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Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 16 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française

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Situation des deux armées le 30 au matin. Le lendemain 30 août au matin, les deux armées se trouvaient dans la même position que la veille. Les coalisés étaient en face de Vandamme, leur gauche, composée des Russes, tout près des montagnes, leur centre, composé aussi des Russes, en avant de Priesten et vis-à-vis de Kulm, leur droite formée par les Autrichiens et par la cavalerie des alliés dans les prairies de Karbitz. Ils étaient disposés à prendre l'offensive, pour favoriser en occupant fortement les Français le passage du général Kleist à travers les montagnes, mais ils ignoraient par quelle route celui-ci chercherait à sortir du gouffre où il était enfermé. Ils supposaient à Vandamme tout au plus 30 mille hommes, tandis qu'il en avait 40 mille sous la main. Ils ne pouvaient donc pas hésiter à commencer l'attaque, et ils résolurent de le faire immédiatement.

Vandamme s'était établi dans une forte position, attendant des secours, et ne voulant rien entreprendre. Vandamme au contraire, ayant au lever du jour discerné plus clairement encore la disproportion de ses forces avec celles de l'ennemi, et attendant à chaque instant l'apparition du maréchal Mortier sur ses derrières, celle du maréchal Saint-Cyr sur sa droite, voulait se borner à la défensive jusqu'à l'arrivée de ses renforts. C'est ce qu'il manda dès six heures du matin à Napoléon. Avec l'ordre de pousser jusqu'à Tœplitz et avec son caractère audacieux, s'arrêter à Kulm était tout ce qu'on pouvait espérer de mieux de sa part. Quant à remonter sur Péterswalde même, il ne devait pas y songer, car la position de Kulm était assez forte pour qu'avec quarante mille hommes on pût s'y défendre contre quelque ennemi que ce fût; et en arrière, entre Kulm et Péterswalde, on n'avait aucun danger à prévoir, Mortier s'y trouvant, et devant en déboucher à chaque instant. Ne pas se hasarder en plaine pour aller à Tœplitz, et se maintenir à Kulm, était donc la seule résolution indiquée.

Distribution des troupes de Vandamme. Voici comment le général Vandamme avait distribué ses troupes. À sa droite, en face des Russes, au pied même du Geyersberg, il avait neuf bataillons de la division Mouton-Duvernet, et un peu en arrière, mais tirant vers le centre, la division Philippon avec quatorze bataillons. Il était donc bien en force de ce côté des montagnes, d'où à tout moment descendaient de nombreuses colonnes ennemies. Au centre en avant de Kulm, vis-à-vis de Priesten, il avait la brigade Quyot, de la division Teste, un peu en arrière la brigade de Reuss. Derrière Kulm, il avait la brigade Doucet de la division Dumonceau, et à gauche, vers les prairies, la brigade Dunesme, appartenant également à la division Dumonceau, pour servir d'appui à la cavalerie. Enfin le général Kreutzer, avec ce qui restait de la division Mouton-Duvernet, avait été envoyé à Aussig, assez loin en arrière, pour garder le passage de l'Elbe, conformément aux ordres de Napoléon. Ainsi, avec vingt-trois bataillons à sa droite et le long des montagnes, avec dix-huit au centre, avec sept ou huit bataillons à gauche soutenant vingt-cinq escadrons rangés dans la plaine, enfin, avec une formidable artillerie, il devait se croire en sûreté, surtout étant adossé à la chaussée de Péterswalde, d'où il se flattait incessamment de voir déboucher Mortier. Il attendit donc l'esprit libre d'inquiétude, et pourtant, sans qu'on sût pourquoi, il y avait dans bien des cœurs de sinistres pressentiments. À huit heures les tirailleurs ennemis commencèrent le feu, les nôtres répondirent, mais rien ne faisait encore prévoir un engagement sérieux. Premier engagement sur notre gauche. Bientôt sur notre gauche on vit les cavaliers russes du général Knorring franchir une éminence qui dominait les prairies, et puis fondre sur une batterie attelée qui était un peu en avant de notre ligne de cavalerie. Trois pièces furent enlevées, et un bataillon du 13e léger, qui essaya de les défendre, fut fort maltraité. Alors la brigade de cavalerie légère du général Heinrodt, conduite par l'intrépide Corbineau, chargea les cuirassiers russes et les repoussa. Mais l'infanterie autrichienne de Colloredo ayant déployé ses bataillons à l'appui de la cavalerie russe, les chasseurs du général Heinrodt furent obligés de se replier. Le général Corbineau, blessé à la tête, dut quitter le champ de bataille.

Les efforts des coalisés ne révèlent d'abord que l'intention de contenir Vandamme. Vandamme alors tira du centre la brigade Quyot, et la porta vers sa gauche pour servir de soutien à la brigade Dunesme et à notre cavalerie. À peine arrivait-elle dans la plaine à gauche qu'elle fut assaillie par toute la cavalerie de Knorring. Le général Quyot forma cette brave brigade, qui était de six bataillons, en trois carrés, et pendant plus d'une heure essuya sans s'ébranler tous les assauts de la cavalerie ennemie. Celle-ci ayant voulu tourner nos carrés et s'approcher de Kulm, la brigade de chasseurs à cheval du général Gobrecht la chargea à son tour, et la rejeta sur l'infanterie autrichienne. Les efforts à notre gauche indiquaient le projet de nous ramener sur la chaussée de Péterswalde en nous débordant, mais jusqu'ici aucun de ces efforts n'avait réussi, et maîtres de la plaine à gauche, toujours fermes au centre et à droite, où l'ennemi semblait même ne pas oser nous attaquer, nous paraissions n'avoir rien à craindre.

Coups de fusil entendus subitement sur les derrières de Vandamme. Tout à coup cependant vers dix heures du matin, un certain tumulte se produisit sur nos derrières. On entendit des coups de fusil de tirailleurs et le bruit de nombreuses voitures d'artillerie; on aperçut enfin des colonnes épaisses, et Vandamme plein de joie crut naturellement que c'était Mortier qui arrivait de Pirna! Vaine illusion, terrible réveil! Il accourt, et reconnaît l'uniforme des Prussiens! C'était le général Kleist qui descendait par la chaussée de Péterswalde! Qui donc avait pu le tirer d'un affreux péril pour le jeter ainsi sur nos derrières? Un hasard, un heureux mouvement de désespoir! Voici en effet ce qui s'était passé.

Soudaine apparition du corps prussien de Kleist, qui en cherchant à se faire jour se trouve sur les derrières de Vandamme. En recevant la mission du colonel Schœler, le général Kleist avait fait part à ses officiers de la présence des Français à Kulm, et comme il était entre la route de Péterswalde à gauche, laquelle était occupée par Vandamme, et la route d'Altenberg à droite, qui avait été encombrée toute la journée par les Russes et les Autrichiens, et qui en ce moment était interceptée par le corps de Marmont, il ne lui restait qu'à suivre droit devant lui les sentiers menant sur le revers de la montagne, au risque de trouver Vandamme sur son chemin. D'ailleurs ayant immédiatement sur ses derrières le corps de Saint-Cyr, s'il s'arrêtait un instant il pouvait être assailli et accablé. En présence de ce triple danger, les Prussiens, saisis d'un transport d'enthousiasme, avaient pris le parti de gravir la montagne qui s'élevait devant eux, et si ce chemin les conduisait au milieu du corps de Vandamme, de se faire jour ou de mourir. Ils avaient marché toute la nuit sans être suivis par Saint-Cyr, et avaient découvert sur leur gauche un chemin de traverse qui par Furstenwalde et Streckenwalde rejoignant la chaussée de Péterswalde les avait menés sains et saufs sur les derrières mêmes de Vandamme. Grand péril de Vandamme. Le voyant assailli de front par cent mille hommes, se trouvant trente mille au moins sur ses derrières, ils venaient de commencer l'attaque à l'instant même, se flattant et ne doutant plus d'un prodigieux résultat.

Il conserve sa présence d'esprit, et songe à rebrousser chemin, en passant sur le corps des Prussiens. À cet aspect Vandamme, conservant une rare présence d'esprit et après s'être consulté avec le général Haxo, comprend qu'il n'a qu'une chose à faire, c'est de remonter la chaussée de Péterswalde, et de passer sur le corps des colonnes prussiennes en abandonnant son artillerie. Un pareil sacrifice n'est rien s'il peut à ce prix sauver son armée. Sur-le-champ il donne les ordres qui sont la conséquence de cette résolution. Il prescrit à la brigade Quyot qu'il avait portée dans la plaine à sa gauche, de se replier, ainsi qu'à la brigade de Reuss laissée en avant de Kulm; il leur ordonne à toutes deux de se former en colonnes serrées pour enfoncer les Prussiens, tandis que la brigade Dunesme avec la cavalerie persistera dans la plaine à contenir les Autrichiens de Colloredo et les nombreux escadrons de Knorring, et qu'à droite Mouton-Duvernet et Philippon, rebroussant chemin le long des montagnes, viendront à leur tour assaillir les Prussiens. Au centre sur l'éminence de Kulm, Vandamme décidé à sacrifier son artillerie, la place en batterie avec ordre d'en faire contre les Russes un usage désespéré. La brigade Doucet doit soutenir cette artillerie le plus longtemps possible, et puis quand on se sera fait jour, on doit se retirer tous ensemble en abandonnant les canons, mais en sauvant les chevaux et les hommes.

Ces ordres sont aussitôt exécutés. Les brigades Quyot et de Reuss quittent la plaine à gauche pour regagner la chaussée de Péterswalde, tandis que Philippon et Mouton-Duvernet se replient lentement. À cette vue, les soixante bataillons russes que nous avions devant nous à notre droite et à notre centre, poussent des cris de joie, et nous suivent. Mouton-Duvernet et Philippon les contiennent, Baltus au centre les mitraille des hauteurs de Kulm; mais à gauche dans la plaine, où ne reste plus que la brigade Dunesme, une masse formidable d'ennemis fond sur cette brave brigade qui se défend vaillamment. En arrière, les brigades Quyot et de Reuss essayant de regagner la chaussée de Péterswalde en colonne serrée, chargent les Prussiens avec violence. Ce mouvement produit un affreux refoulement dans les troupes du général Kleist, et il en résulte un conflit impossible à décrire, dans lequel les hommes se prennent corps à corps, s'étouffent, s'égorgent à coups de sabres et de baïonnettes. Au même moment une brigade de cavalerie, celle de Montmarie, suivie de beaucoup de soldats du train, se jette sur l'artillerie des Prussiens et l'enlève. Le général de Fezensac amené sur ce point par Vandamme avec les débris de sa brigade, contribue à l'effort commun. Un moment Vandamme a la chance de se sauver. On parvient ainsi à rouvrir la route en renversant la première ligne de Kleist, et il y a chance encore de se sauver si Mouton-Duvernet et Philippon, se repliant à temps et en bon ordre, peuvent aider à forcer la seconde ligne des Prussiens. Mais un étrange accident survient et déjoue tous les calculs de l'infortuné Vandamme. Notre cavalerie chargée à outrance sur la gauche de la route, et rejetée sur la droite, s'y précipite suivie d'une multitude de soldats du train qui étaient séparés de leurs pièces. Une confusion subite dans les divisions Philippon et Mouton-Duvernet amène la catastrophe du corps de Vandamme. Dans leur course désordonnée, cavaliers et canonniers se ruent sur Mouton-Duvernet et Philippon, mettent le trouble dans leurs rangs, et y décident par leur exemple un mouvement général de retraite vers les bois. Alors tout prend cette direction! Le général Baltus, après avoir criblé les Russes de mitraille, se retire du même côté avec ses attelages et la brigade Doucet. Dans la plaine il ne reste que la brigade Dunesme, assaillie de toutes parts, se défendant héroïquement, mais finissant par succomber. Une partie des soldats de cette brigade sont tués ou pris, les autres tâchent de gagner l'asile des montagnes. Vandamme, Haxo, blessés, et demeurés les derniers au milieu du péril, sont faits prisonniers. Le général Kreutzer, placé à Aussig, et apercevant de loin cette échauffourée, prend le parti de se retirer, et se sauve par miracle avec quelques bataillons. À l'exception d'un petit nombre de colonnes se repliant avec ordre, on ne voit bientôt de tous côtés qu'une nuée d'hommes s'échappant comme ils peuvent, et réussissant en effet à se dérober à l'ennemi, grâce à ces montagnes boisées où il est impossible de les poursuivre.

Pertes de cette journée. Telle fut cette malheureuse journée de Kulm, qui nous coûta 5 à 6 mille morts ou blessés, 7 mille prisonniers, 48 bouches à feu, deux généraux bien diversement illustres, et qui, bien qu'elle coûtât 6 mille hommes aux coalisés, les releva de leur défaite, leur rendit l'espérance de la victoire, et effaça en un moment de leur souvenir les éclatantes journées du 26 et du 27 août.

À qui s'en prendre du malheur de Vandamme? Quelle raison donner de cette singulière catastrophe? Comment expliquer que tant de corps français entourant l'armée coalisée, à ce point que l'un de ces corps, celui de Vandamme, se trouvait déjà sur sa ligne de retraite, qu'elle-même étant embarrassée dans les gorges du Geyersberg, et y ayant un de ses détachements tellement enfermé qu'on ne pouvait imaginer de quelle manière il s'échapperait, comment expliquer que la face des choses change tout à coup, que le corps français destiné à assurer la perte de l'ennemi soit perdu lui-même, et que l'auteur du désastre soit précisément le détachement prussien supposé sans ressource, que la victoire passe ainsi des uns aux autres en un instant, avec toutes ses conséquences militaires, politiques et morales? Est-ce la faute de Vandamme, qui se serait trop engagé, de Mortier, de Saint-Cyr qui ne l'auraient pas secouru à temps, de Napoléon, qui aurait trop abandonné les événements à eux-mêmes? Ou bien serait-ce le génie militaire qu'auraient déployé les généraux ennemis en cette circonstance?... Les faits, exposés dans toute leur vérité, ont presque déjà répondu à ces questions, et expliquent à eux seuls ce changement de fortune, l'un des plus prodigieux dont l'histoire fasse mention.

Vandamme ne pouvait pas faire autre chose que ce qu'il fit. Vandamme avec beaucoup de vices contre-balancés par de grandes qualités, n'eut dans ces journées presque aucun tort. Il était placé dès l'origine au camp de Pirna, avec mission essentielle de se porter sur les derrières de l'ennemi, et devait avoir sans cesse l'esprit tourné vers cette seule pensée. Le 28 août, voyant plusieurs colonnes russes défiler devant lui, il reçut l'ordre formel de les suivre l'épée dans les reins, de marcher après elles en Bohême, et d'aller jusqu'à Tœplitz pour fermer aux coalisés leur principal débouché. Il savait qu'il était entouré de corps français sur ses flancs et ses derrières, prêts à survenir à tous moments. Il courut donc, il suivit les Russes, et ce fut miracle si dans son ardeur il n'alla pas jusqu'à Tœplitz, car il en avait l'ordre, et il était certain de n'obtenir qu'à Tœplitz les grands résultats que Napoléon se promettait de sa présence en Bohême. Pourtant après avoir essayé de pousser l'ennemi au delà de Priesten, et avoir eu le tort, fort excusable d'ailleurs, et qui n'eut aucune gravité pour la suite des événements, d'attaquer sans ensemble, il sut s'arrêter à Kulm, bien qu'il eût Tœplitz devant lui, Tœplitz que ses instructions et son légitime désir lui assignaient comme but. Après s'être arrêté, il s'établit dans une position très-forte, garantie de tous côtés, un seul excepté, celui par lequel devait venir Mortier, et il attendit, demandant du secours et des ordres. Quel autre parti aurait-il pu prendre? Rétrograder sur Péterswalde et Pirna? mais c'eût été abandonner et son poste et sa mission, et contrevenir non-seulement au texte, mais à la pensée de ses instructions, car il était chargé de barrer le chemin à l'ennemi, et il le lui eût ouvert. Tout ce qu'on pouvait donner à la prudence il l'avait donné en s'abstenant d'aller à Tœplitz, et en s'arrêtant à Kulm. Si dans cette position de Kulm, de laquelle il eut le bon esprit de ne pas sortir, ce fut le général Kleist au lieu du maréchal Mortier qui parut sur ses derrières, ce fut là un accident extraordinaire, dont il y aurait une criante injustice à le rendre responsable. Quant à ce qui suivit, Vandamme au moment de la catastrophe conserva toute sa présence d'esprit, et prit la seule résolution possible, celle de rebrousser chemin en passant sur le corps des Prussiens, résolution qui devint inexécutable par l'inévitable confusion d'une situation pareille. Il n'y avait donc rien à lui reprocher à lui, et la supposition qu'il se perdit en courant trop vite après le bâton de maréchal, qu'il avait mieux mérité que d'autres par ses services militaires, et pas plus démérité par ses violences, est une calomnie à l'égard d'un infortuné plus à plaindre ici qu'à blâmer.

Si Vandamme ne fut pas coupable, si tout son malheur vint de ce qu'au lieu d'un corps français il apparut sur ses derrières un corps prussien, faut-il s'en prendre aux divers commandants de troupes françaises qui auraient pu survenir, et notamment au maréchal Mortier, au maréchal Saint-Cyr, les seuls placés à portée de Kulm? Le maréchal Mortier se renferma également dans les ordres qu'il avait reçus. Le maréchal Mortier établi à Pirna comme en cas, avec l'alternative d'être ramené à Dresde ou envoyé à Tœplitz, aurait dû se tenir entre deux, et avec plus de spontanéité et de vigilance il aurait pu accourir de lui-même au secours de Vandamme. Mais dans la stricte observation de ses devoirs, destiné à être dirigé sur un point ou sur un autre, il était naturel qu'il attendît dans une complète immobilité l'expression des volontés de Napoléon, et, quant à l'ordre précis de secourir Vandamme avec deux divisions, cet ordre ne lui arriva que dans le courant de la journée du 30, c'est-à-dire à une heure où la catastrophe était déjà accomplie. Il est donc absolument impossible de s'en prendre à ce maréchal.

Le maréchal Saint-Cyr seul aurait pu secourir Vandamme, et ne le fit pas. On voudrait pouvoir en dire autant du maréchal Saint-Cyr; mais ce maréchal est certainement le plus sujet à reproches, et il y a peu d'excuses à faire valoir en sa faveur. Placé directement à la suite du corps de Kleist, il aurait dû être toujours sur ses traces, ne pas le perdre de vue un instant, et s'il eût rempli ce devoir positif, le corps de Kleist suivi à la piste, au moment où il tombait sur Vandamme, aurait vu à son tour un corps français tomber sur ses derrières, et aurait probablement été pris et détruit, au lieu de contribuer à prendre et à détruire Vandamme. Malheureusement le maréchal Saint-Cyr, esprit éminent mais frondeur, n'ayant de zèle que pour les opérations dont il était directement chargé, ne sachant hors du feu que critiquer ses voisins et son maître, ayant en toute circonstance plaisir à chercher des difficultés au lieu de chercher à les vaincre, employa la journée du 28 à se porter à Maxen, le lendemain 29 ne s'avança que jusqu'à Reinhards-Grimme, ne fit ainsi qu'une lieue et demie dans cette journée décisive pour la poursuite, employa ce temps si précieux à faire demander à l'état-major s'il devait suivre Marmont sur la route d'Altenberg, et tandis qu'il avait l'ordre positif de suivre l'ennemi à outrance dans toutes les directions, laissait Kleist disparaître, et s'acheminer sur les derrières de Vandamme. Puis le lendemain 30, lorsque l'ordre de chercher à rejoindre Vandamme par une route latérale lui parvenait, ordre tellement indiqué que Berthier sur la carte seule le lui envoyait de Dresde, il s'ébranlait enfin, et par le chemin qui avait mené Kleist sur les derrières de Vandamme, et qui l'aurait mené lui-même sur les derrières de Kleist, il arrivait pour entendre le canon qui annonçait notre désastre. Ainsi avait été perdue la journée du 29, à fronder, à se plaindre de n'avoir pas d'ordre, tandis qu'existait l'ordre constant et bien suffisant de poursuivre l'ennemi sans relâche[16]!

Quant au maréchal Marmont, il poussa l'ennemi aussi vivement qu'il le put, et eut même plusieurs combats heureux, mais il était trop loin de Vandamme pour lui venir en aide. Placé tout à fait sur la droite, il ne pouvait avoir la prétention de franchir les montagnes avant Saint-Cyr, sans s'exposer à tomber seul au milieu des ennemis comme dans un gouffre. Il n'y a donc rien à lui reprocher. Quant à Murat, il était dans l'impossibilité d'exercer aucune influence sur l'événement déplorable qui s'accomplit à Kulm, puisqu'il courait avec ses escadrons sur la grande route de Freyberg.

Reste enfin au nombre des acteurs responsables de cette catastrophe Napoléon lui-même, qui présent sur les lieux, suivant sans relâche ses lieutenants, aurait pu les faire converger au point commun, et par sa présence eût certainement obtenu ce qu'il prévoyait, et ce qu'il était fondé à espérer. Mais il fut détourné le 28 de ce grand devoir par les nouvelles qui lui parvinrent des environs de Lowenberg et de Berlin, et aussi, il faut le dire, par la confiance qu'après les ordres donnés, les résultats attendus étaient suffisamment préparés et garantis. En effet, quatre-vingt mille hommes sous Saint-Cyr, Marmont, Murat, poussant les coalisés contre les montagnes, et quarante mille hommes sous Vandamme chargés de les recevoir sur le revers, composaient un ensemble de précautions aussi complètes que toutes celles qu'il avait jamais prises pour s'assurer les conséquences de ses victoires! Si les coalisés eussent été aussi faciles à déconcerter que l'étaient jadis nos ennemis, s'ils eussent été moins obstinés à combattre, moins prompts à reprendre confiance, Vandamme, au lieu de leur inspirer l'idée de s'arrêter, les aurait recueillis comme des troupeaux qui fuient devant un animal prêt à les dévorer. Quelle part peut-on assigner à Napoléon dans la catastrophe de Vandamme.Napoléon s'en rapportant au passé, crut, et dut croire qu'il avait assez fait pour se procurer les plus beaux triomphes. Malheureusement les temps étaient changés, et pour achever la ruine de la grande armée de Bohême, ce n'eût pas été trop de Napoléon lui-même veillant jusqu'au dernier instant à l'accomplissement de ses desseins. Et en toute autre circonstance il n'aurait pas manqué d'être auprès de Vandamme avec sa garde entière, de conduire par la main Saint-Cyr et Marmont, et de poursuivre la victoire jusqu'à ce qu'il en eût tiré tout ce qu'elle pouvait donner. Mais il était distrait, reporté violemment ailleurs; non pas comme tant d'autres héros par le goût de la mollesse ou des plaisirs, mais par la passion ordinaire de sa vie, passion d'obtenir tous les résultats à la fois, souvent même les plus contradictoires et les plus opposés. Berlin, Dantzig, comme Moscou un an auparavant, étaient les prismes trompeurs qui égaraient en ce moment son génie. Pour frapper à Berlin la Prusse et l'Allemagne, pour être toujours fondé à dire que sa puissance s'étendait du golfe de Tarente à la Vistule, il avait eu dès le commencement de cette campagne la pensée d'envoyer un de ses corps à Berlin, de conserver une garnison à Dantzig, et pour cette pensée il avait, comme on l'a vu, laissé s'introduire dans la profonde combinaison de son plan de campagne un vice caché, celui d'élargir singulièrement le cercle de ses opérations dont le centre était à Dresde, de placer Macdonald à Lowenberg au lieu de le placer à Bautzen, de diriger Oudinot sur Berlin au lieu de l'établir à Wittenberg, grande faute qui l'empêchait d'accourir à temps partout où il aurait fallu qu'il fût pour achever ses propres victoires, et réparer les échecs de ses lieutenants! Napoléon n'a mérité dans cette occasion que le reproche ordinaire de trop entreprendre. Cette même cause continuant à produire les mêmes effets, il voulut, en apprenant un malheur arrivé à Macdonald, le secourir le plus tôt possible; il voulut aussi conduire lui-même l'armée d'Oudinot à Berlin, et pour ce double motif se détournant de Pirna et de Kulm, où il aurait dû être de sa personne et avec sa garde, il laissa ses victoires les plus importantes inachevées, pour courir à d'autres, et s'exposa de la sorte à manquer tous les buts pour les vouloir atteindre tous à la fois. Ainsi toujours la même cause dans les malheurs de Napoléon, toujours la même source d'erreur!

Mérite des coalisés en cette circonstance. Et c'est dans le désastre de Kulm la seule part de reproches qu'on puisse lui adresser, car dans les détails il ne commit pas une faute. Quant à ses ennemis, leur mérite contribua pour peu de chose au résultat. Leur plan de retraite fut fort peu médité; ils se retirèrent en hâte avec l'idée d'aller jusqu'au delà de l'Eger, et s'ils s'arrêtèrent devant Kulm, ce fut à l'improviste, ce fut à la vue d'un corps dont la position à la fois hasardée et inquiétante pour eux leur inspira l'idée de ne point passer sans le contenir. C'est au hasard qu'est dû leur triomphe inespéré. Et cependant ils n'en seraient pas même venus à bout, si le plus grand des hasards, celui d'un corps prussien compromis, faisant acte de désespoir pour se sauver, ne leur eût fourni une combinaison involontaire, inattendue, et d'immense conséquence, combinaison dont on a voulu attribuer le mérite à l'empereur Alexandre, mais qui ne fut due qu'au sentiment énergique des Prussiens résolus à se faire jour ou à mourir. Ce n'est donc pas au génie des coalisés, qui toutefois étaient loin de manquer d'habileté militaire, c'est à la passion patriotique qui les animait, et qui les portait à se roidir contre la défaite, qu'il faut attribuer leur promptitude à saisir l'occasion de Kulm! Autre leçon profondément morale à tirer de ces prodigieux événements, c'est qu'on doit se garder de pousser les hommes au désespoir, car en provoquant ce sentiment chez eux on leur donne des forces surnaturelles, qui déjouent tous les calculs, et surmontent parfois la puissance même de l'art le plus consommé!

L'événement de Kulm leur rendit toute la confiance qu'ils avaient perdue. Ces coalisés qui en abandonnant le champ de bataille de Dresde, se tenaient pour complétement battus, et se demandaient tristement si en cherchant à vaincre Napoléon ils n'avaient pas entrepris de lutter contre le destin lui-même, tout à coup à l'aspect de Vandamme vaincu et pris, se regardèrent comme revenus à une situation excellente, et crurent voir au moins en équilibre la balance de la fortune. Pourtant en comptant ce que leur avaient coûté les deux journées de Dresde, la poursuite du 28 et du 29, la journée même du 30, ils avaient perdu en morts, blessés ou prisonniers, plus de 40 mille hommes, et la défaite de Vandamme, après tout, ne nous faisait pas perdre plus de 12 à 13 mille hommes, en prisonniers, morts ou blessés. Mais la confiance était rentrée dans leur âme, ils se livraient à la joie, et loin de vouloir abandonner la partie, et de laisser à Napoléon le temps d'aller frapper les armées de Silésie et du Nord, ils étaient résolus à ne lui accorder aucun repos, et à le combattre sans relâche. Dans ces hécatombes immenses, quarante mille hommes ne comptaient pour rien; le sentiment des adversaires aux prises était tout, et le sentiment des coalisés, loin d'être celui de la défaite, était presque déjà celui de la victoire. Pour eux n'être pas vaincus, c'était presque vaincre, et pour Napoléon au contraire ne pas anéantir ses adversaires, c'était n'avoir rien fait. C'est à ces conditions extrêmes et à peu près impossibles qu'il avait attaché son salut!

Derniers moments de Moreau. Ajoutons en terminant ce douloureux récit, que le seul homme qu'on eût un moment opposé jadis à Napoléon, Moreau, expirait tout près de lui, à Tann. On lui avait coupé les deux jambes, et il avait supporté cette opération avec le courage tranquille qui était sa qualité distinctive. Pourtant il avait horriblement souffert. Transporté sur les épaules des soldats ennemis de sa patrie, il avait fait un trajet d'une vingtaine de lieues au milieu de douleurs cruelles. De l'autre côté des monts, tous les souverains, le roi de Prusse, l'empereur d'Autriche, l'empereur Alexandre, s'étaient rendus auprès de son lit de mort, et lui avaient prodigué les marques d'estime et de regret. Les plus grands personnages, M. de Metternich, le prince de Schwarzenberg, les généraux de la coalition, étaient venus le visiter à leur tour; Alexandre l'avait tenu longtemps serré dans ses bras, car il avait conçu pour lui une amitié véritable. Sa fermeté devant la douleur, son trouble devant sa conscience. Plutôt embarrassé que fier de ces témoignages, Moreau, dont l'âme un instant égarée avait toujours été honnête, Moreau s'interrogeant lui-même sur le mérite de sa conduite, disait sans cesse: Et pourtant je ne suis pas coupable, je ne voulais que le bien de ma patrie!.... Je voulais l'arracher à un joug humiliant!...--Ainsi, tandis qu'on entourait son agonie de respects, lui, tout occupé d'autre chose, s'examinait, se jugeait au tribunal de sa propre conscience, et n'avait de repos que lorsqu'il s'était trouvé des excuses pour une conduite qui lui valait de si hauts témoignages. Un autre cri lui échappa plusieurs fois, ce fut celui-ci: Ce Bonaparte est toujours heureux!--Il avait proféré ces mots au moment où le boulet l'avait frappé, et il les répéta souvent avant d'expirer!... Bonaparte heureux!... Il l'avait été, il pouvait le paraître encore aux yeux d'un rival expirant, mais la Providence allait bientôt prononcer sur son propre sort, et lui infliger une fin plus triste peut-être que celle de Moreau, s'il y a une fin plus triste que de mourir dans les rangs des ennemis de sa patrie! Funestes illusions de la haine! On s'envie, on se hait, on se poursuit en croyant heureux l'adversaire qu'on déteste, tandis que tous, la tête courbée sous le fardeau de la vie, on marche au milieu des mêmes douleurs à des malheurs presque pareils! les hommes s'envieraient moins, s'ils savaient combien avec des apparences différentes leur fortune est souvent égale, et au lieu de se diviser sous la main du destin, s'uniraient au contraire pour en soutenir en commun le poids accablant!

FIN DU LIVRE QUARANTE-NEUVIÈME.

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