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Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 16 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française

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LIVRE CINQUANTIÈME.
LEIPZIG ET HANAU.

Événements accomplis en Silésie et dans les environs de Berlin pendant les opérations des armées belligérantes autour de Dresde. — Forces et instructions laissées au maréchal Macdonald lorsque Napoléon était revenu du Bober sur l'Elbe. — Pressé d'exécuter ses instructions et craignant de perdre les avantages de l'offensive, ce maréchal avait mis ses trois corps en mouvement le 26 août. — Le général Blucher s'était jeté sur la division Charpentier et la cavalerie Sébastiani, et les avait culbutées du plateau de Janowitz. — Cet accident avait entraîné la retraite de toute l'armée, qu'une pluie torrentielle de plusieurs jours avait rendue presque désastreuse. — Prise et destruction de la division Puthod. — Le maréchal Macdonald réduit de 70 mille hommes à 50 mille. — Son mouvement rétrograde sur le Bober. — Événements du côté de Berlin. — Marche du maréchal Oudinot à la tête des 4e, 12e et 7e corps. — Composition et force de ces corps. — Armée du prince royal de Suède. — Arrivée devant Trebbin. — Premières positions de l'ennemi enlevées dans les journées des 21 et 22 août. — Isolement des trois corps français dans la journée du 23, et combat malheureux du 7e corps à Gross-Beeren. — Retraite du maréchal Oudinot sur Wittenberg. — Beaucoup de soldats se débandent, surtout parmi les alliés. — C'est la connaissance de ces graves échecs qui le 28 août avait ramené Napoléon de Pirna sur Dresde, et avait détourné son attention de Kulm. — Ne sachant pas encore ce qui était arrivé à Vandamme, il avait formé le projet de déplacer le théâtre de la guerre et de le transporter dans le nord de l'Allemagne. — Vastes conséquences qu'aurait pu avoir ce projet. — À la nouvelle du désastre de Kulm, Napoléon, obligé de restreindre ses vues, réorganise le corps de Vandamme, en confie le commandement au comte de Lobau, envoie le maréchal Ney pour remplacer le maréchal Oudinot dans le commandement des trois corps retirés sur Wittenberg, et se propose de s'établir avec ses réserves à Hoyerswerda, afin de pousser d'un côté le maréchal Ney sur Berlin, et de prendre de l'autre une position menaçante sur le flanc du général Blucher. — Départ de la garde pour Hoyerswerda. — Nouvelles inquiétantes de Macdonald, qui détournent encore Napoléon de l'exécution de son dernier projet, et l'obligent à se porter tout de suite sur Bautzen. — Arrivée de Napoléon à Bautzen le 4 septembre. — Prompte retraite de Blucher dans les journées des 4 et 5 septembre. — À peine Napoléon a-t-il rétabli le maréchal Macdonald sur la Neisse, qu'une seconde apparition de l'armée de Bohême sur la chaussée de Péterswalde le ramène à Dresde. — Son entrevue aux avant-postes avec le maréchal Saint-Cyr dans la journée du 7. — Projet pour le lendemain 8 septembre. — Dans cet intervalle, Napoléon apprend un nouveau malheur arrivé sur la route de Berlin. — Le maréchal Ney ayant reçu l'ordre de se porter sur Baruth, avait fait dans la journée du 5 septembre un mouvement de flanc devant l'ennemi, avec les 4e, 12e et 7e corps. — Ce mouvement, qui avait réussi le 5, ne réussit pas le 6, et amène la malheureuse bataille de Dennewitz. — Retraite le 7 septembre sur Torgau. — Débandade d'une partie des Saxons. — Napoléon reçoit cette nouvelle avec calme, mais commence à concevoir des inquiétudes sur sa situation. — Avis indirect, donné par l'intermédiaire de M. de Bassano, au ministre de la guerre pour l'armement et l'approvisionnement des places du Rhin. — Conformément au plan convenu le 7 avec le maréchal Saint-Cyr, Napoléon, dans la journée du 8, pousse vivement les Prussiens et les Russes, afin de les rejeter en Bohême. — Sur l'avis du maréchal Saint-Cyr, on suit le 9 et le 10 la vieille route de Bohême, celle de Furstenwalde, par laquelle on a l'espérance de tourner l'ennemi. — L'impossibilité de faire passer l'artillerie par le Geyersberg empêche d'achever le mouvement projeté. — Ignorant qu'en ce moment les Autrichiens sont séparés des Prussiens et des Russes, et pressé de réparer les échecs de ses lieutenants, Napoléon s'arrête et revient à Dresde. — Évidence du plan des coalisés, consistant à courir sur les armées françaises dès que Napoléon s'en éloigne, et à se retirer dès qu'il arrive, à fatiguer ainsi ses troupes, pour l'envelopper ensuite, et l'accabler lorsqu'on le jugera suffisamment affaibli. — Déplorable réalisation de ces vues. — Les forces de Napoléon réduites de 360 mille hommes de troupes actives sur l'Elbe à 250 mille. — En considération de cet état de choses, Napoléon resserre le cercle de ses opérations, ramène Macdonald avec les 8e, 5e, 11e, 3e corps près de Dresde, établit le comte de Lobau et le maréchal Saint-Cyr au camp de Pirna, derrière de bons ouvrages de campagne, afin que l'ennemi ne puisse plus se faire un jeu de ses apparitions sur la route de Péterswalde, envoie un fort détachement de cavalerie sur ses derrières pour disperser les troupes de partisans, réorganise le corps de Ney sur l'Elbe, place le maréchal Marmont et Murat à Grossenhayn pour protéger l'arrivée de ses approvisionnements, et se concentre à Dresde avec toute la garde, de manière à ne plus être mis en mouvement par de vaines démonstrations de l'ennemi. — Troisième apparition des Prussiens et des Russes sur Péterswalde. — Les ouvrages ordonnés entre Pirna, Gieshübel et Dohna, n'étant pas achevés, Napoléon est obligé d'accourir encore une fois sur la route de Péterswalde pour rejeter l'ennemi en Bohême. — Prompte retraite des coalisés. — Retour de Napoléon à Pirna, et ses soins pour bien asseoir sa position, afin de ne plus s'épuiser en courses inutiles. — Sa résolution de s'établir sur l'Elbe, de Dresde à Hambourg, pour la durée de l'hiver. — Projets de l'ennemi. — Napoléon étant partout resserré sur l'Elbe, et la saison avançant, les souverains coalisés songent à mener la guerre à fin par une tentative décisive sur les derrières de notre position. — Blucher fait prévaloir l'idée d'employer en Bohême la réserve du général Benningsen, et, après avoir ainsi renforcé la grande armée des alliés, de la faire descendre sur Leipzig, tandis qu'il ira lui-même joindre Bernadotte, passer l'Elbe avec lui aux environs de Wittenberg, et remonter sur Leipzig avec les armées du Nord et de Silésie. — Premiers mouvements en exécution de ce dessein. — Napoléon découvre sur-le-champ l'intention de ses adversaires, et fait repasser toutes ses troupes sur la gauche de l'Elbe. — Il ne laisse sur la droite de ce fleuve que Macdonald avec le 11e corps; il achemine Marmont et Souham, l'un par Leipzig, l'autre par Meissen, sur le bas Elbe, afin d'appuyer Ney; il envoie Lauriston et Poniatowski sur la route de Prague à Leipzig pour soutenir Victor contre l'armée de Bohême. — Attente de quelques jours pour laisser dessiner plus clairement les projets de l'ennemi. — Blucher s'étant dérobé pour se joindre à Bernadotte et passer l'Elbe à Wartenbourg, Napoléon quitte Dresde le 7 octobre avec la garde et Macdonald, et descend sur Wittenberg dans le dessein de battre Blucher et Bernadotte d'abord, et puis de se reporter sur la grande armée de Bohême. — Belle et profonde conception de Napoléon tendant à refouler Blucher et Bernadotte sur Berlin, et à surprendre ensuite Schwarzenberg en remontant la rive droite de l'Elbe pour repasser ce fleuve à Torgau ou à Dresde. — Mouvement prononcé de Blucher et de Bernadotte sur Leipzig, qui change tous les projets de Napoléon. — Celui-ci voyant les coalisés près de se réunir tous sur Leipzig, se hâte d'y arriver le premier pour s'interposer entre eux, et empêcher leur jonction. — Retour de la grande armée française sur Leipzig. — Terrible bataille, la plus grande du siècle et probablement des siècles, livrée pendant trois jours sous les murs de Leipzig. — Retraite de Napoléon sur Lutzen. — Explosion du pont de Leipzig, qui amène la destruction ou la captivité d'une partie de l'armée française. — Mort de Poniatowski. — Marche sur Erfurt. — Défection de la Bavière et arrivée de l'armée austro-bavaroise dans les environs de Hanau. — Mouvement accéléré de l'armée française et bataille de Hanau. — Humiliation de l'armée austro-bavaroise. — Rentrée des Français sur le Rhin. — Leur état déplorable en arrivant à Mayence. — Opérations du maréchal Saint-Cyr sur l'Elbe. — Triste capitulation de Dresde. — Situation, forces, conduite héroïque, et malheurs des garnisons françaises, inutilement laissées sur la Vistule, l'Oder et l'Elbe. — Caractère de la campagne de 1813. — Effrayants présages qu'on en peut tirer.

Août 1813. Événements qui s'étaient passés sur le Bober et sur la route de Berlin. Les événements graves et peu prévus qui attirant tout à coup l'attention de Napoléon l'avaient détournée de Kulm, s'étaient passés sur la Katzbach en Silésie, et à Gross-Beeren dans le Brandebourg. Le maréchal Macdonald, que Napoléon avait laissé à la poursuite de Blucher, venait d'éprouver subitement une sorte de désastre, et le maréchal Oudinot, que Napoléon considérait comme près d'entrer à Berlin, avait été, à la suite d'un combat malheureux, ramené sous le canon de Wittenberg. Il faut savoir comment s'étaient produits ces événements, pour se faire une idée exacte de la situation, et comprendre les combinaisons qui avaient absorbé Napoléon pendant les journées des 28, 29, 30 août, et l'avaient empêché d'accourir avec toutes ses réserves auprès de l'infortuné Vandamme.

Forces et instructions laissées au maréchal Macdonald par Napoléon, lorsque celui-ci s'était reporté sur Dresde. Napoléon après avoir rejeté l'armée de Silésie du Bober sur la Katzbach, avait laissé au maréchal Macdonald pour continuer à la poursuivre le 3e corps, fort de 25 mille hommes et commandé par le général Souham depuis le départ du maréchal Ney, le 5e corps, fort de 20 mille hommes et toujours placé sous les ordres du général Lauriston, enfin le 11e, fort de 18 mille et confié au général Gérard depuis que le maréchal Macdonald avait pris le commandement supérieur des trois corps réunis. À cette masse d'infanterie il fallait ajouter la cavalerie du général Sébastiani, qui pouvait présenter une réserve de 5 à 6 mille chevaux, et qui était indépendante des détachements de cavalerie légère attachés à chaque corps d'armée. Le maréchal Macdonald avait 80 mille hommes, compris le corps de Poniatowski. Le total s'élevait ainsi à environ 70 mille hommes, sans compter les 10 ou 11 mille Polonais du prince Poniatowski, postés sur la frontière de Bohême en arrière et à droite du maréchal Macdonald, pour garder le débouché de Zittau. Il avait pour instruction de garder le Bober, mais en rejetant l'ennemi sur Jauer au delà de la Katzbach. Napoléon avait donné pour instruction au maréchal Macdonald de rejeter Blucher sur Jauer et au delà, puis de s'établir fortement sur le Bober, entre Lowenberg et Buntzlau, de manière à tenir l'armée de Silésie éloignée de Dresde, et à empêcher l'armée de Bohême de faire des détachements sur Berlin. Napoléon ne doutait pas qu'avec 80 mille hommes victorieux, Macdonald ne remplît parfaitement sa mission. Le maréchal n'en doutait pas lui-même, et il continua de s'avancer hardiment contre le général Blucher.

Ordre mal donné, qui ramène l'ennemi deux jours plus tôt qu'on ne s'y attendait. Un incident, peu important au premier aspect, apporta dès le début un fâcheux changement à cette situation en apparence si avantageuse. Napoléon en partant avait adressé au maréchal Ney l'ordre de le suivre à Dresde; mais cet ordre ne spécifiant pas assez clairement qu'il s'agissait de la personne du maréchal Ney et non de ses troupes, on avait dirigé le 3e corps lui-même sur la route de Dresde, et l'armée française vers son aile gauche avait semblé se mettre en retraite. Blucher impatient par caractère et par position de reprendre l'offensive, avait conclu du mouvement rétrograde d'une portion de notre ligne que Napoléon n'était plus là, et qu'il fallait revenir sur l'armée française privée de sa présence, et probablement aussi d'une partie des forces qu'elle avait un moment déployées. De son côté Macdonald avait voulu rendre à ses troupes l'attitude qu'elles venaient de perdre, et s'était hâté, sans tenir assez compte des circonstances, de se reporter en avant. Il devait de cette double disposition résulter un choc violent et prochain.

Position des 3e, 5e et 11e corps, le 25 août au soir. Le 3e corps (général Souham) ayant fait d'abord une marche en arrière, puis une nouvelle marche en avant, afin de revenir à Liegnitz, avait laissé dans cet inutile déplacement un certain nombre d'hommes sur les chemins. Le 25 août au soir il était de retour à sa première position. Le 11e corps (général Gérard) formant le centre, n'avait pas quitté Goldberg, et le 5e (général Lauriston) formant la droite, était également demeuré immobile. Le maréchal Macdonald ayant tout son monde en ligne, résolut de se porter dès le lendemain 26 sur Jauer, point qu'il devait occuper pour obéir à ses instructions. Bien que Napoléon ne voulût pas établir son armée de Silésie plus loin que le Bober, il désirait cependant qu'elle eût ses avant-postes sur la Katzbach, de Jauer à Liegnitz, afin de mieux vivre, et d'intercepter plus sûrement tout détachement envoyé de la Bohême sur Berlin.

Voici comment le maréchal Macdonald s'y prit pour l'exécution de son mouvement. Quoiqu'à Goldberg il fût sur l'un des bras de la Katzbach, par conséquent fort au delà du Bober, il y avait sur sa droite un point du Bober resté au pouvoir de l'ennemi, c'était celui de Hirschberg, dans les montagnes. Il détacha une division du 11e corps, celle du général Ledru, et lui ordonna de remonter le Bober de notre côté, c'est-à-dire par la rive gauche, tandis que la division Puthod du corps de Lauriston, le remonterait par la rive droite, de manière à surprendre Hirschberg par les deux rives. Marche adoptée par Macdonald pour se porter sur Jauer. Pendant que ce mouvement s'opérait sur notre extrême droite, et tout à fait dans les montagnes, le maréchal Macdonald prit le parti de marcher lui-même sur Jauer, avec les corps de Lauriston et de Gérard, diminués chacun d'une division. Il n'y avait pour arriver à Jauer aucun cours d'eau important à franchir, mais seulement quelques ravins plus ou moins profonds à traverser, sur lesquels on pouvait trouver l'ennemi en force. Le maréchal Macdonald se flattait de le débusquer, soit par une attaque directe des généraux Gérard et Lauriston sur Jauer même, soit par un mouvement latéral des généraux Souham et Sébastiani sur Liegnitz.

Le 3e corps, partant de Liegnitz, doit prendre Jauer en flanc, tandis que les 5e et 11e y marcheront directement. Il prescrivit en effet au général Souham de partir de Liegnitz avec le 3e corps, et de prendre la route de cette ville à Jauer, laquelle vient donner dans le flanc même de Jauer en traversant le plateau de Janowitz. Il espérait que vingt-cinq mille hommes menaçant l'ennemi en flanc, lui ôteraient jusqu'à l'idée de résister à l'attaque de front qu'exécuteraient contre lui les généraux Lauriston et Gérard. Malheureusement il y avait une assez grande distance entre le chemin qu'allait suivre le général Souham sur le plateau de Janowitz, et la route qu'avaient à parcourir les généraux Gérard et Lauriston pour marcher en droite ligne sur Jauer. Le général Gérard, le moins éloigné des deux, devait remonter le ravin profond de la Wutten-Neiss, petite rivière torrentueuse qui de Jauer va tomber dans la Katzbach, en contournant le plateau de Janowitz. Pour établir quelque liaison entre les deux principales masses de ses forces, le maréchal Macdonald assigna au général Sébastiani une route intermédiaire, celle de Buntzlau à Jauer, qui suivant d'abord le ravin de la Wutten-Neiss, puis franchissant cette rivière, aboutit sur le plateau de Janowitz. Tous les ordres furent expédiés pour être exécutés le 26 au matin sans remise.

Pluie torrentielle le 26 août au matin, laquelle n'empêche pas Macdonald de persister dans ses projets. Le 26, une pluie d'orage qui avait duré la nuit entière, avait fait déborder toutes les rivières, et rendu les chemins presque impraticables. Le maréchal Macdonald, pressé de reprendre l'offensive, ne tint pas compte du mauvais temps, et exigea qu'il fût donné suite à ses ordres. Tandis que les divisions Puthod et Ledru remontaient les deux rives du Bober jusqu'à Hirschberg, les corps de Lauriston et de Gérard marchaient sur Jauer, descendant, gravissant tour à tour les bords des ravins qu'il fallait franchir pour arriver à cette petite ville. Malgré les difficultés que la pluie leur opposait, nos agiles tirailleurs, dépostant ceux de l'ennemi, les obligèrent partout à se replier. À gauche, les choses furent moins faciles.

Souham et Sébastiani n'ayant pu prendre la route de Liegnitz à Jauer, s'engouffrent avec les troupes de Gérard dans le ravin de la Wutten-Neiss. Le général Sébastiani après s'être mis en route un peu tard n'était pas encore à l'entrée du ravin de la Wutten-Neiss, tandis que le général Gérard y avait déjà pénétré, et que Lauriston marchant parallèlement à celui-ci était fort en avant. Le général Souham, de son côté, ayant trouvé à Liegnitz la Katzbach débordée, avait cherché un passage au-dessus, et était ainsi venu prendre la même route que le général Sébastiani. Il y eut là pendant quelque temps 23 à 24 mille hommes d'infanterie, 5 à 6 mille chevaux, et plus de cent bouches à feu engouffrés dans un ravin profond, jusqu'à ce que s'élevant sur le bord de ce ravin ils pussent déboucher sur le plateau de Janowitz. Dans ce moment la cavalerie prussienne en reconnaissance avait descendu ce plateau, et n'apercevant pas nos troupes, s'était fort avancée dans le ravin de la Wutten-Neiss. Le général Gérard cheminant sur la rive opposée de cette rivière, découvrit les escadrons prussiens qui avaient déjà dépassé sa gauche, et il fit tirer sur eux par derrière. La pluie qui n'avait pas cessé fut cause qu'il partit à peine une quarantaine de coups de fusil. Mais ils suffirent pour avertir les escadrons prussiens du mauvais pas où ils s'étaient engagés, et ils rebroussèrent chemin au galop. Le général Gérard ayant fait amener son artillerie, et tirant d'une rive à l'autre, joncha le défilé d'un bon nombre de ces imprudents cavaliers.

Le maréchal Macdonald imagine de faire monter la division Charpentier sur le plateau de Janowitz et de sortir ainsi du ravin de la Wutten-Neiss. Cet incident suggéra au maréchal Macdonald l'idée de lancer tout de suite quelques bataillons de la division Charpentier, l'une des deux du général Gérard, sur le plateau de Janowitz, afin de s'en emparer, et d'aider ainsi les généraux Sébastiani et Souham à s'y déployer. L'ordre donné fut exécuté sur-le-champ. Le général Charpentier, avec l'une de ses brigades et une batterie de réserve de 12, passa la Wutten-Neiss à Nieder-Krayn, gravit le plateau, et s'y déploya malgré les avant-postes prussiens. Premier succès de la division Charpentier, et son déploiement sur le plateau de Janowitz. Il fut immédiatement rejoint par la cavalerie du général Sébastiani, qui vint successivement prendre position sur sa gauche. Le général Souham s'apprêtait à la suivre, mais lentement, ainsi que le comportaient le temps, la nature des lieux, et le nombre de troupes accumulées dans cet étroit défilé.

Blucher, prévenu à temps, porte quarante mille hommes à la fois sur la division Charpentier. Sur ce même point Blucher arrivait à l'instant avec la plus grande partie de ses forces. Comptant sur la position de Jauer, il n'y avait laissé que le corps de Langeron, et avait porté à la fois York et Sacken sur le plateau de Janowitz pour parer au mouvement de flanc qui le menaçait. À la vue de nos troupes gravissant le bord du ravin de la Wutten-Neiss pour s'établir sur le plateau, il avait pensé que nous ne pourrions pas lui opposer beaucoup de monde à la fois, et qu'en nous abordant avec quarante mille hommes, il nous culbuterait facilement dans le ravin dont nous tâchions de sortir. Il se fit d'abord précéder par une puissante artillerie, dont la brigade du général Charpentier supporta le feu avec sang-froid, et auquel elle répondit avec sa batterie de douze. Il fit mieux encore, et lança sur elle dix mille chevaux. Notre infanterie, formée en carré, voulut en vain leur opposer ses feux éteints par la pluie; réduite à ses baïonnettes, elle s'en servit bravement, et arrêta tout court l'élan de la cavalerie ennemie. Le général Sébastiani, rachetant sa lenteur par sa vigueur, chargea cette cavalerie et la ramena, mais il fut ramené à son tour, et ne put résister longtemps à des forces triples des siennes. Cette division, après une résistance héroïque, est rejetée dans le ravin de la Wutten-Neiss. Il fut contraint d'opérer un mouvement rétrograde, et découvrit ainsi la gauche de la brigade Charpentier. Alors Blucher, qui n'avait pu ébranler cette brave brigade avec ses cavaliers, jeta sur elle plus de vingt mille hommes d'infanterie. Elle reçut et soutint plusieurs charges à la baïonnette; mais bientôt accablée par le nombre, elle perdit du terrain, et finit par être poussée jusqu'au bord du ravin de la Wutten-Neiss. Malgré une ferme contenance, elle fut obligée d'y redescendre, et elle s'y trouva pêle-mêle avec la cavalerie Sébastiani qui se repliait aussi, et avec la tête du corps de Souham qui arrivait. On conçoit quel encombrement, quel désordre dut s'y produire, et que de pertes on dut y faire, surtout en canons, car notre artillerie embourbée dans les terres avait été privée de ses chevaux presque tous tués par le feu ennemi.

On se retira donc, refoulés vivement dans cet étroit passage jusqu'au village de Kroitsch où la Wutten-Neiss se joint à la Katzbach, et où Blucher n'osa pas nous poursuivre.

Cet accident amène un mouvement rétrograde général. Cette échauffourée sur un seul point, laquelle nous avait coûté tout au plus un millier d'hommes, suffit pour convertir en une espèce de déroute générale une opération qui avait réussi sur le reste de notre ligne. En effet, les généraux Gérard et Lauriston, attaquant avec une extrême énergie les positions que Langeron avait successivement occupées et abandonnées, étaient déjà parvenus en vue de Jauer, malgré le mauvais temps, et allaient s'en emparer, lorsqu'ils furent arrêtés par la nouvelle de ce qui s'était passé à leur gauche. Retraite de nuit par un temps affreux. Ils furent donc sous peine d'imprudence contraints de rétrograder, et ils revinrent jusqu'à Goldberg où ils entrèrent vers minuit, dans un état fort triste, ayant rencontré en route les débris des troupes battues sur le plateau de Janowitz, et ayant eu à traverser un immense encombrement de voitures embourbées, de blessés qu'on emportait avec la plus grande peine par un temps devenu affreux. Il fallut bivouaquer comme on put, sous une pluie continuelle, les uns dans Goldberg, les autres en dehors, la plupart sans vivres, sans abri, en un mot dans un état misérable.

Nos jeunes soldats rebutés par cette subite épreuve. C'est pour les traverses de ce genre que sont bons les vieux soldats. Au feu, de jeunes soldats menés par des officiers vigoureux sont plus impétueux sans doute, parce qu'ils connaissent moins le danger; mais au premier revers ils s'étonnent, à la première souffrance ils se rebutent, et surtout s'ils sont depuis peu au drapeau, il suffit d'un échec pour troubler toutes leurs idées, et convertir leur téméraire bravoure en abattement profond. Cependant avec des vivres on aurait pu retenir nos conscrits dans les cadres, et, au retour du soleil, avec une nouvelle impulsion donnée par des chefs énergiques, on serait parvenu à leur rendre la confiance. Mais il fallut, sans vivres, sans abri, passer une nuit horrible, avec certitude d'avoir le lendemain sur les bras quatre-vingt mille hommes, victorieux ou croyant l'être. Continuation de mauvais temps pendant les journées des 27 et 28 août. Le lendemain matin, le ciel, qui était encore chargé d'eau, continua de verser sur nos soldats des torrents de pluie. Heureusement la Katzbach qu'on avait repassée la veille, leur servit de protection contre la poursuite impétueuse de Blucher. Elle était tellement débordée, qu'à peine il put faire passer sa cavalerie. On réussit donc à se retirer sans avoir l'infanterie des alliés sur les bras; mais on fut poursuivi par une nuée de cavaliers que nos fusils n'arrêtaient guère faute de pouvoir faire feu. Nos jeunes soldats, plus fermes devant l'ennemi que devant le mauvais temps, opposèrent avec leurs baïonnettes une barrière de fer aux cavaliers russes et prussiens, et parvinrent ainsi à les contenir. Obligés néanmoins de s'éloigner à la hâte, ils laissèrent en arrière une grande partie de leur artillerie embourbée, et il arriva que beaucoup d'entre eux, rebutés ou mourants de faim, s'étant éparpillés dans les villages pour vivre, furent pris, ou initiés de bonne heure au dangereux et corrupteur métier de maraudeurs. Le corps du général Souham, couvert par la cavalerie du général Sébastiani, put se retirer sain et sauf à travers la plaine, et gagner Buntzlau. Les corps des généraux Gérard et Lauriston, plus vivement poursuivis, et n'ayant pas de grosse cavalerie pour se couvrir, trouvèrent un abri dans les bois qui séparent la Katzbach du Bober, entre Goldberg et Lowenberg. Ils y passèrent la nuit un peu mieux abrités, mais pas mieux nourris que la veille. Difficulté pour nos corps d'armée de regagner le Bober, et de franchir le fleuve presque partout débordé. Ces deux corps, rendus dans la journée du 28 en face de Lowenberg, voulurent en vain y passer le Bober. Le pont n'était pas détruit, mais il fallait pour arriver jusqu'à ses abords traverser une inondation de trois quarts de lieue d'étendue, et il n'y eut d'autre ressource que de redescendre la rive droite du Bober pour le franchir à Buntzlau, où étaient déjà Souham et Sébastiani. Pour la première fois depuis trois jours, on trouva des toits et des subsistances, bien disputés du reste, car on était cinquante mille au moins accumulés sur un seul point.

Inquiétudes du maréchal Macdonald pour la division Puthod, envoyée sur Hirschberg par la rive droite du Bober. Le maréchal Macdonald, ferme, sage, expérimenté, loyal, mais presque toujours malheureux depuis la funeste journée de la Trebbia, n'avait pas le tort de s'abuser sur sa mauvaise fortune. Aussi, rentré à Buntzlau, ne regardait-il pas comme apaisée la cruelle fatalité qui le poursuivait, et il tremblait pour la division Puthod, hasardée seule au delà du Bober, jusqu'à la hauteur de Hirschberg. On ne pouvait avoir d'inquiétude pour la division Ledru, laquelle avait cheminé par la rive gauche qui nous appartenait, mais si la division Puthod n'avait pas profité du pont de Hirschberg pour revenir en deçà du Bober, son sort était évidemment compromis. Désastre de cette division qui n'avait pas repassé le Bober à temps. C'était en effet ce qui devait arriver. Cette division ayant remonté le Bober par une rive tandis que la division Ledru le remontait par l'autre, n'avait point usé du pont de Hirschberg lorsqu'il en était temps encore, et s'était vue séparée par d'immenses masses d'eau de ses compagnons d'armes, qui lui tendaient vainement les mains du haut de la rive gauche. Le 29 elle imagina de descendre par la rive droite, vis-à-vis de Lowenberg, près de Zopten. Là, réduite de 6 mille hommes à 3 mille par la fatigue, la faim, le froid des nuits, l'abattement, elle fut assaillie par les troupes de Blucher, refusa de se rendre, se défendit vaillamment, et finit par être prise ou détruite. L'infortuné Macdonald, plus infortuné qu'elle encore, entendant de Buntzlau le feu de l'artillerie, devinant l'affreux sacrifice qui se consommait, voulait avec quelques troupes remonter par la rive droite à la hauteur de Zopten, mais on lui fit sentir le danger, l'inutilité peut-être de ce secours, et il fut obligé de laisser immoler sous ses yeux de malheureux soldats perdus à la suite de sa mauvaise étoile.

Retour le 30 sur le Bober, après une perte de 20 mille hommes, dont plus de la moitié en soldats débandés. Le 30 on se trouva tous réunis sur la gauche du Bober, mais au nombre de 50 mille hommes au plus, au lieu de 70 mille qu'on était quelques jours auparavant, et après avoir laissé cent pièces de canon dans les fanges. Le feu n'avait pas détruit plus de 3 mille hommes sur les 20 mille qui manquaient; mais l'ennemi en avait ramassé 7 à 8 mille, et il y en avait 9 à 10 mille débandés, qui avaient jeté ou perdu leurs fusils, et qui n'avaient guère envie d'en prendre d'autres. Une trop subite épreuve des souffrances de la guerre, succédant à une confiance aveugle, avait tout à coup réveillé en eux le sentiment qu'ils éprouvaient en quittant leurs chaumières six mois auparavant, celui de la haine contre l'homme qui les sacrifiait, à peine sortis de l'adolescence, à une ambition désordonnée. Braves, ils l'étaient toujours, et on pouvait tout attendre d'eux si on parvenait à les faire rentrer dans les rangs, mais c'était difficile. Irrités et dégoûtés, ils aimaient mieux vivre en pillant le pays ennemi que reprendre des armes pour un dieu cruel qui dévorait, disaient-ils, leur jeunesse sans pitié et sans motif. Macdonald se vit donc sur le Bober avec cinquante mille soldats découragés, et neuf ou dix mille traînards suivant l'armée, et alléguant le défaut de fusils pour ne pas revenir au drapeau. Poniatowski était resté sain et sauf à Zittau avec ses dix mille Polonais.

Causes du revers essuyé par le maréchal Macdonald. Les causes de ce malheur étaient de diverses natures: il y en avait d'accidentelles, il y en avait de générales. Les causes accidentelles, c'étaient le mauvais temps, l'ordre équivoque au maréchal Ney qui avait entraîné un mouvement rétrograde inutilement fatigant pour les troupes, ramené l'ennemi prématurément, et poussé le maréchal Macdonald à prendre une offensive précipitée; c'étaient peut-être aussi quelques fautes du général en chef, qui avait envoyé deux divisions sur Hirschberg pour en expulser l'ennemi que notre présence à Jauer aurait suffi pour en éloigner; qui pendant la bataille avait laissé trop isolées les deux fractions de son armée, et en prenant pour les relier le parti d'occuper le plateau de Janowitz, ne l'avait fait qu'avec des forces insuffisantes, qui avait trop méprisé enfin les difficultés naissant du temps et des routes. Les causes générales, et celles-là beaucoup plus redoutables encore, c'étaient le patriotisme des coalisés, leur ardeur à revenir sans cesse à la charge dès qu'ils voyaient la moindre chance de recommencer la lutte avec avantage, c'était surtout la jeunesse de nos troupes, impétueuses au feu, mais trop nouvelles aux traverses de la guerre, parties avec le sentiment qu'on les sacrifiait à une folle ambition, oubliant ce sentiment devant l'ennemi, mais l'éprouvant plus vivement que jamais au premier revers, et après s'être conduites vaillamment dans le combat, jetant leurs armes dans la retraite, par dépit, découragement, épuisement moral et physique.

Événements sur la route de Berlin. Ces mêmes causes avaient produit sur la route de Berlin un revers moins éclatant, quoique tout aussi fâcheux par ses conséquences.

Le maréchal Oudinot chargé de marcher sur Berlin avec les 4e, 7e et 12e corps. On a vu quelle importance Napoléon attachait à diriger un corps sur Berlin, afin de rejeter l'armée du Nord loin du théâtre de la guerre, d'infliger une humiliation à Bernadotte, de saisir l'imagination des Allemands en entrant dans la principale de leurs capitales, de frapper au cœur le Tugend-Bund, de dissoudre le ramassis dont il croyait l'armée de Bernadotte composée, et de tendre enfin la main à nos garnisons de l'Oder et de la Vistule. Pour atteindre ces buts divers, il avait donné au maréchal Oudinot outre le 12e corps que ce maréchal commandait directement, le 7e confié au général Reynier, et le 4e confié au général Bertrand. Le 12e, comprenant deux bonnes divisions françaises et une bavaroise, comptait environ 18 mille hommes; le 7e, formé de la division française Durutte et de deux saxonnes, en comptait 20 mille; le 4e ayant une seule division française, excellente il est vrai, celle du général Morand, et deux étrangères, l'italienne Fontanelli et la wurtembergeoise Franquemont, était, comme le précédent, fort d'une vingtaine de mille hommes. Le duc de Padoue avec 6 mille chevaux formait la réserve de cavalerie. Ces corps comprennent tout au plus 64 mille hommes, au lieu de 70 mille qu'on s'était flatté de réunir. C'étaient donc à peu près 64 mille hommes, au lieu de 70 mille qu'on avait d'abord espérés, parmi lesquels beaucoup de ramassis, comme disait Napoléon, car dans l'effectif total il entrait pour un tiers au moins de soldats de toutes nations, quelques-uns très-médiocres, et la plupart très-mal disposés. La composition sous le rapport des chefs ne laissait pas moins à désirer. Le maréchal Oudinot, aussi brave, aussi résolu sur le champ de bataille qu'on pouvait l'être, n'avait jamais exercé un commandement de cette importance, avait la noble modestie de se défier de lui-même, et osait à peine faire sentir son autorité à ses lieutenants, les généraux Reynier et Bertrand. Caractère des généraux Reynier et Bertrand, subordonnés au maréchal Oudinot. Le général Reynier, officier savant et solide, comme nous avons déjà eu l'occasion de le dire ailleurs, mais malheureux, était plein de prétentions, se croyait supérieur à la plupart des maréchaux, se plaignait amèrement de n'être que lieutenant-général, et, comme Vandamme, était trop impatient peut-être de gagner une dignité qu'on lui avait tant fait attendre. Le général Bertrand, honoré de la faveur de Napoléon et y tenant, la justifiant par une grande application à ses devoirs, par la bravoure la plus sûre de toutes, celle du dévouement, mais plus propre aux travaux du génie qu'à la direction des troupes, ayant de l'esprit, mais ne l'ayant pas toujours juste, était un subordonné déférent en apparence, et plus obséquieux que soumis. Le maréchal Oudinot fort embarrassé d'avoir à dominer ces prétentions diverses, ne l'osait faire qu'avec des ménagements infinis, peu compatibles avec la vigueur et la promptitude du commandement. Placé plus près des lieux que Napoléon, recueillant tous les bruits du pays, il ne s'abusait pas sur la force de l'ennemi et sur la difficulté du terrain. Forces de Bernadotte, s'élevant à environ 90 mille hommes de bonnes troupes. Il savait que Bernadotte avec une certaine quantité de gens de toutes sortes, levés à la hâte, avait cependant un excellent corps suédois, un corps russe très-solide, et surtout un corps prussien, celui du général Bulow, très-nombreux, très-animé, très-disposé à se battre. Outre ce corps de Bulow, il y avait un second corps prussien sous le général Tauenzien, destiné d'abord au blocus des places, et duquel on avait tiré ce qu'il y avait de meilleur pour l'employer à la guerre offensive. Ces troupes réunies composaient un total de 90 mille hommes environ, campés en avant de Berlin. Le prince de Suède avait détaché sous le général Walmoden une vingtaine de mille hommes, comprenant ce qui méritait le nom de ramassis, pour tenir tête, derrière les nombreux canaux du Mecklembourg, au corps d'armée qui était sorti de Hambourg sous le maréchal Davout. Le reste des 150 mille hommes commandés par le prince de Suède avait été consacré au blocus ou au siége des places de l'Oder et de la Vistule.

Difficulté des lieux que le maréchal Oudinot avait à traverser pour se rendre à Berlin. Le maréchal Oudinot était parfaitement informé de cet état de choses, et en était justement préoccupé. Les lieux ajoutaient à la difficulté de sa tâche. En s'avançant sur Berlin, entre l'Elbe et la Sprée, on devait cheminer entre une double ligne d'eaux tour à tour stagnantes ou courantes, lesquelles peuvent se désigner, l'une par la rivière de la Dahne qui se jette dans la Sprée au-dessus de Berlin, l'autre par la rivière de la Nuthe qui se jette dans le Havel à Potsdam. Au sein de l'angle formé par cette double ligne d'eaux, se trouvait l'armée du Nord, établie dans une bonne position, celle de Ruhlsdorf, couverte par une puissante artillerie, et gardée au loin par une cavalerie innombrable. On ne pouvait s'aventurer à travers ce labyrinthe de bois, de sables, d'étangs, de rivières, qu'en courant toujours un double danger, celui d'être débordé ou tourné si on marchait sur une seule route, et, si on voulait en tenir plusieurs, celui d'être séparé en deux ou trois corps, que la privation de communications transversales rendait incapables de se secourir l'un l'autre.

Répugnance du maréchal Oudinot à se charger du grand commandement qui lui était destiné. Au moment de partir pour cette expédition, le maréchal Oudinot se défiant à la fois de l'ennemi, des lieux, de ses lieutenants, de lui-même, aurait volontiers cédé à d'autres le périlleux honneur qu'on lui avait destiné. Napoléon lui avait bien écrit qu'il y aurait dans peu de jours plus de cent mille Français à Berlin, car dans ses calculs, malheureusement faits de loin, il avait compris les 30 mille hommes du maréchal Davout, et les 10 mille hommes qui devaient sortir de Magdebourg sous le général Girard. Mais avant que cette réunion pût s'effectuer, il fallait que la première difficulté eût été vaincue, celle de percer sur Berlin, et celle-là on devait la surmonter avec une armée de beaucoup inférieure à l'armée ennemie, et à travers un pays presque impénétrable. Le maréchal Oudinot n'avait donc pas pris ces promesses fort au sérieux, et il se voyait toujours, au milieu d'un pays des plus difficiles, obligé avec 64 mille hommes de marcher contre Berlin protégé par 90 mille. Premier mouvement de Baruth à Luckenwalde. Le 18 août il était réuni à Baruth, à trois journées de Berlin, avec ses trois corps. Mais ayant à rallier la division de grosse cavalerie du général Defrance, qui devait faire partie de la réserve du duc de Padoue, et qui venait rejoindre l'armée par Wittenberg, il opéra un mouvement transversal de droite à gauche, et se porta de Baruth à Luckenwalde. (Voir la carte no 58.) Après avoir rallié sa grosse cavalerie, il reprit sa route au nord, s'avançant entre Zossen et Trebbin, au centre de cette double ligne d'eaux qui viennent, comme nous l'avons dit, converger sur Berlin.

Arrivée à Trebbin le 21 août. Le 21 il était en face de Trebbin, à quelques lieues de l'armée ennemie, qui commençait à se concentrer à mesure que le terrain se resserrait et que nous approchions. Entre les deux lignes d'eau s'élevait une suite de coteaux boisés, et sur le flanc de ces coteaux se développaient les deux routes par lesquelles on pouvait s'acheminer sur Berlin. Deux routes à suivre, l'une à gauche passant par Trebbin, l'autre à droite passant par Blankenfelde. L'une des deux routes, celle de gauche, passant à Trebbin, avait un ruisseau à franchir, puis à gravir un coteau couvert de bois, pour déboucher sur Gross-Beeren. Celle de droite, entièrement séparée de la précédente, après avoir gravi aussi des coteaux, allait déboucher par Blankenfelde sur la droite et à quelque distance de Gross-Beeren. Le maréchal Oudinot résolut de suivre ces deux routes à la fois, par précaution d'abord, car il ne voulait pas être tourné en négligeant l'une des deux, par condescendance ensuite, car ses lieutenants aimaient assez à marcher séparément, et il se flattait que ces obstacles surmontés on se réunirait pour aborder l'ennemi en masse.

Le maréchal Oudinot enlève Trebbin le 21. Le 21 il attaqua Trebbin avec le 12e corps, dirigea le 4e, celui du général Bertrand, sur Schultzendorf, et achemina le 7e, celui du général Reynier, entre deux, vers un village appelé Nunsdorf. La petite ville de Trebbin, assez bien retranchée, était occupée par un détachement des troupes de Bulow. Le corps de Tauenzien gardait la route de droite, celle de Blankenfelde. Le maréchal Oudinot commença par accabler Trebbin de ses projectiles, puis il y envoya une brigade de la division Pacthod, pendant que le 7e corps menaçait par Wittstock de tourner la position. Ces mouvements combinés produisirent leur effet. La brigade de la division Pacthod entra baïonnette baissée dans un faubourg de Trebbin, et les Prussiens se voyant déjà débordés par le 7e corps, nous abandonnèrent cette petite ville, repassèrent le ruisseau qu'ils avaient mission de défendre, et se replièrent sur les coteaux en arrière. Vers la route de droite, le général Bertrand avait occupé Schultzendorf avec le 4e corps.

Le 22, il force le passage du ruisseau de Trebbin. Le lendemain 22, il fallut franchir le ruisseau disputé la veille, gravir ensuite les coteaux sur lesquels s'élevait la route de Berlin, et sur la route de droite gravir également les hauteurs le long desquelles passait le chemin de Blankenfelde. Le maréchal Oudinot aborda le ruisseau sur deux points, par Wilmersdorf et Wittstock. La division Guilleminot du 12e corps, la division Durutte du 7e, ayant rétabli le passage avec des chevalets, assaillirent hardiment les redoutes de l'ennemi, et les occupèrent sans perdre beaucoup de monde. Les troupes du corps de Bulow les évacuèrent en se retirant définitivement vers la position centrale choisie par le prince de Suède. Sur le côté opposé, le général Bertrand après une vive canonnade atteignit la position de Juhnsdorf, conduisant à Blankenfelde. Danger d'être pris en flanc si on marche sur une seule route, et de se diviser si on marche sur deux. On avait donc fait un nouveau pas dans ce fourré, où l'on était condamnés soit à marcher divisés en cheminant sur deux routes latérales presque sans communication entre elles, soit à marcher sans précaution contre un mouvement de flanc, si on prenait une seule route. Sans doute il eût été possible de parer à cet inconvénient, en s'avançant avec la masse de ses forces par une route seulement, et en ne dirigeant sur l'autre que quelques détachements de troupes légères, mais il eût fallu disloquer les divers corps, et pour cela exercer à l'égard de leurs chefs une autorité que le maréchal Oudinot, commandant direct du 12e et plutôt conseiller que chef des 7e et 4e, n'osait pas s'attribuer.

Tout annonçait qu'on approchait définitivement de l'ennemi, et qu'on allait se trouver face à face avec lui. Le ruisseau sur le bord duquel on avait combattu la veille une fois franchi, on allait longer le flanc de coteaux boisés, et aboutir à un village nommé Gross-Beeren, vis-à-vis de la position centrale de Ruhlsdorf occupée par l'armée du Nord. On devait par la route de droite opérer un mouvement semblable sur le flanc des coteaux de Juhnsdorf et de Blankenfelde, et si on parvenait à y vaincre la résistance de l'ennemi, on était assuré de déborder de ce côté la position de Gross-Beeren.

Mouvement le 23 août des 12e et 7e corps sur Gross-Beeren, et du 4e sur Blankenfelde. Le maréchal Oudinot espérant ne rencontrer l'ennemi qu'après avoir dépassé Gross-Beeren, et lorsqu'on aurait eu le temps de se réunir, laissa par excès de condescendance une tâche distincte à chacun de ses lieutenants. Il décida que sur la route de droite le général Bertrand enlèverait Blankenfelde, pour se porter ensuite sur Gross-Beeren; que sur la route de gauche le général Reynier qui avait forcé la veille le ruisseau de Trebbin et gravi les coteaux au delà, cheminerait sur le flanc de ces coteaux en suivant la lisière des bois jusqu'à Gross-Beeren, et là s'arrêterait pour prendre position. Quant à lui, au lieu de marcher avec le 12e corps derrière le général Reynier pour lui servir d'appui, il imagina de passer par Arensdorf sur l'autre versant des hauteurs que ce général devait parcourir, comme s'il eût craint d'importuner ses lieutenants par sa présence. Il devait ensuite déboucher sur Gross-Beeren, mais à deux lieues sur la gauche, distance à peu près égale à celle qui en devait séparer le général Bertrand sur la droite.

Combat de Gross-Beeren, livré par le 7e corps contre la masse de l'armée prussienne et suédoise. Le 23 août au matin chacun se mit en mouvement selon la direction qui lui était assignée. Sur la route de droite, le général Bertrand s'étant présenté devant la hauteur de Blankenfelde, y trouva le général Tauenzien fortement établi, et fut obligé d'engager avec lui une violente canonnade. Sur la route de gauche, le général Reynier, avec le 7e, longea pendant près de trois lieues le flanc des coteaux dont le maréchal Oudinot parcourait le revers, chemina sans grande difficulté, et déboucha devant Gross-Beeren. Sur-le-champ il attaqua ce village, et en débusqua la division du général de Borstell. Avec une impatience de succès très-mauvaise conseillère, il s'avança fort au delà de ce village au lieu de s'y établir, et aperçut en position, à Ruhlsdorf, l'armée du prince de Suède tout entière. À droite devant lui il avait la division de Borstell, repliée sur le gros du corps prussien de Bulow, au centre mais tirant un peu sur la gauche l'armée suédoise, tout à fait à gauche enfin les Russes, c'est-à-dire, sans compter le corps de Tauenzien, un rassemblement d'environ 50 mille hommes, couverts par une nombreuse artillerie. Il n'avait pour faire face à cette ligne formidable que 18 mille hommes, dont 6 mille Français, soldats excellents, et 12 mille Saxons qui ne valaient plus ceux qui avaient fait sous ses ordres la campagne de Russie. Il n'éprouvait certes pas l'envie de se mesurer avec une pareille masse d'ennemis; mais s'étant assez avancé pour donner prise, il ne pouvait manquer de les avoir bientôt sur les bras.

Hésitation de Bernadotte, et ardeur des Prussiens. En effet les Prussiens du général Bulow brûlaient d'impatience de nous combattre, et de couvrir de leurs corps la route par laquelle nous prétendions arriver à Berlin. Bernadotte hésitait. C'était la première fois qu'il allait rencontrer les Français, et il les craignait encore plus que sa conscience. Il tremblait de voir disparaître en un jour le prestige dont il avait cherché à s'entourer au milieu des étrangers, en se donnant pour le principal auteur des succès de Napoléon. Il craignait aussi de compromettre l'armée suédoise, qu'il savait ne pouvoir pas remplacer si elle était détruite. Il s'agissait donc pour lui de jouer sa fortune, sa couronne en un instant, et il était saisi d'une hésitation qui faisait douter de son courage de soldat. Le gros de l'armée prussienne se jette sur le 7e corps. Le général Bulow, comme tous les Prussiens, se défiant encore plus de la loyauté de Bernadotte que de sa valeur, n'attendit pas son commandement, et avec les 30 mille hommes qu'il avait sous ses ordres, marcha sur le général Reynier. Il se fit précéder de beaucoup de bouches à feu, et, pour l'ébranler plus sûrement, il porta sur le flanc de son adversaire la division de Borstell. Bernadotte ne pouvant plus reculer, mais ne voulant pas engager toutes ses forces, se contenta de détacher sa cavalerie avec une nombreuse artillerie contre la gauche de Reynier, dont la division Borstell menaçait la droite. Le général Reynier, qui une fois au danger s'y comportait avec la valeur d'un vieil officier de l'armée du Rhin, tint bon, espérant être bientôt secouru. Il exécuta un mouvement rétrograde pour prendre une meilleure position, et appuyant sa droite aux maisons de Gross-Beeren, sa gauche à une hauteur d'où son artillerie plongeait sur l'ennemi, il fit très-bonne contenance. Les Prussiens, malgré une épaisse mitraille, s'avancèrent résolûment, animés par le double désir de sauver Berlin et de saisir une proie qu'ils croyaient assurée. La division Durutte se défend vaillamment, mais les Saxons se débandent. La division Durutte résista héroïquement; mais les Saxons, pour la plupart conscrits de l'année, joignant à la faiblesse de leur âge un très-mauvais esprit, travaillés par des officiers qui leur rappelaient que Bernadotte les avait commandés en 1809 et traités comme un père, ne résistèrent pas longtemps, et laissèrent sans appui la division Durutte. Celle-ci fut obligée de se retirer, mais elle le fit en bon ordre, et en ôtant à l'ennemi le goût de la poursuivre. De son côté la division Guilleminot, du 12e corps, s'avançant sous la conduite du maréchal Oudinot sur le revers de la position, se trouvait à Arensdorf au moment de la plus violente canonnade. Elle se hâta de courir au feu, et se rabattit par sa droite à travers les bois, afin de secourir Reynier par le plus court chemin. Arrivant trop tard pour faire changer la face du combat, elle servit toutefois à contenir l'ennemi, et se replia ensuite, assaillie plusieurs fois par la cavalerie russe sans en être ébranlée. Chacun se reporta sur le point de départ du matin, le 12e corps sur Thyrow, le 7e sur Wittstock. Le 12e était en bon état, le 7e se trouvait désorganisé par la complète déroute des Saxons. Plus de 2 mille de ces alliés avaient été pris, avec quinze bouches à feu; quelques mille s'étaient débandés, les uns pour aller joindre les Suédois, les autres pour s'enfuir sur les derrières. Retraite de l'armée française à la suite du malheureux combat de Gross-Beeren. Quant au général Bertrand qui dirigeait le 4e corps, il avait fait d'assez grands efforts pour surmonter la résistance de Tauenzien à Blankenfelde, et n'y avait point réussi. Il ne l'aurait pu qu'en poussant ces efforts à l'extrême, mais il le croyait inutile, pensant que le succès du corps principal à Gross-Beeren obligerait Tauenzien à décamper. De la sorte, chacun avait combattu sans accord, sans concert, comptant mal à propos sur son voisin, les uns sans dommage comme Bertrand et Oudinot, les autres au contraire avec un dommage notable comme le général Reynier.

Cependant cet échec, si on n'avait eu que des troupes exclusivement françaises, et d'un esprit sûr, n'aurait pas pu être suivi de grandes conséquences, car, après tout, on n'avait perdu que 2 mille hommes en ligne. Mais avec une moitié de l'effectif total en troupes italiennes et allemandes toujours prêtes à nous quitter, et une autre moitié de jeunes soldats français, trop confiants d'abord, et maintenant tout étonnés d'un revers, il était difficile de continuer à s'avancer sur Berlin en présence de 90 mille hommes, sur le corps desquels il aurait fallu passer. Pertes considérables par la disposition des troupes alliées à se débander. Déjà plus de 10 mille alliés, les uns Saxons, les autres Bavarois, avaient quitté nos rangs et couraient vers l'Elbe en poussant le cri de Sauve qui peut! Dans un pareil état de choses le maréchal Oudinot pensa qu'il fallait battre en retraite, et se rapprocher de l'Elbe. Le lendemain 24 août, il commença son mouvement rétrograde, l'exécuta en bon ordre, mais toujours pressé vivement par les Prussiens, ivres de joie et d'orgueil, accusant Bernadotte de trahison ou de lâcheté parce qu'il n'était pas aussi ardent qu'eux, et courant sans le consulter à la poursuite de l'ennemi, plus vaincu à leurs yeux qu'il ne l'était véritablement. Motifs du maréchal Oudinot pour se retirer jusqu'à Wittenberg. Le maréchal Oudinot aurait pu s'arrêter et réprimer peut-être leur ardeur; toutefois, dès qu'il n'était plus en marche sur Berlin, et qu'il devait renoncer à l'espérance d'entrer dans cette capitale, risquer une action douteuse avec des soldats ébranlés lui parut peu sage, le résultat d'ailleurs ne pouvant consister qu'à se maintenir entre Berlin et Wittenberg, dans un pays qui ne lui présentait ni appui ni ressources. Il prit donc le parti le plus sûr, celui de venir se placer sous le canon de Wittenberg, où il était assuré de ne courir aucun danger, où il couvrait l'Elbe, où il avait abondamment de quoi subsister, et pouvait enfin remettre le moral de ses soldats. Il y arriva les 29 et 30 août, toujours disputant fortement le terrain à mesure qu'il rétrogradait. Mésaventure de la division Girard sortie de Magdebourg. Pendant ce temps, la division active de Magdebourg était sortie de cette place sous la conduite du général Girard, avait été assaillie par le général Hirschfeld et les coureurs russes de Czernicheff, et bientôt accablée par le nombre, était rentrée dans Magdebourg après avoir perdu un millier d'hommes et quelques pièces de canon. Position embarrassée du maréchal Davout, engagé seul avec 30 mille hommes au milieu du Mecklembourg. Aux environs de Hambourg, le maréchal Davout, sorti de la place avec 30 mille hommes, dont 10 mille Danois, s'était avancé dans la direction de Schwerin, forçant le corps anglo-allemand qu'il avait devant lui à se replier, et prêt à lui passer sur le corps s'il apprenait un succès du maréchal Oudinot dans les environs de Berlin. Mais, dans le doute, il était obligé à beaucoup de circonspection, et se conduisait de manière à n'avoir pas d'échec, surtout pas de désastre.

Fautes diverses qui avaient empêché le succès du mouvement sur Berlin. Dès que le corps principal, celui du maréchal Oudinot, n'avait pu pénétrer jusqu'à Berlin, la réunion de plus de cent mille hommes dans cette capitale, que Napoléon avait espérée, n'était plus qu'un rêve. Sans doute il y avait eu quelques fautes commises: le maréchal Oudinot n'avait pas tenu ses corps assez réunis; ses lieutenants n'avaient pas eu le goût de marcher ensemble, et il avait eu le tort de trop se prêter à ce goût. Certainement il y avait ces fautes à relever dans l'exécution du mouvement sur Berlin; mais le tort essentiel (il est à peine nécessaire de le dire) était à Napoléon, qui avait trop méprisé ce qu'il appelait le ramassis de Bernadotte, qui lui avait opposé à son tour un vrai ramassis, où pour une moitié de Français prêts à bien combattre, il y avait une moitié d'Allemands et d'Italiens prêts à se débander, qui avait trop compté enfin sur la jonction à Berlin de corps partant de points aussi éloignés que Wittenberg, Magdebourg et Hambourg. Évidemment le mieux eût été de ne pas hasarder Oudinot sur Berlin, ce qui eût permis de ne pas tenir Macdonald sur le Bober, et ici comme toujours l'exagération des desseins politiques chez Napoléon avait rendu caducs les plans du général, réflexion qui devient oiseuse à force d'être répétée, mais que nous répétons malgré nous, parce que ce triste sujet la fait naître sans cesse, et que seule d'ailleurs elle explique les erreurs d'un aussi grand capitaine.

Ce sont ces divers mécomptes qui avaient ramené Napoléon de Pirna à Dresde, et occasionné l'isolement de Vandamme. C'étaient ces graves mécomptes, et non point une maladie inventée par les flatteurs, qui avaient surpris Napoléon au lendemain de ses victoires du 26 et du 27 août, et qui, arrivant coup sur coup à sa connaissance, l'avaient ramené de Pirna à Dresde, et l'y avaient retenu les 29 et 30 août, tandis que Vandamme restait sans appui à Kulm. Ces mécomptes étaient d'une haute importance, car au lieu de Macdonald laissé victorieux en Silésie et poursuivant Blucher, avoir sur les bras Blucher victorieux et Macdonald en déroute; au lieu de cent mille hommes entrés dans Berlin, avoir Oudinot replié sur Wittenberg et privé de plus de dix mille hommes, Girard repoussé dans Magdebourg avec perte d'un millier de soldats, Davout enfin condamné à tâtonner avec trente mille au milieu des marécages du Mecklembourg, était une situation bien différente de celle que Napoléon avait espérée, en voulant de l'Elbe étendre son bras jusqu'à la Vistule. Vaste et grande combinaison imaginée par Napoléon pour réparer les échecs essuyés par Macdonald et Oudinot. Le 30, ignorant encore le désastre de Vandamme, qu'il ne sut que le lendemain matin, il avait conçu après de profondes méditations un plan nouveau des plus vastes, des plus fortement combinés, car les revers de ses lieutenants étaient bien loin jusqu'ici d'avoir déconcerté son génie et ébranlé sa confiance dans la fortune. Plus d'une fois il avait songé à courir sur Prague, à frapper l'Autriche dans une de ses capitales, et à briser en quelque sorte la coalition sur la tête de l'armée principale où résidaient les trois souverains alliés. Si en effet après la bataille de Dresde il eût suivi à outrance l'armée de Bohême, déjà si profondément atteinte, il est probable qu'il eût dissous la coalition, et sans les nouvelles venues de Silésie et de Berlin, il est certain qu'il l'eût fait. Le plus spirituel de ses lieutenants, dont il n'aimait pas l'esprit frondeur, dont il suspectait quelquefois la justesse de vues, mais dont il appréciait les rares talents, le maréchal Saint-Cyr, l'y conviait sans relâche. Mais il y avait des objections graves à ce plan. D'abord il fallait passer les montagnes de Bohême, livrer bataille au delà, avec le danger auquel venait d'échapper par miracle la grande armée des coalisés, celui de n'avoir, si on était battu, que d'affreux défilés pour retraite. Il fallait ensuite aller prendre Prague, dont les défenses relevées à la hâte pouvaient opposer une résistance imprévue. Enfin, si même on triomphait de cet obstacle, on aurait allongé sa ligne, déjà trop longue, de toute la distance qu'il y a de Dresde à Prague, distance fort aggravée par les lieux et par les montagnes. Napoléon se serait trouvé ainsi plus loin de son armée de Silésie, plus loin de celle du bas Elbe, et hors d'état de les secourir si elles éprouvaient des revers. Ces objections l'avaient toujours fort détourné du projet de se porter en Bohême, et il n'y avait songé qu'un instant, lorsque étant à Zittau, il avait espéré tomber à l'improviste au milieu des corps qui allaient former l'armée du prince de Schwarzenberg. Mais Macdonald étant vaincu, Oudinot étant ramené de Berlin sur Wittenberg, s'éloigner d'eux en ce moment était chose inadmissible; aussi Napoléon en apprenant leurs revers ne songea-t-il qu'à s'en rapprocher, et tout à coup, avec cette inépuisable fécondité qui était un des attributs de son riche génie, il imagina de faire non plus de Dresde mais de Berlin, le nouveau centre de ses opérations.

Napoléon songe à laisser Murat à Dresde avec cent mille hommes, et à se porter avec quarante mille au secours d'Oudinot, à le conduire dans Berlin, puis à revenir se jeter dans le flanc de Blucher, si ce dernier a osé marcher sur Dresde. Il fallait battre Blucher, qui n'avait reçu les 22 et 23 août qu'un premier choc sans suite; il fallait battre Bernadotte, qui loin d'essuyer des échecs avait eu des avantages, dont il serait aussi utile que satisfaisant de rabaisser l'orgueil, de punir la trahison, de détruire la fausse renommée. C'étaient là de graves motifs de tourner nos coups de ce côté. En se dirigeant sur Berlin avec sa garde, avec une moitié de la réserve de cavalerie, c'est-à-dire avec quarante mille hommes, Napoléon recueillait en route Oudinot, accablait Bernadotte, entrait dans Berlin, y appelait la division Girard, le corps de Davout, y reformait cette concentration de cent mille hommes sur laquelle il avait tant compté, la dirigeait sur Stettin, Custrin, où nos garnisons avaient besoin d'être ravitaillées, donnait courage à celles de la Vistule, pouvait ensuite retourner de sa personne à Luckau entre Berlin et Dresde, prêt à tomber dans le flanc de Blucher, si ce dernier avait osé se porter sur l'Elbe.

Six à sept marches séparaient Napoléon de Berlin: il fallait donc dix-huit ou vingt jours au plus entre aller et revenir, et il avait fait les dispositions suivantes pour couvrir Dresde en son absence. Il voulait y laisser Vandamme avec le 1er corps (car le 30 au matin, moment de ses projets, Napoléon ignorait le désastre de Kulm), outre Vandamme, Saint-Cyr, Victor, Marmont avec une portion de la réserve de cavalerie. Il se proposait de mettre ces forces, constituant une armée de cent mille hommes, sous Murat, et il comptait que celui-ci, appuyé sur Dresde, adossé à Macdonald, qui devait dans ce plan être ramené jusqu'à Bautzen, serait en mesure de résister à un retour de l'armée de Bohême, retour que le désastre récemment essuyé par celle-ci rendait peu probable avant quinze jours. Napoléon espérait avoir ainsi le temps de revenir après avoir frappé à Berlin un coup décisif, et à son approche tout nouveau projet contre Dresde devait s'évanouir. Blucher certainement en apprenant la bataille de Dresde, et sachant Napoléon sur son flanc (car il y serait sur la route de Berlin), n'oserait pas dépasser Bautzen. En tout cas, Macdonald se rapprochant de l'Elbe, et venant se mettre dos à dos avec Murat, aucun d'eux n'aurait de danger sérieux à craindre.

Dans la supposition du plan qui précède, Napoléon se serait établi de sa personne et avec sa réserve à Luckau, entre Berlin et Dresde, et aurait ainsi transporté la guerre au nord de l'Allemagne. L'expédition de Berlin terminée, le projet de Napoléon était de s'établir à Luckau, entre Berlin et Dresde, d'y attirer le corps de Marmont et toute la réserve de cavalerie, de laisser à Dresde et dans le camp de Pirna 60 mille hommes, d'en laisser 60 mille à Bautzen, tandis qu'avec 60 mille autres il serait prêt à courir ou à Berlin, ou à Bautzen, ou à Dresde, suivant le besoin, ce qu'il pouvait faire en trois jours d'une marche rapide. Dans cette position il était certain de suffire à tout, car placé à trois marches de Berlin, il serait de plus dans le flanc de Blucher, et assez près de Dresde pour y arriver à temps si l'armée de Bohême s'y présentait. Il est même probable qu'en suivant ce plan il aurait réussi à transporter la guerre au nord de l'Allemagne, car le rassemblement du nord étant dissous et Bernadotte puni, les Prussiens voudraient regagner leur pays pour le défendre, les Prussiens y attireraient les Russes, on ferait ainsi supporter aux plus hostiles des Allemands les horreurs de la guerre, et en découvrant un peu le haut Elbe, on couvrirait tout à fait le bas Elbe, c'est-à-dire Hambourg, où existait la plus belle des lignes de communication, celle de Hambourg à Wesel. Restait, il est vrai, dans ce cas, la chance de voir les Autrichiens se porter sur le haut Rhin, chance peu vraisemblable, car ils n'oseraient s'avancer si loin, Napoléon pouvant fondre sur leurs derrières. De plus Napoléon serait autorisé à se prévaloir auprès d'eux des soins qu'il mettrait à éloigner la guerre de leur territoire, et il pourrait en tirer une nouvelle occasion de négociations, ce qui n'était pas impossible, les Autrichiens étant de tous ses ennemis les moins engagés, les moins implacables, les seuls disposés à traiter raisonnablement.

La nouvelle du désastre de Kulm arrête l'élan des pensées de Napoléon. Tel était son plan le 30 au matin, plan déjà écrit et accompagné d'ordres tout rédigés[17], lorsque la nouvelle de l'événement de Kulm vint bouleverser ses vastes conceptions. Il fut cruellement affligé en apprenant le désastre de Vandamme; c'étaient avec la Katzbach et Gross-Beeren trois échecs graves, qui égalaient en importance les succès obtenus autour de Dresde, et les surpassaient même, car le prestige de la victoire avait passé du côté des coalisés, et il ne restait du côté de Napoléon que le prestige toujours éclatant de son ancienne gloire. Pour la première fois il pensa qu'il avait peut-être trop présumé de ses forces, en refusant les conditions qu'on lui avait offertes à Prague, et il apprécia mieux l'inconvénient de la jeunesse chez ses soldats, de la contagion des sentiments germaniques chez ses alliés, du découragement chez ses lieutenants; peut-être alla-t-il jusqu'à regretter d'avoir ou disgracié, ou décrié lui-même, ou prodigué au feu des généraux en chef tels que Masséna, Davout et Lannes! Sans doute il avait encore de braves gens, des héros tels que Ney, Oudinot, Macdonald, Victor, Murat, mais ils étaient peu habitués au commandement en chef; il ne les y essayait que dans un moment peu propre à les encourager, dans un moment où les passions de l'Europe, la fortune, le vent du succès, tout enfin était tourné contre nous.

Napoléon conçoit un nouveau plan fondé sur le dernier état des choses. Il fut pendant plus d'un jour atterré pour ainsi dire sous ces coups redoublés; mais son esprit toujours inépuisable n'en fut point frappé de stérilité; son énergie, son imagination, ses illusions même, tout se ranima le lendemain, et il forma un nouveau projet, qui moins vaste que le précédent, était cependant tout aussi fortement conçu. D'abord il voulut donner un autre chef aux trois corps destinés à marcher sur Berlin, et il choisit le maréchal Ney, qui n'avait pas de supérieur en bravoure sur le champ de bataille, mais qui n'avait jamais dirigé de grandes armées. Il place sous le commandement du maréchal Ney les trois corps confiés d'abord au maréchal Oudinot. Napoléon fit ce choix, parce que l'âme intrépide et confiante de Ney n'avait pas reçu encore l'atteinte du découragement, déjà si visible chez nos autres généraux. Il l'envoya à Wittenberg en lui adressant les paroles les plus encourageantes, et les instructions les plus précises. Voici à quel plan général correspondaient ces instructions.

Il porte Ney à Baruth, à deux journées de Berlin, et songe à se placer lui-même avec sa réserve à Hoyerswerda, entre Baruth et Dresde, avec l'intention ou de pousser Ney sur Berlin, ou de se jeter dans le flanc de Blucher, si celui-ci est devenu trop pressant. Napoléon lui prescrivit après avoir réuni et ranimé les 7e, 4e et 12e corps (le maréchal Oudinot devait garder le commandement direct de ce dernier), de se rendre à Baruth, à deux journées de Berlin, et d'y attendre les ordres du quartier général. Quant à lui personnellement, il résolut de se rendre à Hoyerswerda, distant de trois journées de Baruth, et de deux journées de Dresde, avec la garde, la plus grande partie de la réserve de cavalerie, et le corps de Marmont. Posté là en Lusace, entre Berlin et Gorlitz, il pouvait à volonté, ou se porter à gauche sur Berlin, et aider Ney à pénétrer dans cette ville, ce qui revenait à son vaste plan du 30 au matin, ou se jeter à droite dans le flanc de Blucher et l'accabler, si ce dernier, continuant à presser Macdonald, devenait inquiétant pour Dresde. Il était impossible assurément d'imaginer une combinaison plus savante et plus appropriée aux circonstances, car Napoléon était certain en joignant l'un de ses deux lieutenants, celui qui faisait face à Bernadotte, ou celui qui faisait face à Blucher, de rendre l'un ou l'autre victorieux. Seulement il ne se plaçait cette fois qu'à deux petites journées de Dresde, dans le doute où il était sur les dispositions de l'armée de Bohême. Si elle avançait de nouveau, remise de la défaite de Dresde par le succès de Kulm, il revenait tout de suite lui porter un second coup comme celui du 27 août. Si c'était Blucher qui se montrait audacieux, il tombait d'Hoyerswerda dans son flanc, et le renvoyait pour longtemps sur l'Oder. Et enfin si aucune des armées de Silésie et de Bohême ne se montrait entreprenante, il pouvait d'Hoyerswerda pousser Ney sur Berlin, sans même l'y suivre. Il suffisait en effet qu'il l'appuyât jusqu'à Baruth, car l'impétueux Ney, se sentant une pareille arrière-garde, était bien capable de se ruer sur Bernadotte, de lui passer sur le corps, et d'entrer à Berlin. Une fois ce grand acte accompli, Napoléon était libre de retourner à Hoyerswerda, d'où il menacerait Blucher ou Schwarzenberg, celui des deux en un mot qui essayerait quelque chose. Tout était non-seulement profond, mais vrai, juste, dans ces combinaisons, et il n'y en avait pas une qui dix ans auparavant n'eût réussi d'une manière éclatante, quand nos soldats étaient à l'épreuve des dures alternatives de la guerre, quand nos généraux étaient pleins de confiance, quand Napoléon ne doutait pas plus des autres que de lui, quand ses ennemis, moins résolus à vaincre ou à mourir, n'étaient pas décidés à persévérer même au milieu des plus grandes défaites! Mais aujourd'hui, dans l'état moral de nos ennemis et de nous-mêmes, tout était incertain, même avec des soldats et des généraux restés héroïques[18].

Précautions prises pour couvrir Dresde pendant que Napoléon en sera éloigné. Après avoir donné les ordres convenables, Napoléon fit les plus habiles dispositions pour qu'en son absence Dresde ne demeurât pas découvert. D'abord il réorganisa le corps de Vandamme, dont il était déjà rentré de nombreux débris. Outre la 42e division, restituée au maréchal Saint-Cyr, laquelle avait assez peu souffert, quinze mille hommes environ de toutes armes, et appartenant au 1er corps, étaient revenus, ou isolément ou en troupe. Réorganisation du corps de Vandamme. Tout ce qui était Français avait rejoint le drapeau, sauf les hommes hors de combat ou pris par l'ennemi. On avait perdu le matériel d'artillerie et malheureusement quelques-uns des officiers les plus distingués. On ne savait pas ce qu'étaient devenus Haxo et Vandamme: on allait jusqu'à les croire morts l'un et l'autre. Le secrétaire du général Vandamme ayant reparu, Napoléon fit saisir les papiers du général pour en extraire sa correspondance militaire, et enlever la preuve des ordres envoyés à cet infortuné. Napoléon eut même la faiblesse de nier l'ordre donné de s'avancer sur Tœplitz, et sans toutefois accabler Vandamme, en le plaignant au contraire, il écrivit à tous les chefs de corps que ce général avait reçu pour instruction de s'arrêter sur les hauteurs de Kulm, mais qu'entraîné par trop d'ardeur, il s'était engagé en plaine, et s'était perdu par excès de zèle. Le récit authentique que nous avons présenté prouve la fausseté de ces assertions, imaginées pour conserver à Napoléon une autorité sur les esprits, dont il avait en ce moment besoin plus que jamais.

Commandement de ce corps confié au comte de Lobau. Son premier soin fut de chercher pour ce corps si maltraité un chef aussi brave que Vandamme, mais plus circonspect. Il choisit l'illustre comte de Lobau, qui à une rare énergie joignait un remarquable discernement militaire et un grand savoir-faire, cachés sous des formes rudes et martiales. Le comte de Lobau possédait en effet et méritait l'entière confiance de Napoléon, qui l'avait toujours auprès de lui, soit pour les coups de vigueur, soit pour les missions qui exigeaient du jugement, de l'exactitude, de la franchise. Ce soldat intrépide et spirituel si connu des hommes de notre génération, joignant à une taille de grenadier, à une figure de dogue, la plus profonde finesse, se tirait de toutes les missions que lui confiait Napoléon sans le tromper et sans lui déplaire, s'arrangeant pour dire la vérité sans compromettre ni lui ni les autres. À son extrême adresse, à sa rare bravoure, il réunissait le talent et le goût de l'organisation des troupes, dans laquelle il excellait. On ne pouvait pas mieux choisir pour rendre au 1er corps l'esprit militaire qu'il avait dû perdre dans le désastre de Kulm. Napoléon distribua ce corps en trois divisions de dix bataillons chacune, lui restitua la moitié de la division Teste qu'on en avait momentanément détournée, lui ôta la brigade de Reuss qu'on lui avait aussi momentanément prêtée, et soit avec les soldats rentrés, soit avec quelques bataillons de marche venus de Mayence, lui procura encore un effectif d'environ 18 mille hommes. Il puisa dans les arsenaux de Dresde, où un immense matériel avait été amené par ses soins, de quoi remplacer les fusils perdus et les soixante-douze bouches à feu abandonnées sur le champ de bataille de Kulm. Il fournit des souliers, des vêtements à ceux qui en manquaient, et n'oublia rien pour remettre le moral des hommes, soit par des encouragements, soit par des revues, soit par ces petites satisfactions matérielles qui composent le bonheur du soldat. Le comte de Lobau fut chargé d'opérer cette résurrection en quelques jours, Napoléon entendant se servir du 1er corps pour la défense de Dresde pendant sa prochaine absence.

Sept. 1813. Distribution des forces laissées à Dresde, et nouveaux travaux de défense ordonnés autour de cette capitale, de manière à en rendre la possession tout à fait certaine. Quant à la conservation de Dresde, il y pourvut de la manière suivante. Au lieu d'y laisser le 14e corps seul, comme lorsqu'il avait marché sur la Silésie, il laissa le 14e (maréchal Saint-Cyr) au camp de Pirna, le 2e (maréchal Victor) à Freyberg, et le 1er enfin (comte de Lobau) dans l'intérieur même de Dresde, où celui-ci aurait plus de facilité pour se réorganiser. Le 14e corps, qui en recouvrant la 42e division en avait dès lors quatre, dut garder Kœnigstein et Lilienstein, le pont de l'Elbe jeté entre ces deux forts, le camp de Pirna, le défilé de Péterswalde, et les débouchés secondaires de la Bohême qui venaient tomber sur la droite de la chaussée de Péterswalde. Le maréchal Victor à Freyberg veillait à la fois sur la grande chaussée de Freyberg, et sur le chemin de Tœplitz par Altenberg. La cavalerie de Pajol galopait entre deux pour exercer une active surveillance. En cas de nouvelle apparition de l'armée de Bohême, ces deux corps avaient ordre d'opposer une résistance modérée, suffisante seulement pour retarder sans se compromettre la marche de l'ennemi, et de se replier sur Dresde en y donnant l'éveil. Ils devaient venir se placer, Saint-Cyr sur la gauche du camp retranché où il avait déjà combattu vaillamment le 26 août, Victor sur la droite où il avait décidé le gain de la bataille du 27. Attaqués sérieusement, ils avaient ordre de rentrer derrière les redoutes, qui avaient été portées de cinq à huit, et beaucoup mieux armées. Précautions de détail admirablement conçues. Napoléon pendant l'attaque de Dresde ayant remarqué plusieurs défectuosités dans leur établissement, avait nommé un commandant spécial pour chacune d'elles, augmenté leur artillerie, préparé des artilleurs de rechange pour les servir, défendu de laisser dans aucune des caissons de munitions, et fait construire avec des sacs à terre des espèces de réduits pour tenir lieu de magasins à poudre pendant le combat. Il avait distribué leur armement en artillerie de position nécessairement immobile, et en artillerie attelée qu'on porterait de la rive droite à la rive gauche de l'Elbe, selon qu'on serait attaqué par l'une ou par l'autre. Il avait soigneusement recommandé qu'on tînt des troupes en réserve derrière chaque redoute, pour reprendre à l'instant celle qui serait enlevée, et enfin il avait décidé que le 1er corps, sous le comte de Lobau, serait placé tout entier en réserve derrière les corps de Saint-Cyr et de Victor, pour déboucher au dernier moment, ainsi qu'avait fait la garde le 26 août, sur l'ennemi qui se croirait victorieux. C'était, comme on le voit, une répétition fort améliorée de la journée du 26, et qui promettait le même succès, car les trois corps de Saint-Cyr, Victor et Lobau réunissaient près de 60 mille hommes, c'est-à-dire plus que Napoléon n'en avait eu pour résister le 26 aux 200 mille de l'armée de Bohême. Ajoutant cette circonstance qu'au lieu d'être à quatre ou cinq journées, comme il était lors de la première apparition de l'ennemi, il ne serait plus qu'à deux en se plaçant à Hoyerswerda, Napoléon s'éloignait sans inquiétude pour la conservation de Dresde, si l'armée de Bohême renouvelait sa récente manœuvre, en opérant par la rive gauche de l'Elbe. Si au contraire, changeant de marche, elle attaquait par la rive droite, Poniatowski, Macdonald, Napoléon lui-même se rabattant sur elle, seraient en mesure de l'accabler. Toutes ses mesures arrêtées, Napoléon dirige sur Kœnigsbruck une partie de l'infanterie et de la cavalerie de la garde. Ces dispositions si savantes une fois ordonnées, il expédia le 2 septembre la cavalerie de la garde sous Nansouty, avec deux divisions d'infanterie de la jeune garde sous Curial, et les porta sur Kœnigsbruck, à gauche de la route de Bautzen, dans la direction de Hoyerswerda. (Voir la carte no 58.) Il comptait le 3 faire partir la vieille garde de Dresde, et le reste de la jeune garde de Pirna, toujours dans la même direction. Le 4 il avait le projet de partir lui-même pour se rendre de sa personne à Hoyerswerda. M. de Bassano devait rester à Dresde, informé de tout, même des mouvements militaires qu'il comprenait suffisamment bien, afin qu'avec cette activité dévouée qui rachetait chez lui une soumission trop aveugle, il pût transmettre à chacun et toujours à temps l'avis de ce qui l'intéressait.

Le 3 septembre au matin, Napoléon reçoit la nouvelle que le maréchal Macdonald, vivement pressé par Blucher, est à Bautzen dans un véritable danger. Le 3 septembre au matin, Napoléon était occupé à donner ses ordres, lorsqu'il reçut de Bautzen des dépêches pressées du maréchal Macdonald. Ce maréchal était, suivant l'expression de Napoléon, tout à fait décontenancé par la marche véhémente de Blucher sur lui. Blucher, qui n'était pas homme à s'arrêter dans un succès, s'était hâté, dès que les eaux avaient un peu baissé, de se porter en avant, pour tirer les plus grandes conséquences possibles de l'événement si heureux pour lui de la Katzbach. Plaçant son infanterie partie vers les montagnes, partie sur la grande route de Breslau à Dresde, lançant son immense cavalerie dans les plaines humides qu'arrosent successivement le Bober, la Preiss, la Neisse, la Sprée, il avait en débordant constamment le flanc gauche du maréchal Macdonald, obligé celui-ci à rétrograder de Lowenberg sur Lobau, de Lobau sur Gorlitz. Il disposait de 80 mille hommes contre Macdonald, qui n'en avait pas conservé 50 mille armés, et qui n'avait pu s'en procurer 60 mille en état de combattre, qu'en retirant Poniatowski du débouché de Zittau. Le maréchal Macdonald, malgré son intrépidité connue, craignait que le découragement chez ses soldats, l'aigreur de la défaite chez ses généraux, l'impulsion rétrograde chez tous, n'entraînât de nouveaux malheurs. Il demandait des secours à grands cris. Il se pouvait, à l'entendre, que sous vingt-quatre heures il fût ramené de Gorlitz sur Bautzen, peut-être sur Dresde.

Napoléon renonce momentanément à sa dernière combinaison pour se porter sur Bautzen. Napoléon, qui ne mettait pas beaucoup de temps à prendre son parti, jugea que ce n'était pas le moment de se porter sur Hoyerswerda, c'est-à-dire à gauche de la grande route de Silésie et dans le flanc de Blucher, car Macdonald était trop vivement pressé pour perdre une heure à manœuvrer. Secourir ce dernier directement, par la voie la plus courte, était la seule manœuvre adaptée aux circonstances. Napoléon comptait le joindre à Bautzen, le ranimer, le reporter en avant, et culbuter Blucher au delà de la Neisse, de la Queiss et des rivières qu'il avait dépassées. Napoléon cherchant surtout une bataille contre ceux de ses ennemis qui oseraient rester à portée de son bras, espérait la trouver dans cette nouvelle rencontre avec Blucher, et il se figurait que celui-ci, lancé comme il l'était, ne pourrait pas s'arrêter assez vite pour nous échapper encore une fois.

Il redresse la marche des divisions de la garde acheminées sur Hoyerswerda et les rabat sur Bautzen. Sa résolution étant ainsi prise, il fit redresser le mouvement imprimé la veille aux deux divisions de la jeune garde et à la cavalerie qui les suivait. Il les avait dirigées sur Kœnigsbruck, il les ramena de Kœnigsbruck sur Bautzen par Camenz. (Voir la carte no 58.) Il fit partir tout de suite la vieille garde de Dresde pour Bischofswerda, et pour Stolpen le reste de la jeune garde qui sous Mortier attendait ses ordres à Pirna. Le même mouvement direct sur Bautzen fut prescrit à la cavalerie de réserve de Latour-Maubourg, et à l'infanterie du maréchal Marmont. Mises en route le matin du 3, les troupes devaient être le soir à Bischofswerda, le lendemain 4 à Bautzen. Il s'applique à cacher son départ de Dresde pour ne pas donner l'éveil à Blucher. Napoléon se disposa lui-même à quitter Dresde dans la nuit du 3 au 4, employant selon son usage la journée entière à expédier ses ordres, et se réservant pour dormir le temps qu'il passerait en voiture. Il fit prévenir Macdonald du mouvement considérable qui s'opérait vers Bautzen, lui recommanda le secret, afin que Blucher non prévenu donnât en plein dans le gros de l'armée française. Il défendit à Dresde qu'on laissât passer par les ponts même un seul paysan, espérant empêcher ainsi que la nouvelle du départ de la garde ne parvînt à Blucher, et enfin il manda au maréchal Ney que se détournant un moment d'Hoyerswerda, il serait de retour dans cette direction sous trois ou quatre jours, et qu'il lui assignait toujours Baruth comme point de réunion, d'où l'on partirait ultérieurement pour Berlin.

Départ de Dresde le 3 au soir. Le 3 septembre au soir Napoléon quitta Dresde, s'arrêta quelques heures à Harta, et arriva le lendemain matin à Bautzen. Arrivée à Bautzen le 4 au matin. Il s'était fait précéder par 70 fourgons, portant des munitions, des fusils, des souliers, afin de rendre aux soldats du maréchal Macdonald une partie de ce qu'ils avaient perdu. Bon accueil au maréchal Macdonald. Il traita bien le maréchal Macdonald, sans s'appesantir sur les fautes qui avaient pu être commises à la Katzbach, tenant grand compte à tout le monde des circonstances difficiles où l'on se trouvait, et sachant qu'en pareille situation il fallait remonter les cœurs en les encourageant, au lieu de les abattre en les chagrinant par des reproches. D'ailleurs le maréchal Macdonald inspirait tant d'estime, que le reproche eût expiré sur la bouche, si par hasard on eût été tenté de lui en adresser. Loin de se montrer Napoléon se cacha, voulant attendre pour se laisser voir que la cavalerie de la garde et de Latour-Maubourg fût arrivée, et qu'on pût fondre sur Blucher avec des forces suffisantes.

Blucher informé par de secrets avis de l'approche de Napoléon, s'arrête tout à coup. Malheureusement au milieu de ces populations germaniques où nous ne comptions plus que des ennemis, même parmi celles que notre présence forçait à rester alliées, il n'y avait de secret possible qu'au profit de nos adversaires. Plusieurs avis envoyés de Dresde, soit pour l'armée de Silésie, soit pour l'armée de Bohême, avaient déjà fait savoir, non pas les desseins de Napoléon, que lui seul et ses principaux lieutenants connaissaient, mais les mouvements de la garde commencés dès le 2 au matin. Cette indication suffisait pour qu'on devinât que Blucher allait devenir le but des coups de Napoléon. Aussi le général prussien, tout fougueux qu'il était, fidèle au plan de se dérober aussitôt que Napoléon apparaîtrait, se préparait à rétrograder, et, s'il n'avait pas déjà battu en retraite, s'avançait cependant d'une manière moins vive. Parvenu à Gorlitz, il avait poussé ses avant-gardes sur Bautzen, mais avait arrêté son corps de bataille à Gorlitz même, et de sa personne était venu se placer sur une hauteur qu'on appelle le Lands-Krone, et d'où l'on aperçoit toute la contrée de Gorlitz à Bautzen.

Murat lancé avec toute la cavalerie à la poursuite de Blucher. Le 4 septembre, vers le milieu du jour, Latour-Maubourg et Nansouty étant arrivés, Murat s'était mis à la tête de leurs escadrons, et avait fondu au galop sur les avant-gardes de Blucher rencontrées vers la chute du jour aux environs de Weissenberg. D'immenses tourbillons de poussière avaient annoncé son approche, et sur-le-champ à cette vive impulsion Blucher avait reconnu la présence du maître, sous les yeux duquel on ne rétrogradait jamais. Ses avant-gardes vigoureusement assaillies furent ramenées en arrière, en perdant quelques centaines d'hommes. La nuit suspendit la poursuite. Blucher prit immédiatement la résolution de repasser la Neisse le lendemain, et de ne laisser à Gorlitz qu'une arrière-garde, laquelle occuperait la ville située de notre côté, pendant qu'on préparerait tout pour détruire les ponts.

Le lendemain 5, on poursuit Blucher, et on le rejette au delà de la Neisse. Le lendemain matin 5 Napoléon à la tête de ses avant-gardes se porta en avant de Reichenbach, pour voir s'il pourrait enfin saisir les Prussiens de manière à leur ôter le goût de revenir si vite après son départ. Mais au premier coup d'œil il eut le déplaisir de reconnaître que Blucher allait encore, comme les 22 et 23 août, se soustraire à notre approche. Entrée des Français dans Gorlitz. Il fit en effet marcher en avant, et sa seule satisfaction en pénétrant à Gorlitz fut de prendre ou tuer un millier d'ennemis. Après avoir traversé la ville au pas de course, on trouva les ponts de la Neisse coupés, et l'arrière-garde prussienne achevant de détruire celui dont elle s'était servie pour se dérober à nos coups.

Napoléon renonce à poursuivre Blucher, dans l'impossibilité où il se trouve de le serrer d'assez près. Dès ce moment il fut évident pour Napoléon que tout ce qu'il gagnerait à poursuivre plus longtemps les alliés, ce serait de fatiguer inutilement ses troupes, et de mettre une plus grande distance entre lui et Dresde. Il résolut donc de s'arrêter à Gorlitz, d'y passer deux ou trois jours pour y rétablir les ponts, y faire reposer ses soldats, et y ranimer par sa présence le corps de Macdonald dont le moral était fort ébranlé.

Le 5 septembre au soir Napoléon apprend une nouvelle apparition de l'armée de Bohême sur la route de Péterswalde. Mais le soir même du 5, des dépêches arrivées de Dresde dans la journée, vinrent encore changer sa détermination, et l'obliger à ne pas même passer à Gorlitz les deux ou trois jours qu'il aurait voulu y demeurer. On lui annonçait en effet une nouvelle apparition de l'armée de Bohême sur la route de Péterswalde, c'est-à-dire sur les derrières de Dresde, exactement comme à l'époque récente des batailles des 26 et 27 août. C'était encore l'officier d'ordonnance Gourgaud qui était l'organe des craintes du maréchal Saint-Cyr, et le narrateur trop animé de ce qui avait lieu à Dresde. Était-ce une descente véritable de l'armée de Bohême, voulant essayer une seconde attaque sur Dresde, malgré le rude accueil qu'avait reçu la première? ou bien n'était-ce pas plutôt une vaine démonstration de sa part, et n'était-il pas vraisemblable qu'instruite à temps du mouvement de Napoléon sur Bautzen, elle voulait le rappeler à Dresde, se jouer ainsi de la promptitude de ses déterminations, de l'agilité de ses soldats, fatiguer lui et eux, les épuiser en mouvements infructueux tantôt contre une armée, tantôt contre l'autre, en ne leur accordant jamais l'avantage d'approcher assez près d'aucune d'elles pour l'atteindre et la battre? Suppositions qui naissent de cette nouvelle apparition. Cette dernière supposition était la plus vraisemblable, et si Napoléon avait eu la chance de joindre Blucher, il ne se serait pas détourné de cet ennemi pour courir au prince de Schwarzenberg, avec certitude de ne pas le rejoindre. Malheureusement Napoléon ne faisait aucun sacrifice en s'arrêtant, puisque Blucher, aussi prompt à marcher en arrière qu'en avant, était déjà hors de portée, et il était naturel que, n'ayant rien de bien utile à faire à Gorlitz, il revînt là où un symptôme de danger, quelque léger que fût ce symptôme, ou une espérance de bataille, quelque douteuse que fût cette espérance, se présentait en ce moment. N'ayant rien d'utile à faire à Gorlitz depuis la retraite de Blucher, Napoléon revient à Dresde pour parer au nouveau danger qui menace cette capitale. Il ordonna donc à sa garde de ne pas aller plus loin et de se reposer, pour être prête à exécuter ses ordres le lendemain, et il retourna lui-même de Gorlitz à Bautzen pour se rapprocher des nouvelles, et apprécier plus sûrement la valeur des renseignements qu'on lui envoyait du camp de Pirna. Ne perdant pas un instant, il voyagea toute la soirée et la nuit, et fut rendu à Bautzen le 6 à deux heures du matin. Certes, on ne pouvait pas déployer plus d'activité et moins regarder à la fatigue, car, sorti de Dresde le 3 septembre au soir, arrivé le 4 au matin à Bautzen, ayant couru le 4 même jusqu'à Weissenberg, le 5 jusqu'à Gorlitz, il revenait dans la nuit du 5 au 6 à Bautzen. Par malheur ses troupes allant à pied ne pouvaient suivre que de très-loin la rapidité de ses mouvements.

Napoléon trouva en effet à Bautzen les détails mandés par M. de Bassano au nom du maréchal Saint-Cyr, et d'après lesquels il paraissait que la grande armée de Bohême avait débouché brusquement de Péterswalde, la droite sur Pirna, le centre sur Gieshübel, la gauche sur Borna, avec toute l'apparence d'une résolution sérieuse, et une telle vigueur d'attaque, que le maréchal Saint-Cyr avait cru devoir, en se retirant avec ordre, replier néanmoins ses quatre divisions. Malgré la vivacité des démonstrations de l'armée de Bohême, Napoléon ne se laissant pas abuser, ne ramène à Dresde qu'une partie de sa réserve, afin de pouvoir revenir à son projet sur Hoyerswerda. En présence de tels avis, surtout rien d'utile ne le retenant à Bautzen, Napoléon répondit qu'il allait partir immédiatement, de manière à être le soir même du 6 à Dresde, et qu'il se ferait suivre par toute sa garde. Cependant n'étant pas facile à tromper, et ne prenant pas encore comme très-sérieuse cette nouvelle démonstration, il donna ses ordres en conséquence de ce qu'il pensait. Ayant toujours en vue son mouvement sur Hoyerswerda, d'où il pourrait à la fois soutenir Ney vers Berlin, et contenir Blucher vers Gorlitz, il ne ramena décidément vers Dresde que la garde seule, jeune et vieille, comptant près de 40 mille hommes de toutes armes. Il dirigea Marmont, qui était en marche pour le rejoindre, vers Camenz et Kœnigsbruck, d'où il serait aisé de le rappeler à Dresde ou de le pousser sur Hoyerswerda. Il lui adjoignit un fort détachement de cavalerie, pour donner la chasse aux Cosaques, et le lier avec Ney et Macdonald. Il recommanda au maréchal Macdonald, après avoir replacé Poniatowski au débouché de Zittau, de se bien établir lui-même à Bautzen, de réarmer ses soldats débandés, et de tâcher enfin avec un effectif qu'il pouvait reporter à 70 mille hommes s'il parvenait à ressaisir ses maraudeurs, de garder au moins la ligne de la Sprée. Il était permis d'espérer que n'étant plus à cinq journées de Dresde, mais à deux, Macdonald serait moins prompt à rétrograder, et Blucher à s'avancer. Le maréchal Macdonald avec une modestie qui l'honorait, supplia fort Napoléon de l'exonérer du commandement en chef, offrant de rester comme divisionnaire à la tête du 11e corps, et de s'y faire tuer, mais ne voulant plus d'une responsabilité trop lourde, et se plaignant peut-être avec l'injustice du malheur du peu de concours de ses lieutenants. Napoléon n'avait plus le choix, car les généraux disparaissaient comme les soldats, par suite de l'affreuse consommation qu'il faisait des uns et des autres. Il écouta Macdonald, le consola, le traita comme il aurait traité un général victorieux, et après l'avoir encouragé de son mieux, partit pour Dresde, où il arriva le 7 au matin. Napoléon revenu à Dresde le 7 au matin. M. de Bassano était venu à sa rencontre pour employer le loisir de la route à l'entretenir des affaires de l'Empire et des informations venues du quartier général du maréchal Saint-Cyr sous Pirna.

Mouvement des Russes et des Prussiens sur Dresde, et motifs de ce mouvement. Après avoir séjourné une heure ou deux à Dresde, il partit pour Pirna, et s'arrêta près de Mugeln, où se trouvaient les arrière-gardes du maréchal Saint-Cyr. Voici ce qui s'était passé de ce côté. Les Prussiens et les Russes, sans les Autrichiens, avaient débouché de Bohême par la grande route de Péterswalde, dont nous avons déjà fait connaître la configuration, avaient essayé d'enlever d'un côté le plateau de Pirna, de l'autre le plateau de Gieshübel, et avaient poussé devant eux les quatre divisions de Saint-Cyr qui occupaient ces diverses positions. Un autre corps, sous le comte Pahlen, débouchant par la route de Furstenwald qu'avait suivie Kleist lors des événements de Kulm, était venu vers Borna, là où les montagnes moins abruptes commencent à se changer en plaine. Une immense cavalerie lancée dans cette direction avait fort inquiété celle de Pajol, et sans la vigueur de ce dernier, sans son savoir-faire, lui aurait causé de grands dommages.

Nouvelle retraite du maréchal Saint-Cyr sur Dresde. Saint-Cyr se voyant ainsi pressé avait replié du camp de Pirna sur Pirna même sa 42e division, laissant comme de coutume quelques bataillons dans la forteresse de Kœnigstein, avait ramené la 43e et la 44e de Gieshübel sur Zehist, et la 45e, qui soutenait Pajol, de Borna sur Dohna.

Napoléon à Pirna. Ses longs entretiens avec le maréchal Saint-Cyr sur les probabilités de cette situation. C'est dans cette position que Napoléon le trouva, point déconcerté, beaucoup moins alarmé surtout qu'il n'avait affecté de l'être, et tout prêt à reprendre l'offensive. Que signifiait cette nouvelle apparition de l'ennemi? Était-ce une continuation de la tactique au moyen de laquelle on semblait vouloir épuiser l'armée française, ou bien une attaque véritable? Il valait la peine de s'entretenir de cette question obscure avec un officier aussi intelligent que le maréchal Saint-Cyr. Napoléon le questionna sur ce sujet avec beaucoup de confiance et de cordialité. Quoiqu'il eût peu de goût pour son caractère, il appréciait fort ses lumières, et d'ailleurs dans la situation présente il avait besoin de ménager tout le monde, surtout les gens de guerre déjà bien fatigués. Opinion de Napoléon. Par toutes ces raisons il s'entretint longuement avec le maréchal Saint-Cyr, et ne parut pas convaincu que cette dernière attaque fût sérieuse, ni qu'elle fût autre chose qu'une des alternatives de ce va-et-vient perpétuel qui semblait constituer en ce moment toute la tactique des coalisés. Au surplus Napoléon ne demandait pas mieux, d'après ce qu'il dit, que de réparer au moyen d'une action décisive tout le tort que lui avaient causé les journées de Kulm, de la Katzbach et de Gross-Beeren, mais il doutait avec raison que les coalisés, après la leçon reçue à Dresde, songeassent à s'en attirer une seconde du même genre. Évidemment ils ne voudraient point se présenter encore une fois la tête à Dresde, la queue aux défilés de l'Erz-Gebirge, et quant à les aller chercher au delà, c'est-à-dire en Bohême, c'était un jeu trop hasardeux, et qui consistait à prendre pour soi la mauvaise position dont ils ne voulaient plus après l'avoir essayée. Sa prodigieuse sagacité. Il était plus vraisemblable que s'ils recommençaient une entreprise sur nos derrières, ce serait plus en arrière encore, c'est-à-dire par la grande route de Commotau sur Leipzig, et l'apparition de quelques coureurs dans cette direction, signalée depuis deux ou trois jours, portait déjà Napoléon à le penser, ce qui prouvait, comme on le verra bientôt, sa profonde sagacité. Du reste il répéta qu'il se réjouirait fort d'avoir encore une fois l'armée de Bohême sur les bras, entre Dresde et Péterswalde, mais qu'il n'osait s'en flatter, qu'il était venu pour cela, que ses réserves étaient en marche, qu'elles seraient le lendemain matin à Dresde, le lendemain soir à Mugeln, et qu'on agirait suivant les circonstances.

Avis du maréchal Saint-Cyr. Le maréchal Saint-Cyr parut être d'un autre avis. Il croyait, lui, à une attaque déterminée du prince de Schwarzenberg, à en juger par la vigueur avec laquelle les divisions du 14e corps avaient été poussées depuis deux jours, et il était étonné surtout de voir ce prince s'avancer si près de Dresde, si c'était pour une simple démonstration. Il soutenait, comme il l'avait déjà fait, que c'était vers la Bohême que Napoléon devait chercher à gagner une grande bataille, qu'elle serait là plus décisive à cause de la présence des souverains, dont il importait d'ébranler le courage; à quoi Napoléon répondait avec raison qu'il la trouverait bonne partout, meilleure sans doute contre les souverains réunis, mais qu'il ne dépendait pas de lui de l'avoir où il la désirait, et qu'il la livrerait là où la fortune voudrait bien la lui offrir.

Séparation des Autrichiens d'avec les Prussiens et les Russes. Le maréchal Saint-Cyr était encore fort préoccupé d'une idée, celle-ci très-juste quoique bien peu vraisemblable. C'est qu'en ce moment les Autrichiens s'étaient séparés des Prussiens et des Russes, car on ne voyait devant soi que de ces derniers, sans un seul détachement autrichien. Dans ce cas, au lieu de 140 ou 150 mille hommes, c'étaient tout au plus 80 ou 90 mille auxquels on aurait affaire, et l'occasion était belle pour se jeter sur les coalisés et les accabler. Il y avait là cependant une contradiction singulière, car la séparation des coalisés excluait l'idée d'une tentative sérieuse sur Dresde, et Napoléon croyait plutôt que si les Autrichiens s'étaient éloignés, c'était pour préparer une marche ultérieure sur Leipzig, en se portant vers les directions qui pouvaient y conduire. Accord de Napoléon et du maréchal Saint-Cyr sur la conduite à tenir. Ces raisonnements entre deux militaires si compétents, révélant si bien au milieu de quelles obscurités un général en chef est obligé de se diriger, n'importaient nullement quant à la conduite à tenir, puisqu'on était d'accord si l'armée de Bohême voulait s'y prêter, d'avoir tout de suite une grosse affaire avec elle, et qu'on n'était même empêché de l'entreprendre sur l'heure que par l'absence des réserves occupées à franchir l'espace entre Bautzen et Dresde. Napoléon retourne à Dresde pour donner des ordres pendant que ses troupes marchent sur Pirna. Napoléon quitta le maréchal Saint-Cyr pour retourner encore le jour même à Dresde, où il avait des ordres de tout genre à donner à ses divers corps d'armée. Il fut convenu qu'au premier mouvement de l'ennemi le maréchal lui enverrait un officier pour le prévenir[19].

Difficultés du commandement en chef, révélées par l'obscurité qui enveloppe ici les projets de l'ennemi. Pour mieux apprécier la difficulté du commandement, il faut savoir qu'en ce moment Napoléon et le maréchal avaient raison l'un et l'autre, et l'un contre l'autre. Voici ce qui s'était passé en effet du côté des coalisés. À la première nouvelle venue de Dresde d'une marche de Napoléon en Lusace, les Autrichiens avaient exécuté un mouvement rétrograde, correspondant en Bohême à celui que Napoléon exécutait en Lusace, et avaient repassé l'Elbe derrière le rideau des montagnes, entre Tetschen et Leitmeritz. Ce mouvement avait un double but, premièrement de pourvoir aux cas imprévus, à celui notamment d'une opération de Napoléon sur Prague, secondement de se remettre quelque peu de la rude secousse essuyée par l'armée autrichienne dans la bataille de Dresde. On avait laissé les Russes et les Prussiens sur la grande route de Péterswalde, afin d'y rappeler Napoléon par de fortes démonstrations, de dégager ainsi l'armée de Silésie contre laquelle il marchait, et de continuer le plan convenu à Trachenberg, de se montrer fort entreprenant là où il ne serait pas, très-prudent là où il serait, jusqu'au moment où après l'avoir épuisé en courses inutiles, on trouverait moyen de l'accabler. Wittgenstein et Kleist, qui commandaient les Russes et les Prussiens sous Barclay de Tolly, et qui étaient pleins d'ardeur, n'avaient pas exécuté à demi les démonstrations dont ils étaient chargés, avaient attaqué à fond les quatre divisions du maréchal Saint-Cyr, au point qu'il avait fallu à celui-ci toute sa tenue, tout son talent dans la guerre défensive, pour s'en tirer sans échec. Pendant que les corps russes et prussiens bataillaient ainsi à Péterswalde, Klenau encore tout ébranlé des coups reçus à Dresde, était entre Commotau et Chemnitz occupé à se refaire, envoyait des partisans soit à Zwickau soit à Chemnitz, et préparait de la sorte l'opération décisive que les coalisés, sans l'oser tenter encore, méditaient toujours sur nos derrières, mais cette fois dans la direction de Leipzig, et non plus dans celle de Dresde.

Napoléon avait donc raison quand il croyait qu'on ne songeait pas à une seconde attaque sur Dresde, et qu'une nouvelle marche sur nos derrières, si elle avait lieu, s'essayerait plus loin, c'est-à-dire par Leipzig; et le maréchal Saint-Cyr se trompant sur ces points, avait raison de penser que les Russes et les Prussiens étaient actuellement séparés des Autrichiens, et que ce pouvait être une bonne occasion de les assaillir. Attente des nouveaux mouvements de l'ennemi, pour se jeter sur lui dès qu'il donnera prise. Napoléon n'objectait rien à cette dernière opinion, et disait très-sensément que quelle que fût la vérité sur tout cela, il n'y avait qu'une chose à faire, c'était d'attendre la journée du 8, pour voir comment se comporterait l'ennemi, et pour donner à la garde et à la cavalerie de réserve le temps d'arriver. Il est rare, surtout lorsque la situation prête à des suppositions contraires, qu'il n'y ait qu'une conduite à tenir. C'était le cas ici, et Napoléon était retourné le 7 au soir à Dresde, prêt à revenir de sa personne au premier signal, mais dans l'intervalle voulant veiller aux mouvements de ses innombrables corps d'armée. En effet, tandis qu'il était aux aguets pour saisir en faute l'armée de Bohême, il se passait de nouveaux événements sur ses ailes.

Mouvement du maréchal Ney pendant que Napoléon s'était dirigé de nouveau sur Bautzen. On se souvient sans doute qu'en partant de Dresde, d'abord pour se diriger sur Hoyerswerda, puis pour se rabattre sur Bautzen, Napoléon avait donné au maréchal Ney rendez-vous à Baruth, dans l'intention de se réunir à lui, soit pour appuyer son mouvement sur Berlin, soit pour y marcher lui-même. Ramené sur Dresde par l'apparition des têtes de colonnes de Kleist et de Wittgenstein, il ne croyait guère, comme on vient de le voir, à leur intention sérieuse de s'engager encore une fois sur les derrières de cette capitale; il songeait donc dès qu'il serait entièrement rassuré à cet égard, à reprendre ses projets sur Berlin, et il était impatient de savoir ce que le maréchal Ney aurait fait de ce côté.

Ce maréchal, envoyé pour prendre le commandement des mains du maréchal Oudinot, était arrivé le 3 septembre à Wittenberg, jour même où Napoléon s'acheminait sur Bautzen, et voulant se mettre en marche dès le 5 au plus tard, il avait passé la revue de ses trois corps d'armée, qui depuis l'échec de Gross-Beeren avaient beaucoup perdu en matériel, en force numérique, en dispositions morales.

Force des 4e, 7e et 12e corps, depuis leur retour sur l'Elbe. Le matériel, on l'avait remplacé au moyen du vaste dépôt de Wittenberg; la force numérique, on n'avait pas pu la rétablir, car une douzaine de mille hommes étaient les uns morts ou blessés sur le champ de bataille de Gross-Beeren, les autres dispersés sur les routes dans un état de complète débandade. On avait ramassé ceux d'entre eux qui étaient Français, et on leur avait remis un fusil à l'épaule, mais c'était le moindre nombre, et c'est tout au plus si les trois corps d'armée, la cavalerie du duc de Padoue comprise, présentaient en ligne 52 mille hommes, au lieu des 64 mille qu'ils comptaient à la reprise des hostilités. Quant aux dispositions morales, ils n'avaient plus cette aveugle confiance en eux-mêmes que les journées de Lutzen et de Bautzen leur avaient inspirée, et que le premier échec essuyé venait d'ébranler profondément. Dispositions des chefs. Les chefs n'étaient pas satisfaits. Le maréchal Oudinot, quoique ayant désiré d'être exonéré du commandement, ne pouvait pas voir avec plaisir l'envoi du maréchal Ney, qui semblait être une condamnation de sa conduite. Le général Reynier mécontent du maréchal Oudinot, tout prêt à l'être du maréchal Ney, joignant à sa propre humeur celle des Saxons qu'il commandait, ne pouvait pas être un lieutenant animé de bien bonne volonté, quoique toujours disposé à faire son devoir sur le champ de bataille. Le maréchal Ney ayant ordre de se rendre à Baruth, passe ses corps en revue le 4 septembre, et annonce leur départ pour le 5. Le général Bertrand enfin, invariablement dévoué au service de l'Empereur, était celui duquel le maréchal Ney avait le moins à craindre, bien qu'il eût espéré une position plus indépendante que celle qui lui était échue. Du reste, le maréchal Ney, n'ayant presque jamais exercé le commandement en chef, quoique ayant eu sous ses ordres directs de nombreux rassemblements de troupes, ne regardant guère à ses instruments et tout pressé de les employer, passa ses corps en revue le 4, et leur annonça qu'on partirait le lendemain 5. Ayant rendez-vous à Baruth, il devait se porter de Wittenberg à Juterbock, et pour cela se glisser en quelque sorte de gauche à droite, afin de se dérober à l'armée ennemie qui était tout entière devant Wittenberg, pourvue d'une immense cavalerie et ayant ainsi des yeux partout.

Adroite manœuvre de Ney, qui défile avec son centre et sa gauche derrière sa droite immobile, pour se porter de Wittenberg à Zahne. L'armée française était rangée en demi-cercle devant Wittenberg, le 7e corps (celui du général Reynier) à gauche, le 12e (celui du maréchal Oudinot) au centre, le 4e (celui du général Bertrand) à droite. On était tellement serré par l'armée du Nord que les avant-postes étaient sans cesse aux prises. Le maréchal Ney agissant ici avec beaucoup d'adresse, laissa sa droite formée par le 4e corps, en présence de l'ennemi toute la matinée du 5, et commença le mouvement projeté par son centre composé du 12e corps. Il le porta dans la direction de Zahne en passant derrière sa droite, et vint enlever Zahne au corps prussien de Tauenzien. Il y avait une petite rivière à franchir au bourg même de Zahne; on la força malgré quelque résistance, et on déboucha au delà. Le 7e qui formait la gauche suivit le 12e, dont il appuya les efforts sur Zahne, et quand ils eurent défilé tous deux, le 4e, ayant suffisamment occupé l'ennemi, leva son camp à son tour, et se réunit au reste de l'armée, qui en un jour se trouva ainsi rendue à Seyda, à cinq lieues sur la droite de Wittenberg. Nécessité où était Ney pour se porter à Baruth d'exécuter un mouvement de flanc continuel avec 50 mille hommes contre 80 mille. Ce mouvement, lestement et bravement exécuté, nous avait coûté un millier d'hommes, mais en avait coûté le double aux Prussiens. Toutefois il s'agissait de savoir, si précédés, côtoyés, suivis par une innombrable cavalerie, observés dans tous nos mouvements, il nous serait possible de continuer cette marche de flanc sans être assaillis par l'ennemi, et frappés dans le flanc même que nous lui présentions inévitablement.

Ney se décide sans faire d'objections à exécuter immédiatement les ordres de Napoléon. Si Napoléon avait formé des généraux en chef au lieu de former d'admirables lieutenants, seule espèce d'élèves qui pussent sortir de son école puisqu'il ne leur permettait jamais d'être autre chose, il n'aurait pas été exposé à voir ses ordres interprétés comme ils le furent en cette occasion. Bien qu'il eût prescrit au maréchal Ney de se porter à Baruth, ce qui impliquait absolument la nécessité d'un mouvement de flanc en présence de l'ennemi, le maréchal, moins soumis, eût plutôt différé l'exécution de ces ordres que de s'exposer aux chances d'une bataille générale, livrée dans une position fausse et contre des forces infiniment supérieures. Mais le maréchal Ney, habitué à ne pas même examiner la valeur des ordres de Napoléon, ne songeant qu'à s'y conformer ponctuellement et habilement, rendu plus confiant encore par son heureuse opération du 5, continua son mouvement de gauche à droite sans aucune hésitation.

Marche sur Juterbock. Le 6 il fallait percer sur Juterbock, après quoi on n'avait plus qu'une marche à exécuter pour être à Baruth. Circonstances fâcheuses qui viennent aggraver la situation dans la journée du 6. Le maréchal Ney décida que le général Bertrand, qui continuait à former avec le 4e corps la droite de l'armée, et qui avait été le moins engagé la veille, partirait le premier vers huit heures du matin pour se diriger sur Juterbock, que le général Reynier suivrait avec le 7e, le maréchal Oudinot avec le 12e. L'ennemi étant si averti et si rapproché, il eût été à propos de marcher en masse, parfaitement serrés les uns aux autres, surtout en opérant un mouvement de flanc et de jour avec cinquante mille hommes contre quatre-vingt mille. Mais les trois corps étaient à une distance de deux heures les uns des autres, et par surcroît de malheur ils cheminaient dans une plaine sablonneuse, et par un vent qui soulevait des nuages d'une poussière épaisse, tout à fait impénétrable à la vue.

Possibilité d'échapper à l'ennemi, en arrivant à Dennewitz avant lui. De huit heures à midi, on s'avança toujours harcelés en flanc par une nombreuse cavalerie que la nôtre avait la plus grande peine à contenir. Que Bernadotte fût instruit de notre projet, qu'il se fût ébranlé en masse pour nous barrer le chemin de Juterbock, il n'était pas possible d'en douter d'après la direction qu'il avait prise et d'après le nombre de ses cavaliers. Mais si on parvenait au défilé de Dennewitz qu'il fallait absolument franchir avant que l'ennemi y fût en masse, on pouvait très-bien forcer le passage et arriver les premiers à Juterbock. Alors toute l'armée française était hors de péril, et le prince de Suède était réduit à la suivre en queue, sans espérance de l'atteindre.

Vers midi on fut tout à coup assailli par la mitraille, partie du milieu d'un nuage de poussière. On était sans le savoir en présence du corps de Tauenzien, que la veille on avait poussé devant soi, qu'on avait devant soi encore, et on touchait au défilé de Dennewitz, seul obstacle un peu difficile à surmonter dans le parcours de cette vaste plaine. Voici en quoi ce défilé consistait.

Description du champ de bataille de Dennewitz. Transversalement devant nous coulait un ruisseau peu profond, mais très-marécageux, allant de Niedergörsdorf à Juterbock, et qu'on ne pouvait franchir qu'à deux endroits, à Dennewitz et à Rohrbeck. Ce ruisseau, après avoir coulé de notre gauche à notre droite, parvenu à Rohrbeck se détournait pour percer droit devant nous jusqu'à Juterbock, petite ville devant laquelle il coulait en décrivant divers contours. La grande route dont nous avions indispensablement besoin pour nos parcs dans cet océan de sable, traversant Dennewitz, il fallait forcer le passage à Dennewitz même. Le général Bertrand attiré par la mitraille accourut, et le nuage de poussière s'étant un moment dissipé, il reconnut les Prussiens. Il sentit qu'il fallait les culbuter, et passer malgré eux ce défilé de Dennewitz. Le maréchal Ney accouru à son tour, vit bien qu'il n'y avait pas autre chose à faire, et il en donna l'ordre immédiatement.

Les trois corps ne marchant pas assez près les uns des autres, le 4e arrive le premier. La division italienne Fontanelli marchait en tête. Son général suivi de quelques bataillons entra dans Dennewitz en passant sur le corps d'un détachement prussien, et franchit ainsi le ruisseau. Position prise par le 4e corps au delà du ruisseau de Dennewitz. Mais ce n'était pas dans le village même de Dennewitz, c'était au delà, dans d'assez belles positions s'étendant en face de notre gauche, que l'ennemi avait résolu de résister, en nous opposant ce qu'il avait de forces actuellement réunies. Heureusement il n'y avait de présent sur les lieux que le corps de Tauenzien; celui de Bulow s'avançait en toute hâte, les Suédois et les Russes faisaient aussi grande diligence, mais ils étaient plus loin encore. Si de leur côté tous les corps français précipitaient leur marche, il se pouvait qu'ils arrivassent à temps pour traverser le défilé en écrasant Tauenzien, peut-être Bulow lui-même.

Long combat soutenu en avant de Dennewitz par les divisions Morand et Fontanelli. À peine la division italienne avait-elle dépassé le village de Dennewitz, que des milliers de cavaliers avec beaucoup d'artillerie fondirent sur elle. Mais elle ne se laissa point ébranler. À la sortie de Dennewitz nous étions dans une plaine bordée à l'horizon par des bois, et terminée à gauche par quelques mamelons surmontés d'un moulin. À droite, dans le lointain, on apercevait Juterbock. Ney, toujours fort habile sur le terrain, dirigea lui-même toutes les dispositions. À gauche il plaça près du moulin de Dennewitz la belle division Morand, dont le général Morand doublait la valeur par sa présence, au centre la division italienne, à droite dans la direction de Juterbock la division wurtembergeoise. Notre artillerie bien postée sur les parties saillantes du terrain, contint celle de Tauenzien, et réussit même à la faire taire. Alors la cavalerie ennemie très-nombreuse se jeta sur la nôtre, qui rendit la charge, mais fut culbutée. Quelques-uns même de nos escadrons vivement poursuivis, se précipitèrent à travers les intervalles des bataillons italiens, qui n'osèrent tirer de peur de tirer sur les nôtres. Deux de ces bataillons se privant ainsi de leurs feux furent renversés par la cavalerie ennemie, ce qui amena quelque désordre dans notre ligne. Belle conduite du général Morand. À ce spectacle, le général Morand prit deux bataillons du 13e, se porta en avant à gauche, et couvrant notre ligne ébranlée lui donna le temps de se remettre. Toute la cavalerie prussienne et russe fondit sur lui, mais il la reçut en carrés, et rendit impuissants tous ses efforts. Cependant il aurait fallu que nos corps arrivassent, car ceux de l'ennemi approchaient, et déjà du village de Niedergörsdorf, situé au-dessus de Dennewitz, on voyait déboucher le corps de Bulow, fort de vingt-cinq mille Prussiens très-animés. La plus grande partie de l'armée prussienne réunie contre le 4e corps, tandis que le 7e et le 12e sont encore en marche. Le général Bulow, comme à Gross-Beeren, devançant les ordres de Bernadotte, avait marché en toute hâte, et ses têtes de colonnes apparaissaient vers notre gauche, tandis que sur nos derrières on n'apercevait encore ni Reynier ni Oudinot. Bientôt les colonnes de Bulow débouchant de Niedergörsdorf, rencontrèrent les deux bataillons du 13e, que Morand avait postés sur une éminence à gauche pour servir d'appui à notre ligne de bataille. Ces deux bataillons tinrent ferme, mais accablés par le nombre, ils furent forcés de céder le terrain sur lequel ils étaient établis. Notre artillerie de 12 placée un peu en arrière et au-dessus, les protégea en accablant les Prussiens de mitraille. Ney, de général en chef devenu général de division, prit deux bataillons du 8e, appartenant également à la division Morand, les porta en avant, et reconquit le terrain qu'avaient cédé malgré eux les deux bataillons du 13e. En même temps il dépêcha officiers sur officiers à Reynier et à Oudinot pour presser leur arrivée. Le corps entier de Bulow se déploya, mais la division Morand successivement engagée tint tête à toutes les forces de l'ennemi. Le 4e corps se maintient vaillamment dans la position qu'il a prise. Pressée par des flots de cavalerie, elle les reçut en carrés, et se fit autour d'elle un rempart de cavaliers ennemis, tués ou démontés. Le combat se soutint ainsi avec quinze mille hommes contre près de quarante.

Causes de la lente arrivée des 7e et 12e corps. Commencée à midi, il y avait trois heures que cette lutte inégale durait avec des chances variées, sans qu'on pût nous faire abandonner le débouché conquis au delà du ruisseau de Dennewitz. Cependant on apercevait distinctement l'armée russe et suédoise s'avançant à marches forcées sur le village de Gölsdorf situé à notre gauche, en deçà du ruisseau que nous avions franchi, et faisant avec ce ruisseau un angle droit. Bulow y avait déjà un détachement, et si le progrès de l'ennemi continuait, la communication pouvait être coupée entre nos troupes engagées, et celles qui étaient encore en route. Reynier et Oudinot que Ney avait eu le tort de laisser à une trop grande distance de Bertrand, entendant le canon, mais l'ayant entendu de même la veille, et enveloppés par un nuage de poussière qui leur dérobait la vue des objets, ne s'étaient pas crus obligés de doubler le pas. Avertis enfin, ils s'étaient hâtés davantage, et le 7e devançant le 12e, était venu diminuer l'inégalité de forces sous laquelle le 4e corps avait failli succomber.

Le 7e, arrivé en ligne, se place en potence sur la gauche du 4e. D'après l'ordre de Ney, qui lui avait enjoint de se former en potence sur notre gauche pour contenir Bulow, et faire face aux Suédois et aux Russes qui s'approchaient, Reynier retardé un moment par les bagages du 4e corps, poussa en avant la division française sur laquelle il comptait le plus, celle de Durutte, et l'établit en arrière de Dennewitz, en deçà du ruisseau. Cette division placée là sur une légère éminence pouvait faire un grand usage de son artillerie, et elle n'y manqua point. Reynier dirigea la division saxonne Lecoc sur Gölsdorf, et tint en réserve sa seconde division saxonne, celle de Lestoc. À peine ces dispositions étaient-elles exécutées, que le général Durutte, se portant au sommet de l'angle décrit par notre ligne, arrêta court les Prussiens qui débouchaient de Niedergörsdorf. De son côté la brigade Mellentin de la division saxonne Lestoc, pénétra dans Gölsdorf, en chassa les Prussiens, et empêcha ainsi l'ennemi de s'établir sur notre gauche. Le combat se soutint de la sorte avec acharnement au milieu de nuages de poussière qui ne laissaient voir autre chose que les troupes qu'on avait immédiatement devant soi.

Arrivée du 12e corps. Enfin Oudinot arriva, passa derrière les corps qui l'avaient précédé, et apercevant l'orage qui nous menaçait à gauche, car de ce côté quarante mille Suédois et Russes marchaient sur Gölsdorf, plaça deux de ses divisions derrière les Saxons de Lestoc, et garda la troisième en réserve. Il se place derrière le 7e pour soutenir notre gauche qui est menacée par 40 mille Russes et Suédois. Grâce à ce renfort, et sauf accident, il était possible encore que les 50 mille soldats de Ney tinssent tête aux 80 mille ennemis qu'ils avaient sur les bras, et qu'ils parvinssent à gagner Juterbock sans échec.

Le 4e corps, affaibli par une longue lutte, est obligé de céder du terrain. Mais en ce moment un effort combiné de Tauenzien et d'une moitié de Bulow sur le corps de Bertrand affaibli par une longue lutte, obligea celui-ci à se replier, et vers quatre heures, ayant déjà perdu plus de trois mille hommes, il céda du terrain, non en repassant le ruisseau de Dennewitz, mais en appuyant un peu à droite vers Rohrbeck, et en restant toujours en avant de ce ruisseau. Ney, trop préoccupé de ce qu'il avait sous les yeux, et ne songeant pas assez à l'ensemble de la bataille, craignit que Dennewitz ne fût découvert par le mouvement de Bertrand, et enjoignit à Reynier de placer la division Durutte à Dennewitz même. Ney, pour le remplacer à Dennewitz, ordonne un mouvement de gauche à droite, qui amène une sorte de confusion. Il ordonna en même temps à Oudinot de se reporter de Gölsdorf, où il servait d'appui aux Saxons, à Rohrbeck, pour former réserve derrière Bertrand. C'était une double faute, car notre droite depuis que Bertrand s'était rapproché de Rohrbeck, était moins en danger que notre gauche repliée en potence et menacée par l'irruption de quarante mille ennemis. Le général Durutte, sur l'ordre transmis par Reynier, quitta avec une de ses deux brigades la bonne position où il était en arrière de Dennewitz, passa le ruisseau, et s'empara du moulin de Dennewitz abandonné par Bertrand. Sa seconde brigade réduite à elle seule ne fut plus suffisante pour garder le sommet de notre angle. Au même instant Oudinot quitta le côté gauche de cet angle, dont il formait l'appui indispensable, pour se porter vers le côté droit. Alors la division prussienne Borstell, appuyée par une nuée de cavalerie et toute l'artillerie russe et suédoise, attaqua Gölsdorf et l'enleva à la brigade saxonne Mellentin. Oudinot essaya bien avant de se retirer d'aider les Saxons à reprendre Gölsdorf, mais obligé de continuer son mouvement il les livra bientôt à eux-mêmes. Les Saxons se débandent, et il s'ensuit une déroute générale. Les Saxons qui par honneur s'étaient jusque-là bien comportés, mais dans le cœur desquels la haine était toujours prête à faire taire l'honneur, se croyant abandonnés des Français pour lesquels ils se battaient, voyant devant eux s'avancer la masse des Suédois et des Russes, commencèrent à reculer. De perfides alarmistes apercevant les flots de poussière que les troupes d'Oudinot soulevaient dans leur mouvement de Gölsdorf vers Rohrbeck, dirent que c'était la cavalerie ennemie qui avait tourné l'armée française. À ce bruit les Saxons se débandèrent malgré les efforts de Reynier, désertèrent Gölsdorf, laissèrent notre gauche entièrement à découvert, et se jetèrent confusément sur Oudinot à travers les rangs duquel ils passèrent. Par malheur tous les parcs et bagages s'étaient accumulés dans l'intérieur de l'angle formé par notre ligne de bataille. Une affreuse confusion se produisit alors, et une véritable déroute commença de toutes parts. Néanmoins la division Durutte, contrainte de quitter Dennewitz, se retira avec ordre; Oudinot, sur lequel la gauche s'était repliée confusément, ne s'ébranla point, et Bertrand put repasser sain et sauf au village de Rohrbeck le ruisseau tant disputé. Pourtant la bataille était perdue, car on avait cédé le terrain du combat, la route de Juterbock était fermée, et dès lors le but était manqué. Six à sept mille des nôtres jonchaient la plaine, et huit ou neuf du côté de l'ennemi la couvraient également. Mais dix à douze mille de nos soldats, surtout les Saxons et les Bavarois, s'enfuyant à toutes jambes, s'en allaient dire sur l'Elbe que l'armée française était en déroute, et même détruite. Le désordre, fort accru par la fâcheuse circonstance d'une poussière épaisse, était tel, que plusieurs bataillons saxons entendant galoper autour d'eux, et croyant que c'était la cavalerie française, ne se mirent pas en défense, et ne s'aperçurent de leur méprise que lorsqu'il n'était plus temps de se former en carrés. Tristes résultats de la bataille de Dennewitz. Quelques-uns furent sabrés, le plus grand nombre pris. Pour ceux-ci c'était la délivrance plutôt que la captivité, et il faut se plaindre de leur fidélité plus que de leur courage, car ils se battirent bien, jusqu'au moment où ils purent nous quitter pour aller dans les rangs où les attiraient leurs affections. Dans la soirée et le lendemain, il partit la moitié du corps saxon, et au moins une portion égale de la division bavaroise. Les Saxons se cachant dans les villages n'eurent pas de peine à regagner leur pays, qui était près de là. Les Bavarois coururent vers l'Elbe pour retourner dans leur patrie en maraudeurs. Il n'y avait plus moyen de se replier sur Wittenberg qu'on avait laissé à sept ou huit lieues sur la gauche dans la marche de l'armée vers Juterbock, et il n'y avait de retraite possible que sur Torgau, qu'on devait rencontrer derrière soi en revenant sur l'Elbe. Le maréchal Ney s'y retira donc en assez bon ordre, mais après avoir perdu une vingtaine de bouches à feu dont les chevaux avaient été tués, et plus de quinze mille hommes, dont la moitié au moins se composait de déserteurs. Il était réduit à 32 mille combattants environ. Les Italiens nous étaient restés fidèles suivant leur coutume, et s'étaient bien battus. Les Wurtembergeois avaient conservé leur excellente tenue militaire. Parmi les débandés on comptait bien quelques jeunes soldats français, mais en petit nombre, et ne s'éloignant guère de l'armée, qui dans ces pays lointains était pour eux une véritable patrie.

Amères récriminations entre les chefs de l'armée. Le 8 septembre, le maréchal Ney se trouva réuni avec toutes ses troupes sous le canon de Torgau. Comme il fallait s'y attendre, une aigreur extrême régnait entre les divers états-majors. Ney se plaignait de la lenteur de Reynier et d'Oudinot, mais surtout du faible concours de Reynier, dont les divisions saxonnes avaient lâché pied. Reynier défendant les Saxons, accusait au contraire le maréchal Ney d'avoir lui-même tout compromis par une fausse manœuvre, celle qui avait porté les divisions d'Oudinot de gauche à droite. Oudinot, le moins aigre des trois, disait qu'il avait marché aussi vite qu'on le lui avait prescrit, et rejetait la faute de sa lenteur sur le général en chef, qui n'ayant pas su prévoir la bataille, n'avait pas dans cette journée tenu ses corps assez rapprochés.

Véritables causes de la perte de la bataille de Dennewitz. Ce qu'il y avait de vrai dans ces tristes récriminations, tout le monde peut l'apercevoir par le seul récit des faits qui précèdent. Le rendez-vous de Baruth assigné par Napoléon d'une manière générale, pris trop à la lettre par le maréchal Ney qui s'était hâté d'exécuter un mouvement de flanc hasardeux et infiniment prolongé; ce mouvement bien exécuté le premier jour, moins bien le second, et sans les précautions suffisantes; la lente arrivée des corps, imputable au général en chef, mais un peu aussi aux lieutenants qui auraient dû de leur côté prévoir une bataille, et y croire en entendant la canonnade; la circonstance fâcheuse du vent et de la poussière qui plaçait entre tous les corps un nuage impénétrable à la vue; l'ardeur de Ney au feu, qui l'avait porté à s'absorber dans le commandement d'un seul corps au lieu de s'occuper de l'ensemble; l'ordre regrettable donné à Oudinot de quitter la gauche pour la droite, et enfin le penchant des alliés à la débandade, telles avaient été les causes de la perte de cette bataille, causes dont quelques-unes étaient sans doute accidentelles, mais dont la plupart se rattachaient aux causes générales que nous avons signalées tant de fois, et qui menaçaient nos affaires d'une ruine prochaine.

Ney, retiré à Torgau, adresse de vives instances à Napoléon pour être exonéré du commandement. Arrivé à Torgau, Ney y trouva ce qu'il appelait une sorte d'enfer. Outre le mécontentement des soldats et les récriminations des chefs qu'il lui fallait subir, outre la cohue des fuyards qu'il lui fallait faire rentrer dans l'ordre, outre la difficulté de pourvoir à tout ce qui manquait, surtout à l'approche de l'ennemi déjà presque aux portes de Torgau, Ney avait encore la crainte de voir les Saxons s'insurger. Peu contenus par Reynier, qui dans sa mauvaise humeur se faisait trop leur avocat, ils menaçaient tout haut de défection. On avait ordonné de ramener du bétail sur la rive droite de l'Elbe pour former les approvisionnements de la place de Torgau, et ceux de l'armée elle-même. Les Saxons non-seulement s'y étaient refusés, mais s'étaient emparés d'un parc qu'on venait de réunir, et avaient distribué les têtes de bétail aux paysans saxons du voisinage. D'une pareille désobéissance à une révolte ouverte il n'y avait pas loin. Du reste il n'était pas surprenant que dans une armée composée d'éléments si divers, deux batailles perdues en douze jours eussent produit cet ébranlement moral: il aurait fallu s'étonner au contraire s'il en eût été autrement. Ney, comme Macdonald, comme Oudinot, écrivit à l'Empereur pour lui demander d'être exonéré du commandement.--J'aime mieux, disait-il noblement, être grenadier que général dans de telles conditions: je suis prêt à verser tout mon sang, mais je désire que ce soit utilement[20].--Appuyé sur Torgau et sur l'Elbe, Ney pouvait bien empêcher le passage du fleuve quelques jours, il ne pouvait pas le disputer longtemps, du moins sans de nouveaux secours, surtout contre la réunion de forces qu'il était facile de prévoir vers cette partie de notre ligne de défense.

Pendant les fâcheux événements qui se passaient entre Wittenberg et Torgau, Napoléon revient le 8 septembre au matin à Pirna. Pendant que ces événements avaient lieu, Napoléon rentré à Dresde le 7 au soir, avait été rappelé dès le 8 au matin à Pirna, auprès du maréchal Saint-Cyr, pour y tenir tête aux Russes et aux Prussiens qui paraissaient insister dans leur attaque, au point de rendre vraisemblable une entreprise sérieuse. Napoléon aurait bien voulu qu'il en fût ainsi, mais, hélas! il ne l'espérait guère. Son grand tact militaire ne lui permettait pas de croire que lorsqu'il y aurait une opération sérieuse elle pût être tentée sur Dresde, après ce qui s'était passé les 26 et 27 août. Il ne croyait donc qu'à une simple démonstration; toutefois il était parti pour Pirna avec sa garde et une portion de la cavalerie de réserve revenues de Bautzen le matin même, et s'était encore transporté auprès du maréchal Saint-Cyr, pour combiner avec lui ce qu'il y aurait à faire en cette nouvelle occurrence.

Forces réunies par Napoléon en avant de Pirna et de Dohna. Les Russes et les Prussiens n'ayant pas aperçu la garde et la réserve de cavalerie qui signalaient toujours la présence de l'Empereur, avaient persisté dans leur mouvement offensif, et Saint-Cyr, qui en rétrogradant était arrivé jusqu'au bord de la petite rivière de la Müglitz près de Mugeln, ne voulait pas la repasser. Cette rivière coulant des montagnes de Bohême, vient se perdre près de Mugeln dans l'Elbe. En la repassant on abandonnait définitivement les hauteurs, et on était tout à fait rejeté dans la plaine. Projet d'une offensive vigoureuse si l'ennemi tient bon. Le maréchal Saint-Cyr dans la vue d'un prochain retour offensif, avait voulu se maintenir au delà de la Müglitz et en avait défendu le bord en restant à Dohna. Napoléon s'étant rendu sur les lieux le 8 au matin, bien avant les renforts qui le suivaient, avait pensé comme le maréchal Saint-Cyr, qu'avec la certitude d'être prochainement appuyé le 14e corps pouvait, sans laisser de réserve, marcher tout entier contre l'ennemi. On le pousse toute la journée du 8, sans savoir s'il résistera sérieusement le lendemain. Sur-le-champ en effet trois des divisions du 14e corps s'étaient formées en colonnes d'attaque et avaient vigoureusement poussé de bas en haut les troupes de Wittgenstein et de Kleist. On avait d'un côté sur la route de Péterswalde recouvré le plateau de Gieshübel, et de l'autre, sur la route de Furstenwalde, refoulé dans la direction de Liebstadt les masses qu'on avait devant soi. Toutefois les coalisés s'étaient repliés sans précipitation, et de manière à laisser du doute sur l'attitude qu'ils prendraient le lendemain. Se retireraient-ils, ou tiendraient-ils ferme? Telle était la question que Napoléon et le maréchal Saint-Cyr n'étaient point en mesure de résoudre encore. Bien décidés du reste à marcher vigoureusement sur l'ennemi s'il voulait tenir le lendemain, ils passèrent la soirée ensemble, et firent avec Murat et Berthier un repas, comme on les fait à la guerre et pour ainsi dire au bivouac.

Sang-froid de Napoléon en apprenant la malheureuse bataille de Dennewitz, et son indulgence pour le maréchal Ney. Dans ce moment, 8 au soir, un aide de camp apporta la nouvelle de la bataille perdue à Dennewitz le 6. C'était le quatrième événement malheureux depuis les deux grandes victoires de Dresde, car nous comptions déjà la Katzbach, Gross-Beeren, Kulm, Dennewitz, sans un seul succès pour compenser ces coups redoublés de la fortune. Ce dernier surtout avait une immense gravité, car outre l'effet moral croissant avec la série des malheurs, il mettait en péril la partie inférieure de l'Elbe, et nous exposait à voir ce fleuve franchi sur notre gauche, tandis que l'armée de Bohême descendant de l'Erz-Gebirge sur notre droite, menacerait de nous tourner définitivement, et de se joindre au corps qui aurait passé l'Elbe à Wittenberg. Napoléon sentit sur-le-champ la portée de cet événement. Néanmoins il demeura calme, et même, aux yeux malicieusement observateurs du maréchal Saint-Cyr, ne décela ni un trouble ni un sentiment d'humeur contre le maréchal Ney. Curieux entretien avec le maréchal Saint-Cyr sur l'art de la guerre. Certes un instant d'emportement eût été excusable; pourtant dans cet épanchement familier de militaires parlant entre eux de leur profession, il sembla n'envisager dans ce qui venait d'arriver que le côté de l'art.--C'est un métier bien difficile que le nôtre! s'écria-t-il plusieurs fois; et comme pénétré des difficultés de ce grand art, le plus grand de tous après celui de gouverner, il releva avec une admirable précision de critique, et sans aucune sévérité, les fautes commises pendant cette courte campagne de trois jours, commencée à Wittenberg, et sitôt finie à Torgau. Il ne voulut jamais voir dans ces fautes que la preuve des difficultés inhérentes au métier, répéta souvent que la guerre était une chose singulièrement difficile, qu'il fallait beaucoup d'indulgence envers ceux qui la pratiquaient, et se montra lui-même de la plus rare équité, comme si un pressentiment surhumain l'avait averti dans le moment, que lui-même aurait bientôt besoin de cette justice indulgente qu'il réclamait pour les généraux malheureux. Entraîné par le feu de la conversation, dans laquelle il était éblouissant quand il s'y livrait, il dit que les généraux n'apportaient pas assez de réflexion dans leurs opérations; que, s'il en avait jamais le temps, il composerait un jour un livre, dans lequel il leur enseignerait les principes de la guerre, de manière à en rendre l'application claire et facile à tous, et parla de ce projet d'écrire un jour, comme s'il avait prévu qu'il passerait les six dernières années de sa vie dans un cruel exil, réduit à écrire sur un rocher de l'Océan! Le maréchal Saint-Cyr, que son penchant pour la contradiction rendait souvent paradoxal, nia la science, même l'expérience, soutint qu'on naissait général et qu'on ne le devenait pas, que les généraux gagnaient peu à vieillir dans l'exercice de leur profession, et que lui Napoléon avait fait sa plus belle campagne à vingt-six ans. Napoléon lui concéda en effet que lorsque les généraux n'étaient pas doués par la nature de certaines facultés, l'expérience leur profitait peu; et plongeant dans le passé, Il n'y en a eu qu'un, s'écria-t-il, qui méditant sans cesse sur son métier, ait gagné à vieillir, c'est Turenne!...--

Prodigieuse faculté de se distraire dont Napoléon était doué. Ainsi après une nouvelle terrible, qui changeait considérablement sa position, Napoléon passa la soirée à disserter sur son art, et à charmer ses auditeurs, qui n'étaient pourtant pas tous bienveillants! Homme singulier et prodigieux, qui sans être né flegmatique, arrivait par la puissance de son esprit à s'arracher aux affaires présentes, à les oublier, à les dédaigner, à les juger de la hauteur de l'aigle, qui d'un vol vigoureux échappe à la terre pour planer dans les hauteurs du ciel!

Premier sentiment de la gravité de la situation. Cependant il ne se faisait pas illusion, et songeant que dans son vaste empire tout avait été prévu pour la conquête, rien pour la défense, il voulut faire parvenir au ministre de la guerre l'ordre indirect de s'occuper des places du Rhin. Écrire lui-même au duc de Feltre qu'il commençait à douter de la possibilité de se maintenir en Allemagne, était un aveu pénible, et surtout dangereux à faire, car l'émotion de celui qui recevrait une telle confidence pourrait bien en amener la divulgation. Il imagina donc le soir même de faire adresser par M. de Bassano au ministre Clarke, une lettre écrite en chiffres, et conçue dans les termes suivants:

Ordre secret et indirect au ministre de la guerre, pour la mise en état de défense des places du Rhin. «8 septembre 1813.

»Les événements se pressent de telle manière qu'en laissant à S. M. des chances heureuses et brillantes, il est cependant de la prudence d'en prévoir de contraires. Je crois devoir, mon cher duc, m'en expliquer confidentiellement avec vous.

»L'armée russe n'est pas notre ennemi le plus dangereux. Elle a éprouvé de grandes pertes, elle ne s'est pas renforcée, et, à sa cavalerie près, qui est assez nombreuse, elle ne joue qu'un rôle subordonné dans la lutte qui est engagée. Mais la Prusse a fait de grands efforts. Une exaltation portée à un très-haut degré a favorisé le parti qu'a pris le souverain. Ses armées sont considérables, ses généraux, ses officiers et ses soldats sont très-animés. Toutefois la Russie et la Prusse n'auraient offert que de faibles obstacles à nos armées, mais l'accession de l'Autriche a extrêmement compliqué la question.

»Notre armée, quelque prix que lui aient coûté les victoires remportées, est encore belle et nombreuse. Mais les généraux et les officiers fatigués de la guerre n'ont plus ce mouvement qui leur avait fait faire de grandes choses. Le théâtre est trop étendu. L'Empereur est vainqueur toutes les fois qu'il est présent; mais il ne peut être partout, et les chefs qui commandent isolément répondent rarement à son attente. Vous savez ce qui est arrivé au général Vandamme. Le duc de Tarente a éprouvé des échecs en Silésie, et le prince de la Moskowa vient d'être battu en marchant sur Berlin.

»Dans de telles circonstances, mon cher duc, et avec le génie de l'Empereur on peut encore tout espérer. Mais il se peut aussi que des chances contraires influent d'une manière fâcheuse sur les affaires. On ne doit pas trop le craindre, mais on doit le regarder comme possible, et ne rien négliger de ce que commande la prudence.

»Je vous présente ce tableau afin que vous sachiez tout et que vous agissiez en conséquence.

»Vous feriez sagement de veiller à ce que les places fussent mises en bon état, et d'y réunir beaucoup d'artillerie, car nous faisons souvent dans ce genre des pertes assez sensibles. Vous devriez vous entendre secrètement avec le directeur général des vivres pour faire dans les places du Rhin des approvisionnements extraordinaires, enfin pour préparer d'avance tout ce qui convient, afin que dans une circonstance extraordinaire S. M. n'éprouvât point de nouveaux embarras, et que vous ne fussiez pas pris au dépourvu.--Vous sentez que si je vous écris ainsi, c'est que j'ai bien réfléchi à ce qui se passe sous mes yeux, et que je suis assuré que je ne fais rien en cela que S. M. puisse désapprouver. Un grand succès peut tout changer et remettre les affaires dans la situation prospère où l'immense avantage remporté par S. M. les avait placées.

»Accusez-moi, s'il vous plaît, réception de cette lettre.»

Matinée du 9 septembre en face du Geyersberg. Le lendemain 9 Napoléon se rendit de très-bonne heure sur le terrain pour observer de ses yeux les mouvements de l'ennemi, et prescrire ses dispositions en conséquence. Distribution des forces de Napoléon. Il avait sous la main le 1er corps, récemment réorganisé par le comte de Lobau, et posté en avant de Zehist sur la route de Péterswalde, le 14e sous le maréchal Saint-Cyr rangé en avant de Dohna, sur la route de Furstenwalde. Il avait un peu en arrière à Mugeln, mais en position d'agir, trois divisions de la jeune garde sous le maréchal Mortier, et la cavalerie légère de la garde sous Lefebvre-Desnoëttes. Le reste de la jeune garde, la vieille garde, le corps de Marmont, la cavalerie de Latour-Maubourg, étaient à Dresde, pour parer aux accidents imprévus. Assez loin vers la droite, à quelques lieues sur la route de Freyberg, le maréchal Victor avec son corps d'armée surveillait les débouchés de la Bohême aboutissant à Leipzig. Le 1er et le 14e corps, les trois divisions de la jeune garde, pouvaient monter à environ 55 mille hommes, force suffisante pour accabler l'ennemi qu'on apercevait, surtout si on avait su que les Autrichiens venaient de commettre la faute de rétrograder en Bohême jusqu'à Tetschen et Leitmeritz, et qu'on n'avait devant soi que Wittgenstein et Kleist. Mais il était impossible de le savoir d'une manière sûre, et on en était réduit en ne voyant pas les Autrichiens, à se demander où ils pouvaient être. Au surplus Kleist et Wittgenstein faisaient bonne contenance, et ne paraissaient pas encore disposés à battre en retraite.

Projet de déborder l'ennemi, imaginé par le maréchal Saint-Cyr, et adopté par Napoléon. On était donc à Zehist et à Dohna sur deux routes à la fois, d'un côté celle de Péterswalde qui passait par Zehist, Gieshübel, Péterswalde, chaussée neuve, large, partout facile pour l'artillerie, et de l'autre celle de Liebstadt, passant par Furstenwalde, chaussée vieille, praticable à l'artillerie jusqu'à Furstenwalde seulement, et à partir de ce point franchissant la haute montagne du Geyersberg par des sentiers inaccessibles aux gros charrois. C'est cette dernière route que Kleist dans la fatale journée de Kulm avait suivie jusqu'à Furstenwalde, puis avait quittée pour gagner par un détour à gauche la chaussée de Péterswalde, et tomber sur Kulm à l'improviste. Le maréchal Saint-Cyr qui entendait aussi bien que personne l'art de profiter du terrain, proposa de prendre la vieille route de Bohême, en se portant rapidement avec le 14e corps et la jeune garde sur Liebstadt et Furstenwalde, de se jeter ensuite dans le flanc de la colonne ennemie qui avait pris la route de Péterswalde, de couper ainsi une portion plus ou moins forte de cette colonne, et même parvenu à Furstenwalde, de franchir le Geyersberg, et d'intercepter la retraite de l'ennemi vers la Bohême. Avec des efforts, avec beaucoup de sapeurs, on finirait bien, selon lui, par frayer un chemin à l'artillerie, et par arriver sur le revers du Geyersberg, c'est-à-dire sur les derrières de l'ennemi, avec une quantité suffisante de canons.

Marche le 9 sur Furstenwalde. Napoléon approuva sur-le-champ ce plan ingénieux, bien qu'il ne sût pas si on pourrait passer le Geyersberg avec de l'artillerie; mais en tous cas, on avait toujours plus de chances de causer du mal à l'ennemi en le côtoyant, qu'en l'abordant directement sur la grande route de Péterswalde. En conséquence, tandis que le comte de Lobau avec le 1er corps s'avançait de Zehist sur Gieshübel, de Gieshübel sur Péterswalde, poussant l'ennemi de front, Napoléon se tenant de sa personne auprès de la colonne de Saint-Cyr, s'avança latéralement, et d'un pas assez rapide, avec le 14e corps et la jeune garde. On marcha ainsi toute la journée du 9.

Kleist et Wittgenstein, sans avoir aperçu les renforts amenés par Napoléon, avaient reconnu sa présence à la seule allure des troupes, et s'étaient aussitôt mis en retraite. Toutefois ils se repliaient sans précipitation, et Napoléon cheminant parallèlement à eux, sur la vieille route de Bohême, les voyait toujours de flanc, et quoiqu'il n'eût pas assez d'avance pour les couper en se jetant d'une route sur l'autre, se flattait de les prendre à revers le lendemain, s'il pouvait, arrivé au pied des montagnes, les franchir avec son artillerie. On bivouaqua le 9 au soir à Furstenwalde.

Tentative, le 10 au matin, pour passer le Geyersberg avec de l'artillerie, et couper la retraite à l'ennemi. Le lendemain matin 10 septembre on se porta par Ebersdorf vers un col d'où l'on découvrait le triste théâtre des événements de Kulm. À droite on avait les hauteurs du Geyersberg, à gauche celles du Nollenberg, le long desquelles se développait la grande route de Péterswalde pour descendre en Bohême. Napoléon franchit ce col accompagné du maréchal Saint-Cyr et de ses troupes légères, et vit à une certaine distance sur sa gauche les troupes ennemies se hâtant de repasser les montagnes, et menacées d'en être empêchées si on parvenait à traverser le col avec des moyens d'artillerie suffisants. Alors en prenant une bonne position sur l'une des hauteurs qui dominaient la route, on pouvait réduire l'ennemi à faire par des sentiers presque impraticables une retraite désastreuse, et se procurer une brillante revanche de Kulm.

L'artillerie pleine d'ardeur s'engagea bravement au milieu des rochers. Soldats et sapeurs se mirent à l'ouvrage, mais ne purent hisser leurs canons jusqu'à la hauteur du col, et l'artillerie se vit ainsi arrêtée par des obstacles insurmontables. Inutilité de cette tentative. Il lui aurait fallu vingt-quatre heures pour les vaincre, et dans cet intervalle l'ennemi devait avoir défilé tout entier. En ne franchissant le Geyersberg que le lendemain, ou en allant par un détour à gauche regagner la route de Péterswalde, on aurait pu, il est vrai, serrer les Prussiens et les Russes d'assez près pour les atteindre, et les assaillir hardiment si on avait su qu'ils étaient séparés des Autrichiens. Mais ce parti présentait bien des chances auxquelles la prudence ne permettait pas de s'exposer. Napoléon, par de fortes raisons ignorées du maréchal Saint-Cyr, se décide à rentrer dans Dresde, sans autre résultat que d'avoir éloigné l'ennemi. En effet, l'absence des Autrichiens n'était qu'une conjecture; on ne les avait pas vus de ce côté-ci des montagnes, mais ils pouvaient être de l'autre, et ce n'était pas avec 55 mille hommes qu'il eût été sage d'en aborder 130 mille. Même sans les Autrichiens, Kleist et Wittgenstein devaient avoir près de 70 mille hommes, en comptant les gardes russe et prussienne restées au delà des montagnes, et quoique avec 55 mille hommes bien postés, on pût leur causer beaucoup de dommage, descendre dans la plaine à leur suite n'était pas très-prudent, surtout quand on était rappelé vers Dresde par plusieurs raisons graves, telles que la bataille perdue de Dennewitz, une nouvelle agression de Blucher contre Macdonald, et enfin l'apparition de nombreux partisans sur toutes les routes aboutissant de la Bohême à la Saxe. Dès qu'il était impossible de franchir le Geyersberg dans deux heures pour couper la grande route, il n'y avait plus rien d'utile à tenter, et Napoléon qui, saisissant d'un coup d'œil tous les aspects d'une situation, ne perdait pas de temps à se résoudre, prit sur-le-champ le parti de s'arrêter. Toutefois comme il était importuné de la nouvelle fréquemment répétée de l'irruption des partisans en Saxe, il voulut que ses troupes restassent en position, le maréchal Saint-Cyr au Geyersberg, le comte de Lobau au Nollenberg, l'un et l'autre au débouché des montagnes. Il avait l'intention, si ces partisans n'étaient que les avant-coureurs de corps plus considérables commençant sur Leipzig une opération qu'il avait toujours crue probable, de les retenir quelques jours en les intimidant par sa présence au-dessus de Kulm, ce qui lui donnait le temps de faire des dispositions proportionnées à ce nouveau danger.

En conséquence, sur ce terrain hérissé de rochers, où les sapeurs et les soldats s'épuisaient en inutiles efforts pour faire passer l'artillerie, Napoléon prit à part le maréchal Saint-Cyr, et lui déclara qu'il renonçait à cette tentative, sans lui exprimer tous ses motifs, trop nombreux pour être détaillés, et d'ailleurs pas tous bons à dire. Il lui ordonna de se tenir deux jours au moins dans une position menaçante au-dessus de Tœplitz, puis il quitta le maréchal, qui fut fort étonné et fort mécontent de voir abandonner un projet dont il était épris, et dont il espérait de grands résultats[21]. Napoléon alla par Breitenau à Hollendorf, donner les mêmes instructions au comte de Lobau, lui prescrire par conséquent de garder une attitude menaçante au débouché des montagnes, puis revint coucher à Breitenau. Retour de Napoléon à Dresde. Il consacra la journée du 11 à revoir toutes les positions de cette contrée, tant sur le plateau de Pirna que sur celui de Gieshübel, et rentra le 12 à Dresde.

Réflexions auxquelles il se livre sur la gravité de sa situation. Napoléon revenu à Dresde avait de quoi réfléchir à sa situation, qui était grave en effet, et commençait même à devenir inquiétante. Évidence du plan des coalisés, consistant à épuiser Napoléon, pour l'envelopper ensuite et l'accabler. Ce plan adopté à Trachenberg de marcher tous ensemble sur lui, en se dérobant dès qu'il était présent, et en avançant résolûment dès qu'on ne trouvait que ses lieutenants, de l'épuiser ainsi en courses inutiles, et puis quand on l'aurait suffisamment affaibli, d'essayer de l'envelopper pour l'étouffer, ce plan, qui exigeait une condition parfaitement remplie ici, l'ensemble et la persévérance des efforts, la résignation aux pertes quelles qu'elles fussent, ce plan n'était que trop évident, et suivi avec une constance funeste. Napoléon le discernait à merveille, et sans être découragé, il voyait clairement se former autour de lui le cercle de fer dans lequel on cherchait à l'enfermer. Quatre batailles avaient été perdues là où il n'était point, par les fautes que nous avons signalées, fautes remontant accidentellement à ses lieutenants, fondamentalement à lui. Ces batailles de la Katzbach, de Gross-Beeren, de Kulm, de Dennewitz, avaient dépassé en importance la victoire de Dresde; Napoléon quand il avait voulu y remédier, avait inutilement couru ces jours derniers sur Gorlitz, aujourd'hui sur Péterswalde, et il avait vu s'échapper sans cesse l'occasion d'une grande bataille par laquelle il espérait tout réparer. Succès de ce plan, dû surtout à l'étendue que Napoléon avait donnée au rayon de ses opérations. Cette situation révélait le seul défaut de son plan de guerre concentrique autour de Dresde, celui d'en avoir trop étendu le rayon, de l'avoir porté à gauche jusqu'à Berlin, en face jusqu'à Lowenberg, tandis qu'à droite il était forcé de le pousser jusqu'à Péterswalde, ce qui faisait qu'il était trop éloigné de ses lieutenants pour les diriger et les soutenir, et que les courses qu'il était alternativement obligé d'exécuter lui enlevaient à lui son temps, à ses soldats si jeunes la force et le courage. Ce défaut Napoléon le sentait maintenant, et contraint par l'évidence, surtout par le fâcheux état de ses troupes, il forma le projet de rapprocher de lui ses lieutenants. C'est dans ces intentions qu'il s'en revint à Dresde, et c'est d'après elles que ses nouveaux ordres furent calculés et donnés.

Réduction déjà considérable de ses forces, et augmentation de celles de ses ennemis. Napoléon à la reprise des hostilités avait environ 360 mille hommes de troupes actives sur l'Elbe, de Dresde à Hambourg, sans compter ni les garnisons de l'Elbe, de l'Oder, de la Vistule, ni le corps d'Augereau destiné à la Bavière, ni le corps du prince Eugène consacré à l'Italie. Il ne lui en restait guère plus de 250 mille à la suite des événements que nous venons de raconter. Au lieu de 80 mille hommes, Macdonald avec les 11e, 3e et 5e corps, en avait tout au plus 50, et avec Poniatowski 60. Au lieu de 70 mille, le corps d'Oudinot transmis à Ney n'en conservait pas plus de 32 mille. La cavalerie avait déjà perdu beaucoup de cavaliers et de chevaux dans ses allées et venues continuelles. Les corps demeurés autour de Dresde avaient fait aussi des pertes, moins considérables, il est vrai, parce que la débandade, résultat le plus sérieux des défaites, ne les avait pas atteints; pourtant ils en avaient fait d'assez notables, et le total de nos troupes, comme on vient de le voir, le corps de Davout compris, ne dépassait pas 250 mille hommes, lesquels représentaient nos forces disponibles de Dresde à Hambourg. C'était donc une perte de plus de 100 mille hommes, due au feu, aux fatigues, à la désertion des rangs, désertion très-grande chez nos alliés, bien moindre chez les Français, et d'une autre nature, mais réelle cependant. Disposition à la désertion commençant à se manifester parmi ses troupes. Les alliés, ou passaient à l'ennemi, ou s'enfuyaient chez eux en habits de paysans, comme les Saxons et les Bavarois; les Français n'allaient jamais à l'ennemi bien entendu, ne cherchaient qu'en petit nombre à regagner le Rhin, quoiqu'on aperçût déjà quelques maraudeurs sur la route de Mayence, mais erraient sans armes autour de l'armée, épuisant les ressources des villages où ils trouvaient un abri. Cette triste disposition à se débander, que la fatigue, le froid et surtout la faim, avaient développée d'une manière désastreuse dans l'armée de Russie, commençait à reparaître dans notre armée d'Allemagne jusqu'à donner des inquiétudes, et toute marche nouvelle, tout événement incertain, toute défaite surtout, l'aggravaient beaucoup. L'attention de Napoléon était à cet égard singulièrement éveillée, et il était fort préoccupé entre autres soins de celui des subsistances qui devenaient rares, tant il y avait de milliers d'hommes qui depuis le mois de mai vivaient autour de Dresde, dans un rayon de vingt-cinq lieues.

Telles furent les réflexions qui l'assaillirent à son retour à Dresde, réflexions dont les maux éprouvés par l'ennemi ne le consolaient guère. Si en effet les coalisés avaient essuyé des pertes, c'était par le feu, et nullement par la défection ou les privations. Une ardeur inouïe chez les Allemands leur amenait à chaque instant de nouveaux soldats par les levées de volontaires; de grands efforts administratifs de la part des Russes, leur avaient procuré les recrues longtemps attendues. On parlait même d'une armée de réserve arrivant de Pologne sous le général Benningsen, et les Autrichiens dont les rangs s'étaient fort éclaircis à Dresde, en avaient été dédommagés par l'achèvement de leurs préparatifs qui à la reprise des hostilités n'étaient pas terminés. Les vivres abondaient parmi eux, grâce au concours des populations, aux subsides britanniques, et à un papier-monnaie soutenu par la bonne volonté universelle. Aussi la coalition loin d'avoir moins de soldats qu'elle n'en espérait, en avait davantage. Ses effectifs au lieu d'être descendus au-dessous de 500 mille hommes, approchaient de 600 mille. C'est à cette masse formidable que Napoléon devait tenir tête avec 250 mille soldats (220 mille en retranchant le corps de Davout relégué à Hambourg), jeunes, assez fatigués, déjà moins bien nourris qu'au début de la campagne, étonnés bien que non découragés par plusieurs échecs consécutifs, et du reste quoique comptant un peu moins sur la fortune de leur chef, ayant toujours une foi entière en son génie.

Napoléon prend le sage parti de resserrer sa position autour de Dresde. Admirables combinaisons imaginées par suite de cette résolution. Napoléon sans songer encore à évacuer l'Elbe pour le Rhin, sacrifice qu'on ne devait pas attendre de lui, sans songer non plus à porter le centre de ses opérations à Berlin, vaste projet que deux batailles perdues sur la route de cette capitale rendaient désormais impraticable, résolut seulement de resserrer sa position autour de Dresde, et de s'y concentrer pour avoir moins de chemin à parcourir lorsqu'il se porterait sur l'un des points de la circonférence, et pour être en mesure, en restreignant le cercle à garder, de réunir dans sa main une réserve plus forte.

Le maréchal Macdonald avait été obligé de quitter la Sprée et Bautzen par un mouvement que Blucher avait tenté contre Poniatowski, en rejetant ce dernier de Zittau sur Rumburg. Nouvelle position assignée à Macdonald. Il était venu se ranger en avant de Dresde le long d'une petite rivière, la Wessnitz, qui coule transversalement vers cette capitale en décrivant de nombreux circuits, et vient un peu à droite tomber dans l'Elbe à la hauteur de Pirna. (Voir la carte no 58.) Napoléon établit le maréchal Macdonald avec ses anciens corps et Poniatowski le long de cette rivière ou un peu en arrière, Poniatowski (le 8e) à Stolpen, Lauriston (le 5e) à Dröbnitz, Gérard (le 11e) à Schmiedefeld, Souham (le 3e) à Radeberg. Il pouvait en une heure avoir de leurs nouvelles, en deux heures être à leur tête, et en six avoir envoyé les quarante mille hommes de la garde au secours de celui qui serait attaqué.

Retranchements élevés sur le plateau de Pirna et de Berg-Gieshübel pour consolider la position de Saint-Cyr et de Lobau. Napoléon s'appliqua en outre à lier la position de Macdonald placé au delà de l'Elbe, avec celle du maréchal Saint-Cyr posté en deçà, et rien n'égale l'art, la profondeur de calcul avec lesquels il disposa toutes choses conformément au but nouveau qu'il se proposait. D'abord il ne voulait pas à chaque alternative de ce jeu de va-et-vient auquel l'ennemi continuait de se livrer, être forcé d'accourir, ce qui était à la fois fatigant et dérisoire, et il prit des mesures telles que l'ennemi, s'il descendait encore par Péterswalde sur Pirna, fût obligé d'emporter des positions extrêmement fortes, dès lors contraint de s'engager sérieusement, auquel cas il vaudrait la peine de se déplacer pour avoir affaire à lui. En conséquence Napoléon fit retrancher tous les abords des deux plateaux de Pirna et de Gieshübel, sur lesquels l'ennemi devait nécessairement déboucher en venant de Péterswalde. Le plateau de Pirna supérieur à celui de Gieshübel était abordable vers Langen-Hennersdorf. Napoléon y ordonna la construction de plusieurs redoutes, et y plaça la 42e division (Mouton-Duvernet) du corps de Saint-Cyr, laquelle gardait en même temps les deux forts de Lilienstein et de Kœnigstein sur l'Elbe. Le plateau de Gieshübel était traversé par la route de Péterswalde à Gieshübel même: Napoléon y fit construire également de nombreuses redoutes, et y envoya les trois divisions du 1er corps sous le comte de Lobau. Pour mettre de l'unité dans la défense, la 42e, séparée du 14e corps auquel elle appartenait, fut rangée sous les ordres du comte de Lobau, mais le comte de Lobau lui-même sous ceux du maréchal Saint-Cyr, ce qui replaçait tout dans la main de ce dernier. Pour le cas où les deux plateaux seraient forcés vers leur bord extérieur, Napoléon fit retrancher le château de Sonnenstein à l'extrémité du plateau de Pirna, et le Kohlberg à l'extrémité de celui de Gieshübel, de façon que l'ennemi eût une seconde ligne d'ouvrages défensifs à enlever. Enfin à droite de ces deux positions, en face de la vieille route de Tœplitz qui donnait par Liebstadt sur Borna, Napoléon posta le maréchal Saint-Cyr avec les trois autres divisions du 14e corps, et lui prescrivit d'élever des redoutes armées d'une puissante artillerie, en sorte qu'une nouvelle tentative contre ces positions bien retranchées, et défendues par sept divisions, ne pût être désormais une pure feinte.

La garde placée en réserve à Dresde. Napoléon prépara en outre une réserve à ces sept divisions, et la fit consister en deux divisions de la jeune garde établies dans la ville de Pirna. Le reste de la jeune garde et toute la vieille, demeurèrent comme d'usage à Dresde. Napoléon ne s'en tint pas à ces précautions. Lien secret établi à Pirna entre la position de Macdonald et celle de Saint-Cyr. Par un calcul des plus savants, il voulut créer un lien secret et ignoré entre les deux positions, de Macdonald au delà de l'Elbe, de Saint-Cyr en deçà. Il y avait, comme on l'a vu, deux ponts entre les forts de Kœnigstein et de Lilienstein; il en fit jeter un troisième à Pirna même, de manière que la jeune garde et une portion du corps de Saint-Cyr pussent passer l'Elbe à l'improviste, et tomber sur la gauche de l'ennemi qui attaquerait Macdonald, et que de son côté Poniatowski avec une portion de Macdonald pût venir se ruer sur la droite de l'ennemi qui attaquerait Saint-Cyr. Grâce à ces combinaisons, Napoléon pouvait espérer de n'avoir plus tant à courir, ou du moins de ne plus le faire en pure perte, contre des corps qui s'amuseraient à le troubler sans vouloir se battre sérieusement.

Position du maréchal Victor à Freyberg. Le maréchal Victor dut rester à Freyberg, d'où il observait les autres débouchés qui, plus en arrière encore de Dresde, par la route de Commotau à Chemnitz, permettaient à l'ennemi de se diriger sur Leipzig. À Freyberg il n'interceptait pas précisément cette route, mais il lui était facile de s'y porter en une ou deux marches, et en même temps il n'était pas assez avancé pour ne pouvoir pas rétrograder jusqu'à la position du maréchal Saint-Cyr, si l'ennemi débouchait par Tœplitz sur Péterswalde ou sur Altenberg.

Le général Lefebvre-Desnoëttes avec quelques mille chevaux, chargé de poursuivre les partisans qui infestent déjà la Saxe. Quant aux partisans dont on voyait déjà un bon nombre, non-seulement sur la grande route de Commotau à Leipzig, mais même sur celle de Carlsbad à Zwickau, Napoléon s'occupa de mettre à leur poursuite une certaine quantité de cavalerie, afin de les pourchasser s'ils n'étaient que des partisans lancés à l'aventure, et de découvrir leur destination s'ils étaient l'avant-garde d'une armée marchant sur Leipzig. Il détacha de Dresde Lefebvre-Desnoëttes, et le fit rétrograder sur Leipzig avec trois mille hommes de cavalerie légère. Ce brave général devait recevoir à titre de prêt momentané la cavalerie légère du maréchal Victor qui était à Freyberg, celle du maréchal Ney qui s'était fort rapproché depuis la bataille de Dennewitz, emprunter 2 mille hommes d'infanterie au général Margaron, qui avait à Leipzig beaucoup de bataillons de marche, et fondre avec ces forces réunies sur les partisans qui infestaient la Saxe, et avaient intercepté quelques-uns de nos convois. Ces partisans paraissaient dirigés par le général saxon Thielmann, le même qui avait passé à l'ennemi quelques mois auparavant, et qui avec de l'infanterie légère autrichienne, avec les Cosaques de Platow, venait à la fois couper nos communications, et tâcher d'insurger la Saxe sur nos derrières. Lefebvre-Desnoëttes avec 7 ou 8 mille cavaliers et 2 mille fantassins, avait mission de le poursuivre sans relâche. Voici enfin ce que Napoléon ordonna relativement au maréchal Ney actuellement replié sur Torgau. Nouvelle organisation du corps de Ney. D'abord pour donner plus d'unité à son armée, il avait prononcé la dissolution du 12e corps spécialement commandé par le maréchal Oudinot, et rappelé ce maréchal auprès de lui. Il avait ensuite réparti les deux divisions françaises de ce corps entre les 4e et 7e, pour procurer à ceux-ci plus de consistance, et consacré à l'escorte des grands parcs ce qui restait de la division bavaroise, car on ne pouvait plus avec sûreté employer cette division devant l'ennemi. Il avait dédommagé le maréchal Ney des trois ou quatre mille hommes perdus par cette nouvelle distribution, en lui accordant l'excellente division polonaise Dombrowski, laquelle s'était conduite et allait encore se conduire héroïquement. Elle avait fait partie de la division active de Magdebourg sortie de cette place sous le général Girard, et condamnée maintenant à l'inaction pour un temps indéfini. Son établissement à Torgau et son rôle. Le maréchal Ney renforcé quelque peu en nombre, beaucoup en qualité de troupes, n'ayant plus que des lieutenants généraux sous ses ordres, fut établi entre Torgau et Wittenberg, afin d'arrêter ou du moins de contrarier beaucoup le premier corps ennemi qui essayerait de franchir l'Elbe. Comptant environ 36 mille hommes, dans lesquels il n'y avait plus en fait d'Allemands que quelques mille Saxons bien entourés, il ne pouvait pas sans doute tenir tête à une grande armée qui voudrait résolûment passer l'Elbe, mais il pouvait disputer le passage jusqu'à ce qu'on vînt à son secours, ce qui était devenu facile depuis que Napoléon avait concentré si habilement, quoique si tardivement, ses forces autour de Dresde. Napoléon adopta provisoirement une mesure pour assurer au maréchal Ney les secours dont il aurait besoin, mesure combinée, comme toutes celles qu'il prenait, de manière à pourvoir à plus d'un objet à la fois. Position du maréchal Marmont, dans la double intention de lier Macdonald avec Ney, et de couvrir les arrivages de l'Elbe. Il plaça le maréchal Marmont avec 18 mille hommes d'infanterie, le général Latour-Maubourg avec 6 mille hommes de cavalerie à Grossenhayn, un peu au delà de l'Elbe, et à mi-chemin de Dresde à Torgau. Ces 24 mille hommes, outre qu'ils étaient prêts à tendre la main au maréchal Ney, devaient protéger la navigation de Hambourg à Dresde, laquelle ne laissait pas d'offrir des difficultés, depuis que l'ennemi victorieux sur notre gauche s'approchait des bords de l'Elbe. Or on doit se souvenir que notre principale source d'alimentation était à Hambourg. Cette ville s'était rachetée au moyen d'une contribution de 50 millions de francs, acquittés en grande partie en blés, en riz, en viandes salées, en spiritueux, en cuirs, en chevaux. Une portion de cet approvisionnement avait remonté jusqu'à Dresde, et avait été consommée. Il en restait à Torgau une partie dont on avait déjà besoin, car malgré les soins constants de M. Daru, malgré l'habileté qu'il déployait pour l'entretien de l'armée, il avait peine à y suffire, surtout depuis que les partisans interceptaient les routes de Leipzig à Dresde, et empêchaient l'exécution des marchés passés avec les habitants. Le corps cantonné à Grossenhayn devait donc assurer les arrivages par l'Elbe, ainsi que les évacuations de blessés et de malades que Napoléon avait ordonnées sur Torgau, Wittenberg et Magdebourg.

Ensemble admirable des dispositions de Napoléon, ayant toutes pour but de passer l'hiver à Dresde. Telles furent les dispositions de Napoléon rentré à Dresde vers le milieu de septembre. Avec quatre corps réunis sous Macdonald en avant de l'Elbe, avec les corps de Lobau, de Saint-Cyr, de Victor en arrière de ce fleuve, appuyés les uns et les autres sur de bons retranchements et communiquant par plusieurs ponts, avec Ney gardant aux environs de Torgau l'Elbe inférieur, avec Marmont et Latour-Maubourg placés entre Torgau et Dresde pour protéger les arrivages du fleuve et flanquer Macdonald, ou descendre au secours de Ney, enfin avec toute la garde concentrée à Dresde et prête à fournir un secours de 40 mille hommes à celui de nos généraux qui serait en danger, sans compter 7 à 8 mille chevaux courant sur nos derrières après les partisans, Napoléon croyait avoir suffisamment resserré sa position, et se flattait même, les vivres arrivant, de pouvoir y passer l'hiver, sans être obligé de s'épuiser en courses vaines afin de parer à de trompeuses démonstrations. Il espérait n'avoir dorénavant à se déplacer que pour des tentatives sérieuses, qui vaudraient alors la peine qu'elles lui coûteraient. Il n'y avait dans cette nouvelle manière de s'asseoir qu'un grave inconvénient, c'était la perte probable des places de l'Oder et de la Vistule, dont les nombreuses garnisons bloquées depuis plus de huit mois, ne tiendraient certainement pas au delà de l'automne. Ces garnisons laissées au loin dans l'espérance de revenir sur la Vistule après une bataille gagnée, étaient un sacrifice fait au désir chimérique de rétablir sa grandeur en une journée. Napoléon n'y comptait plus guère aujourd'hui, et il voyait avec regret ces excellentes troupes sacrifiées; mais le mal était sans remède, et actuellement il ne songeait qu'à se maintenir sur l'Elbe, ce qui d'ailleurs était pour ces mêmes garnisons, tant qu'il y resterait, un sujet de confiance et une raison de persévérer dans leur résistance. Rien ne disait, après tout, qu'à la suite d'un événement heureux on ne pourrait pas obtenir encore un armistice, dont les conditions essentielles seraient de ravitailler les places de l'Oder et de la Vistule.

Nouvelle apparition de l'armée de Bohême sur la chaussée de Péterswalde. Tandis qu'il était à Dresde livré à ces pensées, un nouvel acte de l'ennemi le rappela tout à coup vers Pirna. Les Autrichiens ne s'étaient éloignés un moment des Russes et des Prussiens que pour se réorganiser un peu en arrière du théâtre de la guerre, et pour parer à quelque tentative sur Prague, qu'on avait pu craindre en voyant Napoléon marcher vers Bautzen et Gorlitz, comme il avait fait les 4 et 5 septembre. Motifs qui la ramènent. Rassurés à cet égard par son retour à Dresde, remis de leur rude secousse des 26 et 27 août, ils étaient revenus à Tœplitz, sentant bien que c'était une faute grave que de laisser Kleist et Wittgenstein seuls devant la grande armée française. À peine Wittgenstein les avait-il sus de retour, que le 13 septembre au matin il résolut de repasser les montagnes, et de se montrer de nouveau devant les camps de Pirna et de Gieshübel. Il n'y avait pas grand effort à faire pour entraîner le Prussien Kleist, et ils revinrent tous deux à la charge contre Saint-Cyr et Lobau, surtout contre ce dernier. Malheureusement les ouvrages ordonnés par Napoléon le 11 à Langen-Hennersdorf, à Gieshübel, à Borna, ne pouvaient être exécutés le 13, et le comte de Lobau fut obligé de se replier sur Gieshübel, comme on l'avait déjà fait si souvent. Napoléon revient avec sa réserve sur la chaussée de Péterswalde, et arrive le 15 au soir à Hollendorf. Bien qu'il n'y eût aucun goût et qu'il ne s'en promît aucun résultat, Napoléon dut opérer un nouveau mouvement vers les montagnes de la Bohême, pour rejeter encore une fois au delà de ces montagnes les incommodes et fatigants visiteurs qui venaient sans cesse le troubler. Ayant d'ailleurs conservé une partie de la garde à Pirna même, il n'avait à déplacer que sa personne qu'il ne ménageait guère, et il revint avec la vague espérance à laquelle il se livra peu, mais qu'il ne put absolument chasser de son esprit, de punir une bonne fois l'ennemi si tracassier qu'il avait sur sa droite, et déjà un peu sur ses derrières. Aspirant avec passion à une grande bataille qui seule pouvait changer sa situation, il se laissait aller malgré lui à l'espoir de la rencontrer sur son chemin dès que l'ennemi approchait.

Le 15 donc, se mettant à la tête de ses troupes, il fit pousser l'ennemi de Gieshübel sur Péterswalde, où il le ramena en grand désordre. Mais quelques centaines d'hommes pris ou hors de combat furent encore le seul résultat de ce mouvement. Toutefois l'ennemi resta fièrement en avant des défilés de Hollendorf, au pied du faîte qui sépare la Saxe de la Bohême. Le 16, Napoléon après avoir vivement poursuivi l'ennemi, se trouve en vue de Kulm et en présence de l'armée de Bohême, forte de 120 mille hommes. On priait le ciel qu'il fût aussi fier le lendemain, mais on ne s'en flattait guère. Le lendemain 16 septembre, Napoléon, malgré un temps horrible, se remit en marche vers le défilé de Hollendorf, tandis qu'à sa droite le maréchal Saint-Cyr s'était dirigé de Furstenwalde sur le col du Geyersberg, qu'on n'avait pas pu franchir le 10. On poursuivit chaudement les Russes et les Prussiens, et une fois les gorges franchies, les lanciers rouges de la garde fondant sur eux au galop en piquèrent et en prirent un bon nombre. Dans l'une de ces charges, le colonel Blucher, fils du général de ce nom, tomba dans nos mains atteint de plusieurs coups de lance. Il fut traité avec beaucoup d'égards, et à son langage on put voir que la nécessité, mais non l'affection et la confiance, tenait les coalisés unis. Peu importait au reste le sentiment qui les rapprochait, s'il suffisait pour les faire marcher ensemble encore une ou deux campagnes! Sur la fin du jour on arriva aux environs de Kulm, et on trouva toute l'armée de Bohême établie dans de fortes positions, où il était difficile de l'attaquer avec succès. Elle y était au nombre d'au moins 120 mille hommes depuis le retour des Autrichiens, et Napoléon n'en avait pas plus de 60 mille. Il aurait fallu qu'il dégarnît les bords de l'Elbe pour en amener davantage, et l'occasion n'était vraiment pas assez belle pour qu'il risquât de découvrir les points importants de sa ligne.

Le 17, un orage affreux et l'insuffisance de ses forces ramènent Napoléon à Pirna. Le lendemain 17 il employa la matinée à canonner les Russes, et à leur tuer ainsi quelque monde; mais un orage affreux, mêlé de pluie, de grêle, de neige, exposant le soldat à de graves souffrances, était une raison suffisante pour se retirer. Il repassa la chaîne des montagnes, dit adieu à ces plaines de Bohême qu'il ne devait plus revoir, et vint se poser à Pirna, près du pont qu'il avait fait établir en secret, afin que l'ennemi ne se doutât point de la masse de forces qui pouvait en quelques heures déboucher sur l'une ou l'autre rive. Il y réunit toute la garde, et se tint là aux aguets, prêt à saisir l'occasion et à conduire quarante mille hommes au secours de Macdonald ou de Saint-Cyr, si une tentative sérieuse était faite sur la rive droite ou sur la rive gauche du haut Elbe. En ce moment le maréchal Macdonald apercevait des mouvements singuliers chez l'ennemi. Nouvelle position qu'il prend avec sa réserve à Pirna. Il semblait que d'une part des troupes nouvelles remontaient de gauche à droite pour entrer en Bohême par le débouché de Zittau, et que de l'autre des troupes allant de droite à gauche quittaient Blucher pour rejoindre Bernadotte. Toutefois comme les événements les plus graves paraissaient devoir s'accomplir sur le front de Macdonald, Napoléon jugea convenable de rester à sa position de Pirna. S'il fallait en effet fondre sur les assaillants qui viendraient attaquer Macdonald, il aimait mieux au lieu d'aller passer l'Elbe à Dresde, le passer à Pirna ou à Kœnigstein, car outre le chemin épargné à ses troupes, il prendrait ainsi en flanc et à revers l'ennemi qui aurait abordé de front la position de Dresde. De plus en se tenant à Pirna avec toute sa garde, il conservait la facilité de se rabattre en arrière sur le flanc de la colonne qui reviendrait encore tracasser le comte de Lobau à Gieshübel. Enfin par sa présence il accélérait et dirigeait les travaux ordonnés sur ces divers points. On ne pouvait donc mieux se placer, ni combiner ses opérations d'une manière plus habile. Mais ces manœuvres si savantes n'empêchaient pas la guerre de traîner tristement en longueur, d'épuiser nos jeunes soldats en fatigues au-dessus de leur âge, d'éloigner surtout ces événements décisifs auxquels Napoléon avait habitué la France et l'Europe, et dont il avait besoin pour soutenir le moral de son armée et déconcerter la haine toujours croissante de ses ennemis. Chagrin de Napoléon et commencement d'inquiétude en voyant la guerre se prolonger. Aussi était-il chagrin sans être découragé, et entendait de nombreuses critiques même parmi ses officiers qui, au lieu de condamner hardiment son imprudente ambition, blâmaient à tort sa tactique admirable, laquelle ne laissait rien à désirer, et quand elle péchait en quelque chose, ne péchait que par la faute de sa politique. L'idée la plus répandue dans son état-major, c'est qu'il aurait fallu se reporter sur la Saale, ligne, comme nous l'avons dit, impossible à défendre plus de huit jours, et vers laquelle on ne pouvait rétrograder que pour se replier tout de suite sur le Rhin, ce qui était l'abandon instantané de toutes les prétentions pour lesquelles on avait continué la guerre. Cet abandon, il était à jamais regrettable de ne l'avoir pas fait deux mois auparavant, mais aujourd'hui il était devenu presque impraticable. Évacuer l'Elbe militairement eût été difficile, eût entraîné la retraite immédiate sur le Rhin, avec le sacrifice de tout ce qu'on laissait sur la Vistule, sur l'Oder, et peut-être sur l'Elbe, c'est-à-dire avec le sacrifice de cent vingt mille hommes, et de trente mille malades, avec chance de démoraliser l'armée et de perdre quelque grande bataille en se retirant. À l'évacuer, il eût mieux valu l'évacuer politiquement, en offrant sur-le-champ de rouvrir les négociations sur la base de l'abandon de l'Allemagne, mais les coalisés enivrés d'espérance y auraient-ils consenti dans le moment? C'était peu probable. La faute donc d'être resté sur l'Elbe, non à cause de l'Elbe lui-même, mais de tout ce qu'on avait la prétention d'y défendre, condamnait presque à y demeurer jusqu'à périr. Son désir d'un événement décisif. Au surplus Napoléon était loin de se croire réduit à une pareille extrémité. Il entrevoyait toujours ou une petite guerre de va-et-vient, dans laquelle il se proposait bien de ne plus user les jambes de ses soldats, et qui lui permettrait de gagner l'hiver sain et sauf, ou une entreprise considérable sur ses derrières, partant de la Bohême ou de l'Elbe inférieur, qui entraînerait une bataille décisive. C'est cette dernière chance dont il se flattait le plus, et qui effectivement était le plus près de se réaliser, mais dans des conditions qui n'étaient pas celles qu'il avait toujours espérées.

Résolution chez les coalisés de terminer la campagne par une bataille générale, et qui décide du sort de la guerre. En effet, les coalisés étaient résolus à terminer la campagne par une rencontre directe avec Napoléon. Leur tactique consistant à l'éviter, pour tomber sur ses lieutenants, ne pouvait pas être éternelle, et elle avait déjà suffi pour le réduire à une telle infériorité de forces, qu'ils étaient dans la proportion de deux, et allaient être bientôt dans celle de trois contre un. Mais il fallait en venir enfin au moment, désiré et redouté tout à la fois, de se jeter en masse sur lui pour l'accabler. Le désirer était simple, surtout la saison commençant à s'avancer; l'exécuter ne l'était pas autant. L'armée de Bohême revient à l'idée de descendre en Saxe, et de marcher sur Leipzig, mais elle voudrait être jointe par l'armée de Silésie. La grande armée de Bohême, de beaucoup la plus forte et la mieux composée, presque remise depuis Kulm de la secousse essuyée sous les murs de Dresde, influencée en outre par la présence de souverains impatients d'arriver à un résultat, était disposée à tenter une nouvelle descente de Bohême en Saxe sur les derrières de Napoléon, mais pas aussi près, et elle revenait à l'idée première de se porter par Commotau et Chemnitz sur Leipzig. Les nombreux partisans lancés sous Thielmann et sous Platow, entre l'Elster et la Saale, étaient comme les avant-coureurs destinés à lui frayer la route. Toutefois, avant d'essayer une si vaste entreprise, qui allait amener un duel à mort avec Napoléon, elle aurait souhaité que deux des trois armées actives marchassent réunies, celles de Silésie et de Bohême par exemple. Pour cela elle aurait voulu que l'armée russe de réserve, depuis longtemps préparée en Pologne sous le général Benningsen, et actuellement rendue à Breslau, vînt prendre la place de Blucher devant Dresde, que celui-ci, profitant de l'occasion pour se dérober, allât par Zittau opérer sa jonction en Bohême avec l'armée de Schwarzenberg, et que tous ensemble ils marchassent sur Leipzig. À cette condition seulement le grand état-major des trois souverains osait concevoir l'idée de risquer une seconde bataille de Dresde, non pas à Dresde mais à Leipzig.

L'armée de Silésie désire tout aussi vivement une opération décisive, mais elle ne voudrait pas se joindre à l'armée de Bohême. Ce n'était pas, on le pense bien, auprès de Blucher et de ses amis que devait fermenter avec moins de force la pensée de faire aboutir la campagne actuelle à un résultat prochain et décisif. Blucher et ses officiers, tout fiers d'avoir ramené les Français du Bober sur l'Elbe, brûlaient du désir d'arriver à un dénoûment, et ils étaient prêts à tout braver pour y parvenir. Dès les premiers jours de septembre Blucher avait envoyé en Bohême un personnage de confiance, pour sonder les officiers prussiens qui entouraient le roi, et susciter chez eux l'idée d'une grande opération sur les derrières de Napoléon. Officier envoyé par Blucher auprès des généraux prussiens opérant avec l'armée de Bohême. Cet émissaire les avait trouvés fort disposés à en finir, remplis toutefois de l'idée que nous avons exposée, et consistant à transporter Blucher lui-même en Bohême pour descendre sur Leipzig avec les deux armées de Bohême et de Silésie réunies. Mais Blucher et ses amis du Tugend-Bund dont il était entouré, avaient trop le goût de l'indépendance pour se placer volontiers sous l'autorité directe de l'état-major des souverains. Ils avaient toutefois pour résister à ce qu'on leur proposait des raisons meilleures que leur goût d'indépendance. Il était difficile en effet que l'armée de Silésie parvînt à dérober assez complétement sa marche à Napoléon, pour qu'elle pût remonter en Bohême, traverser les montagnes, et en longer le pied jusqu'à Tœplitz, sans attirer sur elle quelque coup redoutable. Cependant comme il fallait tôt ou tard que Blucher, s'il ne voulait pas se morfondre inutilement devant Dresde, exécutât une manœuvre hardie ou sur le bas Elbe, ou sur le haut, la raison alléguée n'était pas sans réplique. Blucher et ses amis aiment mieux se réunir à l'armée du Nord, pour forcer Bernadotte à passer l'Elbe avec eux. L'état-major de Silésie en donna une encore plus forte, et à laquelle il était difficile de répondre. Les nouvelles qu'on avait de l'armée du Nord étaient des moins satisfaisantes. Les généraux russes et prussiens, mais surtout les prussiens, placés sous le prince de Suède, se plaignaient de son inaction pendant les batailles de Gross-Beeren et de Dennewitz. Ils l'accusaient formellement ou d'une prudence approchant de la faiblesse, ou d'une infidélité approchant de la trahison. Ils soutenaient que dans ces deux circonstances il avait tout laissé faire aux généraux prussiens, que les sachant dans l'embarras il s'était peu hâté de les en tirer, qu'ayant pu détruire l'armée française, il ne l'avait pas voulu, ou pas osé. Cette dernière supposition était la vraie. Il n'avait risqué qu'en tremblant sa fausse renommée, et son excessive prudence avait ainsi fait mettre en doute son énergie militaire ou sa loyauté. En ce moment encore, n'ayant devant lui que Ney réduit à 36 mille hommes, il restait blotti sous le canon de Magdebourg, et feignait sur l'Elbe des préparatifs de passage sans aucune envie de les exécuter. Ils proposent de joindre l'armée russe de Benningsen à l'armée de Bohême, qui descendra sur Leipzig, et de réunir l'armée de Silésie à l'armée du Nord pour passer l'Elbe en commun, et se rendre également à Leipzig. En conséquence Blucher disait qu'à déplacer l'armée de Silésie pour la faire coopérer avec celle de Bohême ou celle du Nord, il valait mieux la réunir à cette dernière, qui certainement n'agirait que dominée et entraînée par une autre. Il proposait donc, au lieu de se rendre en Bohême, d'y envoyer l'armée de Benningsen, laquelle pénétrant par Zittau, couverte par lui pendant cette marche, n'aurait rien à craindre, et rejoindrait sans aucun péril le prince de Schwarzenberg à Tœplitz. Il offrait, ce mouvement terminé, d'exécuter une attaque simulée sur le camp retranché de Dresde, puis de laisser à sa place quelques troupes de cavalerie pour tromper les Français, de descendre avec 60 mille hommes sur l'Elbe inférieur, de forcer Bernadotte à passer ce fleuve vers Wittenberg, de remonter ensuite avec lui le cours de la Mulde jusqu'à Leipzig à la tête de 120 ou 130 mille hommes, tandis que le prince de Schwarzenberg accru de Benningsen y descendrait avec plus de 200 mille. On aurait ainsi 320 mille hommes au moins sur les derrières de Napoléon, et on l'obligerait à une bataille générale, désastreuse pour lui s'il la perdait, et peu douteuse pour les souverains en la livrant avec une telle supériorité de forces.

Ce plan, qui sans une bien grande profondeur de conception, avait dans la puissance du nombre, dans la passion des coalisés, de véritables chances de succès, parut avec raison très-préférable à celui qu'on avait conçu en Bohême, et le désir ardent du triomphe commun faisant taire tous les amours-propres, on l'adopta. Adoption du plan proposé par l'armée de Silésie. Détail de ce plan. En conséquence il fut convenu que le général Benningsen avec son armée de réserve, qui était forte d'environ 50 mille hommes et avait déjà traversé la Silésie, s'acheminerait vers le défilé de Zittau que Poniatowski ne gardait plus, pénétrerait en Bohême, passerait le haut Elbe à l'abri des montagnes, entre Leitmeritz et Tetschen, et joindrait le prince de Schwarzenberg à Tœplitz; que ce dernier alors comptant environ 200 mille hommes se mettrait en marche, et se bornant à masquer le défilé de Péterswalde, déboucherait en Saxe par Commotau sur Chemnitz; qu'à cette même époque Blucher exécutant de vives démonstrations contre Dresde, se déroberait par un rapide mouvement sur sa droite, irait passer l'Elbe à Wittenberg, forcerait Bernadotte à le franchir à Roslau, que l'un et l'autre remonteraient entre la Mulde et la Saale sur Leipzig, tandis que le prince de Schwarzenberg y descendrait en suivant le cours de ces deux rivières, qu'on tendrait ainsi les uns et les autres à se réunir dans les environs de Leipzig pour y livrer une bataille de géants. Le danger évident de cette manœuvre, parfaitement compris de ces élèves et ennemis de Napoléon, c'était d'être assaillis par celui-ci avant la jonction générale de toutes les forces de la coalition. Mais l'état-major de Blucher soufflant à tous la passion dont il était animé, on résolut de braver ce danger quel qu'il fût, car il fallait bien finir par s'exposer à un grand péril, si on voulait aboutir à un grand résultat. Seulement on se promit une extrême prudence dans la marche périlleuse qu'on allait entreprendre, et, une fois la bataille engagée, une énergie désespérée.

Tels étaient le savoir militaire et la haine implacable auxquels Napoléon avait amené tout le monde, en foulant depuis quatorze années l'Europe à ses pieds.

Le général Benningsen entre en Bohême avec l'armée russe de réserve. Le plan une fois adopté, on procéda sur-le-champ à son exécution. Le général Benningsen pénétra le 17 septembre dans les gorges de Zittau, et vers les 22 et 23 septembre fut rendu à Tœplitz. Blucher se prépare à se mettre en mouvement. Blucher avait secrètement informé les généraux Tauenzien et Bulow de ses projets, les avait pressés d'occuper fortement les Français devant Wittenberg, Torgau, Grossenhayn, et lui-même s'était continuellement agité autour de Dresde, pour cacher le grand mouvement qu'il préparait par sa droite vers le bas Elbe.

Cette agitation incessante sur notre front, les apparitions des coureurs de Thielmann et de Platow sur notre droite et nos derrières, des préparatifs de passage vers l'Elbe inférieur (nous désignons ainsi l'Elbe au-dessous de Torgau), enfin la saison avancée, étaient des signes plus que suffisants pour inspirer à Napoléon l'idée d'événements graves et prochains. Napoléon soupçonne les projets des coalisés. Il avait toujours pensé que ne pouvant l'aborder de front dans sa position de Dresde, on essayerait de le tourner, ou par sa droite en débouchant de la Bohême, ou par sa gauche en passant l'Elbe inférieur, et peut-être par les deux côtés à la fois. Il avait lui-même un tel désir d'un événement décisif, qu'il en était arrivé à souhaiter de semblables manœuvres, n'imaginant pas qu'une bataille où il serait de sa personne et avec toutes ses réserves pût être autre chose qu'un désastre pour ses ennemis, et ne trouvant dangereuse que cette tactique de va-et-vient qui avait déjà tant épuisé ses troupes, porté même une certaine atteinte à son immense prestige. Seulement il tenait sans cesse l'œil ouvert, pour n'être pas surpris, et pour tomber à temps sur le téméraire qui oserait le premier se risquer sur ses derrières.

Diverses circonstances de détail lui font supposer que Blucher va descendre l'Elbe, et pour s'en assurer il ordonne une forte reconnaissance sur le front de Macdonald. Le 22 septembre un concours de petits événements éveilla fortement son attention. Le maréchal Marmont accru de la cavalerie de réserve du général Latour-Maubourg avait été placé, comme on a vu, à Grossenhayn, pour protéger les convois de vivres qui remontaient vers Dresde, et les convois de blessés qui en descendaient. Cette précaution avait réussi; un chargement de farines était parvenu à Dresde, et de nombreux blessés étaient arrivés sans accident à Torgau. Mais tout à coup la cavalerie légère du général Chastel fut assaillie par la grosse cavalerie du général Tauenzien, et vivement ramenée. En même temps le général Bulow qui bombardait Wittenberg, fit mine de jeter un pont aux environs de cette place, et plus haut le général russe Sacken qui formait la droite de Blucher en face du camp de Dresde, opéra divers mouvements très-apparents. Napoléon devinant aussitôt le plan des coalisés, se figura que toute cette agitation de Dresde à Wittenberg cachait une tentative de Blucher pour se porter sur le bas Elbe, et il se mit sur-le-champ en garde. Depuis ses dernières marches sur Kulm, pendant les journées des 15, 16, 17 septembre, il était resté à l'affût, prêt à se jeter par le pont de Pirna sur la rive droite ou sur la rive gauche de l'Elbe, suivant qu'il y aurait un téméraire d'un côté ou de l'autre. Il quitta immédiatement son poste, vint à Dresde, et enjoignit à Macdonald d'exécuter avec ses trois corps une reconnaissance à fond, de pousser à outrance l'ennemi sur Harta, même sur Bautzen, pour savoir au juste si Blucher était là, ou n'y était plus. Napoléon fit savoir à Macdonald qu'il serait lui-même à sa suite avec une portion de la garde, pour agir vigoureusement contre l'armée de Silésie, si toutefois elle était encore dans les mêmes positions.

Napoléon assiste de sa personne à la reconnaissance que Macdonald est chargé d'exécuter. Il s'y rendit donc de sa personne, et cette reconnaissance de tous les corps français composant l'armée de Macdonald, contre les divers corps formant l'armée de Blucher, commencée le 22 septembre, continuée le 23 jusqu'à Bischofswerda, révéla la présence de Blucher avec les mêmes forces, dans les mêmes lieux. On ramassa en effet des prisonniers appartenant aux trois corps de Langeron, d'York, de Sacken; Napoléon en conclut qu'il s'était trop hâté de prêter à ses ennemis des desseins audacieux, et en douta presque pour les avoir supposés trop tôt. Les trois corps de Blucher trouvés en place trompent Napoléon, non sur le plan des coalisés, mais sur l'époque de son exécution. Le général Blucher employa une feinte inutile pour le tromper, ce fut d'envoyer aux avant-postes par un parlementaire, et pour son fils prisonnier, une lettre signée de lui, et datée de Bischofswerda[22]. Il espéra ainsi persuader encore mieux à Napoléon que rien n'était changé dans les dispositions des coalisés, et que rien ne changerait. Ce ne fut pas cette lettre, à laquelle on n'attacha aucune importance, mais une circonstance plus sérieuse, la présence à Bischofswerda des trois corps composant l'armée de Silésie, qui sans abuser Napoléon, sans l'empêcher de croire au plan qu'il avait sitôt deviné, le disposa seulement à en regarder l'exécution comme moins prochaine qu'elle ne l'était effectivement. Trouvant encore Blucher devant lui les 22 et 23 septembre, Napoléon n'en conclut pas qu'il y resterait toujours, mais qu'il en partirait moins prochainement, et il fit des dispositions moins promptes quoique tout aussi justes, qu'il ne les aurait faites autrement. Ainsi il résolut de resserrer encore davantage sa position, et de ne plus laisser devant Dresde que le seul 11e corps, celui que le maréchal Macdonald avait toujours commandé directement, et de satisfaire ce maréchal en le déchargeant du commandement des 3e, 5e et 8e. Napoléon resserre encore davantage sa position autour de Dresde, et fait repasser l'Elbe à plusieurs de ses corps, pour être prêt contre toutes les tentatives de l'ennemi sur ses derrières. Il envoya le 3e (celui du général Souham) à Meissen, petite ville située sur l'Elbe, au-dessous de Dresde. Il ramena Marmont avec le 6e corps, Latour-Maubourg avec la grosse cavalerie, de Grossenhayn à ce même point de Meissen, pour qu'ils fussent plus à portée de secourir Ney, en cas d'une tentative de passage vers Torgau ou Wittenberg. Il amena le 5e (Lauriston) à Dresde même, et achemina le 8e (Poniatowski) sur la route de Waldheim et de Leipzig, afin d'aider Lefebvre-Desnoëttes contre les coureurs de Thielmann et de Platow, et de former la tête de colonne de l'armée s'il fallait se rabattre en arrière sur les masses ennemies venant de la Bohême. Napoléon prit donc ses précautions dans le vrai sens des desseins des coalisés, mais, nous le répétons, sans se hâter, car il ne croyait pas ces desseins si près de leur exécution qu'ils l'étaient réellement.

Il envoie le général Rogniat pour occuper les passages de la Saale en cas de retraite forcée. À ces mesures il en ajouta quelques autres qui prouvent qu'un vague pressentiment l'avertissait que bientôt la guerre pourrait se reporter sur le Rhin, ou au moins sur la Saale. En effet il prescrivit au général Rogniat, qui dirigeait le génie de la grande armée depuis la captivité du général Haxo, de relever les défenses de Mersebourg sur la Saale, d'y préparer des ponts, afin d'avoir sur cette rivière une ligne de retraite assurée. Il ordonna d'évacuer de Dresde sur Leipzig, de Leipzig sur Erfurt, d'Erfurt sur Mayence, tous les blessés et malades qu'on aurait le moyen de transporter par terre, et voulut même qu'on fît aux officiers blessés ayant les moyens de se déplacer à leurs frais, certaines insinuations pour les décider à regagner le Rhin, en mettant du reste un grand soin à ne pas rendre ces insinuations alarmantes. Nouvelles levées d'hommes. Prévoyant que la guerre serait longue et acharnée, il rédigea un décret pour la levée de 120 mille hommes sur les classes antérieures de 1812, 1811, 1810, et un autre pour la levée de 160 mille sur la conscription de 1815, laquelle serait ainsi anticipée de deux ans. Celle de 1814 était déjà tout entière dans les dépôts. Il comptait, avec les réfractaires que des colonnes mobiles pourchassaient en ce moment, porter cette levée à plus de 300 mille hommes, et espérait en l'exécutant dans l'automne l'avoir toute disponible en hiver, et prête à combattre au printemps. Il rédigea lui-même le discours que l'Impératrice régente adresserait au Sénat en cette occasion; il lui enjoignit d'y aller en personne, et de tenir ainsi une espèce de lit de justice, inutile assurément pour soumettre un corps qui devait être soumis jusqu'au jour de la chute de l'Empire. Enfin il donna des ordres directs au ministre de la guerre pour la mise en état de défense des places du Rhin, et surtout d'Italie. Cependant tout en prescrivant ces mesures de prudence sur ses frontières, il contremanda les vastes approvisionnements de vivres que le duc de Feltre avait ordonnés sur le Rhin, d'après la lettre de M. de Bassano, précédemment citée, et il les contremanda afin d'épargner aux populations des alarmes fâcheuses, et, suivant lui, prématurées.

Premier mouvement des armées de Bohême et de Silésie. Tandis que Napoléon prenait ces mesures, les coalisés exécutaient plus tôt qu'il ne l'avait supposé leur double mouvement sur Leipzig, par la Bohême et par l'Elbe inférieur. Le prince de Schwarzenberg se faisant précéder par une colonne autrichienne, marchait de Tœplitz sur Commotau, et Blucher, après être demeuré immobile en présence de Napoléon les 22, 23 et 24 septembre, se dérobait tout à coup pour descendre l'Elbe de Dresde à Wittenberg. Afin de mieux cacher son mouvement, il avait porté en avant sa droite, formée par le général Sacken, et lui avait ordonné de diriger une forte attaque contre Meissen, dans l'intention de défiler avec son centre et sa gauche derrière cette droite rendue si apparente, et de courir sur Wittenberg. Il se proposait ensuite de retirer sa droite elle-même, et de la réunir devant Wittenberg, où il devait franchir l'Elbe.

Blucher se dérobe, et feignant une attaque sur Meissen, se porte devant Wittenberg. Il entra en opération le 25 septembre, et, tandis que Sacken attaquait les avant-postes de Macdonald d'un côté, ceux de Marmont de l'autre, il se mit en marche vers l'Elbe inférieur. Il laissa pour le remplacer devant Dresde le corps russe de Sherbatow, fort de 8 mille hommes, ainsi que la division légère autrichienne de Bubna, forte de 10 mille, et chargée de la garde de Zittau lorsque le prince Poniatowski était sur ce point. Ce corps de 18 mille hommes environ était suffisant pour tromper les yeux même les plus exercés, surtout après une reconnaissance comme celle des 22 et 23 septembre, qui avait dû paraître tout à fait démonstrative à Napoléon. Le général Blucher réussit ainsi à se soustraire à nos regards, et dans les journées des 26, 27, 28 septembre s'achemina sur Wittenberg sans être aperçu. L'attaque si vive de Sacken parut d'abord inexplicable, et fut interprétée comme une manière de tâter la gauche de Macdonald, et peut-être comme l'indice d'une prochaine tentative contre le camp retranché que nous avions en avant de Dresde. Napoléon ordonna de renforcer cette gauche pour la mettre à l'abri de tous les efforts de l'ennemi.

Mais la marche du général Blucher, concourant avec d'autres mouvements des généraux Tauenzien et Bulow, et du prince de Suède lui-même, ne put échapper à la vigilance du maréchal Ney, contre lequel ces diverses opérations étaient dirigées. Il avait vu Bulow jeter un pont à Wartenbourg et l'y maintenir quelques jours, les autres corps du prince de Suède préparer leurs moyens de passage soit à Barby, soit à Roslau, et n'osant s'opposer à ces diverses tentatives avec 36 mille hommes, de peur de s'en attirer 80 mille sur les bras, il s'était contenté de résister plus particulièrement au passage tenté près de Wartenbourg, parce que c'était le plus rapproché de Dresde, et le plus important dès lors à empêcher. Ney voyant les mouvements de Blucher et de Bernadotte vers lui, en donne avis à Napoléon. Il écrivit immédiatement à Napoléon pour lui signaler l'état des choses, et lui annoncer comme s'exécutant à l'instant, ou devant s'exécuter sous peu de jours, un passage de l'Elbe entre Wittenberg et Magdebourg par des forces considérables.

Excursions des troupes de partisans précédant la marche de l'armée de Bohême. Du côté de la Bohême les événements n'étaient pas moins significatifs. Le général Lefebvre-Desnoëttes avec quelques milliers de chevaux s'était mis à la poursuite de Thielmann, qui entré en Saxe par le débouché de Carlsbad à Zwickau, s'était dirigé sur Weissenfels comme s'il eût voulu couper nos communications avec la Saale. Le général Lefebvre-Desnoëttes lui avait d'abord fait essuyer plusieurs échecs, et l'avait rejeté jusque sur Altenbourg. Mais en ce moment Platow débouchant avec ses Cosaques et cinq mille Autrichiens, dont trois mille de cavalerie, avait assailli de front Lefebvre-Desnoëttes avec plus de dix mille hommes, tandis que Thielmann par un mouvement rapide le prenait par derrière. Lefebvre-Desnoëttes n'avait pu s'en tirer qu'en se repliant sur Leipzig, et en sacrifiant quelques centaines d'hommes. Cet échec avait été bientôt réparé par le prince Poniatowski, lequel, ayant repassé l'Elbe et rétrogradé jusqu'à Frohbourg avec le 8e corps et le 4e de cavalerie, avait fondu à son tour sur Thielmann et Platow, leur avait tué quatre cents hommes, et leur en avait pris trois cents. Apparition de cette armée aux divers débouchés des montagnes aboutissant en Saxe. Ces diverses rencontres, alternativement heureuses ou malheureuses, avaient eu l'avantage de nous éclairer parfaitement sur la marche de l'ennemi, et nous avions pu voir sur les débouchés de Commotau à Chemnitz, de Carlsbad à Zwickau, tout autre chose que des partisans, car nous avions reconnu sur ces deux routes les têtes de colonnes de la grande armée de Bohême, composées à la fois d'Autrichiens, de Russes et de Prussiens. L'annonce d'ailleurs de sa prochaine arrivée était répandue dans toute la Saxe. Si Napoléon avait pu concevoir quelques doutes, non pas sur le fond des projets de l'ennemi, mais sur l'époque de leur exécution, il n'en devait plus conserver aucun après ces nouvelles parties en même temps du bas Elbe et des frontières de la Bohême. Il devenait évident que sur sa gauche l'armée du Nord, renforcée peut-être de Blucher, traversait l'Elbe inférieur pour remonter vers Leipzig le long de la Mulde; que sur sa droite l'armée de Bohême franchissant les montagnes de Bohême, descendait vers Leipzig en suivant aussi le cours de la Mulde, et que toutes deux ou toutes trois après s'être transportées sur la gauche de l'Elbe, allaient essayer de le prendre à revers. Quant à l'armée de Silésie, que le général russe Sherbatow et le général autrichien Bubna représentaient en ce moment devant Dresde, on pouvait croire encore qu'elle n'avait pas quitté sa position, et qu'elle se maintenait devant Dresde pour nous y retenir.

Promptes dispositions de Napoléon pour repasser l'Elbe avec toutes ses forces. Mais Napoléon ne se laissa point abuser par ces fausses apparences, et sur-le-champ il commença un double mouvement pour diriger ses forces sur les deux points que l'ennemi menaçait en même temps, de manière à se placer avec ses réserves entre les deux armées coalisées, et à tomber sur l'une ou sur l'autre, suivant celle qui serait le plus à sa portée. Il réunit les corps de Poniatowski, Lauriston et Victor entre les montagnes et Leipzig, pour observer l'armée de Bohême. Il avait déjà envoyé le prince Poniatowski en arrière de Dresde, sur la route de Leipzig par Waldheim et Frohbourg, d'où celui-ci avait pu arrêter Thielmann et Platow. Il reporta également en arrière le 5e corps (celui de Lauriston), devenu disponible depuis qu'il ne restait plus que le 11e corps (celui de Macdonald) en avant de Dresde, et le dirigea sur Mittweyda, pour servir d'appui à Poniatowski. Le 2e corps (celui du maréchal Victor) était depuis longtemps à Freyberg, surveillant les débouchés de la Bohême en Saxe. Napoléon l'envoya plus loin encore, et le fit avancer jusqu'aux environs de Chemnitz. Ces trois corps, auxquels était annexé le 4e de cavalerie, postés à une marche les uns des autres, pouvaient se réunir rapidement, et présenter à l'ennemi une première masse d'environ 40 mille hommes. Napoléon leur adjoignit le 5e de cavalerie qu'il venait de confier au général Pajol, afin qu'ils eussent le moyen de s'éclairer plus au loin, et les rangea tous sous les ordres de Murat. Ils devaient, en rétrogradant vers la Thuringe, longer le pied des montagnes de la Bohême, et s'avancer avec précaution, de manière à se trouver toujours entre la grande armée du prince de Schwarzenberg et Leipzig. Marmont envoyé au secours de Ney. Le maréchal Marmont établi à Meissen, au-dessous de Dresde, avec le 6e corps et le 1er de cavalerie, reçut ordre de repasser l'Elbe, et de se replier sur Leipzig, en laissant à Meissen le 3e corps (général Souham), qui avait été envoyé sur ce point depuis qu'on s'était concentré autour de Dresde. Le maréchal Marmont posté ainsi à Leipzig avec près de 30 mille hommes, infanterie et cavalerie, pouvait au besoin s'acheminer vers Murat, ou bien se réunir à Ney sur le bas Elbe, si le danger était plus pressant du côté de celui-ci. Il lui fallait une marche pour rejoindre Murat, deux pour rejoindre Ney. Si avec ses 30 mille hommes il se dirigeait sur Murat, il le porterait à 70 mille; s'il se dirigeait sur Ney, qui avec Dombrowski avait près de 40 mille hommes, il le porterait à environ 70 mille, et de la sorte, deux rassemblements considérables allaient être préparés contre les armées de Bohême et du Nord, Leipzig étant le centre où l'on devait s'interposer entre elles. Napoléon se prépare à se porter lui-même avec 75 mille hommes dans la direction de Leipzig, pour renforcer Murat ou Ney, et battre l'une après l'autre les deux armées coalisées. Napoléon dès que les mouvements de l'ennemi, encore assez confus, seraient complètement éclaircis, voulait en laissant Saint-Cyr et le comte de Lobau à Dresde, rétrograder lui-même avec les 40 mille hommes de la garde, avec Macdonald, avec Souham qui de Meissen le joindrait en route, et venir ainsi avec un renfort de 75 mille hommes à l'appui de l'un ou de l'autre de ses deux principaux rassemblements. Si le danger le plus menaçant était vers Murat, il courrait de son côté, et formerait avec lui une masse de 145 mille hommes; si le danger était vers Ney, il irait à ce dernier, et en réunirait de même 145 mille. Dans ces deux cas c'était assez, selon lui, pour obtenir sur l'une ou l'autre armée, et peut-être sur l'une après l'autre, une victoire décisive. Si même évacuant Dresde, sauf à y revenir après la victoire, il ralliait à lui les 30 mille hommes de Saint-Cyr et de Lobau, il pouvait avoir contre l'armée de Bohême presque l'égalité de forces, et contre celles du Nord et de Silésie une supériorité accablante. Tels étaient ses calculs, et dans l'état présent des choses il était impossible d'en faire de plus habiles et de mieux entendus.

Les corps de Poniatowski, de Lauriston, de Victor, les 4e et 5e de cavalerie, ayant été acheminés sous Murat dans la direction de Mittweyda et de Frohbourg, les corps de Marmont et de Latour-Maubourg l'ayant été dans la direction de Leipzig, Napoléon se tint prêt au premier signal à rejoindre les uns ou les autres avec 75 mille hommes. Il fit payer quelques mois de solde aux officiers qui souffraient beaucoup, et fournit l'argent nécessaire de son propre trésor, celui de l'armée étant vide. Il fit donner des souliers aux soldats, préparer ses parcs de munitions, et tout disposer en un mot pour un mouvement général. Une colonne de 8 à 9 mille hommes de bataillons et escadrons de marche était arrivée à Leipzig. Il ordonna de l'y laisser pour garder cette ville conjointement avec les détachements que le général Margaron y avait déjà, et enfin il y appela en outre le corps d'Augereau, qui avait été d'abord destiné à rassurer et à contenir la Bavière menacée par un corps autrichien. Le corps d'Augereau amené à Leipzig. Ce corps d'Augereau qui devait être de près de 30 mille hommes, avait été successivement affaibli pour envoyer des renforts sur l'Elbe. Il n'était plus que de 12 mille hommes, dont 3 mille à peu près de vieux dragons d'Espagne. Tel quel la présence de ce corps à Wurzbourg avait été de quelque effet sur la Bavière, que l'Autriche dans ce moment encore essayait d'attirer à la coalition, tantôt par des menaces, tantôt par des caresses. Mais Napoléon sentant que le sort de la guerre se déciderait dans les champs de Leipzig, et que toutes les fidélités y seraient définitivement ou consolidées ou ébranlées, n'hésita pas d'y appeler Augereau. Ces dispositions avant été arrêtées dans les journées des 28, 29 et 30 septembre, il attendit, l'œil et l'oreille bien ouverts sur tout ce qui allait se passer autour de lui.

Octob. 1813. Marche des armées coalisées. Pendant ce temps, les coalisés poursuivaient l'exécution de leurs desseins. Blucher ayant, comme on l'a vu, laissé les généraux Sherbatow et Bubna pour figurer à sa place devant Dresde, et ayant fait défiler son centre et sa gauche derrière sa droite qui feignait une attaque sur Meissen, était arrivé le 30 septembre devant Wittenberg. Arrivée de Blucher devant Wittenberg le 30 septembre. Il y avait remplacé le corps de Bulow, parti pour rejoindre l'armée du Nord, et s'était ensuite hâté de faire ses préparatifs de passage. Il avait mandé en même temps à Bernadotte, posté à une ou deux marches au-dessous, qu'il devait s'apprêter à franchir l'Elbe, car lui-même espérait se trouver sur la rive gauche dans deux jours. Wittenberg n'ayant pas cessé d'appartenir aux Français, il ne pouvait y opérer un passage. Il se prépara donc à jeter un pont un peu au-dessus, c'est-à-dire à Elster, là même où le général Bulow l'avait essayé quelques jours auparavant. Passage de l'Elbe. Le 1er octobre il fit amener des bateaux, et le 2, ayant établi un pont, il déboucha sur la rive gauche. Mais il fallait enlever la position de Wartenbourg, qui n'était pas facile à forcer, car déjà le général Bulow y avait rencontré une résistance telle qu'il avait été contraint de replier son pont, ne croyant pas pouvoir s'en servir, et ne voulant pas l'abandonner aux Français.

Le 4e corps chargé d'arrêter Blucher à Wartenbourg. Le maréchal Ney averti par ses reconnaissances de la présence de l'ennemi sur la gauche de l'Elbe, s'était empressé d'y envoyer le général Bertrand avec le 4e corps, afin d'empêcher, comme on l'avait fait peu de temps auparavant, le succès de cette tentative de passage. Le 4e corps n'ayant pas encore reçu la division Guilleminot qui lui revenait dans le partage du 12e, se trouvait composé uniquement de la division française Morand, de la division italienne Fontanelli, et de la division wurtembergeoise Franquemont, ces trois ne faisant pas plus de 12 mille hommes. C'était bien peu contre les 60 mille hommes de Blucher; mais les lieux, l'habileté, le sang-froid, peuvent souvent compenser toutes les inégalités de nombre. La circonstance dont il s'agit en fournit bientôt un exemple mémorable.

Description de la position de Wartenbourg. L'Elbe en approchant d'Elster forme un coude très-prononcé, et enveloppe ainsi un terrain bas et marécageux, situé sur la rive gauche. C'est sur ce terrain que se trouve le vieux château de Wartenbourg. Afin de le garantir des inondations on l'avait jadis protégé au moyen d'une digue, venant s'appuyer aux deux côtés de l'Elbe comme la corde d'un arc. Le château lui-même est à l'une des extrémités de cette digue, le village de Bleddin à l'autre. L'ennemi ayant franchi l'Elbe à Elster, s'il voulait passer outre, devait suivre une route qui venait aboutir perpendiculairement au milieu de la digue. Le général Morand placé au château de Wartenbourg, et au point de jonction de la route avec la digue, avait été naturellement chargé de la tâche la plus difficile. Un peu à droite étaient les Italiens; tout à fait à droite, au village de Bleddin, les Wurtembergeois.

Superbe combat de Wartenbourg soutenu par la division Morand. Le général Morand, l'un des trois héros du corps de Davout, quand ce corps glorieux existait, avait fait ses dispositions avec une sagacité admirable. Il avait rangé ses quatre à cinq mille Français derrière la digue, où ils étaient couverts jusqu'à la tête comme derrière un parapet, et il avait disposé à gauche, sur l'éminence sablonneuse du château de Wartenbourg, toute son artillerie. Il attendait ainsi, tel qu'un chasseur à l'affût, l'apparition des Prussiens.

Ils débouchèrent en effet le 3 octobre au matin par le pont jeté à Elster le 2, et s'avancèrent bravement sur la route, sans prévoir le terrible accueil qui leur était réservé. On les laissa venir, et puis quand ils furent à très-petite portée de fusil, un feu partant de tous les points de la digue, et embrassant leur colonne entière, les assaillit à l'improviste, et les décima cruellement. Au même instant le feu d'une nombreuse artillerie vint s'ajouter à celui de la mousqueterie, et ils furent rejetés en désordre sur le pont.

Ce n'était pas avec les passions qui les animaient, soldats et généraux, qu'ils pouvaient s'arrêter devant un tel obstacle. Ils revinrent à la charge, et chaque fois accueillis de même, ils furent abattus en aussi grand nombre, sans pouvoir seulement arriver jusqu'à la digue. Blucher s'obstina, et ne réussit ainsi qu'à faire tuer une quantité plus considérable de ses soldats. Incommodé par le feu de l'artillerie établie sur notre gauche, il imagina de la faire contre-battre par une batterie placée sur l'autre côté de l'Elbe. Notre artillerie ne se déconcerta point, tourna une partie de ses pièces contre la batterie prussienne, la réduisit au silence, et se remit à tirer sur la route devenue bientôt un vrai champ de carnage.

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