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Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 16 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française

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Explications ajoutées par M. de Metternich au texte de son ultimatum, et nouvelle déclaration qu'après le 10 août l'Autriche fera partie de la coalition. Après cette communication si importante, et qui confond tous les mensonges que certains narrateurs ont avancés sur ce sujet, M. de Metternich ajouta quelques explications d'une extrême gravité. Il dit que jusqu'au 10 août au soir l'Autriche serait sans engagement avec les puissances belligérantes, que jusque-là elle pourrait, comme elle le faisait actuellement, traiter confidentiellement avec Napoléon, et adopter certaines de ses propositions, les imposer même aux puissances coalisées, auxquelles nul traité ne la liait, mais qu'à partir du 11 elle serait liée avec elles, ne pourrait rien écouter sans leur en donner communication, et serait obligée de n'admettre aucune condition de paix que d'accord avec elles.

Ces observations méritaient la plus sérieuse attention, car la différence qu'il y avait à traiter le 10 et non pas le 11 ou le 12, consistait à dépendre de l'Autriche seule, qui souhaitait la paix parce qu'elle craignait la guerre, au lieu de dépendre des puissances coalisées qui ne voulaient pas la paix parce qu'elles attendaient davantage de la guerre, et qu'elles étaient en proie à toutes les passions du moment. Le duc de Vicence en rapportant exactement les communications qu'il avait reçues, les accompagna de nouvelles instances exprimées dans le langage le plus beau et le plus touchant.

Nobles paroles de M. de Caulaincourt à Napoléon. «--Sire, disait-il à Napoléon, cette paix coûtera peut-être quelque chose à votre amour-propre, mais rien à votre gloire, car elle ne coûtera rien à la vraie grandeur de la France. Accordez, je vous en conjure, cette paix à la France, à ses souffrances, à son noble dévouement pour vous, aux circonstances impérieuses où vous vous trouvez. Laissez passer cette fièvre d'irritation contre nous qui s'est emparée de l'Europe entière, et que les victoires même les plus décisives exciteraient encore au lieu de la calmer. Je vous la demande, ajoutait-il, non pour le vain honneur de la signer, mais parce que je suis certain que vous ne pouvez rien faire de plus utile à notre patrie, de plus digne de vous et de votre grand caractère.»--Quel devait être l'effet de ces nobles prières d'un noble cœur, on va le voir!

La réponse de M. de Metternich arrive le 9 août à Dresde. La réponse apportée le 8 août par M. de Metternich, transcrite pendant la journée, ne pouvait être que le 9 sous les yeux de Napoléon, et n'y fut en effet que le 9 à trois heures de l'après-midi. Il aurait fallu que souscrivant aux sacrifices qu'on lui demandait, et qui n'étaient que des sacrifices d'amour-propre, comme l'avait si bien dit M. de Caulaincourt, il s'y décidât sur l'heure, et expédiât la réponse dans la soirée même du 9, afin que cette réponse arrivant le 10 au matin à Prague, avec accompagnement de pouvoirs pour M. de Caulaincourt, on pût signer les bases de la paix le 10 avant minuit. Napoléon s'obstine à n'attacher aucune importance à la date du 10. Napoléon n'en fit malheureusement rien. D'abord il ne voulut pas croire à cette situation de l'Autriche, libre jusqu'au 10 août à minuit, mais engagée après le 10, et au lieu de dépendre d'elle seule dépendant de la volonté de ses nouveaux alliés. Il imagina que ce n'était là qu'un vain langage diplomatique, qu'on lui tenait pour l'intimider, ou pour hâter ses déterminations. N'attachant pas d'ailleurs beaucoup d'importance à éviter la guerre au prix de sacrifices qui lui étaient souverainement désagréables, aveuglé par une déplorable confiance en ses forces, il ne se pressa pas de prendre et de faire connaître ses résolutions. Il croit avoir jusqu'au 17. Il employa la journée à se décider, pensant que ce serait assez tôt de se résoudre le 10, que les hostilités ne recommençant que le 17 on aurait le temps de s'entendre, que l'Autriche ferait de ses alliés ce qu'elle voudrait, aussi bien le 11 ou le 12 que le 10, pourvu que ce fût avant le 17, et que par conséquent il pouvait sans inconvénient s'accorder à lui-même vingt-quatre heures de réflexion. Il prend toute une journée pour répondre. Il employa donc vingt-quatre heures, non pas à se combattre mais à se flatter, à laisser ainsi s'évanouir le moment décisif de cette négociation, et lui, qui tant de fois avait saisi l'instant propice sur les champs de bataille, qui avait dû à cette promptitude de détermination ses plus grands triomphes, allait laisser échapper sans en profiter le moment politique le plus important de son règne! Et M. de Bassano, que faisait-il lui-même pendant ces heures fatales? Que ne passait-il cette nuit aux pieds de son maître, à lui répéter de vive voix les ardentes, les patriotiques prières de M. de Caulaincourt! et fallût-il pour le vaincre caresser follement son orgueil indomptable, fallût-il lui persuader que même après cette paix, il restait plus puissant que jamais, plus puissant qu'avant Moscou, M. de Bassano en proférant ces flatteries aurait été un utile, un patriotique flatteur, et il eût été plus près du vrai qu'en laissant croire à Napoléon que la gloire consistait à ne jamais céder!

Mais Napoléon n'entendit rien de pareil, et pendant ces quelques heures, heures qui emportèrent sa grandeur, et malheureusement la nôtre, il n'entendit que l'écho de sa propre pensée. Nuit fatale passée par Napoléon à compulser ses états de troupes, et à se remplir d'une aveugle confiance. Après avoir manié et remanié durant toute la nuit ses états de troupes avec M. de Bassano, et s'être persuadé qu'il pouvait faire face à tout, il crut qu'il devait persister dans ses vues, et ne pas accorder à la paix un sacrifice de plus. Voici donc les conditions auxquelles il s'arrêta. Il consentait bien à sacrifier le grand-duché de Varsovie, comme un essai de Pologne condamné par l'événement, mais il ne voulait pas, en rendant quelque grandeur à la Prusse, la récompenser de ce qu'il appelait une trahison. Modifications que Napoléon apporte aux conditions de M. de Metternich. Il admettait qu'on lui accordât la plus grande partie du duché de Varsovie, la totalité même, si la Russie et l'Autriche consentaient à faire ce sacrifice pour elle; mais il voulait la rejeter au delà de l'Oder, lui ôter, pour les attribuer à la Saxe, le Brandebourg, Berlin, Potsdam, c'est-à-dire son sol natal et sa gloire, la transporter entre l'Oder et la Vistule, la faire ainsi une puissance polonaise plutôt qu'allemande, lui laisser le choix comme capitale entre Varsovie et Kœnigsberg, sans lui donner Dantzig, qui redeviendrait ville libre. Il voulait à sa place, entre l'Oder et l'Elbe, mettre la Saxe, et attribuer à celle-ci tout l'espace qui s'étend de Dresde à Berlin. Il ne veut céder ni les villes anséatiques, ni le protectorat de la Confédération du Rhin, ni Trieste. Quant à Lubeck, Hambourg, Brême, c'étaient des parties du territoire constitutionnel de l'Empire, et il ne souffrait pas même qu'on en parlât. Quant au titre de protecteur de la Confédération du Rhin, c'était à l'entendre vouloir lui infliger une humiliation que de le lui enlever, puisqu'on reconnaissait que ce n'était qu'un titre absolument vain. Quant à l'Illyrie, il était prêt à la rendre à l'Autriche, mais en gardant l'Istrie, c'est-à-dire Trieste, seule chose que l'Autriche désirât ardemment. Il prétendait en outre conserver plusieurs positions au delà des Alpes Juliennes, telles que Villach, Goritz, en un mot tous les débouchés qui permettaient de descendre en Illyrie, disant qu'il n'était pas sûr de Venise s'il n'avait pas ces positions, c'est-à-dire qu'il n'était pas en sûreté dans sa maison s'il n'avait pas les clefs de la maison d'autrui. À ces conditions il admettait la paix sans se tenir pour froissé, et consentait à rentrer sur le Rhin avec ses armées. À d'autres conditions il aimait mieux lutter pendant des années contre l'Europe entière. Telles furent les propositions qui sortirent des méditations de cette nuit funeste.

Toutefois, comme il n'y avait aucune chance que l'Autriche pût obtenir de ses futurs alliés l'abandon de Berlin par la Prusse, afin de composer avec la Saxe une fausse Prusse, sans passé, sans consistance, sans réalité, il autorisa M. de Caulaincourt à renoncer à ce premier projet s'il n'était pas accueilli, et il consentit à laisser à la Prusse, outre ce qu'on lui accorderait du duché de Varsovie, tout ce qu'elle possédait entre l'Oder et l'Elbe, mais en maintenant Dantzig comme ville libre, mais en ne souffrant pas davantage qu'on parlât de Lubeck, de Hambourg, de Brême, de la Confédération du Rhin, et enfin en ne restituant l'Illyrie qu'à condition de retenir l'Istrie, Trieste surtout, parce que, répétait-il toujours, vouloir Trieste c'était vouloir Venise.

Le 10 au matin, Napoléon appelle M. de Bubna pour lui expliquer ses conditions et le charger de les envoyer à Prague.

Le matin du 10 Napoléon manda auprès de lui M. de Bubna, qui formait des vœux sincères pour la paix, et qui malheureusement se prêtait un peu trop aux vues de son puissant interlocuteur dans l'espérance de l'adoucir. Il lui fit connaître la négociation secrète entamée avec M. de Metternich, lui communiqua ses états de troupes, lui manifesta ouvertement son penchant à faire cette campagne de Saxe, du résultat de laquelle il se promettait autant de puissance que de gloire, se montra ce qu'il était, confiant, gai même, inclinant autant à la guerre qu'à la paix, disposé par conséquent à donner peu de chose pour que ce fût l'une ou l'autre qui sortît des négociations de Prague; puis après avoir, sans vain étalage, sans forfanterie, révélé cette funeste énergie de son âme, il exposa ses conditions, demandant presque à chacune un assentiment, que M. de Bubna ne pouvait pas accorder sans doute, mais qu'il ne refusait pas assez péremptoirement pour dissiper toute espèce d'illusion. Sur deux points notamment, les villes anséatiques et la Confédération du Rhin, M. de Bubna n'ayant jamais trouvé sa cour aussi absolue que sur le reste, il parut faiblir, et Napoléon se figura que, sans subir ces deux conditions qui lui étaient particulièrement insupportables, il pourrait avoir la paix, sauf peut-être à abandonner Trieste. Il ne désespéra donc pas d'une paix conclue sur ces bases, mais en tout cas il en avait pris son parti, et n'avait nul chagrin de se battre encore; il se disait même qu'il retrouverait dans une continuation de la guerre, non pas toute sa gloire, qui était restée entière, mais toute sa puissance, toute celle qu'il avait ensevelie sous les ruines de Moscou.

Le courrier parti le 10 de Dresde ne pouvait arriver que le 11 à Prague. Après cet entretien il renvoya M. de Bubna, le chargeant d'écrire à son cabinet dans ce sens, et manda ses dernières résolutions à M. de Caulaincourt. Le courrier qui les portait ne pouvait arriver que le 11. Napoléon ne se préoccupa guère de ce retard, et attendit la réponse quelle qu'elle fût, en prenant toutes ses dispositions pour le renouvellement des hostilités le 17.

Anxiété à Prague pendant la journée du 10. La journée du 10 s'écoula donc à Prague sans rien apporter de Dresde, à la grande satisfaction des négociateurs de la Prusse et de la Russie, à la grande douleur de M. de Caulaincourt, au grand regret de M. de Metternich, qui, bien qu'il eût pris son parti, ne voyait pas sans effroi pour l'Autriche la terrible épreuve d'une nouvelle guerre avec la France. Plusieurs fois dans cette journée il se rendit chez M. de Caulaincourt, afin de savoir si aucune réponse n'était venue de Dresde, et chaque fois trouvant M. de Caulaincourt triste et silencieux parce qu'il n'avait rien à dire, il répéta que passé minuit il serait non plus arbitre, mais belligérant, réduit par conséquent à solliciter pour la paix auprès de ses nouveaux alliés, au lieu de pouvoir la leur imposer modérée et acceptable pour tout le monde.

Rien n'étant arrivé dans le délai fixé, M. de Metternich annonce le 11 que l'Autriche déclare la guerre à la France. Après avoir vainement attendu pendant toute la journée du 10, M. de Metternich signa enfin l'adhésion de l'Autriche à la coalition, et annonça le lendemain 11 au matin à M. de Caulaincourt et à M. de Narbonne (celui-ci ignorant toujours la négociation secrète), annonça, disons-nous, avec un chagrin qui frappa tous les yeux, que le congrès de Prague était dissous, que dès lors l'Autriche, forcée par ses devoirs envers l'Allemagne et envers elle-même, se voyait contrainte à déclarer la guerre à la France. Les négociateurs prussien et russe annoncèrent de leur côté qu'ils se retiraient, en rejetant sur la France la responsabilité de l'insuccès des négociations, et quittèrent Prague avec une joie non dissimulée. Du reste cette joie fut universelle, et excepté M. de Metternich, qui, tout en les bravant, apercevait les conséquences possibles d'une rupture avec Napoléon, excepté l'empereur qui avait le cœur serré en songeant à sa fille, les Autrichiens de toutes les classes manifestèrent des transports d'enthousiasme. Les passions germaniques qu'ils partageaient, et qu'on les avait forcés de contenir, éclatèrent sans mesure, comme elles avaient éclaté à Breslau et à Berlin quelques mois auparavant.

Le courrier attendu le 10 étant arrivé le 11, M. de Caulaincourt se rend chez M. de Metternich pour lui transmettre les dernières conditions de Napoléon. Dans le courant de cette journée du 11 M. de Caulaincourt reçut enfin le courrier tant souhaité la veille, et en voyant ce qu'il apportait regretta moins sa tardive arrivée. Bien qu'il ne désespérât pas d'obtenir quelque concession de la part de M. de Metternich, toutefois il ne se flattait pas d'en obtenir la translation de la Prusse au delà de l'Oder, et même cette condition chimérique mise de côté, il ne croyait pas pouvoir conserver à Napoléon Hambourg, le protectorat de la Confédération du Rhin, et surtout Trieste. Pourtant en laissant Trieste à l'Autriche, en convenant pour les villes anséatiques d'un arrangement suspensif qui ferait dépendre leur restitution de la paix avec l'Angleterre, il ne regardait pas comme impossible d'amener M. de Metternich aux propositions de la France. M. de Metternich, même en admettant que ces conditions puissent être convenablement modifiées, déclare qu'au lieu de les imposer, il ne peut plus désormais que les proposer aux souverains alliés. Il courut donc chez lui, le trouva triste, ému, désolé de ce qu'on venait si tard, étonné et mécontent de ce qu'on eût livré à M. de Bubna le secret d'une négociation qu'on s'était promis de tenir absolument cachée, ne jugeant pas acceptables les conditions de Napoléon, mais sur l'indication assez claire qu'elles n'étaient pas irrévocables, donnant à entendre qu'en étant absolu sur la restitution de Trieste à l'Autriche, sur le rétablissement de la Prusse jusqu'à l'Elbe, sur l'abolition du protectorat du Rhin, il serait possible d'ajourner la question des villes anséatiques à la paix avec l'Angleterre, ce qui réduisait beaucoup le désagrément de ce sacrifice pour Napoléon, en le couvrant de l'immense éclat de la paix maritime. Mais, ajoutait M. de Metternich, ces conditions ainsi modifiées que nous aurions pu imposer aux parties belligérantes il y a vingt-quatre heures, ne dépendent plus de nous, et nous sommes réduits à les proposer sans savoir si nous réussirons à les faire accueillir. Chagrin visible de M. de Metternich. M. de Metternich au surplus était chagrin et agité, car si avec sa rare portée d'esprit il voyait dans l'occasion présente de fortes chances de relever sa patrie, il voyait aussi de nombreuses chances de la perdre en la jetant dans une guerre effroyable. Napoléon, quoique bien imprudent aux yeux des hommes de sens, restait si grand dans l'imagination du monde, qu'on le craignait encore profondément, tout en le jugeant égaré par la passion, et exposé à toutes les fautes que la passion fait commettre.

M. de Narbonne quitte Prague, mais M. de Caulaincourt y reste pour attendre la réponse des souverains coalisés. Cependant la négociation officielle ne pouvait pas durer, puisque le congrès était rompu, et que la guerre était officiellement déclarée par l'Autriche à la France. Les plénipotentiaires russe et prussien venaient de s'éloigner, et il n'était pas séant que les plénipotentiaires français demeurassent à Prague. Il fut convenu, si Napoléon y consentait, qu'on ferait partir M. de Narbonne seul, en expliquant le mieux possible à celui-ci son départ isolé, que M. de Caulaincourt au contraire resterait pour attendre le résultat des ouvertures dont M. de Metternich était chargé auprès des souverains de Prusse et de Russie, lesquels devaient être rendus à Prague sous deux ou trois jours. Cette prolongation de séjour était fort désagréable à M. de Caulaincourt, car sa position allait devenir tout à fait fausse lorsque l'empereur Alexandre étant à Prague, il se trouverait dans la même ville sans le voir. Mais tout ce qui laissait une chance à la paix lui paraissait supportable, même désirable, et il consentit volontiers à rester. Nouvelles instances de M. de Caulaincourt auprès de Napoléon. En racontant ce qui avait eu lieu entre lui et le ministre autrichien, il adressa de nouvelles instances à Napoléon en faveur de la paix, le supplia de continuer cette négociation, si difficile qu'elle fût devenue depuis qu'elle se passait non plus avec l'Autriche seule, mais avec toutes les puissances belligérantes, le pressa de lui donner quelque latitude pour traiter, et de lui envoyer surtout des pouvoirs authentiques pour signer, car dans cet instant suprême, le moindre défaut de forme pouvait être pris pour un nouveau faux-fuyant, et lui valoir un congé définitif. Tout ce qu'un honnête homme, un bon citoyen peuvent dire à un souverain afin de lui épargner une faute mortelle, M. de Caulaincourt le répéta encore à Napoléon, dans un langage aussi ferme que soumis et dévoué.

Napoléon peu surpris et peu affligé de ce qui est arrivé, autorise M. de Caulaincourt à attendre à Prague, sans lui envoyer aucune facilité pour traiter. Ces communications envoyées à Dresde, trouvèrent Napoléon tout préparé à la guerre, et aussi peu affligé que peu surpris de la rupture du congrès. Le jour même où l'Autriche avait déclaré le congrès dissous avant d'avoir été réuni, et annoncé son adhésion à la coalition, l'armistice avait été dénoncé par les commissaires des puissances belligérantes, ce qui fixait au 17 août la reprise des hostilités. La possibilité de renouer par des voies secrètes des négociations rompues d'une manière si éclatante, était presque nulle, et Napoléon se conduisit comme s'il n'y comptait pas du tout. Il prescrivit à M. de Narbonne de revenir à l'instant même de Prague, car ce diplomate étant à la fois plénipotentiaire au congrès et ambassadeur auprès de la cour d'Autriche, ne pouvait pas figurer plus longtemps auprès d'une cour qui venait de déclarer la guerre à la France. Il autorisa M. de Caulaincourt à demeurer à Prague, non pas dans la ville même, mais dans les environs, afin que cet ancien ambassadeur de France en Russie ne se trouvât pas dans le même lieu que l'empereur Alexandre, dont il ne fallait pas, disait-il, orner le triomphe, triomphe, hélas! que nous lui avions ménagé nous-mêmes par une obstination aveugle; il consentit à ce que ses dernières propositions fussent transmises à la Prusse et à la Russie, non pas en son nom, mais au nom de l'Autriche, qui les présenterait comme siennes, car, pour lui, il ne jugeait pas, ajoutait-il, de sa dignité de rien proposer aux puissances belligérantes. Il envoya à M. de Caulaincourt des pouvoirs en forme, mais aucune latitude pour traiter, ses conditions étant invariables à l'égard des villes anséatiques, du protectorat du Rhin, et même de Trieste, qu'il voulait retenir en restituant l'Illyrie à l'Autriche. C'étaient là de bien faibles chances d'aboutir à la paix, l'Autriche ne pouvant admettre de pareilles conditions, et le voulût-elle, ne pouvant plus jeter dans la balance le poids décisif de son épée, depuis qu'on lui avait laissé, malgré ses avis répétés, le temps de s'engager à la coalition.

Mais toutes ces raisons ne touchaient guère Napoléon. Les instances de M. de Caulaincourt n'avaient produit sur lui aucune impression. Il respectait le caractère, la franchise de ce personnage, le traitait avec plus de considération que M. de Bassano, mais l'écoutait peu, parce qu'il le savait dans de tout autres idées que les siennes. Napoléon dispose tout pour recommencer vivement la guerre. Il venait de faire célébrer le 10 août sa fête ordinairement fixée au 15, avait donné des festins à toute l'armée, distribué des prix nombreux pour le tir, et écarté autant que possible les sinistres images de mort de l'esprit de ses soldats si faciles à distraire et à égayer. Progrès de ses armements. Ses corps d'armée étaient tout préparés, et dès le 11 ils avaient commencé à sortir de leurs cantonnements pour se concentrer sous leurs chefs, et se porter sur la ligne où ils étaient appelés à combattre. Les anciens corps étaient reposés, recrutés et complétés. Les nouveaux venaient d'achever leur organisation. La cavalerie quoique jeune était redevenue belle, et même nombreuse. Les travaux de Kœnigstein et de Lilienstein, de Dresde, de Torgau, de Wittenberg, de Magdebourg, de Werben, de Hambourg, étaient terminés ou bien près de l'être. Les vastes approvisionnements qui avaient dû remonter par l'Elbe de Hambourg sur Magdebourg, de Magdebourg sur Dresde, étaient déjà réunis sur les points où l'on en avait besoin. Dresde regorgeait de grains, de farines, de spiritueux, de viande fraîche et salée. Tous les convois avaient été accélérés, et les ordres étaient donnés pour que le 15 il n'y eût ni une voiture de roulage sur les routes d'Allemagne, ni un bateau sur l'Elbe, afin que les Cosaques ne trouvassent rien à enlever, et ne pussent piller que le pays, ainsi que Napoléon l'écrivait au maréchal Davout. Lui-même se disposait à partir le 15 ou le 16 août pour se rendre en Silésie et sur la frontière de Bohême, où il s'attendait à voir commencer les hostilités. Ordres pour qu'on soit partout en mesure à la reprise des hostilités. Du reste il ne laissa de doute à personne sur le renouvellement de la guerre. Il écrivit à Dantzig au général Rapp pour l'encourager, le rassurer sur l'issue de cette nouvelle lutte, lui conférer des pouvoirs extraordinaires, lui recommander de ne jamais rendre la place, et lui promettre de le débloquer prochainement. Il en fit autant à l'égard des commandants de Glogau, de Custrin et de Stettin. Il écrivit au maréchal Davout à Hambourg, au général Lemarois à Magdebourg, qu'ils eussent à se tenir sur leurs gardes, que la guerre allait recommencer, qu'elle serait terrible, mais qu'il était en mesure de faire face à tous ses ennemis, l'Autriche comprise, et qu'il espérait avant trois mois les punir de leurs indignes propositions. À personne il ne dit, parce qu'il ne l'aurait pas osé, à quoi avait tenu la paix; il n'en informa pas même le chef véritable du gouvernement de la régence, l'archichancelier Cambacérès, et se contenta de lui mander que bientôt on lui ferait connaître les exigences de l'Autriche, que pour le moment on était obligé d'en garder le secret, mais qu'elles avaient été excessives jusqu'à en devenir offensantes. Respectant un peu moins le duc de Rovigo, Napoléon hasarda un véritable mensonge avec lui, et osa lui écrire qu'on avait voulu nous ôter Venise, se fondant apparemment sur son thème ordinaire, que demander Trieste c'était demander Venise, comme si on prétendait que demander Magdebourg, c'est demander Mayence, parce que l'une est sur le chemin de l'autre. Ne voulant pas qu'on inquiétât l'Impératrice, il prescrivit à l'archichancelier de la faire partir pour Cherbourg, afin qu'elle n'apprît la rupture et la reprise des hostilités qu'après quelque grande bataille gagnée, et les plus gros dangers passés.

Arrivée de Murat à Dresde. En ce moment parut à Dresde l'un des lieutenants de Napoléon les plus utiles un jour de bataille, et doublement désirable dans les circonstances présentes, sous le rapport de la guerre et de la politique; c'était le roi de Naples. Outre que la cavalerie de réserve, pouvant présenter trente mille cavaliers en ligne, avait besoin d'être commandée par un chef d'un mérite supérieur, c'était un vrai soulagement pour Napoléon, un grand motif de sécurité, que d'avoir tiré Murat d'Italie. On a vu que, fatigué du joug de Napoléon, blessé de ses traitements offensants, alarmé sur le sort de la dynastie impériale, Murat avait songé à se rattacher à l'Autriche et à la politique médiatrice de cette puissance, afin de sauver son trône d'un désastre général, et que se défiant même de sa femme, il avait fini par se cacher d'elle, et par tomber dans des agitations maladives. On a vu encore que Napoléon pour compléter l'armée d'Italie, et pour mettre la cour de Naples à l'épreuve, lui avait demandé une division de ses troupes, et que Murat, en intrigue avec l'Autriche, voulant garder d'ailleurs son armée tout entière sous sa main, s'était refusé aux désirs de son beau-frère. Mais avec ses manières accoutumées, Napoléon avait fait sommer Murat par le ministre de France M. Durand de Mareuil, d'obtempérer à ses réquisitions sous peine de la guerre. Murat alors ne sachant plus à quel parti s'arrêter, tantôt voyant Napoléon battu, détruit, tous les trônes des Bonaparte renversés, excepté peut-être les trônes de ceux qui auraient opéré leur défection à temps, tantôt le voyant vainqueur à Lutzen, à Bautzen et ailleurs, désarmant l'Europe par la victoire et par les concessions, sacrifiant à la paix l'Espagne et Naples au besoin, était tombé dans un véritable état de folie, lorsque les conseils de sa femme, et les lettres du duc d'Otrante, avec lequel il avait été plus d'une fois en intrigue secrète, l'avaient déterminé à obéir. Mais ne voulant pas que la réconciliation une fois qu'il s'y décidait eût lieu à moitié, il était venu se mettre à la tête de la cavalerie de la grande armée, et était arrivé à Dresde la veille de l'entrée en campagne. Napoléon l'accueillit avec bonne grâce, feignant de ne pas s'apercevoir de ce qui s'était passé, paraissant n'attacher aucune importance aux variations d'un beau-frère aussi brave qu'inconséquent, pardonnant en un mot, mais avec une certaine marque de dédain que Murat discernait bien, et sentait sans le dire.

Napoléon part le 15 août pour Bautzen. Il l'emmena donc avec lui, et partit dans la nuit du 15 au 16 août pour Bautzen, afin d'être aux avant-postes vingt-quatre heures avant la reprise des hostilités, et ne conservant évidemment aucune espérance de voir la paix résulter des efforts réunis de MM. de Caulaincourt et de Metternich. Vague et faible espérance de paix conservée par M. de Caulaincourt à Prague. L'espérance était bien faible en effet, tant à cause des conditions elles-mêmes que du temps si tristement perdu. M. de Caulaincourt immédiatement après avoir reçu les dernières communications de Dresde, et avoir donné quelques prétextes à M. de Narbonne afin d'expliquer la prolongation de son séjour à Prague, s'était rendu auprès de M. de Metternich pour lui montrer ses pouvoirs, pour lui fournir ainsi la preuve qu'il était autorisé à négocier sérieusement, à la condition toutefois de présenter au nom de l'Autriche et non pas au nom de la France les propositions qu'il s'agissait de faire adopter. Quant au fond des choses, il ne pouvait pas offrir grande satisfaction, puisque Napoléon avait à peu près persisté dans toutes ses prétentions. Les dernières conditions un peu modifiées auraient peut-être décidé l'Autriche à la paix, si elle n'avait pas été engagée à dater du 11 août. Néanmoins si l'Autriche eût encore été libre, elle eût peut-être admis les conditions françaises, car recouvrant l'Illyrie, recouvrant en outre la part de la Gallicie qu'on lui avait prise pour constituer le grand-duché de Varsovie, obtenant une espèce de reconstitution de la Prusse au moyen de la dissolution de ce grand-duché, étant débarrassée elle et ses alliés du fantôme de Pologne que depuis quelques années Napoléon avait toujours tenu sous les yeux des anciens copartageants, elle aurait probablement pensé que c'était assez tirer des circonstances, et elle n'eût pas bravé les chances de la guerre pour Trieste, et surtout pour Hambourg, qui intéressait la Prusse et l'Angleterre beaucoup plus qu'elle-même. Malheureusement elle n'était plus libre, et ne voulant pas manquer de parole à ses nouveaux alliés, elle ne pouvait que leur adresser des conseils, sans avoir pour les décider le moyen de leur refuser son alliance, accordée depuis le 10 août à minuit. M. de Metternich, en disant plus qu'il n'en avait jamais dit, depuis que ses confidences étaient sans inconvénients, avoua au duc de Vicence que ces conditions un peu modifiées auraient vraisemblablement amené la paix, huit jours auparavant, mais que maintenant dépendant d'autrui, ne pouvant rien sans ses alliés, il désespérait de les leur faire accepter. Il parla des passions qui les animaient, des espérances qu'ils avaient conçues, de l'effet produit sur eux par la bataille de Vittoria, et à l'émotion qu'il éprouvait, il était aisé de voir qu'il était sincère dans ses regrets. En effet, pour l'Angleterre protégée par la mer, pour la Russie protégée par la distance, la lutte après tout ne pouvait pas avoir de conséquences mortelles, mais pour la Prusse et l'Autriche que rien ne garantissait des coups de Napoléon, et qui avaient passé avec lui de l'alliance à la guerre, la lutte pouvait amener des résultats désastreux, et M. de Metternich sentait bien que, quelque raison qu'il eût d'essayer en cette occasion de refaire la situation de son pays, on l'accablerait de sanglants reproches si Napoléon était vainqueur. Il est donc très-présumable, que libre encore il eût, sauf quelques différences, accepté les conditions proposées, et il était visible qu'en perdant le temps avec une déplorable obstination, on s'était plus nui peut-être qu'en persistant dans des prétentions excessives.

M. de Caulaincourt se retire au château de Kœnigsal pour y attendre le résultat des ouvertures dont M. de Metternich est chargé. Quoi qu'il en soit, on convint que dès l'arrivée de l'empereur Alexandre et du roi de Prusse à Prague, M. de Metternich leur ferait pour le compte de son maître les ouvertures dont il vient d'être question, et qu'il donnerait la réponse avant le 17 août. Pour rendre convenable la position de M. le duc de Vicence, auquel on ne manqua jamais de témoigner les égards dont il était digne, il fut décidé qu'il irait attendre la réponse de M. de Metternich au château de Kœnigsal, situé près de Prague, et appartenant à l'empereur François. Il serait ainsi dispensé de se trouver dans le même lieu que l'empereur Alexandre, et dispensé aussi d'assister à toute la joie des coalisés, qui accueillaient avec transport la nouvelle des prochaines hostilités et de l'adhésion de l'Autriche à la coalition européenne.

Déjà depuis le 11 août une partie des états-majors prussien et russe était accourue à Prague pour concerter les opérations militaires avec l'état-major autrichien; une armée de plus de cent mille hommes, Prussiens et Russes, entrait en Bohême pour se réunir à l'armée autrichienne; les officiers des trois armées s'embrassaient, se félicitaient de combattre ensemble pour contribuer à ce qu'ils appelaient la commune délivrance, et partout éclatait une joie pour ainsi dire convulsive, car elle était un mélange d'espérance, de crainte et de résolution désespérée.

Arrivée le 15 août de l'empereur Alexandre à Prague. Le 15 l'empereur Alexandre fit son entrée dans Prague et y fut reçu avec les honneurs dus à son rang et au rôle de libérateur de l'Europe que tout le monde lui attribuait alors, excepté toutefois le gouvernement autrichien, assez offusqué de ces témoignages enthousiastes, et peu disposé à échanger la domination de la France contre celle de la Russie. Dès que ce monarque fut rendu à Prague, et avant que le roi de Prusse y fût arrivé, M. de Metternich et l'empereur François lui firent connaître le secret de la négociation clandestine, qui avait pris naissance à côté de la négociation officielle dans les derniers jours du congrès de Prague, et lui demandèrent son avis. Parler paix dans ce moment n'était guère de saison. Alexandre était enivré d'espérance depuis la bataille de Vittoria, et surtout depuis l'adhésion de l'Autriche. Peut-être même sans cette puissance il se serait flatté de pouvoir soutenir la lutte, ayant reçu dans les deux derniers mois de nombreux renforts, et la Prusse, elle aussi, ayant fort augmenté ses armements. Mais, avec l'Autriche de plus, avec les nouvelles que les Anglais mandaient de leurs progrès en Espagne, de leur prochaine entrée en France, il ne doutait pas d'être bientôt vainqueur de Napoléon, et de le remplacer en Europe! Exaltation d'esprit de ce monarque. La tête de ce jeune monarque était dans un état d'incandescence extraordinaire, et pour atteindre au terme de cette ambition, il n'était ni dangers qu'il ne fût résolu à braver, ni caresses qu'il ne fût disposé à prodiguer à ses associés anciens et nouveaux. Il était en effet plein de soins, de déférence apparente pour tous, et, loin de se grandir, il affectait au contraire de se montrer moins grand, moins puissant qu'il n'était, de peur d'offusquer et de déplaire. Il ne veut plus de la paix. Avec beaucoup de respect et de condescendance pour l'empereur François, et sans afficher l'intention de détrôner Napoléon, c'est-à-dire Marie-Louise, il manifesta l'espérance de conquérir bientôt par la guerre des conditions meilleures, et une indépendance de l'Allemagne infiniment mieux garantie. Il avait d'ailleurs une raison toute-puissante à faire valoir auprès de l'Autriche, c'est que sans l'abandon des villes anséatiques il serait impossible d'obtenir l'adhésion de l'Angleterre à laquelle on était étroitement lié, et il avait de plus un appât bien séduisant à faire briller à ses yeux, c'était la possibilité si on était victorieux, de lui restituer une partie de l'Italie. Réponse officielle qu'il fait adresser aux dernières propositions de Napoléon. En conséquence, sans attendre l'arrivée du roi de Prusse, Alexandre fit répondre par écrit, et par l'intermédiaire de M. de Metternich à M. de Caulaincourt, que Leurs Majestés les souverains alliés, après en avoir conféré entre eux, pensant que toute idée de paix véritable était inséparable de la pacification générale que Leurs Majestés s'étaient flattées de préparer par les négociations de Prague, elles n'avaient pas trouvé dans les articles que proposait maintenant Sa Majesté l'Empereur Napoléon des conditions qui pussent faire atteindre au grand but qu'elles avaient en vue, et que par conséquent Leurs Majestés jugeaient les conditions inadmissibles. C'était dire assez clairement qu'on regardait ces conditions comme tout à fait inacceptables par l'Angleterre.

M. de Caulaincourt quitte Prague définitivement pour aller rejoindre Napoléon. M. de Bender, employé de la légation autrichienne, fut chargé de porter lui-même cette réponse à M. de Caulaincourt au château de Kœnigsal, et de la lui remettre par écrit. Quoique s'y attendant, M. de Caulaincourt en fut cependant consterné, car dans son bon sens, dans son noble patriotisme, il n'augurait que de grands malheurs de la continuation de cette guerre. Il fit ses préparatifs de départ, vit une dernière fois M. de Metternich, avec lequel il échangea de nouveaux et inutiles regrets, convint avec lui qu'on pourrait ouvrir un congrès afin de négocier en se battant, faible espérance qui laissait la chance pour les uns ou pour les autres de signer après un affreux duel sa propre destruction, puis il alla rejoindre Napoléon en Lusace. Ses regrets et son chagrin. Le cœur plein d'une sorte de désespoir, il écrivit à M. de Bassano pour lui exprimer en un langage haut et amer le déplaisir d'avoir été employé à une négociation illusoire, et, arrivé auprès de Napoléon, il lui témoigna, avec un respect grave, mais avec une conviction ferme, la douleur qu'il éprouvait d'avoir vu négliger cette occasion unique de conclure la paix. Napoléon d'une façon assez légère essaya de le consoler de cette occasion manquée, promettant de lui en fournir bientôt une plus belle, et lui rendit ses fonctions qui nominalement étaient celles de grand écuyer, mais qui devenaient, depuis la mort du maréchal Duroc, tantôt celles de grand maréchal, tantôt même celles de ministre des affaires étrangères et d'ambassadeur extraordinaire. Les honneurs pouvaient toucher ce grand cœur, sensible assurément aux faveurs de cour, mais ne pouvaient à aucun degré lui faire oublier les infortunes de son pays.

Caractère général, et suite inévitable de la conduite tenue envers l'Autriche. Telle fut cette célèbre et malheureuse négociation avec l'Autriche, commencée, conduite sous l'empire des plus funestes illusions, et avec une maladresse que les passions seules peuvent expliquer chez un esprit aussi pénétrant que celui de Napoléon. Comme nous l'avons dit, comme l'avaient soutenu MM. de Caulaincourt, de Talleyrand, de Cambacérès, lors du conseil tenu aux Tuileries, il fallait ou annuler l'Autriche dans cette occasion, l'essayer au moins en la comblant d'égards, en affectant de ne pas vouloir l'engager dans une guerre qui lui était étrangère, et surtout en ne lui demandant aucune portion de ses forces, pour ne pas lui fournir soi-même un prétexte d'armer; ou bien, si on la pressait d'entrer plus avant dans les événements, si on lui fournissait par là un motif spécieux d'augmenter ses forces, si on la conduisait pour ainsi dire par la main au rôle de médiatrice, il fallait prévoir ses désirs qui naissaient de sa situation même, et se résigner à les satisfaire, ce qui après tout n'aurait pas été très-coûteux. Mais la pousser à prendre son épée, et se figurer qu'elle l'emploierait pour nous et non pour elle, à notre gré et non au sien, était le comble des illusions, de ces illusions que les grands esprits se font aussi bien que les plus petits, lorsqu'ils ont besoin de se tromper eux-mêmes. Si à cette faute on joint celle d'avoir signé l'armistice de Pleiswitz avant d'avoir rejeté les coalisés sur la Vistule et loin des Autrichiens, seconde faute qui tenait, comme on l'a vu, à ce même désir obstiné d'échapper aux conditions de la cour de Vienne, on a les vraies causes qui firent aboutir à un si fatal dénoûment les événements d'abord si heureux du printemps de 1813.

Reprise des hostilités sur toute la ligne de l'Elbe, depuis Kœnigstein jusqu'à Hambourg. Du reste le canon retentissait déjà sur une ligne de cent cinquante lieues, depuis Kœnigstein jusqu'à Hambourg, et Napoléon, excité par le bruit des armes, avait bientôt oublié les allées et venues, les dits et redits des diplomates, pour ne songer qu'aux vastes desseins militaires desquels il attendait les plus grands résultats. Le moment est venu de faire connaître son plan et ses forces pour cette seconde partie de la campagne de Saxe. Mais afin de les mieux comprendre, il faut d'abord se rendre compte du plan et des forces de nos ennemis.

Plan et forces des coalisés. On se souvient qu'à Trachenberg il avait été convenu par les coalisés, que trois armées principales marcheraient contre Napoléon, qu'elles agiraient offensivement toutes les trois, mais avec précaution, afin d'éviter les échauffourées; que dans cette vue, celle des trois sur laquelle se dirigerait Napoléon ralentirait le pas, tandis que les deux autres tâcheraient de se jeter sur ses flancs et ses derrières, et d'accabler ainsi les lieutenants qu'il aurait chargés de les garder. Les trois grandes armées actives de Bohême, de Silésie et du nord. Ces trois armées devaient être celles de Bohême, de Silésie, du nord, qu'on espérait avec les corps d'Italie et de Bavière porter à 575 mille hommes de troupes actives, traînant 1,500 bouches à feu, sans compter 250 mille hommes en réserve, répandus dans la Bohême, la Pologne, la Vieille-Prusse. On était en effet à peu près arrivé à ces chiffres énormes pendant la durée de l'armistice, qui n'avait pas moins profité à la coalition qu'à Napoléon, car les Russes avaient reçu leurs renforts et leur matériel, que dans la précipitation de leur marche d'hiver ils n'avaient pas eu le temps d'amener; les Prussiens avaient également eu le loisir d'armer et d'instruire leurs innombrables volontaires, et l'Autriche enfin avait organisé son armée qui existait à peine sur le papier au mois de janvier, de sorte qu'indépendamment de l'avantage politique de décider l'Autriche, l'armistice de Pleiswitz avait eu encore pour les coalisés celui de doubler en nombre les troupes qu'ils allaient nous opposer.

Armée de Bohême, et sa force. Les forces de la coalition avaient été ainsi réparties. Cent vingt mille Autrichiens environ, dont moitié d'anciens soldats, se trouvaient en Bohême, rangés au pied des montagnes qui séparent cette province de la Saxe, et tout prêts à en franchir les défilés. Soixante-dix mille Russes sous Barclay de Tolly, 60 mille Prussiens sous le général Kleist, avaient attendu la déclaration de l'Autriche pour passer de Silésie en Bohême, et venir former avec les Autrichiens la grande armée destinée à tourner la position de Dresde, par une marche en Saxe. (Voir la carte no 58.) Le point de mire de cette armée, dite de Bohême, était Leipzig, et les coalisés ne comprenaient pas que Napoléon, abordé de front sur l'Elbe par deux autres armées, pût tenir à une attaque aussi formidable que celle qu'on lui préparait sur ses derrières avec 250 mille hommes. Cette armée est commandée par le prince de Schwarzenberg. Par déférence pour l'Autriche, et pour la décider par tous les moyens imaginables, ceux de la flatterie compris, on avait décerné le commandement supérieur de l'armée de Bohême au prince de Schwarzenberg, qui avait négocié en qualité d'ambassadeur le mariage de Marie-Louise, qui avait commandé le corps autrichien auxiliaire en 1812, et venait tout récemment d'être envoyé à Paris. Ces rôles si contradictoires causaient quelque embarras à ce personnage, qui devait à Napoléon le bâton de maréchal sans l'avoir mérité, et était appelé à le mériter contre celui même qui le lui avait fait obtenir. Il éprouvait aussi une singulière crainte de se trouver en présence d'un adversaire tel que Napoléon, bien qu'il eût beaucoup parlé dans le conseil aulique de l'affaiblissement de l'armée française, et comme d'usage il se consolait d'une situation fausse par les vives jouissances de l'orgueil satisfait. C'était effectivement un honneur insigne pour lui que d'exercer un si vaste commandement sous les yeux des souverains coalisés, et il n'en était pas indigne à certains égards, car il était sage, avait quelque entente de la grande guerre, et possédait un savoir-vivre qui le rendait propre à manier les caractères si divers dont se composait la coalition. À cette flatterie envers l'Autriche on avait ajouté un genre de soins non moins capable de la toucher. Par un article secret du traité de subsides conclu avec le gouvernement britannique à Reichenbach, on était convenu qu'il lui serait alloué un secours pécuniaire, dans le cas où elle prendrait part à la guerre, et lord Cathcart, arrivé à Prague, avait déjà émis des lettres de change sur Londres, pour lui procurer le plus tôt possible les ressources financières dont elle avait besoin.

Armée de Silésie commandée par Blucher. Après cette armée principale venait celle de Silésie. Elle se composait des corps russes des généraux Langeron et Saint-Priest, forts ensemble de plus de 40 mille hommes, du corps prussien du général d'York qui en comptait 38 mille à peu près, enfin d'un autre corps russe, celui du général Sacken, comprenant de 17 à 18 mille hommes. Le tout présentait une masse totale de près de cent mille combattants. L'impétueux Blucher était à la tête de cette armée. Elle devait franchir la limite qui en Silésie avait séparé les troupes belligérantes pendant l'armistice, passer la Katzbach, le Bober, et nous ramener même sur Bautzen, si Napoléon n'était pas de ce côté. On avait fort recommandé à Blucher la prudence, mais entouré des officiers prussiens les plus ardents, ayant pour chef d'état-major, au lieu du général Scharnhorst mort de ses blessures, le général Gneisenau, officier spirituel, agissant toujours de premier mouvement, il n'avait à ses côtés personne qui pût lui rappeler ces sages instructions.

Armée du nord; sa composition, sa distribution sous le prince royal de Suède. L'armée du nord réunie autour de Berlin était la troisième des armées actives, et celle que devait commander le prince royal de Suède. Forte d'environ 150 mille hommes de toutes nations, elle comprenait 25 mille Suédois et Allemands, sous le général Steding, 18 mille Russes sous le prince Woronzow, 10 mille coureurs Cosaques ou autres sous Wintzingerode, 40 mille Prussiens sous le général Bulow, 30 mille autres Prussiens sous le général Tauenzien, ceux-ci particulièrement destinés au blocus des places, enfin un mélange d'Anglais, de Hanovriens, d'Allemands, d'Anséates, d'insurgés de toutes les provinces soumises à notre domination, lesquels formaient 25 mille hommes sous le général Walmoden. Une partie de cette nombreuse armée devait rester devant les places de Dantzig, de Custrin, de Stettin, une autre partie observer Hambourg, une troisième, la plus considérable, forte de 80 mille hommes, se diriger sur Magdebourg, y passer l'Elbe si elle pouvait, et menacer Napoléon par son flanc gauche, tandis que la grande armée de Bohême le menacerait par son flanc droit. On espérait qu'en marchant concentriquement sur lui, s'arrêtant quand il se jetterait sur l'une des trois armées, mais s'avançant vers le point qu'il aurait abandonné de sa personne, et chaque fois essayant de gagner un peu de terrain, on finirait par le serrer toujours de plus près, et par trouver peut-être une occasion de l'aborder tous ensemble afin de l'accabler sous une masse de forces écrasante.

Armées secondaires en Bavière et en Italie. À ces trois armées actives comprenant 500 mille hommes, et traînant 1,500 bouches à feu, on avait ajouté un rassemblement de 25 mille hommes, destiné à observer la Bavière, et un de 50 mille chargé de tenir tête au prince Eugène du côté de l'Italie. Du reste l'Autriche s'attendant à tout, mais n'attachant aucune importance à ce qui se passerait dans cette région, avait fait sortir de Vienne ce qu'il y avait de précieux en archives, armes, objets d'art. Elle croyait avec raison que le sort du monde se déciderait sur l'Elbe, entre Dresde, Bautzen, Magdebourg, Leipzig, et se résignait à voir, ce qui était peu probable, le prince Eugène à Vienne, plutôt que de détourner ses forces du véritable théâtre de la guerre.

Armées de réserve. Ces deux armées de Bavière et d'Italie portaient donc à 575 mille hommes les forces actives de la coalition. À cette masse il faut ajouter les réserves. L'Autriche avait 60 mille hommes entre Presbourg, Vienne et Lintz. La Russie avait en Pologne 50 mille hommes sous le général Benningsen, 50 mille sous le prince de Labanoff, prêts les uns et les autres à entrer en ligne lorsque leur intervention serait nécessaire. La Prusse comptait encore sur environ 90 mille recrues qui achevaient de s'instruire, ce qui présentait un dernier fonds de 250 mille hommes, destiné à réparer les pertes que la guerre ferait éprouver aux troupes engagées les premières. La coalition n'a pas moins de 800 mille hommes sous les armes. Bien que les marches dussent bientôt éclaircir les rangs de ces nombreuses armées, il faut dire cependant que ces 800 et quelques mille hommes étaient tous présents au drapeau, et que c'était à cette force immense, non pas nominale mais réelle, que Napoléon aurait bientôt affaire. Jamais encore dans l'histoire on n'avait vu de pareilles quantités de soldats mises en mouvement, et jamais du reste le motif, pour la coalition du moins, ne l'avait autant mérité.

C'est l'armistice de Pleiswitz qui lui avait procuré ces forces immenses. C'est maintenant qu'on peut juger à quel point Napoléon s'était trompé en acceptant l'armistice de Pleiswitz. Illusions de Napoléon qui avait cru que l'armistice de Pleiswitz ne profiterait qu'à lui. Il l'avait signé pour deux raisons, avons-nous dit, pour se soustraire aux pressantes instances de l'Autriche, relativement à la paix, et parce qu'habitué à ne trouver d'actif que lui-même, ne comprenant pas les miracles que la passion pouvait produire chez ses adversaires, il croyait que pendant ces deux mois il arriverait deux cent mille hommes peut-être dans ses rangs, et pas la moitié dans les rangs de ses adversaires. Le contraire avait eu lieu, car, ainsi qu'on va le voir, il n'avait guère ajouté plus de 150 mille hommes à ses troupes (sans compter il est vrai le surcroît de valeur morale qu'elles devaient à deux mois d'instruction et de repos), et la coalition en avait ajouté bien près de quatre cent mille, en y comprenant les forces de l'Autriche. Le calcul n'avait donc pas été juste. Vaste et beau plan de campagne de Napoléon. Toutefois Napoléon n'en avait pas moins employé ces deux mois avec une admirable activité, et ses plans étaient d'une habileté à déjouer tous ceux de ses adversaires.

Précautions prises sur tout le cours de l'Elbe, de Kœnigstein à Hambourg. La position de l'Elbe, comme nous l'avons dit, quoique facile à tourner en débouchant de la Bohême sur Leipzig, avait néanmoins été adoptée par Napoléon comme la meilleure, et même comme la seule admissible. (Voir les cartes nos 28 et 58.) Dresde, aussi bien fortifié qu'il pouvait l'être depuis qu'on en avait fait sauter les murailles, devait être son centre d'opération et son principal établissement. Il y avait ses arsenaux, ses magasins, ses dépôts et trois ponts. Kœnigstein, Dresde, Torgau, Wittenberg, Magdebourg, Werben et Hambourg. À sept ou huit lieues sur sa droite, au point où l'Elbe perce les montagnes de la Bohême pour pénétrer en Saxe, il possédait les postes fortifiés de Kœnigstein et de Lilienstein, avec un pont solide et des magasins, afin de pouvoir manœuvrer à volonté sur les deux rives du fleuve. Sur sa gauche, à Torgau, quinze lieues au-dessous de Dresde, il avait des ouvrages, des vivres et des ponts, de même à Wittenberg et à Magdebourg. Ce dernier point était de plus une vaste place, régulièrement fortifiée, dans laquelle il avait déposé, outre de grands amas de munitions et de vivres, tous les malades et blessés de la campagne du printemps. Le poste improvisé de Werben comblait la lacune comprise entre Magdebourg et Hambourg, et Hambourg enfin couvrait le bas Elbe. Il était possible sans doute de passer l'Elbe entre Magdebourg et Hambourg, à cause de la distance qui sépare ces deux villes, distance que le poste de Werben remplissait imparfaitement, mais l'ennemi qui voudrait tenter cette entreprise, laissant sur ses flancs les deux importantes places de Hambourg et de Magdebourg, et ayant en tête d'ailleurs un corps considérable dont on va voir tout à l'heure la position et le rôle, ne pouvait pas l'essayer, tant que la grande armée placée sous la main de Napoléon n'aurait pas perdu son point d'appui de Dresde, ce qui ramenait à Dresde même, où Napoléon commandait en personne, tout le nœud de l'immense action militaire qui allait s'engager.

Distribution des forces de Napoléon sur cette ligne défensive. La ligne de défense étant ainsi établie sur l'Elbe, reste à savoir comment Napoléon y avait distribué ses forces. Devinant les projets de l'ennemi comme s'il avait été présent aux conférences de Trachenberg, il avait parfaitement discerné qu'il aurait trois puissantes armées sur les bras, une à droite en Bohême, une de front en Silésie, une à gauche du côté de Berlin, menaçant l'Elbe entre Magdebourg et Hambourg. Il avait pourvu à ces diverses attaques avec une prévoyance qui ne laissait rien à désirer. Position de Saint-Cyr. Le nouveau corps du maréchal Saint-Cyr, fort de 30 mille hommes partagés en quatre divisions, et récemment amené de Mayence à Dresde, avait été placé à Kœnigstein, en deçà de l'Elbe, c'est-à-dire sur la rive gauche, de manière à fermer les débouchés par lesquels la grande armée ennemie pouvait descendre de Bohême en Saxe sur nos derrières. Position de Vandamme. Le corps du général Vandamme fort aussi de 30 mille hommes, détaché de l'armée du maréchal Davout, et amené de Hambourg à Dresde, avait été placé à la hauteur du corps de Saint-Cyr, mais au delà de l'Elbe, pour garder sur la droite du fleuve les défilés des montagnes de Bohême aboutissant en Lusace. Position de Poniatowski et de Victor. Un peu plus loin en Lusace, toujours au pied des montagnes de Bohême, au défilé de Zittau, avaient été postés le corps de Poniatowski, et celui du maréchal Victor, dont la formation s'était achevée pendant la suspension d'armes. Position de Macdonald, Lauriston, Ney et Marmont. Enfin plus loin encore, c'est-à-dire en Silésie, sur la ligne frontière de l'armistice, sur la Katzbach et le Bober, se trouvaient les quatre corps, de Macdonald (le 11e), de Lauriston (le 5e), de Ney (le 3e), de Marmont (le 6e), présentant cent mille hommes à eux quatre. En arrière, près de Bautzen, se trouvaient la garde impériale, portée pendant l'armistice de 12 mille hommes à 48 mille, et les trois corps de cavalerie de réserve des généraux Latour-Maubourg, Sébastiani, Kellermann, comprenant 24 mille cavaliers parfaitement montés. Direction sur Berlin assignée à Oudinot, Bertrand et Reynier. À gauche trois corps, ceux d'Oudinot (le 12e), de Bertrand (le 4e), de Reynier (le 7e), avaient reçu la mission de s'opposer à l'armée du Nord, commandée par Bernadotte.

Usage que Napoléon se proposait de faire de ces divers corps, dans toutes les suppositions imaginables. Ses troupes étant ainsi distribuées, Napoléon avait résolu de parer de la manière suivante à toutes les éventualités de cette campagne formidable. L'armée du prince de Schwarzenberg, de beaucoup la plus nombreuse, celle qui menaçait notre flanc droit par les débouchés de la Bohême, pouvait descendre par deux issues, une en deçà de l'Elbe, c'est-à-dire derrière nous par la grande route de Péterswalde, l'autre au delà, c'est-à-dire devant nous, par la grande route de Bohême en Lusace passant à Zittau. C'était certainement par l'une de ces deux issues qu'elle devait faire son apparition. Napoléon était également prêt dans chacune de ces hypothèses. Le maréchal Saint-Cyr avec ses quatre divisions occupait en deçà de l'Elbe la chaussée de Péterswalde. (Voir la carte no 58.) Concentration en arrière de Dresde, si l'ennemi débouchait de la Bohême par la route de Péterswalde. L'une de ces divisions était de garde au pont jeté entre les rochers de Kœnigstein et de Lilienstein, deux autres occupaient le camp de Pirna, sous le feu duquel passe la grande route de Péterswalde. La quatrième avec la cavalerie légère du général Pajol, veillait à tous les chemins secondaires, qui plus en arrière encore, pouvaient prendre Dresde à revers. Si donc l'ennemi voulait descendre sur les derrières de Dresde, soit pour attaquer cette ville, soit pour se diriger sur Leipzig, le maréchal Saint-Cyr après avoir profité de l'avantage des lieux afin de ralentir la marche des coalisés, devait jeter une garnison dans les forts de Kœnigstein et de Lilienstein, puis se replier sur Dresde avec ses quatre divisions. Adossé à cette ville avec environ 30 mille hommes, y trouvant une garnison de 8 à 10 mille, que Napoléon avait composée avec des convalescents, des bataillons de marche, et les gardes d'honneur, il devait s'y défendre dans un camp retranché laborieusement préparé à l'avance, et y tenir plusieurs jours sans avoir des prodiges à faire. En tout cas les choses étaient disposées de manière à lui procurer des secours prompts et décisifs. Le général Vandamme ayant ses trois divisions au delà de l'Elbe, une à Stolpen sur le chemin de Zittau, l'autre à Rumbourg près de Zittau même, la troisième à Bautzen, pouvait en vingt-quatre heures renvoyer à Dresde celle de ses divisions qui serait à Stolpen, et en quarante-huit heures amener les deux autres. Ainsi le second jour le maréchal Saint-Cyr devait être renforcé de 10 mille hommes, et le troisième de 20 mille, ce qui porterait sa force totale à près de 70 mille combattants, et à 60 mille au moins établis dans un bon camp retranché. C'était de quoi le mettre à l'abri de toutes les attaques. Après deux autres jours, c'est-à-dire après quatre depuis l'apparition de l'ennemi, Napoléon devait accourir de Gorlitz avec 48 mille hommes de la garde, 24 mille de la réserve de cavalerie, 24 mille du corps du maréchal Victor, en ayant laissé à Zittau le corps de Poniatowski. Ainsi le quatrième jour 170 mille hommes devaient être sous Dresde, ce qui était bien suffisant, les lieux donnés, pour faire repentir de leur audace les coalisés qui auraient voulu tourner notre position, et pour les exposer à ne pas revoir la Bohême.

Concentration en avant de Dresde, à Gorlitz et à Lowenberg, si l'ennemi voulait déboucher de la Bohême en Lusace. Dans le cas contraire, celui où l'ennemi songerait à descendre de Bohême en Lusace, non pas en deçà de l'Elbe, mais au delà, non pas derrière Napoléon mais devant lui, et à déboucher par Zittau sur Gorlitz ou Bautzen, la même distribution devait amener une aussi prompte concentration de forces. Napoléon avait résolu de placer au défilé de Zittau le corps de Poniatowski fort d'une douzaine de mille hommes, et tout près pour le soutenir le corps du maréchal Victor, ce qui faisait au moins 36 mille hommes, appuyés sur une forte position, située au sortir même des montagnes et soigneusement étudiée à l'avance. En une journée la garde et la cavalerie qui étaient à Gorlitz, la division de Vandamme qui était à Rumbourg, étaient prêtes à apporter un secours de 80 mille hommes aux 36 mille postés à Zittau. Un jour de plus devait par l'arrivée de Vandamme avec ses deux autres divisions, par le reploiement de l'un des quatre corps établis sur le Bober, amener un nouveau secours de 50 mille hommes. C'étaient encore 170 mille combattants opposés en deux jours à ce second débouché, et disposés de manière qu'ils pussent se défendre en attendant leur concentration.

Telles étaient les précautions prises dans les deux hypothèses les plus vraisemblables. Si toutefois aucune d'elles ne se réalisait, si l'armée de Bohême, au lieu de vouloir déboucher si près de Napoléon, soit en avant de lui, soit en arrière, allait, en laissant un corps en Bohême, réunir sa masse principale à celle de Silésie, et nous aborder de front avec 250 mille hommes sur le Bober, pour nous livrer une immense bataille, les quatre corps de Ney, de Lauriston, de Marmont, de Macdonald, formant un total de cent mille hommes, pouvaient ou se défendre sur le Bober, ou se replier sur la Neisse et la Sprée, et s'y renforcer de 150 mille hommes par leur réunion avec la garde, avec la réserve de cavalerie, avec Victor, avec Poniatowski, avec Vandamme. On devait ainsi, sans même toucher à Saint-Cyr, se retrouver en force égale à celle de l'ennemi dans la troisième supposition, la seule imaginable après les deux autres. Ajoutez l'avantage dans tous les cas de la présence de Napoléon, son art de profiter des occurrences, la presque certitude sous sa direction de gagner une grande bataille à la première rencontre, et on conçoit qu'il se flattât d'avoir toutes les chances en sa faveur. Quel capitaine, dans aucun temps, avait calculé avec cette précision, avec cette universalité de prévoyance, les mouvements de si vastes masses, opposées à d'autres masses plus vastes encore!

Hypothèse d'une marche de l'ennemi sur Leipzig. Restait une seule hypothèse pour laquelle, très-volontairement, nulle précaution n'avait été prise, c'était celle où les coalisés voulant tourner Napoléon d'une manière encore plus audacieuse, et au lieu de descendre immédiatement sur ses derrières par Péterswalde, y descendant plus loin, c'est-à-dire par la route de Leipzig, essayeraient hardiment de se placer entre la grande armée et le Rhin. Invraisemblance de cette hypothèse tant que Napoléon n'était pas affaibli par plusieurs défaites. Ceci inquiétait peu Napoléon, et il souriait à cette supposition.--Ce n'est pas du Rhin, c'est de l'Elbe, avait-il dit avec une rare profondeur, qu'il m'importe de n'être pas coupé. L'ennemi qui oserait s'avancer entre moi et le Rhin n'en reviendrait plus, tandis que celui qui réussirait à s'établir entre moi et l'Elbe, me couperait de ma vraie base d'opération!--Qui aurait eu l'audace en effet de marcher sur le Rhin, laissant derrière lui Napoléon avec 400 mille hommes, Napoléon non vaincu! On pouvait loin du champ de bataille former de pareils rêves, et on les forma effectivement, mais à la première marche on devait reculer d'épouvante, comme les faits le prouvèrent bientôt.

Envoi projeté d'un corps français sur Berlin. Tous les coups étant prévus et parés sur ses derrières, sur sa droite, sur son front, contre les deux armées de Bohême et de Silésie, Napoléon avait préparé sur sa gauche une opération importante, en vue de tenir tête à l'armée du nord, et d'amener un résultat éclatant auquel il attachait un grand prix, celui d'occuper la capitale de la Prusse, d'y entrer triomphalement par l'un de ses lieutenants, de tirer ainsi une vengeance non pas cruelle, mais humiliante des passions germaniques. Il avait chargé le maréchal Oudinot avec son corps, avec ceux des généraux Bertrand et Reynier, avec la cavalerie de réserve du duc de Padoue, de marcher de Luckau sur Berlin. (Voir les cartes nos 28 et 58.) Ces trois corps d'infanterie, en y joignant une portion de la cavalerie de réserve, auraient dû s'élever à 70 mille hommes, mais n'en comprenaient en réalité que de 65 à 66 mille. Ils comptaient à la vérité sur des renforts considérables. Ils étaient liés à notre principale armée agissant en avant de Dresde, par le général Corbineau à la tête de 3 mille chevaux et de 2 mille hommes d'infanterie légère. C'était là un lien et non un appui; mais plus loin, sur la gauche, c'est-à-dire à la hauteur de Magdebourg, devait se trouver le général Girard (le même qui à Lutzen avait si noblement réparé une faute commise en Espagne) avec un corps de 12 à 15 mille hommes, formé de la division Dombrowski, et de la partie disponible de la garnison de Magdebourg, dont nous avons déjà fait connaître l'ingénieuse composition. Concours du corps mobile de Magdebourg, et du corps du maréchal Davout au mouvement sur Berlin. Ce général posté en avant de Magdebourg avec 5 mille hommes de la division Dombrowski, recrutée et reposée en Hesse, avec 8 ou 10 mille de la garnison de Magdebourg, devait établir la communication entre le maréchal Oudinot et le maréchal Davout, et suivre le maréchal Oudinot dans son mouvement offensif, de manière à porter l'armée de celui-ci à près de 80 mille hommes. Une masse pareille semblait n'avoir rien à craindre, ni des talents, ni des forces du prince royal de Suède, qui avait dans ses troupes beaucoup de ramassis, qui ne pouvait pas réunir actuellement plus de 70 mille hommes sur un même champ de bataille, qui d'ailleurs aurait bientôt à faire face à un redoutable ennemi de plus, et cet ennemi c'était le maréchal Davout prêt à sortir de Hambourg avec 25 mille Français, avec 10 mille Danois, et à menacer Berlin par le Mecklembourg, tandis que le maréchal Oudinot le menacerait par la Lusace. Il y avait donc les plus grandes chances pour que le maréchal Oudinot entrât sous peu de jours dans Berlin, y fût rejoint par le maréchal Davout avec 35 mille hommes, ce qui placerait sous ce dernier, destiné à commander le tout, une masse de 110 à 115 mille hommes, et suffirait pour déjouer les projets du prince royal de Suède. Ainsi Napoléon, tandis qu'il tenait tête à droite et de front aux forces gigantesques de la coalition, devait par sa gauche pénétrer dans Berlin, y frapper le foyer des passions germaniques, y punir la Prusse de son abandon, le prince de Suède de sa trahison, et tendre la main à ses garnisons de l'Oder et de la Vistule! Seule défectuosité du plan de Napoléon. C'était là sans doute un début éclatant, et qui avait dû séduire Napoléon: toutefois le mouvement qu'il ordonnait à sa gauche était bien allongé, les corps qui devaient y concourir étaient bien distants les uns des autres, et leur coopération dépendait de beaucoup de circonstances qui pouvaient n'être pas toutes heureuses. Ses généraux, sans être moins braves, n'avaient plus cette confiance qui soutient dans les situations hasardeuses; ses troupes étaient jeunes et mélangées, et le rassemblement de Bernadotte auquel elles avaient affaire, quoique un ramassis lui-même composé de gens de toute origine, était réuni par le plus puissant des liens, la passion. Enfin si l'un de ses lieutenants venait à se faire battre, il faudrait aller très-loin pour lui porter secours. Il est donc vrai qu'en cette partie seulement l'habile réseau tendu par Napoléon était un peu relâché. Mais le désir ardent de rentrer dans Berlin, d'avoir sa main toujours dirigée vers Dantzig, de pouvoir en une bataille gagnée se retrouver sur la Vistule, avait ici altéré quelque peu la parfaite rectitude de son jugement militaire, comme la préoccupation de refaire toute sa grandeur d'un seul coup avait complétement égaré son jugement politique.

Le désir de frapper Berlin et d'empêcher les coalisés de secourir cette capitale avait porté Napoléon à trop étendre le rayon de ses manœuvres concentriques. Cette défectuosité en avait entraîné une autre dans la partie de son plan que nous avons déjà retracée, et qui était la plus fortement conçue. Il avait en effet trop éloigné de Dresde les quatre corps qui gardaient son front en avant de l'Elbe. Des bords du Bober, où étaient postés les corps de Ney, de Marmont, de Macdonald, de Lauriston, aux bords de l'Elbe, c'est-à-dire de Lowenberg à Dresde, il y avait six jours de marche. (Voir la carte no 36.) C'était beaucoup trop pour que Napoléon, avec sa réserve, eût le temps de secourir les corps qui étaient à Lowenberg, ou ceux qui étaient à Dresde. Tant qu'il pouvait se tenir entre deux, soit à Gorlitz, soit à Bautzen, il n'y avait pas de danger, car en moins de trois jours il lui était facile de se porter à Lowenberg, ou de rétrograder sur Dresde, et d'être présent ainsi partout où il serait nécessaire qu'il fût pour prévenir, ou pour réparer un échec. Mais s'il était attiré à l'une des extrémités, s'il était appelé à Dresde, par exemple, il se pouvait que sur le Bober il arrivât un grand malheur à l'un de ses lieutenants, et qu'il vînt trop tard pour y remédier, puisqu'il faudrait six jours au moins pour y amener du renfort, ou bien que s'il était à l'extrémité opposée, c'est-à-dire à Lowenberg, Dresde à son tour se trouvât en péril d'être secouru trop tard. En un mot, pour manœuvrer concentriquement autour de Dresde, comme il l'avait fait jadis autour de Vérone, avec une réserve placée au centre et portée alternativement sur tous les points de la circonférence, le cercle était trop grand, le rayon trop allongé.

Causes morales de cette faute, la seule à reprocher à Napoléon dans la conception de son plan. Était-ce inadvertance chez un esprit parvenu à une si prodigieuse expérience, à une si rigoureuse précision dans ses calculs? Assurément non; mais c'était le dangereux désir de faciliter le mouvement sur Berlin et la Vistule. Il avait en effet discuté longuement avec lui-même s'il devait établir sur le Bober ou sur la Neisse, c'est-à-dire à Lowenberg ou à Gorlitz, son corps le plus avancé, et, bien qu'il eût préféré le mettre à Gorlitz, ce qui lui eût permis de placer sa réserve à Bautzen, et eût réduit de moitié le chemin qu'il avait à faire pour aider les uns ou les autres, il y avait renoncé par ce motif, qui révèle tout le secret de ses résolutions[7], c'est qu'en portant à Gorlitz son corps le plus avancé, il n'opposait pas assez d'obstacles à un mouvement que les armées coalisées pouvaient être tentées d'exécuter par leur droite, pour arrêter le maréchal Oudinot dans sa marche. À Lowenberg, au contraire, les cent mille hommes de Ney, de Marmont, de Macdonald, de Lauriston, empêchaient absolument les armées ennemies de Bohême et de Silésie de se transporter par la Lusace dans le Brandebourg, et de secourir Berlin. Ainsi, toujours ce désir d'un résultat merveilleux, ce désir de tendre un bras vers Berlin et sur la Vistule, gâtait ses combinaisons militaires, comme déjà il avait perverti ses résolutions politiques, et le poussait à affaiblir en l'étendant trop un cercle de défense qui, plus resserré, aurait été invincible! Bientôt la guerre, qui amène une rémunération immédiate des bons et des mauvais calculs, devait récompenser les uns par d'éclatants succès, punir les autres par d'éclatants revers! Mais n'anticipons pas sur des événements dont le triste récit n'arrivera que trop tôt!

Comparaison entre les forces de Napoléon et celles des coalisés. Les forces de Napoléon étaient loin d'égaler celles de la coalition. Les corps de Saint-Cyr, Vandamme, Victor, Poniatowski, groupés sur sa droite, ceux de Ney, Marmont, Macdonald, Lauriston, rangés sur son front, la garde, la réserve de cavalerie placées au centre, pouvaient former sous sa main une masse mobile de 272 mille hommes présents sous les armes. Les troupes d'Oudinot, de Girard et de Davout, dirigées sur Berlin, en formaient une autre de 110 à 115 mille, ce qui portait à 387 mille hommes, ou 380 mille au moins, le total des forces actives qu'il avait à opposer à la coalition. Si on y ajoute 20 mille hommes en Bavière, 60 mille en Italie, si on y ajoute encore les garnisons des places de l'Elbe, de l'Oder, de la Vistule, telles que Kœnigstein, Dresde, Torgau, Wittenberg, Magdebourg, Werben, Hambourg, Glogau, Custrin, Stettin, Dantzig, comprenant 90 mille hommes environ, on atteint le chiffre de 550 mille combattants, fort inférieur à celui de 800 mille que la coalition était parvenue à réunir. Il est vrai que les réserves des coalisés étaient comprises dans ce chiffre de 800 mille hommes; mais Napoléon ne pouvait pas, en pressant bien ses cadres du Rhin, en tirer plus de 50 mille soldats de réserve, et dès lors ses ressources, plutôt exagérées que réduites, ne présentaient pas un total de six cent mille hommes, contre huit cent mille. Ces forces toutefois auraient suffi dans ses mains, et au delà, si les causes morales avaient été pour lui au lieu d'être contre lui; mais ses adversaires exaspérés étaient résolus à vaincre ou à mourir, et ses soldats, héroïques sans doute, mais se battant par honneur, étaient conduits par des généraux dont la confiance était ébranlée, et qui commençaient à sentir qu'on avait tort contre l'Europe, contre la France, contre le bon sens! Infériorité morale funeste, et bien plus redoutable que l'infériorité matérielle du nombre!

Napoléon se porte le 15 à Gorlitz. Napoléon après avoir lui-même inspecté ses postes de Kœnigstein et de Lilienstein, et s'être assuré par ses propres yeux si la position prise par Saint-Cyr et Vandamme, sur ses derrières et sa droite, était conforme à ses vues, s'était porté le 15 à Gorlitz, où il avait trouvé la garde et la réserve de cavalerie. De là il avait tenu à voir la gorge de Zittau, que Poniatowski et Victor étaient chargés de défendre. Il pénètre de sa personne en Bohême, par le défilé de Zittau, afin de se procurer des renseignements sur la marche des coalisés. Après avoir établi Poniatowski sur une montagne dite d'Eckartsberg, qui fait face à la sortie du défilé, et permet de barrer le passage, Napoléon s'était avancé de sa personne à quelques lieues plus loin, escorté par la cavalerie légère de sa garde, afin de reconnaître un pays où il était possible qu'il pénétrât plus tard. Il voulait recueillir sur la direction suivie par l'ennemi des renseignements qui lui manquaient. Aucun symptôme en effet ne révélait si les coalisés déboucheraient ou en arrière par Péterswalde sur Dresde, ou sur notre droite par Zittau, ou sur notre front par Liegnitz et Lowenberg. Bien que Napoléon fût entouré d'une nuée d'ennemis en mouvement, il ne savait rien de leur marche, parce que l'épaisse muraille des montagnes de Bohême, qui sur sa droite le séparait d'eux, était un rideau difficile à percer. Il écoutait donc avec une singulière attention, cherchant à saisir les moindres bruits, et suivant l'usage ne recueillant que des versions contradictoires. Pourtant on était d'accord sur ce point, qu'un corps d'armée prussien et russe avait passé de Silésie en Bohême pour venir coopérer avec l'armée autrichienne. C'était le corps qui devait, ainsi qu'on l'a vu plus haut, composer en se joignant aux troupes autrichiennes la grande armée du prince de Schwarzenberg. Cette nouvelle très-répandue inspira un moment à Napoléon la pensée d'entrer précipitamment en Bohême à la tête de cent mille hommes par la route de Zittau, et de se jeter sur les Russes et les Prussiens avant leur réunion aux Autrichiens. Il est bien certain qu'il avait cent mille hommes sous la main avec Poniatowski, Victor, la garde et la réserve de cavalerie, et que se portant rapidement à droite vers Leitmeritz, il aurait pu couper en deux la longue ligne que les coalisés devaient former avant de s'être réunis autour de Commotau. (Voir la carte no 58.) Possibilité d'une invasion subite en Bohême. Il lui eût donc été possible de frapper dès le début de la campagne quelque coup terrible, et le maréchal Saint-Cyr, qui s'était épris de cette idée plus brillante que juste, l'y poussait vivement par sa correspondance. Danger de cette opération, fort conseillée par le maréchal Saint-Cyr. Mais il se pouvait qu'entré en Bohême Napoléon trouvât les coalisés déjà concentrés sur sa droite entre Tœplitz et Commotau, dès lors à l'abri de ses coups, et en mesure de le prévenir à Dresde en y descendant par Péterswalde, de sorte que tandis qu'il aurait pénétré en Bohême pour les surprendre, ils en seraient sortis pour le tourner; ou bien il se pouvait encore qu'il les trouvât en masse sur son chemin, qu'il eût à les combattre en force considérable, dans une position désavantageuse pour lui, car vainqueur il lui était impossible de les poursuivre dans l'intérieur de la Bohême, et vaincu il lui fallait repasser devant eux le défilé de Zittau. À leur livrer bataille, il valait bien mieux les attendre à leur sortie des montagnes de la Bohême, et les rencontrer sur la rive droite ou sur la rive gauche de l'Elbe, au moment même où ils déboucheraient, car en les battant on les acculait aux montagnes, et on pouvait profiter de leur engorgement dans les défilés pour les enlever par milliers, hommes et canons. Franchir soi-même les montagnes pour aller guerroyer en Bohême, c'était se donner volontairement la fausse position qu'il fallait leur laisser prendre en les attendant à la sortie de ces montagnes sur l'une ou l'autre rive de l'Elbe. Aussi Napoléon n'avait-il que peu de penchant pour cette singulière idée que le maréchal Saint-Cyr soutenait avec chaleur. Il n'y eût cédé que si des renseignements certains lui avaient montré tout à fait à sa portée soixante ou quatre-vingt mille Prussiens et Russes encore séparés des cent vingt mille Autrichiens qu'ils allaient rejoindre.

Livré à une véritable effervescence d'esprit en présence de tant de chances diverses, Napoléon monta à cheval le 19 août au matin, et suivi de la cavalerie légère de la garde, il pénétra en Bohême, à la tête de quelques mille cavaliers, faisant la guerre comme un jeune homme, comme il la faisait jadis en Italie ou en Égypte. Il s'enfonça dans les gorges jusqu'au delà de Gabel (voir la carte no 58), se montra même à l'entrée du beau bassin de la Bohême aux Bohémiens surpris de le voir. Il fit arrêter des curés, des baillis pour les questionner, et apprit de la bouche de tous que les troupes russes et prussiennes venant de Silésie longeaient le pied des montagnes en dedans de la Bohême, pour aller rejoindre les Autrichiens, et probablement descendre en Saxe sur les derrières de Dresde. Les coalisés devaient dans ce mouvement traverser l'Elbe entre Leitmeritz et Aussig, et tout annonçait qu'ils étaient déjà ou sur le bord du fleuve, ou au delà, aux environs de Tœplitz. Napoléon y renonce. Se jeter sur eux était une opération dont le temps, fût-elle bonne, était passé, et il fallait se hâter de revenir en Saxe, pour combattre autour de Dresde, sur le champ de bataille préparé avec une si haute prévoyance. Toutefois Napoléon affecta de se montrer, de se nommer aux habitants, afin que le bruit de sa présence en Bohême retentît jusqu'au quartier général des coalisés. Voici l'intention qu'il avait en agissant de la sorte.

Napoléon s'étant fait une idée exacte des plans des coalisés, forme le projet de mettre hors de jeu l'armée de Silésie, pour revenir ensuite sur la grande armée de Bohême. Il devenait évident que le plan des coalisés, après avoir traversé l'Elbe en Bohême, était d'entrer en Saxe, et de descendre sur Dresde afin d'enlever cette ville, ou de se porter sur Leipzig afin de se placer entre le Rhin et l'armée française. Nous ne pouvions rien désirer de mieux, car pour s'engager ainsi sur les derrières de Napoléon, les coalisés s'exposaient à l'avoir eux-mêmes sur leurs communications, et à se trouver dans un gouffre s'ils perdaient une bataille dans cette position. Cela étant, il importait à Napoléon de se jeter brusquement sur l'armée de Silésie, qu'il avait devant lui, afin de la mettre hors de jeu pour quelque temps, et de revenir ensuite se donner tout entier aux affaires qui se préparaient en arrière de Dresde. Motifs du soin qu'il met à se faire voir en Bohême. Pour le succès d'un tel projet il lui était utile de ralentir un moment la marche des alliés, de les faire hésiter, de leur causer ainsi une perte d'un ou deux jours, ce qui était tout gain pour lui, qui avait à courir sur le Bober avant de revenir sur l'Elbe. Il n'avait pas un meilleur moyen d'y réussir que de se montrer en Bohême, car sa présence en ces lieux devait provoquer mille conjectures, ou inquiétantes ou pour le moins embarrassantes.

Napoléon après être rentré en Lusace, dispose les corps de Poniatowski, de Victor et de Vandamme, de manière à fermer les débouchés de la Bohême, et attend tout un jour pour voir se développer les desseins de l'ennemi. Après avoir employé la journée du 19 à courir à cheval, tantôt en plaine, tantôt dans les gorges, se présentant partout sous son nom, il repassa les défilés du Riesen-Gebirge, et revint à Zittau. Il consacra la journée du lendemain 20 à disposer lui-même le corps de Poniatowski et celui de Victor à l'entrée du défilé de Zittau, de façon que ces deux corps pussent résister trois jours au moins aux plus fortes attaques. Napoléon assura en outre leurs communications avec le général Vandamme, qui avait été placé entre Zittau et Dresde vers Stolpen, afin qu'il pût courir en une journée ou à Zittau ou à Dresde. Toutes ces mesures arrêtées, il avait l'intention d'attendre encore tout un jour la complète manifestation des desseins de l'ennemi, sans éprouver du reste la moindre crainte, car partout les précautions étaient prises de manière à ne laisser aucune inquiétude. En effet, du côté de Berlin 80 mille hommes en marche sous le maréchal Oudinot, et appuyés par les 35 mille du maréchal Davout, à Dresde Saint-Cyr et Vandamme aux aguets sur les deux rives de l'Elbe, à Zittau deux corps gardant les gorges de Bohême, sur le Bober 100 mille hommes sous le maréchal Ney attendant l'ennemi qui voudrait franchir ce fleuve, enfin à Gorlitz, centre de toutes ces positions, Napoléon avec la garde et la réserve de cavalerie, placé à mi-chemin des divers points menacés, présentaient une toile admirablement tissue, du milieu de laquelle celui qui l'avait si habilement disposée était prêt à s'élancer sur l'imprudent qui en agiterait les extrémités.

Napoléon revenu à Gorlitz apprend que l'armée de Silésie, violant le droit des gens, a rompu l'armistice deux jours avant le 17 août, et il court à elle avec un renfort de 30 mille hommes. Napoléon, revenu le 20 à Gorlitz, y apprit tout à coup que l'armée de Silésie avait envahi dès le 15 le pays neutre qu'elle aurait dû respecter jusqu'au 17, ce qui constituait une violation du droit des gens, que l'ardent patriotisme du général Blucher n'excusait nullement. Cette armée se dirigeait vers le Bober. Sur-le-champ Napoléon mit en mouvement la cavalerie et trois divisions de sa garde, laissant les autres à Gorlitz, et fit ses dispositions pour être sur le Bober le lendemain 21. Avec le secours qu'il apportait au maréchal Ney, il allait avoir 130 mille hommes, et c'était plus qu'il ne fallait pour faire repentir Blucher de sa témérité et de l'infraction qu'il s'était permise contre le droit des gens. Après avoir une dernière fois renouvelé ses instructions à Poniatowski, à Victor, à Vandamme, à Saint-Cyr, il partit plein de confiance et d'espoir.

Les quatre corps de Ney sortaient à peine de leurs cantonnements lorsqu'ils avaient été surpris par l'ennemi. Les hostilités ayant commencé en Silésie avant l'époque assignée par l'armistice, les quatre corps confiés à Ney sortaient à peine de leurs cantonnements lorsque l'ennemi s'était présenté. Deux de ces corps étaient sur le Bober, ceux de Macdonald et de Marmont, le premier à droite vers Lowenberg, le second à gauche vers Buntzlau. Deux étaient plus compromis encore, car ils se trouvaient au delà sur la Katzbach, celui de Lauriston aux environs de Goldberg, celui de Ney entre Liegnitz et Haynau. Ces deux derniers presque tournés par la subite apparition du corps de Langeron sur leur flanc droit, étaient dans un fort grand péril. Le corps de Lauriston eut de la peine à se replier de la Katzbach sur le Bober, mais il le fit avec sang-froid et vigueur, et rejoignit Macdonald à Lowenberg sans accident. Leur retraite en bon ordre sur le Bober. Ney, qui était le plus avancé vers notre gauche, au lieu de se replier simplement sur Buntzlau pour y repasser le Bober, vint se déployer hardiment entre la Katzbach et le Bober, et braver Blucher qui s'acharnait contre Lowenberg. À sa vue Blucher s'étant porté sur lui, et Lowenberg se trouvant ainsi dégagé, Ney descendit sur Buntzlau, y passa le Bober, et se réunit à Marmont.

Napoléon, arrivé à Lowenberg le 21, reporte les quatre corps de Ney en avant. Le 20 nos quatre corps étaient derrière le Bober, ceux de Lauriston et de Macdonald à Lowenberg, ceux de Marmont et de Ney à Buntzlau, ayant beaucoup plus causé de mal à l'ennemi qu'ils n'en avaient essuyé. Napoléon arrivé le 21 au matin sur les lieux voulut prendre l'offensive immédiatement. Blucher avait montré environ 80 mille hommes, le général russe Sacken, avec lequel il en aurait eu 100 mille, étant resté un peu en arrière sur sa droite. Napoléon qui en avait plus de 130 mille, employa la matinée à faire jeter des ponts de chevalets sur le Bober, et à donner tous ses ordres pour une marche prompte et vigoureuse, car il n'avait pas de temps à perdre, s'attendant à être bientôt rappelé sur ses derrières par la grande armée de Bohême. En conséquence il résolut de déboucher de Lowenberg avec Macdonald et Lauriston, en traversant le Bober sur ce point, et d'attirer sur sa gauche Ney et Marmont, après leur avoir fait passer le Bober à Buntzlau.

On débouche de Lowenberg, et on pousse l'ennemi l'épée dans les reins. Vers le milieu du jour on franchit le Bober à Lowenberg, et on marcha vivement. La division Maison, qui formait notre tête de colonne, refoula devant elle les troupes du général d'York, et ne leur laissa de répit nulle part. Tout le corps de Lauriston suivait appuyé par celui de Macdonald. À notre gauche, les maréchaux Ney et Marmont débouchèrent de Buntzlau, et vinrent se serrer sur notre centre. Blucher se voyant aussi vigoureusement abordé, se douta bien qu'il avait Napoléon devant lui, et se hâta de rentrer dans ses instructions, qui lui prescrivaient de ne rien hasarder quand il aurait en tête ce redoutable adversaire. Blucher se replie derrière la Katzbach. Il se couvrit d'un petit cours d'eau, le Haynau, qui coule entre le Bober et la Katzbach. Cette journée lui avait déjà coûté deux à trois mille hommes.

On continue le 22 cette marche offensive. Le 22 Napoléon continua sa marche offensive. Les corps de Lauriston et de Macdonald se portèrent directement sur Goldberg pour jeter Blucher au delà de la Katzbach, tandis que Ney et Marmont, s'avançant toujours sur notre gauche, le pousseraient dans le même sens. Ardeur des troupes. La division Maison assaillit de nouveau l'ennemi avec la plus grande vigueur. Les troupes, animées par la présence de Napoléon, montraient partout une ardeur extrême. Blucher définitivement repoussé. L'ennemi voulut se défendre, mais Lauriston le débordant avec le reste de son corps, pendant que Macdonald le menaçait au centre, on le força d'abandonner le petit cours d'eau derrière lequel il s'était réfugié, et de repasser la Katzbach pour aller prendre position à Goldberg. Ses pertes dans cette journée furent assez considérables.

Napoléon dans ces entrefaites apprend l'apparition de la grande armée de Bohême sur les derrières de Dresde. Il était évident, malgré la résistance que Blucher cherchait à nous opposer, et malgré ses cent mille hommes, qu'on ne l'avait pas mis en mesure de tenir tête à Napoléon, et que ce n'était pas de son côté qu'aurait lieu l'action principale. En effet le soir même, Napoléon reçut du maréchal Saint-Cyr un courrier qui ayant fait quarante lieues pour le joindre, lui apprenait qu'on était attaqué par des masses nombreuses, et qu'évidemment la grande armée coalisée débouchait par Péterswalde sur les derrières de Dresde, soit qu'elle songeât à enlever cette ville, soit qu'elle eût l'idée de se porter sur Leipzig, pour exécuter l'audacieuse tentative de se placer entre les Français et le Rhin. Ainsi s'accomplissait l'une des deux hypothèses prévues par Napoléon, et la plus désirable des deux, celle pour laquelle tout avait été préparé avec le plus de soin. Napoléon n'en fut ni surpris ni affligé, tout au contraire, mais il y vit une raison pressante d'accélérer ses mouvements. Le soir du 22, il arrête le mouvement de ses troupes pour se reporter sur l'Elbe. Le soir même du 22, il arrêta sa garde qui était encore en marche, et qui heureusement n'avait pas dépassé Lowenberg, afin qu'elle se mît en route après un peu de repos, et qu'elle pût être de retour à Dresde en quatre jours, c'est-à-dire le 26. Il renvoie à Dresde la garde, la réserve de cavalerie et Marmont. Le corps du maréchal Marmont ayant été le moins engagé, était le moins fatigué aussi, et sans perdre un instant il rebroussa chemin pour voyager avec la garde. Napoléon expédia également une grande partie de la réserve de cavalerie, enfin il écrivit au général Vandamme et au maréchal Victor de se replier l'un et l'autre sur l'Elbe, en laissant le prince Poniatowski aux gorges de Zittau. De la sorte 180 mille hommes devaient se trouver réunis sous Dresde en quatre jours, et 80 mille au moins dans les deux premières journées. Il n'y avait par conséquent aucune inquiétude à concevoir.

Après avoir donné ces ordres dans la soirée même du 22, Napoléon voulut que le 23 au matin les corps de Lauriston, Macdonald et Ney, qui avec la cavalerie du général Sébastiani composaient une masse de 80 mille hommes au moins, poussassent encore une fois l'ennemi devant eux, et le rejetassent fort au delà de la Katzbach. Au point du jour le corps de Lauriston à droite, celui de Macdonald au centre, la cavalerie de Latour-Maubourg à gauche, se déployèrent le long de la Katzbach, pendant que Ney à trois lieues au-dessous, se portait avec son corps et la cavalerie de Sébastiani devant Liegnitz. Blucher avait rangé les troupes russes de Langeron et les troupes prussiennes d'York, derrière la Katzbach et sur les hauteurs du Wolfsberg. La division Girard attaqua les bords de la rivière vers Niederau, et eut un engagement très-vif avec la division prussienne du prince de Mecklembourg. Le général Girard, après avoir démonté l'artillerie de l'ennemi et ébranlé son infanterie à coups de canon, l'aborda brusquement à la baïonnette. Blucher est forcé de se replier sur Jauer après une perte de 8 mille hommes en quelques jours. Les Prussiens culbutés et acculés sur la Katzbach se couvrirent de leur cavalerie, qui fut bientôt repoussée par celle du général Latour-Maubourg, et repassèrent enfin la Katzbach, que le général Girard franchit à leur suite. À droite, le général Lauriston ayant opéré son passage vers Seyfnau, assaillit les hauteurs du Wolfsberg, les enleva trois fois aux Russes, et trois fois les reperdit. Mais le 135e, de la division Rochambeau, s'en rendit maître par un dernier effort, et l'action se trouva dès lors décidée en notre faveur. Blucher se voyant en même temps débordé à deux ou trois lieues sur sa droite, par le mouvement du maréchal Ney sur Liegnitz, se replia en toute hâte vers Jauer.

Napoléon emmène avec lui le maréchal Ney, et confie au maréchal Macdonald le commandement des corps laissés sur le Bober. Cette inutile violation du droit des gens avait coûté environ 8 mille hommes au général prussien, et à nous la moitié tout au plus. Malheureusement elle n'avait pas ébranlé le moral d'un ennemi combattant avec l'acharnement du désespoir. Napoléon, qui avait éprouvé l'inconvénient de laisser plusieurs maréchaux ensemble quand sa présence ne les dominait point, et qui prévoyait de rudes batailles pour lesquelles il lui convenait d'avoir le maréchal Ney sous sa main, résolut de l'emmener avec lui, et de confier le 3e corps au général Souham. De la sorte il n'allait rester sur ce point qu'un maréchal et deux lieutenants généraux. Le maréchal était Macdonald, chef du 11e corps, et les lieutenants généraux étaient Lauriston et Souham, chefs des 5e et 3e corps. Napoléon en remettant le commandement supérieur à Macdonald, lui donna pour instruction de tenir ses troupes légères en observation entre le Bober et la Katzbach, mais de camper avec le gros de ses forces derrière le Bober même, entre Lowenberg et Buntzlau, et d'avoir des postes de correspondance à droite dans les montagnes de Bohême, à gauche dans les plaines de la Lusace, afin d'être constamment averti des moindres mouvements de l'ennemi. Rôle assigné au maréchal Macdonald. Sa mission principale était d'abord de défendre le Bober contre Blucher, et ensuite d'intercepter les routes qui vont de la Bohême en Prusse, afin d'empêcher les détachements que l'ennemi pourrait diriger vers Berlin, contre le corps du maréchal Oudinot. Toujours occupé, comme on le voit, de la marche de ce maréchal sur la capitale de la Prusse, pour laquelle il avait déjà trop étendu le cercle de ses opérations, Napoléon continuait à faire à cet objet des sacrifices regrettables, car Macdonald laissé à quarante lieues de Dresde, pouvait, quoique débarrassé de l'ennemi en ce moment, être assailli de nouveau avec plus de vigueur, et courir de grands dangers en attendant qu'on vînt à son secours.

Napoléon, arrivé à Gorlitz, y trouve une multitude de nouvelles venues de Dresde. Ces dispositions prises, Napoléon ayant vu Blucher en retraite sur Jauer, partit pour Gorlitz, vers le milieu du jour, tandis que la garde, le corps de Marmont et la cavalerie de Latour-Maubourg y marchaient au pas des troupes. Les nouvelles se multipliaient à mesure qu'il approchait, et lui peignaient la ville de Dresde comme fort émue. Effroi causé à Dresde par l'apparition de la grande armée des coalisés. Le roi de Saxe, la population, les généraux mêmes préposés à la défense de ce poste important, étaient frappés de la masse immense d'ennemis qui venant de la Bohême, descendaient des montagnes sur les derrières de cette capitale. Les rapports s'accordaient unanimement à dire que les hauteurs qui entourent Dresde sur la rive gauche de l'Elbe, étaient couvertes de soldats de toutes nations. On y voyait poindre au sommet des coteaux la lance des Cosaques tant redoutée des habitants paisibles.

Route qu'avait suivie cette armée. La grande armée de la coalition, celle qui, composée de Prussiens, de Russes, d'Autrichiens, au nombre de 250 mille hommes, devait profiter de la Bohême pour tourner la position de l'Elbe, avait en effet exécuté le plan arrêté à Trachenberg, et après avoir opéré sa concentration, entre Tetschen et Commotau (voir la carte no 58), venait de déboucher en Saxe par tous les défilés de l'Erz-Gebirge. Elle avait marché sur quatre colonnes, formées d'après l'emplacement des troupes. Après avoir passé l'Elbe en Bohême, les coalisés étaient entrés en Saxe par les divers défilés des montagnes. Les Russes venant du fond de la Bohême, puisqu'ils partaient de la Silésie, n'avaient guère pu dépasser l'Elbe, et avaient pris la chaussée de Péterswalde, qui longe le camp de Pirna, et descend sur Dresde en ayant toujours l'Elbe en vue. Le corps prussien de Kleist marchant en avant des Russes, avait suivi la route qui se trouvait un peu plus à gauche (gauche des coalisés débouchant en Saxe), laquelle était moins bien frayée, mais encore fort praticable, et passait par Tœplitz, Zinnwald, Altenberg, Dippoldiswalde. Les Autrichiens, les plus avancés parce qu'ils partaient de chez eux, avaient pris la chaussée de Commotau à Marienberg et Chemnitz, qui est à la gauche des précédentes, et forme la grande route de Prague à Leipzig. Les nouvelles levées autrichiennes composant sous le général Klenau une quatrième colonne, devaient par Carlsbad et Zwickau s'abattre sur Leipzig.

Décidés d'abord à se porter sur Leipzig, les coalisés sont incertains sur la marche à suivre. Mais à peine était-on en marche que le plan arrêté par les coalisés à Trachenberg avait été modifié, grâce à l'instabilité des conseils militaires de la coalition, où personne ne commandait, parce que personne n'en était tout à fait capable. Arrivée du général Moreau au quartier général de l'empereur Alexandre. Le commandement nominal avait bien été déféré au prince de Schwarzenberg pour flatter l'Autriche, mais au fond l'empereur Alexandre regrettait de ne pas l'avoir pris lui-même, aurait bien voulu le ressaisir, surtout depuis l'arrivée à son camp du général Moreau et du général Jomini, avec le secours desquels il croyait pouvoir conduire glorieusement les affaires de la coalition.

Avec quelles idées il y était venu, et comment on l'avait peu à peu entraîné à donner des conseils aux ennemis de son pays. Le général Moreau, comme nous l'avons déjà dit, revenu d'Amérique au bruit du désastre de Napoléon en Russie, sans autre but qu'une espérance vague de rentrer dans son pays par des voies honnêtes, avait formé un projet qui n'était pas dépourvu de chances de succès. Ayant appris que l'empereur Alexandre avait plus de cent mille prisonniers français, tous exaspérés contre l'auteur de l'expédition de Moscou, il avait imaginé qu'on pourrait bien armer quarante ou cinquante mille d'entre eux, les transporter au moyen de la marine anglaise en Picardie, et il répondait en marchant avec eux sur Paris de renverser le trône impérial, pourvu que les souverains alliés le munissent d'un traité de paix dans lequel la France, laissée libre de se choisir un gouvernement, conserverait ses limites naturelles, les Alpes et le Rhin. Moreau, aimant la liberté, ayant en haine le gouvernement despotique qui pesait alors sur la France, se croyant supérieur aux lieutenants de Napoléon, prétendait qu'il leur passerait sur le corps à tous, moyennant qu'il se présentât à la tête de soldats français, qu'il annonçât une paix honorable, une liberté sage, et la fin de l'épouvantable carnage auquel Napoléon obligeait l'Europe par son ambition démesurée. Sans liaisons avec les Bourbons, n'étant aucunement porté vers eux, il admettait cependant que l'on cherchât à concilier cette antique famille avec la Révolution française, et qu'on la rappelât pour établir un gouvernement à la fois stable et libéral, qui mît fin aux longs troubles de la France[8]. C'est avec ces idées qu'il était venu à Stockholm, et là son ancien camarade Bernadotte, feignant d'écouter ses scrupules, mais réchauffant ses haines, lui promettant qu'il trouverait auprès de l'empereur Alexandre satisfaction pour tous ses désirs, l'avait envoyé au quartier général russe. Alexandre avait accueilli ce proscrit avec des honneurs infinis, l'avait traité en ami, et avait calmé ses scrupules en lui affirmant qu'on n'en voulait ni à la France ni à sa grandeur, qu'on était prêt à lui laisser les belles conditions du traité de Lunéville, qu'on n'entendait lui imposer aucune forme de gouvernement, et qu'on s'empresserait au contraire de reconnaître celui qu'elle aurait elle-même choisi, ce gouvernement fût-il celui de la république. Repoussant comme impraticable le projet d'armer les prisonniers français, il avait par une pente insensible, d'où toutes les apparences coupables étaient soigneusement écartées, amené l'infortuné Moreau à la déplorable résolution, non pas de servir contre la France, mais de rester auprès des souverains qui la combattaient, différence qui pouvait lui faire illusion, mais qui n'en était pas une, car il était impossible qu'il résidât auprès d'eux pendant cette cruelle guerre sans les éclairer au moins de ses conseils. Pour achever cette séduction, Alexandre avait employé sa sœur, la grande-duchesse Catherine, veuve du duc d'Oldenbourg, princesse remarquable par l'esprit, le caractère, les agréments extérieurs, et tous deux, traitant Moreau comme un ami, l'avaient ainsi aveuglé, étourdi par les plus adroites flatteries, et l'avaient entraîné définitivement sur la voie où il allait rencontrer la plus cruelle des morts, celle qui avec sa vie devait emporter sinon sa gloire, du moins son innocence. C'est depuis qu'il avait Moreau à ses côtés qu'Alexandre regrettait le commandement général. Il aurait voulu le prendre pour chef d'état-major, et avec lui diriger la guerre. Mais il n'était pas possible d'imposer Moreau au prince de Schwarzenberg, ni comme supérieur ni comme subordonné, et de lui ménager un rôle même séant, soit pour lui, soit pour les généraux de la coalition. Son attitude et sa situation au camp des coalisés. Moreau se trouvait ainsi dans le camp des coalisés à titre d'ami privé de l'empereur Alexandre, vivant tantôt près de lui, tantôt près de la grande-duchesse Catherine qui était établie à Tœplitz, n'aimant point à figurer dans ces conseils militaires où l'on parlait si longuement, où l'on était à la fois bouillant d'un patriotisme qui était pour lui un reproche, et plein d'idées théoriques qui n'allaient pas à son génie simple et pratique, se bornant à donner directement ses avis à Alexandre, réussissant rarement à les faire prévaloir à travers le chaos des avis contraires, et déjà cruellement puni de sa faute par la position fausse, gênée, presque humiliante, qu'il avait au milieu des ennemis de sa patrie.

Arrivée du général Jomini au quartier général de la coalition. Le général Jomini, Suisse de naissance, écrivain militaire supérieur, et dans la pratique de la guerre officier d'état-major d'un jugement aussi sûr qu'élevé, avait rendu à l'armée française, soit à Ulm, soit à la Bérézina, soit à Bautzen, des services dont il avait été mal récompensé. Comment il y avait été amené. À Bautzen notamment, après avoir signalé au maréchal Ney le vrai point où il aurait fallu marcher, il avait reçu une punition au lieu d'une récompense, ce qu'il devait aux mauvais offices du prince major général, dont il avait souvent blessé la susceptibilité. Vif, irritable, ayant voulu plusieurs fois donner sa démission et entrer au service de la Russie qui s'était empressée de répondre favorablement à ses désirs, il n'avait pas su se contenir en éprouvant le dernier désagrément qu'on venait de lui infliger, et pendant l'armistice il avait passé aux Russes, sans emporter, comme on l'a dit, des plans qu'il ignorait, sans manquer à sa patrie puisqu'il était originaire de la Suisse, mais ayant le tort de ne pas sacrifier des griefs même fondés à une vieille confraternité d'armes, et se préparant ainsi des regrets qui devaient attrister sa vie. Il était arrivé auprès d'Alexandre, qui, connaissant son mérite, lui avait fait le plus brillant accueil. Là il parlait haut, avec la chaleur d'un esprit ardent et convaincu, déplaisait aux généraux alliés en vantant Napoléon et les Français qu'il était presque fâché d'avoir quittés, et censurait sans ménagement tous les projets militaires formés à Trachenberg. Les généraux Jomini et Moreau improuvent le plan de marcher sur Leipzig. Il n'avait pas eu de peine à prouver à l'empereur Alexandre que marcher sur Leipzig était une insigne folie, que se porter sur les communications de l'ennemi lorsqu'on était sûr de ne pas compromettre les siennes, et qu'on ne craignait pas une rencontre décisive, pouvait être une bonne manière d'opérer, mais que ce n'était pas le cas ici, car, une fois à Leipzig, on serait exposé à être coupé de la Bohême, on aurait Napoléon derrière soi à la tête de trois cent mille hommes toujours victorieux jusqu'alors, et si dans cette position on perdait une bataille, on n'en reviendrait pas, les montagnes de la Bohême étant occupées par lui, et l'Elbe étant jusqu'à Hambourg dans ses terribles mains. Le général Moreau, consulté, avait trouvé cet avis parfaitement juste, et on avait renoncé à se diriger sur Leipzig. D'après ce conseil on se replie en se rapprochant de Dresde. On avait résolu, au lieu d'appuyer à gauche, d'appuyer à droite, et de se rapprocher des bords de l'Elbe. Les deux premières colonnes, celle qui avait passé par Péterswalde, et celle qui avait passé par Zinnwald et Altenberg, avaient cheminé tout près de Dresde; mais il avait fallu ramener la troisième par Marienberg et Sayda sur Dippoldiswalde, la quatrième par Zwickau et Chemnitz sur Tharandt. (Voir la carte no 58.) On s'était ainsi reporté sur Dresde sans savoir précisément ce qu'on y ferait; mais on avait l'avantage, en restant adossé aux montagnes de Bohême, de conserver toujours ses communications, d'être comme une épée de Damoclès suspendue sur la tête de Napoléon, et de pouvoir au besoin, si l'occasion était favorable, se jeter sur Dresde pour enlever cette ville, ce qui était le plus grand dommage qu'on pût causer aux Français. Tandis qu'on exécutait ce mouvement transversal de gauche à droite, en suivant le pied de l'Erz-Gebirge, on avait appris l'apparition de Napoléon en Bohême, circonstance qui avait fait craindre de sa part une marche sur Prague, et rendu plus évidente la convenance de rebrousser chemin vers l'Elbe. Puis à Dippoldiswalde même on avait connu la marche de Napoléon sur le Bober, et la situation périlleuse de Blucher. C'était le cas de tenter quelque chose, et de profiter de l'absence de Napoléon pour frapper un grand coup, pour enlever Dresde par exemple, ce que conseillaient les esprits hardis, ce que craignaient les esprits timides, ce que les esprits sages comme Moreau faisaient dépendre de l'état dans lequel on trouverait les défenses de cette ville.

Apparition de la grande armée de Bohême sur les derrières de Dresde. C'est ainsi que la grande armée des coalisés était arrivée à déployer ses masses imposantes autour de la belle capitale de la Saxe. La colonne qu'on avait aperçue la première était la colonne russe de Wittgenstein, qui descendant le plus près de l'Elbe par la route de Péterswalde, avait rencontré le maréchal Saint-Cyr devant le camp de Pirna. Ce qu'on appelle le camp de Pirna consiste dans un plateau très-élevé, adossé à l'Elbe, taillé à pic presque de tous les côtés, appuyé à gauche au fort de Kœnigstein, à droite au château de Sonnenstein et à la ville de Pirna. La grande route de Bohême par Péterswalde, après avoir franchi les montagnes, s'enfonce vers Hollendorf dans des terrains creux, puis remonte à Berg-Gieshübel sur un autre plateau situé au-dessous de celui de Pirna, passe presque sous son feu, mais à une distance qui rend le passage possible, de manière que la position de Pirna, quoique invincible en elle-même, ne donne cependant pas le moyen de barrer absolument la route de Péterswalde. Seulement une armée établie dans cette position, outre qu'elle a dans le camp de Pirna un asile assuré, y trouve aussi un poste d'où elle peut gêner, arrêter même en opérant bien l'ennemi qui veut suivre la route de Péterswalde, soit pour descendre en Saxe, soit pour remonter en Bohême.

Retraite du maréchal Saint-Cyr sur Dresde. Le maréchal Saint-Cyr, après avoir occupé par sa première division les forts de Kœnigstein et de Lilienstein, entre lesquels était jeté un pont sur l'Elbe, avait placé la seconde sur la route de Péterswalde, de manière à ralentir la marche de l'ennemi, et à pouvoir se replier sur Dresde comme il en avait l'ordre. Celle-ci avait défendu pied à pied le plateau de Berg-Gieshübel, avec un aplomb remarquable chez des soldats à peine formés. Pendant ce temps la troisième des divisions du maréchal Saint-Cyr observait le second débouché, celui qui de Tœplitz vient aboutir sur Zinnwald, Altenberg, Dippoldiswalde, et la quatrième enfin placée à la droite de Dippoldiswalde, et veillant sur la grande route de Freyberg, servait de soutien au général Pajol, qui faisait le coup de sabre avec les avant-gardes de la cavalerie autrichienne arrivant par les débouchés les plus éloignés.

Distribution des divisions du maréchal Saint-Cyr autour de Dresde. Le 23 août le maréchal Saint-Cyr ayant confié, comme nous venons de le dire, à sa première division (42e de l'armée) la garde des deux forts de Kœnigstein et de Lilienstein, et tous les postes des bords de l'Elbe afin d'empêcher l'ennemi de passer d'une rive à l'autre, s'était replié en ordre sur Dresde, où il avait ainsi, outre la garnison, trois divisions d'infanterie avec les cavaleries Lhéritier et Pajol. Ces forces appuyées sur des ouvrages de campagne, et sur les défenses de la ville, étaient capables d'opposer une résistance sérieuse à l'ennemi, quoiqu'il comptât dès les premiers jours 150 mille hommes, et 200 mille les jours suivants. Les trois divisions d'infanterie du maréchal Saint-Cyr[9] ne devaient pas comprendre moins de 21 ou 22 mille hommes. Véritable chiffre de ses forces. On pouvait tirer de la garnison 5 à 6 mille hommes, quelques-uns Allemands il est vrai, pour les porter sur la rive gauche, et les généraux Lhéritier et Pajol avaient bien 4 mille chevaux. Le maréchal Saint-Cyr disposait ainsi de 31 à 32 mille hommes avec beaucoup d'artillerie attelée pour aider l'artillerie de position. Il avait donc les moyens de disputer la place à l'ennemi, et de donner à Napoléon le temps de manœuvrer autour d'elle comme il le jugerait utile au plus grand bien des opérations.

Napoléon, calculant sur les forces laissées à Saint-Cyr pour la défense de Dresde, forme l'une des plus grandes et des plus redoutables combinaisons de sa vie militaire. C'est sur cet état de choses que Napoléon fonda ses calculs en recevant à Gorlitz le détail de ce qui s'était passé du côté de Dresde. Il ne pouvait pas savoir tout ce que nous venons de rapporter des mouvements de l'ennemi; mais il savait par la présence de masses considérables sur les derrières de Dresde, qu'entre les divers plans possibles les coalisés avaient adopté celui qui consistait à le tourner, en se portant sur la rive gauche de l'Elbe, et en descendant en Saxe par Péterswalde. Ayant prévu ce mouvement, comme l'un des plus vraisemblables, il avait placé à Dresde, ainsi qu'on vient de le voir, de quoi repousser une première attaque, et de quoi retenir la grande armée du prince de Schwarzenberg plusieurs jours au moins. Ces données bien certaines lui suffisaient, et il imagina sur-le-champ l'une des combinaisons les plus belles, les plus redoutables qui soient sorties de son génie, et dont l'exécution, si elle s'accomplissait suivant ses vues, pouvait terminer la guerre en un jour, par l'un des plus terribles coups qu'il eût jamais frappés.

Napoléon revenait de Silésie, précédé ou suivi des masses les plus mobiles de son armée qu'il faisait refluer vers l'Elbe. L'ennemi, pour le tourner, avait franchi l'Elbe dans l'intérieur de la Bohême, à l'abri des montagnes qui séparent la Bohême de la Saxe. Au lieu de déboucher directement de Dresde, il forme le projet de remonter jusqu'à Kœnigstein, de passer l'Elbe en cet endroit, et de prendre par derrière la grande armée de la coalition. Il fallait le punir de ce mouvement téméraire en repassant l'Elbe soi-même, pour fondre sur lui avec des masses écrasantes. Maître des ponts de Dresde, Napoléon pouvait y traverser l'Elbe tranquillement, et, amenant cent mille hommes avec lui, aborder de front les coalisés, et les refouler violemment sur les montagnes d'où ils étaient venus. Mais avec ce coup d'œil qui n'appartenait qu'à lui, Napoléon jugea qu'il y avait bien mieux à faire. Au lieu de déboucher de front par Dresde, ce qui n'aurait donné lieu qu'à un choc direct, il résolut de remonter à Kœnigstein, qu'il avait occupé d'avance, approvisionné, rattaché au rocher de Lilienstein par un pont de bateaux, puis après avoir passé l'Elbe en cet endroit, de s'établir à Pirna, d'intercepter la chaussée de Péterswalde, de descendre ensuite sur les derrières de l'ennemi avec 140 mille hommes, de le pousser sur Dresde, et de le prendre ainsi entre l'Elbe et l'armée française. Si ce plan à la fois extraordinaire et simple, qu'une admirable prévoyance avait rendu praticable, en s'assurant d'avance tous les passages de l'Elbe, si ce plan réussissait, et on ne conçoit pas ce qui aurait pu l'empêcher de réussir, il était possible que sous trois ou quatre jours il ne restât plus de coalition. On pouvait avoir fait prisonniers les souverains et leurs armées.

Napoléon écrit au maréchal Saint-Cyr pour lui bien recommander la défense de Dresde. Napoléon, l'esprit enflammé par la méditation de ce plan, se hâta d'écrire en chiffres à M. de Bassano, pour lui exposer la formidable combinaison qu'il venait d'imaginer, pour lui recommander de la tenir profondément secrète, mais de disposer tout le monde à la seconder, en faisant prendre patience jusqu'à ce que les secours arrivassent, car il allait employer deux jours au moins à se concentrer à Kœnigstein, à y multiplier les moyens de passage pour faciliter le mouvement des 140 mille hommes qu'il amenait, et enfin à se poster convenablement sur la chaussée de Péterswalde. Il écrivit aussi au maréchal Saint-Cyr, afin de lui retracer encore une fois tous les moyens de défense que présentait la ville de Dresde, et il vint le 25 s'établir à Stolpen sur la droite du fleuve, à égale distance de Kœnigstein et de Dresde. Il y fit refluer tout ce qui avait quitté Zittau pour revenir sur l'Elbe, et tout ce qui arrivait des bords du Bober avec la même destination.

Napoléon s'établit à Stolpen, et y amène toutes ses troupes pour l'exécution de son plan. Établi à Stolpen, il arrêta toutes ses dispositions conformément à son nouveau plan. Le corps de Vandamme, fort de trois divisions, s'était déjà replié sur Kœnigstein à la première apparition de la grande armée des coalisés. La moitié de l'une de ses divisions, celle du général Teste, s'était répandue le long de l'Elbe, de Kœnigstein à Dresde, pour empêcher l'ennemi de repasser le fleuve, et le tenir enfermé sur la rive gauche. Napoléon laissa là cette demi-division, et la renforça d'une nombreuse cavalerie avec ordre de s'opposer à l'établissement de toute espèce de ponts. Manière d'employer le corps de Vandamme. Il prescrivit à Vandamme de passer avec ses deux autres divisions par le pont jeté entre Lilienstein et Kœnigstein, d'assaillir le camp de Pirna sous lequel l'ennemi avait défilé sans l'occuper en forces, de s'en emparer, d'y rallier la première division de Saint-Cyr, celle de Mouton-Duvernet, laissée à Pirna, et d'aller s'établir à cheval sur la chaussée de Péterswalde. Il devait avoir ainsi outre ses deux premières divisions une moitié de la 3e (celle de Teste) et la première de Saint-Cyr. Forces et instructions données à ce général. Napoléon, pour lui procurer quatre divisions entières, emprunta au maréchal Victor la brigade du prince de Reuss, y ajouta la cavalerie de Corbineau, ce qui composait un corps de plus de 40 mille hommes, dont 36 mille d'infanterie et près de 5 mille de cavalerie. Il disposa ensuite toute sa garde et le maréchal Victor revenu de Zittau autour de Stolpen, de manière à suivre le général Vandamme dès que celui-ci serait maître du camp de Pirna, pressa la marche du maréchal Marmont, et fit réunir tous les bateaux qu'on put ramasser pour jeter deux ponts supplémentaires entre Lilienstein et Kœnigstein. Ces ponts jetés, il devait avec Vandamme, Victor, la garde impériale et Marmont, avoir sous la main cent vingt mille hommes à lancer sur les derrières de l'ennemi. Son projet était, tandis qu'il repasserait l'Elbe à Kœnigstein, d'envoyer la cavalerie Latour-Maubourg le repasser à Dresde, afin de tromper le prince de Schwarzenberg, et de lui persuader que toute l'armée française allait déboucher par cette ville. Il aurait eu ainsi 40 et quelques mille hommes dans Dresde, et 120 mille au camp de Pirna, pour former l'étau dans lequel il voulait prendre l'armée coalisée. Afin d'être plus sûr de la garde de l'Elbe, dont il fallait faire un obstacle insurmontable, il ne se contenta pas de la moitié de la division Teste et de la cavalerie Latour-Maubourg distribuées entre Kœnigstein et Dresde, mais il ordonna au maréchal Saint-Cyr d'expédier la cavalerie Lhéritier et deux bataillons d'infanterie pour aller garder Meissen, à huit lieues de Dresde, afin que l'ennemi lorsqu'il serait acculé sur cette ville, ne pût pas trouver passage au-dessous. Napoléon après avoir tout disposé pour obtenir un immense résultat, donne un jour de repos à ses troupes. Enfin la pluie ayant détrempé les routes, les bateaux étant difficiles à réunir entre Lilienstein et Kœnigstein, et les troupes étant fatiguées, il crut pouvoir leur donner un jour de repos sans rien compromettre, car tout paraissait calme autour de Dresde. En conséquence il décida que Vandamme ne passerait le pont de l'Elbe entre Lilienstein et Kœnigstein pour assaillir le camp de Pirna que vers la fin de la journée du 26.

Mouvements des coalisés autour de Dresde. Malheureusement pendant ce temps les esprits commençaient à se troubler à Dresde en voyant se déployer les masses de l'armée coalisée. Du 23 au 25 on n'avait aperçu que la première colonne, celle qui avait suivi la route de Péterswalde. Les jours suivants les autres colonnes s'étaient montrées à leur tour, et les hauteurs de Dresde avaient paru en être couvertes. Il ne manquait à cette réunion que la dernière colonne autrichienne, celle de Klenau, qui ayant passé par Carlsbad et Zwickau, avait le plus de chemin à faire pour revenir sur Dresde. Les conseillers d'Alexandre, accourus sur le terrain, s'étaient partagés, comme de coutume, et les plus hardis, le général Jomini en tête, en voyant les trois divisions de Saint-Cyr dans la plaine, avaient conseillé de se ruer sur elles, pour rentrer dans Dresde à leur suite, et détruire ainsi d'un seul coup tout notre établissement sur l'Elbe. La proposition avait de quoi séduire, et Moreau consulté avait répondu, avec son ordinaire sûreté de jugement, qu'on aurait raison de faire cette tentative, si Saint-Cyr était capable d'attendre à découvert le choc de masses écrasantes, et s'il n'y avait rien derrière lui, soit en ouvrages de défense, soit en réserve de troupes, mais que ce n'était pas supposable, et qu'il serait grave de s'exposer à un échec au début des hostilités. Au milieu de ce conflit, le prince de Schwarzenberg avait dit qu'en tout cas il fallait différer d'un jour, car sa quatrième colonne n'était point arrivée. On avait donc remis au lendemain 26 le parti à prendre.

Profonde terreur à Dresde. Cette accumulation successive des troupes coalisées autour de Dresde s'apercevait de l'intérieur de la ville, et y causait une sorte de terreur. On avait adressé à Napoléon messages sur messages pour le presser d'accourir en personne avec toutes ses réserves, afin de repousser l'attaque formidable dont on était menacé. Murat envoyé dans cette ville pour voir ce qui s'y passait. En réponse à ces instances il avait envoyé Murat qui, après une reconnaissance de cavalerie dans laquelle il avait failli être pris, avait constaté la présence d'une armée fort nombreuse, manifestant l'intention d'attaquer Dresde, et n'avait rien pu voir de plus, car il ne connaissait pas les défenses de la ville, et n'était pas capable d'ailleurs d'avoir un avis bien éclairé sur leur valeur. Lettre de Napoléon au maréchal Saint-Cyr sur la défense de Dresde. Napoléon toujours plus sollicité d'accourir, et s'y refusant pour ne pas abandonner un plan duquel il attendait des résultats immenses, avait écrit au maréchal Saint-Cyr afin de lui détailler de nouveau ses moyens défensifs, qui consistaient dans un camp retranché composé de cinq redoutes et de vastes abatis, dans la vieille enceinte de la ville refaite au moyen d'un fossé plein d'eau et de fortes palissades, et enfin dans des barricades établies à la tête de toutes les rues, et il lui avait dit que le camp retranché pris il restait l'enceinte, après l'enceinte les têtes de rues barricadées, que trente mille soldats bien commandés devaient se défendre là six à huit jours, et même quinze, s'ils étaient bien résolus.--Un homme moins habile, mais plus dévoué que le maréchal Saint-Cyr, aurait promis de faire tuer jusqu'au dernier de ses soldats en défendant la place, et aurait tenu parole, car le salut de la France et sa grandeur dépendaient en cette occasion d'une résistance opiniâtre de quarante-huit heures. Malheureusement le maréchal, craignant de prendre des engagements téméraires, se contenta d'écrire qu'il ferait de son mieux, mais qu'il ne pouvait répondre de rien, en présence des masses ennemies dont il était environné[10]. Froides assurances du maréchal Saint-Cyr en réponse aux vives instances de Napoléon. Certes on pouvait compter, lorsqu'il promettait de faire de son mieux, qu'il tiendrait sa promesse, et que ce mieux serait une résistance aussi ferme qu'intelligente. Mais l'intérêt de la conservation de Dresde était si grand que Napoléon, mécontent de l'extrême réserve du maréchal, fit partir son officier d'ordonnance Gourgaud pour cette ville, avec mission de tout voir, d'entendre tout le monde, et de revenir ensuite au galop, afin qu'il pût prendre sa résolution en parfaite connaissance de cause.

L'officier d'ordonnance Gourgaud envoyé à Dresde pour s'assurer de nouveau du véritable état des choses. Le chef d'escadron Gourgaud, officier brave et spirituel, n'avait pas un jugement assez froid pour bien remplir une semblable mission. Quand il arriva dans la journée du 25 à Dresde, la population, la cour, étaient dans les alarmes. Les généraux eux-mêmes commençaient à perdre leur sang-froid, et il régnait partout l'anxiété la plus vive. On abandonnait en foule la ville principale, dite la ville vieille, laquelle étant située sur la rive gauche de l'Elbe se trouvait exposée aux attaques de l'ennemi, pour se rendre dans le faubourg de la rive droite, appelé ville neuve. On y avait préparé le logement du roi et celui de M. de Bassano; les magistrats eux-mêmes s'y étaient transportés, et la population entière suivait leur exemple, sans savoir où elle logerait. On comprend que devant une attaque exécutée par 200 mille hommes et 600 bouches à feu, cette malheureuse population fût épouvantée, et que, tout allemande qu'elle était, désirant par conséquent le succès des coalisés, elle ne le désirât plus cette fois, et demandât à grands cris le secours de Napoléon. Le roi surtout, facile à troubler, entouré d'une nombreuse famille aussi timide que lui, était saisi de terreur. Le maréchal Saint-Cyr, le général Durosnel, chargés de la défense, l'un comme commandant du 14e corps, l'autre comme gouverneur de Dresde, pressés de questions par l'officier d'ordonnance Gourgaud, ne lui parurent pas convaincus de la force de la position, et lui firent un rapport peu rassurant. Ému par ce qu'il a vu, l'officier d'ordonnance Gourgaud fait à Napoléon un rapport alarmant. Ce dernier, dont l'esprit s'échauffait aisément, repartit au galop dans la soirée du 25, arriva vers onze heures du soir à Stolpen, fit la peinture la plus vive des dangers qui menaçaient Dresde, au point d'ébranler le jugement ordinairement si ferme de Napoléon, et de lui faire oublier les considérations puissantes qu'il avait présentées lui-même au maréchal Saint-Cyr. Napoléon n'avait besoin en effet que de deux jours pour descendre par Kœnigstein sur les derrières de l'ennemi, et il n'était pas possible après tout que Dresde ne résistât pas deux jours, car on avait à opposer aux assaillants le camp retranché, l'enceinte de la ville, et enfin les têtes de rues fortement barricadées. En supposant même que la vieille ville succombât, une chose était certaine, c'est que la ville neuve située sur la rive droite de l'Elbe, moyennant qu'on brûlât le pont dont une partie était en bois, ne succomberait point, que dès lors l'ennemi se trouverait toujours dans un vrai cul-de-sac, et qu'en débouchant sur ses derrières on serait assuré de le pousser dans un abîme. Toutefois le sacrifice de la vieille ville était cruel sous le rapport de l'humanité, fâcheux sous le rapport de la politique, car c'était rendre notre alliance bien funeste à la Saxe, et Napoléon ne regardait pas cette ressource extrême de se défendre dans la ville neuve comme acceptable. Malgré toutes les raisons qu'il avait de persister dans son premier plan, Napoléon en adopte un nouveau, moins fécond en grands résultats, mais plus sûr. D'ailleurs, bien que son plan lui tînt fort au cœur, et qu'aucune combinaison ne pût en égaler la grandeur et les résultats probables, il lui restait une autre combinaison féconde aussi en conséquences, c'était, au lieu de jeter par Kœnigstein toute la masse de ses forces sur les derrières de l'ennemi, de ne jeter par cette issue que les quarante mille hommes de Vandamme et de déboucher directement par Dresde avec cent mille. Il se décide à déboucher directement de Dresde avec cent mille hommes, en confiant au général Vandamme le soin de tourner l'ennemi avec 40 mille. Certainement Vandamme maître du camp de Pirna, à cheval sur la grande chaussée de Péterswalde, devait en tombant sur les coalisés vaincus devant Dresde leur faire essuyer d'énormes dommages, car il prendrait tous ceux qui essayeraient de repasser par Péterswalde, et refoulerait les autres sur des routes mal frayées où la retraite serait excessivement difficile. Ce nouveau plan présentait moins d'avantages sans doute, mais il en promettait de bien grands encore, et il était moins hasardeux, puisqu'en réunissant près de cent mille hommes à Dresde, Napoléon sauvait la ville, avait le moyen de battre l'ennemi sous ses murs, et avait en outre pour compléter la victoire et en tirer les dernières conséquences, Vandamme embusqué à Kœnigstein. Il se décida donc pour ce plan, moins vaste mais plus sûr; et ainsi plus audacieux que jamais en politique, il le fut moins que de coutume en fait de guerre, à l'inverse de ce qui aurait dû être, car moins il avait montré de sagesse dans sa politique, plus il aurait dû montrer d'audace dans ses opérations militaires, s'étant mis dans la nécessité d'avoir des triomphes inouïs ou de périr. Mais lui-même, contraste étrange! devenait défiant à l'égard de la fortune, dans un moment où par le refus de la paix il lui avait livré son existence tout entière!

Troupes dirigées sur Dresde. Son parti pris à minuit, avec une promptitude qui ne l'abandonnait jamais, il dicta ses ordres à l'instant même. Il dirigea sur Dresde sa vieille garde arrivée déjà dans les environs de Stolpen, la cavalerie de Latour-Maubourg arrivée également en ce lieu, la moitié de la division Teste restée sur le bord de l'Elbe, et leur recommanda de marcher toute la nuit pour être rendues à Dresde à la pointe du jour, traverser les ponts, et venir se placer derrière le corps du maréchal Saint-Cyr. Il donna les mêmes instructions à la jeune garde et au maréchal Marmont qui étaient encore sur la route de Lowenberg, et au maréchal Victor qui avait quitté Zittau afin de se transporter à Kœnigstein. Instructions laissées au général Vandamme. En même temps il traça au général Vandamme ce qu'il aurait à faire pendant la journée du lendemain 26. Ce dernier devait avec ses 40 mille hommes traverser le pont jeté antérieurement entre Lilienstein et Kœnigstein, déboucher sur la rive gauche de l'Elbe, assaillir le camp de Pirna, l'enlever, et s'établir en travers de la chaussée de Péterswalde. À ces instructions il ajouta le secours d'un conseiller éclairé, celui du général Haxo, qu'il chargea d'être le guide et le mentor du bouillant Vandamme. Ces ordres expédiés, Napoléon prit un repos de quelques heures, et à la pointe du jour partit au galop pour Dresde. Retour de Napoléon à Dresde. Il y arriva vers 9 heures du matin le 26 août, la première de deux journées justement célèbres.

Chemin faisant il avait aperçu une batterie qui de la rive droite de l'Elbe devait tirer sur la rive gauche moins élevée que la droite, afin d'appuyer l'extrémité de la ligne du maréchal Saint-Cyr. Il la fit renforcer et placer le plus avantageusement possible, puis il entra dans Dresde, suivi des braves cuirassiers de Latour-Maubourg. Enthousiasme excité par sa présence. L'enthousiasme à son aspect fut extrême parmi les troupes et les habitants. Il y avait près du grand pont de pierre un hôpital de blessés français, dont les convalescents se tenaient ordinairement près des abords de ce pont, regardant travailler leurs camarades aux ouvrages de défense. À la vue de l'Empereur, ces jeunes gens se traînant comme ils pouvaient sur leurs membres mutilés, agitant les uns leurs bonnets, les autres leurs béquilles, se mirent à crier Vive l'Empereur! avec un véritable fanatisme militaire. Les habitants, contraints à saluer en lui leur sauveur, l'accueillirent en poussant les mêmes cris, et en lui demandant de garantir des horreurs de la guerre leurs femmes et leurs enfants. D'ailleurs le dernier séjour qu'avaient fait chez eux les coalisés, les Russes surtout, les avait presque réconciliés avec les Français, qui les traitaient beaucoup moins durement. Déjà quelques boulets tombant sur le pont et sur la grande place les avertissaient du péril, et Napoléon leur apparaissait en ce moment comme un vrai libérateur. Il se rendit chez le roi de Saxe pour le rassurer, l'engagea vivement à ne pas être inquiet pour le sort de cette journée, puis se transporta sur le front du camp retranché, afin de rejoindre le maréchal Saint-Cyr qui était à la tête de ses troupes, et faisait ses dispositions tactiques avec son habileté accoutumée.

Nous avons déjà donné une première idée du site et de la configuration de Dresde. La ville principale se trouve sur la gauche de l'Elbe, et se montre par conséquent la première quand on vient des bords du Rhin. (Voir la carte no 58, et le plan de Dresde ajouté à cette carte.) Une suite de hauteurs, détachées des montagnes de la Bohême, enveloppent la ville, et forment autour d'elle une sorte d'amphithéâtre. Description de la position de Dresde. C'est sur cet amphithéâtre que s'étaient rangés les coalisés, descendus de la Bohême pour nous prendre à revers. Ils avaient ainsi le dos tourné à la France, comme s'ils en étaient venus, et nous à l'Allemagne, comme si nous avions été chargés de combattre pour elle. Notre ligne de défense, adossée à la vieille ville, présentait un demi-cercle dont les deux extrémités s'appuyaient à l'Elbe, l'extrémité gauche au faubourg de Pirna, l'extrémité droite au faubourg de Friedrichstadt. Cette ligne consistait d'abord, ainsi que nous l'avons dit, dans cinq redoutes élevées au saillant des faubourgs, et jointes entre elles par des clôtures et des abatis (c'est ce qu'on appelait le camp retranché), puis dans la vieille enceinte composée d'un fossé et de palissades, et enfin dans les têtes de rues que l'on avait barricadées. Distribution des divisions du maréchal Saint-Cyr. C'est à la ligne extérieure des redoutes que le maréchal Saint-Cyr avait placé ses troupes. Sa première division étant restée avec Vandamme, il avait rangé la seconde (43e de l'armée) sur la première moitié du pourtour de la ville, en partant de la barrière de Pirna jusqu'à la barrière de Dippoldiswalde. Il avait rangé sa quatrième division (45e) sur l'autre moitié du pourtour se terminant au faubourg de Friedrichstadt. En avant du faubourg de Pirna se trouvait un vaste jardin public, dit le Gross-Garten, large de quatre ou cinq cents toises, long de mille ou douze cents, et qui présentait, par rapport aux dispositions de cette journée, une forte saillie en avant de notre gauche. Le maréchal Saint-Cyr y avait établi sa troisième division (la 44e), mais avec la précaution de ne laisser que de simples postes dans la partie avancée du jardin, et de mettre le gros de la division en arrière, pour qu'elle ne fût pas coupée de l'enceinte de la ville, à laquelle le Gross-Garten n'était pas immédiatement lié. Le maréchal Saint-Cyr avait distribué ses postes avec un art infini, de manière qu'ils se soutinssent les uns les autres, et entre les redoutes, dont quelques-unes ne se flanquaient pas assez, il avait disposé de l'artillerie attelée, pour remplir par des feux mobiles les lacunes entre les feux fixes. Emplacement des forces russes, prussiennes et autrichiennes autour de Dresde. Les Russes de Wittgenstein et de Miloradovitch, sous Barclay de Tolly, descendus de Péterswalde, et faisant face à notre gauche, devaient attaquer entre l'Elbe et le Gross-Garten, par les barrières de Pirna et de Pilnitz. Les Prussiens, sous le général Kleist, devaient attaquer le Gross-Garten. Les Autrichiens, venus par les débouchés les plus éloignés, et ramenés ensuite sur Dresde par la route de Freyberg, formaient la gauche des alliés, faisaient par conséquent face à notre droite, et devaient attaquer entre les barrières de Dippoldiswalde et de Freyberg. C'était du moins ce qu'on pouvait supposer d'après la distribution apparente des forces ennemies sur le demi-cercle des hauteurs.

Reconnaissance exécutée par Napoléon autour de la ville. Napoléon après avoir parcouru cette ligne sous un feu de tirailleurs assez vif, approuva toutes les dispositions du maréchal Saint-Cyr, et lui fit connaître ses intentions. Les cuirassiers venaient d'arriver, et la vieille garde les suivait; mais la jeune garde, forte de quatre belles divisions, ne pouvait être rendue à Dresde que fort tard dans la journée. Les maréchaux Marmont et Victor se trouvaient encore plus loin. Le projet de Napoléon était de placer une partie de la vieille garde aux diverses barrières, pour les garantir contre tout succès imprévu de l'ennemi, et de ne faire donner cette troupe de prédilection qu'à la dernière extrémité. Avec le reste de la vieille garde, tenue en arrière sur la principale place de la ville, il devait attendre l'événement. Dès qu'il aurait la jeune garde sous la main, Napoléon se réservait de l'employer lui-même selon les besoins. Dispositions qu'il ajoute à celles qu'avait faites le maréchal Saint-Cyr. Il rangea Murat avec toute la cavalerie de Latour-Maubourg dans la plaine de Friedrichstadt, qui s'étend en avant du faubourg de ce nom, et qui formait l'extrême droite de notre ligne de défense, pour occuper l'espace que la quatrième division du maréchal Saint-Cyr ne pouvait pas remplir à elle seule. Entre cette division et la deuxième, c'est-à-dire vers le centre, les forces paraissant insuffisantes, Napoléon y envoya une partie de la garnison de Dresde composée de Westphaliens. Il ordonna au général Teste de rentrer en ville avec sa brigade laissée sur l'Elbe, pour venir soutenir la cavalerie de Latour-Maubourg dans la plaine de Friedrichstadt.

Dans cette journée du 26, le combat n'avait pas commencé à la moitié du jour. On attendit ainsi résolûment l'attaque des deux cent mille ennemis qu'on avait devant soi, et dont on devait supposer que l'effort serait violent, car ils ne pouvaient se flatter d'emporter Dresde que par un coup d'extrême vigueur. Pourtant on était à la moitié du jour, et on n'entendait qu'un feu de tirailleurs sur notre gauche, du côté du Gross-Garten. Ce feu s'était engagé entre les Prussiens et la 44e division, habilement commandée par le général Berthezène.

Hésitation des coalisés, et motif de cette hésitation. Il est aisé de deviner pourquoi les coalisés étaient si lents ce jour-là, c'est qu'il s'était élevé un nouveau conflit d'opinion au sein de leur état-major. Ils étaient convenus la veille d'ajourner toute résolution jusqu'au lendemain 26, soit pour laisser arriver la quatrième colonne, celle de Klenau, soit pour lire plus clairement dans les desseins des Français. Le 26 au matin tout leur avait paru changé, car Saint-Cyr au lieu d'être déployé dans la plaine, s'était sagement replié sur les ouvrages de la ville, et ne semblait pas facile à forcer dans sa position. De plus on devait supposer que Napoléon n'était pas homme à l'y abandonner sans secours, et que dès lors les cinq ou six mille hommes, les dix mille peut-être, qu'on serait obligé de sacrifier pour enlever Dresde, seraient probablement sacrifiés inutilement, ce qui était un triste début pour la grande armée coalisée, sans compter les dangers qu'on pourrait courir du côté de Pirna, et dont personne au reste n'avait une idée claire parmi les coalisés! Diversité des avis. Dans ce nouvel état de choses, le général Jomini, qui avait l'esprit ardent mais juste, se rangea au sentiment du général Moreau, l'empereur Alexandre à celui de tous les deux, et on parut décidé à se replier sur les hauteurs de Dippoldiswalde, pour s'y établir, le dos contre les montagnes, dans une position tout à la fois sûre et menaçante. Insistance du roi de Prusse pour une attaque immédiate. Mais le roi de Prusse, dominé par les passions de son armée, dit avec un ton d'opiniâtreté froide, qu'après avoir fait une tentative si ambitieuse sur les derrières de Napoléon, se retirer sans même essayer une démonstration contre Dresde, était une conduite qui dénoterait autant de légèreté que de faiblesse, et qui d'ailleurs froisserait singulièrement le patriotisme de ses soldats. Le général Jomini répliqua que la guerre n'était pas une affaire de sentiment, mais de calcul, qu'il aurait fallu attaquer la veille, c'est-à-dire le 25, qu'alors on aurait eu des chances, mais qu'aujourd'hui il n'y en avait pas assez pour sacrifier six mille hommes. Sur l'avis des généraux Moreau et Jomini, le projet d'attaque est abandonné. Moreau appuya cet avis; Alexandre, suivant son usage, paraissait flottant, le roi de Prusse se montrait mécontent et roide, lorsqu'un habitant de Dresde, arrêté aux avant-postes, et sommé de dire ce qu'il savait, déclara que Napoléon venait d'entrer dans Dresde, qu'il n'y était pas entré seul, et donna des détails tels qu'il était impossible de conserver aucun doute à cet égard. De son côté la colonne russe descendue par Péterswalde avait aperçu au delà de l'Elbe les masses de l'armée française accourant sur Dresde, de façon que tout annonçait une résistance des plus sérieuses. Dès lors il ne pouvait plus y avoir qu'un avis, celui d'aller prendre tout de suite la position de Dippoldiswalde. Le prince de Schwarzenberg, tout en reconnaissant qu'on avait raison, répondit qu'il n'était pas aussi facile de se retirer qu'on l'imaginait, que sa quatrième colonne, arrivée la dernière, et fort avancée vers la gauche, se trouverait en péril si on rétrogradait trop vite, car dans le mouvement de conversion en arrière qu'on allait opérer pour s'éloigner de Dresde et s'adosser aux montagnes, elle aurait l'arc de cercle le plus long à décrire, plusieurs vallées à traverser, et qu'il fallait à cause d'elle mettre beaucoup de lenteur à se replier. Cependant le contre-ordre n'ayant pas été donné à temps, toutes les colonnes des coalisés en entendant sonner trois heures aux cloches de Dresde, s'ébranlent pour attaquer la ville. Il promit au surplus de contremander tout projet d'attaque. Le généralissime autrichien, qui avait pour principal rédacteur de ses dispositions le général Radetzki, avait adressé la veille pour le lendemain l'ordre convenu de faire une forte démonstration sur Dresde, ce qui, dans tous les cas, était très-mal imaginé, car il aurait fallu ou une attaque furieuse, ou rien. Soit la difficulté de changer assez vite les ordres destinés à une masse de deux cent mille hommes, soit la répugnance à s'en aller sans combattre, l'ordre d'attaquer ne fut pas contremandé à temps, et les cloches de Dresde ayant à toutes les églises sonné trois heures, les nombreuses colonnes des coalisés s'ébranlèrent à la fois, et bientôt une violente canonnade se fit entendre, au grand étonnement des souverains qui ne songeaient qu'à se retirer. Bataille du 26. Le mouvement étant ainsi donné de la droite à la gauche, il n'était plus possible de l'arrêter, et l'attaque se trouva engagée sur tout le pourtour de la ville de Dresde.

Les Russes, sous Wittgenstein, attaquent la barrière de Pirna. Le corps de Wittgenstein formant la droite des coalisés, opposé par conséquent à notre gauche, s'avança entre l'Elbe et le Gross-Garten en face du faubourg de Pirna. Il fallait franchir un gros ruisseau canalisé, appelé le Land-Graben, et menant dans l'Elbe les eaux des hauteurs environnantes. Les soldats de la 43e division (seconde de Saint-Cyr) disputèrent vivement le terrain. Les Russes, indépendamment d'une batterie française placée sur l'autre rive de l'Elbe, avaient à leur droite notre première redoute construite en avant de la barrière de Ziegel, à leur gauche notre seconde redoute, construite en avant de la barrière de Pirna, et en face des batteries attelées, dont les feux mobiles les attendaient à chaque partie découverte du terrain. Ils eurent donc une grande peine à s'avancer; ils franchirent néanmoins le Land-Graben, puis cheminèrent entre l'Elbe et le Gross-Garten, aidés par les progrès des Prussiens dans le Gross-Garten. Les Prussiens enlèvent le Gross-Garten. Ceux-ci en effet, après de violents efforts, avaient fini par s'emparer de ce jardin, grâce à leur nombre. Ils étaient plus de 25 mille contre une simple division (la 43e), qui était de 6 à 7 mille hommes, et qui ne voulait pas s'obstiner à cette défense jusqu'à courir la chance d'être coupée de la ville. Elle rétrograda peu à peu, de manière à couvrir le plus longtemps possible les parties de notre ligne qui s'étendaient à gauche et à droite, et se replia entre les barrières de Pirna et de Dohna, disputant opiniâtrement le jardin du prince Antoine, qui était situé en arrière du Gross-Garten, et formait le saillant du faubourg de Pirna. Elle vint s'y lier à la 45e division (quatrième de Saint-Cyr), chargée de défendre le reste de l'enceinte.

Les Autrichiens s'emparent de la redoute du jardin Moczinski. Tel était vers cinq heures du soir l'état des choses dans cette partie de notre ligne. L'ennemi sur ce point avait fort approché des redoutes, mais n'en avait enlevé aucune. Au centre, l'attaque avait fait plus de progrès. Les Autrichiens, apercevant une masse immense de cavalerie qui couvrait déjà la plaine de Friedrichstadt sur leur gauche, avaient porté tous leurs efforts sur notre centre, et avaient abordé deux des redoutes, la troisième et la quatrième, construites dans cette partie, l'une située en avant du jardin Moczinski près de la porte de Dohna, l'autre en avant de la porte de Freyberg. Attaquant avec cinquante pièces de canon chacune de ces redoutes, ils avaient fini par en éteindre le feu, et profitant ensuite de quelques plis de terrain ils avaient ouvert une fusillade tellement meurtrière, notamment sur celle du jardin Moczinski, qu'ils avaient forcé nos soldats à l'évacuer. Ils l'avaient alors occupée. C'était la seule de nos redoutes qu'ils eussent prise, mais un effort énergique sur la quatrième, et sur la cinquième qui venait après, pouvait les en rendre maîtres, et à leur droite les Russes se trouvaient déjà au pied de la première et de la seconde, tout prêts à donner l'assaut.

Quelques compagnies de la vieille garde arrêtent l'ennemi aux barrières de Pirna et de Freyberg. Quoiqu'il fût tard et qu'il restât peu de jour à l'ennemi pour agir, le péril était grave. Malgré l'ordre de ménager la vieille garde, Friant qui commandait les grenadiers de ce corps, et qui était placé en réserve au faubourg de Pirna, n'avait pas craint d'engager quelques compagnies de ces braves gens. Ces vieux soldats ouvrant hardiment les barrières de Pilnitz et de Pirna, avaient tiré à bout portant sur les têtes de colonnes russes, puis repoussé à la baïonnette les détachements qui s'étaient trop approchés. À l'extrémité opposée, c'est-à-dire à la porte de Freyberg, les fusiliers avaient agi de même, et culbuté les Autrichiens. Ces actes d'énergie n'avaient heureusement pas coûté beaucoup de monde à la vieille garde que Napoléon tenait à ménager, réservant à la jeune l'honneur et l'éducation des grands dangers.

Arrivée de la jeune garde vers la fin du jour. Mais les colonnes de cette jeune garde arrivaient en ce moment, impatientes de se mesurer avec l'ennemi, et remplissant Dresde des cris de Vive l'Empereur! Elles présentaient quatre belles divisions de huit à neuf mille hommes chacune, deux sous le maréchal Mortier, et deux sous le maréchal Ney. Napoléon dispose lui-même aux barrières de Pilnitz et de Pirna les quatre divisions de la jeune garde. En les voyant, Napoléon accourt et les dispose lui-même. Il envoie les divisions Decouz et Roguet à la barrière de Pilnitz pour refouler les Russes, qui ne cessaient de gagner du terrain, les divisions Barrois et Parmentier à la barrière de Pirna pour refouler les Prussiens, qui après avoir enlevé le Gross-Garten, donnaient déjà la main aux Autrichiens près de la redoute du jardin Moczinski. En même temps Napoléon fait ordonner à Murat, que l'infanterie du général Teste venait de rejoindre, de charger avec toute sa cavalerie dans la plaine de Friedrichstadt.

Ces quatre divisions débouchent brusquement des barrières de Pilnitz et de Pirna, et refoulent l'ennemi sur tous les points. En un instant la scène change. Les barrières de Ziegel et de Pilnitz s'ouvrent, et deux divisions de la jeune garde sortent comme des torrents pour se jeter sur les Russes et les Prussiens. Elles se déploient d'abord pour faire feu, puis se forment en colonnes, et chargent à la baïonnette les masses ennemies. Les Russes surpris sont arrêtés, et bientôt culbutés sur le Land-Graben, qu'ils sont forcés de repasser en désordre. L'une de ces deux divisions se rabat à droite sur le jardin du prince Antoine qu'attaquaient les Prussiens, et les en chasse à la baïonnette. Elle vient ensuite se joindre aux troupes de la 44e division, pour reprendre la redoute située à l'extrémité du jardin Moczinski. Beaux résultats de la journée du 26. Les soldats de la jeune garde, ceux des 43e et 44e divisions débouchent de ce jardin en plusieurs colonnes, se jettent sur la redoute, les uns par la gorge, les autres par les épaulements, s'en emparent, et y font prisonniers six cents Autrichiens. Au même moment le général Teste, avec la brigade qui lui restait, sort par la porte de Freyberg, s'empare du village de Klein-Hambourg, tandis que Murat, se déployant avec douze mille cavaliers à notre extrême droite, expulse les Autrichiens de la plaine de Friedrichstadt, et les oblige à regagner les hauteurs. L'ennemi a perdu 6 mille hommes, et les Français tout au plus 2 mille. De toutes parts les alliés vivement repoussés reconnaissent dans ces actes vigoureux la main de Napoléon et prennent le parti de la retraite en nous abandonnant trois ou quatre mille morts ou blessés et deux mille prisonniers. Combattant à couvert, nous n'avions pas perdu plus de deux mille hommes.

Satisfaction de Napoléon; il espère plus encore pour le lendemain. Napoléon était enchanté de cette première journée, car bien qu'il n'eût pas éprouvé d'inquiétude pour la conservation de Dresde, il était fort content d'être quitte de cette attaque à si peu de frais, d'avoir en même temps arraché les habitants de Dresde ainsi que la cour de Saxe à leur terreur, et il prévoyait avec joie une brillante journée pour le lendemain. En effet, cette tentative du 26 ne pouvait pas être le dernier effort de l'ennemi, et comme on attendait encore 40 mille hommes au moins dans la soirée, outre tout ce qu'on venait de recevoir dans l'après-midi, Napoléon se croyait en mesure de livrer le lendemain une bataille décisive. Du haut de l'un des clochers de Dresde, il avait discerné une gorge profonde, celle de Plauen, qui divisait le champ de bataille en deux. Étant monté plusieurs fois dans cette journée à un clocher de la ville, d'où l'on apercevait très-distinctement le demi-cercle de hauteurs qui entourent Dresde, il avait tout à coup imaginé l'une des plus belles manœuvres qu'il eût jamais exécutées. À notre gauche les Russes formant l'extrême droite des coalisés, étaient rangés entre l'Elbe et le Gross-Garten. Il fonde sur cette circonstance une manœuvre décisive, et destine à Murat la mission de précipiter les Autrichiens dans la vallée de Plauen. Un peu moins à gauche, en s'approchant du centre, étaient les Prussiens sous le général Kleist, repoussés du Gross-Garten et repliés sur les hauteurs de Strehlen. (Voir le plan des environs de Dresde, carte no 58.) Tout à fait au centre se trouvait une partie des Autrichiens, vis-à-vis des barrières de Dippoldiswalde et de Freyberg, sur les hauteurs de Racknitz et de Plauen. Là, entre le centre et notre droite, on découvrait une gorge étroite et profonde, servant de lit à la petite rivière de la Weisseritz, laquelle vient se jeter dans l'Elbe, entre la ville vieille et le faubourg de Friedrichstadt. C'est au delà de cette gorge, appelée vallée de Plauen, à l'extrême gauche des alliés, et à notre extrême droite, qu'était rangée la plus grande partie des Autrichiens, séparés ainsi du reste de l'armée coalisée par une sorte de gouffre, à travers lequel il était impossible de les secourir. En outre, ce côté du champ de bataille était plus propre que les autres aux manœuvres de la cavalerie. Napoléon saisissant d'un coup d'œil les avantages qu'offrait cette circonstance locale, avait résolu de renforcer le roi de Naples de tout le corps du maréchal Victor, de le lancer par un détour à droite et d'une manière foudroyante sur les Autrichiens, qui ne pouvant être secourus seraient inévitablement précipités dans la gorge de Plauen, et après avoir ainsi détruit la gauche des coalisés, de pousser Ney avec toute la jeune garde sur leur droite, pour les refouler en masse sur les hauteurs d'où ils avaient essayé de descendre. Il devait résulter de ce double mouvement un double avantage, c'était de leur enlever à droite la grande route de Freyberg, la plus large et la meilleure pour opérer leur retraite, de les acculer à gauche sur cette route de Péterswalde, où Vandamme les attendait à la tête de 40 mille hommes, et de les réduire ainsi pour retourner en Bohême à des chemins mal frayés, où ils ne repasseraient qu'en essuyant des pertes énormes.

Napoléon donne ses ordres sans prendre un moment de repos. Ces combinaisons formées en un instant avec une merveilleuse promptitude d'esprit, avaient rempli Napoléon d'une satisfaction qui éclatait sur son visage, et qui n'était que la joie anticipée d'un grand triomphe presque assuré pour le lendemain. Avant de prendre ni repos ni nourriture, il donna ses ordres sans désemparer[11]. Le maréchal Victor chargé d'opérer avec Murat sur notre droite, et contre la gauche des coalisés composée des Autrichiens. À droite il plaça le général Teste sous le maréchal Victor, l'un et l'autre sous Murat qui allait avoir ainsi 20 mille hommes d'infanterie et environ 12 mille hommes de cavalerie, avec ordre de tourner les Autrichiens par leur gauche, et de les pousser à outrance vers la vallée de Plauen. Marmont et la garde rangés en masses au centre. Il prescrivit au maréchal Marmont, qui arrivait dans le moment, de s'établir au centre, à la barrière de Dippoldiswalde, près du jardin Moczinski, ayant derrière lui la vieille garde et la réserve d'artillerie. Saint-Cyr chargé de faire face aux Prussiens à Strehlen. Le maréchal Saint-Cyr devait réunir ses trois divisions, les ranger en colonne serrée entre la barrière de Dippoldiswalde et la barrière de Dohna, la droite au maréchal Marmont, la gauche au Gross-Garten. Ces deux corps, placés près de Napoléon qui avait le projet de se tenir au centre (ce qu'il fit savoir à tous ses lieutenants pour qu'ils vinssent y chercher ses ordres), ne devaient recevoir d'instructions que sur le terrain même et de sa propre bouche. Ney chargé avec la jeune garde et une partie de la cavalerie de défiler devant le Gross-Garten, et de venir enlever aux Russes la plaine entre Gruna et Prohlis. Enfin à l'extrême gauche, Ney, avec toute la jeune garde et une portion de la cavalerie sous Nansouty, avait pour instructions de défiler derrière le Gross-Garten avec près de quarante mille hommes, de tourner autour de ce jardin, d'expulser les Russes de la plaine qui s'étend de Striesen à Döbritz, et de les refouler sur les hauteurs quand le désastre de la gauche des coalisés les aurait suffisamment ébranlés. Sauf le conseil des événements, Napoléon voulait en agissant par ses deux ailes, dont chacune allait enlever aux coalisés l'une de leurs routes principales, demeurer immobile au centre avec 50 mille hommes, se réservant d'en disposer au besoin, sans crainte d'affaiblir le milieu de sa ligne, appuyé qu'il était à la ville et à de fortes redoutes. Il avait en effet donné des ordres pour que toutes les redoutes, et notamment celles du centre, fussent réarmées, renforcées en hommes et en artillerie. Prévoyant de plus un violent combat d'artillerie au centre, il y avait amené plus de cent bouches à feu de la garde, indépendamment de toutes les batteries de Marmont et de Saint-Cyr.

Napoléon avec à peu près 120 mille hommes allait en combattre 200 mille, car les coalisés, une fois tous les Autrichiens de Klenau arrivés, n'en devaient pas avoir moins. De ces 200 mille, il y en avait 180 mille devant Dresde, et 20 mille devant Pirna sous le prince Eugène de Wurtemberg. Les coalisés auraient même pu en réunir davantage, s'ils n'avaient pas laissé environ 30 mille hommes entre Prague et Zittau à la garde de ce débouché, où était resté le prince Poniatowski. Mais Napoléon avait pour contre-balancer l'inégalité du nombre l'avantage de ses combinaisons, et les 40 mille hommes du général Vandamme, placés à Pirna bien plus utilement qu'à Dresde.

Napoléon soupe chez le roi de Saxe avec tous ses maréchaux. Après avoir dicté ces dispositions de la manière la plus précise, Napoléon alla souper chez le roi de Saxe avec ses maréchaux, et recevoir les félicitations de toute la cour, bien heureuse maintenant qu'elle était irrévocablement liée à notre sort, de voir l'ennemi éloigné de la capitale et menacé d'une prochaine et grande défaite. Grandes espérances pour le lendemain. Napoléon ne révéla ses projets à personne, mais il annonça une bataille décisive pour le lendemain, n'hésita point à dire qu'il la rendrait funeste pour la coalition, et laissa éclater pendant toute la soirée une gaieté singulière. Il ne se retira que fort tard, afin de goûter un peu de repos entre deux batailles.

Délibérations dans le camp des coalisés. La journée ne se termina pas aussi gaiement dans le camp des souverains alliés. On regrette fort l'événement de la journée du 26, mais on se propose de rester devant Dresde, ne supposant pas que Napoléon ose attaquer une armée de 200 mille hommes sur les hauteurs qu'elle occupe. On s'y reprochait l'échec éprouvé devant Dresde, on l'attribuait au contre-ordre décidé et point donné, et on n'était pas d'avis de renouveler l'imprudente tentative qui venait de coûter inutilement cinq à six mille hommes à l'armée combinée. Aller prendre à Dippoldiswalde sur le penchant des montagnes de Bohême la position menaçante conseillée par Moreau, n'était pas immédiatement praticable, car c'eût été proclamer une véritable défaite, et la déclarer même plus grave qu'elle n'était. Mais on résolut de rester en place sur les coteaux qui entourent Dresde, et où l'on occupait une excellente position. Les Français avaient eu l'avantage des lieux en s'adossant à Dresde pour résister; on l'aurait à son tour en se tenant sur le demi-cercle des hauteurs, et s'ils attaquaient on les rejetterait en désordre vers ces faubourgs où l'on n'avait pas pu pénétrer. Personne ne s'avisa de penser à ce gouffre de Plauen, au delà duquel se trouvait une partie de l'armée autrichienne, et où il serait impossible de lui porter secours s'il lui advenait malheur. Seulement le prince de Schwarzenberg craignant de n'être pas assez fort au centre, retira une partie des troupes qu'il avait au delà du vallon de Plauen, affaiblit ainsi son aile gauche qu'il aurait dû renforcer, comptant il est vrai sur l'arrivée de la seconde moitié du corps de Klenau, pour rendre à cette aile la force dont il la privait. C'est dans ces dispositions si différentes que chacun attendit la journée du lendemain.

Grande journée du 27 août. Ce lendemain, 27 août, il pleuvait abondamment, et dans les intervalles de pluie un brouillard épais enveloppait le champ de bataille, circonstance pénible pour les soldats des deux armées, mais avantageuse pour les combinaisons de Napoléon. Épais brouillard suivi de pluie. Les premières heures de la matinée se passèrent en manœuvres. La matinée employée en manœuvres. De notre côté, en commençant par la droite, le général Teste, mis sous les ordres du maréchal Victor, vint s'établir avec les huit bataillons dont il disposait en face du village de Löbda et de l'entrée du vallon de Plauen, pour empêcher les grenadiers autrichiens de Bianchi d'en déboucher ainsi qu'ils l'avaient fait la veille. (Voir le plan des environs de Dresde.) Le maréchal Victor avec ses trois divisions (dont une réduite à une seule brigade) se forma en colonnes au pied des hauteurs, attendant que Murat eût exécuté son mouvement tournant sur la gauche des Autrichiens, et Murat lui-même, à cheval dès le matin, prenant avec la grosse cavalerie de Latour-Maubourg le chemin allongé de Priesnitz, se hâta de gravir sans être aperçu le plateau sur lequel il devait manœuvrer. Au centre Marmont ayant la vieille garde derrière lui, et sur son front une formidable artillerie, vint se ranger au pied des hauteurs de Racknitz, pour recevoir les instructions que Napoléon, placé à ses côtés, lui donnerait de vive voix. Un peu à gauche, mais toujours au centre, Saint-Cyr ayant réuni ses trois divisions répandues la veille tout autour de la ville, prit position en avant du Gross-Garten, prêt à attaquer les hauteurs de Strehlen. Enfin à l'extrême gauche, Ney avec la jeune garde et la cavalerie de Nansouty, défila en colonnes derrière le Gross-Garten, pour le tourner et venir ensuite entre Gruna et Döbritz se mesurer avec les Russes.

Distribution des troupes alliées. Du côté des alliés la distribution était la même que la veille, sauf quelques rectifications de position, et ils attendaient presque immobiles l'attaque des Français, dont ils apercevaient les préparatifs à travers le brouillard. Le comte de Wittgenstein (en commençant par leur droite) était avec le gros des Russes opposé au maréchal Ney entre Prohlis et Leubnitz: il avait ses masses sur les hauteurs, ses avant-gardes dans la plaine. En arrière à droite, autour de Prohlis, se trouvait la cavalerie de la garde sous le grand-duc Constantin, en arrière à gauche, entre Torna et Leubnitz, le corps des grenadiers sous Miloradovitch. Barclay de Tolly commandait ces réserves. Un peu à gauche et vers le centre, se trouvaient les Prussiens de Kleist, entre Leubnitz et Racknitz, ayant la garde prussienne en arrière et leurs avant-gardes dans la plaine, aux environs de Strehlen, en face du maréchal Saint-Cyr. Tout à fait au centre, les corps autrichiens de Colloredo et de Chasteler étaient déployés de Racknitz à Plauen, faisant face au maréchal Marmont et à la vieille garde. Moreau placé à Racknitz avec l'empereur Alexandre. Là était établi, à Racknitz même, l'empereur Alexandre avec le général Moreau, devenu son fidèle compagnon, et pouvant presque apercevoir Napoléon placé à la barrière de Dohna. À gauche, contre le vallon de Plauen, étaient rangés en colonnes les grenadiers de Bianchi, détachés du corps de Giulay pour renforcer le centre, et ayant derrière eux vers Coschitz les réserves autrichiennes, sous le prince de Hesse-Hombourg. Enfin plus à gauche, au delà de ce vallon de Plauen, si profond, si difficile à traverser, se trouvaient à Töltschen les restes du corps de Giulay, un peu plus loin à Rosthal et Corbitz la division d'infanterie d'Aloys Lichtenstein, et tout à fait à gauche, entre Comptitz et Altfranken, la division Meszko, faisant partie du corps de Klenau qui était encore en marche en ce moment. Ce sont ces troupes qui allaient avoir sur les bras Victor et le roi de Naples.

Dès que les positions furent prises, et qu'on put discerner les objets à travers le brouillard, la canonnade commença, et bientôt elle devint violente, car entre les deux armées il n'y avait pas moins de douze cents pièces de canon en batterie. Napoléon fit surtout entretenir le feu d'artillerie au centre, où il n'avait que ce moyen d'action. Le général Teste s'empare de Löbda. À la droite le général Teste s'empara de Löbda, dont il chassa les tirailleurs autrichiens, et pénétra jusqu'à l'entrée du vallon de Plauen. Victor s'approche de Rosthal et de Corbitz. Le maréchal Victor qui avait marché une partie de la nuit, après un peu de repos donné à ses troupes, se forma en plusieurs colonnes, et entreprit de gravir les hauteurs, pour s'approcher des villages de Töltschen, Rosthal, Corbitz, qu'il devait enlever, et Murat ayant franchi par le petit chemin de Priesnitz l'escarpement du coteau, déploya ses soixante escadrons sur la droite de la chaussée de Freyberg, menaçant la gauche des Autrichiens. (Voir le plan des environs de Dresde.) À dix heures et demie du matin ce mouvement était presque terminé.

Marmont soutient au centre une vive canonnade. Au centre, Saint-Cyr, rangé un peu à gauche de Marmont et de la vieille garde, quitta les murs du Gross-Garten, auxquels il était adossé, enleva Strehlen aux Prussiens, et essaya de les suivre sur les hauteurs de Leubnitz. Saint-Cyr enlève Strehlen aux Prussiens. Les Prussiens se jetèrent sur lui, et un combat des plus vifs s'engagea entre Strehlen et Leubnitz. Ney défile derrière le Gross-Garten. Au delà du Gross-Garten, Ney après avoir défilé derrière ce jardin, et pivotant alors sur sa droite, la gauche en avant, vint se déployer entre Gruna et Döbritz, puis s'avança vers Reick, refoulant devant lui les avant-gardes de Wittgenstein. Marchant à la tête de trente-six mille hommes d'une superbe infanterie, et de cinq à six mille chevaux, il se présentait avec l'attitude résolue qui lui était naturelle.

Sauf l'engagement sérieux entre Saint-Cyr et les Prussiens vers Strehlen, on se contenta jusqu'à onze heures du matin d'échanger une forte canonnade sur la plus grande partie de la ligne, et le temps fut surtout employé à manœuvrer sur les deux ailes. Les coalisés cependant, qui ne pouvaient pas apercevoir ce qui se passait à leur gauche, au delà du vallon de Plauen, et qui voyaient à leur droite la marche soutenue et imposante de Ney, se demandaient ce qu'il fallait faire. Les coalisés songent à se jeter en masse sur Ney.D'après une idée du général Jomini, il fut proposé à l'empereur Alexandre dès que le maréchal Ney serait parvenu jusqu'à Prohlis, de jeter dans son flanc la masse des Prussiens, tandis que Barclay de Tolly avec les réserves russes l'aborderait de front. On pensait qu'en portant ainsi sur ce maréchal cinquante à soixante mille hommes à la fois, on parviendrait à l'accabler. Mais le maréchal Saint-Cyr se rabattant lui-même avec 20 mille hommes sur les Prussiens, et les prenant à dos, aurait pu à son tour faire naître des chances bien diverses, et peut-être bien funestes pour les alliés. L'ordre en est donné. Alexandre jugea bonne l'idée qu'on lui proposait; le prince de Schwarzenberg l'accueillit; elle convenait à l'ardeur des Prussiens, et on dépêcha des émissaires au froid et méthodique Barclay de Tolly pour lui persuader de concourir avec toutes ses forces à une manœuvre qu'on croyait décisive.

Mais tandis que ce danger, plus ou moins réel, menaçait le maréchal Ney, un danger certain, ne dépendant pas du concours d'une foule de volontés, menaçait la gauche des coalisés. Vers onze heures, Victor et Murat exécutent la grande manœuvre qui leur est prescrite. Vers onze heures et demie, au delà du vallon de Plauen, Victor et Murat arrivés en ligne, et ayant bien concerté leur attaque, commencèrent à l'exécuter avec autant de promptitude que de vigueur. Le maréchal Victor porta sur sa gauche la division Dubreton, dont une brigade devait enlever Töltschen aux grenadiers de Weissenwolf, dont l'autre brigade devait enlever Rosthal à la division Aloys Lichtenstein. Il porta sur sa droite la division Dufour, réduite à une brigade, et la dirigea contre le village de Corbitz, où passait la grande route de Freyberg, et où se trouvait le reste de la division Aloys Lichtenstein. Il tint en réserve la division Vial. Au delà de Corbitz et de l'autre côté de la chaussée de Freyberg, Murat continuant à manœuvrer, tâchait en s'avançant jusqu'à Comptitz de déborder la gauche des Autrichiens formée par la division Meszko. Victor enlève Töltschen, Rosthal et Corbitz. Quand Murat parut avoir gagné assez de terrain sur la gauche des Autrichiens, le maréchal Victor donna enfin le signal, et on marcha d'un pas rapide sur les trois villages désignés. Les Autrichiens firent d'abord avec cinquante pièces de canon un feu meurtrier, et lorsque nos colonnes d'attaque furent plus rapprochées, les accueillirent avec la mousqueterie. Nos jeunes soldats, conduits par des officiers vigoureux, ne furent ébranlés ni par les boulets ni par les balles. Se portant avec vivacité sur les trois villages, ils enlevèrent les clôtures des jardins qui les précédaient, puis se jetèrent sur les villages eux-mêmes. Les deux brigades de la division Dubreton entrèrent, l'une dans Töltschen, où elle combattit corps à corps avec les grenadiers de Weissenwolf, l'autre dans Rosthal, où elle se trouva aux prises avec une partie de la division Aloys Lichtenstein. Après un combat assez court ces deux villages tombèrent dans nos mains. À droite la division Dufour assaillit Corbitz, l'emporta, et y fit deux mille prisonniers. Les Autrichiens se replièrent alors sur le terrain en arrière, lequel s'élève en forme de glacis. On les y suivit. Tout à coup la division Aloys Lichtenstein, apercevant un vide entre la division Dubreton qui s'était portée un peu à gauche vers Töltschen, et la division Dufour qui était restée à Corbitz, sur la grande route de Freyberg, tâcha de pénétrer dans ce vide. Murat lance la cavalerie Bordesoulle sur la division Aloys Lichtenstein, et enfonce deux carrés. Mais la division Vial, qui était en réserve au centre, s'avança pour lui tenir tête, tandis que Murat saisissant l'à-propos avec le coup d'œil d'un général de cavalerie supérieur, lança la division Bordesoulle sur l'infanterie d'Aloys Lichtenstein. Les cuirassiers de Bordesoulle fondirent au galop sur les Autrichiens formés en carré, et privés par la pluie de l'usage de leurs feux. Deux carrés furent en un instant enfoncés et sabrés. La division Dufour dégagée reprit alors sa marche le long de la chaussée de Freyberg, tandis qu'à gauche les deux brigades Dubreton s'appliquaient à pousser les Autrichiens vers le gouffre de Plauen. Victor et Murat précipitent l'infanterie autrichienne dans la vallée de Plauen. Les grenadiers de Weissenwolf voulurent en vain tenir, ils furent précipités dans la Weisseritz: on en prit plus de deux mille. En même temps la cavalerie de Bordesoulle renouvelant ses charges sur la division Aloys Lichtenstein, la mena jusqu'au sommet des hauteurs entre Altfranken et Pesterwitz, puis la précipita sur Potschappel, dans le plus profond de la vallée de Plauen. On ramassait en quantité les hommes et les canons. À droite Murat, qui avait toujours suivi de l'œil la division Meszko pour l'empêcher de se réunir à Aloys Lichtenstein, la poussa sur Comptitz pour la jeter par delà les hauteurs. Trois mille cavaliers autrichiens placés sur les flancs de cette division se ruèrent alors sur lui. Il leur opposa les dragons de la division Doumerc, et les culbuta. Puis il aborda l'infanterie de Meszko avec ses cuirassiers, et la mena battant pendant plus d'une lieue sur la grande route de Freyberg. La pluie empêche les Autrichiens de faire feu. Tantôt cette malheureuse division s'arrêtait pour recevoir les charges de nos cavaliers, et les soutenir à la baïonnette, car la pluie continuant à tomber par torrents rendait les feux impossibles, tantôt elle se retirait le plus vite qu'elle pouvait. Enfin débordée, entourée par nos escadrons, elle fut réduite à mettre bas les armes au nombre de six à huit mille hommes. À deux heures, Murat a tué ou blessé 5 mille hommes à l'ennemi, et lui a enlevé 12 mille prisonniers. Il était deux heures, et déjà Murat avait tué ou blessé quatre à cinq mille hommes, fait douze mille prisonniers, et ramassé plus de trente bouches à feu. Le désastre de l'aile gauche ennemie était donc complet, et on peut dire sans exagération que cette aile n'existait plus.

Tandis que ces événements s'accomplissaient à la gauche des coalisés, un étrange accident se passait au centre. Vive canonnade au centre. Napoléon ayant engagé là un violent feu d'artillerie contre les Autrichiens qui avaient beaucoup de canons et une position dominante, et ne trouvant pas ce feu suffisant, avait fait amener trente-deux pièces de 12 de la garde commandées par le colonel Griois. Lui-même sous les boulets ennemis dirigeant ces batteries, les porta le plus près possible du but sur lequel elles devaient tirer. En ce moment, l'empereur Alexandre était vis-à-vis, à Racknitz même, ayant le général Moreau à ses côtés. Ce dernier faisant remarquer le danger de cette position à l'empereur Alexandre, lui conseilla de se placer un peu plus loin. Moreau atteint mortellement par une batterie que Napoléon avait dirigée sur le groupe des souverains. À peine avait-il donné ce conseil et fait exécuter ce mouvement, qu'un boulet parti des batteries dont Napoléon excitait le feu, le frappa aux deux jambes et le précipita à terre, lui et son cheval. Étrange coup de la fortune! Il venait d'être atteint d'un boulet français, tiré pour ainsi dire par Napoléon! Que de punitions, les unes méritées, les autres imméritées, tombaient à la fois sur la tête de cet infortuné, qui aurait dû mourir d'une meilleure mort! L'empereur Alexandre courut à Moreau, le serra dans ses bras, le fit emporter, et resta profondément troublé de cet incident, dont l'annonce se propageant de bouche en bouche causa chez les coalisés une impression générale. Barclay de Tolly refuse d'exécuter le mouvement projeté contre Ney. À cette nouvelle s'ajoutèrent bientôt celle du désastre survenu à la gauche qu'il était impossible de secourir à travers le vallon de Plauen, et celle du refus de Barclay qui n'avait pas voulu exécuter la manœuvre qu'on lui proposait contre Ney, disant que sur ce sol détrempé par la pluie, coupé de canaux, il ne pouvait faire descendre son artillerie sans la perdre. En même temps un officier arrivant de Pirna venait d'annoncer que Vandamme débouchant de Kœnigstein, avait enlevé ce poste au prince Eugène de Wurtemberg.

Frappés d'un éclatant désastre à gauche, violemment canonnés au centre, menacés d'être débordés à leur droite par le mouvement du maréchal Ney qui s'avançait sans obstacle de Reick sur Prohlis, et craignant de voir bientôt la route de Péterswalde aux mains de Vandamme, les généraux coalisés réunis autour de l'empereur Alexandre et du roi de Prusse, se mirent à discuter le parti à prendre. Les coalisés prennent le parti de la retraite. Les plus ardents voulaient s'obstiner, mais le prince de Schwarzenberg, atterré par la perte de plus de vingt mille hommes à sa gauche, privé de munitions par le retard de ses convois, ne sachant quel traitement Murat, lancé au galop sur ses derrières, pourrait faire essuyer au reste du corps de Klenau, se refusa péremptoirement à continuer la bataille. La retraite fut donc ordonnée vers les montagnes de la Bohême par lesquelles on avait pénétré en Saxe, sans qu'on fût bien fixé sur la direction que suivrait chaque colonne. On céda le terrain peu à peu, en repassant par-dessus la crête des coteaux qui entourent la ville de Dresde.

Résultats de la victoire de Dresde, due aux belles conceptions de Napoléon et à leur brillante exécution par Murat. À cet aspect la joie la plus vive éclata dans nos rangs. Murat à droite, galopant toujours sur la chaussée de Freyberg, ramassait à chaque instant des prisonniers et des voitures de bagages et d'artillerie. Au centre on canonnait plus vivement l'ennemi, et Saint-Cyr et Ney s'ébranlant à gauche gravissaient les hauteurs à la suite des Russes. À six heures du soir nous avions enlevé aux coalisés 15 à 16 mille prisonniers, au moins quarante bouches à feu, et il restait sur le terrain 10 à 11 mille ennemis morts ou blessés, la plupart par le canon, excepté ceux qui avaient succombé sous les baïonnettes de Victor et les sabres de Murat. Les coalisés avaient donc perdu 26 ou 27 mille hommes, sans compter les traînards et les égarés que nous allions recueillir par milliers. Cette belle journée, dernière faveur de la fortune dans cette affreuse campagne, nous avait coûté environ 8 à 9 mille hommes, presque tous atteints par les boulets. Elle était principalement due à Napoléon, qui d'un coup d'œil avait vu dans la vallée profonde de Plauen un moyen d'isoler et de détruire une aile de l'armée ennemie, et après Napoléon à Murat, qui avait exécuté cette belle manœuvre avec un succès merveilleux. Napoléon se promet de plus grands résultats encore de la position assignée à Vandamme. Sans cet accident de terrain le champ de bataille de Dresde, partout dominé, n'eût pas été tenable pour nous; mais Napoléon en saisissant avec le regard du génie une particularité toute locale, en avait fait soudainement un théâtre de victoire pour lui, un théâtre de confusion pour ses adversaires! Heureuse inspiration de laquelle il attendait de plus grands résultats encore que ceux qu'il venait d'obtenir. Ayant à quatre lieues sur sa gauche quarante mille hommes embusqués, il ne pouvait penser sans une involontaire joie à l'effet que produiraient ces quarante mille hommes tombant à l'improviste sur les derrières des ennemis battus, et tout en s'applaudissant de la victoire du jour, il se promettait, il promettait à tout le monde de bien autres trophées pour le lendemain. Hélas! il ne se doutait pas qu'une combinaison destinée à produire les plus brillants résultats ne serait bientôt qu'une source de malheurs! La fortune dans ces derniers temps ne devait plus lui accorder que des triomphes empoisonnés, ordinaire traitement qu'elle réserve à ceux qui ont abusé d'elle!

Napoléon rentre le soir dans Dresde, et reçoit de la population un accueil enthousiaste. Napoléon rentra dans Dresde à la chute du jour, au milieu des cris enthousiastes de la population, enchantée d'être débarrassée des deux cent mille coalisés, qui avant de la délivrer des Français, lui auraient fait subir les horreurs d'une prise d'assaut. Ayant supporté pendant douze heures une pluie continuelle, il avait les bords de son chapeau rabattus sur les épaules, était couvert de boue et rayonnant de satisfaction. Il alla chez le roi de Saxe, qui lui témoigna la joie la plus vive, et au milieu de ce contentement sincère chez les uns, affecté chez les autres, démonstratif chez tous, il y avait une question qu'il ne cessait d'adresser à chacun. Au moment où le boulet qui avait frappé Moreau était tombé dans le groupe de l'empereur Alexandre, Napoléon avait clairement discerné à l'éclat des uniformes que ce groupe était celui des souverains, et il ne se lassait pas de demander: Qui donc avons-nous tué dans ce brillant escadron?...--Il le sut peu d'instants après par le plus étrange des incidents. L'illustre blessé avait un chien qui était resté dans la chaumière où on lui avait donné les premiers soins. Ce chien amené à Napoléon, portait sur son collier: J'appartiens au général Moreau! C'est ainsi que Napoléon apprit la présence et la mort de Moreau dans les rangs des coalisés! En attendant il donna ses ordres pour que ses corps d'armée, après s'être réchauffés à de grands feux et reposés une nuit entière, se missent en mouvement dès la pointe du jour du 28, afin de poursuivre l'ennemi à outrance, et de recueillir toutes les conséquences de la belle victoire du 27.

Retraite des coalisés. Les coalisés ayant rétrogradé jusqu'au sommet des hauteurs qui entourent Dresde, se mirent à discuter la direction qu'ils donneraient à la retraite. Les uns voulaient s'arrêter aux débouchés des montagnes de la Bohême, comme l'avait conseillé le général Moreau avant la bataille, les autres voulaient se retirer tout de suite en Bohême, au delà même de l'Eger, et de cet avis était surtout le généralissime prince de Schwarzenberg, qui désirait réorganiser son armée, et la remettre du rude coup qu'elle venait d'essuyer. Demeurer sur le versant des montagnes en présence d'un ennemi victorieux, et habitué comme Napoléon à tirer un si grand parti de la victoire, n'était plus proposable. Repasser les montagnes, sauf à décider ensuite jusqu'où l'on pousserait le mouvement rétrograde, était donc la première et la plus inévitable des résolutions à prendre. Elle fut prise. Restait à savoir quels chemins on suivrait pour repasser les montagnes. La grande route de Péterswalde était sinon perdue, au moins fort compromise. En effet, le général Vandamme exécutant les ordres de l'Empereur avait la veille, c'est-à-dire le 26, franchi l'Elbe à Kœnigstein, assailli le plateau de Pirna faiblement gardé, et s'était établi dans ce camp, d'où il dominait la route de Péterswalde sans toutefois l'intercepter entièrement. Routes par eux adoptées pour se retirer. On avait bien envoyé dans la journée le comte Ostermann pour secourir le prince Eugène de Wurtemberg, mais on ne connaissait pas au juste la force du corps de Vandamme, on ne savait pas s'il avait vingt, trente ou quarante mille hommes, et si dans l'intervalle il n'aurait pas réussi à descendre du camp de Pirna pour fermer les défilés de la route de Péterswalde. Renoncer à y passer avait le double inconvénient d'y laisser sans appui le prince de Wurtemberg et le comte Ostermann, et de se reporter en masse sur les chemins secondaires, qui étaient mal frayés, et où les Russes allaient former avec les Prussiens et les Autrichiens un fâcheux encombrement. On décida donc que le gros des Russes sous Barclay de Tolly marcherait à la suite du comte Ostermann par la route de Péterswalde, et la rouvrirait de vive force si elle était fermée; que les Prussiens et une partie des Autrichiens prendraient la route à côté, celle d'Altenberg, Zinnwald, Tœplitz, par laquelle était venue la seconde colonne des coalisés; qu'enfin le reste de l'armée autrichienne irait par la chaussée de Freyberg gagner le grand chemin de Leipzig à Prague par Commotau. On allait donc rentrer en Bohême sur trois colonnes, au lieu de quatre qu'on formait en arrivant. Il fut convenu qu'après s'être reposé toute la nuit on partirait le lendemain 28 de très-grand matin, afin d'aboutir aux défilés des montagnes avant d'être serré de trop près par l'ennemi.

Le 28, les coalisés regagnent la Bohême par les routes de Péterswalde, d'Altenberg et de Freyberg. Ces dispositions furent exécutées au moins dans les premières heures comme elles avaient été arrêtées. Le lendemain matin on se mit en route sur trois colonnes, dans les directions indiquées, tandis que les corps français, s'ébranlant de leur côté, marchaient sur les traces de ces mêmes colonnes, mais à une assez grande distance, à cause du triste état des chemins. À chaque pas on laissait des blessés, des traînards, des voitures, destinés à devenir la proie des Français. La tristesse était dans tous les cœurs. Le roi de Prusse voyait dans les événements de ces derniers jours la suite de sa mauvaise fortune ordinaire; Alexandre se demandait si le commencement de bonheur sur lequel il avait compté n'était pas une triste illusion, et si on n'avait pas trop espéré en se flattant de vaincre Napoléon. On s'avançait ainsi, très-inquiet des rencontres auxquelles on était exposé avant d'avoir franchi ce rideau de hautes montagnes qu'on avait devant soi, tandis qu'on avait sur ses derrières un ennemi victorieux, et personne, ni chez les poursuivis, ni chez les poursuivants, ne se doutant de ce qui allait survenir sous quarante-huit heures!

Barclay de Tolly craignant de trouver des obstacles sur la route de Péterswalde, se rejette sur celle d'Altenberg. Chemin faisant, Barclay de Tolly apercevant beaucoup d'encombrement sur la route de Péterswalde, et sentant qu'il serait bientôt serré de près, commença de craindre, s'il trouvait des difficultés du côté de Péterswalde, d'y perdre un temps précieux, et de ne pouvoir plus se rabattre assez tôt sur la route d'Altenberg; il imagina donc de changer tout à coup de direction avec le gros de l'armée russe, et de prendre à droite, pour regagner cette même route d'Altenberg que devaient parcourir les Prussiens et une partie de l'armée autrichienne, au risque d'y produire un affreux engorgement. Il fit dire au comte Ostermann de se replier sur lui, et de laisser le prince Eugène retourner seul par la route de Péterswalde en Bohême.

Le prince Eugène de Wurtemberg et le comte Ostermann se retirent par la route de Péterswalde. Ces ordres amenèrent entre le comte Ostermann et le prince Eugène de Wurtemberg un conflit des plus vifs. Le prince Eugène, qui était aux prises avec le général Vandamme pour la possession de la route de Péterswalde, ne voulait pas avec raison y rester seul, exposé à trouver Vandamme tantôt sur son flanc, tantôt sur ses derrières, peut-être même devant lui, car les Français descendus du plateau de Pirna se montraient partout. Il disait de plus que si on laissait au corps de Vandamme, qu'on avait lieu de croire très-fort, la libre entrée de la Bohême, ce corps irait probablement se placer à Tœplitz, au débouché des chemins que suivaient les diverses colonnes en retraite, et pourrait leur causer de graves embarras. Le comte Ostermann, de son côté, craignait de compromettre les troupes de la garde qu'on lui avait confiées, et résistait par ce motif aux pressantes instances du prince Eugène de Wurtemberg. Vaincu par les bonnes raisons du prince, par son offre de prendre pour lui-même la plus forte part du péril, il se décida enfin à suivre la route de Péterswalde, et à la forcer, s'il le fallait, pour devancer Vandamme au débouché de Tœplitz. En même temps il fit avertir Barclay de Tolly de la résolution qu'il adoptait, ne s'en dissimulant pas les inconvénients, mais croyant épargner ainsi de grands dangers au reste de l'armée coalisée.

Ils côtoient les troupes du général Vandamme, et parviennent à passer. En conséquence, le 28 au matin, le prince Eugène et le comte Ostermann essayèrent de cheminer sur le plateau de Gieshübel, situé au-dessous de celui de Pirna, et séparé seulement de ce dernier par le ruisseau de Gotleube. Il fallait franchir divers passages très-difficiles, où l'on pouvait rencontrer les Français, notamment à Zehist, petit bourg situé à l'entrée du plateau de Gieshübel, sous une hauteur qu'on appelle le Kohlberg, et qui était occupée en ce moment par un bataillon français. Le prince Eugène de Wurtemberg fit assaillir et enlever le Kohlberg, puis il profita de cet avantage pour défiler avec tout son corps. Vandamme fit réoccuper la position, mais à ce moment les deux corps russes n'avaient plus intérêt à la reprendre. En continuant à parcourir le plateau de Gieshübel, ils côtoyèrent à Gross-Cotta et à Klein-Cotta les Français descendus de Pirna en trop faibles détachements, et parvinrent à franchir tous les obstacles, quoiqu'en perdant du monde. Parvenus enfin à l'extrémité de ce plateau, ils s'échappèrent par la rampe de Gieshübel, et purent gagner la route de Péterswalde sans de graves accidents, en étant quittes d'un grand danger au prix de quelques pertes peu considérables.

Causes qui avaient retardé Vandamme, et l'avaient empêché d'arrêter à temps les Russes sur la route de Péterswalde. Ce qui leur avait valu ce bonheur, c'est que Vandamme, ayant eu de la peine à traîner son artillerie à cause du mauvais temps, n'avait pu faire autre chose dans la journée du 26 que de gravir le plateau de Pirna, avait employé à l'occuper solidement toute la journée du 27, et le 28 au matin avait été surpris par l'apparition des Russes, avant de connaître les événements de Dresde. N'ayant pu les arrêter, il les poursuit à outrance. Mais, averti bientôt de la victoire du 27, et ayant réuni ses divisions, il s'était mis à poursuivre les Russes, leur avait livré un violent combat d'arrière-garde à Gieshübel, leur avait tué un millier d'hommes, et les avait menés battant jusqu'à Hollendorf, à quelque distance de Péterswalde. Arrivé là, il attendit impatiemment les ordres de Napoléon pour la direction à donner à ses mouvements ultérieurs.

Arrivée de Napoléon sur le terrain le 28 au matin. Telles avaient été les opérations de l'ennemi le matin du 28, et durant une partie de la même journée. Pendant ce temps Napoléon, debout de très-bonne heure, avait expédié ses premiers ordres par écrit, et avait enjoint au maréchal Mortier avec la jeune garde, au maréchal Saint-Cyr avec le 14e corps, de se porter à Gieshübel, l'un des défilés de la route de Péterswalde, pour s'y réunir à Vandamme, au maréchal Marmont de suivre les coalisés par la route d'Altenberg, et à Murat, qui avait avec lui le corps de Victor, de les poursuivre à outrance sur la grande route de Freyberg. Napoléon avait par les mêmes dépêches annoncé sa présence, et promis d'ordonner sur les lieux mêmes ce que comporteraient les circonstances. En effet, dès la pointe du jour il s'était rendu à cheval auprès du maréchal Marmont, pour observer de ses propres yeux la retraite de l'ennemi.

Napoléon voyant le mouvement de Barclay de Tolly, qui se replie de la route de Péterswalde sur celle d'Altenberg, ordonne un mouvement semblable au maréchal Saint-Cyr. Parvenu sur les hauteurs de Dresde auprès du maréchal Marmont, il avait vu les diverses colonnes des coalisés se dirigeant vers les montagnes boisées de l'Erz-Gebirge. Il avait été frappé du mouvement transversal de gauche à droite qu'exécutaient les troupes russes de Barclay de Tolly, pour se reporter de la route de Péterswalde sur celle d'Altenberg, mouvement à la suite duquel une grande partie des colonnes russes, prussiennes et autrichiennes allaient se trouver réunies dans la même direction. En face de pareilles masses le corps du maréchal Marmont était évidemment insuffisant, et Napoléon avait ordonné lui-même au maréchal Saint-Cyr de se rabattre de Dohna sur Maxen, pour se rapprocher du maréchal Marmont, et poursuivre l'ennemi de concert. Napoléon se transporte ensuite à Pirna. Cet ordre donné de vive voix, Napoléon s'était transporté à Pirna, pour voir ce qui s'y passait, et prescrire ce qu'on aurait à faire sur la route de Péterswalde.

Légère indisposition qui ne l'empêche pas de donner des ordres. Arrivé à Pirna vers le milieu du jour, Napoléon y prit un léger repas, et soudain fut saisi de douleurs d'entrailles auxquelles il était sujet dès qu'il avait enduré l'humidité, et la veille en effet il avait supporté pendant toute la journée des torrents de pluie. Toutefois ces douleurs n'étaient pas de nature à l'empêcher de donner des ordres, et de faire ce qui était impérieusement exigé par les circonstances[12]. Mais en ce moment il reçut des dépêches qu'il attendait avec impatience des environs de Berlin, et des bords du Bober. Nouvelles graves que Napoléon reçoit des maréchaux Oudinot et Macdonald. Le maréchal Oudinot, qui aurait dû être entré à Berlin depuis plusieurs jours, s'était arrêté devant les inondations, puis n'avait pas abordé l'ennemi en masse, et avait eu l'un de ses corps assez maltraité. Le maréchal Macdonald, sur le Bober, venait d'être surpris par Blucher, et d'éprouver des pertes considérables. Ainsi la fortune laissait à peine à Napoléon le temps de jouir de sa belle victoire de Dresde, et tout à coup l'horizon s'assombrissait autour de lui, après s'être montré parfaitement serein. La marche sur Berlin avait toujours eu à ses yeux une grande importance sous le rapport moral, sous le rapport politique, sous le rapport militaire. Elle devait éblouir les esprits, frapper la Prusse au cœur, punir Bernadotte, et nous mettre en communication avec les places de l'Oder, peut-être avec celles de la Vistule, qui avaient toutes besoin d'être ravitaillées. Ces nouvelles le décident à retourner à Dresde. L'échec de Macdonald s'ajoutant à celui d'Oudinot, pouvait contribuer à rendre plus difficile et plus douteuse cette marche sur Berlin, à laquelle Napoléon tenait si fort, et il crut devoir rentrer à Dresde immédiatement pour prescrire les mesures que comportait la situation. Tandis que Berlin le rappelait, le mouvement sur Péterswalde exigeait moins sa présence d'après ce qu'on venait de lui annoncer. En effet il avait pu croire en sortant de Dresde le matin, que Vandamme, occupant Pirna et Gieshübel, y opposerait une barrière de fer à la colonne russe, et que Saint-Cyr et Mortier arrivant sur les derrières de cette colonne, la prendraient tout entière. S'étant convaincu par ses propres yeux que Vandamme ne pouvait plus que talonner les Russes avec plus ou moins de vivacité, il lui laisse le soin de les incommoder dans leur retraite. Mais il venait d'apprendre que la colonne russe avait eu le temps de regagner la route de Péterswalde, que dès lors tout ce que Vandamme pourrait faire ce serait de la poursuivre vigoureusement, et il crut que ce serait assez de ses lieutenants pour tirer de la victoire de Dresde les conséquences qu'il était permis d'en espérer encore. Il pensa qu'il suffirait de laisser à Vandamme toutes les divisions qu'il lui avait déjà confiées, de le faire descendre en Bohême par la route de Péterswalde, de le porter à Tœplitz, où il se trouverait sur la ligne de retraite des coalisés prêts à déboucher des défilés des montagnes, et vivement poursuivis par Saint-Cyr, Marmont, Victor, Murat. Instructions données à Vandamme. Il était vraisemblable que Vandamme, embusqué à Kulm ou à Tœplitz, ferait plus d'une bonne prise, et que se reportant ensuite entre Tetschen et Aussig, il enlèverait une grande partie du matériel des coalisés lorsque ceux-ci voudraient repasser l'Elbe. Vandamme devait dans cette position rendre un autre service, c'était d'occuper la route directe de Prague à laquelle Napoléon attachait le plus haut prix, car depuis les dépêches d'Oudinot et de Macdonald il songeait à une marche foudroyante sur Berlin ou sur Prague, afin de tomber à l'improviste sur l'armée du Nord, ou d'achever la défaite de celle de Bohême; même s'il rentrait à Dresde en ce moment, c'était pour employer une journée à balancer les avantages et les inconvénients d'une marche sur l'une ou l'autre de ces capitales. Forces qui sont confiées à ce général. Considérant donc la situation sous ce nouvel aspect, il laissa au général Vandamme non-seulement ses deux premières divisions, Philippon et Dumonceau, avec la brigade Quyot formant la moitié de la division Teste, mais la première division du maréchal Saint-Cyr (la 42e), qui depuis quelques jours lui avait été prêtée, et y ajouta la brigade de Reuss du corps de Victor, pour le dédommager de ce qu'on lui avait ôté la moitié de la division Teste. Il lui adjoignit de plus la cavalerie du général Corbineau. Vandamme devait avoir ainsi la valeur de quatre divisions d'infanterie, et de trois brigades de cavalerie, le tout formant quarante mille hommes au moins. Napoléon lui ordonna de poursuivre vivement les Russes en Bohême, de descendre sur Kulm, d'occuper d'un côté Tœplitz, afin de gêner les coalisés à leur sortie des montagnes, et de l'autre Aussig et Tetschen, afin de garder les passages de l'Elbe et la route de Prague[13]. Il lui ordonna même, ce qui démontre bien ses vraies intentions, de faire remonter à Testchen le second pont de bateaux jeté à Pirna. Il lui annonça, quant au reste, des ordres ultérieurs. Position assignée à Mortier. Toutefois il plaça Mortier à Pirna avec quatre divisions de la jeune garde, pour que ce dernier pût au besoin secourir le général Vandamme, duquel il ne serait qu'à sept ou huit lieues. Ordres à Saint-Cyr, à Marmont, à Victor et à Murat. En même temps il fit recommander à Saint-Cyr, Marmont, Victor, Murat, de toujours suivre les coalisés l'épée dans les reins, et de les pousser violemment contre les montagnes, pour qu'ils ne pussent les passer qu'en désordre. Ces instructions données, il partit pour Dresde en voiture, et prescrivit à la vieille garde de l'y joindre.

Pendant cette même journée du 28, Saint-Cyr, Marmont, Victor et Murat, talonnèrent l'ennemi sans relâche. Saint-Cyr ramassa des blessés et des traînards. À Possendorf Marmont enleva deux mille prisonniers et trois ou quatre cents voitures. À Dippoldiswalde il livra un combat heureux, et prit ou tua encore quelques centaines d'hommes. Nombreux prisonniers recueillis dans la journée du 28 par Saint-Cyr, Marmont, Victor et Murat. Murat et Victor recueillirent de leur côté des blessés, des traînards, des prisonniers, des canons, des voitures, et au moins cinq à six mille hommes en tout. Les pertes que les coalisés avaient essuyées la veille, et qu'on pouvait évaluer à plus de 25 mille hommes, s'élevaient au moins à 32 ou 33, par les conséquences de la journée du 28. Les signes du découragement étaient visibles chez l'ennemi, et faisaient espérer d'importants résultats s'il était fortement poursuivi.

Le lendemain 29, Vandamme poursuit vivement les Russes. Le lendemain 29 Vandamme, excité par les ordres qu'il avait reçus dans la soirée précédente, résolut de ne laisser aucun repos aux Russes, et de leur faire expier le bonheur qu'ils avaient eu de passer impunément devant lui, sous le plateau de Pirna. Dispositions morales de ce général dans le moment. Ce général doué d'infiniment de coup d'œil, de vigueur, d'expérience de la guerre, et même d'esprit, malheureusement décrié par ses mœurs un peu trop soldatesques et par la violence de son caractère, avait été traité sans aucune faveur, et se plaignait de n'être pas encore maréchal, grade qu'il méritait beaucoup plus que quelques-uns de ses contemporains à qui Napoléon ne l'avait pas fait attendre. La difficulté des circonstances, le besoin de remplacer les hommes de guerre, dont on faisait une consommation, hélas! trop grande, ayant ramené sur lui l'attention de l'Empereur, il se flattait d'obtenir enfin les récompenses qu'il croyait avoir méritées depuis longtemps, et il éprouvait un redoublement de zèle qui, fort utile en toute autre circonstance, pouvait dans celle-ci l'entraîner au delà des bornes de la prudence. Il s'avança donc résolûment dès le matin du 29 sur l'arrière-garde des Russes. La brigade de Reuss, commandée par un jeune prince allemand, militaire de la plus haute distinction, marchait en tête. Vandamme, accompagné du général Haxo, la dirigeait. Combat brillant de Hollendorf. Entre Hollendorf et Péterswalde, Vandamme et le prince de Reuss assaillirent une colonne russe qui voulait résister, la débordèrent, et, après l'avoir culbutée, lui enlevèrent 2 mille hommes. Mort du prince de Reuss. Par malheur le jeune prince de Reuss fut tué d'un coup de canon. Il emporta les regrets de toute l'armée, car au mérite d'être un officier très-brillant il joignait celui d'être très-attaché aux Français.

Arrivée de Vandamme sur le revers des montagnes de Bohême. Après cet exploit, Vandamme continua de poursuivre les Russes à outrance. Il franchit les montagnes sur leurs traces, descendit en plaine, et à midi atteignit Kulm, d'où il dominait le vaste bassin dans lequel les colonnes ennemies vivement pourchassées commençaient à déboucher. À son aspect les soldats du prince Eugène de Wurtemberg et les gardes d'Ostermann, qu'il n'avait cessé de poursuivre, et sur lesquels il avait fait plusieurs milliers de prisonniers, s'arrêtèrent, et vinrent prendre position devant lui, pour couvrir le débouché de Tœplitz, dont ils sentaient toute l'importance. Des hauteurs de Kulm, Vandamme apercevait ce débouché de Tœplitz où il avait ordre de toucher au besoin, et où l'attirait le désir de barrer le chemin aux colonnes ennemies qui avaient pris les routes latérales à celle de Péterswalde. Malheureusement il n'avait sous la main que son avant-garde; le reste suivait en formant une longue queue dans les gorges, et les troupes russes qu'il avait en face, plus nombreuses que le matin, renforcées même de corps nouveaux, paraissaient résolues à tenir où elles étaient. Ce qui s'était passé du côté des coalisés. Il suspendit donc quelques instants sa marche pour attendre son corps d'armée. Voici dans l'intervalle ce qui s'était passé du côté des coalisés.

L'empereur Alexandre ayant franchi les montagnes le 29 au matin, reconnaît avec tous les généraux la nécessité de s'arrêter, et de résister à Vandamme pour assurer la retraite de l'armée alliée. L'empereur Alexandre avait séjourné pendant la nuit du 28 au 29 à Altenberg, au pied des montagnes de l'Erz-Gebirge, de celle notamment qu'on appelle le Geyersberg, l'avait franchie le 29 au matin, et était parvenu sur le revers de très-bonne heure. De là découvrant à gauche la position de Kulm, sur laquelle Vandamme s'était arrêté en face des Russes, à droite Tœplitz et le bassin de l'Eger qui va se jeter dans l'Elbe, il avait pu apprécier le danger d'une retraite précipitée, exécutée sans ordre, menacée en flanc par le corps de Vandamme qu'on savait être considérable, et qui d'heure en heure pouvait le devenir davantage. Il avait perdu le conseiller dans lequel il avait pris tant de confiance, le général Moreau, que les soldats portaient mourant sur leurs épaules, et il lui restait le général Jomini, que Moreau lui avait recommandé comme capable, quoique très-bouillant, de donner un bon avis. Le général Jomini et plusieurs autres, fort disposés à décrier les Autrichiens, et en particulier le prince de Schwarzenberg, se plaignaient amèrement de ce qu'on songeait à se retirer au delà de l'Eger, déclaraient excessif, dangereux même un pareil mouvement rétrograde, surtout le corps de Vandamme apparaissant au débouché de la chaussée de Péterswalde sur le flanc des colonnes en retraite. L'empereur Alexandre qui commençait à entendre un peu mieux la guerre, et qui n'avait que le tort de se laisser atteindre par les avis contraires au point de tomber dans des irrésolutions interminables, avait apprécié l'objection, et était tout disposé à en tenir compte. Jadis, quand on était moins exaspéré contre les Français, quand on était sous le coup du génie transcendant de Napoléon, on se sentait peu enclin à en appeler d'une défaite, on la regardait comme un arrêt qu'il fallait subir, et on se rendait facilement au premier corps qu'on rencontrait sur son chemin après une bataille perdue. On était fort changé aujourd'hui. La passion de la résistance devenue extrême, le prestige de Napoléon diminué, on se laissait moins décourager, et à la moindre lueur d'espérance on reprenait volontiers la résolution de combattre. Aussi tous les généraux qui se trouvaient autour d'Alexandre furent-ils d'avis que s'il y avait une occasion quelconque de recommencer la lutte, on devait la saisir, et qu'un corps français se montrant sur leur gauche, il fallait s'arrêter pour lui tenir tête au lieu de se porter au delà de l'Eger. Jusqu'ici d'ailleurs c'était un corps isolé, qui serait soutenu probablement, mais qui peut-être aussi ne le serait pas, et offrirait dans ce cas une proie facile à enlever. Ordres au comte Ostermann et au prince Eugène de Wurtemberg de s'arrêter en face de Kulm. Barclay de Tolly, le général Diebitch devenu chef d'état-major, ayant partagé cette opinion, on donna l'ordre aux colonnes du prince Eugène de Wurtemberg et d'Ostermann de tenir bon devant Kulm, quelque fatiguées qu'elles pussent être. On leur annonça qu'elles allaient être renforcées, et en effet plusieurs colonnes d'infanterie russe et prussienne arrivant par la route d'Altenberg avec la cavalerie de la garde, on les leur envoya. Ce ne fut pas tout. Les troupes autrichiennes débouchaient actuellement en plus grand nombre que les Russes, parce qu'elles s'étaient acheminées les premières et sans tergiverser sur la route d'Altenberg. Les troupes autrichiennes reçoivent les mêmes ordres, grâce à l'intervention de M. de Metternich. Ce fut le corps de Colloredo qui se présenta le premier. Mais ce général, auquel on demanda de venir se ranger en face de Kulm, derrière les lignes russes, ayant allégué les instructions du prince de Schwarzenberg qui lui prescrivaient de se retirer au delà de l'Eger, on eut recours à M. de Metternich, qui était à Duchs, château du célèbre Wallenstein, où les souverains étaient actuellement réunis, et on fit donner l'ordre à toutes les troupes autrichiennes de converger à gauche, pour venir se mettre en bataille avec les troupes russes descendues de Péterswalde.

Vandamme expulse les Russes de Kulm, leur enlève Straden, et veut en vain leur enlever la position de Priesten. Toutefois ce n'était pas avant quelques heures que ces ordres pouvaient amener en ligne des forces considérables, et Vandamme après un instant de réflexion, quoiqu'il vît les troupes fugitives s'arrêter, et même s'augmenter sensiblement, résolut de les déloger du poste où elles semblaient vouloir s'établir pour protéger contre nous les débouchés du Geyersberg. En agissant ainsi il obéissait à la fois à des ordres précis, et à l'indication des circonstances, car ses ordres lui disaient d'aller jusqu'à Tœplitz, et les circonstances devaient l'engager à fermer le débouché des montagnes aux colonnes battues, puisqu'il n'avait été envoyé en ces lieux que pour opposer des obstacles à leur retraite. Ayant toujours sous la main la brigade de Reuss avec laquelle il avait marché depuis le matin et n'ayant qu'elle, il chassa néanmoins les Russes de Kulm où ils avaient essayé de tenir, et du village de Straden où ils s'étaient ensuite repliés. Ce village de Straden emporté, il se trouva devant une seconde position située derrière un ravin et d'apparence assez forte. D'un côté, c'est-à-dire vers notre droite, elle s'appuyait aux montagnes, vers le centre au village de Priesten construit sur la route de Tœplitz, à gauche enfin à des prairies coupées de canaux, et au village de Karbitz. Vandamme voulut attaquer sur-le-champ le village de Priesten, pour ne pas permettre aux Russes de s'y établir; mais pour la première fois il rencontra une résistance opiniâtre, et fut repoussé par une charge du régiment des gardes d'Ismaïlow. Il n'avait ni sa grosse artillerie ni ses masses d'infanterie; il fut donc obligé d'attendre la division Mouton-Duvernet (la 42e), et il eût mieux fait évidemment de différer jusqu'à l'arrivée de son corps tout entier, pour n'engager le combat qu'avec des forces suffisantes. Cependant ses autres divisions ne pouvant être rendues sur les lieux que fort tard, et sa préoccupation de couper la retraite à l'ennemi étant toujours la même, il attaqua l'ennemi avec neuf bataillons du général Mouton-Duvernet, seuls réunis en ce moment sur les quatorze dont se composait la division. Avec ces neuf bataillons portés à droite vers les bois il rétablit le combat, et rejeta les Russes sur Priesten. Mais tout à coup il fut assailli par quarante escadrons de la garde russe, qui venaient d'entrer en ligne, et qui se déployèrent, les uns à notre droite vers le pied des monts, les autres à gauche dans la plaine de Karbitz. Les bataillons de Mouton-Duvernet continrent la cavalerie russe le long des montagnes, les escadrons de Corbineau la chargèrent du côté des prairies, et néanmoins cette fois encore, au lieu d'avancer nous pûmes tout au plus conserver le terrain que nous avions acquis. À deux heures de l'après-midi parut la première brigade de la division Philippon (première de Vandamme). Cette brigade commandée par le général Pouchelon, envoya sur la droite le 12e de ligne pour soutenir Mouton-Duvernet, et au centre le 7e léger pour attaquer Priesten. Ces régiments accueillis par un feu épouvantable ne purent emporter la position. La seconde brigade de Philippon étant survenue sous le général de Fezensac, fut engagée de même, et sans plus de succès quoique avec beaucoup de vigueur. Le 7e léger de la première brigade ayant voulu attaquer Priesten fut criblé de mitraille, puis chargé par la cavalerie russe, et sauvé par la seconde brigade que le général de Fezensac avait ralliée sous le feu de l'ennemi. Vandamme reconnaissant trop tard que ces attaques décousues ne donneraient aucun résultat, prit le parti d'asseoir sa ligne un peu en arrière, sur la hauteur de Kulm, laquelle, placée au débouché de la chaussée de Péterswalde, dominait la plaine. Les Russes ayant voulu s'avancer furent mitraillés à leur tour par vingt-quatre bouches à feu que le général Baltus, arrivé avec la réserve d'artillerie, avait mises en batterie. Vers la fin de la journée, Vandamme conserve Kulm, tandis que les Russes conservent Priesten. Ils reculèrent sous cette mitraille et devant les charges de notre cavalerie, et allèrent reprendre la position de Priesten, appuyés comme le matin, la gauche aux montagnes, le centre à Priesten sur la route de Tœplitz, la droite dans les prairies de Karbitz. Nous étions vis-à-vis, ayant comme eux d'un côté les montagnes, de l'autre les prairies, et au centre la position dominante de Kulm, où il était facile de se défendre.

Vandamme remet au jour suivant la suite de ses opérations, et comptant être soutenu, se promet de grands résultats pour le lendemain. Ce n'était pas un tort à Vandamme d'avoir cherché à emporter la position des Russes, puisqu'il avait ordre de les pousser jusqu'à Tœplitz, et que d'ailleurs il devait sentir le besoin de fermer le débouché de la route d'Altenberg sur Tœplitz; mais c'en était un d'avoir attaqué avant d'avoir toutes ses forces sous la main, et ce tort lui-même s'expliquait par l'allongement de sa colonne dans les montagnes, et par le désir naturel de déloger l'ennemi avant qu'il se fût consolidé dans sa position. Au surplus le général Vandamme s'arrêta, et il résolut de bien garder Kulm, où il ne pouvait pas être forcé, ayant 52 bataillons à sa disposition, et environ 80 bouches à feu en batterie. Son intention était d'y attendre que Mortier, demeuré sur ses derrières à Pirna, vînt à son aide, et que Saint-Cyr, Marmont, placés sur sa droite, de l'autre côté des montagnes, les franchissent à la suite des coalisés. Ces mouvements n'exigeaient pas plus de douze ou quinze heures pour s'accomplir, et avec le concours de toutes ces forces il se flattait d'avoir le lendemain 30 de beaux résultats à offrir à l'Empereur; triste et déplorable illusion, pourtant bien fondée, aussi fondée qu'aucune espérance raisonnable le fut jamais! Il écrit à Napoléon pour lui faire connaître sa situation. Le soir même il écrivit à Napoléon pour faire connaître sa situation, demander des secours, et annoncer que jusqu'à leur arrivée il resterait immobile à Kulm.

Temps qu'il fallait pour écrire à Dresde et avoir une réponse. Les lettres écrites le 29 au soir de Kulm ne pouvaient parvenir à Dresde que le 30 au matin, et les ordres émis en réponse à ces lettres ne pouvaient être exécutés d'assez bonne heure pour que Vandamme fut secouru à temps dans la journée du 30. Napoléon n'ayant reçu que les nouvelles du matin, se borne à réitérer à Saint-Cyr, à Marmont, à Victor, l'ordre de suivre vivement l'ennemi, et à Mortier de se tenir prêt à secourir Vandamme lorsqu'il en recevra l'avis. Dans la soirée du 29, Napoléon avait reçu les nouvelles parties le matin de Péterswalde; il avait su que les Russes se retiraient en toute hâte, que Vandamme les suivait l'épée dans les reins, et leur avait déjà enlevé quelques mille hommes. Supposant d'après ces premières informations les coalisés en complète déroute, comptant que la vive poursuite de Saint-Cyr, de Marmont, de Murat, les obligerait à traverser les montagnes en désordre, et que Vandamme placé au revers, les recueillerait par milliers, peut-être même leur fermerait entièrement le principal débouché d'Altenberg, il avait réitéré à Saint-Cyr, à Marmont, à Murat, l'ordre de pousser vivement l'ennemi dans toutes les directions, et à Mortier d'être aux écoutes, prêt à courir à Kulm si Vandamme en avait besoin. Ayant la tête pleine des souvenirs du passé, se rappelant avec quelle facilité il ramassait jadis les Prussiens ou les Autrichiens vaincus, ne voulant pas tenir compte de la passion qui les animait aujourd'hui et les rendait si difficiles à décourager, il estimait que c'était assez de précaution pour obtenir encore de très-grands résultats de la victoire de Dresde. D'ailleurs il était absorbé en ce moment par une vaste combinaison[14], au moyen de laquelle il espérait, profitant du coup si rude frappé sur l'armée de Bohême, s'avancer sur la route de Berlin à cinq marches de Dresde, écraser l'armée du Nord, accabler d'un même coup la Prusse et Bernadotte, ravitailler les places de l'Oder, envoyer des encouragements à celles de la Vistule, et imprimer de la sorte une face nouvelle à la guerre, dont le théâtre serait pour un instant reporté au nord de l'Allemagne. Pendant ce temps, Napoléon s'occupe de réparer les échecs essuyés par Macdonald et Oudinot. Ainsi Berlin, les places de l'Oder et de la Vistule, qui déjà l'avaient disposé à trop étendre le cercle de ses opérations, le préoccupaient de nouveau, et allaient le détourner de ce qui aurait dû être pour quelques heures son objet essentiel et unique. Sans doute, comme on en jugera bientôt, sa conception était singulièrement grande, mais elle était malheureusement intempestive, et prématurée au moins de deux jours! Tout entier à ses calculs et dans le feu d'une première conception, il expédia les ordres suivants pendant la matinée du 30. Il enjoignit au maréchal Mortier à Pirna de lui renvoyer à Dresde deux divisions de la jeune garde, et avec les deux autres d'aller au secours de Vandamme; à Murat de lui rendre une moitié de la grosse cavalerie, et avec le reste de continuer à poursuivre l'ennemi sur la chaussée de Freyberg. Grande combinaison imaginée en cette circonstance. Il ordonna au maréchal Marmont de pousser vivement l'ennemi sur le débouché d'Altenberg et Zinnwald, où d'après tous les rapports les colonnes des Russes, des Prussiens et des Autrichiens se pressaient pêle-mêle; au maréchal Saint-Cyr de seconder Marmont dans cette opération, ou, ce qui valait mieux, de chercher par un chemin latéral à gagner la chaussée de Péterswalde, afin de se joindre à Vandamme, et il espéra ainsi que pressés en queue, menacés en flanc, retenus en tête, les coalisés essuieraient quelque désastre. Il prescrivit de faire immédiatement passer l'Elbe aux troupes qu'il redemandait, et ne cacha point à Murat que c'était dans l'intention de marcher sur Berlin.

Calculs des coalisés rangés en avant de Tœplitz. Tandis qu'il concevait ces projets, et expédiait ces ordres, les coalisés à Tœplitz ne formaient pas d'aussi vastes combinaisons, et ne songeaient qu'à se tirer du péril auquel ils s'étaient imprudemment exposés en descendant sur les derrières de Dresde. Ils n'ont d'autre prétention que de contenir Vandamme et de se ménager une retraite assurée. La résistance heureusement opposée à Vandamme dans la journée du 29 leur avait rendu quelque confiance. Tout ce qui leur était arrivé de troupes russes et autrichiennes par le chemin d'Altenberg sur Tœplitz, avait été rabattu sur leur gauche, et placé derrière Priesten et Karbitz, afin de présenter à Vandamme une barrière de fer. Ils se flattaient donc de l'empêcher de déboucher de Kulm, et de lui faire peut-être éprouver un échec, ce qui les dédommagerait tant soit peu des journées du 26 et du 27 août, et procurerait à toutes leurs colonnes le temps de repasser les montagnes en sûreté. Pourtant il leur restait une grave inquiétude, c'était pour le corps prussien de Kleist, qui avait dû suivre le corps autrichien de Colloredo dans le premier projet de retraite, et passer avec lui par Dippoldiswalde, Altenberg, Zinnwald, Tœplitz, mais qui en avait été empêché par le mouvement transversal de Barclay de Tolly, lequel, ainsi qu'on l'a vu, s'était reporté brusquement de la chaussée de Péterswalde sur le chemin d'Altenberg, afin d'éviter Vandamme. Danger du corps prussien de Kleist, resté en deçà des montagnes. Retardé dans sa marche, et obligé d'attendre que le chemin fût libre, le corps de Kleist était encore le 29 au soir sur le revers du Geyersberg, et on craignait pour lui les plus grands malheurs, car le corps de Saint-Cyr était tout à fait sur ses talons. Le roi de Prusse, après en avoir conféré avec l'empereur Alexandre, envoya le colonel Schœler, l'un de ses aides de camp, au général Kleist, pour le prévenir de la présence du corps de Vandamme à Kulm, lui laisser le choix de la route qu'il aurait à prendre pour se sauver, et lui promettre de bien tenir le lendemain devant Kulm, afin qu'il eût le loisir de traverser la montagne et de déboucher dans le bassin de l'Eger[15]. Ordre envoyé à ce corps de se sauver comme il pourrait. En même temps on regardait ce corps comme tellement compromis, qu'on enjoignait à M. de Schœler de ramener à travers les bois le jeune prince d'Orange, qui faisait cette campagne avec l'armée prussienne, et avait été placé auprès du général Kleist. On ne voulait pas en effet livrer aux mains de Napoléon un tel trophée, si le corps de Kleist était fait prisonnier. M. de Schœler partit donc immédiatement pour repasser les montagnes, et aller à tout risque remplir la difficile mission dont il était chargé. Telles étaient les espérances des uns, les craintes des autres le 29 à minuit!

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