées de toutes les divisions russes de Sacken. À cette vue, Marmont s'était avancé sur l'ennemi avec la division Compans, que le brave Compans commandait lui-même. Alors s'était engagée à cent cinquante pas une lutte terrible, et l'une des plus meurtrières de cette guerre. Marmont avait reçu une blessure à la main, une contusion à l'épaule, plusieurs balles dans ses habits, et avait perdu trois de ses aides de camp. Lutte terrible entre la division Compans et l'armée de Blucher. Les régiments de Compans avaient déployé une fermeté héroïque, et leur formidable artillerie décimant de nouveau les rangs des Prussiens, avait couvert le sol d'une ligne de cadavres. Le feu mis à des caissons produit un désordre dans notre ligne. Un triomphe complet aurait couronné cette résistance, si un obus tombant au milieu de l'une de nos batteries, et en faisant sauter les caissons, n'y avait mis le désordre. L'ennemi profitant de la circonstance, s'était élancé sur cette batterie, et l'avait prise, tandis qu'au même instant plusieurs milliers de chevaux fondant sur la droite de la division Compans déjà écrasée par la mitraille, l'avaient forcée à plier. La division Friederichs était accourue à son secours, mais Möckern étant emporté dans ce moment, cet appui de notre gauche nous manquant, la droite étant menacée par Langeron qui était sur le point d'envelopper Dombrowski, Marmont avait jugé prudent de battre en retraite. Il s'était replié en bon ordre et sans accident, grâce à la précaution qu'il avait prise de faire jeter pendant la bataille plusieurs ponts de chevalets sur le ravin de Rietschke. Dombrowski, secouru par l'une des divisions de Souham, s'était aussi retiré sain et sauf, après avoir eu l'honneur de contenir à Euteritzsch tout le corps de Langeron. Marmont, obligé de céder le terrain, se replie avec ordre sur la Partha. Vingt-quatre mille hommes en avaient donc tenu en échec soixante mille, des plus braves et des plus acharnés. Ce combat, d'après l'aveu même de l'ennemi, lui coûtait de neuf à dix mille hommes. Il nous en coûtait six, avec vingt pièces de canon perdues par suite de l'explosion.
Résultats de cette première journée. Telle avait été cette affreuse bataille du 16 octobre, composée de trois batailles, qui nous avait enlevé à nous 26 ou 27 mille hommes, et près de 40 mille à l'ennemi. Triste et cruel sacrifice qui couvrait notre armée d'un honneur immortel, mais qui devait couvrir de deuil notre malheureuse patrie, dont le sang coulait à torrents pour assurer non sa grandeur, mais sa chute!
Quoique ayant eu partout l'avantage, c'était pour nous un immense péril que de n'avoir pas détruit l'un de nos trois adversaires. Sur aucun point nous n'avions été forcés dans notre position; nous avions gardé le terrain au sud entre Liebert-Wolkwitz et Wachau, et au couchant vers Lindenau; nous l'avions abandonné, mais presque volontairement, au nord, et pour en prendre un meilleur. Mais dès que nous n'avions pas rejeté loin l'un de l'autre, de manière à ne plus leur permettre de se rejoindre, Schwarzenberg et Blucher, la bataille, quoique non perdue, pouvait se convertir bientôt en un désastre. Immensité des forces qui arrivaient aux coalisés. Dans ce moment Bernadotte s'approchait avec 60 mille hommes; on annonçait Benningsen avec 50 mille, et nous, il nous en arrivait 15 mille sous Reynier, dont 10 mille prêts à nous trahir! La situation, dès que nous n'avions pas remporté une victoire éclatante, était donc bien près de devenir affreuse! Napoléon pouvait-il agir autrement dans la journée du 16? Aurait-on pu obtenir un résultat décisif dans cette première journée du 16? Voilà ce qu'ont agité tous les historiens spéciaux, ce que les uns ont nié, les autres affirmé. Peut-être si Napoléon, après s'être mis dans une position extrême, avait poussé l'audace jusqu'au dernier terme, et ne laissant à Leipzig que Margaron pour défendre la ville seulement, se bornant de plus à laisser au nord de Leipzig Marmont et Dombrowski sur la Partha pour contenir Blucher, avait attiré à lui Bertrand et Ney pour renforcer Macdonald de 30 mille hommes, ces cinquante mille combattants de Macdonald, Bertrand et Ney, jetés de notre gauche sur la droite du prince de Schwarzenberg, auraient pu l'accabler, et le précipiter dans la Pleisse. Une grande victoire obtenue de ce côté, nos communications avec Lutzen et Mayence eussent été bientôt rouvertes, et Blucher aurait été rudement puni le lendemain des progrès qu'il aurait pu faire. Au lieu de cela, les troupes de Bertrand étaient restées dans Leipzig presque oisives, et les divisions de Souham, tantôt dirigées vers Napoléon, tantôt ramenées vers Marmont, avaient perdu la journée en allées et venues inutiles. C'est ainsi qu'une force décisive avait manqué sur le théâtre de l'action principale. Mais ces raisonnements, vrais d'ailleurs, ont été faits après l'événement. Il aurait fallu que Napoléon eût pu prévoir que Lindenau ne serait pas l'objet d'une attaque principale, que Bernadotte n'arriverait pas avec Blucher au nord et à l'est de Leipzig; il aurait fallu enfin que le corps de Reynier n'eût pas été si loin en arrière. Ce qu'il est juste de reprocher à Napoléon, ce n'est pas d'avoir mal livré la bataille, que personne certainement n'aurait mieux livrée que lui, mais de s'être mis dans une position où, assailli de tous les côtés à la fois, obligé de faire face en même temps à toute espèce d'ennemis, il ne pouvait exactement deviner celui qui, à chaque instant donné, serait le plus pressant, et exigerait l'emploi de ses forces disponibles. C'est sa conduite générale et non pas sa conduite particulière dans cette journée, qu'il faut, cette fois comme tant d'autres, blâmer sévèrement[27]. Napoléon allait dans la prochaine bataille se trouver avec 150 mille hommes en présence de 300 mille. Quoi qu'il en soit, la position de Napoléon était tout à coup devenue des plus périlleuses, dès qu'il n'avait pas rejeté loin de lui l'armée de Bohême, afin de se reporter le lendemain sur celles de Silésie et du Nord. Sans doute il pouvait se dire que l'ennemi avait cruellement souffert, et que ses pertes lui ôteraient peut-être le courage de recommencer le combat. C'était possible à la rigueur, et même vraisemblable, si de nouveaux renforts n'avaient pas dû survenir; mais avec l'ardeur qui animait les coalisés, avec l'apparition certaine de Bernadotte sous un jour ou deux, avec l'arrivée probable de l'armée de Benningsen, la légère espérance qu'ils ne continueraient pas cette terrible bataille, n'était plus que la faible branche à laquelle s'attache le malheureux roulant dans un abîme. Tandis que les coalisés étaient presque assurés de recevoir cent mille hommes, à peine Napoléon en attendait-il quinze mille sous Reynier, dont les deux tiers de Saxons fort douteux, ce qui devait porter ses forces, réduites de 26 ou 27 mille hommes par la journée du 16, à 165 mille hommes présents, et environ à 150 mille hommes sûrs; et pouvait-il se flatter, si 300 mille ennemis lui tombaient sur les bras, ennemis acharnés, se battant avec fureur, de leur faire face avec 150 mille soldats, héroïques sans doute, mais ayant en tête des adversaires que le patriotisme rendait leurs égaux au feu?
Napoléon pour voir les choses de plus près, parcourt le 17 au matin toute l'étendue du champ de bataille. Il n'était pas possible que Napoléon se dissimulât cette situation. Espérant la veille encore, qu'après avoir battu la principale des armées coalisées, il aurait bon marché des deux autres, il dut éprouver une sensation bien amère en voyant à la chute du jour une bataille indécise, qui, au lieu de le dégager, l'enfermait au contraire dans les bras d'une espèce de polype composé d'ennemis de toute sorte. Toutefois, pour croire à une situation si nouvelle et si désolante, il fallait qu'il considérât encore la chose de plus près. Après avoir pris à peine quelques heures de repos, il monta à cheval le 17 au matin pour parcourir le champ de bataille. Il le trouva horrible, bien qu'en sa vie il en eût contemplé de bien épouvantables. Une morne froideur se montrait sur tous les visages. Murat, le major général Berthier, le ministre Daru l'accompagnaient. Nos soldats étaient morts à leur place, mais ceux de l'ennemi aussi! Et s'il y avait certitude de ne pas reculer dans une seconde bataille, il y avait certitude presque égale que les coalisés ne reculeraient pas davantage. Or, une nouvelle lutte où nous resterions sur place, et où nous ne gagnerions rien que de n'être pas arrachés de notre poste, en voyant le cercle de fer formé autour de nous se resserrer de plus en plus, et les issues demeurées ouvertes jusque-là se fermer l'une après l'autre, une nouvelle lutte dans ces conditions ne nous laissait d'autre perspective que celle des Fourches Caudines. Tout le monde le sentait, personne n'osait le dire. Murat, dont le cœur excellent cherchait une consolation à offrir à Napoléon, répéta plusieurs fois que le terrain était couvert des morts autrichiens, prussiens et russes, que jamais, excepté à la Moskowa, on n'avait fait une pareille boucherie des ennemis, ce qui était vrai. Mais il en restait assez, et en tout cas il allait en venir assez, pour réparer les brèches de cette muraille vivante qui s'élevait peu à peu autour de nous. Après avoir bien observé la situation, il songe lui-même à battre en retraite. La retraite immédiate par la route de Lutzen, pour ne pas laisser fermer bientôt l'issue de Lindenau, était donc la seule résolution à prendre. Napoléon se promenant à pied avec ses lieutenants, sous un ciel triste et pluvieux, au milieu des tirailleurs qui faisaient à peine entendre quelques coups de feu, tant la fatigue était grande des deux côtés, prononça lui-même et le premier le mot de retraite, que personne n'osait proférer. On le laissa dire avec un silence qui cette fois était celui de la plus évidente approbation. Objections graves qui s'élèvent contre cette résolution. Cependant la retraite offrait aussi de graves inconvénients. La bataille que nous venions de livrer pouvait, sans mentir autant que nos ennemis, s'appeler une victoire, car nous avions sans cesse ramené, refoulé les coalisés sur leur terrain, et nous leur en avions même enlevé une partie. Néanmoins ce qui lui donnerait sa vraie signification, ce serait comme à Lutzen, comme à Bautzen, l'attitude du lendemain. Si nous nous retirions, la bataille serait une défaite. C'était donc avouer tout à coup au monde que nous avions été vaincus dans une journée décisive, lorsque nous avions au contraire écrasé l'ennemi partout où il s'était présenté! En vérité l'aveu était cruel à faire. Mais ce n'était pas tout. Les 170 mille Français laissés à Dresde, Torgau, Wittenberg, Magdebourg, Hambourg, Glogau, Custrin, Stettin, Dantzig, comme base d'un édifice de grandeur qu'on s'était flatté de relever en une bataille, qu'allaient-ils devenir? Il y avait dans le nombre bien des malades, bien des écloppés, mais il était possible d'en tirer 100 à 120 mille soldats excellents, qui, se joignant à ceux qui restaient, rendraient invincible la frontière du Rhin. Pourraient-ils se grouper, et former successivement une masse qui sût se rouvrir par Hambourg et Wesel le chemin de la France? C'était une grande question. Le maréchal qui commandait à Dresde, seul en position de commencer ce mouvement, avait assez d'esprit pour en concevoir le projet, aurait-il assez d'audace pour l'exécuter?
Battre en retraite, c'était donc à l'aveu d'une défaite ajouter une perte irréparable, perte qui était la suite d'une immense faute, celle d'avoir voulu garder jusqu'au bout les éléments d'une grandeur impossible à refaire, perte enfin désolante, quelle qu'en fût la cause. On ne peut blâmer Napoléon d'avoir consumé en affreuses perplexités la journée du 17, sans juger bien légèrement les mouvements du cœur humain. Se déclarer soi-même vaincu dans une rencontre générale, abandonner tout de suite 170 mille Français laissés dans les places du Nord, sans quelques heures de méditation, de regrets, d'efforts d'esprit pour tâcher de trouver une autre issue, était un sacrifice qu'il serait peu juste de demander à quelque caractère que ce soit. Nécessité d'attendre au moins toute la journée du 17 pour recueillir Reynier resté en arrière. De plus, il y avait un autre sacrifice, et bien cruel à faire en se retirant tout de suite, c'était celui de Reynier, qui marchait en ce moment entouré d'ennemis, et qui ne pouvait arriver que dans la journée du 17. Il fallait donc de toute nécessité temporiser pendant la plus grande partie de cette journée. Alors, après vingt-quatre heures passées devant les armées de la coalition, on pourrait dire qu'on les avait attendues longtemps comme dans un duel, et que les ayant attendues vainement, on avait décampé pour regagner une ligne plus avantageuse. D'ailleurs, il fallait bien accorder un peu de repos à des soldats accablés de fatigue; il fallait bien rendre quelque ensemble à des corps désorganisés par le combat, approvisionner avec le grand parc les parcs de chaque corps épuisés de munitions, toutes choses indispensables si en se retirant on avait l'ennemi sur les bras. Le meilleur parti à prendre serait de rester toute la journée du 17 sur le champ de bataille, et de décamper dans la nuit du 17 au 18. Attendre une journée, et décamper la nuit suivante, était évidemment la seule conduite qui dût convenir à Napoléon, la seule qu'on pût même lui conseiller, mais à la condition de l'adopter résolûment, de tout préparer pour qu'à la chute du jour la retraite commençât, et que le 18 au matin les coalisés n'eussent devant eux que d'insaisissables arrière-gardes.
Malheureusement les perplexités de Napoléon furent extrêmes. Un immense orgueil mis à la plus terrible des épreuves, et s'appuyant au surplus dans sa résistance sur des raisons très-fortes, le retint toute la journée presque sans rien prescrire. Tantôt seul, tantôt accompagné de Murat, du prince Berthier, de M. Daru, il se promenait, sombre, soucieux, à chaque instant se répétant douloureusement qu'il fallait battre en retraite, mais n'en pouvant prendre la résolution, et aimant à croire que l'ennemi demeuré immobile pendant cette journée, ne l'attaquerait point le lendemain, et que Schwarzenberg, usant d'une vieille maxime fort en renom chez les capitaines sages, ferait un pont d'or à l'adversaire qui voulait se retirer. Il pourrait alors défiler à travers Leipzig d'une manière imposante, changeant sans être vaincu sa base d'opérations. Vaine espérance, dont son esprit avait besoin, et dont il se nourrit quelques heures!
Napoléon mande auprès de lui M. de Merveldt, fait prisonnier la veille, afin de jeter en avant quelques idées d'armistice. Dans cet état, il imagina de mander auprès de lui M. de Merveldt, qui avait été fait prisonnier la veille à Dölitz, qu'il connaissait depuis longtemps, et qui était un militaire d'infiniment d'esprit. Il voulait avec art le questionner sur les dispositions des coalisés, lui faire certaines insinuations tendantes à la paix, le charger même d'une proposition d'armistice, puis le renvoyer libre au camp des souverains, pour les amener peut-être à perdre un jour en hésitations, et pour provoquer de leur part quelque ouverture acceptable. Voilà où il en était arrivé pour avoir refusé d'écouter M. de Caulaincourt deux mois auparavant, lorsqu'on négociait à Prague!
Curieux entretien avec M. de Merveldt. Vers deux heures de l'après-midi il reçut M. de Merveldt[28], auquel on avait rendu son épée. Il l'accueillit avec courtoisie, et le complimenta relativement à la tentative faite contre le pont de Dölitz, bien qu'elle eût mal réussi; puis il lui dit qu'en mémoire de son mérite, de ses anciennes relations avec le quartier général français, il allait le renvoyer sur parole, ce dont le général autrichien le remercia fort. Amenant ensuite la conversation sur le sujet qui l'intéressait, Napoléon lui demanda si en attaquant ils avaient su qu'il était présent sur les lieux.--Le général Merveldt ayant répondu que oui, Napoléon lui répliqua: Vous vouliez donc cette fois me livrer bataille?--Le général Merveldt ayant répondu de nouveau, avec respect mais avec fermeté, que oui, parce qu'ils étaient résolus à terminer par une action sanglante et décisive cette longue lutte, Napoléon lui dit: Mais vous vous trompez sur mes forces; combien croyez-vous que j'aie de soldats?--Cent vingt mille au plus, repartit M. de Merveldt.--Eh bien, vous êtes dans l'erreur, j'en ai plus de deux cent mille.--On a vu, par ce qui précède, de combien se trompaient l'un et l'autre interlocuteur, mais l'un par ignorance, l'autre par calcul. Et vous, reprit Napoléon, combien en avez-vous?--Trois cent cinquante mille, dit M. de Merveldt.--Ce chiffre n'était pas très-éloigné de la vérité. Napoléon ayant avoué qu'il n'en avait pas supposé autant, ce qui expliquait du reste la situation où il s'était mis, ajouta avec sang-froid et un semblant de bonne humeur: Et demain, m'attaquerez-vous?--M. de Merveldt répondit avec la même assurance que les coalisés combattraient infailliblement le lendemain, résolus qu'ils étaient à acheter leur indépendance au prix de tout leur sang.--Napoléon dissimulant son impression, rompit le cours de l'entretien, et dit à M. de Merveldt: Cette lutte devient bien sérieuse, est-ce que nous n'y mettrons pas un terme? Est-ce que nous ne songerons pas à faire la paix?--Plût au ciel que Votre Majesté la voulût! s'écria le général autrichien, nous ne demandons pas un autre prix de nos efforts! nous ne combattons que pour la paix! Si Votre Majesté l'eût désirée, elle l'aurait eue à Prague il y a deux mois.--Napoléon, alléguant ici de fausses excuses, prétendit qu'à Prague on n'avait pas agi franchement avec lui; qu'on avait usé de finesse, qu'on avait cherché à l'enfermer dans un cercle fatal, que cette manière de traiter n'avait pu lui convenir, que l'Angleterre ne voulait point la paix, qu'elle menait la Russie et la Prusse, qu'elle mènerait l'Autriche comme les autres, et que c'était à cette dernière à travailler à la paix si elle la souhaitait sincèrement.--M. de Merveldt, après avoir affirmé qu'il parlait pour son compte, et sans mission (ce qui était vrai, mais ce qui n'empêchait pas qu'il ne fût instruit de tout), soutint que l'Angleterre désirait la paix, qu'elle en avait besoin, et que si Napoléon savait faire les sacrifices nécessaires au bonheur du monde et de la France, la paix serait conclue tout de suite.--Des sacrifices, s'écria Napoléon, je suis prêt à en faire! et afin de donner à croire qu'il n'avait tenu à garder certaines possessions en Allemagne qu'à titre de gages, et pour s'assurer la restitution de ses colonies, il ajouta: Que l'Angleterre me rende mes colonies, et je lui rendrai le Hanovre.--M. de Merveldt ayant indiqué que ce n'était pas assez, Napoléon laissa échapper un mot qui, prononcé au congrès de Prague, aurait changé son sort et le nôtre.--Je restituerai, dit-il, s'il le faut, les villes anséatiques...--Malheureusement il était trop tard. Kulm, la Katzbach, Gross-Beeren, Dennewitz, Wachau, avaient rendu ce sacrifice insuffisant. M. de Merveldt exprima l'opinion que pour obtenir la paix de l'Angleterre il faudrait consentir au sacrifice de la Hollande. Napoléon se récria fort, dit que la Hollande serait dans les mains de l'Angleterre un moyen de despotisme maritime, car l'Angleterre, il le savait bien, voulait le contraindre à limiter le nombre de ses vaisseaux.--C'était une idée singulière, qui avait pu traverser certains esprits, mais que jamais le cabinet britannique n'avait sérieusement regardée comme proposable.--Si vous prétendez, Sire, reprit M. de Merveldt, joindre aux vastes rivages de la France ceux de la Hollande, de l'Espagne, de l'Italie, alors comme aucune puissance maritime n'égalerait la vôtre, il se pourrait qu'on songeât à imposer une limite à l'étendue de vos flottes; mais Votre Majesté, si difficile en fait d'honneur, aimera mieux sans doute abandonner des territoires dont elle n'a pas besoin, que subir une condition dont je comprends qu'elle repousse jusqu'à l'idée.--
De cet entretien Napoléon put conclure que tandis qu'il aurait deux mois auparavant obtenu la paix en sacrifiant seulement le duché de Varsovie, le protectorat du Rhin, et les villes anséatiques, il lui faudrait maintenant abandonner en outre la Hollande, la Westphalie, l'Italie, celle-ci toutefois à la condition de la laisser indépendante de l'Autriche comme de la France. Certes la France avec le Rhin, les Alpes, les Pyrénées, restait bien encore assez belle, aussi belle qu'on la pouvait désirer! Sur tous ces objets Napoléon parut admettre qu'à la paix générale il faudrait consentir à de grands sacrifices, et se montra même plus disposé à les accorder qu'il ne l'était véritablement. Mais la paix l'occupait bien moins que l'espérance, malheureusement très-vague, d'un armistice. C'était à cette conclusion qu'il aurait voulu amener son interlocuteur.--Je n'essaye pas, dit-il à M. de Merveldt, de vous parler d'armistice, car vous prétendez vous autres que j'ai le goût des armistices, et que c'est une partie de ma tactique militaire. Pourtant il a coulé bien du sang, il va en couler beaucoup encore, et si nous faisions tous un pas rétrograde, les Russes et les Prussiens jusqu'à l'Elbe, les Autrichiens jusqu'aux montagnes de la Bohême, les Français jusqu'à la Saale, nous laisserions respirer la pauvre Saxe, et de cette distance nous pourrions traiter sérieusement de la paix.--M. de Merveldt répondit que les alliés n'accepteraient point la Saale pour ligne d'armistice, car ils espéraient aller cet automne jusqu'au Rhin.--Me retirer jusqu'au Rhin! reprit fièrement Napoléon; il faudrait que j'eusse perdu une bataille, or je n'en ai point perdu encore! Cela pourra m'arriver sans doute, car le sort des armes est variable, vous le savez, monsieur de Merveldt (celui-ci était venu jadis implorer des armistices après Léoben et après Austerlitz); mais ce malheur ne m'est point arrivé, et sans bataille perdue je ne vous abandonnerai pas l'Allemagne jusqu'au Rhin...--Partez, ajouta Napoléon, je vous accorde votre liberté sur parole; c'est une faveur que j'accorde à votre mérite, à mes anciennes relations avec vous; et si de ce que je vous ai dit vous pouvez tirer quelque profit pour amener une négociation, ou au moins une suspension d'armes qui laisse respirer l'humanité, vous me trouverez disposé à écouter vos propositions.--
Napoléon espère que les paroles dont il charge M. de Merveldt jetteront quelque hésitation dans l'esprit des coalisés. Cet entretien singulier, dans lequel on voit l'art que Napoléon avait de se dominer, lorsqu'il s'en donnait la peine, avait eu pour but, on le devine, de savoir au juste ce qu'il devait attendre des coalisés le lendemain, et de faire naître, s'il était possible, quelque hésitation parmi eux, en proférant à l'égard de la paix des paroles qui jamais n'étaient sorties de sa bouche. S'ils avaient été aussi maltraités que Napoléon le supposait (et maltraités, ils l'étaient fort, mais ébranlés, point du tout), ils pouvaient trouver dans ces paroles une raison de parlementer, et lui le temps le changer de position.
Vers la fin du 17, on voit à l'horizon paraître de nouvelles colonnes ennemies. La fin du jour ne fit que jeter de nouvelles et tristes lumières sur cette situation. On vit de fortes colonnes apparaître sur la route de Dresde, et les rangs de l'armée de Schwarzenberg s'épaissir considérablement. Du haut des clochers de Leipzig on discerna clairement l'armée de Bernadotte qui arrivait vers le nord. L'horizon était enflammé de mille feux. Le cercle était presque fermé autour de nous, au sud, à l'ouest, au nord. Il n'y avait qu'une issue encore ouverte, c'était celle de l'est, à travers la plaine de Leipzig, car Blucher jusqu'ici n'avait pu dans cette plaine si vaste étendre son bras vers Schwarzenberg. Mais cette issue, la seule qui nous restât, menait à l'Elbe et à Dresde, où il n'était plus temps d'aller. Napoléon, faisant un dernier effort sur lui-même, prit enfin le parti de la retraite, parti qui lui coûtait cruellement, non-seulement sous le rapport de l'orgueil, mais sous un rapport plus sérieux, celui du changement d'attitude, celui surtout du sacrifice de 170 mille Français laissés sans secours, presque sans moyen de salut, sur l'Elbe, l'Oder et la Vistule.
Napoléon se décide à se retirer sur la Saale, mais il veut faire une retraite imposante, en arrêtant les coalisés s'ils essayent de poursuivre l'armée française. Malheureusement il se décida trop tard et trop incomplétement. Au lieu d'une retraite franchement résolue, et calculée dès lors dans tous ses détails, devant commencer dans la soirée du 17, et être achevée le 18 au matin, il voulut une retraite imposante, qui n'en fût presque pas une, et qui s'exécutât en plein jour. Il arrêta qu'au milieu de la nuit, c'est-à-dire vers deux heures, on rétrograderait concentriquement sur Leipzig, et l'espace d'une lieue; que Bertrand avec son corps, Mortier avec une partie de la jeune garde, iraient par Lindenau s'assurer la route de Lutzen; que le jour venu on défilerait, un corps après l'autre, à travers Leipzig, repoussant énergiquement l'ennemi qui oserait aborder nos arrière-gardes. Une pareille marche, en nous tirant d'une fausse position, aurait ainsi l'aspect d'un changement de ligne, plutôt que celui d'une retraite.
Napoléon se croyait encore si imposant, qu'il n'imaginait pas qu'on pût troubler une semblable retraite. Il l'était encore beaucoup sans doute, mais pour la passion enivrée de subites espérances, il n'y a rien d'imposant, et c'était une passion de ce genre qui animait alors les coalisés. Telles furent les résolutions de Napoléon pour la nuit du 17 au 18.
Résolution de la part des coalisés de se battre en désespérés, jusqu'à ce qu'ils soient venus à bout de la résistance de Napoléon. Ce qui s'était passé pendant la journée du côté des coalisés ne répondait pas aux illusions dont il avait flatté son malheur. Leur intention première avait été de combattre sans relâche, de faire tuer des hommes sans mesure, jusqu'à ce qu'on fût venu à bout de la résistance des Français, et avec de telles dispositions il n'y avait pas même de motif pour s'arrêter le 17. Pourtant les nouvelles qu'on avait réussi à se procurer du nord de Leipzig, avaient appris que le prince de Suède pourrait se trouver en ligne si on lui accordait un jour de plus. L'annonce de l'arrivée de Bernadotte et de Benningsen les décide à demeurer immobiles le 17, pour recommencer la lutte le 18. Une autre nouvelle non moins importante était venue des environs de Dresde. On avait laissé devant cette ville la division russe Sherbatow et la division autrichienne Bubna sur la droite de l'Elbe, et l'armée entière de Benningsen avec le corps de Colloredo sur la rive gauche. C'étaient environ 70 mille hommes, bien inutilement employés à contenir un corps français qu'il suffisait d'observer, et dont on n'avait rien à craindre. Ayant profité des leçons de Napoléon, qui avait enseigné à tous les généraux du siècle l'art de réunir ses troupes au point où elles étaient le plus utiles, on avait prescrit au général Benningsen de laisser le corps de Tolstoy devant Dresde, et de marcher avec le sien sur Leipzig. Même ordre avait été expédié au corps de Colloredo et à la division Bubna. C'étaient cinquante mille hommes dont l'arrivée était annoncée pour la fin de la journée. Cinquante mille de ce côté, soixante mille du côté de Bernadotte, composaient un renfort de cent dix mille hommes, dont il eût été bien imprudent de se priver. Il n'y avait donc pas à être avare du temps qui devait tant profiter aux alliés, si peu aux Français, et on ne pouvait mieux faire que de remettre d'un jour l'attaque décisive. Les soldats qui avaient si vaillamment combattu dans la journée du 16 prendraient un peu de repos le 17, et ce repos ne servirait guère aux soldats de Napoléon, qui étaient trop intelligents pour ne pas apercevoir le danger sans cesse croissant autour d'eux, et devaient être plutôt affectés que remis par la prolongation d'une situation pareille. Par ces raisons, qui pour notre malheur étaient toutes excellentes, on avait décidé de différer jusqu'au 18 la dernière bataille[29]. L'arrivée de M. de Merveldt dans l'après-midi, ses récits détaillés n'ébranlèrent personne, et révélèrent au contraire à tout le monde la détresse qui avait arraché à Napoléon des propositions si nouvelles. Ne s'arrêter qu'au bord du Rhin fut la résolution générale.
Résolutions prises au camp de Blucher et de Bernadotte. Au nord de Leipzig, les déterminations prises avec moins d'accord, n'en avaient pas moins tendu au même but. Le prince de Suède, assailli par les reproches violents du ministre d'Angleterre qui taxait son inaction de perfidie, par les remontrances de ses divers états-majors, et notamment par les instances des officiers suédois dont les champs de Leipzig réveillaient les souvenirs patriotiques, avait fini par marcher le 17, et par prendre position derrière Blucher, auquel il avait demandé une entrevue. Celui-ci l'avait déclinée, sachant ce que le prince désirait de lui, et décidé à ne pas y consentir. Il s'agissait de passer hardiment la Partha, afin de compléter l'investissement des Français, et celui qui la traverserait avant d'avoir donné la main au prince de Schwarzenberg pourrait bien essuyer quelque rude choc. Or le prince de Suède, en cette occasion, comme sur la Mulde quelques jours auparavant, voulait que Blucher occupât le poste le plus périlleux. Blucher oblige Bernadotte à passer la Partha, pour se lier avec l'armée de Bohême, et investir complétement les Français. Blucher fatigué, non pas de dangers, mais de complaisances pour un allié dont il suspectait la fidélité autant que l'énergie, avait répondu que ses troupes épuisées par le combat du 16, étaient beaucoup moins propres à supporter une position difficile que celles de l'armée du Nord, et il avait exigé que Bernadotte vînt franchir la Partha sur la gauche de l'armée de Silésie, et se risquer dans la plaine de Leipzig en face de Napoléon. Il s'était en même temps entendu secrètement avec les généraux prussiens et russes qui commandaient les divers corps de l'armée du Nord, et il leur avait promis de passer avec eux la Partha le lendemain pour combattre Napoléon à outrance, car Blucher était bien résolu à participer lui-même à la dernière lutte, mais il voulait contraindre Bernadotte à prendre une position de combat dont il lui fût impossible de revenir[30]. Tout était donc disposé pour que Napoléon eût sur les bras environ 300 mille hommes. Les alliés en avaient effectivement 220 ou 230 mille le 16; s'ils en avaient perdu environ 40 mille dans cette journée, et s'il leur en arrivait 50 avec Benningsen, 60 avec Bernadotte, leur nombre total devait bien être d'à peu près 300 mille. Quant à Napoléon, qui en avait eu 190 mille, Reynier compris, avant la bataille du 16, il ne devait pas, comme nous l'avons dit, en conserver plus de 160 à 165 mille le 18, en comptant même les alliés peu sûrs qui étaient dans ses rangs.
Dispositions de Napoléon autour de Leipzig pour y prendre une attitude imposante, et se retirer après avoir bravé et contenu l'ennemi. Du reste Napoléon connaissant cette situation, avait pris vers la fin de la journée du 17 le parti de se retirer. Malheureusement ce n'était pas, comme nous l'avons dit, une de ces retraites nocturnes, telles que l'art de la guerre autorise à les faire lorsqu'une armée a besoin de se soustraire à un ennemi supérieur, mais une retraite en plein jour, et à pas lents, qu'il voulait exécuter, de manière à conserver une attitude imposante, et à traverser sans embarras le long défilé de Leipzig à Lindenau, défilé consistant en une multitude de ponts jetés sur les bras divisés de la Pleisse et de l'Elster. À deux heures du matin en effet il était debout, expédiant ses ordres qui furent les suivants. Tous les corps qui avaient combattu au sud, c'est-à-dire Poniatowski, Augereau, Victor, Lauriston, Macdonald, la garde, les 1er, 2e, 4e, 5e de cavalerie, devaient rétrograder d'une lieue, et venir former autour de Leipzig, sur le plateau de Probstheyda, un cercle plus resserré, et dès lors à peu près invincible. Si l'ennemi les suivait, ils se précipiteraient sur lui, et le refouleraient au loin. Au nord et à l'est, Marmont qui après le combat de Möckern avait repassé la Partha, devait se concentrer de Schönfeld à Sellerhausen. Ney qui avec Reynier, arrivé dans l'après-midi du 17, formait le prolongement de la ligne de Marmont, devait replier sa droite en arrière, jusqu'à ce qu'il rencontrât la gauche de Macdonald à travers la plaine de Leipzig, et fermât ainsi le cercle que l'armée française allait décrire. Alors la liaison qui n'avait été établie entre Ney et Macdonald qu'au moyen de la cavalerie, serait établie au moyen d'une ligne continue de troupes de toutes armes occupant les villages de Paunsdorf, Melckau, Holzhausen, Liebert-Wolkwitz. Dès cet instant, au lieu d'un cercle de cinq à six lieues, on n'en formerait plus qu'un de deux lieues à peu près, et partout très-solide. À l'est et au nord, on devait comme au sud rétrograder lentement, culbuter l'ennemi trop pressant, et si on n'était pas suivi, venir à l'exemple des autres corps s'écouler à travers Leipzig par la chaussée de Lindenau. Mais cette chaussée il fallait se l'ouvrir. Margaron, le 16, avait conservé le bourg de Lindenau placé à l'extrémité des ponts de la Pleisse et de l'Elster. Bertrand envoyé au delà de Lindenau, pour s'ouvrir la route de Mayence à travers la plaine de Lutzen. Napoléon confia au général Bertrand le soin de franchir Lindenau, de déboucher dans la plaine de Lutzen, d'enfoncer tout ennemi rencontré sur son chemin, et de percer jusqu'à Weissenfels sur la Saale. Il lui donna pour le renforcer la division française Guilleminot, qui avait marché précédemment sous les ordres de Reynier, avec la division Durutte, dans l'intention de placer les Saxons entre deux divisions françaises. Le général Rogniat eut ordre de partir avec les troupes du génie de la garde, afin d'aller jeter de nouveaux ponts sur la Saale, au-dessous de Weissenfels. Margaron et Dombrowski furent chargés de la défense de Leipzig. Margaron devait occuper l'intérieur, Dombrowski le dehors jusqu'à Schönfeld, où était le maréchal Marmont, et où commençait par conséquent la ligne de Ney. Comme Margaron pouvait ne pas suffire, Napoléon se priva de la division de la jeune garde commandée par Mortier, et l'envoya dans Leipzig même. Les parcs, les bagages inutiles eurent ordre de se mettre en marche immédiatement, afin d'avoir défilé lorsque les colonnes de l'armée arriveraient aux ponts. À trois heures du matin tout était en mouvement par un temps sombre et pluvieux, et les caissons qu'on brûlait ou qu'on faisait sauter faute de les pouvoir atteler, ajoutaient de sinistres lueurs et de plus sinistres détonations à cette retraite. Rien ne prouvait mieux qu'on ne voulait pas faire une retraite clandestine, et que l'orgueil mal entendu de la victoire nous restait jusque dans la défaite, défaite, il est vrai, qui n'était pas celle du champ de bataille, mais de la campagne, et celle-ci était malheureusement plus grave.
Napoléon courant toute la nuit pour assurer l'exécution de ses dispositions. Napoléon après avoir expédié ses ordres était allé lui-même au faubourg de Reudnitz auprès de Ney, pour lui exprimer de vive voix ses intentions[31]. Entre autres instructions qu'il lui avait laissées, était celle de pourvoir à la sûreté du grand quartier général qui était demeuré en arrière sur la route de Düben à Leipzig. Ce grand quartier général, qui comprenait toutes les administrations, le trésor de l'armée notamment, le parc du génie, une partie du parc général de l'artillerie, l'équipage de pont, avait été conduit à Eilenbourg, et puis, ayant voulu suivre Reynier, il en avait été empêché par la présence de l'ennemi. Napoléon lui fit dire, s'il ne pouvait pas rejoindre, de se replier sur Torgau, et d'aller s'y enfermer, triste ressource qui ne devait différer sa perte que de quelques jours, à moins qu'un armistice ne vînt sauver la garnison des places.
Ces ordres expédiés, Napoléon s'était transporté à Leipzig, où il avait communiqué ses vues à ses autres généraux, et il était revenu fort matin à son bivouac, au milieu des rangs de l'armée principale qu'il n'avait pas quittés depuis plusieurs jours.
Le colonel Montfort sollicite en vain de Berthier l'autorisation de jeter des ponts supplémentaires, afin de prévenir un encombrement sur celui de Lindenau. Le colonel du génie Montfort, qui remplaçait le générai Rogniat parti pour Weissenfels, avait été extrêmement frappé de la difficulté de faire défiler toute l'armée par un seul pont d'une immense longueur, celui qui va de Leipzig à Lindenau. Il avait donc proposé au prince Berthier de jeter, au-dessus ou au-dessous, d'autres ponts secondaires, qui serviraient au passage de l'infanterie, afin de réserver la chaussée principale à l'artillerie, à la cavalerie, aux bagages. Soit que Berthier, tout plein encore de la peine qu'on avait eue à parler de retraite à Napoléon, n'osât pas lui en parler de nouveau, soit (ce qui est plus probable) qu'il eût l'habitude invétérée d'attendre tout de sa prévoyance, il repoussa le colonel, en lui disant qu'il fallait savoir exécuter les ordres de l'Empereur, mais n'avoir pas la prétention de les devancer. Peut-être aussi Napoléon avait-il considéré ce cas, et n'avait-il rien voulu ordonner qui annonçât sa retraite trop longtemps à l'avance. Quoi qu'il en soit, on se réduisit volontairement au seul pont de Lindenau, ce qui dans certains cas pouvait devenir extrêmement dangereux[32].
Bataille du 18. Dès la pointe du jour, Napoléon revenu à Probstheyda, du côté du sud, voit trois grandes colonnes marchant sur la ligne plus resserrée de l'armée française. À peine Napoléon était-il retourné à Probstheyda, où il avait eu son bivouac, qu'il aperçut du haut d'un tertre sur lequel il était placé, trois grandes colonnes, mais cette fois bien plus fortes que l'avant-veille, marchant concentriquement sur sa nouvelle ligne de bataille. Vers notre droite ne s'appuyant plus à Mark-Kleeberg mais un peu en arrière à Dölitz, c'était le prince de Hesse-Hombourg, qui avec les grenadiers de Bianchi et de Weissenwolf, avec la réserve de cavalerie de Nostitz, avec le corps de Colloredo et la division légère d'Aloys Lichtenstein, s'avançait sur Poniatowski et Augereau. Au centre c'étaient Kleist et Wittgenstein, aujourd'hui réunis en une seule colonne d'attaque, et suivis des gardes russe et prussienne, qui marchaient de Wachau et de Liebert-Wolkwitz sur Probstheyda, où se trouvaient Victor et la garde. À gauche enfin c'étaient Klenau, Benningsen et Bubna, qui du bois de l'Université et de Seyffertshayn se dirigeaient sur Zuckelhausen et Holzhausen, contre Macdonald. Cette dernière colonne, ployant sa droite autour de notre ligne, venait à travers la plaine de Leipzig menacer la position de Ney, mais avec beaucoup de circonspection, car elle attendait pour s'engager que Bernadotte eût passé la Partha. Ces trois colonnes pouvaient comprendre de 55 à 60 mille hommes chacune, excepté celle de Benningsen, qui était de 70 mille environ. Immense disproportion des forces. Pour tenir tête à ces 180 mille hommes, Napoléon avait comme l'avant-veille Poniatowski, Augereau, Victor, Lauriston, Macdonald, la garde, les 1er, 2e, 4e, 5e de cavalerie, présentant en ce moment une masse totale de 80 et quelques mille hommes. Dans l'angle formé par l'Elster et la Pleisse les coalisés avaient laissé le corps de Merveldt, et au delà de l'Elster vers Lindenau, Giulay, ce qui faisait plus de 25 mille hommes encore. Enfin Bernadotte et Blucher en avaient bien cent mille à eux deux. Ney avait à leur opposer, Marmont réduit à 12 ou 13 mille hommes, Reynier à peu près au même nombre, Souham à 13 ou 14 mille. Margaron avec le duc de Padoue et Dombrowski n'en avaient pas plus de 12 mille. C'étaient donc 130 et quelques mille hommes opposés à 300 mille. Bertrand avec 18 mille était en route pour Weissenfels. Mortier l'appuyait avec deux divisions de la jeune garde.
Toutes les colonnes de Napoléon en se retirant avaient laissé de fortes arrière-gardes répandues en tirailleurs, lesquels disputaient le terrain pied à pied, et ne le cédaient qu'après avoir causé de grandes pertes à l'ennemi. En arrière de Wachau et de Liebert-Wolkwitz, à la bergerie de Meusdorf située en avant de Probstheyda, on ne se retira pas sans couvrir la terre de cadavres prussiens et russes. Lente retraite des troupes françaises pour prendre une position plus resserrée. À Zuckelhausen, à Holzhausen, où se trouvait le corps de Macdonald, on tint tête à la division prussienne de Ziethen, et aux Autrichiens de Klenau, et on leur tua beaucoup de monde avant de rétrograder sur Stötteritz. Cette dernière position une fois prise par Macdonald, notre nouvelle ligne de bataille était la suivante. Des bords de la Pleisse, c'est-à-dire de Dölitz à Probstheyda, elle formait une ligne continue, se repliait à angle droit vers Probstheyda, remontait au nord jusqu'au bord de la Partha, par Stötteritz, Melckau, Schönfeld, où étaient Macdonald, Reynier, Marmont.
Après avoir lentement rétrogradé, les Français s'arrêtent de Dölitz à Probstheyda. Probstheyda était donc l'angle saillant que l'ennemi devait emporter, et où Napoléon était bien décidé à tenir opiniâtrement. Outre Victor qui gardait Probstheyda, il y avait en arrière Lauriston qui se liait à Macdonald, la garde et la cavalerie. Jusqu'au moment où ils parvinrent à la ligne des positions que Napoléon voulait conserver, les coalisés ne rencontrèrent que des arrières-gardes, qui disputaient le terrain, mais finissaient par l'abandonner. Arrivés devant Dölitz, Probstheyda, Stötteritz, ils trouvèrent des lignes immobiles, imposantes, et qu'il y avait peu de chance de faire céder. Toutefois ils l'essayèrent avec une sorte d'énergie désespérée.
Violente attaque du prince de Hesse-Hombourg sur Dölitz, et défense héroïque de Poniatowski. La colonne du prince de Hesse-Hombourg se jeta sur Dölitz, l'emporta, le perdit, le reprit, le perdit de nouveau. C'était Poniatowski et Augereau fort épuisés, ne comptant pas dix mille hommes à eux deux, qui défendaient ce point. Le prince de Hesse-Hombourg y fut gravement blessé, et remplacé aussitôt par le général Bianchi. On cède un peu de terrain jusqu'à Connewitz, pour prendre une position inexpugnable. Nous fûmes obligés d'abandonner toutefois un peu de terrain, et de venir nous placer à Connewitz, derrière une ligne d'eau alternativement stagnante ou courante, qui allait de Probstheyda à Connewitz se jeter dans la Pleisse. Avant de s'y retirer, notre cavalerie exécuta de superbes charges, repoussa plusieurs fois celle des Autrichiens, et puis se replia avec l'infanterie derrière le ruisseau dont il vient d'être parlé. Une fois à Connewitz, Poniatowski et Augereau s'y établirent invinciblement. Oudinot avec les deux divisions de la jeune garde qui restaient (on a vu que les deux autres étaient sous Mortier à Leipzig), se posta derrière le ruisseau, de Connewitz à Probstheyda, la cavalerie rangée dans les intervalles de l'infanterie. Une partie de l'artillerie de la garde se mit en batterie, et foudroya les masses ennemies. Plusieurs fois les Autrichiens voulurent franchir l'obstacle, et chaque fois on les fit mourir au pied de la position. Le corps de Merveldt commandé par Sederer, et placé de l'autre côté de la Pleisse, sur le terrain bas et boisé que la Pleisse et l'Elster traversent en tous sens, renouvelait ses attaques de l'avant-veille contre notre droite, dans l'intention de la tourner. Il ne put nous envoyer que des boulets qu'on lui rendit avec usure.
La canonnade s'étend, et embrasse bientôt les quatre faces du champ de bataille de Leipzig. Il était midi, le canon retentissait au nord, ce qui annonçait que Blucher et Bernadotte entraient en action, et ce qui faisait trois batailles livrées en même temps. De plus il y en avait presque une quatrième, car sur notre droite, au delà de la Pleisse et de l'Elster, dans la plaine de Lutzen, on entendait le canon de Bertrand aux prises avec Giulay pour s'ouvrir la route de Weissenfels. Cette épouvantable étendue de carnage ne troublait pas plus le visage de Napoléon que le cœur de nos soldats, exaltés pour ainsi dire par cette solennité d'une bataille sans égale dans l'histoire, car depuis trois jours cinq cent mille hommes se disputaient dans les plaines de Leipzig l'empire du monde. Jamais on n'avait vu pareil nombre d'hommes sur un même champ de bataille.
En entendant le canon de Blucher et de Bernadotte, le prince de Schwarzenberg veut tenter une attaque décisive sur Probstheyda, qui forme l'angle saillant de notre position. Le canon de Blucher et de Bernadotte fut pour l'armée du prince de Schwarzenberg le signal d'une attaque furieuse contre le point décisif de Probstheyda. Déjà Kleist et Wittgenstein formant la colonne du centre, s'étaient avancés, Kleist avec les trois divisions prussiennes Klüx, Pirch et prince Auguste, Wittgenstein avec les divisions russes Eugène de Wurtemberg et Gortschakoff, suivies des réserves. Arrivés devant la position, les Prussiens qui toujours briguaient la tête des attaques, par la raison fort honorable pour eux qu'il s'agissait dans cette lutte terrible d'affranchir l'Allemagne, s'élancent les premiers, et au pas de charge, sur Probstheyda. Drouot, rangé en avant de Probstheyda, les attend avec l'artillerie de la garde, Victor avec son infanterie. Combat effroyable autour de Probstheyda. Il fallait gravir un terrain incliné en forme de glacis. Drouot les laisse arriver, puis les couvre de mitraille, et les précipite confusément les uns sur les autres. Pourtant, animés d'une véritable rage patriotique, ils se remettent en rang, marchent une seconde fois sur Probstheyda et parviennent à y entrer. Mais Victor, avec ses divisions décimées, les charge à la baïonnette, et les arrête. Après les avoir arrêtés il les pousse dehors, et notre artillerie les mitraille de nouveau. Les trois divisions prussiennes, horriblement traitées, vont se reformer à quelque distance, au bas du glacis sur lequel s'élève Probstheyda. Napoléon fait avancer Lauriston, et lui-même sous une grêle de boulets range par derrière, en colonnes profondes, les deux divisions de la vieille garde, Friant et Curial, seule réserve qui lui reste. Ces beaux grenadiers, avec leurs énormes bonnets à poil, immobiles sous les boulets, sont placés comme deux puissants arcs-boutants derrière Lauriston et Victor. On s'attend à une nouvelle attaque, et on se promet de la recevoir comme la précédente.
Attaques réitérées et toujours repoussées. En effet, les trois divisions prussiennes ayant un moment repris haleine et resserré leurs rangs, sont rejointes par les divisions russes de Wittgenstein, et d'un même mouvement se reportent en avant, toujours accablées par la mitraille de Drouot. Elles se précipitent toutes ensemble sur Probstheyda, l'enveloppent, y pénètrent, et semblent cette fois devoir en rester maîtresses. Mais Victor quoique avec des troupes épuisées, Lauriston avec les siennes que la bataille du 16 a réduites des deux tiers, fondent à la baïonnette sur les Prussiens et les Russes réunis, combattent corps à corps, puis par un suprême effort refoulent les assaillants hors du village, et les culbutent sur la déclivité du terrain, où notre artillerie, profitant de cette nouvelle occasion, les couvre encore de mitraille.
Tandis qu'on résiste ainsi de face, un autre ennemi se présente par la gauche, c'est la division prussienne Ziethen, qui ayant avec les Autrichiens de Klenau fait une tentative infructueuse sur Stötteritz, s'est rabattue sur Probstheyda. Mais une partie de l'artillerie de Drouot, établie sur le côté gauche du village, la reçoit en flanc, et la repousse par le feu seul de ses canons.
Après avoir perdu douze mille hommes en deux heures, le prince de Schwarzenberg se décide à convertir le combat en une longue canonnade. Après ces tentatives, le prince de Schwarzenberg ayant déjà plus de douze mille hommes hors de combat, ne pouvait plus se flatter d'emporter une position que la valeur de nos soldats rendait inexpugnable. Il se décida, comme l'avant-veille, à procéder contre l'armée française par voie de resserrement successif. On avait le 16 resserré Napoléon sur Leipzig, et on l'avait amené le 18 à se retirer à une lieue en arrière. On achèverait le 19 de l'acculer dans Leipzig même, en donnant la main à Bernadotte et à Blucher. Le prince généralissime résolut dès lors d'occuper de son côté la journée par un combat d'artillerie, et pour le soutenir avec moins de désavantage, il rétrograda quelques centaines de pas sur un terrain légèrement élevé, et dont l'élévation faisait face à celle de Probstheyda. Là, placé vis-à-vis des Français, il se mit à échanger avec eux l'une des plus épouvantables canonnades qu'on ait jamais entendues.
Pendant ce temps Benningsen, opposé à notre gauche qui de Probstheyda remontait au nord jusqu'à Leipzig, avait essayé d'aborder Melckau, mais moins hardiment que Schwarzenberg, parce qu'il attendait Bernadotte et Blucher avant de s'engager sérieusement. Quant à ceux-ci, voici ce qui avait eu lieu de leur côté.
Combat à l'est et au nord contre Bernadotte et Blucher. Après avoir refusé de voir Bernadotte, Blucher avait fini par accepter une entrevue avec lui le matin à huit heures, et ils étaient convenus de franchir la Partha, mais Bernadotte n'y avait consenti qu'à condition que Blucher lui prêterait 30 mille hommes, ce que celui-ci avait promis en se mettant à la tête de ces trente mille hommes qui étaient ceux de Langeron. Passage de la Partha par Blucher et Bernadotte. En effet pendant que Sacken et York, restés de l'autre côté de la Partha, tout à fait au nord de Leipzig, échangeaient des boulets avec Dombrowski et Margaron, Blucher avait passé la Partha au plus près, c'est-à-dire vers Neutzsch, puis se portant à l'est de Leipzig, était descendu sur Schönfeld, où la seconde division de Marmont était établie. Marmont avec ses deux autres divisions, Ney avec Souham et Reynier, avaient opéré une conversion en arrière, pour venir par Sellerhausen relier leur droite avec Macdonald qui était à Stötteritz. Quant à Bernadotte, exécutant un long circuit pour traverser la Partha le plus loin possible des Français, il était allé la franchir à Taucha, et les Prussiens en tête, s'était avancé en face de Reynier, par Heiterblick. Tels avaient été les mouvements des uns et des autres dans le courant de la matinée, pendant le terrible combat de Probstheyda.
Position de Reynier, Souham et Marmont sous le maréchal Ney. En avant de Sellerhausen, où était Reynier, se trouvait un village formant saillie dans la plaine et assez dominant, celui de Paunsdorf, que Ney aurait désiré occuper, parce que de ce point on pouvait s'interposer entre l'armée de Bohême et celle du Nord, peut-être même empêcher leur jonction. Reynier n'en était point d'avis par un motif assez sage. Indigne défection des Saxons. Il se défiait des Saxons qui ne cessaient de murmurer et de menacer de désertion. Encadrés jusqu'ici entre les deux divisions françaises Durutte et Guilleminot, ils avaient été assez fidèles; mais depuis le départ de Guilleminot, ils n'étaient flanqués que d'un côté, et Reynier ne voulait pas, en les mettant en avant, les exposer à la tentation de nous quitter. Ney, plus hardi, les fit avancer en colonne vers Paunsdorf, en ayant soin de placer la division Durutte derrière eux, pour les appuyer et les contenir. Mais ils n'eurent pas plutôt aperçu les enseignes de Bernadotte, avec l'état-major duquel plusieurs d'entre eux étaient en communication secrète, que par un hommage qui n'était pas celui de la fidélité à la fidélité, ils marchèrent soudainement à lui. La cavalerie déserta la première, l'infanterie suivit. Le maréchal Marmont, qui était à leur gauche, crut qu'ils se laissaient emporter à trop d'ardeur, et courut après eux, mais il fut bientôt détrompé, et, trahison indigne! à peine à quelques pas de notre ligne de bataille, ils tournèrent leurs pièces contre nous, en tirant sur la division Durutte, avec laquelle ils servaient depuis deux années! Sans doute Napoléon avait violenté leurs sentiments, enchaîné leurs cœurs et leurs bras à une cause qu'ils n'aimaient point; ils avaient le droit de nous quitter, mais pas celui de nous abandonner sur le champ de bataille; et du reste si Dieu nous punissait en ce moment pour avoir trop pesé sur l'Europe, il leur préparait bientôt à eux un terrible et juste châtiment, celui du morcellement de leur patrie!
Situation presque désespérée, et conduite héroïque de la division Durutte trahie par les Saxons. Ney accourut à ce spectacle pour aider la division Durutte, qui, assaillie tout à coup par le corps de Bulow, avait la plus grande peine à se maintenir. Cinq mille hommes luttèrent pendant plus d'une heure contre vingt mille, et luttèrent héroïquement. Pourtant il fallut céder et se replier sur Sellerhausen. Ney leur amena la division Delmas pour empêcher qu'ils ne fussent accablés dans leur mouvement rétrograde. Delmas vient à son secours, et meurt en faisant son devoir. Delmas, le vieux soldat de la République, mourut noblement en venant au secours de Durutte avec sa division. Pendant qu'à la droite de Ney, Durutte, Delmas combattaient entre Paunsdorf et Sellerhausen, Marmont à gauche soutenait dans le beau village de Schönfeld un combat furieux. Combat furieux de Schönfeld entre Marmont et Blucher. Schönfeld était le point essentiel où notre ligne en remontant au nord venait s'appuyer à la Partha, et c'était le point que Blucher voulait enlever avec les soldats de Langeron. En quelques heures la division Lagrange perdit ce village et le reprit sept fois. Enfin elle allait succomber quand Ney vint la renforcer avec une des divisions de Souham, celle de Ricard. Une dernière fois on reprit Schönfeld. Entre Schönfeld et Selterhausen Marmont avec les divisions Compans et Friederichs formées en carré résistait à tous les assauts de la cavalerie prussienne et russe. Mais 28 mille hommes ne pouvaient pas lutter longtemps contre 90 mille, et on céda Schönfeld et Sellerhausen pour se rapprocher de Leipzig, avec la crainte de voir Bernadotte et Bubna, maintenant réunis dans la plaine de Leipzig, pénétrer par la brèche que la défection des Saxons avait opérée dans notre ligne.
Napoléon amène au galop la cavalerie de la garde pour fermer la brèche formée dans notre ligne par la défection des Saxons. Heureusement un renfort considérable de cavalerie et d'artillerie arrivait au galop. C'était Nansouty avec la cavalerie et l'artillerie de la garde qui accourait, sous la conduite de l'Empereur lui-même. Le bruit de la défection des Saxons, retentissant jusqu'au quartier général, y avait soulevé tous les cœurs, et Napoléon, laissant Murat à Probstheyda pour le remplacer à la bataille du sud, qui s'était convertie en canonnade, était venu en toute hâte réparer ce malheur imprévu qui mettait le comble à nos calamités.
À cet aspect Bulow d'un côté, Bubna de l'autre, qui étaient prêts à se donner la main, formèrent chacun un crochet en arrière, pour présenter un flanc à la cavalerie de Nansouty. Nansouty les chargea à outrance, tantôt à droite, tantôt à gauche, sans pouvoir renverser leur masse épaisse. Mais il arrêta court leur progrès, et là comme sur les trois faces de cet immense champ de bataille, de Leipzig à Schönfeld au nord, de Schönfeld à Probstheyda à l'est, de Probstheyda à Connewitz au sud, une canonnade de deux mille bouches à feu termina cette bataille, justement dite des Géants, et jusqu'ici la plus grande certainement de tous les siècles.
Continuation de la canonnade jusqu'à la chute du jour. Tant qu'on put se voir, on tira les uns sur les autres avec une sorte de fureur, mais sans espoir de la part des coalisés de faire abandonner aux Français la ligne qu'ils avaient prise. Nos soldats demeurèrent immobiles, comme fixés à des limites qu'aucune puissance humaine ne pouvait franchir. L'admiration était dans le cœur même de leurs ennemis acharnés, et justement acharnés puisqu'il s'agissait d'affranchir leur patrie. Ce que coûta cette nouvelle bataille, l'histoire mentirait si elle voulait l'affirmer d'une manière précise. Horrible carnage de la journée du 18. On peut seulement le conjecturer d'après ce qui resta d'hommes valides les jours suivants dans les armées belligérantes. Près de vingt mille hommes de notre côté, et de trente mille du côté des coalisés, qui étaient exposés à des feux dominants et bien dirigés, furent le nombre des victimes de cette troisième journée. Ainsi en trois jours plus de quarante mille Français, plus de soixante mille Allemands et Russes furent atteints par le feu! Ah! disons-le bien haut, en présence de cet horrible carnage, la guerre, quand elle n'est pas absolument nécessaire, n'est qu'une criminelle folie!
La retraite immédiate était devenue inévitable après la journée du 18. Après cette affreuse journée, quelque glorieuse qu'eût été la résistance de notre armée, il était indispensable de battre tout de suite en retraite, et mieux eût valu certainement décamper nuitamment le 17 au soir, que de risquer la terrible bataille du 18, pour conserver quelques heures de plus une attitude victorieuse. Il n'en fallait pas moins se retirer aujourd'hui le plus promptement possible, au risque d'essuyer des pertes énormes en traversant une ville comme Leipzig, avec une armée qui après avoir été immense en personnel et en matériel, l'était encore en matériel, et n'avait pour évacuer ce qui lui restait qu'un seul pont, celui de Lindenau, long d'une demi-lieue, embrassant des bois, des marécages, plusieurs bras de rivières.
Napoléon rentre à Leipzig pour ordonner la retraite. Napoléon, quoique souffrant cruellement au fond de son âme, mais cachant sa souffrance sous la hautaine impassibilité de son visage, quitta son poste de Probstheyda vers le soir, et se rendit à Leipzig afin de tout disposer pour une retraite immédiate. Après avoir refusé vingt-quatre heures auparavant la protection des ombres de la nuit, il fallait bien l'accepter maintenant, et soustraire à l'ennemi le plus possible de nos embarras avant l'attaque, facile à prévoir, du lendemain. Napoléon descendit dans une simple hôtellerie située au centre de la ville, et de là expédia tous ses ordres. Il prescrivit aux états-majors des divers corps de défiler toute la nuit avec le matériel, les blessés qu'on pourrait emporter, l'artillerie qu'on avait conservée tout entière, à l'exception seulement d'une vingtaine de pièces qu'une explosion avait fait perdre au combat de Möckern. Ses dispositions pour occuper fortement Leipzig pendant que ses corps défileront à travers l'unique pont de Lindenau. Il ordonna que les corps d'armée se retirassent ensuite l'un après l'autre, ayant en tête la garde, dont deux divisions avaient déjà passé à la suite du général Bertrand. Le pont franchi, la garde devait se mettre en bataille sur le plateau de Lindenau qui domine l'Elster, et présenter à l'ennemi une arrière-garde invincible. Comme il était probable que les coalisés en voyant notre départ, voudraient se jeter sur nous, afin d'ajouter à notre passage à travers Leipzig toutes les difficultés d'un combat sanglant, il fut prescrit au 7e corps (général Reynier), qui était composé aujourd'hui de l'unique division Durutte, de disputer le faubourg de Halle au nord de la ville. La division Dombrowski devait l'aider dans cette tâche périlleuse. Marmont, avec les débris de son 6e corps et une division du 3e (Souham), devait défendre l'est de la ville, où allaient se presser Blucher et Bernadotte. Enfin Macdonald, dont le corps avait moins souffert que les autres le 18, se liant par sa gauche avec Marmont, devait, avec Lauriston et Poniatowski, protéger le côté sud contre la grande armée de Bohême. Ces corps, pendant que la garde, toute la cavalerie, les restes de Victor, d'Augereau, de Ney, décamperaient, avaient mission de disputer les faubourgs à outrance, d'y barrer les rues comme ils pourraient, puis de défiler eux-mêmes par un vaste boulevard bordé d'arbres, qui régnait autour de la ville et la séparait des faubourgs. Se repliant les uns après les autres sur cette voie, trois ou quatre fois plus large qu'une rue, ils devaient venir par le côté du couchant, gagner le pont de Lindenau, et traverser successivement les deux rivières de la Pleisse et de l'Elster. Le colonel Montfort, appelé chez Berthier, non point pour l'établissement de ponts supplémentaires auxquels il n'était plus temps de songer, mais pour certaines précautions de sûreté, reçut l'ordre de disposer une mine sous l'arche la plus rapprochée de la ville, afin de la faire sauter au moment où le dernier corps français aurait passé, et où la tête des ennemis apparaîtrait: ordre facile à donner, mais soumis quant à son exécution, Dieu sait à quels hasards! Le combat qu'on devait soutenir dans les faubourgs serait-il assez long pour que choses et hommes eussent le temps de s'écouler? Puis les corps chargés de combattre dans les faubourgs auraient-ils à leur tour le temps de se retirer, et de s'arracher des mains de l'ennemi? Enfin n'était-il pas à craindre que les coalisés, perçant sur quelques points, ne parvinssent au pont avant les derniers corps français? Et alors comment arrêter la poursuite des uns sans empêcher aussi la retraite des autres? Napoléon ne s'inquiéta d'aucune de ces questions, et en effet ne le pouvait guère, car les choses arrivées au point où il les avait amenées, le hasard allait seul décider des conséquences. D'ailleurs, tout en paraissant occupé de donner des ordres, il était occupé aussi à plonger d'un regard sinistre dans les sombres profondeurs de l'avenir, où il pouvait déjà voir non-seulement des batailles perdues, mais des empires croulants, et lui-même avec leurs ruines précipité dans un abîme!
Ordres aux corps laissés dans les places de l'Elbe, depuis Dresde jusqu'à Hambourg. À ces instructions pour la retraite de Leipzig il en ajouta quelques autres destinées aux corps laissés sur l'Elbe, et réduits tous à capituler, si un miracle d'énergie et de présence d'esprit, en les réunissant sur le bas Elbe au maréchal Davout, ne leur rouvrait les portes de France actuellement fermées. Il fit prescrire au grand quartier général, duquel on était resté séparé, de s'acheminer avec les parcs sur Torgau. Il envoya des émissaires à Dresde, à Torgau, à Wittenberg, pour leur indiquer un moyen de salut, c'est que le maréchal Saint-Cyr, qui avait trente mille hommes encore, et pouvait en ne perdant pas de temps renverser tout ce qui serait sur son chemin, sortît de Dresde, se rendît à Torgau, puis à Wittenberg, puis à Magdebourg, et, ramassant successivement toutes les garnisons, allât se joindre à Davout avec soixante-dix mille hommes. En ayant cent mille à eux deux, ils pouvaient sauver encore quelques garnisons de l'Oder, et ensuite rentrer en France par Wesel à la tête de cent vingt mille soldats. Mais que de miracles pour qu'un tel ordre arrivât, fût exécuté et réussît! À peine aurait-on pu attendre ce miracle de soldats et d'officiers ayant l'élan et la confiance de la victoire! et dans ce cas même, que de milliers de blessés, quarante mille peut-être, livrés à la barbarie d'un vainqueur qu'une sorte de fanatisme patriotique aveuglait jusqu'à lui faire croire que le patriotisme dispense d'humanité.
Défilé de tous nos corps par le pont de Lindenau pendant la nuit du 18 au 19. Le défilé des divers corps dura toute la nuit du 18 au 19, et fut surtout ralenti par le passage de l'artillerie, qui était très-nombreuse, et qui avait bravement conservé ses pièces. Les malheureux blessés du 18 étaient presque tous sacrifiés d'avance, l'impossibilité de les emporter étant absolue. Mais on avait eu le temps de ramasser quelques-uns de ceux du 16, et on les traînait après soi sur les petites voitures qu'on avait pu se procurer. Cette suite de canons, de caissons, de voitures portant des blessés, formait un prodigieux encombrement, et retardait beaucoup l'écoulement des colonnes. La garde qui avait vaillamment combattu, mais qui avait l'esprit de domination des corps d'élite, prétendant passer dès qu'elle paraissait, et souvent foulant aux pieds la multitude sans armes qui obstruait les ponts, augmentait le tumulte, et provoquait contre elle des cris de haine. Le triste orgueil d'emmener cinq ou six mille prisonniers les uns faits à Dresde, les autres à Leipzig même, occasionna un nouvel embarras, car ils prirent la place de pareil nombre de blessés ou de soldats valides. Lorsque le jour fut venu, l'affluence devint encore plus grande, parce que chacun songeant à fuir après quelques heures de repos, se hâtait de regagner le temps employé à dormir. Affreux encombrement au pont de Lindenau. C'étaient des efforts inouïs pour entrer dans ce torrent serré qui s'écoulait vers Lindenau, et qui en certains moments finissait par s'arrêter, comme s'arrêtent faute d'espace les glaçons que charrie un fleuve près de geler. Chaque troupe nouvelle qui voulait s'introduire dans cette foule pressée, y provoquait des résistances, des cris, des combats véritables. Qu'on ajoute à ce lugubre spectacle le bruit de mille bouches à feu ayant recommencé à tonner dès le matin, et on aura une idée à peine exacte de notre horrible départ de l'Allemagne.
Adieux de Napoléon à la famille royale de Saxe. Napoléon, dès que le jour commença de luire, alla présenter ses adieux à la famille de Saxe. Il lui avait rendu un moment le rêve de ses ancêtres en lui donnant la couronne de Pologne, mais à ce prix il l'avait perdue, sans le vouloir du reste, comme il s'était perdu lui-même! Et par surcroît de misère, de la seule chose impérissable en lui, la gloire, il ne laissait rien à cette malheureuse famille, tandis qu'aux Polonais qu'il avait perdus aussi, il laissait du moins une part d'honneur immortel! La cour honnête et timide de Saxe avait en effet passé au pied des autels les dix dernières années, que tant d'autres avaient passées sur les champs de bataille. Napoléon avait de grands reproches à essuyer du vieux roi, et il pouvait de son côté trouver matière à des reproches non moins graves dans la conduite tenue la veille par les soldats saxons, mais il avait un trop haut orgueil pour employer de la sorte les quelques instants qu'il avait à consacrer à son allié. Il lui témoigna ses regrets de le livrer ainsi sans défense à tout le courroux de la coalition; il l'engagea à traiter avec elle, à se séparer de la France, et lui affirma que quant à lui, en aucun temps il ne songerait à s'en plaindre. Relevant fièrement son visage grave, mais non abattu, il lui exprima l'espoir de redevenir bientôt formidable derrière le Rhin, et lui promit de ne pas stipuler de paix dans laquelle la Saxe serait sacrifiée. Après de réciproques embrassements, il quitta cette bonne et malheureuse famille, épouvantée de le voir rester si tard au milieu des dangers qui le menaçaient de tous côtés.