Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 16 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française
Au moment même où était donné cet ordre, la bataille commençait. Résolution de lord Wellington de livrer bataille, et dispositions d'attaque. Mais il était trop tard, et la bataille commençait à l'instant même. Lord Wellington, comme il était facile de le prévoir, ne voulut pas, après nous avoir accompagnés, pour ainsi dire, jusqu'aux Pyrénées, nous laisser repasser les montagnes sans nous livrer bataille, afin de les franchir, s'il le pouvait, à la suite d'une armée battue. Il avait porté le général Graham avec deux divisions anglaises, avec les Portugais et les Espagnols formant sa gauche, sur la route de Murguia, à travers les passages du mont Arrato, pour essayer de forcer le général Reille sur la Zadorra. Il avait dirigé son centre composé de trois divisions, sous le maréchal Béresford, à travers les autres passages du mont Arrato, pour déboucher aussi sur la Zadorra, mais vers le milieu de la plaine, ce qui devait les faire aboutir au pont de Trespuentes, en face du général d'Erlon et sur le flanc de la position de Zuazo. Enfin sa droite, composée de deux divisions anglaises sous le général Hill, et de la division espagnole Morillo, nous ayant suivis sur la route de Miranda, devait percer le défilé de la Puebla, et venir déboucher au pied même de Zuazo. Tous ces corps étaient déjà en marche lorsque le maréchal Jourdan et Joseph envoyèrent au général Gazan l'ordre de rétrograder vers la hauteur de Zuazo, d'où l'on pouvait, avons-nous dit, cribler à la fois les troupes qui auraient forcé le défilé de la Puebla, et celles qui auraient franchi la Zadorra à Trespuentes.
Le général Gazan n'ayant pas eu le temps de rétrograder vers la position de Zuazo, est obligé de combattre où il se trouve. Lorsque l'aide de camp de Joseph porteur de ses ordres arriva auprès du général Gazan, celui-ci, déjà aux prises avec l'ennemi, déclara ne pouvoir exécuter les mouvements qu'on lui prescrivait. Joseph et Jourdan accoururent auprès de lui et bientôt découvrirent ce qui se passait. À droite on apercevait les troupes de Béresford, qui, ayant franchi les cols les plus rapprochés du mont Arrato, essayaient de traverser la Zadorra à Trespuentes. Devant soi on voyait le général Hill engagé dans le défilé de la Puebla, mais avec précaution, et ayant jeté à sa droite, sur les hauteurs de la Sierra de Andia, la division espagnole Morillo, pour seconder les troupes anglaises qui voulaient forcer le passage.
Jourdan et Joseph accourus auprès du général Gazan, lui ordonnent de déloger les Espagnols des hauteurs de la Sierra de Andia. Jourdan et Joseph ordonnèrent au général Gazan d'envoyer à gauche la brigade d'avant-garde Maransin sur les hauteurs de la Sierra de Andia, pour en débusquer le plus tôt possible la division espagnole Morillo, de faire appuyer cette brigade par une division entière s'il le fallait, puis, la hauteur reprise, de culbuter les Espagnols dans le défilé de la Puebla, et de se jeter à leur suite dans le flanc du général Hill. Avec les divisions Darricau et Conroux, le général Gazan devait barrer le défilé, tenir à gauche la division Villatte en réserve, et enfin disposer sur sa droite la division Leval pour observer les troupes de Béresford, qui menaçaient la Zadorra à Trespuentes. Le comte d'Erlon, rangé en bataille derrière le général Gazan, devait faire observer la Zadorra, et être prêt à tomber sur les troupes qui voudraient la passer entre lui et le général Reille.
Exécution lente et décousue des ordres donnés au général Gazan. À peine ces ordres étaient-ils expédiés, que le feu, sur notre gauche, notre front et notre droite, s'étendit en un vaste cercle. Tout à fait en arrière, vers le général Reille, on n'entendait rien encore. Le général Gazan, qui avait reçu l'ordre de débarrasser d'abord les hauteurs à notre gauche, lesquelles formaient l'extrémité de la Sierra de Andia, ne fit pas attaquer avec assez d'ensemble les Espagnols qui les avaient gravies. Il envoya un régiment après l'autre, et n'obtint ainsi aucun résultat. Les Espagnols, bien abrités derrière des rochers et des bois, et très-habiles à défendre les terrains de cette nature, opposèrent une résistance assez vive à nos régiments mal engagés. Le général Gazan pressé par le maréchal Jourdan d'agir avec plus de vigueur, détacha d'abord de son front une brigade de la division Conroux, puis une brigade de la division Darricau, pour soutenir l'avant-garde du général Maransin. Ces deux brigades, plus que suffisantes si elles avaient été portées en masse et simultanément sur la hauteur qui était à notre gauche, restèrent à mi-côte, tiraillant avec désavantage contre les Espagnols bien postés, et n'étant d'aucun secours pour l'avant-garde Maransin qui perdait beaucoup de monde. Deux heures s'écoulèrent ainsi sans avantage marqué, et ce retard était d'autant plus regrettable, que si on les eût bien employées, et qu'après avoir culbuté les Espagnols de la hauteur de la Sierra de Andia dans le défilé de la Puebla, on eût refoulé dans ce défilé les Anglais qui essayaient de le franchir, on aurait pu ensuite se reporter au secours du général Reille, qui allait être vigoureusement attaqué.
Lorsque, après des ordres réitérés, le général Gazan se décide à attaquer vigoureusement les Espagnols, les Anglais profitent de son mouvement pour déboucher dans la plaine, et enlever le village de Subijana de Alava. Le roi et le maréchal réitérant leurs ordres, le général Gazan se décida enfin à porter la division Villatte, rangée un peu en arrière à gauche, sur les hauteurs si mal et si longuement attaquées. La division Villatte gravit rapidement les pentes de la Sierra de Andia sous un feu plongeant des plus meurtriers, refoula néanmoins les Espagnols de bas en haut, et les ramena dans les bois qui couronnaient le sommet des hauteurs. Mais pendant ce temps les divisions anglaises du général Hill, voyant notre front affaibli par l'envoi des deux premières brigades du général Conroux et du général Darricau, voyant de plus un village important, placé à notre gauche, celui de Subijana de Alava, tout à fait découvert par le départ de la division Villatte, se jetèrent sur ce village en débouchant vivement du défilé, et parvinrent à l'emporter. Dès cet instant les Anglais avaient fait irruption dans la plaine, et les repousser devenait fort difficile. Le maréchal Jourdan imagina de lancer sur eux l'une des divisions du comte d'Erlon, qui avait été placé en réserve sur la droite en arrière. Mais le comte d'Erlon s'apercevant que les troupes de Béresford menaçaient de passer la Zadorra à Trespuentes, y avait successivement envoyé ses deux divisions. Il ne restait donc pas de réserve, et par surcroît d'embarras le feu, qui du côté du général Reille n'avait commencé qu'assez tard, se faisait entendre violemment vers le fond de la plaine.
Le maréchal Jourdan et Joseph voyant la plaine envahie, ordonnent qu'on se replie sur la hauteur de Zuazo. Décidés par cet ensemble de circonstances, le roi et le maréchal ordonnèrent un mouvement rétrograde sur l'éminence de Zuazo, d'où l'on pouvait, avec un grand feu d'artillerie, arrêter les ennemis qui avaient envahi la plaine par toutes les issues, les uns à notre droite en passant la Zadorra à Trespuentes, les autres sur notre front en débouchant du défilé de la Puebla, les autres enfin à notre gauche en descendant des hauteurs de la Sierra de Andia. En même temps le maréchal Jourdan prescrivit au général Tirlet, chef de notre artillerie, de placer force bouches à feu sur la hauteur de Zuazo.
Le général Tirlet place sur la hauteur de Zuazo 45 bouches à feu, et arrête les Anglais en les couvrant de mitraille. Ces ordres mieux exécutés que ceux qui avaient été donnés au général Gazan amenèrent un résultat qui aurait pu être décisif. On rétrograda sur la hauteur de Zuazo, et le général Tirlet en un clin d'œil y réunit quarante-cinq bouches à feu. Attendant les Anglais qui sortaient du défilé de la Puebla, et l'une des colonnes de Béresford qui avait forcé le passage de la Zadorra à Trespuentes, il les couvrit de mitraille, et joncha en peu d'instants la terre de leurs morts. D'abord mises en désordre, les troupes anglaises se reformèrent, s'avancèrent au pas, et furent de nouveau rejetées en arrière par la mitraille. Faute d'une réserve d'infanterie, on ne peut tirer parti de ce succès. Si dans ce moment on avait eu quatre ou cinq mille hommes sous la main, et qu'on les eût lancés sur les masses ébranlées des Anglais, on aurait pu en les refoulant dans le défilé leur faire essuyer un sanglant échec. Malheureusement le général Gazan, au lieu de se replier sur la hauteur transversale de Zuazo, était allé vers la gauche se ranger à mi-côte sur le flanc de la Sierra de Andia, près de la division Villatte, ce qui laissait un espace ouvert entre ses troupes et celles du comte d'Erlon. Celui-ci avec ses deux divisions disputait de son mieux les passages de la Zadorra, au-dessus et au-dessous de Trespuentes. On n'avait donc sur la hauteur décisive de Zuazo que de l'artillerie sans appui. Au fond de la plaine, le général Reille attaqué à Durana, à Gamarra-Mayor, à Arriagua, se défendait vaillamment, et chaque fois qu'on lui enlevait l'un de ses trois ponts, le reprenait avec la plus rare vigueur; mais en même temps il annonçait qu'il serait bientôt forcé, si on ne venait promptement à son secours. Jourdan et Joseph ordonnent la retraite. Le maréchal Jourdan appréciant cette situation, conseilla à Joseph d'ordonner la retraite, seul parti qu'il y eût à prendre en ce moment. L'intention fut de la diriger sur la grande route de Bayonne, par Salinas et Tolosa, afin de sauver l'artillerie, car si par Salvatierra et Pampelune on avait chance de rejoindre le général Clausel, on avait la certitude de perdre tous ses canons, à cause de l'état des routes.
À peine l'ordre de la retraite fut-il donné, qu'on l'exécuta, mais sans le concert et l'ensemble qui auraient pu prévenir les inconvénients d'un mouvement rétrograde. Les généraux Gazan et d'Erlon se disjoignent en se retirant, et laissent à la cavalerie anglaise le champ libre pour se jeter sur Vittoria. Le comte d'Erlon ne voyant pas le général Gazan à sa gauche, et apercevant la cavalerie anglaise prête à fondre dans la plaine, chercha à s'appuyer vers la Zadorra en se retirant, et découvrit ainsi Vittoria. La cavalerie ennemie s'y précipita, et y fit naître une indicible confusion. Le convoi au salut duquel on avait consacré une division n'était pas parti tout entier. Il restait un parc d'artillerie de cent cinquante bouches à feu, beaucoup de familles fugitives, de bagages, et de soldats de corvée envoyés pour chercher des vivres. Panique à Vittoria. La vue des dragons anglais produisit sur ces gens une terreur panique des plus vives, et ils se mirent à fuir dans tous les sens en poussant des cris. Leur premier mouvement fut de se porter sur la grande route de Bayonne, et le col de Salinas; mais le général Reille disputant à outrance la haute Zadorra, tantôt perdant, tantôt reprenant sa position, se battait sur cette même route qu'il couvrait de feu et de sang. Les fuyards se précipitent sur la route de Salvatierra et de Pampelune. Les fuyards se rejetèrent alors sur celle de Pampelune par Salvatierra. Le général Tirlet accouru à Vittoria pour ordonner la retraite, connaissant le mauvais état de la route de Salvatierra, prévoyant que l'artillerie, surtout avec l'encombrement qui allait s'y former, ne pourrait pas y passer, sachant de plus que dans nos arsenaux de la frontière le matériel ne manquait pas, et que les attelages importaient seuls, prescrivit de couper les traits, et de sauver les hommes et les chevaux en abandonnant les canons.
La retraite qui d'abord avait dû se diriger sur Salinas et Bayonne, se trouva donc par le mouvement du général Gazan, par une sorte d'instinct de conservation qui avait poussé les fuyards vers la route de Salvatierra où le canon ne s'entendait point, se trouva, disons-nous, dirigée sur Pampelune, c'est-à-dire sur la Navarre. On s'y rua avec une sorte de furie, laissant à Vittoria même un matériel immense. Belle retraite du général Reille avec son corps d'armée. Dès cet instant la situation du général Reille devenait des plus périlleuses. Ce général avait tenu tant qu'il avait pu sur la Zadorra, rejetant les Anglais et les Espagnols au delà de cette petite rivière, chaque fois qu'ils avaient forcé un des trois ponts dont il avait la garde. Mais ayant vu le mouvement de retraite sur Salvatierra, il se décida lui-même à se retirer dans cette direction. Pour sortir sain et sauf de sa position périlleuse, il fallait qu'il contînt d'une part les troupes ennemies qui commençaient à franchir la Zadorra devant lui, de l'autre celles qui déjà débouchaient de Vittoria sur ses derrières. Il avait fort à propos tenu en réserve, à quelque distance des trois ponts, la brigade Fririon composée des 2e léger et 36e de ligne, et en outre plusieurs régiments de cavalerie. Il ordonna sur-le-champ au général Sarrut qui défendait le pont d'Arriagua, au général Lamartinière qui défendait celui de Gamarra-Mayor, au général Casalpaccia qui gardait avec les Espagnols et quelques centaines d'hommes du 3e de ligne le pont de Durana, de se replier en bon ordre vers Salvatierra, pendant que lui tiendrait tête aux Anglais venant de Vittoria. Le général Sarrut, en défendant le pont d'Arriagua, fut tué. Le général Menne le remplaça, et fut plusieurs fois assailli, mais ne se laissa point entamer. Le général Lamartinière opposa un calme, une vigueur rares à l'impulsion de l'ennemi victorieux. Pendant ce temps, le général Reille qui s'attachait à les couvrir tous du côté de Vittoria, reçut en plein le choc de la cavalerie anglaise. Mais avec les dragons de Digeon, de Tilly, de Mermet, il la contint, et parvint à protéger la retraite de son corps d'armée jusqu'à Betono. En cet endroit se trouvait un bois; on s'y enfonça, ce qui permit de parcourir en sûreté une partie du chemin qui menait à la route de Pampelune en tournant derrière Vittoria. Mais au sortir du bois on aperçut un gros corps de cavalerie qui nous attendait. Le général Reille le fit charger par le 3e de hussards et le 15e de dragons, puis marcha en hâte vers le village d'Arbulo. La cavalerie ennemie nous y poursuivit à outrance. Le général Reille avec les 2e léger et 36e de ligne de la brigade Fririon, se forma en avant de ce village, pour donner au reste de son corps d'armée le temps de défiler. Assailli par les nombreux escadrons des Anglais, il les reçut en carré et couvrit le terrain de leurs morts. Toutes ses troupes ayant défilé, il traversa lui-même le village, et gagna ainsi sain et sauf la route de Salvatierra, où se précipitaient confusément les divers corps de notre armée et toute la queue du vaste convoi que nous avions conduit avec tant de peine de Madrid à Vittoria.
Résultats de la malheureuse bataille de Vittoria. Nous avions eu dans cette fatale journée environ 5 mille morts ou blessés, et les Anglais à peu près autant. Mais en soldats de corvée, en fuyards, en valets d'armée, on nous avait pris 15 ou 1800 hommes. Nous laissions en outre à l'ennemi 200 bouches à feu, non pas perdues en ligne, mais abandonnées faute d'une route convenable pour les faire passer, plus 400 caissons et un nombre infini de voitures de bagages. Joseph n'avait pas même sauvé sa propre voiture, qui contenait tous ses papiers.
Ce qu'avaient fait pendant cette bataille le général Foy et le général Clausel. On se demandera naturellement où était en ce moment le général Clausel avec les 15 mille hommes qu'il aurait pu amener, ce que faisait sur le revers des monts le général Foy, qui renforcé de plusieurs petites garnisons et du général Maucune, avait lui aussi 15 mille hommes dont la présence aurait été si utile dans la fatale plaine de Vittoria. Ces 30 mille hommes, joints aux 52 ou 54 mille de Joseph, formant l'énorme masse de plus de 80 mille combattants, auraient pu accabler les Anglais, et les rejeter en Portugal; et alors quelle différence, non-seulement pour les affaires de la Péninsule, mais de l'Europe entière, car les Anglais, qui exerçaient en Allemagne une si grande influence sur les résolutions des coalisés, s'ils avaient conçu quelques craintes pour leur armée de la Péninsule, auraient certainement facilité les négociations, jusqu'à rencontrer peut-être sur la limite des concessions possibles l'orgueil même de Napoléon! Mais cette fois comme tant d'autres, ce n'était ni le nombre ni la vaillance, ni le dévouement qui avaient manqué aux soldats de l'armée d'Espagne, c'était la direction. Le général Foy qui n'était séparé de Joseph que par la montagne de Salinas, n'avait reçu aucun des avis qu'on lui avait adressés, et n'avait connu la présence de l'armée à Vittoria que par l'apparition de la division Maucune à la suite du convoi qu'elle escortait. Si ce mouvement de la division Maucune eût été ordonné deux jours plus tôt, on aurait pu mettre le convoi en sûreté, et ramener un renfort de dix à douze mille hommes à Vittoria. Efforts du général Clausel pour rejoindre Joseph. Quant au général Clausel, dès qu'il avait su la marche des Anglais et la retraite de notre armée, il avait réuni ses divisions en toute hâte, était arrivé le 20 à Logroño, y avait cherché de tous côtés des nouvelles de Joseph, n'avait trouvé que des habitants ou fugitifs ou silencieux, et personne qui pût ou voulût lui donner un renseignement. Seulement il avait rencontré des agents anglais faisant préparer des vivres, et d'après plusieurs vestiges recueillis sur la route, il avait été conduit à penser que l'armée française s'était portée de Miranda sur Vittoria. Le 21 il s'était décidé à s'avancer par Penacurada jusque sur le revers de la Sierra de Andia, pour voir s'il pourrait à travers cette sierra tendre la main à Joseph. Mais se doutant avec raison qu'il avait entre Joseph et lui l'armée anglaise, sans savoir ni où, ni en quel nombre, il s'était approché avec précaution, n'avait été joint par aucun des paysans qu'on lui avait dépêchés, et vers la chute du jour avait fini par apprendre qu'on s'était battu toute la journée, hélas! sans résultat heureux! Ce général, séparé de l'armée française par le désastre de Vittoria, prend l'habile résolution de se transporter à Saragosse. Le 22 au matin, voulant connaître la vérité entière, et à tout prix tâcher de rejoindre l'armée française pour lui porter secours, il avait eu la hardiesse de gravir la Sierra de Andia et de jeter un regard sur la plaine de Vittoria. Des sommets de cette sierra il avait vu notre immense désastre, et séparé de Joseph par les Anglais victorieux, il n'avait dû songer qu'à son propre salut. Sans se troubler, il avait regagné les bords de l'Èbre, l'avait descendu jusqu'à Logroño, et ayant toujours entre Joseph et lui les Anglais qui nous poursuivaient en Navarre, il avait pris la résolution, l'une des plus sages et des plus hardies qu'on ait jamais prises à la guerre, de s'enfoncer vers Saragosse, où il était amené par la raison de sauver son corps d'armée, et par la raison non moins puissante de couvrir les derrières du maréchal Suchet, et d'assurer la retraite de ce maréchal.
Retraite de Joseph dans les vallées des Pyrénées. De leur côté, Jourdan et Joseph, ayant regagné Pampelune avec une armée horriblement mécontente de ses chefs, non démoralisée toutefois, diminuée seulement de cinq à six mille hommes, privée de ses canons mais non de ses attelages, étaient encore en mesure d'opposer une forte résistance aux Anglais, indépendamment de la résistance naturelle qu'allaient leur présenter les Pyrénées elles-mêmes. Joseph sur le conseil de Jourdan, après avoir laissé une garnison dans Pampelune, envoya l'armée d'Andalousie dans la vallée de Saint-Jean-Pied-de-Port, celle du centre dans la vallée de Bastan, celle de Portugal dans la vallée de la Bidassoa, de manière à fermer ainsi toutes les issues, et à prendre le temps de reformer l'artillerie, et de faire cesser la distribution en trois armées différentes, laquelle venait d'occasionner de nouveau de si fâcheux embarras. Tandis qu'il ordonnait cette disposition, le général Foy, aidé du général Maucune, avait habilement et bravement tenu tête aux Anglais qui avaient voulu descendre de Salinas sur Tolosa, et les avait rejetés assez loin. On avait perdu l'Espagne, mais pas encore la frontière, et l'Empire, si longtemps envahisseur, n'était pas encore envahi, quoiqu'il fût bien près de l'être!
Juillet 1813. Caractère de la campagne de 1813 en Espagne, et causes de sa funeste issue. Telle fut la campagne de 1813 en Espagne, si tristement célèbre par le désastre de Vittoria, qui signalait nos derniers pas dans cette contrée, où nous avions pendant six années inutilement versé notre sang et celui des Espagnols. Si on veut prononcer sans passion sur les événements de cette campagne, il est facile de découvrir les vraies causes du revers définitif qu'on venait d'essuyer. La première cause, cette fois comme tant d'autres, il faut la chercher dans les ordres mêmes de Napoléon, qui ne considérant l'Espagne que comme un accessoire de ses immenses entreprises, ou ne lui consacrait pas les forces nécessaires, ou en subordonnait l'emploi à des calculs étrangers à l'Espagne elle-même, et inconciliables avec le succès des opérations dans ce pays. Cette année les forces qu'il y laissait, quoique réduites par le rappel d'un grand nombre de cadres, étaient depuis la concentration des trois armées d'Andalousie, du centre et de Portugal, suffisantes pour se maintenir en Castille, puisqu'on aurait pu réunir quatre-vingt mille hommes contre les Anglais. Mais dans la double pensée de conserver les provinces du nord, qu'il entendait se réserver à la paix, et d'alarmer les Anglais pour le Portugal, afin de les détourner de toute entreprise contre le midi de la France, Napoléon avait amené de nouveau sans le vouloir la dispersion des trois armées depuis Salamanque jusqu'à Pampelune, de manière qu'après avoir recouvré l'ascendant sur les Anglais par notre concentration, nous venions de le perdre encore par une dissémination imprudente de nos forces. Cette cause essentielle de la journée de Vittoria ne saurait être cherchée ailleurs que dans les ordres de Paris, donnés par Napoléon loin des lieux, avant la connaissance des faits, et réitérés par le ministre de la guerre avec une obstination sans excuse, lorsque les événements et les objections du maréchal Jourdan en avaient démontré le danger. Après cette cause, il y en a une autre, fort ancienne, et toujours féconde en malheurs dans la Péninsule, c'est le défaut d'unité dans le commandement, qui fit qu'aucune administration ne voulant obéir, il n'y eut rien de préparé sur la route de l'armée, et qu'il fallut, en rétrogradant pour rallier le général Clausel, se replier avec une précipitation qui rendait le ralliement plus douteux et plus difficile, les pertes sur la route plus considérables. Ce défaut d'unité était le tort de Napoléon, toujours refusant à son frère l'autorité nécessaire, de Joseph, ne sachant pas la prendre, des généraux, ne sachant pas y suppléer par leur soumission. Après ces causes, le défaut d'activité chez Joseph et le maréchal Jourdan, l'un indolent, l'autre fatigué par l'âge et le chagrin, contribua beaucoup au malheur de la campagne. Plus actifs, plus prompts à se résoudre, Joseph et Jourdan auraient pu évacuer Madrid plus tôt, et se rallier plus tôt ou en avant de Valladolid, ou en avant de Burgos. À Vittoria même, il y eut deux jours perdus, deux jours précieux pour le départ du convoi et le déblaiement du champ de bataille, pour le choix du terrain où l'on pouvait disputer à l'ennemi l'entrée de la plaine, pour la réunion au général Clausel. Dans cette occasion décisive, comme on l'a vu, le maréchal Jourdan était malade, et Joseph n'avait pas songé à le suppléer. Enfin des ordres de détail mal exécutés par les généraux avaient complété la série de fautes et de malheurs qui amenèrent la catastrophe finale de Vittoria. Napoléon, mal informé par le ministre de la guerre Clarke, s'en prend à Joseph et à Jourdan du désastre de Vittoria. Après tout, Napoléon qui aurait dû dans ces funestes résultats s'attribuer la part la plus grande, car avec son génie si profond, sa connaissance si parfaite des choses, il était plus que personne capable de tout prévoir, et avec sa puissance si obéie capable de tout prévenir, Napoléon s'en prit à tout le monde au lieu de s'en prendre à lui-même, et à Joseph et à Jourdan plus volontiers qu'à qui que ce fût.
N'ayant pu suivre dans aucun de leurs détails les événements d'Espagne, absorbé qu'il était par la guerre de Saxe qu'il dirigeait en personne, croyant sur cet objet ce que lui écrivait le ministre Clarke, qui, tandis qu'il adressait à Joseph les lettres les plus affectueuses, faisait parvenir à Dresde les rapports les plus défavorables, il avait un double motif d'irritation, dans les résultats d'abord qui ne pouvaient manquer d'être déplorables, et dans les fautes qui révoltaient par leur évidence son grand sens militaire. Les résultats, c'étaient l'Espagne perdue, la frontière du midi menacée, le moyen le plus puissant de négociation auprès de l'Angleterre annulé, puisque dans l'état des choses ce n'était plus rien que de lui céder l'Espagne, c'étaient en outre des sacrifices nouveaux à ajouter à ceux que demandait l'Autriche, dès lors la paix plus difficile que jamais, enfin une confiance, une exaltation nouvelles inspirées à tous ceux qui croyaient le moment venu d'accabler la France. Les fautes, c'étaient non-seulement celles que nous venons d'énumérer, et qui n'étaient que trop réelles, mais toutes celles que le ministre Clarke prêtait gratuitement au malheureux Joseph et au plus malheureux Jourdan, son chef d'état-major. Le ministre de la guerre n'avait pas dit en effet que les ordres de Napoléon qui prescrivaient de détruire les bandes et de menacer le Portugal, ordres déplorablement réitérés par les bureaux de Paris, avaient été signalés par Jourdan comme une cause inévitable de désastre, que la résistance des administrations de chaque armée à l'ordonnateur en chef avait encore été dénoncée comme un autre inconvénient grave qui empêcherait que rien ne fût préparé à la reprise des opérations. Ce même ministre n'avait pas dit que les Anglais étaient près de 100 mille, et les Français tout au plus 50 mille. Il présentait au contraire des calculs qu'auraient à peine accueillis les gazettes les moins informées. Il ne comptait dans l'armée de lord Wellington que les Anglais, les évaluait à 40 ou 45 mille, négligeait les Portugais devenus presque les égaux des Anglais, les Espagnols, excellents dans les montagnes, et attribuait à l'armée française non pas ce qu'elle avait eu sur le champ de bataille, mais ce qu'elle aurait pu avoir si les ordres de Paris ne l'avaient dispersée, et lui supposait de 80 à 90 mille hommes contre 45 mille. Il avait en effet le courage, après le désastre de Vittoria, d'écrire à Joseph qu'il aurait dû avoir 90 mille hommes contre 45 mille, et que c'était chose bien étonnante qu'il se fût laissé battre avec une telle supériorité de force numérique. Ce fait seul donne une idée de ce qui pouvait se passer à côté même de Napoléon, lorsqu'il n'y regardait point de ses propres yeux, et qu'il se laissait informer par des ministres courtisans, ne lui disant que ce qu'il avait plaisir à entendre.
On comprend que Napoléon, en considérant d'une part les résultats, de l'autre les fautes vraies et les fautes imaginaires imputées à Joseph et au maréchal Jourdan, qui déjà lui déplaisaient fort, et avaient auprès de lui un redoutable accusateur dans le maréchal Soult présent à Dresde, on comprend que Napoléon dût être fort irrité. Il avait appris d'une manière sommaire les événements d'Espagne au moment de partir de Dresde pour exécuter les courses militaires dont nous avons parlé. C'est dans son voyage à Magdebourg, que Napoléon avait appris les événements d'Espagne. Il apprit successivement à Torgau, à Wittenberg, à Magdebourg le détail de ces événements, toujours par les rapports du ministre Clarke. Aussi son emportement fut-il extrême. Ce fut pour lui une occasion de se déchaîner contre Joseph et contre tous ses frères. L'irritation de Napoléon s'étend sur tous ses frères en général. L'abdication du roi Louis, la défection imminente de Murat qui s'annonçait déjà clairement, l'éclat que Jérôme avait fait l'année précédente en quittant l'armée, lui revinrent à l'esprit, et lui arrachèrent les paroles les plus amères. Le moment était venu en effet d'apercevoir quelle faute il avait commise en voulant renverser toutes les dynasties, afin de leur substituer la sienne! Mais, pour être juste, il faut reconnaître que son ambition avait, bien plus que celle de ses frères, contribué à cette politique désordonnée, et qu'après leur avoir donné des trônes ou des armées à commander, il n'avait rien omis pour rendre leur tâche encore plus difficile qu'elle ne l'était naturellement. Il avait effectivement exigé d'eux une abnégation des intérêts de leurs sujets, un talent de tout faire avec rien, ou presque rien, qu'il était inhumain d'exiger de leur part, et qui devait amener plus d'un scandale de famille, comme l'abdication du roi de Hollande. À l'égard de Joseph notamment, après l'avoir tiré de Naples où ce prince avait une tâche appropriée à son caractère et à ses talents, où il rendait un petit peuple heureux en étant heureux lui-même, Napoléon l'avait transporté en Espagne presque sans le consulter, l'avait lancé dans une guerre effroyable, l'y avait aidé un moment de toutes ses forces, puis, au milieu des préoccupations de la guerre d'Autriche en 1809, de celle de Russie en 1812, l'avait laissé sans secours, sans argent, exposé à la haine de ses sujets, à la désobéissance, quelquefois même à l'arrogance des généraux, n'avait voulu écouter aucun de ses avis, presque tous justifiés par l'événement, et pour toute réponse n'avait cessé de se moquer de ses prétentions militaires et de ses mœurs, moqueries qui de la cour de France avaient retenti jusqu'au milieu de la cour d'Espagne, et avaient encore contribué à la déconsidération de la royauté nouvelle. Et pourtant Napoléon aimait sa famille, mais gâté par un pouvoir sans bornes, il ne tenait pas plus compte des droits de ses frères que de ceux des peuples, et disposait d'eux comme d'instruments inanimés, jusqu'au jour où il devait trouver les peuples révoltés, et ses frères eux-mêmes presque en état de défection.
Napoléon rappelle Joseph, le remplace par le maréchal Soult, lui prescrit de s'enfermer à Morfontaine, et ordonne de le faire arrêter s'il en sort. Ses traitements envers Joseph furent extrêmement rigoureux.--J'ai trop longtemps compromis mes affaires pour des imbéciles, écrivit-il à l'archichancelier Cambacérès, au ministre de la guerre, au ministre de la police; et, après ce préambule, il donna les ordres les plus sévères et les plus humiliants pour Joseph. Il fit d'abord pour le remplacer en Espagne le choix qui pouvait lui être le plus désagréable, celui du maréchal Soult, qui était en ce moment à Dresde. Napoléon conféra au maréchal Soult le titre de son lieutenant en Espagne, avec des pouvoirs extraordinaires, lui ordonna de partir immédiatement, de ne rester à Paris que douze heures, de n'y voir que l'archichancelier Cambacérès et le ministre de la guerre, et de se rendre ensuite à Bayonne pour y rallier l'armée et tenir tête aux Anglais. Jusque-là rien de plus naturel. Mais il enjoignit à Joseph de quitter l'Espagne sur-le-champ, lui interdit en même temps de venir à Paris, lui prescrivit de se retirer à Morfontaine, de s'y enfermer, de n'y recevoir personne, chargea le prince Cambacérès de défendre à tous les hauts fonctionnaires de l'aller visiter, comme si on avait eu de leur part de généreux mouvements à craindre, et à toutes ces injonctions il ajouta celle de le faire arrêter si ces ordres étaient enfreints! Devenu méfiant à l'égard des hommes, depuis qu'il avait été obligé de le devenir à l'égard de la fortune, il voyait partout des trames prêtes à se nouer contre la régence de sa femme, contre l'autorité de son fils. C'est pour ces motifs qu'il n'avait pas voulu laisser le duc d'Otrante, le maréchal Soult à Paris, et que sous divers prétextes il les tenait sans emploi à Dresde. Joseph mécontent à Paris, s'y entourant de mécontents, et peut-être un jour disputant la régence à Marie-Louise, telles étaient les images sinistres qui avaient traversé son esprit irrité, et qui lui dictèrent l'ordre inutile de faire arrêter son propre frère. Certes, si Joseph eût été capable de ces noirs projets, il aurait commencé par lui désobéir en Espagne, et probablement il lui serait ainsi devenu plus utile qu'en exécutant servilement des ordres donnés de trop loin, et sous l'empire de fatales distractions! Le simple bon sens présent sur les lieux et exclusivement appliqué à son objet, vaut souvent mieux que le génie absent ou distrait par des entreprises exorbitantes.
Si les événements d'Espagne, qui allaient rendre les ennemis de Napoléon plus exigeants, l'avaient en même temps rendu plus raisonnable et plus conciliant, on peut dire qu'un grand malheur fût devenu un grand bien: mais il n'en fut point ainsi. Retour de Napoléon à Dresde. Après avoir visité Torgau, Wittenberg, Magdebourg, après avoir passé en revue les corps qu'il voulait inspecter, ordonné les travaux qu'il avait projetés sur l'Elbe, Napoléon revint à Dresde, pour y continuer le redoutable jeu de perdre du temps, d'arriver au terme de l'armistice sans s'être expliqué sur les conditions de la paix, et d'obtenir de la sorte une nouvelle suspension d'armes en feignant au dernier moment de négocier sérieusement. Suite des négociations de Prague. La Prusse et la Russie avaient choisi leurs plénipotentiaires, et les avaient envoyés à Prague, où ils étaient arrivés le 11 juillet, par conséquent un jour avant le terme assigné pour la réunion du congrès. Arrivée à Prague, le 11 juillet, des plénipotentiaires russe et prussien. Ni l'une ni l'autre de ces puissances n'avait fait les choix éclatants auxquels on s'était d'abord attendu. On avait cru que la Prusse désignerait le chancelier de Hardenberg, et la Russie M. de Nesselrode. Mais, à cause de l'Angleterre, ces puissances avaient évité de donner à ce congrès trop d'éclat; elles avaient voulu y paraître amenées et menées par l'Autriche, en n'y faisant figurer aucun personnage qui fût l'égal de M. de Metternich. Noms et qualités de ces plénipotentiaires, choisis parmi les personnages les moins éclatants. La Prusse avait choisi M. de Humboldt, nom illustre déjà dans la science, mais peu connu encore dans la politique (le plénipotentiaire prussien était le frère du savant qui est l'une des gloires de ce siècle). La Russie avait choisi le baron d'Anstett, Alsacien (par conséquent Français), appartenant à une famille d'émigrés, homme de quelque esprit, de peu de considération, et de sentiments fort hostiles à la France. Quoique ce dernier choix fût assez déplaisant, comme au fond l'intention était de tout laisser faire à M. de Metternich, il fallait ne tenir compte que de lui seul, et ne pas prendre garde aux collaborateurs qu'on lui adjoignait. Ces deux négociateurs à peine rendus à Prague, avaient communiqué leurs pouvoirs au médiateur, et ils se plaignaient du peu d'égards qu'on leur témoignait en les faisant attendre, sans même annoncer le jour de l'arrivée des plénipotentiaires français. Le 15 juillet, les plénipotentiaires français ne sont pas encore nommés. Le 15 juillet on n'avait encore rien dit, et M. de Narbonne, étant retourné à Prague comme ambassadeur, désigné en outre comme devant être l'un de nos plénipotentiaires, mais n'ayant reçu ni pouvoirs ni instructions, ne savait quel langage tenir ni quelle attitude prendre. M. de Bassano affecte de rejeter ces retards sur M. de Metternich. À toutes les remontrances de M. de Metternich, transmises à Dresde, M. de Bassano avait répondu que la faute était au cabinet autrichien, qui avait laissé partir l'empereur Napoléon pour Magdebourg sans communiquer officiellement la ratification de la nouvelle convention prolongeant l'armistice jusqu'au 16 août. À ce reproche M. de Metternich avait répliqué qu'ayant fait connaître officieusement cette ratification, on aurait bien pu, en attendant la communication officielle, nommer les plénipotentiaires, et les faire partir, ce qui eût été au moins l'accomplissement des devoirs de politesse auxquels les grands États sont astreints les uns envers les autres aussi bien que les individus eux-mêmes. Sans s'arrêter à cette réponse, M. de Bassano avait de nouveau tout rejeté sur M. de Metternich.
Napoléon ayant reçu la ratification officielle de la dernière convention, choisit pour plénipotentiaires MM. de Narbonne et de Caulaincourt. Napoléon étant revenu à Dresde le 15, après un voyage de cinq jours, et ayant enfin reçu la ratification de la nouvelle convention par l'Autriche, la Prusse et la Russie, ne pouvait plus différer la nomination de ses plénipotentiaires. En conséquence il chargea MM. de Narbonne et de Caulaincourt de le représenter au congrès de Prague. Il était impossible de choisir des hommes plus sages, plus éclairés, animés de plus nobles sentiments. En nommant M. de Caulaincourt, Napoléon nourrissait toujours la secrète espérance d'un rapprochement direct avec la Russie, et d'un traité de paix qui, sacrifiant l'Allemagne au profit des deux grands empires d'Orient et d'Occident, satisferait à la fois la Russie et la France, triste paix, qui conviendrait peut-être à l'amour-propre de Napoléon, mais nullement aux intérêts vrais de son empire! Bien que ce fût peu probable, à en juger seulement par le choix de M. d'Anstett, Napoléon n'en désespérait pas tout à fait, et c'était même le seul cas où il voulût négocier sérieusement. Noble conduite de M. de Caulaincourt. M. de Caulaincourt, objet de ces illusions, ne les partageait point. Cet excellent citoyen, esprit profondément sensé, avait la vertu peu commune, en aimant fort à plaire, de s'exposer à déplaire pour dire la vérité, et était ainsi le modèle rare du courtisan honnête homme, qui compte pour rien les faveurs de cour, même les plus désirées, quand il s'agit d'épargner une faute au prince, et un malheur au pays. Il avait dit à Napoléon qu'une espèce de paix astucieuse, obtenue de la défection des uns envers les autres, n'était plus à espérer dans l'état de forte cohésion auquel les divers cabinets étaient parvenus, que la Russie ne se laisserait plus détacher de l'Autriche, que la faveur dont il avait personnellement joui auprès de l'empereur Alexandre n'y servirait de rien, que les concessions demandées par l'Autriche étaient le seul moyen d'arriver à une paix honorable, que cette paix était indispensable, qu'il suppliait qu'on ne l'envoyât pas à Prague avec les mains liées, pour y éprouver la douleur de voir passer inutilement devant lui l'occasion de servir et de sauver sa patrie. Conditions auxquelles il accepte la mission qui lui est confiée. Il était même allé jusqu'à déclarer que sans une latitude suffisante il n'accepterait pas la mission qui lui était destinée. Napoléon, qui avait besoin du nom de M. de Caulaincourt pour couvrir du respect que ce nom inspirait une négociation simulée, lui avait promis des pouvoirs étendus, et l'illustre négociateur comptant sur cette promesse s'était soumis à la volonté de son maître.
Le choix de MM. de Narbonne et de Caulaincourt est approuvé à Prague. Ces deux choix universellement approuvés produisirent à Prague une impression qui corrigeait quelque peu le mauvais effet de nos éternels retards. Nouvel incident dont Napoléon profite pour perdre encore du temps. Bien qu'on fût au 16 juillet, et qu'il ne restât plus que trente jours pour négocier, tout pouvait être sauvé néanmoins même à cette heure, lorsqu'un fâcheux incident vint fournir à Napoléon le prétexte spécieux qu'il cherchait pour perdre encore du temps. Les commissaires réunis à Neumarckt pour l'exécution quotidienne de l'armistice, paraissent supposer qu'il expirera le 10 août et non pas le 16. Il y avait à Neumarckt des commissaires des diverses parties belligérantes, réunis en commission permanente pour le règlement quotidien de ce qui concernait l'exécution de l'armistice. Lorsque le commissaire français leur avait communiqué la dernière convention qui prolongeait l'armistice au 10 août, avec un délai de six jours entre la dénonciation de l'armistice et le renouvellement des hostilités, ce qui fixait au 17 la malheureuse reprise de cette guerre, les commissaires prussien et russe avaient paru en être informés pour la première fois, et être fort étonnés de ce qu'elle statuait. Après en avoir référé au quartier général des alliés, ils avaient reçu du commandant en chef Barclay de Tolly la confirmation de la convention, et en même temps la déclaration que ce ne serait pas le 17 août mais le 10 que recommenceraient les hostilités. Cette déclaration était aussi étrange qu'imprévue. Selon le sens vrai de la convention, on ne pouvait pas dénoncer l'armistice avant le 10 août, et si effectivement on le dénonçait le 10, il devait s'écouler encore, d'après la première convention et d'après toutes les règles, un délai quelconque entre l'avis donné de la reprise des hostilités et leur reprise effective. Ce délai, fixé à six jours dans la première convention, devait subsister de droit dans la seconde. L'usage, l'intention des parties contractantes, le texte, tout était d'accord pour rendre cette interprétation incontestable. Motif de cette méprise. Mais voici ce qui avait amené la méprise qui allait fournir à Napoléon de si funestes prétextes. Les deux souverains de Prusse et de Russie étaient entourés d'esprits tellement ardents qu'il leur en avait coûté beaucoup d'efforts pour faire agréer le premier armistice, quelque besoin qu'ils en éprouvassent. Ils n'avaient pu refuser le second aux instances de M. de Metternich; toutefois en y consentant ils avaient à peine osé l'avouer, et l'empereur Alexandre, partant pour Trachenberg où devait avoir lieu une conférence générale des chefs de la coalition, avait dit sans détails au général Barclay de Tolly, qu'il avait consenti à une prolongation d'armistice jusqu'au 10 août, mais qu'il n'accorderait pas un jour de plus. En s'exprimant ainsi et d'une manière générale, l'empereur Alexandre n'avait parlé que du délai principal, et n'avait pas entendu exclure celui de six jours, placé de droit entre l'annonce et le fait même des hostilités. Mais Barclay de Tolly, poussant jusqu'à l'excès l'exactitude et l'observation des formes, n'avait cédé à aucune représentation, et avait déclaré ne pas vouloir prendre sur lui la solution d'une pareille difficulté sans en référer à l'empereur Alexandre lui-même.
Napoléon mécontent d'abord de cet incident songe bientôt à en profiter. Napoléon en apprenant cette singulière contestation, en éprouva un premier déplaisir, car il s'était demandé si en effet elle ne serait pas sérieuse, et si on ne voudrait pas lui faire perdre les sept jours auxquels il tenait infiniment, car avec l'activité qu'il déployait en ce moment, chaque heure écoulée lui procurait d'importants résultats. Mais à la réflexion, en se rappelant ses discussions avec M. de Metternich, les calculs de temps qu'ils avaient faits ensemble, il n'avait pu conserver aucun doute sur l'interprétation de la seconde convention, et loin de s'inquiéter de l'incident, il avait résolu de s'en servir, et d'en tirer un prétexte nouveau et tout à fait plausible de perdre encore quelques jours. Il fait dire à Prague que M. de Caulaincourt ne partira que lorsque le nouvel incident sera vidé. Il fit sur-le-champ déclarer par M. de Narbonne à Prague, qu'un étrange incident s'étant élevé à Neumarckt, le sens de la convention en vertu de laquelle on allait se réunir et négocier étant contesté, il n'était ni de sa dignité ni de sa sûreté de traiter avec des gens qui entendaient ainsi leurs engagements, et qu'avant de faire partir M. de Caulaincourt il voulait une explication catégorique au sujet de ce qui venait d'être dit par le général Barclay de Tolly. M. de Narbonne, l'un des deux plénipotentiaires français, étant déjà rendu à Prague, les devoirs de politesse se trouvaient remplis selon lui, et le second plénipotentiaire français pouvait bien ne partir qu'après avoir obtenu l'explication demandée, et l'avoir obtenue pleinement satisfaisante.
Grande irritation des plénipotentiaires russe et prussien, attendant depuis le 11 à Prague les plénipotentiaires français qui n'arrivent pas. Lorsque cette nouvelle difficulté fut connue à Prague, et elle le fut le 18 juillet par une dépêche partie de Dresde le 17, on en ressentit une impression fort vive et fort naturelle. Les deux plénipotentiaires prussien et russe affectèrent d'en être irrités, offensés même, beaucoup plus qu'ils ne l'étaient véritablement. Mais M. de Metternich en fut consterné, et l'empereur François blessé profondément. L'un et l'autre désiraient la paix, telle que nous l'avons définie, bien que l'empereur y crût moins que le ministre, et chaque chance de la conclure évanouie leur causait de sincères regrets. Langage que les partisans de la guerre tiennent au sujet du nouveau retard. De plus, ils étaient humiliés du rôle qu'on leur faisait jouer. Les ennemis de leur politique de médiation se riaient d'eux, et aimaient à dire que, pour prix de leurs efforts pacifiques, Napoléon ne leur enverrait pas même un négociateur, et que ces inventeurs du congrès de Prague, loin de le conduire à bien, ne pourraient pas même le réunir. Ce fâcheux pronostic des partisans de la guerre semblait près de se réaliser, car déjà sous le plus futile prétexte, parce que la ratification de la seconde convention communiquée officieusement ne l'avait pas été officiellement, Napoléon avait perdu cinq ou six jours; maintenant, sous un prétexte aussi frivole, parce que les commissaires de Neumarckt, simples agents d'exécution, n'ayant aucune autorité morale, élevaient une difficulté d'interprétation sur un texte qui leur était inconnu, on allait perdre quelques jours encore. Et quand on avait vingt jours devant soi, vingt-sept avec le délai contesté, en sacrifier cinq ou six à chaque occasion, était un jeu visible et offensant. Le plus grave d'ailleurs ce n'était pas la perte de temps, car si on voulait bien s'entendre, deux jours, n'en restât-il que deux, pouvaient suffire: le plus grave, c'était la disposition que cette manière d'agir révélait chez Napoléon. Puisqu'il se jouait ainsi de ses adversaires et du médiateur, évidemment il ne souhaitait point la paix, et après avoir obtenu le temps qu'il avait si ardemment désiré, et qu'il employait si bien, il ne prenait pas même la peine de dissimuler à quel point il se moquait de ceux dont il avait fait ses dupes!--Tel était le langage, malheureusement très-fondé, que les partisans de la guerre tenaient partout, en ayant soin de le rendre blessant et amer pour l'empereur François et son ministre.
Langage plein de noblesse et de fermeté de M. de Metternich. M. de Metternich vit M. de Narbonne et se montra à lui profondément affligé.--La nouvelle difficulté que vous venez de soulever, lui dit-il, n'est pas plus sérieuse que la précédente. Nous vous avions annoncé amicalement la ratification expresse de la convention en vertu de laquelle l'armistice est prolongé jusqu'au 16 août; vous ne pouviez donc pas douter de l'exactitude du fait, et ce n'était pas une raison de différer la nomination et l'envoi de vos plénipotentiaires, lorsque ceux des autres parties belligérantes devaient être ici le 12, qu'ils y arrivaient même le 11. Aujourd'hui les commissaires de Neumarckt, qui ne sont rien, qui ont toutes les passions des états-majors, prétendent interpréter un texte qui leur est inconnu, et vous affectez de prendre la chose au sérieux, jusqu'à vous montrer alarmés! Ce ne peut être une alarme bien sincère. Croyez-vous qu'on voudrait malgré nous, et par conséquent sans nous, recommencer les hostilités? le croyez-vous en vérité? Certainement non. Dès lors de quoi s'agit-il? D'une difficulté insignifiante, dont vous auriez pu faire le sujet de notre entretien à la première réunion des plénipotentiaires, et sur laquelle vous auriez eu l'avis favorable des deux plénipotentiaires prussien et russe, et en tout cas l'avis décisif du médiateur, dont l'opinion vous était connue d'avance. Ce n'était donc pas la peine de perdre encore quelques jours, quand il nous en reste à peine une vingtaine d'ici au 10 août. Nous ne pouvons voir qu'une chose dans cette conduite, c'est le désir de l'empereur Napoléon de nous mener ainsi, sans avoir rien fait, jusqu'au terme de l'armistice. Mais qu'il ne s'y trompe pas, il ne parviendra pas à faire prolonger d'un jour la suspension d'armes. Aux difficultés que vous rencontrez à Neumarckt, vous devez juger de celles que nous avons eu à vaincre nous-mêmes pour obtenir une première prolongation. Vous n'en obtiendrez pas une seconde, soyez-en sûr. Que l'empereur Napoléon ne se fasse pas illusion sur un point plus important encore. Déclaration formelle que l'armistice ne sera pas prolongé d'un jour, et qu'au terme expiré, l'Autriche fera partie de la coalition. Le terme du 10 août arrivé, il n'y aura plus un mot de paix à dire, et la guerre sera déclarée. Nous ne serons pas neutres, qu'il ne s'en flatte pas. Après avoir employé tous les moyens imaginables pour l'amener à des conditions raisonnables, qu'il connaît bien, que dès le premier jour nous lui avons fait connaître, sur lesquelles nous n'avons pas pu varier, car elles constituent le seul état tolérable pour l'Europe, il ne nous reste plus, s'il les refuse, qu'à devenir belligérants nous-mêmes. Si nous demeurions neutres (comme au fond il le désire), les alliés seraient battus, nous n'en doutons pas; mais après leur tour le nôtre viendrait, et nous l'aurions bien mérité. Nous ne commettrons donc pas cette faute. Aujourd'hui, quoi qu'on puisse vous dire, nous sommes libres. Je vous donne ma parole et celle de mon souverain, que nous n'avons d'engagements avec personne. Mais je vous donne ma parole aussi que le 10 août à minuit nous en aurons avec tout le monde, excepté avec vous, et que le 17 au matin vous aurez trois cent mille Autrichiens de plus sur les bras. Ce n'est pas légèrement, ce n'est pas sans douleur, car il est père et il aime sa fille, que l'empereur mon maître a pris cette résolution; mais il doit à son peuple, à lui-même, à l'Europe, de rendre à tous un état stable, puisqu'il en a le moyen, et que d'ailleurs l'alternative ne serait autre que de tomber quelques jours plus tard sous vos coups, dans une dépendance pire que celle où vous aviez mis la Prusse. Certes nous savons quelle chance on court en voulant combattre, même quand on est fort nombreux, l'empereur Napoléon à la tête des armées françaises; mais après y avoir bien réfléchi, nous préférons cette chance au déshonneur et à l'esclavage. Qu'on ne vienne donc point après l'événement nous dire que nous vous avons trompés! Jusqu'au 10 août à minuit tout est possible, même à la dernière heure; le 10 août passé, pas un jour, pas un instant de répit, la guerre, la guerre avec tout le monde, même avec nous!--M. de Narbonne, saisi de ce langage, calme, triste et grand, dit à M. de Metternich: Quoi! pas un instant de répit, même si la négociation était commencée!--À une condition seulement, répondit M. de Metternich, c'est que les bases de la paix seraient admises en entier, et qu'il n'y aurait plus à régler que les détails.--
M. de Narbonne, comprenant parfaitement cette situation, mande à Dresde que si on n'est pas décidé à la guerre générale avec l'Europe entière, il faut ouvrir tout de suite la négociation. M. de Narbonne, qui avait parfaitement apprécié cette situation, et qui voyait bien qu'il n'y avait plus à jouer avec le temps et avec les hommes, qu'en agissant ainsi on n'abuserait plus personne, et qu'on ne tromperait que soi, écrivit à M. de Bassano qu'il fallait ou se décider à la guerre, à la guerre certaine, universelle avec l'Europe, ou que si on n'avait pas pris ce parti, si on souhaitait la paix, sauf à en modifier les conditions, il fallait négocier sérieusement, et même, ne voulût-on qu'une nouvelle prolongation d'armistice, ne pas paraître se moquer de ceux avec lesquels on traitait. Il demandait donc qu'on fît partir M. de Caulaincourt, car les négociateurs prussien et russe menaçaient tous les jours de se retirer (ce dont ils avaient le droit, puisqu'on était au 20 juillet, et qu'ils attendaient depuis le 11), et s'ils quittaient Prague tout serait fini. À peine obtiendrait-on de la bonne foi des coalisés que l'armistice fût respecté jusqu'au 17 août, et si même on l'obtenait, on ne le devrait qu'à la prudence et à la modération de l'Autriche.
Nouvelle espérance et nouveau calcul de Napoléon. Ces conseils si sages, dictés par la plus parfaite connaissance des choses, n'affectèrent pas beaucoup M. de Bassano, et encore moins Napoléon. Ce dernier toutefois, bien que décidé à la guerre plutôt qu'aux conditions apportées par M. de Bubna, bien que se flattant avec ses nouveaux préparatifs de battre tous les coalisés, l'Autriche fût-elle du nombre, n'était pas indifférent à l'espérance d'une nouvelle prolongation d'armistice, et à force de la désirer se faisait l'illusion étrange que peut-être il l'obtiendrait. Il n'espère pas obtenir une prolongation d'armistice, mais retarder l'entrée en action de l'Autriche, ce qui suffit à ses plans militaires. Il doutait à la vérité d'amener la Prusse et la Russie à cette prolongation, animées comme elles paraissaient l'être; mais il y avait une combinaison meilleure pour lui que celle de retarder les hostilités avec toutes les puissances, c'était en les laissant commencer avec la Prusse et la Russie, de les différer encore quelques jours avec l'Autriche seule, ce qui lui aurait donné le temps d'accabler les deux premières, puis de se rejeter sur l'Autriche elle-même, qui aurait son tour, comme avait très-bien dit M. de Metternich. Pour y réussir il y avait un moyen, c'était en ouvrant la négociation vers la fin de l'armistice, de manière à inspirer quelques espérances à M. de Metternich et à l'empereur François, d'obtenir qu'on négociât en se battant, ce qui était possible, ce qui s'était vu en plus d'une occasion, et ce qui retarderait probablement l'entrée en action de l'Autriche, car tant que ses conditions auraient chance d'être acceptées, il était vraisemblable qu'elle ne voudrait pas se mettre en guerre avec la France. Pour disposer l'Autriche à ce qu'il désire, Napoléon envoie à M. de Narbonne le pouvoir de commencer la négociation sans M. de Caulaincourt. Ainsi arriver non pas à une nouvelle suspension d'armes qui arrêterait le bras de tout le monde, mais à une négociation continuée durant les hostilités, qui retiendrait quelques jours encore le bras de l'Autriche, était sa pensée actuelle. Mais pour cela il fallait faire quelque chose, et Napoléon, malgré le doute subsistant à Neumarckt, doute qui n'en était pas un pour lui, fit expédier à M. de Narbonne ses pouvoirs et ses instructions qui avaient été retenues jusque-là, avec la faculté accordée aux deux plénipotentiaires français de traiter l'un en l'absence de l'autre. Dès lors on n'était plus fondé à dire que la négociation était suspendue, puisque M. de Narbonne, à lui tout seul, pouvait la commencer, et la conduire même à son terme. Mais bien qu'on appréciât le mérite de M. de Narbonne en Autriche et en Europe, le duc de Vicence (M. de Caulaincourt) passait pour être seul initié à la pensée de Napoléon, et tant qu'il n'arrivait pas à Prague, on était généralement disposé à considérer la négociation comme n'étant pas sérieuse. Sur ce point Napoléon fit répéter que dès que l'énigme de Neumarckt serait éclaircie, il expédierait le duc de Vicence; et pour se donner un motif spécieux d'attacher tant d'importance à ce que disaient les commissaires de Neumarckt, il fit écrire à M. de Metternich que communiquant par ces commissaires avec les places bloquées de Custrin, de Stettin, de Dantzig, tant pour les correspondances que pour les vivres, il avait besoin d'une explication claire et positive, et ne différait le départ de M. de Vicence que pour être assuré de l'obtenir.
Langage trop peu sérieux de M. de Bassano. M. de Bassano cherchant sans cesse à se modeler sur son maître, et à imiter sa coupable mais héroïque indifférence au milieu des dangers, écrivait à M. de Narbonne ce qui suit:--Je vous envoie, lui disait-il, plus de pouvoirs que de puissance, vous aurez les mains liées, mais les jambes et la bouche libres, pour vous promener et dîner.--C'est de ce ton que parlait le ministre de l'Empire français, au moment suprême où se décidait à jamais le sort de son maître et de sa patrie!
M. de Narbonne est autorisé à l'échange des pouvoirs, opéré en commun, et sans passer par les mains du médiateur. Après s'être livré à ces jeux de mots, M. de Bassano permettait à M. de Narbonne de procéder à l'échange des pouvoirs, mais en tenant au mode de négocier sur lequel on avait déjà insisté. En conséquence il devait offrir l'échange des pouvoirs dans une conférence commune, puis cette formalité remplie, proposer la discussion des matières dans des conférences auxquelles assisteraient tous les plénipotentiaires, sous les yeux du médiateur, qui serait ainsi témoin et partie des négociations mais non pas leur intermédiaire exclusif. Il devait enfin proposer la rédaction de protocoles, qui assureraient l'authenticité des conférences. Si toutes ces questions de forme étaient vidées, ce qui ne pouvait manquer d'être long, M. de Narbonne avait ordre de présenter pour première base de négociation l'uti possidetis, c'est-à-dire la conservation de ce que chacun possédait dans l'état présent de la guerre, comme si aucun des événements de 1812 et de 1813 ne s'était accompli.
Nouveau chagrin de M. de Metternich en apprenant à quelle condition est soumis l'échange des pouvoirs. La seule question de forme devait exiger beaucoup de temps, car sur cette question les coalisés avaient leur parti pris, et insister à ce sujet c'était s'exposer à dépenser inutilement plusieurs mois, quand on n'avait plus que dix-huit jours. M. de Metternich, en effet, en apprenant que M. de Narbonne avait reçu ses pouvoirs, ne fut que médiocrement consolé de l'absence de M. le duc de Vicence, surtout lorsqu'il sut que M. de Narbonne voulait présenter et échanger ses pouvoirs dans une réunion générale des plénipotentiaires, s'abouchant entre eux sous la présidence du médiateur, mais ne s'astreignant pas à l'accepter pour unique intermédiaire de leurs communications. Depuis qu'on avait laissé percer l'intention d'un arrangement direct entre la Russie et la France, les Russes et les Prussiens affectaient de vouloir faire de l'Autriche leur unique intermédiaire. Ce dernier point, comme on l'a vu, avait acquis beaucoup d'importance, depuis que Napoléon avait clairement indiqué, en faisant choix de M. de Caulaincourt, la pensée de s'entendre directement avec la Russie aux dépens de l'Autriche. À dater de ce moment, la Prusse et la Russie, pour ne pas être soupçonnées d'entrer dans l'intention de Napoléon, surtout pour n'en pas être accusées, affectaient de tenir plus que l'Autriche elle-même à une forme de négociation qui faisait tout passer par l'entremise du médiateur. Cette disposition poussée au delà des désirs de l'Autriche, devait rendre insoluble la question de forme. Aussi MM. de Humboldt et d'Anstett, particulièrement ce dernier, s'étaient-ils hâtés de remettre leurs pouvoirs à M. de Metternich, et ne voulaient-ils les remettre qu'à lui seul. M. de Metternich, tranquille désormais sur la négociation directe entre la Russie et la France, dont il avait voulu se garantir en venant à Prague, aurait acquiescé au désir de la France sur cette question de forme, uniquement pour faire commencer la négociation; mais cela ne dépendait plus de lui, la Russie et la Prusse tenant à ce qu'il fût rassuré plus même qu'il n'avait besoin de l'être. Aussi ne manqua-t-il pas de dire à M. de Narbonne que quant à lui il consentirait bien à cet échange de pouvoirs opéré en commun, mais que déjà les plénipotentiaires prussien et russe lui avaient remis directement leurs pouvoirs, s'étaient ainsi légitimés, et que certainement, ne fût-ce que par amour-propre, ils ne voudraient pas revenir sur ce qu'ils avaient fait. Il leur proposa en effet de céder sur ce point, mais il fut refusé, et malgré les autorisations envoyées à M. de Narbonne, la négociation ne fit pas un pas. M. de Metternich en montra de nouveau son chagrin à M. de Narbonne, lui répéta que jusqu'au 10 août le mal ne serait pas irréparable, mais que le 10 à minuit il serait sans remède.
Napoléon ne se faisant plus aucune illusion sur la possibilité de prolonger l'armistice, et espérant tout au plus retarder l'entrée en action de l'Autriche, avait le parti pris de continuer la guerre. Pendant ces inutiles allées et venues, Napoléon ne conservant plus aucune illusion sur la possibilité d'une négociation séparée avec la Russie, songeait tout au plus à retenir l'Autriche inactive quelques jours après le 17 août, afin d'avoir le temps d'accabler d'abord les Prussiens et les Russes, sauf à battre ensuite, et à leur tour, les Autrichiens eux-mêmes, s'ils étaient assez peu clairvoyants pour se prêter à ce calcul. Quant à la paix il n'y songeait guère, ne voulant à aucun prix abandonner les villes anséatiques réunies constitutionnellement à l'Empire, renoncer au titre de protecteur de la Confédération du Rhin porté jusqu'ici avec une sorte d'ostentation, enfin reconstituer la Prusse au lendemain même de sa défection. Chacun de ces sacrifices lui coûtait cruellement; pourtant il n'était pas possible, même après les triomphes de Lutzen et de Bautzen, que la terrible catastrophe de 1812 n'eût pas quelques conséquences, sinon pour la France, au moins pour lui, et il fallait savoir se résigner à payer sa faute par un déplaisir quel qu'il fût. Il aurait dû se trouver heureux après de si grands malheurs de n'être puni que dans son orgueil, et de n'avoir rien à sacrifier que la France pût regretter véritablement, car, ainsi que nous l'avons déjà dit, et qu'on nous permettra de le redire encore, lorsqu'on lui laissait outre les Alpes et le Rhin, la Hollande, le Piémont, la Toscane, Rome, à titre de départements français, la Westphalie, la Lombardie, Naples, à titre de principautés de famille, on lui concédait plus que la France ne devait désirer, et qu'elle ne pouvait posséder. Ici se présentent quelques réflexions que nous avons déjà indiquées, mais qu'il faut reproduire plus complétement au moment décisif, pour apprécier sainement les déterminations de Napoléon. Examen des conditions de paix proposées à la France. Si on examine l'une après l'autre ses prétentions territoriales, on reconnaîtra combien il était peu raisonnable d'y tenir. La Hollande elle-même qui était la moins déraisonnable de toutes, ne pouvait être qu'avec beaucoup de peine rattachée matériellement et moralement à l'Empire. Quand on en avait détaché ce que Napoléon avait pris au roi Louis en 1810, pour le punir de ses résistances, c'est-à-dire ce qui est situé à la gauche du Wahal, lequel est le Rhin véritable et constitue la plus puissante des barrières, on avait acquis tout ce qui était désirable sous le rapport des frontières, restant toujours la grave difficulté morale de morceler un pays aussi homogène que la Hollande, et dont toutes les parties sont faites pour vivre ensemble! Quant à la portion au delà du Wahal, qui s'étend jusqu'au Texel, et comprend Gorcum, Nimègue, Utrecht, Rotterdam, la Haye, Amsterdam, le Texel, c'est-à-dire la grande Hollande, il était impossible de la rattacher à la géographie militaire de la France, et Napoléon dans ses plus habiles combinaisons pour la défense du territoire, n'avait jamais pu trouver une manière de couvrir le Zuiderzée, et d'établir une frontière solide de Wesel à Groningue. À quel point ces conditions dépassaient même ce que la France aurait dû désirer, et combien il était évident que l'orgueil froissé était en ce moment le seul mobile de Napoléon. N'ayant pour protéger cette partie de la Hollande que la faible ligne de l'Yssel, il n'avait vu d'autre ressource que les inondations, et les avait ordonnées; or, un pays qu'on ne peut garder qu'en le noyant, il n'est pas seulement inhumain, il est impolitique de songer à le posséder. En ayant dans l'Océan la Rochelle, Brest, Cherbourg, Anvers et Flessingue, Napoléon avait contre l'Angleterre tout ce qu'il pouvait désirer, et ces terrains, moitié îles, moitié continent, qui s'étendent de Nimègue à Groningue, de Berg-op-Zoom au Texel, entre terre et mer, portant une race indépendante, fière, sage, riche, pleine de souvenirs assez glorieux pour ne pas vouloir les confondre avec ceux d'une autre nation, méritaient d'être laissés indépendants entre toutes les puissances de l'Europe, pour continuer à être la voie la plus large et la plus libre du commerce maritime! Quant au Piémont lui-même, était-il bien prudent de chercher à posséder un territoire au delà des Alpes, c'est-à-dire au delà de nos frontières naturelles, devant nous aliéner à jamais les Italiens, comme la possession de la Lombardie n'a cessé de les aliéner à l'Autriche, nous valant des haines au lieu d'influence, et destiné au premier règne faible à nous échapper inévitablement? Toutefois dans un système de grandeur à la façon de Charlemagne, grandeur qui n'est dans les temps modernes qu'un pur anachronisme, car lorsque Charlemagne régnait sur le continent de l'Elbe à l'Èbre, il embrassait dans ses vastes États des pays à moitié sauvages, n'ayant encore aucune existence historique, dans un tel système, on peut concevoir l'addition de la Hollande, qui est une sorte d'appendice maritime de notre territoire, comme le Piémont en est une sorte d'appendice continental, utile à qui veut descendre souvent des Alpes; mais même dans ce système déjà faux, que faire de la Toscane et de Rome? Que faire de l'Illyrie, de Hambourg, de Lubeck? Ce n'était plus qu'un entraînement de conquêtes insensées, sans plan et sans limites, pouvant durer la vie d'un conquérant tel qu'Attila ou Alexandre, mais devant à sa mort donner lieu à un partage de territoires entre ses lieutenants ou ses voisins! Napoléon compromet en ce moment non-seulement la grandeur sérieuse de la France, mais même la grandeur chimérique qu'il avait rêvée, et dont on ne lui contestait que quelques portions insignifiantes. Avec un tel système, qui, ne reposant sur aucun principe politique, ne pouvait avoir aucune limite territoriale, dans lequel on pouvait tout faire entrer sauf à ne rien garder, il n'était pas possible de dire que l'empire de Napoléon fût véritablement moins grand parce que Hambourg ou Lubeck n'y seraient pas compris. Napoléon était tout autant Charlemagne sans ces villes qu'avec elles, car celui qui, outre Bruxelles, Anvers, Flessingue, Cologne, Mayence, Strasbourg, avait encore Utrecht, Amsterdam, le Texel, Turin, Florence, Rome, sans compter Cassel, Milan, Naples, était aussi grand, plus grand même que Charlemagne, de cette grandeur fabuleuse qui avait au neuvième siècle sa raison d'être, qui ne l'avait plus au dix-neuvième, et qui après son Charlemagne aurait eu inévitablement son Louis le Débonnaire. On ne comprend pas que le principal de cette grandeur chimérique étant accordé à Napoléon, il la compromît pour Hambourg, pour Lubeck, ou pour un vain titre comme celui de protecteur de la Confédération du Rhin! Sans doute si l'honneur des armes eût été compromis, on conçoit qu'il ne voulût pas céder, car il vaut mieux perdre des provinces que l'honneur des armes! Cela vaut mieux pour la dignité et la sûreté d'un vaste empire; mais après Lutzen, mais après Bautzen, où des enfants avaient vengé le malheur de nos vieux soldats, l'honneur des armes était sauf; la vraie grandeur et même la grandeur exagérée et inutile l'était aussi; il ne restait en souffrance que l'orgueil! Et à ce sentiment si personnel, il est triste de le dire, Napoléon était prêt à sacrifier non-seulement la solide grandeur de la France, celle qu'elle avait conquise sans lui pendant la révolution, mais cette grandeur factice, fabuleuse, qu'il y avait ajoutée par ses prodigieux exploits! Il allait sacrifier à ce sentiment sa femme, son fils et lui-même!
Agitation intérieure de Napoléon, qui se cachait sous son activité incessante, mais qui le rendait très-sensible aux objections élevées autour de lui. Toutefois ces questions agitaient profondément Napoléon, et si avec la faculté de se distraire par mille travaux de tout genre, faculté dont il était doué au plus haut degré, il arrivait à se donner un visage serein, si même, tout plein de ses vastes et profondes conceptions militaires, il parvenait à se donner confiance, il était parfois troublé et pensait sans cesse au grave sujet que nous venons d'exposer. Toujours en course autour de Dresde, faisant, avec son embonpoint qui commençait à être importun, des excursions de trente et quarante lieues par jour, dont la moitié à cheval, allant étudier le long des frontières de la Bohême les champs de bataille qui devaient bientôt se couvrir de sang, y amenant ses généraux avec lui, quelquefois les y envoyant sans lui pour les obliger à étudier le terrain, il emportait dans sa tête les mêmes pensées, et, soit en route, soit de retour à Dresde, il en conférait avec les personnages de toute profession qui le suivaient dans ses campagnes. Absolu par son pouvoir, il était par sa clairvoyance dépendant des esprits qui l'entouraient, car il lui était impossible de voir la désapprobation sur les visages sans éprouver le besoin de la combattre, de la dissiper, de la vaincre, et il avait souvent fort à faire. Si on était en effet bien soumis, bien appliqué à lui plaire, le sentiment du danger déliait les langues chez les plus courageux, attristait au moins les visages chez les plus timides!
Discussions fréquentes de Napoléon, soit avec ses généraux sur le futur plan de campagne, soit avec les personnages civils de son entourage sur les négociations de Prague. Chacun suivant son état, militaire ou civil, apercevant de la situation ce qui le concernait, révélait les dangers qui le frappaient plus particulièrement. Les militaires qui avaient jugé excellente la position de l'Elbe, quand on n'avait affaire qu'aux Prussiens et aux Russes, étaient effrayés depuis qu'il s'agissait des Autrichiens eux-mêmes, de se trouver sur l'Elbe avec la possibilité d'être tournés par ces derniers du côté de la Bohême, et d'avoir ainsi l'ennemi sur nos derrières, entre nous et la Thuringe. Les politiques voyaient clairement l'Autriche entraînée par l'esprit public de l'Allemagne, et sollicitée par son propre intérêt, prête à imiter la Prusse, et à compléter dès lors l'union de tous les États contre nous; et ils nous voyaient réduits à lutter contre l'Europe exaltée par la haine avec la France abattue par la fatigue! aussi les uns et les autres étaient-ils d'avis d'admettre la médiation et ses conditions, quelles qu'elles fussent, en les supposant même beaucoup moins avantageuses qu'elles ne l'étaient réellement. Sans doute ils n'eussent voulu à aucun prix qu'on acceptât la France privée de ses frontières naturelles, mais si on leur avait dit qu'elle aurait directement ou indirectement, Mayence, Cologne, Anvers, Flessingue, Amsterdam, le Texel, Cassel, Turin, Milan, Florence, Rome, Naples, ils auraient à genoux supplié Napoléon d'accepter. Mais on leur laissait ignorer le véritable état des choses; on parlait vaguement devant eux de sacrifices contraires à l'honneur, et sans savoir précisément ce qui en était, ils supposaient néanmoins que la France était encore assez redoutée pour qu'on n'osât pas lui offrir moins que ses frontières naturelles, et dans cette supposition, bien inférieure pourtant à la réalité, ils préféraient des sacrifices d'amour-propre au danger d'une lutte effroyable contre une coalition formée de toute l'Europe.
Objections des militaires contre la ligne de l'Elbe, depuis qu'on s'attendait à la guerre avec l'Autriche. Politiques et militaires parlaient entre eux de ce sujet ou dans leurs bivouacs, ou dans les antichambres de Napoléon, se taisaient quand il survenait, et quelquefois même ne s'interrompaient qu'à demi, pour lui fournir l'occasion de reprendre l'entretien s'il daignait le continuer avec eux, ce que rarement il négligeait de faire. Réponses de Napoléon. Avec les militaires les réponses ne lui manquaient pas, car s'ils avaient raison en signalant la hardiesse de notre situation sur l'Elbe, où l'on pouvait être tourné par la Bohême en cas de guerre avec l'Autriche, ils avaient tort, ainsi que le faisaient plusieurs d'entre eux, de lui proposer la ligne de la Saale, ligne très-courte, n'embrassant que l'espace compris de Hof à Magdebourg, facile à forcer sur tous les points, et exposée à être tournée par la Bavière comme celle de l'Elbe par la Bohême. On eût été, en adoptant cette ligne, rejeté en huit jours sur le Rhin, et il eût été étrangement inconséquent d'abandonner dans les combats ce qu'on s'obstinait à défendre témérairement dans les négociations. Napoléon avait raison dans l'hypothèse de la continuation de la guerre, car en refusant d'abandonner l'Allemagne la ligne de l'Elbe était la seule admissible. Il n'y avait pas de milieu, ou il fallait renoncer tout de suite à l'Allemagne, et accepter les conditions de M. de Metternich, ou si on la disputait diplomatiquement, il fallait aussi la disputer militairement, et on ne le pouvait que sur l'Elbe. Or placé à Dresde, ayant à sa droite Kœnigstein, à sa gauche Torgau, Wittenberg, Magdebourg, Hambourg, pouvant, comme il le fit bientôt à Dresde, accabler ceux qui essayeraient de le tourner, Napoléon avait encore d'immenses chances pour lui. La question était mal posée, et ce n'était pas entre telle ou telle ligne d'opération, mais entre la paix et la guerre, qu'il fallait la placer. Restait, il est vrai, le danger de se battre si loin du Rhin contre l'Europe entière, et, si un de ses lieutenants était faible ou maladroit sur la vaste ligne de Kœnigstein à Hambourg, de se trouver en l'air au milieu de l'Allemagne soulevée; mais alors il fallait avoir le bon sens de reconnaître, et le courage de dire que la faute de Napoléon était politique, et lui conseiller d'abandonner l'Allemagne, ce qui était la certitude d'une paix immédiate et glorieuse. Faute de poser ainsi la question, on se donnait tort contre Napoléon, car à vouloir garder l'Allemagne, il est bien vrai qu'on ne pouvait la défendre que sur l'Elbe. Si Napoléon avait raison contre les militaires, il avait tort contre les diplomates, et s'en tirait avec eux en dissimulant la vérité, et en ne disant pas à quoi tenaient la paix ou la guerre. Aussi, dans leurs nombreux entretiens, le prince Berthier, les maréchaux Soult, Ney, Mortier, n'osant pas soutenir résolûment qu'il fallait rentrer sur le Rhin, s'exposaient à être réfutés victorieusement en proposant des lignes intermédiaires entre l'Elbe et le Rhin, étaient battus par la logique pressante de Napoléon, et se taisaient, en conservant cependant le sentiment d'un grand péril, car c'était un grand péril en effet que de se battre avec l'Europe, non sur le Rhin pour la défense légitime de notre sol, mais sur l'Elbe pour la pensée usurpatrice de la domination universelle. Les choses se passaient autrement lorsqu'il s'agissait de la question, toute politique, de la paix et de la guerre. Là Napoléon sentait bien qu'il avait tort, car il n'avait pas une bonne raison à faire valoir. Il ne disait pas la vérité, parlait vaguement de sacrifices, qui, d'abord modérés en apparence, deviendraient bientôt, s'il cédait, immodérés et inadmissibles, et laissait entendre, sans l'exprimer cependant, que l'Autriche osait lui redemander jusqu'à l'Italie. Alors il s'échauffait, parlait de l'honneur de l'Empire, et s'écriait qu'il valait mieux périr que de supporter de semblables conditions, surtout de la part de l'Autriche, qui, après lui avoir donné une archiduchesse en mariage, après avoir accepté son alliance en 1812, profitait du premier revers pour se tourner contre lui, comme si une pareille conduite, en supposant qu'elle fût telle que la dépeignait Napoléon, eût été bien criminelle de la part d'une puissance qui longtemps battue, et dépouillée d'une grande partie de ses États, saisissait l'occasion d'en recouvrer ce qu'elle pouvait, surtout contre un conquérant sans modération et sans mesure!--Ses contradicteurs ignorant le secret des négociations, supposant toujours qu'il s'agissait de sacrifices bien plus considérables que ceux qu'on nous demandait véritablement, accordant qu'il était désagréable de céder, surtout à gens qui nous dressaient en quelque sorte un guet-apens, se rejetaient sur le besoin urgent de la paix, et avaient là des avantages incontestables. Vives instances de M. de Caulaincourt pour décider Napoléon à la paix. Napoléon avait rencontré pour apôtre constant de la paix M. de Caulaincourt, qui le suppliait sans relâche de ne pas s'obstiner contre l'orage, et de passer par-dessus un déplaisir momentané pour sauver la France, l'armée, lui et son fils. Dans cette courageuse et civique tâche, M. de Caulaincourt était infatigable, et recommençait sans cesse avec une admirable persévérance. M. de Caulaincourt avait trouvé un singulier auxiliaire dans le duc d'Otrante, M. Fouché, qui, bien que cherchant à reconquérir la faveur impériale perdue, n'hésitait pas, inspiré par son bon sens et peut-être aussi par le danger que la chute de l'Empire devait faire courir à tous les hommes de la révolution, n'hésitait pas à soutenir hardiment qu'il fallait conclure la paix. Il ne s'agissait point, selon M. Fouché, de savoir laquelle; c'était le secret des plénipotentiaires que Napoléon avait chargés de cette tâche; mais après Lutzen et Bautzen, en s'en rapportant à une sorte de notoriété publique, en songeant à la crainte que la France n'avait pas cessé d'inspirer, on ne pouvait pas douter, disait-il, que les conditions ne fussent encore très-belles; et si, comme tout le faisait présumer, on concédait à la France au delà du Rhin et des Alpes, on lui concédait plus qu'il ne lui fallait, plus qu'elle ne désirait. On devait donc, sauf les détails, signer la paix qui nous était offerte; car l'Europe était exaspérée, et la France épuisée commençait à partager l'exaspération de l'Europe contre un système qui ne laissait pas plus de bien-être au vainqueur qu'au vaincu.-- Violente sortie du duc d'Otrante en faveur de la paix. Dans l'une de ces conversations, à laquelle avaient été présents M. Daru, M. de Caulaincourt, M. de Bassano, même le roi de Saxe, M. Fouché se permit de dire à Napoléon que s'il ne donnait pas tout de suite la paix, il deviendrait bientôt odieux à la France, et qu'il y aurait danger non-seulement pour lui, mais pour son fils, pour sa dynastie; que s'il ne saisissait pas cette dernière occasion de déposer les armes, il serait perdu; que la France venait par honneur de faire un dernier effort, parce qu'elle ne voulait pas se retirer battue de son grand duel avec l'Europe, mais qu'après les victoires de Lutzen et de Bautzen elle considérait son honneur comme dégagé, et qu'à la seule condition de conserver le Rhin et les Alpes que personne ne lui contestait plus, pas même l'Angleterre, elle se tiendrait pour satisfaite; mais que si, malgré la possibilité évidente de signer une telle paix, on persistait à continuer la guerre, elle se regarderait comme sacrifiée à un système personnel à Napoléon, système insensé, qu'elle détestait autant que l'Europe elle-même, car elle en souffrait tout autant.--
Mécontentement et réponses sophistiques de Napoléon. Ces hardies propositions causèrent à Napoléon une irritation extrême, et il ne sut répondre qu'en disant qu'on ignorait le secret des négociations, que les puissances belligérantes lui demandaient des choses inadmissibles, que s'il les concédait, l'Europe le regarderait comme tellement affaibli que bientôt elle exigerait tout ce qu'il ne pouvait pas accorder, et ce que personne, parmi ses contradicteurs, ne voudrait accorder; qu'il fallait, pour garder le nécessaire, défendre même le superflu, se montrer indomptable, se résigner à livrer une ou deux batailles de plus, pour conserver une grandeur acquise par vingt années de sang versé, et savoir braver la guerre quelques jours encore pour avoir une vraie, une solide paix. En un mot dans cette conversation, comme dans toutes celles qu'il eut sur ce sujet, son art consistait, en cachant toujours les faits véritables, en laissant toujours ignorer qu'il ne s'agissait en réalité que de Hambourg et du protectorat de la Confédération du Rhin, son art consistait à soutenir que c'était tout ou rien, qu'il fallait tout défendre ou tout céder, et comme personne ne voulait tout céder, la conclusion était selon lui qu'il fallait tout défendre. Sa force d'esprit et de langage parvenait bien à embarrasser ses interlocuteurs, qui d'ailleurs ignorant l'état des négociations, ne pouvaient pas lui répondre, mais elle ne parvenait pas à les convaincre, et les laissait terrifiés de la fatale résolution qui perçait dans son attitude et ses discours. Ils admiraient quelquefois son indomptable caractère en détestant son orgueil funeste, et s'en allaient silencieux, mécontents, la plupart du temps désolés. Un seul d'entre eux ne paraissant pas se douter du péril, affirmait que le génie de l'Empereur était inépuisable en ressources, qu'il triompherait de tous ses ennemis, et retrouverait plus grande, ou aussi grande que jamais, sa puissance de 1810 et de 1811. Cet interlocuteur, on le devine, était M. de Bassano, et il était le moins excusable, car seul il savait le secret des choses, seul il savait que c'était pour Hambourg et le titre de protecteur de la Confédération du Rhin qu'on s'exposait à tout perdre. Il faut dire néanmoins pour réduire à ce qu'elle doit être sa responsabilité, qui autrement serait si lourde, qu'il influait peu sur les résolutions de Napoléon, lequel ne semblait même pas touché de ses magnifiques pronostics, et qu'il parvenait uniquement à exciter chez M. de Caulaincourt des signes d'impatience peu flatteurs et peu dissimulés.
Hardie correspondance du duc de Rovigo en faveur de la paix. Ce n'est pas seulement à Dresde que Napoléon avait rencontré ces contradictions, atténuées du reste par la soumission du temps, c'était à Paris même. Le ministre de la police, duc de Rovigo, entendant plus que tout autre le retentissement de l'opinion publique, et ne craignant pas les accès d'humeur de Napoléon, auxquels il s'était habitué en n'y prenant pas garde, avait plusieurs fois osé lui écrire ce qu'aucun de ses ministres n'osait lui dire, c'est que la paix était urgente, indispensable, qu'il ne fallait pas attendre de la France fatiguée un nouvel effort, semblable à celui qu'elle venait de faire; c'est que tous les ennemis du gouvernement jusque-là découragés, dispersés, reprenaient le courage avec l'espérance; c'est que les révolutionnaires, longtemps accablés sous les souvenirs de quatre-vingt-treize, les Bourbons, longtemps et complétement oubliés, essayaient de se produire de nouveau, que ces derniers même répandaient des manifestes qu'on lisait sans colère et avec une certaine curiosité. Toutes ces assertions étaient vraies, et il était constant que l'idée d'un autre gouvernement que celui de Napoléon, idée qui depuis quatorze ans ne s'était présentée à l'esprit de personne, pas même au retour de Moscou, commençait, la situation se prolongeant, à pénétrer dans l'esprit de beaucoup de gens, et allait devenir générale si la guerre continuait; que de même qu'on avait en 1799 cherché auprès du général Bonaparte un refuge contre l'anarchie, on irait bientôt chercher auprès des Bourbons un refuge contre la guerre perpétuelle. C'est tout cela que plus ou moins clairement, plus ou moins adroitement, le ministre de la police, duc de Rovigo, avait essayé de faire entendre à Napoléon avec une hardiesse honorable, mais qui eût été plus méritoire et plus utile, si Napoléon avait attaché plus d'importance à ce qui venait de lui. Le prince Cambacérès ne se serait pas hasardé à en dire autant, bien qu'il en pensât davantage, parce que de sa part Napoléon eût pris la chose plus sérieusement, dès lors moins patiemment. Ordre de se taire expédié au duc de Rovigo. Fatigué pourtant des lettres du duc de Rovigo, Napoléon chargea le prince Cambacérès de lui dire qu'elles l'importunaient, qu'en montrant tant d'amour pour la paix, on lui nuisait plus qu'on ne le servait; que l'on contribuait à rendre les ennemis plus exigeants, en accréditant l'idée que la France ne pouvait plus faire la guerre; que lui, Napoléon, savait seul comment il fallait s'y prendre pour donner la paix à la France avec sûreté et avec honneur; que le duc de Rovigo, en se mêlant de cette affaire, se mêlait de ce qu'il ignorait, bref qu'il eût à se taire, car de pareilles indiscrétions ne seraient pas souffertes plus longtemps.
Cette dure réprimande n'était pas de nature à effrayer ni à décourager le duc de Rovigo, car il ne prenait pas plus au sérieux les colères de Napoléon que Napoléon ne prenait au sérieux sa politique, et il devait bientôt se permettre une autre tentative, pas plus heureuse il est vrai, mais qui prouve à quel point le besoin de la paix était universellement senti, puisqu'il perçait à travers ce despotisme qui enveloppait alors la France entière, et pesait si lourdement sur elle.
Le duc d'Otrante envoyé en Illyrie. Napoléon, après avoir fermé la bouche au duc de Rovigo, donna un emploi au duc d'Otrante. Il en avait déjà trouvé un en Espagne pour le maréchal Soult, et il en trouva un pour le duc d'Otrante par suite d'un accident aussi triste que singulier. L'infortuné Junot, depuis la blessure qu'il avait en Portugal reçue à la tête, n'avait jamais recouvré ses facultés physiques et morales. Dans la campagne de Russie on ne lui avait pas vu son ardeur accoutumée, bien qu'il eût été moins blâmable qu'on ne l'avait prétendu, et il avait essuyé de Napoléon des reproches qui avaient achevé d'altérer sa raison. Envoyé à Laybach comme gouverneur de l'Illyrie, il y avait donné tout à coup des signes de folie, au point qu'il avait fallu le saisir de force et le transporter en Bourgogne, son pays natal, où il était mort. Napoléon nomma M. Fouché gouverneur de l'Illyrie, poste peu assorti à la grande situation de cet ancien ministre, mais que celui-ci accepta, parce qu'il regardait comme bonne toute manière de rentrer en fonctions. Il devait voir en passant à Prague M. de Metternich, et profiter d'anciennes relations pour soutenir auprès de ce diplomate les prétentions de la France. Le moyen était petit par rapport à l'objet, et ne pouvait compenser le mauvais effet qu'allait produire en Autriche une nomination qui prouvait de notre part peu de disposition à renoncer à l'Illyrie.
Napoléon persistant à perdre le temps consacré aux négociations, se décide à faire un voyage à Mayence pour y voir l'Impératrice. Napoléon, inébranlable quoique parfois agité, persista dans sa manière de négocier, laquelle, comme on l'a vu, consistait à gagner du temps, soit pour obtenir s'il était possible une nouvelle prolongation d'armistice, soit au moins pour différer de quelques semaines l'entrée en action de l'Autriche, soit aussi pour rompre le congrès sur une question de forme, et n'avoir pas à dire à l'Europe, surtout à la France, que c'était pour Hambourg et le protectorat du Rhin qu'on refusait la paix. Afin de réussir dans cette tactique, il fit concourir avec l'ouverture des négociations un second voyage, qu'il avait résolu d'exécuter à la fin de juillet pour aller voir l'Impératrice à Mayence, et qui ne pouvait qu'apporter de nouvelles entraves à la marche des négociations. Il avait en effet assigné à Marie-Louise un rendez-vous à Mayence vers le 26 juillet, afin d'y demeurer quelques jours avec elle, et surtout afin d'y passer en revue les divisions destinées à former les corps des maréchaux Saint-Cyr et Augereau. Il laissa en partant des pouvoirs pour M. de Caulaincourt, qui devait se rendre à Prague dès qu'on aurait reçu des commissaires réunis à Neumarckt une réponse satisfaisante relativement au terme précis de l'armistice; à ces pouvoirs il ajouta des instructions, concertées avec M. de Bassano, pour que M. de Caulaincourt, une fois à Prague, pût y employer d'une manière spécieuse les six à huit jours qui allaient s'écouler pendant le voyage projeté sur le Rhin.
Instructions et latitudes laissées à M. de Caulaincourt, pour qu'il puisse employer à Prague le temps que Napoléon doit passer à Mayence. On était au 24 juillet, et on ne supposait pas que la réponse de Neumarckt pût arriver avant le 25 ou le 26. M. de Caulaincourt devait se mettre en route le lendemain, perdre un jour ou deux à lier connaissance avec les plénipotentiaires, puis consacrer cinq ou six jours à discuter sur la remise des pouvoirs, et sur la forme des conférences. Si, dans son zèle pacifique, M. de Caulaincourt devenait pressant, et demandait à M. de Bassano l'autorisation de passer outre, M. de Bassano devait lui permettre de faire quelques concessions relativement à l'échange des pouvoirs et à la forme des négociations, mais en lui défendant expressément d'aborder le fond des choses. Il serait aisé de gagner ainsi jusqu'au 3 ou 4 août, jour probable du retour de Napoléon à Dresde, et alors il tracerait lui-même la conduite qu'on devrait tenir ultérieurement.
Ordres militaires de Napoléon en quittant Dresde. Après avoir arrêté d'après ces données les instructions de M. de Caulaincourt, Napoléon fit ses dispositions pour partir le 24 juillet au soir. Il expédia en même temps quelques ordres relatifs à l'armée. Les deux mois perdus pour les négociations ne l'avaient pas été, comme on le pense bien, pour les préparatifs militaires. L'infanterie bien campée, bien nourrie, bien exercée, avait singulièrement gagné sous tous les rapports, et particulièrement sous celui de la force numérique. La cavalerie avait complétement changé d'aspect; elle était nombreuse et assez bien montée. Les jeunes chevaux, presque tous blessés à l'entrée en campagne, étaient en meilleur état. Nos cavaliers, si prompts à se former, savaient déjà se servir de leurs montures et les soigner. Progrès merveilleux de ses armements. Napoléon avait, outre la cavalerie légère attachée à chaque armée, quatre beaux corps de cavalerie de réserve sous les généraux Latour-Maubourg, Sébastiani, de Padoue, de Valmy. La garde formée à cinq divisions d'infanterie, comprenait en outre douze mille cavaliers avec deux cents bouches à feu bien servies. Quinze cents gardes d'honneur sous le général Dejean étaient arrivés à Dresde. Cette brave jeunesse qui n'était pas d'abord partie dans de très-bonnes dispositions, parvenue maintenant en ligne, n'aspirait qu'à s'illustrer sous les yeux de la grande armée. Le corps du général Vandamme, que Napoléon avait vu à Magdebourg, composé d'hommes jeunes, mais de vieux cadres revenus de Moscou, était fort beau. Les quatre divisions organisées à Mayence, et destinées à venir par Wurzbourg, Hof, Freyberg, Dresde, s'établir à Kœnigstein, s'acheminaient vers ce point, et présentaient un aspect satisfaisant, quoique remplies de jeunes soldats comme tout le reste de l'armée. Les approvisionnements, commandés de toutes parts, arrivaient par l'Elbe à Dresde, où plus de cinquante mille quintaux de grains et farines étaient actuellement réunis. Grâce à l'activité du maréchal Davout, les défenses de Hambourg étaient pour ainsi dire sorties de dessous terre. Elles portaient déjà deux cents bouches à feu en batterie, et allaient bientôt en recevoir trois cents. Tout s'achevait donc suivant les vues de Napoléon, et le progrès de ses desseins ne le disposait guère à la paix, ce qui autorisait M. de Bassano à répéter partout que les forces de l'Empereur étaient immenses et son génie toujours plus grand, que l'Europe en devait trembler, et que ce n'était pas au plus fort à faire des sacrifices au plus faible.
Manière d'occuper et d'égayer nos jeunes troupes dans leurs camps. Napoléon cherchant à répandre un peu d'animation dans ses camps, où ses jeunes troupes, sauf les heures consacrées aux manœuvres, avaient été oisives pendant deux mois, imagina pour les occuper un genre d'exercice à la fois attrayant et utile. Il avait ordonné de les faire tirer à la cible, et pour les intéresser davantage à cet exercice si important, il voulut qu'on leur distribuât des prix proportionnés à leur adresse. Les meilleurs tireurs de chaque compagnie, au nombre de six, devaient recevoir un prix de quatre francs, puis se réunir à tous ceux du même bataillon, se mesurer ensemble, et concourir pour un nouveau prix triple du précédent. Ceux des bataillons devaient se réunir par régiments, ceux des régiments par divisions, ceux des divisions par corps d'armée, et concourir de nouveau pour des prix successivement plus élevés, de telle façon que les meilleurs tireurs d'un corps d'armée pouvaient remporter des prix qui allaient jusqu'à cent francs. Tous ces prix représentaient une dépense d'une centaine de mille francs, ce qui était peu de chose, et avait, outre l'avantage inappréciable d'améliorer le tir, celui d'occuper, d'amuser les hommes, de leur fournir l'occasion et le moyen de régaler leurs camarades. Napoléon fit aussi payer la solde aux officiers, pour qu'ils pussent jouir des quelques jours de repos qui leur restaient, et qui, pour le plus grand nombre, étaient, hélas! les derniers de leur vie! Napoléon fixe au 10 août la célébration de sa fête, qui aurait dû avoir lieu le 15, afin de mettre quelque intervalle entre les réjouissances et les nouvelles scènes de carnage qui se préparent. La fête de Napoléon approchait, puisqu'elle se célébrait le 15 août. Il voulut que la célébration en fût fixée au 10, afin que les hostilités étant reprises le 17, les réjouissances ne fussent pas trop voisines des nouvelles scènes de carnage qu'il prévoyait. Ce jour du 10 il devait y avoir dans tous les camps des repas à ses frais, et en son honneur. Les officiers devaient dîner chez les maréchaux, les soldats entre eux sur des tables servies en plein air. Le vin devait être prodigué, et bu soit à la santé de Napoléon, soit au triomphe des armes de la France. Ainsi Napoléon cherchait en quelque sorte à égayer la guerre, et à mêler les jeux à la mort! Le 24 juillet il partit pour Mayence, laissant derrière lui toutes choses invariablement prévues et arrêtées.
Réponse de Neumarckt, qui place définitivement au 16 août l'expiration de l'armistice, et au 17 la reprise des hostilités. Le 26, les commissaires de Neumarckt répondirent enfin d'une manière satisfaisante, relativement au jour précis des futures hostilités, et il fut reconnu, après en avoir conféré avec l'empereur Alexandre, surtout après de vives observations de M. de Metternich, que le général en chef Barclay de Tolly avait mal compris les paroles de son maître, et que si l'armistice pouvait être dénoncé le 10 août, il n'expirerait cependant que le 16, ce qui remettait au 17 la reprise des hostilités. Ce malentendu, comme on l'a vu, venait du peu de clarté que l'empereur Alexandre avait mis à faire connaître une concession dont il était embarrassé devant les partisans impatients de la guerre, et du peu de penchant de ces derniers à interpréter les stipulations douteuses dans le sens de la paix. Réunion en ce moment des souverains coalisés à Trachenberg, pour arrêter le plan de campagne. L'empereur Alexandre se trouvait alors à Trachenberg, petite ville de Silésie, où il s'était rendu de Reichenbach avec le roi de Prusse et la plupart des généraux de la coalition, pour conférer avec le prince de Suède sur le plan des opérations futures. La présence de Bernadotte à cette réunion déplaît à tous les généraux de la coalition. Cette réunion, fort désirée des deux souverains qui voulaient enchaîner définitivement l'ancien maréchal Bernadotte à leur cause, et terminer ses longues hésitations, était loin de plaire aux officiers russes et allemands, notamment à ces derniers. On parlait de conférer au prince royal un commandement important; on lui préparait sur sa route des honneurs extraordinaires, afin de le toucher par l'endroit si sensible chez lui de la vanité. Ces empressements pour un homme qui n'avait aux yeux des Allemands et des Russes d'autre mérite que d'être général français, et qui était loin de compter parmi les premiers, excitaient au plus haut degré la jalousie nationale des états-majors alliés. Leurs monarques, disaient-ils, voulaient donc déclarer qu'un général français, même médiocre, valait mieux que tous les généraux de la coalition, et que c'était un titre d'honneur de porter les armes contre son pays. La perspective d'être placés sous ses ordres leur était souverainement désagréable.
Bruit universellement répandu que le général Moreau viendra prêter ses conseils à l'empereur Alexandre. Malheureusement on s'entretenait aussi d'un autre général français, celui-là grand homme de guerre, doué de véritables vertus civiques et guerrières, et non pas, comme Bernadotte, gratifié d'une couronne royale pour prix de médiocres services, mais de l'exil pour prix de services immenses, et qui vaincu par l'ennui, le désœuvrement, l'irritation que lui inspirait un rival heureux, l'horreur que lui avait fait éprouver la campagne de Moscou, s'était laissé persuader de quitter l'Amérique pour l'Europe. Ce général était l'illustre Moreau. Il était venu à Stockholm, attiré dans cette capitale par Bernadotte qui semblait pressé de se procurer des imitateurs. Entouré là des plus funestes conseils, agité, combattu, malheureux, se demandant s'il faisait bien ou mal, il marchait sans s'en apercevoir à un abîme, dominé par des sentiments confus qu'il croyait honnêtes, parce que sous l'indignation sincère qu'il éprouvait, il ne voyait pas la part que la haine et l'oisiveté avaient à sa conduite. On se préoccupait beaucoup de cette arrivée, et on disait le général Moreau destiné à devenir le conseiller de l'empereur Alexandre. C'était une nouvelle cause de déplaisir pour les militaires russes et allemands, qui avec un redoublement de jalousie demandaient si leurs souverains croyaient donc que pour vaincre les généraux français il n'y avait de suffisants que les généraux français eux-mêmes?
Faste de Bernadotte, et manifestation qu'il s'attire de la part de la garnison française de Stettin. Quoi qu'il en soit, l'ancien maréchal Bernadotte était venu à Trachenberg, voyageant, non pas comme les souverains de Russie et de Prusse, avec une extrême simplicité, mais avec un faste éblouissant, comme un monarque parcourant ses États dans une occasion solennelle. Ayant passé en revue quelques-unes de ses troupes qui déjà profitaient de l'armistice pour se rendre en Prusse, il avait paru près de Stettin, où se trouvait une garnison française. Sa tête inflammable commençait à se persuader que Napoléon, odieux à l'Europe, à charge à la France, ne pourrait bientôt plus régner, que les Bourbons, longtemps oubliés, ne pourraient pas être remis sous les yeux de la génération présente, que dès lors ce serait à lui à remplacer Napoléon sur le trône de France. L'insensé, dans son orgueil, ne voyait pas qu'après la gloire la tradition antique aurait seule de l'empire sur les esprits, et que la médiocrité souillée du sang français n'était pas appelée à succéder au génie malheureux. Tandis qu'il se montrait à cheval sous les murs de Stettin, à la vue de la garnison française, des coups de feu partirent sans qu'on pût savoir qui les avait tirés. Des officiers de Bernadotte vinrent se plaindre au brave général Dufresse, commandant de la place, de cette violation de l'armistice.--Ce n'est rien, répondit ironiquement le général; la grand'garde a aperçu un déserteur et a tiré dessus!--
Accueil brillant fait à Bernadotte par les souverains coalisés. Conduit à Trachenberg de relais en relais, au milieu d'escortes nombreuses et d'un cortége magnifique, le prince de Suède y reçut de l'empereur Alexandre et du roi de Prusse un accueil extraordinaire, comme s'il leur eût apporté le génie de Napoléon ou du grand Frédéric. C'était moins à ses talents du reste qu'aux craintes qu'on avait conçues sur sa fidélité, et au désir de montrer un lieutenant de Napoléon, fatigué de sa domination jusqu'à tourner ses armes contre lui, qu'il devait ces empressements affectés. Si à la qualité de Français et de lieutenant de Napoléon il avait joint celle de son propre frère, les hommages eussent été plus excessifs encore, car on aurait trouvé sa défection plus significative. Jusqu'au jour où l'on avait rompu avec le Danemark, et où l'on avait définitivement adjugé la Norvége à la Suède, le nouveau Suédois avait tour à tour promis, hésité, menacé même; mais enfin il venait de prendre son parti et de mettre en mouvement vingt-cinq mille Suédois. Sa prétention d'être le généralissime de la coalition. Pour prix de ce contingent, d'ailleurs excellent, car il n'y avait pas de plus braves soldats, animés de meilleurs sentiments que les Suédois, il affichait d'étranges prétentions. Son commandement réduit à celui de l'armée dite du Nord. Il aurait voulu être généralissime, ou du moins commander toutes les armées que ne commandaient point en personne les deux souverains eux-mêmes. On lui avait résisté doucement, et peu à peu on l'avait ramené à de moindres exigences, par la raison toute simple des emplacements qui ne permettaient pas aux diverses armées d'opérer très-près les unes des autres, et d'être réunies dès lors sous l'autorité d'un seul chef. Après des débats qui avaient duré du 9 au 13 juillet, on avait arrêté le plan de campagne suivant, fondé sur la coopération des Autrichiens, car bien qu'on eût chargé ceux-ci de négocier pour tout le monde, la conviction généralement répandue que Napoléon n'accepterait pas leur système de pacification, faisait considérer leurs troupes rassemblées en Bohême, en Bavière, en Styrie, comme inévitablement destinées à coopérer avec les armées russe et prussienne.
Plan de campagne fondé sur l'idée d'éviter Napoléon, pour se jeter toujours sur ses lieutenants, jusqu'à ce qu'après l'avoir épuisé, on trouve l'occasion de l'accabler sous la réunion de toutes les forces de la coalition. Appréciant le danger de se mesurer avec Napoléon, on s'était proposé de l'accabler par la masse des forces, et on ne désespérait pas en effet de réunir huit cent mille soldats, dont cinq cent mille en première ligne, agissant concentriquement sur Dresde. Trois grandes armées actives étaient chargées d'expulser Napoléon de cette position de Dresde, où l'on avait discerné qu'il voulait établir le centre de ses opérations. Une première armée de 250 mille hommes, formée en Bohême avec 130 mille Autrichiens et avec 120 mille Prussiens et Russes, placée pour flatter l'Autriche sous le commandement d'un général autrichien, devait opérer par la Bohême sur le flanc de Napoléon. Une seconde de 120 mille hommes, placée sous le général Blucher en Silésie, et composée en nombre égal de Prussiens et de Russes, devait par Liegnitz et Bautzen marcher droit sur Dresde, tandis qu'une troisième de 130 mille, confiée au prince de Suède, composée de Suédois, de Prussiens, de Russes, d'Allemands, d'Anglais, se dirigerait de Berlin sur Magdebourg. Il était convenu que ces trois armées marcheraient prudemment, éviteraient les rencontres directes avec Napoléon, rétrograderaient quand il avancerait, pour tomber sur celui de ses lieutenants qu'il aurait laissé sur ses flancs ou ses derrières, reculeraient de nouveau quand il viendrait au secours du lieutenant menacé, se jetteraient aussitôt sur un autre, s'attacheraient ainsi à l'épuiser, et quand elles le jugeraient assez affaibli, profiteraient d'un moment favorable pour l'aborder lui-même, et l'étouffer dans les cent bras de la coalition. Si malgré la recommandation adressée à tous les chefs de ne commettre aucune témérité, d'être prudent avec Napoléon et hardi avec ses lieutenants, on se faisait battre, on devait ne pas se décourager, car il restait en réserve trois cent mille hommes prêts à recruter l'armée active, et à la rendre indestructible en la renouvelant sans cesse. On était résolu en un mot à vaincre ou à mourir jusqu'au dernier. La Prusse avait des réserves dans la Silésie, le Brandebourg, la Poméranie; la Russie en avait en Pologne, l'Autriche en Bohême. L'Autriche devait réunir de plus une armée d'observation en Bavière, une armée active en Italie, et dans l'hypothèse, malheureusement trop vraisemblable, d'une rupture avec nous, elle avait permis qu'on raisonnât sur ses forces comme déjà jointes à la coalition, ce qui donnait lieu de dire faussement qu'elle était définitivement engagée avec nos ennemis, et que la négociation de Prague n'était qu'un leurre tant de sa part que de la nôtre.
Ce plan basé sur les manœuvres probables de Napoléon, et prouvant que celui-ci avait donné à ses adversaires des leçons dont ils avaient profité, était sorti de la tête, non du prince suédois, mais des généraux russes et prussiens, habitués à notre manière de faire la guerre. Bernadotte, quoique appelé à commander à 130 mille hommes, dont 100 mille pouvaient se trouver ensemble sur un même champ de bataille, ce qui dépassait fort ses talents, car il n'en avait jamais conduit plus de 20 mille, et toujours sous un supérieur, n'était pas content de la part qu'on lui avait faite. Il aurait voulu commander, outre cette armée, celle de Silésie, et avoir sous ses ordres Blucher lui-même, ce qu'il croyait dû à son rang royal et à ses talents militaires. Mais une telle prétention devait rencontrer des obstacles insurmontables. C'était autour de Blucher que se réunissaient les officiers allemands les plus distingués, les plus patriotes, les plus engagés dans les sociétés secrètes allemandes, gens à qui Bernadotte déplaisait à tous les titres, comme Français, comme défectionnaire à son pays, comme spéculateur ayant depuis une année mis à une sorte d'enchère ses services fort douteux, comme général enfin rempli de présomption, quoique d'un mérite très-contestable. L'idée d'obéir à un tel chef les révoltait tous, et ils tenaient à Trachenberg le langage le plus injurieux pour le prince de Suède. On s'était donc appliqué à lui faire entendre qu'il fallait renoncer à cette singulière prétention, car les trois armées devaient agir trop loin les unes des autres pour qu'on pût les soumettre au même général, et seulement, pour le satisfaire, on avait accordé que dans le cas où l'armée de Silésie serait appelée à coopérer avec celle du Nord (c'est ainsi qu'on appelait la sienne), il pourrait donner des ordres à toutes les deux. On avait amené Blucher et ses officiers à admettre cette éventualité, quelque désagréable qu'elle fût pour eux, en leur disant que les deux armées destinées à se rencontrer et à opérer ensemble étaient celles de Silésie et de Bohême, parce qu'elles avaient Dresde pour but commun, que celle du Nord au contraire, menaçant à la fois Hambourg et Magdebourg, aurait bien peu de chances de se trouver à côté de celle de Silésie, qui visait aussi sur l'Elbe mais bien plus haut.
Retour des souverains à Reichenbach. Après ces arrangements, on avait renvoyé Bernadotte enivré d'un encens brûlé par de royales mains, et Alexandre et Frédéric-Guillaume étaient revenus à Reichenbach, pour attendre l'issue des négociations, au résultat desquelles ils ne croyaient guère, dont Alexandre toujours irrité contre Napoléon et prodigieusement flatté de mener l'Europe, désirait peu le succès, dont Frédéric-Guillaume, dans sa constante et sage défiance de la fortune, aurait accepté volontiers l'heureuse conclusion s'il avait pu y ajouter quelque foi. Ils désirent peu la paix, et surtout ne l'espèrent plus. C'était à leur retour qu'avait été faite par les commissaires de Neumarckt la réponse que nous venons de rapporter, et qui ôtait tout prétexte pour retenir plus longtemps M. de Caulaincourt à Dresde.
M. de Caulaincourt reçoit enfin avec ses instructions, l'autorisation de se rendre à Prague; il est consterné en voyant le peu de moyens qu'on lui laisse de travailler à la paix. Le 26 ce digne et courageux personnage reçut de M. de Bassano les instructions que Napoléon avant de se rendre à Mayence avait laissées pour lui. Bien que le fond des choses n'y fût point traité, les difficultés de forme y étaient si complaisamment détaillées, et données si ouvertement comme un moyen de perdre le temps, que M. de Caulaincourt en fut consterné. C'était uniquement dans l'intention de ménager une paix suivant lui indispensable, qu'il avait accepté le rôle de plénipotentiaire à Prague, rôle plus pénible pour lui que pour tout autre, car après avoir joui de la faveur particulière de l'empereur Alexandre, n'obtenir s'il le rencontrait qu'une froideur blessante, et, s'il ne le rencontrait pas, essuyer cette même froideur de la part de ses agents les plus vulgaires, devait lui être bien pénible. Aller s'exposer à de pareils traitements pour ne rendre aucun service, et pour jouer une fade comédie, coûtait à sa dignité autant qu'à son patriotisme. Il se mit toutefois en route sur la simple espérance de conjurer, en partie du moins, les effets de la mauvaise volonté de son maître, et en quittant Dresde il adressa à Napoléon la lettre suivante, que l'histoire doit conserver.
Noble lettre de M. de Caulaincourt à Napoléon pour lui demander quelque latitude, et le supplier de songer sérieusement à la paix.
«Dresde, 26 juillet 1813.
»Sire,
»J'ai besoin de soulager mon cœur avant de quitter Dresde, afin de ne porter à Prague que le sentiment des devoirs que Votre Majesté m'a imposés. Il est deux heures. M. le duc de Bassano me remet seulement les instructions que les réponses de Neumarckt et les ordres de Votre Majesté ne lui ont pas permis de me donner plus tôt; elles sont si différentes des arrangements auxquels elle avait paru consentir en me déterminant à accepter cette mission, que je n'hésiterais pas à refuser encore l'honneur d'être son plénipotentiaire, si, après tant de temps perdu, les heures n'étaient comptées à Prague, pendant que Votre Majesté est à Mayence et moi encore à Dresde. Quelle que soit donc ma répugnance pour des négociations si illusoires, je me pénètre avant tout de mes devoirs, et j'obéis. Demain je serai en route et après demain à Prague, comme on me le prescrit; mais permettez, Sire, que les réflexions de votre fidèle serviteur trouvent encore ici leur place. L'horizon politique est toujours si rembruni, tout a un aspect si grave, que je ne puis résister au désir de supplier encore Votre Majesté de prendre, comme son ministre me le fait espérer, une salutaire résolution avant le terme fatal. Puisse-t-elle se convaincre que le temps presse, que l'irritation des Allemands est extrême, et que cette exaspération des esprits imprime, encore plus que la peur des cabinets, un mouvement accéléré et irrésistible aux événements. L'Autriche est déjà trop compromise pour reculer, si la paix du continent ne la rassure pas. Votre Majesté sait bien que ce n'est pas la cause de cette puissance que j'ai plaidée près d'elle; certes! ce n'est pas son abandon dans nos revers que je la prie de récompenser, ce ne sont même pas ses 150 mille baïonnettes que je veux écarter du champ de bataille, quoique cette considération mérite bien quelque attention, mais c'est le soulèvement de l'Allemagne, que le vieil ascendant de cette puissance peut amener, que je supplie Votre Majesté d'éviter à tout prix. Tous les sacrifices faits dans ce but et par conséquent dans ce moment à une prompte paix, vous rendront, Sire, plus puissant que ne l'ont fait vos victoires, et vous serez l'idole des peuples, etc...»
Ce langage d'un honnête homme, qui en voyant déjà une grande partie du mal ne le voyait pourtant pas tout entier, car ce n'étaient pas 150 mille Autrichiens mais 300 mille qu'il s'agissait de se mettre encore sur les bras, car ce n'était pas le soulèvement de l'Allemagne mais celui de toute l'Europe, qu'il s'agissait de braver, ce langage ne devait malheureusement pas avoir beaucoup d'utilité. Départ de M. de Caulaincourt, et son arrivée à Prague. Toutefois ne renonçant pas à essayer le bien, quelque faible que fût l'espérance de l'accomplir, M. le duc de Vicence était parti pour Prague, où on l'attendait impatiemment. Digne accueil fait à cet illustre personnage. L'accueil qu'il y reçut fut digne de lui et de la considération qu'il s'était acquise en Europe. En apprenant son départ, on avait suspendu tous les pourparlers jusqu'à son arrivée. Après être entré en communication avec les plénipotentiaires russe, prussien et autrichien, il reprit avec M. de Metternich le vieux thème que M. de Narbonne avait déjà usé en quelques jours, c'est qu'il n'était possible de remettre les pouvoirs et de traiter les matières à discuter qu'en assemblée commune, sous les yeux et la présidence du médiateur, mais en conférence de tous avec tous. La question de forme immédiatement soulevée à l'occasion de l'échange des pouvoirs. Cette difficulté sérieuse sans doute, si on avait eu encore l'espoir d'un rapprochement direct avec la Russie, n'en devait plus être une qui méritât tant d'insistance de notre part, lorsqu'on ne pouvait désormais faire la paix que par l'Autriche, et à son gré. Il nous était même plus commode d'avoir le médiateur pour organe principal, que de nous aboucher avec deux plénipotentiaires mal disposés, et cherchant peu à faciliter une paix que l'Autriche souhaitait seule. La preuve qu'il en était ainsi, c'était le désir évident de M. de Metternich d'amener M. de Humboldt et M. d'Anstett à une concession sur cette question de forme, afin de rendre au moins l'ouverture du congrès possible. Nouvelles réflexions de M. de Metternich à l'égard de ces difficultés de forme, et nouvelle déclaration que si avant le 10 août on n'a pas traité sérieusement, l'Autriche, le 10 août à minuit, signera son adhésion à la coalition. Puisque lui-même voulait un abouchement direct des plénipotentiaires français avec les plénipotentiaires prussien et russe, c'est qu'il n'avait plus à le craindre. Du reste parlant franchement avec M. de Caulaincourt comme avec M. de Narbonne, il lui montra l'inutilité de disputer longuement sur les formes suivies à Munster, à Tetschen, à Sistow, car les deux plénipotentiaires étaient engagés d'amour-propre et d'intérêt dans la voie où ils étaient entrés; d'amour-propre, parce qu'ils avaient déjà remis leurs pouvoirs au médiateur, d'intérêt, parce qu'ils ne voulaient pas qu'on les accusât de pactiser secrètement avec la diplomatie française, et que traiter par notes remises au médiateur était le seul moyen qui ne prêtât à aucune fausse interprétation. Il dit que par ces motifs ils ne consentiraient pas à céder, que d'ailleurs ils ne désiraient pas beaucoup la paix, et que ce désir ne pouvait faire taire chez eux ni l'amour-propre ni l'intérêt; que par conséquent toutes les discussions qu'on aurait avec eux seraient inutiles; qu'au surplus, il le voyait bien, Napoléon n'avait pas la moindre envie d'arriver à un résultat; que tant qu'il s'attacherait à batailler sur un tel terrain, il fallait en conclure qu'il ne voulait pas faire un pas vers la paix, qu'il était dès lors inutile de s'agiter pour obtenir sur des questions de forme des concessions qui ne mèneraient à rien pour le fond des choses, qu'il fallait attendre, et attendre jusqu'au dernier moment, car avec un caractère aussi extraordinaire que celui de Napoléon tout était possible; qu'au dernier jour, à la dernière heure, il se pourrait qu'il envoyât à l'improviste des ordres de traiter sur des bases acceptables, et que la paix sortît tout à coup d'une situation actuellement désespérée; que dans cette supposition peu vraisemblable sans doute, mais admissible, il attendrait jusqu'au 10 août à minuit, que jusque-là, il en renouvelait l'assurance formelle, il ne serait engagé avec personne, mais que le 10 août à minuit il le serait irrévocablement avec nos ennemis, qu'il signerait au nom de son souverain un traité d'alliance avec les puissances coalisées, et serait au nombre de nos adversaires les plus résolus à vaincre ou à périr.--
Vives instances de M. de Caulaincourt pour qu'on l'autorise à traiter sérieusement. M. de Metternich répéta ces choses qu'il avait déjà dites à M. de Narbonne d'un ton si calme, mais si ferme, avec des témoignages si affectueux pour M. de Caulaincourt, et une sincérité si manifeste (car il ne faut pas comme le vulgaire s'imaginer qu'un diplomate mente nécessairement), que M. de Caulaincourt ne pouvait pas résister à tant d'évidence. Aussi avec sa véracité ordinaire écrivit-il sur-le-champ à M. de Bassano qu'il craignait peu, à Napoléon qu'il craignait beaucoup, pour leur faire savoir encore une fois quelle était la situation véritable, combien était grand, certain même le danger d'une prochaine adhésion de l'Autriche à la coalition, ce qui rendrait complète et définitive l'union de l'Europe contre nous; situation périlleuse mais soutenable en 1792, lorsque nous débutions dans la carrière des révolutions, lorsque nous étions pleins encore de passion et d'espérance, injustement attaqués, et non pas durement oppresseurs, situation au contraire désastreuse lorsque nous étions épuisés, lorsque nous avions tort contre tout le monde, et que tout le monde éprouvait contre nous l'indignation qui avait fait notre force en 1792. La conviction de M. de Caulaincourt à cet égard était si vive et si sincère, que connaissant l'ambition de M. de Bassano, voulant appeler cette ambition au secours de l'honnêteté très-réelle de ce ministre, et supposant qu'il serait peut-être sensible à l'honneur de signer lui-même la paix du monde, il l'engageait instamment à venir à Prague, lui revêtu de toute la confiance de l'Empereur, ayant tous ses pouvoirs, n'ayant pas besoin pour en référer à sa volonté de perdre les dernières heures qui restaient, et à se rendre l'objet d'un transport universel de reconnaissance en venant conclure une paix qui allait sauver tant de victimes, et probablement au nombre de ces victimes la France elle-même.
M. de Bassano accorde à M. de Caulaincourt quelques facilités illusoires sur la question de forme. M. de Bassano, qui était aussi bon citoyen que le lui permettait sa parfaite soumission à son maître, aurait cédé sans doute à tant de raison et de patriotisme, s'il avait eu une volonté propre; mais n'en admettant qu'une au monde, celle de Napoléon, avec laquelle il ne contestait pas plus qu'avec celle de Dieu même, il se contenta de satisfaire aux vives instances de M. de Caulaincourt en lui accordant quelques facilités pour traiter la question de forme, sans sortir toutefois des latitudes qui lui avaient été laissées à lui-même. Ainsi par exemple il permit aux deux négociateurs français de donner une copie certifiée de leurs pouvoirs au médiateur, qui la transmettrait aux plénipotentiaires prussien et russe, de façon que cette première communication aurait lieu suivant le mode désiré par nos adversaires, mais en retour il continua d'exiger que l'échange définitif des pouvoirs eût lieu dans une conférence commune. Quant à la forme même de la négociation, il consentit à ce que les plénipotentiaires russe et prussien procédassent par notes officielles, comme ils le voulaient pour mettre leur responsabilité à couvert, mais à condition que les plénipotentiaires français pourraient discuter ces notes dans des conférences où les parties adverses se trouveraient réunies.
M. de Bassano informe Napoléon de ce qu'il a fait. Ces subtilités étaient misérables et bien indignes d'une situation aussi grave. M. de Bassano écrivit à l'Empereur à Mayence qu'il accordait ces latitudes à nos plénipotentiaires, afin que toutes les questions de forme fussent vidées à son retour à Dresde, et que, s'il lui convenait alors de donner dans les six derniers jours une tournure sérieuse à la négociation[4], il trouvât les discussions préliminaires terminées.
Napoléon à Mayence. Napoléon était en ce moment à Mayence où il s'était rendu, comme nous l'avons dit, afin d'y passer quelques jours avec l'Impératrice, et de voir chemin faisant les troupes en marche, les travaux en cours d'exécution, tout ce qui avait besoin en un mot de sa présence pour se perfectionner ou s'achever. Parti dans la nuit du 24 au 25 juillet, il était arrivé le 26 au soir à Mayence, où l'attendaient une cour brillante venue de Paris à la suite de l'Impératrice, et un grand nombre de ses agents accourus pour recevoir ses ordres directs. Son entrevue avec l'Impératrice. Douleur de cette princesse. Il avait trouvé l'Impératrice désolée, cachant ses larmes au public, mais n'hésitant pas à les répandre devant lui, car elle était sincèrement attachée à son glorieux époux, elle tremblait pour sa vie et sa fortune, elle craignait pour elle-même que la nouvelle déclaration de guerre de l'Autriche ne réveillât en France toutes les haines populaires sous lesquelles avait succombé la malheureuse reine Marie-Antoinette; elle aurait voulu retenir dans l'alliance française son père qu'elle aimait, dont elle était aimée, mais elle ne pouvait pas plus vaincre la tranquille inflexibilité de l'empereur François, que la fougueuse humeur de Napoléon, et elle faisait ce que font les femmes dans leur impuissance, elle pleurait. Le secret de l'entrevue de Napoléon avec Marie-Louise est resté inconnu[5], et probablement il est resté inconnu parce qu'il était nul, car Napoléon ne voulait charger l'Impératrice de rien, les affaires se traitant à Prague de telle sorte, qu'elle n'y pouvait rendre aucun service. Tendres égards de Napoléon pour elle. Il désirait la voir, la consoler, lui donner des témoignages publics de tendresse, ce qui, pour l'Autriche, pour l'Europe, devait être d'un bon effet; il désirait aussi, avec sa défiance ordinaire, chercher à pénétrer si elle n'aurait pas reçu de Vienne quelque communication clandestine qui pût l'éclairer sur les desseins de l'Autriche. Mais en tout cas de tels efforts étaient parfaitement inutiles, car l'Autriche avait dit tout son secret par la bouche de M. de Metternich, et ce secret n'était autre que celui-ci, c'est qu'à certaines conditions cent fois énoncées elle arrêterait l'Europe, l'obligerait à poser les armes, ménagerait la paix, non-seulement continentale mais maritime, et qu'en dehors de ces conditions se déclarant sur-le-champ notre ennemie, elle prendrait part à la coalition universelle qui se préparait contre nous. Napoléon n'avait donc rien à apprendre de Marie-Louise, mais il procura à cette princesse le plaisir de passer quelques jours avec lui, et en attendant il expédia sur les lieux une quantité d'affaires civiles et militaires. Occupations de Napoléon à Mayence. De cette main puissante de laquelle pouvait s'échapper tant de bien et de mal, il laissa effectivement échapper du bien et du mal avec l'ordinaire prodigalité de son génie. Le duc de Rovigo empêché d'y venir. Le duc de Rovigo avait voulu venir à Mayence pour y faire une nouvelle tentative en faveur de la paix, en éclairant Napoléon sur l'état de l'opinion publique, et sur le danger qu'il courait de s'aliéner définitivement l'affection de la France. L'opinion publique était en effet dans une anxiété extrême depuis qu'elle commençait à craindre que le congrès réuni si tard ne restât sans résultat. Les ennemis de Napoléon étaient pleins d'espérance, la majorité du pays pleine de chagrins et de sinistres appréhensions. Déjà l'affection était évanouie, la haine naissait, et faisait taire l'admiration. Dans la basse Allemagne et la Hollande on criait Vive Orange! dans toute l'Allemagne Vive Alexandre! En France on n'osait pas crier Vivent les Bourbons! mais leur souvenir se réveillait peu à peu, et on se transmettait de main en main un manifeste de Louis XVIII publié à Hartwell, qui aurait certainement produit un effet général, s'il n'avait porté encore les traces nombreuses des préjugés de l'émigration. Ce sont tous ces détails que le duc de Rovigo se proposait de communiquer au maître qu'il servait fidèlement, mais Napoléon ne voulant pas être importuné de ce qu'il appelait les criailleries de l'intérieur, avait refusé de le recevoir, et lui avait ordonné de rester à Paris, sous prétexte que sa présence y était nécessaire.
Nouvelles rigueurs envers le clergé. Usant du procédé trop ordinaire à un gouvernement qui s'entête dans ses erreurs, et qui voit dans les manifestations de l'opinion publique des actes à réprimer au lieu de leçons à méditer, il déploya contre le clergé certaines rigueurs tout à fait étranges par l'audace apportée dans l'arbitraire. Le clergé naturellement ne négligeait aucune occasion de multiplier ses manifestations hostiles, surtout en Belgique, et par ses fautes il provoquait ainsi celles du pouvoir. Le concordat de Fontainebleau contesté avec une remarquable mauvaise foi par la correspondance secrète des cardinaux, était considéré dans tout le clergé comme un acte non avenu. On s'obstinait à ne pas reconnaître les nouveaux prélats que Napoléon avait nommés et que Pie VII, après l'avoir promis, refusait toujours d'instituer. Les plus prudents se tenaient éloignés de leurs nouveaux siéges pour éviter des scandales. M. de Pradt, devenu ennemi de l'Empire depuis sa fâcheuse ambassade à Varsovie, et peu jaloux de s'attirer des désagréments pour plaire au gouvernement, s'était abstenu de se présenter à Malines, dont il avait été nommé archevêque. Mais les nouveaux évêques de Tournay et de Gand, ayant voulu se rendre dans leurs diocèses et officier publiquement dans leurs métropoles, avaient provoqué une sorte de soulèvement de la part du clergé et des fidèles. En les voyant paraître à l'autel, prêtres et assistants avaient fui, et laissé les prélats presque seuls devant le tabernacle. Les séminaristes de Tournay et de Gand avaient, sous la direction de leurs professeurs, participé à ce désordre. On signalait aussi parmi les coupables une association de dames qui, sous le nom de Béguines, vivaient à Gand dans une espèce de communauté sans être astreintes à la rigueur du cloître, et on les accusait d'avoir exercé en cette occasion une grande influence sur la conduite du clergé.
Les séminaristes de Tournay et de Gand envoyés dans un régiment. Napoléon ordonna de disperser les Béguines, d'enfermer dans les prisons d'État quelques membres des chapitres de Tournay et de Gand, de déporter les autres dans des séminaires éloignés, d'en agir de même à l'égard des professeurs, et quant aux jeunes séminaristes, de prendre tous ceux qui avaient plus de dix-huit ans, de les envoyer à Magdebourg dans un régiment, sur le motif qu'ils étaient passibles de la loi de la conscription, qu'ils en avaient été dispensés exceptionnellement pour devenir des ministres des autels, non des fauteurs de troubles, et qu'une semblable faveur pouvait cesser au gré du souverain lorsqu'il jugeait qu'on n'en était plus digne. Ceux qui avaient moins de dix-huit ans durent être renvoyés dans leurs familles. Des personnes pieuses s'étant réunies pour fournir des remplaçants aux autres, Napoléon pour ce cas-là défendit le remplacement. Recommandation expresse fut faite d'exécuter sur-le-champ ces diverses prescriptions, et on n'y manqua point.
Procès d'Anvers. N'admettant plus de limite à sa volonté, ni au dedans ni au dehors, Napoléon osa quelque chose de plus extraordinaire encore. L'octroi d'Anvers avait été livré depuis plusieurs années à des dilapidations dans lesquelles étaient compromis divers fonctionnaires municipaux. Les dilapidations étaient incontestables, et elles avaient fait perdre à la ville d'Anvers deux à trois millions. Les accusés mis en jugement étaient, à tort ou à raison, considérés par l'administration comme les véritables auteurs de ces concussions; mais l'opinion du pays était si hostile au gouvernement, qu'elle n'hésitait pas à se prononcer favorablement pour des individus qu'en tout autre temps elle eût hautement condamnés, et à les couvrir d'une sorte d'indulgence, comme s'il n'avait pu y avoir que d'intéressantes victimes parmi des hommes poursuivis par l'autorité impériale. Entraînés par ce sentiment, ou atteints par la corruption, ainsi que le prétendit le grand juge, les jurés acquittèrent hardiment les fonctionnaires accusés, aux applaudissements de la province, et la ville d'Anvers, frustrée déjà de trois millions, fut encore exposée à payer les frais considérables du procès. On comprend l'indignation d'un gouvernement régulier très-attaché à maintenir l'ordre le plus rigoureux dans toutes les parties de l'administration. Mais quelque légitime que fût l'indignation ressentie par Napoléon en voyant des hommes qu'il croyait coupables jouir de l'impunité, et la ville d'Anvers victime de graves dilapidations subir seule une condamnation, il aurait dû admettre toutefois que le délit poursuivi étant réel, les individus accusés pouvaient bien n'en pas être les auteurs, et, en supposant qu'ils le fussent, que la déclaration du jury devait rester sacrée, comme chose jugée, jugée bien ou mal mais irrévocablement. Cassation du jugement rendu par le jury d'Anvers. Napoléon en apprenant cette décision éprouva une colère extrême, et comme pour contrarier son gouvernement on avait mis de côté toute justice, il n'hésita pas, lui, afin de rendre guerre pour guerre, à mettre de côté toute légalité, et à casser la décision du jury. Cet acte extraordinaire et sans exemple était de nature à soulever l'opinion universelle, mais Napoléon ne s'en inquiéta point, et persista, s'imaginant que la sincérité de son indignation justifierait l'étrange audace de son acte, tant les idées se pervertissent vite lorsqu'on prend l'habitude de mettre sa volonté au-dessus de celle des lois.
Malgré l'avis du département de la justice, et notamment de l'archichancelier Cambacérès qui pensait que la seule chose possible c'était de changer la loi si elle était mauvaise, et de soustraire au jury la connaissance de ce genre de délits si on le croyait incapable d'en bien connaître, Napoléon s'appuyant sur un article des constitutions de l'Empire qui permettait au Sénat d'annuler les jugements attentatoires à la sûreté de l'État, voulut qu'un sénatus-consulte fût rendu, pour casser la décision du jury d'Anvers, et renvoyer devant une autre cour non-seulement les prévenus acquittés, mais certains jurés eux-mêmes accusés de s'être laissé corrompre. On ne pouvait pas accumuler plus d'irrégularités à la fois, car en admettant que l'article 55 de la Constitution du 16 thermidor an x (4 août 1802) fût encore en vigueur, il était évident que le jugement dont il s'agissait n'était pas un de ceux qu'on avait eus en vue en les qualifiant d'attentatoires à la sûreté de l'État, et surtout qu'en s'arrogeant le droit de casser la décision d'un tribunal, on avait voulu abroger cette décision, mais nullement poursuivre ceux qui l'avaient rendue. Ces objections furent soumises à Napoléon, mais il n'en tint aucun compte, et exigea que le sénatus-consulte fût rédigé tel qu'il l'avait conçu, et porté immédiatement au Sénat. Hardiesse de Napoléon à prendre sur lui toute la responsabilité de l'acte extraordinaire qu'il s'était permis à l'égard du jury d'Anvers. Il alla plus loin: convaincu, dans l'aveuglement de son despotisme, qu'un pouvoir poursuivant un but honnête ne devait se laisser gêner par aucune règle, il signa, et fit publier une lettre close, dans laquelle, saisissant lui-même le conseil privé de la question, et lui indiquant la décision, il prenait la responsabilité entière sur sa tête. Le rapport du conseiller d'État, chargé de présenter le sénatus-consulte, contenait cette phrase qui exprime toute l'opinion de Napoléon en matière de souveraineté, et qui certainement n'eût jamais été admise, même avant 1789, dans des termes aussi absolus: «Notre législation ordinaire n'offre aucun moyen d'anéantir une pareille décision. Il faut donc que la main du souverain intervienne. Le souverain est la loi suprême et toujours vivante; c'est le propre de la souveraineté de renfermer en soi tous les pouvoirs nécessaires pour assurer le bien, pour prévenir ou réparer le mal.»
Actes de bienfaisance mêlés à ces actes arbitraires. S'arrogeant ainsi le droit illimité de pourvoir à tout, de distribuer la justice, de la changer au besoin quand elle ne lui convenait pas, il prodiguait de cette même main souveraine le bien qu'il trouvait à faire sur son chemin. Le premier président de la cour de cassation, M. Muraire, magistrat distingué, ayant mal administré sa fortune, était tombé dans une situation fâcheuse pour un fonctionnaire de son rang. Son gendre, destiné à devenir bientôt un sage et courageux ministre du roi Louis XVIII, M. Decazes, s'étant rendu à Mayence pour faire appel à la bienfaisance impériale, Napoléon qui avait en ce moment de fortes raisons d'être avare de son argent, lui dit: Comment donc M. Muraire s'est-il exposé à de tels embarras?... Mais peu importe, combien vous faut-il?--Puis cela dit, il examina ce qu'il fallait pour tirer M. Muraire de sa position, et il accorda quelques centaines de mille francs sur son trésor particulier, qui était, comme on l'a vu, la dernière ressource de l'armée.
Napoléon s'occupe à Mayence de ses finances. Napoléon profita de son séjour à Mayence pour donner quelque attention à ses finances. La mesure de l'aliénation des biens communaux, adoptée et convertie en loi, n'avait pas encore produit de grands résultats, parce qu'il fallait ménager un emploi aux nouveaux bons de la caisse d'amortissement avant d'en émettre des sommes considérables. Sans cette précaution en effet ils se seraient accumulés sur la place et eussent été bientôt dépréciés. Il était donc indispensable d'accélérer l'aliénation des biens communaux, qui pouvait seule fournir l'emploi désiré. Avant que les biens communaux fussent vendus, il fallait les choisir, les faire admettre dans la catégorie des biens aliénables, les estimer, en fournir la valeur aux communes en rentes sur l'État, en prendre possession, et enfin les mettre publiquement en adjudication. Suite donnée à la mesure de l'aliénation des biens communaux. Quelque accélérée que fût cette suite d'opérations administratives, elle exigeait du temps, et jusqu'à son achèvement pour chaque partie de biens, on ne pouvait opérer la mise en vente. Les bons émis avant qu'ils fussent recherchés pour ce genre d'emploi, auraient bientôt flotté sur la place, perdu 20 ou 30 pour cent, entraîné la chute des actions de la Banque et des rentes sur l'État, seules valeurs ayant cours à cette époque, et ruiné l'espèce de crédit fort restreint dont on jouissait, et dont on avait besoin, tout restreint qu'il était. Le trésor particulier de Napoléon, la Banque, la caisse de service, avaient pris pour 145 millions des nouveaux bons représentatifs des biens communaux, et les gardaient en portefeuille. Napoléon avait pris pour le compte de son trésor environ 72 millions de ces nouveaux bons, la Banque 10, la Caisse de service 63, ce qui composait une ressource de 145 millions réalisée d'avance, et qui n'entraînait aucune émission de ces bons, parce que les trois caisses qui s'en étaient chargées les avaient gardés en portefeuille. Mais ce n'était pas assez avec les immenses dépenses qu'on avait eu à solder, car les payements du Trésor dans les six premiers mois écoulés avaient déjà excédé les recettes ordinaires de plus de 200 millions. M. Mollien n'osait pas dans ses payements employer les nouveaux bons de la Caisse d'amortissement, parce qu'il craignait de les avilir. On n'osait pas en émettre dans le public de peur de les déprécier. On en avait d'abord émis quelques-uns sur la place afin de les populariser, et ils n'avaient pas perdu plus de 5 à 6 pour cent, ce qui était un agio fort modéré, mais les répandre davantage était difficile et dangereux. On ne pouvait les donner ni aux rentiers ni aux fonctionnaires, parce que les sommes à payer aux uns comme aux autres étaient peu considérables et que les coupures de ces bons ne s'y prêtaient pas, parce qu'on aurait fait d'ailleurs crier aux assignats. Encore moins pouvait-on les consacrer à payer la solde de l'armée, qui s'acquittait à l'étranger et en sommes très-divisées. Toutefois, pour ce genre de payement, Napoléon avait fait employer dans une certaine proportion les billets de la Caisse de service, acquittables à Paris ou dans les départements, lesquels fournissaient aux officiers ayant des familles la faculté de faire passer sûrement et sans frais de l'argent en France, et procuraient en outre au Trésor la facilité de remplir ses engagements avec un papier à échéance assez longue. C'est même par des combinaisons de ce genre que la Caisse de service avait pu se charger à elle seule de 63 millions des nouveaux bons, qu'elle devait garder en portefeuille. L'unique payement qui pût s'effectuer avec cette nouvelle valeur, c'était celui des grandes fournitures exécutées par les riches entrepreneurs travaillant pour la guerre et pour la marine. Ceux-là tenant à continuer les affaires importantes qu'ils faisaient avec l'État, ne devaient pas regarder de si près au mode de payement, et d'ailleurs ils avaient tellement besoin d'argent, qu'ils aimaient encore mieux recevoir une valeur exposée à perdre 10 ou 15 pour cent, que ne rien recevoir du tout. Il y avait de plus une espèce de fournisseurs obligés, devenus fournisseurs malgré eux, c'étaient les propriétaires, fermiers ou négociants, auxquels on avait pris par voie de réquisition ou des denrées ou des étoffes, ou des chevaux, à condition de les solder comptant. Aux uns comme aux autres on pouvait donner les nouveaux bons de la Caisse, que les uns feraient escompter à de gros capitalistes, que les autres garderaient pour en acheter des biens communaux. Mais M. Mollien, toujours attaché aux moyens réguliers, préférait faire attendre les fournisseurs et les individus frappés de réquisition, ce qui pouvait se couvrir du prétexte des liquidations inachevées, que d'émettre un papier exposé à être qualifié d'assignat dès que l'introduction dans le public en paraîtrait plus ou moins forcée. Aussi les fournisseurs, habitués à crier à la porte des administrations, commençaient-ils à murmurer, à se plaindre du défaut de payement, et à l'alléguer comme excuse du ralentissement de tous les services. C'est là ce qui motiva l'intervention personnelle de Napoléon, dont l'oreille ne devenait sensible en ce moment que lorsqu'il s'agissait des besoins de l'armée.
Napoléon exige que M. Mollien donne des nouveaux bons à certains fournisseurs, et à certains créanciers de l'État. S'adressant à M. Mollien, il soutint que la perte de 9 à 10 pour cent sur une pareille valeur, surtout lorsqu'un gros intérêt, exactement payé, devait en maintenir le cours, n'était rien en soi, et n'égalait pas l'inconvénient de faire attendre des gens qu'il y avait urgence à satisfaire. Ceux à qui l'argent comptant n'était pas indispensable auraient dans la main un placement avantageux, ceux qui ne pouvaient pas s'en passer, réaliseraient le capital par l'escompte, et ce serait toujours le même résultat, ramené à un seul inconvénient, de faire baisser de 9 à 10 pour cent l'une des trois valeurs circulantes. Les rentes sur l'État, par exemple, qu'on avait vues à 12 francs la veille du 18 brumaire, à 30 le lendemain, puis à 90 après 1806, qu'on revoyait actuellement à 70, n'entraînaient pas après tout, par ces variations, la ruine de l'État et des particuliers. La fixité et l'exact payement de l'intérêt consolaient les porteurs de rente, qui finissaient par ne plus prendre garde à ces fluctuations, et il n'y avait d'atteints par elles que ceux qui étaient forcés de vendre. C'était un inconvénient très-partiel, auquel devaient se résigner ceux qui avaient besoin d'argent.
Napoléon, pour fournir un emploi à ces bons, prend des mesures afin d'accélérer la mise en vente des biens communaux. Telle était l'argumentation fort spécieuse de Napoléon contre le ministre des finances, argumentation qui eût été à peu près vraie, si la baisse de ces bons avait pu être limitée à 10, à 12, même à 15 pour cent. Mais qui pouvait dire où elle s'arrêterait, si on se laissait entraîner à une émission considérable? C'est ce que craignait M. Mollien, et ce dont Napoléon ne tint aucun compte, car il ordonna qu'on répandît à Paris environ une trentaine de millions des bons de la caisse d'amortissement par le payement des fournitures, et dans les départements environ dix-huit ou vingt par le payement des réquisitions. C'étaient cinquante millions introduits un peu forcément dans la circulation. Afin de leur ouvrir plus tôt le débouché des acquisitions de biens communaux, Napoléon prescrivit à l'archichancelier Cambacérès de faire acte d'autorité sur le Conseil d'État, d'enlever au Comité du contentieux, dont les formes sont celles de la justice elle-même, les contestations relatives aux biens communaux, de les transporter au Comité chargé de l'administration communale, de diriger lui-même ce comité, et d'expédier rapidement ce genre d'affaires au moyen d'un examen sommaire et non interrompu.
Napoléon imagine des conscriptions locales, qui se justifient par le danger de certaines frontières. Après ce secours un peu violent apporté à ses finances, Napoléon, toujours en travail d'esprit pour la levée des hommes, inventa des conscriptions d'un nouveau genre, qu'il espérait rendre supportables en leur donnant un caractère d'urgence et d'utilité locales. Levée de 30 mille hommes dans les départements voisins des Pyrénées. Par exemple la frontière des Pyrénées se trouvant menacée par suite des derniers événements d'Espagne, Napoléon imagina de lever 30 mille hommes sur les quatre dernières classes, dans tous les départements situés depuis Bordeaux jusqu'à Montpellier, afin de garantir de l'invasion cette partie du territoire. Comme le sol que les nouveaux appelés allaient défendre était le leur, Napoléon pensa que c'était demander en quelque sorte à des paysans de défendre leurs chaumières, à des citadins de défendre leurs propres villes, et que l'urgence du besoin ferait taire la plainte, car on ne pouvait pas dire, comme de toutes les autres levées de cette époque, que Napoléon prenait les hommes pour les faire mourir sur l'Elbe et l'Oder au service de son ambition. L'idée lui ayant paru ingénieuse, il voulut l'appliquer aux départements du nord et de l'est, toujours en s'adressant aux départements de l'ancienne France, lesquels, depuis plus de vingt années, supportaient tout le poids de la guerre, et de leur demander une soixantaine de mille hommes, sous le même prétexte de danger local et pressant. Mais comme ces conscriptions devaient bientôt finir par ressembler à une conscription générale, et en produire l'effet, Napoléon résolut d'ajourner la seconde de deux ou trois mois. Seulement il appela sans aucun retard les trente mille hommes demandés aux départements voisins des Pyrénées.
Août 1813. Ces diverses mesures résolues en principe à Mayence. Ces mesures, les unes civiles, les autres militaires, pour la plupart conçues avant le voyage de Mayence, furent à Mayence même, soit résolues immédiatement, soit spécialement examinées avec des agents venus de Paris, pour être définitivement décrétées à Dresde. Au milieu de ses nombreuses occupations, Napoléon comble Marie-Louise des témoignages les plus affectueux. Napoléon ajoutant à ce travail des revues incessantes de troupes, de continuelles inspections de matériel, n'eut pas grand temps à donner à l'Impératrice, mais il la combla des témoignages les plus affectueux, témoignages à la fois sincères et calculés, afin que la nouvelle guerre avec l'Autriche ne portât dans l'opinion publique aucun tort à un mariage qu'il regardait toujours comme utile à sa politique, et afin de laisser l'empereur François sous le poids des mêmes obligations envers sa fille, car il le dispensait moins d'être bon père, en restant lui-même bon époux. Il cédait, il faut le dire aussi, au penchant de son propre cœur, car il était touché de l'attachement qu'il semblait inspirer à cette noble fille des Césars, et le lui rendait autant que le permettaient les vastes et fortes distractions de son âme. Il lui laisse ignorer à quel point il est résolu à la guerre. Voulant même la ménager, il ne lui dit pas à quel point la guerre était certaine et serait sérieuse; il la laissa partir avec des doutes à ce sujet, tandis qu'écrivant au prince Eugène à Milan, au général Rapp à Dantzig, au maréchal Davout à Hambourg, il leur avoua ce qu'il en était, et leur enjoignit de se tenir prêts pour le 17 août. Il lui prépare plusieurs voyages pour la distraire, pendant qu'il se battra à outrance. Désirant en outre préparer à l'Impératrice une distraction agréable, et lui procurer autant que possible l'oubli des cruelles inquiétudes du moment, il lui prescrivit un voyage sur le Rhin, de Mayence à Cologne, qu'elle devait faire au milieu des hommages des populations des deux rives, et puis il décida qu'après avoir passé quelques jours à Paris, elle entreprendrait un voyage en Normandie, afin d'aller à Cherbourg présider une imposante cérémonie, l'introduction des eaux de l'Océan dans le célèbre bassin commencé sous le règne de Louis XVI, et terminé sous le sien. Il poussa l'attention jusqu'à recommander au prince Cambacérès de la faire partir avant la rupture de l'armistice, afin qu'elle n'apprît les nouvelles hostilités que bien des jours après leur reprise, et peut-être après quelque grand événement capable de la rassurer. Il voulait ainsi distraire, consoler et faire aimer de la France cette jeune femme, mère et tutrice de son fils, régente de l'Empire, destinée à le remplacer s'il venait à succomber sous un boulet ennemi. Pourquoi, hélas! les sinistres pressentiments dont ces soins délicats étaient la preuve, ne contribuaient-ils pas à vaincre l'obstination fatale à laquelle il allait sacrifier son fils, son épouse, son trône et sa personne!
Napoléon quitte Mayence le 1er août. Après avoir passé du 26 juillet au 1er août avec Marie-Louise, il l'embrassa en présence de toute sa cour, et la laissant en larmes, partit pour la Franconie. Déjà il avait inspecté à Mayence les divisions du maréchal Augereau, qui achevaient de se former sur les bords du Rhin. Il passe en route la revue des troupes du maréchal Saint-Cyr. À Wurzbourg se trouvaient deux des divisions du maréchal Saint-Cyr, actuellement en marche vers l'Elbe, où elles devaient venir prendre la position de Kœnigstein. Elles lui parurent belles, assez bien instruites, et animées des sentiments qu'il pouvait leur désirer. Il visita la place de Wurzbourg, la citadelle, les magasins, en un mot l'établissement militaire tout entier, dont il voulait faire un des points importants de sa ligne de communication; ensuite il se dirigea sur Bamberg et Bayreuth, où il vit successivement les autres divisions du maréchal Saint-Cyr, et les divisions bavaroises destinées à faire partie du corps d'Augereau. Il arrive à Dresde le 4 au soir. Après avoir porté sur toutes choses son œil investigateur, donné les ordres et les encouragements nécessaires, il repartit pour Erfurt, et arriva le 4 au soir à Dresde. Le 5 de grand matin il était debout et à l'œuvre, pressé qu'il était d'employer utilement les derniers jours de l'armistice.
La vue des troupes qu'il avait inspectées sur sa route, ses méditations incessantes sur le plan de la prochaine campagne, avaient redoublé sa confiance dans son armée et dans son génie. Confiance immense qu'il a conçue en méditant sur l'étendue de ses ressources. En voyant venir le moment de cette terrible lutte, en méditant sur ses chances, en se souvenant combien ses soldats bravaient facilement la mort, combien lui-même une fois au milieu du danger trouvait de combinaisons heureuses, là où ses adversaires ne trouvaient que des fautes à commettre, ne sachant pas se rendre compte des passions généreuses qu'il avait soulevées contre lui, et dont l'ardeur pouvait compenser chez ses ennemis une direction malhabile, il sentait en lui-même comme une sorte de chaleur d'âme qui animait toute sa personne, qui éclatait dans ses yeux, et lui donnait l'aspect du contentement, de l'espérance et de l'audace. Ceux qui l'entouraient en étaient frappés, et les plus sages en étaient plutôt inquiets que réjouis[6].
Reproches adressés à MM. de Caulaincourt et de Narbonne, pour avoir permis à M. de Metternich de les menacer de la guerre. Le jour même où il arrivait à Dresde, les instances de M. de Caulaincourt et de M. de Narbonne pour obtenir le pouvoir de traiter sérieusement, étaient devenues plus vives que jamais. Il en parut importuné, et adressa des reproches à ces deux négociateurs, pour s'être laissé, disait-il, serrer de trop près par M. de Metternich. Il trouvait qu'ils avaient manqué de fierté, en permettant au ministre autrichien de leur dire que dans tel ou tel cas, l'Autriche s'unirait aux ennemis de la France pour lui déclarer la guerre, comme si c'eût été une offense que d'annoncer franchement ce qu'on ferait, si certaines conditions n'étaient point accordées. L'enivrement de la puissance était tel chez Napoléon, qu'il ne voulait pas qu'on osât parler de lui déclarer la guerre, comme d'une chose naturelle, inévitable même dans certains cas. Il voulait qu'on n'y pensât qu'en tremblant (ce qu'on faisait du reste), qu'on n'en parlât qu'avec une sorte de crainte respectueuse, comme d'un malheur dont on admettait à peine la possibilité. Mais après ces réprimandes peu méritées, et peu séantes actuellement, il s'occupa de quelque chose de plus sérieux. Il ne croyait plus, après la difficulté qu'on avait eue pour faire prolonger l'armistice une première fois, obtenir une nouvelle prolongation; d'ailleurs il se sentait prêt. Le temps désormais devait profiter à ses adversaires plus qu'à lui, et il tenait à les frapper avant l'hiver. Napoléon, soit pour retarder l'entrée en action de l'Autriche, soit pour aboutir à la paix sans subir les conditions qui lui déplaisent, essaye au dernier moment d'une négociation secrète avec l'Autriche. Un seul désir lui restait en fait d'ajournement, c'était de différer l'entrée en action de l'Autriche, ce qui lui eût fort convenu, car il aurait eu ainsi la possibilité d'écraser séparément les Russes et les Prussiens, et de revenir ensuite sur les Autrichiens, pour les intimider, les empêcher de prendre parti, ou les accabler à leur tour. Mais il n'y avait qu'une manière de disposer l'Autriche à une conduite pareille, c'était l'apparence d'une négociation sincère, et même de fortes espérances d'une conclusion pacifique. Napoléon prit donc la résolution de réaliser le pronostic de M. de Metternich, qui avait dit qu'avec un caractère extraordinaire comme le sien, il ne fallait jamais désespérer de rien, et que peut-être le dernier jour, à la dernière heure, une heureuse conclusion sortirait de cette négociation, illusoire dans le moment jusqu'à en être offensante. Il se décida, tandis que les plénipotentiaires continueraient à perdre leur temps en discussions puériles sur la forme des négociations, à charger secrètement et exclusivement M. de Caulaincourt d'une communication sérieuse à l'Autriche, la seule des puissances avec laquelle une négociation directe fût alors possible. Si la paix résultait d'une semblable démarche, Napoléon n'en était pas fâché, pourvu toutefois que les conditions dont il ne voulait pas fussent écartées, et il se flattait qu'il obtiendrait peut-être de l'Autriche qu'elles le fussent, mais à l'instant suprême, quand cette puissance se verrait définitivement placée entre la paix et la guerre. En conséquence, il arrêta de la manière suivante les conditions à présenter confidentiellement à M. de Metternich. Il concède le sacrifice du grand-duché de Varsovie, et la restitution de l'Illyrie, mais refuse l'abandon des villes anséatiques et du protectorat de la Confédération du Rhin. Le sacrifice du grand-duché de Varsovie, comme celui de l'Espagne, comme celui de l'Illyrie, étaient faits dans son esprit et dans l'opinion générale, et n'avaient plus aucune nouveauté poignante pour son orgueil; d'ailleurs il n'en devait rien coûter au territoire de l'Empire, car l'Illyrie elle-même n'était demeurée qu'à titre d'en cas dans nos mains, et elle n'avait jamais été jointe au territoire constitutionnel de la France. Ce qui coûtait à Napoléon, c'était, ainsi que nous l'avons dit, de refaire la Prusse plus grande après sa défection, de sacrifier le titre de protecteur de la Confédération du Rhin porté avec ostentation depuis plusieurs années, et enfin d'abandonner Lubeck, Hambourg, Brême, qui avaient été ajoutées par sénatus-consultes au territoire français. Selon lui chacun de ces sacrifices le montrait vaincu aux yeux du monde, car il fallait qu'il le fût pour récompenser une défection, pour permettre qu'on reconstituât une Allemagne en dehors de son influence, pour se laisser arracher une partie de ce qu'il appelait le territoire constitutionnel de l'Empire. Cette négociation secrète tentée in extremis doit rester ignorée de M. de Narbonne. D'après certaines paroles de M. de Bubna, qui dans son désir d'amener la paix amoindrissait toujours la difficulté, Napoléon avait pensé que peut-être au dernier moment il déciderait l'Autriche à lui concéder ces points importants, ou qu'au moins en lui faisant entrevoir une négociation sincère, on pourrait négocier en se battant, ce qui entraînerait une reprise d'hostilités avec les Prussiens et les Russes, et une nouvelle remise avec les Autrichiens.
C'est d'après ces données qu'il enjoignit à M. de Caulaincourt (le secret devant être gardé envers M. de Narbonne, pour que la négociation eût un caractère encore plus intime) de se rendre auprès de M. de Metternich, de l'aborder brusquement, à brûle-pourpoint, de lui dire qu'on voulait profiter des cinq jours qui restaient pour s'assurer du fond des choses, particulièrement en ce qui concernait l'Autriche, qu'on demandait franchement à celle-ci les conditions auxquelles elle entrerait avec la France en négociation ou en guerre, qu'on la pressait instamment de déclarer ces conditions sans surfaire inutilement, que le temps qu'on avait encore était trop court pour le perdre en vulgaires finesses, qu'il fallait donc énoncer avec la dernière précision ce qu'on voulait, pour qu'on pût répondre avec une précision égale et sur-le-champ, c'est-à-dire par oui ou par non. Le duc de Vicence devait faire remarquer à M. de Metternich à quel point cette communication était secrète, puisqu'on la laissait ignorer à M. de Narbonne; il devait insister pour qu'elle demeurât inconnue des négociateurs prussien et russe, dans le cas même où l'on tomberait d'accord. Il suffirait en effet de reproduire dans la négociation officielle les propositions secrètement convenues avec l'Autriche dans la négociation occulte, pour les faire adopter, et comme après tout il restait pour négocier non-seulement jusqu'au 10 août, mais jusqu'au 17, il était possible, si on répondait tout de suite à la proposition actuelle partant de Dresde le 5, arrivant le 6 à Prague, et pouvant recevoir réponse le 7, de faire parvenir le 9 à M. de Metternich l'adhésion définitive de la France aux idées de l'Autriche, et de donner ainsi brusquement au congrès, la veille même de sa dissolution, un caractère inattendu de sérieux et d'efficacité.
À ces ouvertures confidentielles et pacifiques, Napoléon ajoute une note officielle des plus offensantes. Par malheur, en adressant enfin à l'Autriche cette ouverture, tardive mais non pas sans espoir de succès, Napoléon y ajouta pour la négociation officielle une note tout à fait offensante, car on y disait très-clairement que les difficultés de forme soulevées par les représentants des puissances belligérantes révélaient leur intention véritable, et que cette intention n'était autre que d'entraîner l'Autriche dans la guerre, en se servant pour y réussir ou de sa mauvaise foi, ou de sa duperie, toutes suppositions aussi peu flatteuses pour les uns que pour les autres. MM. de Narbonne et de Caulaincourt devaient remettre en commun cette étrange note à M. de Metternich, puis après l'avoir remise, M. de Caulaincourt prenant à part M. de Metternich, et s'abouchant secrètement avec lui, devait faire la proposition que nous venons de rapporter.
Étonnement de M. de Metternich en recevant les communications secrètes de M. de Caulaincourt, et ses appréhensions quant à l'effet probable de la note officielle. Les dépêches contenant ces ordres si contradictoires, parties le 5 août de Dresde, arrivèrent le 6 à Prague, surprirent fort M. de Caulaincourt, et le remplirent d'une joie mêlée malheureusement de beaucoup de tristesse, car avec le peu de jours qui restaient il désespérait de mener à bien cette négociation in extremis, et la note officielle d'ailleurs lui faisait craindre un esclandre qui nuirait beaucoup au succès de ses efforts. Cette note destinée à être publique offensa M. de Metternich, qui témoigna combien il en redoutait l'effet, tant sur son maître que sur les cours de Prusse et de Russie; mais son étonnement fut extrême lorsque, les deux négociateurs français l'ayant quitté, il revit peu d'instants après M. de Caulaincourt chez lui, apportant en grand secret une communication aussi importante que celle dont il s'agissait. Elle était si tardive, et il s'était tant habitué à désespérer des dispositions de Napoléon à l'égard de la paix, qu'il eut de la peine à croire qu'elle fût sincère, et ce motif seul l'empêcha de se livrer à une joie qu'autrement il n'aurait pas manqué de ressentir et de manifester. Il exprima ses regrets de ce qu'on n'avait pas tenté cette démarche quelques jours plus tôt, car il eût été possible alors sans violer le secret qui était recommandé, de sonder la Prusse et la Russie sur certains points délicats, et d'arriver à une conciliation des difficultés qui vraisemblablement diviseraient les cours belligérantes. Toutefois, puisqu'on demandait à l'Autriche ses conditions à elle-même, celles qu'elle appuierait de toute son influence, et dont elle était résolue à exiger l'adoption de la part de la Prusse et de la Russie, il allait consulter son maître, et répondre, il l'espérait, sous vingt-quatre heures.
M. de Metternich se transporte à Brandeiss pour conférer avec l'empereur d'Autriche sur les propositions de Napoléon. M. de Metternich se rendit en effet à Brandeiss, résidence actuelle de l'empereur François, le trouva fort courroucé comme tout le monde l'avait été à Prague de la note officielle du 6 août, et lui causa un étonnement égal à son courroux, en lui faisant part de la démarche inattendue du principal négociateur français. Tout ce qui était extraordinaire concordait bien avec le caractère brusque et imprévu de Napoléon, mais une démarche qui avait des apparences aussi pacifiques, tentée ainsi à la dernière extrémité, avait de quoi exciter la méfiance. Doutes de l'empereur et de M. de Metternich sur le caractère de la démarche de Napoléon. L'empereur François et son ministre se demandèrent si c'était de la part de Napoléon un acte de force ou de ruse, si, dans des vues élevées, il savait enfin imposer silence à son orgueil pour arriver à un accord entre les puissances européennes, ou bien s'il voulait provoquer quelque exigence excessive de la part des coalisés, afin de s'en faire auprès du public français un argument qui le justifierait d'avoir préféré la guerre à une paix humiliante. Résolution d'y répondre franchement dans tous les cas. Ils reconnurent que dans les deux cas il fallait répondre sans hésiter, car s'il souhaitait la paix, on lui devait de s'expliquer franchement avec lui; s'il cherchait à provoquer une proposition inadmissible, il importait de le confondre en lui adressant les conditions auxquelles depuis longtemps on s'était arrêté, et que certainement la France ne trouverait pas déshonorantes. Ces conditions étaient au fond tellement indiquées lorsqu'on voulait reconstituer l'Allemagne, et pour reconstituer l'Allemagne rendre quelque force à la Prusse, que toute variante était impossible. Conditions invariables de l'Autriche. C'étaient, comme nous l'avons déjà répété tant de fois, le partage du duché de Varsovie, sur le sort duquel la fortune avait prononcé à Moscou, et dont la plus grande partie devait revenir à la Prusse; l'abolition de la Confédération du Rhin, que toute l'Allemagne réclamait pour n'être plus placée sous une autorité étrangère, et le rétablissement des villes anséatiques, qu'elle réclamait également pour recouvrer son commerce; enfin la restitution de l'Illyrie, consentie depuis longtemps par Napoléon, et vivement désirée par l'Autriche afin de se procurer quelques aboutissants vers la mer. Tout cela était si nécessaire pour que l'Allemagne retrouvât quelque indépendance, en restant d'ailleurs fort exposée encore à l'influence de Napoléon, qui conservait Mayence, Cologne, Wesel, Gorcum, le Texel et la Westphalie, qu'il n'y avait pas autre chose à imaginer et à proposer. On avait assez communiqué avec la Prusse et la Russie pour s'être assuré de leur adhésion à ces bases, et quant à l'Angleterre, les villes anséatiques étant rétablies, Napoléon paraissant décidé au sacrifice de l'Espagne, on était certain de l'amener à la paix, car elle ne voudrait pas rester seule en guerre avec la France. On résolut donc de faire connaître à Napoléon les conditions dont il s'agit, et qui au surplus n'étaient pas nouvelles pour lui, en exigeant le secret qu'il avait exigé lui-même, et en demandant une réponse sous quarante-huit heures, car après le 10 août au soir il ne serait plus temps.
Retour de M. de Metternich à Prague, et son entrevue avec M. de Caulaincourt. M. de Metternich revenu le 7 à Prague, fut tout à coup rappelé à Brandeiss par son maître, qui, avant de se prêter à ces communications particulières, avait été saisi d'une subite hésitation. Mais tout examiné, l'empereur et son ministre persistèrent, et après une journée malheureusement perdue, la réponse fut apportée à M. de Caulaincourt, toujours à l'insu de M. de Narbonne. M. de Metternich lui dit que son maître s'était demandé si cette communication si imprévue et si tardive de Napoléon était une démarche de force ou de ruse; que si elle était une démarche de force comme il aimait à le penser de la part de son gendre, on lui devait une franche réponse; que si elle était une démarche de ruse, il croyait devoir y répondre encore, car les conditions qu'il apportait pouvaient s'avouer au monde entier, et surtout à la France. Il lui fit donc verbalement la déclaration suivante, qu'il l'autorisa à transcrire sur-le-champ, sous sa dictée, et qui a une telle importance que nous allons la reproduire textuellement.
Déclaration importante dans laquelle l'Autriche énonce ses conditions, avec engagement de les faire accepter par les puissances coalisées. INSTRUCTIONS POUR LE COMTE DE METTERNICH SIGNÉES PAR L'EMPEREUR D'AUTRICHE.
«M. de Metternich demandera au duc de Vicence, sous sa parole d'honneur, l'engagement que son gouvernement gardera le secret le plus absolu sur l'objet dont il est question.
»Connaissant par des explications confidentielles préalables les conditions que les cours de Russie et de Prusse paraissent mettre à des arrangements pacifiques, et me réunissant à leurs points de vue, parce que je regarde ces conditions comme nécessaires au bien-être de mes États et des autres puissances, et comme les seules qui puissent réellement mener à la paix générale, je ne balance point à énoncer les articles qui renferment mon ultimatum.
»J'attends un oui ou non dans la journée du 10.
»Je suis décidé à déclarer dans la journée du 11, ainsi que cela se fera de la part de la Russie et de la Prusse, que le congrès est dissous, et que je joins mes forces à celles des alliés pour conquérir une paix compatible avec les intérêts de toutes les puissances, et que je ferai dès lors abstraction des conditions actuelles, dont le sort des armes décidera pour l'avenir.
»Toutes propositions faites après le 11 ne pourront plus se lier avec la présente négociation.»
Conditions auxquelles l'Autriche regarde la paix comme faisable.
«Dissolution du duché de Varsovie et sa répartition entre l'Autriche, la Russie et la Prusse; par conséquent Dantzig à la Prusse.
»Rétablissement de Hambourg et de Lubeck comme villes libres anséatiques, et arrangement éventuel et lié à la paix générale sur les autres parties de la 32e division militaire, et sur la renonciation au protectorat de la Confédération du Rhin, afin que l'indépendance de tous les souverains actuels de l'Allemagne se trouve placée sous la garantie de toutes les grandes puissances.
»Reconstruction de la Prusse avec une frontière tenable sur l'Elbe.
»Cession des provinces illyriennes à l'Autriche.
»Garantie réciproque que l'état de possession des puissances grandes et petites, tel qu'il se trouvera fixé par la paix, ne pourra être changé ni lésé par aucune d'elles.»