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Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 18/20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française

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HISTOIRE
DU CONSULAT
ET
DE L'EMPIRE.

LIVRE CINQUANTE-QUATRIÈME.
RESTAURATION DES BOURBONS.

Dernières opérations des Français demeurés dans les diverses parties de l'Europe. — Campagne du général Maison en Flandre, et défense d'Anvers par le général Carnot. — Reddition d'Anvers, et conditions de cette reddition. — La désertion s'introduit parmi les troupes françaises. — Fermeté du général Maison en présence d'un mal qui menace de laisser la France sans armée. — Longue et mémorable résistance du maréchal Davout à Hambourg. — Conditions auxquelles il se rend après avoir sauvé une nombreuse armée et un riche matériel. — Noble conduite du prince Eugène en Italie. — L'armée française ramenée d'Italie par le général Grenier. — Événements aux Pyrénées. — Les nouvelles de Paris étant arrivées trop tard pour arrêter les hostilités, les Anglais et les Français en viennent aux mains une dernière fois. — Sanglante bataille de Toulouse. — Armistice sur toutes les frontières. — Situation du comte d'Artois après son entrée à Paris. — Question de savoir à quel titre il administrera provisoirement le royaume. — Le Sénat ne veut reconnaître sa qualité de lieutenant général qu'à la condition d'un engagement formel à l'égard de la Constitution. — Irritation de M. le comte d'Artois et de ses amis. — Le duc d'Otrante imagine un moyen de transaction qui est adopté. — Le Sénat se rend aux Tuileries, et investit le comte d'Artois de la lieutenance générale, à la suite d'une déclaration par laquelle le prince, se portant fort pour Louis XVIII, promet l'adoption des principales bases de la (p.~2) Constitution sénatoriale. — Premiers actes de l'administration du comte d'Artois. — Le gouvernement provisoire converti en conseil du Prince. — Composition du ministère. — Envoi de commissaires extraordinaires dans les diverses parties de la France. — Souffrances des provinces occupées, et soulagements qu'on s'efforce de leur procurer. — Nouveaux cantonnements assignés aux armées françaises. — La conscription de 1815 libérée. — Mesures financières de M. Louis. — Sa ferme résolution de payer toutes les dettes de l'État, de maintenir les impôts, et spécialement les droits réunis. — Rapidité avec laquelle le crédit commence à s'établir, sous la double influence de ce ministre et de la paix. — Changements transitoires apportés à nos tarifs commerciaux. — La souffrance des provinces occupées va croissant. — On entame précipitamment une négociation pour obtenir l'évacuation du territoire par les armées coalisées. — On ne peut parler de l'évacuation des provinces françaises sans provoquer une demande semblable à l'égard des provinces étrangères occupées par nos troupes. — Dans l'impossibilité de refuser la réciprocité, on consent par la convention du 23 avril à évacuer Hambourg, Anvers, Flessingue, Berg-op-Zoom, Mons, Luxembourg, Mayence, et en général les places les plus importantes de l'Europe. — On ne s'aperçoit pas d'abord de l'imprudence de cette convention, qui devient bientôt un sujet d'amers reproches. — Mouvement rapide qui s'opère dans les esprits depuis l'entrée de M. le comte d'Artois. — La masse de la population familiarisée avec l'idée du retour des Bourbons se donne bientôt à eux sans réserve, mais les emportements du parti royaliste irritent les révolutionnaires et les bonapartistes, et provoquent de la part des uns et des autres de vives récriminations. — M. le comte d'Artois commet certaines imprudences qui font désirer à ses amis éclairés la prompte arrivée du Roi. — Divers messages adressés à Louis XVIII, et peinture qu'on lui fait de l'état de la France. — Sur ce qu'on lui dit que son adhésion à la Constitution du Sénat n'est pas indispensable, il diffère de se prononcer, et s'achemine lentement vers la France. — Son séjour à Londres. — Enthousiasme que sa présence provoque chez les Anglais. — Imprudente allocution par laquelle il déclare qu'après Dieu c'est à l'Angleterre qu'il a le plus d'obligations. — Débarquement de Louis XVIII à Calais. — Son voyage à travers les départements du nord, et son arrivée à Compiègne. — Empressements dont il est l'objet surtout de la part des maréchaux, auxquels il fait l'accueil le plus flatteur. — Impatience qu'on a de le connaître. — Caractère de Louis XVIII et du comte d'Artois, et différences remarquables entre les deux frères. — Entrevue de M. de Talleyrand avec le Roi. — Soins de ce dernier à éluder tous les engagements. — Visite de l'empereur Alexandre à Compiègne, et inutilité de ses efforts pour faire écouter quelques conseils. — Louis XVIII n'est pas contraire à l'idée d'une constitution, même très-libérale, mais il veut la donner lui-même, afin de maintenir entier le principe de son autorité. — Il est convenu qu'avant d'entrer à Paris il s'arrêtera à Saint-Ouen, et fera une déclaration générale, confirmative de celle du comte d'Artois, et destinée (p.~3) à consacrer les bases de la Constitution sénatoriale. — Séjour à Saint-Ouen, et déclaration de Saint-Ouen datée du 2 mai 1814. — Entrée de Louis XVIII à Paris le 3 mai. — La population parisienne lui fait l'accueil le plus cordial. — Louis XVIII se saisit du pouvoir, et constitue le Conseil royal. — Première séance de ce conseil, dans laquelle on touche sommairement à toutes les questions. — Vues générales sur l'armée, la marine, les finances. — M. Louis persiste dans ses deux principes: respect des dettes contractées, et maintien des impôts nécessaires. — Proclamation royale relativement aux droits réunis. — Ajournement de la question de la conscription. — Louis XVIII se montre décidé à rétablir l'ancienne maison militaire du Roi, et même à l'augmenter considérablement. — Aucun membre du Conseil n'ose résister à cette imprudente résolution. — Nouveaux efforts pour faire cesser les souffrances des provinces occupées. — On s'aperçoit que la convention du 23 avril en nous privant de gages précieux, n'a pas avancé d'un jour le départ des armées coalisées. — Les monarques alliés promettent de donner de nouveaux ordres à leurs armées, et Louis XVIII fait une proclamation pour ordonner aux autorités locales de désobéir aux réquisitions des généraux étrangers. — Impatience de conclure la paix. — M. de Talleyrand reçoit mission de la négocier. — Nouvelle faute de précipitation semblable à celle qu'on a commise en signant la convention du 23 avril. — Il vaudrait mieux que le sort de la France ne fût réglé qu'à Vienne en même temps que celui de toutes les puissances, parce qu'on les trouverait divisées et qu'on pourrait espérer de l'appui. — M. de Metternich comprend au contraire l'intérêt qu'ont les puissances coalisées à traiter tout de suite avec la France, et à remettre la solution des questions européennes au congrès général qui doit se réunir à Vienne. — Le gouvernement royal ne devine pas ce calcul profond, et par impatience de se faire un mérite de la paix, s'attache à la conclure immédiatement. — Le retour aux frontières de 1790 posé en principe irrévocable. — Cette frontière adoptée, avec quelques additions. — L'île de France exceptée de la restitution de nos colonies. — Noble résistance du Roi à toute contribution de guerre. — Il l'emporte, grâce à la fermeté que lui et le gouvernement déploient en cette circonstance. — Conservation des musées. — Traité de Paris du 30 mai 1814. — Tandis qu'on négocie la paix, on s'occupe aussi de la Constitution. — Le Roi ne veut pas en confier le travail au Conseil royal, et la prépare avec MM. de Montesquiou, Dambray, Ferrand, Beugnot. — Ses vues libérales, dues à son séjour en Angleterre, mais toutes subordonnées à une condition, c'est que la nouvelle Constitution émanera exclusivement de l'autorité royale. — Diverses questions élevées. — Facilité du Roi sur toutes choses, le principe auquel il tient étant accordé. — Le projet de Constitution soumis à deux commissions, l'une du Sénat, l'autre du Corps législatif. — Titre de Charte constitutionnelle donné à la nouvelle Constitution. — Les souverains étrangers ne voulant pas quitter Paris avant l'entier accomplissement des promesses de (p.~4) Saint-Ouen, on fixe au 4 juin la séance royale où doit être proclamée la Charte. — Séance royale du 4 juin; effet heureux de cette séance. — Proclamation de la Charte, départ des souverains étrangers, constitution définitive du gouvernement des Bourbons.

Avril 1814. Dernières opérations des troupes françaises répandues en Europe. Le départ de Napoléon pour l'île d'Elbe avait débarrassé les Bourbons de la présence d'un redoutable ennemi, qui, bien qu'abattu, effrayait encore les puissances victorieuses. Mais si la tête avait été enlevée au monstre, ainsi qu'on appelait alors le gouvernement impérial, le corps restait, et ses fragments épars agitaient l'Europe de leurs mouvements convulsifs. De nombreux détachements de troupes, qui n'avaient point encore reçu les nouvelles de Paris ou qui refusaient d'y croire, se trouvaient répandus en Flandre, en Hollande, en Westphalie, en Italie, en Dauphiné, en Languedoc, en Espagne. Le premier soin du gouvernement provisoire avait été de leur dépêcher des agents pour les informer de l'entrée des coalisés dans Paris, de l'abdication de Napoléon, et du rétablissement des Bourbons sur le trône de France. On attendait leurs réponses avec une certaine anxiété, car le gouvernement provisoire n'aurait pas voulu ordonner, et les alliés n'auraient pas voulu être obligés d'exécuter des siéges tels que ceux de Strasbourg, de Mayence, de Lille, d'Anvers, de Flessingue, du Texel, de Hambourg, de Magdebourg, de Wurzbourg, de Palma-Nova, de Venise, de Mantoue, d'Alexandrie, de Gênes, de Lérida, de Tortose, etc... Ce ne fut pas en effet sans peine qu'on fit entendre la voix de la raison aux vieux soldats qui gardaient ces postes lointains, et à la tête desquels Napoléon (p.~5) avait placé des chefs énergiques, dévoués à sa cause et à celle de la France. Leurs derniers actes en 1814 méritent l'attention de l'histoire, et caractérisent parfaitement la situation que laissait Napoléon, et que venaient recueillir les Bourbons. Nous allons les retracer rapidement.

Défense d'Anvers par le général Carnot. L'illustre Carnot défendait Anvers, tandis que le brave et habile général Maison remplissait de son activité et de son audace l'étendue de pays comprise entre Anvers, Lille et Valenciennes. On se souvient sans doute que Carnot, resté volontairement étranger à l'Empire et à l'Empereur, dès qu'il avait vu nos frontières envahies, avait discerné avec son cœur plus encore qu'avec son esprit le danger qui menaçait la cause de la révolution et de la France, et avait écrit à Napoléon pour lui offrir son bras sexagénaire, disait-il, non comme secours, mais comme exemple. Napoléon avait dignement accueilli cette offre patriotique, et avait confié à Carnot la tâche dont il était le plus capable, celle de défendre Anvers, Anvers la plus magnifique création de l'Empire, le dépôt de nos richesses maritimes, le boulevard de notre frontière sur l'Escaut. Carnot avait établi l'ordre dans la place, inspiré à la garnison un sentiment de dévouement absolu, et ôté à l'ennemi tout espoir d'enlever autrement que par un siége régulier et fort long cet objet de toutes les haines de l'Angleterre. Restait aux assiégeants le moyen barbare du bombardement. Carnot, de concert avec l'amiral Missiessy, s'y était préparé. On avait couvert l'escadre de terre et de fumier, blindé les magasins et les ouvrages les plus menacés, puis, (p.~6) avec une impassibilité héroïque, on avait supporté pendant plusieurs jours une pluie continue de bombes et d'obus, en ayant soin d'éteindre à l'instant même les flammes qui s'élevaient çà et là. Les assaillants, après avoir épuisé leurs munitions, s'étaient vus réduits à un simple blocus, et Carnot, muni de vivres suffisants, leur avait montré clairement qu'on ne lasserait pas plus sa patience que son courage.

Les troupes actives enfermées dans Anvers par le mouvement des armées envahissantes faisaient faute au général Maison, qui n'avait pas plus de 6 mille hommes pour occuper la Flandre. Dans le nombre des troupes demeurées à Anvers était comprise une excellente division de jeune garde, forte de quatre mille hommes et de quelques centaines de chevaux, laquelle eût été d'un grand secours pour la défense de la frontière. Aussi Carnot et Maison s'étudiaient-ils à trouver, l'un le moyen de s'en priver, l'autre le moyen de la rallier à lui à travers une nuée d'ennemis.

Campagne du général Maison en Flandre. Le général Maison après avoir jeté à la hâte quelques bataillons de dépôt et quelques vivres dans les places de Berg-op-Zoom, d'Ostende, de Dunkerque, de Valenciennes, de Maubeuge, de Condé, de Lille, courait avec cinq à six mille hommes de l'une à l'autre de ces places, dégageant tantôt celle-ci, tantôt celle-là, détruisant de temps en temps de gros détachements ennemis, et occupant par une guerre d'embuscades le prince de Saxe-Weimar, qui, avec quarante à cinquante mille hommes, n'était pas parvenu à nous déloger du labyrinthe (p.~7) de nos forteresses[1]. Tandis que le général Maison exécutait ainsi de véritables prodiges de hardiesse et d'activité, plusieurs de nos commandants se couvraient de gloire, en résistant avec une poignée d'hommes à des attaques formidables. Le général Bizanet, réduit à défendre avec 2,700 hommes la place de Berg-op-Zoom, qui aurait exigé une garnison de douze mille hommes, n'avait pu empêcher les soldats de Graham, favorisés par un mouvement populaire, de s'élancer à l'escalade, et d'entrer victorieux dans la ville. Mais, sans se troubler, il avait fondu sur les colonnes anglaises, les avait culbutées l'une après l'autre, leur avait tué 1500 hommes, et leur en avait pris 2,500. Le prince de Saxe-Weimar ayant fait une semblable tentative sur Maubeuge, défendue par le colonel d'artillerie Schouller à la tête d'un millier de gardes nationaux et de douaniers, avait vu son artillerie démontée, ses soldats rejetés hors des ouvrages, et son entreprise déjouée de la manière la plus humiliante.

Belle opération de ce général pour tirer d'Anvers la division Roguet. Le général Maison qui cherchait le moyen d'attirer à lui la division Roguet, saisit l'occasion que lui offrait la tentative manquée contre Maubeuge, pour se porter sur Anvers à travers les masses ennemies. Réunissant les deux divisions Barrois et Solignac fortes de 6 mille fantassins, la division de cavalerie Castex comprenant 1100 chevaux, il sortit de Lille (p.~8) sous le prétexte d'aller au secours de Maubeuge, culbuta les détachements qui occupaient Courtray, feignit de les poursuivre sur Oudenarde et Bruxelles, puis se dirigea brusquement sur Gand qu'il enleva, et s'arrêta en avant de cette ville pour attendre le général Roguet qu'il avait fait prévenir de son approche. Carnot, informé à temps, fit sortir d'Anvers la division Roguet, laquelle rejoignit le général Maison à Gand, et lui amena près de cinq mille hommes de toutes armes. Le général Maison disposant alors de douze mille combattants, vit les nombreuses colonnes de l'ennemi se détourner du blocus des places pour marcher sur lui, et notamment le prince de Saxe-Weimar qui s'apprêtait à lui fermer la retraite avec une masse de trente mille hommes. Il ne perdit pas un instant, revint sur Courtray, passa sur le corps de Thielmann, auquel il tua ou prit environ 1,200 hommes, et à la suite d'une expédition de six jours rentra victorieux dans Lille, après s'être formé une petite armée, toute pleine de son esprit, et prête à recommencer les courses qui lui avaient si bien réussi. L'armée de Flandre, en apprenant les événements de Paris, accepte le gouvernement des Bourbons. C'est dans cette position que le général Maison reçut les nouvelles de Paris, mandées officiellement par le gouvernement provisoire. Ce général, ancien aide de camp de Bernadotte, vieux soldat de l'armée du Rhin, avait peu d'attachement pour Napoléon; mais exempt d'intrigue, bien que fort actif de caractère et d'esprit, il était incapable de se prêter à de sourdes menées. Aussi, quoique entouré par les agents de Bernadotte, il les écarta en menaçant de les faire fusiller s'ils revenaient. Cependant le destin ayant (p.~9) prononcé, il accepta ses arrêts, fit connaître à ses troupes les événements désormais irrésistibles qui s'étaient accomplis en France, et leur proposa d'y adhérer. Ses généraux partagèrent unanimement son avis, mais ce ne fut bientôt qu'un cri dans les rangs inférieurs de l'armée contre les traîtres qui, disait-on, avaient livré la capitale. Les soldats ne pouvaient se persuader que Paris eût succombé naturellement, par le seul effet des événements de la guerre, et la nouvelle vaguement répandue d'une grande défection venait encore exciter leur folle défiance. Ils étaient persuadés que la France et Napoléon avaient été les victimes de la trahison la plus noire. Les vieux soldats par colère, les nouveaux par indiscipline, s'ameutèrent, en disant qu'il fallait quitter des drapeaux souillés par la trahison. Ce mot imprudent: Plus de conscription, plus de droits réunis, prononcé par M. le comte d'Artois, avait pénétré jusqu'au fond des provinces.— La désertion s'introduit dans les rangs de l'armée. Allons-nous-en, rentrons chez nous, était le langage qu'on entendait dans la bouche de tous les soldats. On vit en effet des centaines d'hommes quitter les drapeaux en quelques heures. Le général Maison sentait que, quel que fût le gouvernement, il fallait une armée. Efforts du général Maison pour arrêter un mal qui menace l'armée de dissolution. Il assembla ses soldats, qui d'abord parurent sensibles à ses énergiques représentations, mais qui bientôt recommencèrent à s'en aller par bandes. Alors il convoqua ses officiers, et fit appel à leur patriotisme. Ceux-ci entendirent sa voix, et s'adressant à leur tour aux sous-officiers et aux vieux soldats, parvinrent à s'en faire écouter. On forma ainsi un noyau d'hommes fidèles, et avec leur (p.~10) secours le général Maison braquant son artillerie aux principales portes de Lille, annonça qu'il tirerait à mitraille sur la première bande qui se présenterait pour déserter. Cette démonstration vigoureuse imposa aux mutins, qui rentrèrent dans l'ordre. L'armée de Flandre avait perdu environ deux mille hommes sur douze mille, mais le reste était ferme, et on pouvait y compter.

L'exemple donné par le général Maison était nécessaire, car la désertion devenait une sorte de contagion. Profitant de l'irritation des anciens soldats contre ce qu'ils appelaient les traîtres, et cherchant à l'augmenter pour en profiter, les conscrits s'en allaient en masse, en disant qu'on n'avait plus rien à faire au drapeau, et finissaient par entraîner leurs vieux camarades, qui commençaient à être atteints du désir de revoir leur village. Dans la grande armée que Napoléon avait laissée à Fontainebleau, cette contagion de désertion s'était propagée d'une manière désastreuse, et on courait le risque de se trouver sans autres soldats que les soldats étrangers, ce qui était une déplorable situation pour traiter de la paix. Beaucoup de gens autour de M. le comte d'Artois regardaient la dispersion des troupes impériales comme un bonheur, mais les maréchaux lui firent sentir le danger de n'avoir bientôt plus de force publique. Marmont, le principal auteur de cette débandade, voulant faire excuser sa conduite par son zèle pour les intérêts de l'armée, se montra des plus ardents à adresser au gouvernement d'utiles représentations, et on décida M. le comte d'Artois à une manifestation significative. Il écrivit (p.~11) en effet au général Maison une lettre qu'on publia à l'instant même, et dans laquelle le remerciant de sa noble conduite, il lui annonçait qu'il allait la signaler à Louis XVIII comme un titre à l'estime et à la confiance du souverain.

Tandis que l'armée de Flandre se ralliait ainsi au nouveau gouvernement, Carnot, quelque répugnance qu'il éprouvât pour les Bourbons, ne pouvait tenir que la conduite d'un bon citoyen. Il sentait qu'il fallait subir la loi des événements, et accepter les Bourbons, puisque leur gouvernement était le seul possible. Reddition d'Anvers. Mais les Bourbons acceptés et reconnus, il restait les devoirs envers la France, et de ce qu'on ouvrait les portes d'Anvers aux envoyés de l'ancienne dynastie, ce n'était pas une raison pour les livrer à l'ennemi. Bernadotte s'étant adressé à Carnot pour lui faire part des événements de Paris, et l'engager à rendre Anvers aux alliés, Carnot répondit que les faits n'étaient pas encore assez démontrés pour que le fidèle commandant d'une ville assiégée dût les considérer comme certains, et que du reste en les tenant pour vrais, il ne remettrait les clefs de la place dont il était dépositaire qu'aux envoyés du Roi de France. Quelques jours s'étant écoulés, et les événements ne présentant plus de doute, Carnot en donna connaissance à la garnison, lui fit prendre la cocarde blanche, et continua de tenir ses portes fermées jusqu'à la réception des ordres de Louis XVIII.

Pendant que les généraux français placés sur l'Escaut et sur le Rhin se distinguaient par une conduite aussi sage que patriotique, un homme de (p.~12) guerre illustre s'honorait en Westphalie par des prodiges de constance et de fermeté, afin de conserver intact le dépôt qui lui était confié. Établissement du maréchal Davout à Hambourg. On doit se rappeler comment le maréchal Davout s'était trouvé investi dans Hambourg, à la tête du corps d'armée qu'il commandait. Chargé de ramener à la soumission les provinces insurgées du nord de l'Allemagne, et d'assurer la défense de l'Elbe, il n'avait exercé contre les personnes aucune des rigueurs prescrites par Napoléon, s'était borné à convertir les peines encourues en contributions de guerre, avait envoyé à la grande armée sous Dresde les ressources en vivres et argent dont elle avait vécu, et, après la désastreuse bataille de Leipzig, ne voyant venir à lui ni la garnison de Dresde, ni aucune autre, s'était solidement établi dans Hambourg, déterminé à s'y défendre contre les soldats de toute l'Europe, et à sauvegarder ce poste important, qui était un précieux objet de compensation dans les négociations de la paix future, le lien avec le Danemark, et le dépôt d'un immense matériel créé par la France.

Mesures qu'il prend pour s'y maintenir, malgré tous les efforts des armées européennes. Enfermé dans Hambourg au mois de septembre 1813, et dès le mois de novembre privé de toute communication avec la France, le maréchal Davout était demeuré inébranlable, résolu à tenir, tant qu'il aurait des soldats, des munitions et des vivres. Vers la fin de novembre une communication obscure, moitié en lettres ordinaires, moitié en chiffres, lui avait prescrit d'aller au secours de la Hollande, s'il le pouvait, sinon de rester à Hambourg, d'y garder cette place, et d'y occuper le plus d'ennemis (p.~13) qu'il pourrait. Toutes les routes de la Hollande et de la France étant interceptées, c'est le dernier parti qu'il avait pris.

Le maréchal avait près de 40 mille hommes de toutes armes, devenus dans ses mains des soldats excellents, mais desquels il fallait défalquer sept à huit mille malades. Il s'était procuré des munitions de bouche et de guerre, et, conformément aux ordres de Napoléon, il avait, au moyen d'ouvrages en terre, de palissades, de bastions rapidement restaurés, embrassé Hambourg, Harbourg et les îles de l'Elbe dans un vaste système de défense, où il aurait fallu cent mille hommes et d'habiles ingénieurs pour le forcer. Ne reculant point devant le mal nécessaire, mais n'allant jamais au delà, il avait ajourné jusqu'à l'investissement de la place la destruction des bâtiments nuisibles à la défense, avait averti les habitants de la terrible lutte qu'il s'apprêtait à soutenir, les avait invités à se pourvoir de vivres, et leur avait annoncé que toute famille dépourvue de moyens de subsistance serait inexorablement renvoyée de Hambourg. L'ennemi s'étant enfin montré, il avait fait évaluer les maisons à démolir, les avait immédiatement sacrifiées à la sûreté de la place, et de plus avait renvoyé vingt mille habitants sur quatre-vingt mille, pour ne s'être pas munis de vivres. Du reste ces malheureux n'avaient qu'une porte à franchir pour se trouver dans Altona, ville danoise et neutre, à moitié hambourgeoise, où de nombreux secours leur étaient assurés. Sept à huit mille Russes succombent devant Hambourg sans pouvoir l'enlever. Le maréchal s'était ensuite mis en défense, et dans divers combats avait tué sept à huit mille hommes au général Benningsen, (p.~14) qui avait fini par le laisser en repos. Il avait passé ainsi tout l'hiver de 1813 à 1814, n'ayant aucune nouvelle du gouvernement français, mais en recevant de nombreuses par l'ennemi, les unes fausses, les autres vraies et désastreuses, ne tenant compte ni des unes ni des autres, et résolu à résister jusqu'à ce que l'Europe se tournât tout entière contre lui pour l'accabler.

Toujours rigoureux, mais exact et probe, il avait résolu de payer les vivres qu'il prenait, les travaux qu'il ordonnait, les démolitions qu'il faisait exécuter, et de les payer sur la contribution de guerre à laquelle la ville de Hambourg avait été condamnée pour sa rébellion de 1813. Ayant la force en main, il aurait pu sans doute, à l'exemple de tant d'autres commandants de places assiégées, se dispenser de payer les dommages qu'il causait en prenant des vivres, en abattant des maisons, en requérant des bras. Quelques individus auraient ainsi supporté pour tous les malheurs de la guerre. Mais il répugnait à sa probité de faire peser sur quelques-uns des charges qui devaient être le fardeau de tous, et une contribution de guerre ayant été régulièrement frappée l'année précédente, il trouvait plus juste de l'employer à dédommager ceux dont on prenait les bras ou le bien. Le maréchal Davout s'empare des fonds de la banque de Hambourg pour payer les frais de la défense. Les Hambourgeois refusant d'acquitter la contribution de guerre depuis les revers de l'armée française, il assembla le commerce, lui déclara qu'il avait besoin de fonds pour acquitter les services exigés des habitants, et que si on ne payait pas ce qu'on devait, il s'emparerait des valeurs métalliques de la Banque sur (p.~15) laquelle étaient tirées les traites représentatives de la contribution de guerre. Cette déclaration n'ayant point reçu de réponse, il tint parole, prit la réserve de la Banque sur procès-verbal en règle, consacra les 13 millions qu'il y trouva à tous les services publics, sans en détourner un centime pour aucun emploi obscur ou équivoque, et continua de se maintenir avec une ténacité indomptable au milieu des boulets de l'ennemi et des calomnies des Hambourgeois, qui s'indignaient contre ce qu'ils appelaient les crimes des Français, oubliant ce que faisaient en Portugal les Anglais qui brûlaient les moissons, les arbres, les maisons, et forçaient les Portugais, sous peine de mort, à les brûler eux-mêmes.

Dans cette formidable attitude, le maréchal Davout, assailli par les armées russes et allemandes, tint huit mois entiers sans recevoir ni un ordre ni une nouvelle de son pays. Négociations entamées pour amener la reddition de Hambourg, en faisant connaître au maréchal Davout la révolution opérée à Paris. Vers les premiers jours d'avril le général Benningsen lui fit savoir par l'intermédiaire des Danois les événements de Paris, et le somma d'ouvrir ses portes. Le maréchal répondit par l'article du décret relatif aux places assiégées, article qui défend de croire aux bruits répandus par l'ennemi, et ajouta que son souverain pouvait avoir essuyé des revers, mais que les revers ne dégageaient pas un homme d'honneur de ses devoirs. Le général Benningsen ordonna alors une nouvelle attaque, qui fut exécutée au nom des Bourbons et avec le drapeau blanc. Le maréchal tira sur le drapeau blanc comme sur le drapeau russe, et culbuta les assaillants après leur avoir fait essuyer une (p.~16) perte considérable. Battu, le général Benningsen eut de nouveau recours aux négociations, toujours par l'intermédiaire des Danois, nos anciens alliés. Le maréchal ne refusa pas de s'y prêter, et offrit d'envoyer le général Delcambre en France, pour aller y chercher des nouvelles authentiques, promettant de les tenir pour vraies, et de s'y conformer lorsqu'elles proviendraient d'une source française. Le général Benningsen y consentit, mais à condition qu'on lui livrerait un des ouvrages importants de Hambourg. Le maréchal ne se rend qu'à un ordre du nouveau gouvernement français. Le maréchal s'y refusa de nouveau. Enfin un envoyé appartenant à sa famille étant arrivé avec des communications officielles du gouvernement provisoire, il assembla le 28 avril son armée qui était encore de 30 mille hommes valides, bien armés, bien vêtus, bien disposés, lui annonça la restauration des Bourbons, lui fit prendre la cocarde blanche, et lui déclara, ce qui fut approuvé et applaudi, qu'il ne rendrait la place que sur un ordre de Louis XVIII. Le maréchal Davout, par cette défense mémorable, avait conservé à nos négociateurs un précieux objet de compensation, et il avait sauvé à la France trente mille hommes, un immense matériel, et l'honneur du drapeau. Les calomnies que des intéressés allaient répandre dans toute l'Europe, et notamment en France, ne pouvaient obscurcir de tels services. En tout cas, c'est à l'histoire à les consacrer dans son impartiale justice.

Résistance du prince Eugène en Italie. En Italie, le prince Eugène avait vaillamment tenu tête au maréchal Bellegarde, et persisté à refuser toutes les propositions que lui faisaient parvenir les puissances alliées par le roi de Bavière, son (p.~17) beau-père. Napoléon, comme on l'a vu, après lui avoir ordonné de ramener l'armée en France, ordre qui, exécuté à temps, aurait pu changer le destin de la guerre, lui avait malheureusement prescrit, après les succès de Montmirail, de Champaubert, de Montereau, de rester en Italie, et le prince s'y était maintenu avec succès jusqu'au moment où Murat était venu le prendre à revers. Il avait alors détaché la division Maucune pour arrêter les Napolitains au passage du Pô. Le brave Maucune les avait en effet culbutés toutes les fois qu'ils s'étaient présentés, seuls ou en compagnie des Autrichiens, et était occupé à les contenir, lorsque la connaissance certaine des événements de Paris parvint à Milan. Ce prince ne se rend qu'après la certitude acquise des événements de Paris. Le prince Eugène consentit dès ce moment à entrer en pourparlers avec le maréchal Bellegarde, et le 16 avril signa un armistice dont les bases étaient les suivantes. Les troupes françaises disséminées dans les diverses parties de l'Italie devaient rentrer en France avec les honneurs de la guerre, et en emportant leur matériel. L'armée italienne, sous les ordres du prince Eugène, devait rester sur le Pô, et continuer de garder les places fortes jusqu'à ce que les puissances alliées eussent décidé du sort de l'Italie.

Évacuation de l'Italie par les Français. Après la signature de cet armistice, le noble prince devenu, grâce aux événements extraordinaires du siècle, prince étranger, sans cesser d'être soldat français, adressa de touchants adieux à l'armée dont il allait se séparer pour toujours, et en reçut les témoignages les plus expressifs d'attachement et de regret. L'armée française s'achemina (p.~18) ensuite vers les Alpes sous les ordres du général Grenier, recueillant en route les garnisons qui évacuaient les places d'Italie, et éprouvant une patriotique tristesse en quittant cette contrée où elle avait répandu tant de sang, acquis tant de gloire, et fondé si peu de chose.

Reddition de Gênes. À Gênes quelques mille conscrits sous les ordres du général Frezia, avaient disputé la place aux Anglais, et au peuple génois lui-même qui se flattait follement de recouvrer son indépendance en s'insurgeant contre nous. Obligés de céder, ils abandonnaient également l'Italie en longeant le pied des Alpes maritimes.

En Dauphiné le maréchal Augereau, qui n'avait su défendre ni la Franche-Comté, ni Lyon, ni sa dignité, s'était replié sur l'Isère, pendant que le général Marchand, après avoir beaucoup mieux défendu Genève et Chambéry, s'était retiré à Grenoble. La nouvelle de la capitulation de Paris, bientôt parvenue dans cette partie de la France, y avait fait cesser les hostilités en vertu d'un armistice local. Il en devait être autrement au pied des Pyrénées, à cause de la distance et des forces engagées, et même après que le canon s'était tu partout, une sanglante bataille allait signaler dans cette région les derniers jours de la guerre.

Le maréchal Suchet rentre en France, après avoir rendu Ferdinand VII aux Espagnols, et se dispose à rejoindre le maréchal Soult. Le maréchal Suchet, comme on l'a vu, s'était privé de la meilleure partie de son armée au profit d'Augereau qui n'en avait rien su faire. Réduit à quelques mille hommes, il s'était tenu d'abord en avant de Figuières, essayant de recouvrer ses garnisons de la Catalogne moyennant la remise de Ferdinand (p.~19) VII qu'il offrait en échange. N'ayant pu obtenir que les Espagnols écoutassent ses propositions, il avait fini par se dessaisir de Ferdinand VII, sur l'ordre exprès de Napoléon, et avait été obligé de s'en fier pour la fidèle exécution du traité de Valençay à la parole peu sûre du nouveau roi d'Espagne, et à la générosité des Espagnols fort altérée par la haine qu'ils nous portaient. Le maréchal était ensuite rentré en France, décidé à rejoindre le maréchal Soult, si les événements lui en laissaient le temps et le moyen.

Retraite du maréchal Soult sur Toulouse. Ce dernier après la bataille d'Orthez, à laquelle il n'avait manqué qu'un peu de ténacité pour être une bataille gagnée, s'était retiré sur Toulouse, se flattant d'attirer lord Wellington à sa suite, et de couvrir ainsi Bordeaux par une simple manœuvre. Lord Wellington ne s'était guère soucié de suivre un adversaire qu'il était sûr de retrouver, avait pris Bordeaux, ouvert cette ville aux Bourbons, et cela fait, s'était remis à la poursuite du maréchal Soult, en remontant la rive gauche de la Garonne.

Le général anglais avait 60 mille hommes, parmi lesquels beaucoup d'Espagnols et de Portugais animés par la victoire, et, sous l'influence de l'exemple et du succès, s'approchant du mérite des troupes anglaises quoique ne leur ressemblant en aucune manière. Sa résolution de s'y défendre. Le maréchal Soult ne comptait que 36 mille soldats, mais de la première qualité, et remplis en ce moment d'une véritable fureur patriotique. Malheureusement le maréchal, affecté par les événements, n'avait plus confiance ni en lui-même ni dans (p.~20) la fortune. Il s'était replié sur Toulouse, et s'y était savamment fortifié.

Cette ville considérable, qui partage avec Bordeaux et Marseille l'influence morale dans le midi de la France, était précieuse à conserver sous tous les rapports, militaires et politiques. Elle est située en entier, sauf le faubourg Saint-Cyprien, sur la rive droite de la Garonne, et il fallait, pour qu'elle fût attaquée, que le général anglais, opérant actuellement sur la rive gauche, exécutât devant nous le passage d'une rivière forte et rapide. Circonspect dans ses mouvements, ayant des soldats peu marcheurs, et chargé d'un immense convoi de vivres, lord Wellington ne pouvait guère déjouer par de promptes manœuvres la vigilance d'un adversaire qui aurait voulu l'empêcher de franchir la Garonne. Néanmoins le maréchal Soult, mettant exclusivement sa confiance dans la position qu'il avait choisie autour de Toulouse, ne songea point à lui disputer le passage de la rivière qui les séparait, et lui laissa la liberté d'en parcourir les bords au-dessous et au-dessus de Toulouse afin d'y jeter un pont. Efforts du duc de Wellington pour franchir la Garonne. Lord Wellington poussa ses recherches jusqu'au-dessus du confluent de l'Ariége et de la Garonne, entra même à Cinte-Gabelle, soit qu'il espérât trouver à cette hauteur un passage plus facile, soit qu'il se flattât, en menaçant les communications du maréchal Soult avec le maréchal Suchet, de décider les Français à quitter leur position. Cependant lord Wellington se sentant un peu hasardé à cette distance, redescendit le cours de la Garonne, et résolut de la traverser au-dessous de Toulouse, c'est-à-dire à Grenade.

(p.~21) Il la passe à Grenade. Le 4 avril, jour de la première abdication de Napoléon, le général anglais réussit, malgré le courant, à jeter un pont de bateaux près de Grenade, et transporta sur la rive droite le corps du maréchal Béresford. Ce corps était à peine au delà de la Garonne, qu'une crue subite et violente, comme on en voit souvent en cette saison, assaillit le pont et l'eut bientôt emporté. Quinze mille Anglais, composant la meilleure partie de l'armée ennemie, étaient donc livrés à nos coups, et une fois détruits l'armée anglaise tout entière était exposée à un véritable désastre. La cavalerie du général Soult, frère du maréchal, fut témoin de cet heureux accident; le général comte d'Erlon en eut aussi connaissance, et ils firent part, l'un et l'autre, au général en chef de cette faveur inattendue de la fortune, si rigoureuse pour nous depuis deux années. Le maréchal, déconcerté par ses revers, ne voyant sa sûreté que dans la forte position défensive de Toulouse, n'osa pas la quitter pour aller chercher les Anglais, qu'il aurait pu atteindre en vingt-quatre heures et précipiter dans la Garonne. Les Anglais restèrent quatre jours dans cette fausse position, mais les eaux ayant baissé, lord Wellington rétablit le passage, et réunit toutes ses forces sur la rive droite. Le 9 il parut devant Toulouse, et résolut d'attaquer les Français le lendemain, ayant soin de se faire suivre par son pont de bateaux à mesure qu'il remontait le cours de la Garonne, pour s'assurer en cas de revers un moyen de retraite.

Description de la position de Toulouse. La position adoptée par le maréchal Soult présentait de grands avantages. La Garonne qui descend (p.~22) d'abord perpendiculairement des Pyrénées, tourne brusquement à droite en arrivant à Toulouse, et, formant là un coude, coule ensuite presque parallèlement aux montagnes jusqu'à la mer. Quoique l'ennemi ayant passé la Garonne, menaçât la rive droite plus que la gauche, le maréchal Soult avait naturellement songé à défendre Toulouse sur les deux rives. À la rive gauche, c'est-à-dire dans le coude intérieur que forme la Garonne et que remplit le faubourg Saint-Cyprien, il avait élevé des bastions en terre, et une forte rangée de palissades, qui s'appuyait par ses deux extrémités au cours de la rivière. En arrière de cette première ligne d'ouvrages, le mur du faubourg, crénelé, flanqué de tours et hérissé d'artillerie, formait un second obstacle presque impossible à vaincre. Enfin, en supposant qu'on fût forcé dans le faubourg Saint-Cyprien, on n'avait qu'à passer le pont de pierre qui joint ce faubourg à la ville elle-même, et, en faisant sauter ce pont, on réduisait l'ennemi à rester confiné sur la rive gauche, après avoir perdu beaucoup de monde dans une attaque inutile. Une bonne division suffisait pour nous protéger de ce côté, et pour y rendre vains tous les efforts de l'armée britannique.

Il n'était donc pas probable que la principale attaque se dirigeât sur la rive gauche, où il y avait uniquement un faubourg à conquérir, et elle était bien plus à craindre sur la rive droite, où la proie qui s'offrait était la ville elle-même. Mais de ce côté l'abord n'était guère plus facile. Le canal du Midi, enveloppant Toulouse, et venant rejoindre la (p.~23) Garonne au-dessous de la ville, présentait une première ligne de défense qu'on pouvait vivement disputer, en ayant la ressource du mur d'enceinte pour prolonger la résistance. Tous les bords du canal avaient été soigneusement fortifiés; ses ponts avaient été couverts d'ouvrages et minés. Le canal couvrait ainsi tout le nord de Toulouse. En tournant à l'est, et se portant au sud, la position devenait encore plus forte, parce qu'en avant du canal se trouvait une ligne de hauteurs, s'étendant de la Pujade au Calvinet, et partout hérissée de redoutes et d'artillerie. C'était là que le maréchal Soult avait établi la masse de ses forces, et il n'était pas possible en effet que l'ennemi songeât à attaquer sérieusement une partie quelconque de l'enceinte, tant qu'il n'aurait pas délogé l'armée française des hauteurs. Il aurait fallu qu'il descendît au sud, prêtant le flanc à l'armée française pendant ce mouvement, et que passant le canal sur sa droite et ses derrières, il vînt attaquer la ville par le faubourg Saint-Michel. Mais de ce côté encore les précautions du maréchal étaient prises, et il avait couvert ce faubourg d'ouvrages et d'artillerie.

Le maréchal Soult avait établi la division Maransin, détachée du corps du général Reille, à la rive gauche, dans le faubourg Saint-Cyprien. C'était assez, comme on vient de le voir, pour cette partie de la défense. Il avait rangé le gros de son armée sur la rive droite. La division Darricau, du corps de Drouet d'Erlon, logée derrière le canal, au pont de Matabiau, défendait le nord de la ville. La division Darmagnac, du même corps, occupait l'intervalle (p.~24) entre le canal et les hauteurs. Les divisions Harispe et Villatte, du corps de Clausel, occupaient les hauteurs mêmes. Et enfin, en arrière des hauteurs et en réserve, se trouvait la division Taupin formant le reste du corps du général Reille.

Lord Wellington résolut de livrer bataille le 10 avril au matin. Il chargea le général Hill, avec les divisions Murray, Stewart et Morillo, d'attaquer les Français sur la rive gauche de la Garonne, devant le faubourg Saint-Cyprien, et c'était plus qu'il n'en fallait pour une opération qui ne pouvait être que secondaire. Il porta le reste de son armée sur la rive droite. Le général Picton, avec la division écossaise, avait mission de forcer le canal au nord de la ville, tandis que la division légère Alton lierait cette attaque avec celle que les Espagnols devaient tenter contre les hauteurs de la Pujade. Enfin le maréchal Béresford, avec les divisions Clinton et Cole, devait longer le pied des hauteurs, en se dirigeant du nord au sud, tâcher d'enlever la position du Calvinet, et puis se présenter par le sud devant le faubourg Saint-Michel. Il avait avec lui une notable partie de la cavalerie britannique.

Bataille de Toulouse. Dès le matin du 10 le général Hill, sur la rive gauche, attaqua la division Maransin en avant du faubourg Saint-Cyprien, mais avec circonspection, l'effort décisif ne devant pas s'opérer de ce côté. Il y rencontra une forte résistance, et comprit que ce serait chose sérieuse que de vouloir pousser plus loin sa tentative. À la rive droite, sur le véritable théâtre de la bataille, le général Picton aborda le canal avec audace. Le brave Darricau, l'ancien colonel du 32e, (p.~25) qui s'était illustré à Diernstein, à Hall, et récemment en Espagne, défendait avec sa division les bords du canal. Disposant habilement ses soldats derrière cette ligne de défense, et leur donnant lui-même l'exemple, il repoussa tous les efforts des Anglais pendant plusieurs heures, et couvrit la ligne du canal d'Écossais morts ou blessés. Pendant ce temps le général Freyre essaya d'enlever avec ses Espagnols les hauteurs de la Pujade, qui se liaient à la partie du canal défendue par le général Darricau. Les Espagnols, accueillis par un feu violent d'artillerie et de mousqueterie, s'avancèrent hardiment jusqu'au pied des retranchements. Mais arrivés là ils furent assaillis dans leur flanc gauche par le général Harispe, dans leur flanc droit par le général Darmagnac, ne purent tenir contre cette double attaque, et laissèrent sur le terrain un nombre considérable d'entre eux. Ils auraient même été complétement détruits sans la division légère Alton accourue à leur secours. À midi les Anglais avaient perdu près de trois mille hommes, sans avoir obtenu d'autre résultat que d'être partout repoussés, soit sur la rive gauche, soit sur la rive droite, le long du canal, comme devant les hauteurs de la Pujade.

À cette heure le maréchal Béresford offrait au général français une heureuse occasion de terminer la journée par un succès décisif. Ce maréchal, se portant du nord au sud, le long des hauteurs qui couvraient l'est de notre position, opérait devant nous un mouvement de flanc, périlleux mais nécessaire, car il fallait indispensablement qu'il descendît au sud pour s'approcher de Toulouse. (p.~26) Le danger de son mouvement était d'autant plus grand, que si, dans ce moment, on se fût jeté en masse sur lui, on l'aurait précipité dans le lit fangeux d'une petite rivière, celle de l'Ers, qui coule parallèlement à la ligne des hauteurs. La fortune nous souriait une seconde fois depuis huit jours, mais c'était sa dernière faveur. Les généraux Clausel, Harispe, Taupin, réunis autour du général en chef, le pressèrent de saisir l'à-propos, et de jeter la masse de ses forces dans le flanc du téméraire Béresford, qui, sentant le péril de sa position, se hâtait de terminer son mouvement. Le maréchal Soult, plein du souvenir des fautes qu'on avait commises devant les Anglais, en quittant mal à propos des positions défensives pour aller à leur rencontre, craignit d'en commettre une semblable en cette occasion, hésita plus de deux heures, et ne prit le parti d'arrêter la marche de Béresford que lorsque déjà celui-ci avait cessé de prêter le flanc, et que bien formé il marchait de front, contre l'extrême droite de nos positions, vers le point du Calvinet. La division Taupin, lancée trop tard, perdit inutilement l'appui d'un village où elle aurait pu se défendre longtemps, aborda l'ennemi impétueusement, fut reçue avec la vigueur ordinaire aux Anglais, et malheureusement vit tomber son général au moment le plus important. Elle demeura quelques instants sans chef et sans direction, et les Anglais profitèrent de son embarras pour s'emparer des redoutes du Calvinet. On voulut en vain les leur reprendre. Le général Harispe y fut mis hors de combat, et le maréchal Béresford franchissant alors la ligne des (p.~27) hauteurs sur notre extrême droite, vint se présenter au sud de la ville. Il y eut un peu de désordre dans la retraite, ce qui mit un moment Toulouse en péril. Par bonheur un capitaine de grenadiers du 118e, nommé Larouzière, réunissant sa compagnie derrière le remblai du canal, surprit les Anglais par un feu à bout portant, les arrêta, et donna à la division Darmagnac le temps de se rallier. L'ennemi fut contraint de borner là ses entreprises. Bien que sur tout le reste de la ligne on eût repoussé les Anglais aussi vaillamment que le matin, la position étant tournée par le sud n'était plus tenable.

Il aurait fallu se replier sur les murs de Toulouse avec toute l'armée, et prendre le parti de s'y défendre à outrance. Les trente-deux mille hommes qui restaient au maréchal Soult auraient été difficilement forcés dans cette position. Mais c'était une situation sans issue, et on aurait d'ailleurs exposé la ville de Toulouse aux plus cruelles extrémités. En se repliant au contraire sur Carcassonne, le maréchal Soult avait la certitude d'être rejoint par le maréchal Suchet, et tous deux ils devaient présenter au prudent Wellington une masse de forces devant laquelle celui-ci ne pouvait plus rien tenter. Il prit donc le parti fort sage de traverser Toulouse pour se retirer sur Villefranche. Résultats de la bataille de Toulouse. Il avait tué ou blessé environ 5 mille hommes aux Anglais, et en avait perdu 3 mille cinq cents. Comme toujours l'armée d'Espagne avait été malheureuse mais héroïque.

Tardive arrivée de M. de Saint-Simon au camp des armées françaises. Enfin la nouvelle des événements de Paris arriva sur les lieux. Avec plus d'activité le gouvernement provisoire aurait pu épargner la vie de huit mille (p.~28) braves gens, sacrifiés sans utilité pour une question déjà résolue ailleurs. C'est le 8 avril seulement que le gouvernement provisoire avait songé à envoyer un émissaire aux deux armées qui luttaient au pied des Pyrénées, et c'est à elles qu'il aurait dû songer d'abord, car c'étaient celles qui offraient le plus de chances d'une rencontre sanglante. M. de Talleyrand avait fait choix pour cette mission de M. de Saint-Simon, qui était parti accompagné d'un officier anglais, afin de pouvoir traverser les rangs de l'armée ennemie. Cet officier, destiné à le servir auprès des troupes anglaises, le rendit suspect aux troupes françaises, qui s'obstinaient à voir des traîtres partout. Retardé à Orléans, puis à Montauban par les Français, et enfin à Toulouse par les Anglais, M. de Saint-Simon n'arriva que le 14 au camp du maréchal Soult. Ce maréchal avait choisi à Villefranche une position inexpugnable; il y attendait les troupes de l'armée de Catalogne, et se flattait de prendre bientôt une revanche sur les Anglais. M. de Saint-Simon lui causa donc en arrivant tous les genres de déplaisir, car outre les affreuses nouvelles qu'il lui apportait, il l'arrêtait au moment où une victoire n'était pas impossible. La présence de M. de Saint-Simon produisit de plus une vive émotion parmi les troupes, qui ressentaient plus encore que les autres armées l'exaspération des vieux militaires. Inspiré par tous ces motifs, le maréchal Soult se défendit tant qu'il put contre les communications qu'on lui apportait de Paris. Se figurant même que ces communications pouvaient être un piége de l'ennemi, il voulut retenir M. de Saint-Simon. Mais (p.~29) celui-ci parvint à se dérober, et se rendit au camp du maréchal Suchet. Armistice sur cette frontière comme sur toutes les autres. Ce maréchal reconnut bientôt la véracité de M. de Saint-Simon, et se montra disposé à obéir aux ordres du gouvernement provisoire, mais à condition d'en attendre la confirmation définitive. Cette confirmation arriva bientôt, et un armistice, tout local, comme on l'avait fait ailleurs, suspendit les hostilités entre les maréchaux français et les forces ennemies qui avaient envahi la frontière des Pyrénées.

Fin de la longue résistance opposée par les armées françaises. Tandis que dans les régions les plus éloignées nos armées défendaient encore l'Empire dont elles ignoraient la chute, sur nos frontières, et aux portes mêmes de Paris de braves gens combattaient pour le pays jusqu'au dernier moment. Le comte Marmier, quoiqu'il n'eût jamais servi, avait formé et équipé à ses frais une légion de gardes nationaux mobiles, s'était établi dans Huningue, et avait héroïquement défendu la place pendant cinq mois entiers. De son côté le brave Daumesnil, si célèbre sous le nom de la jambe de bois, s'était enfermé dans Vincennes, résolu de soustraire à l'ennemi l'immense matériel qui s'y trouvait. Menacé des rigueurs de la guerre s'il n'ouvrait ses portes, il avait répondu par la menace de se faire sauter si on insistait, et on n'avait pas osé l'attaquer. Comme tous les autres il ne s'était rendu qu'à l'évidence de la révolution opérée à Paris, et au gouvernement régulier qui en était sorti. Ainsi avait fini depuis Anvers jusqu'à Hambourg, depuis Hambourg jusqu'à Milan, depuis Milan jusqu'à Toulouse, depuis Toulouse jusqu'à Vincennes, la résistance obstinée que nos soldats, dispersés en cent (p.~30) lieux, n'avaient cessé d'opposer à l'Europe coalisée. Dès lors le nouveau gouvernement, débarrassé de la présence de Napoléon, l'était aussi de la résistance de ses lieutenants, tous disposés maintenant à reconnaître les Bourbons.

Mais si la résistance des armées avait cessé, celle des passions allait commencer, et à celle-là il n'y avait qu'une force efficace à opposer, la sagesse. Pouvait-on l'attendre des princes de Bourbon et de leurs amis, les uns et les autres rentrant dans leur pays après vingt-cinq ans de proscription et de malheurs? Telle était la redoutable question qui naissait de la chute même de l'Empire.

Situation et manière d'être de M. le comte d'Artois depuis son entrée à Paris. M. le comte d'Artois, introduit dans Paris depuis deux ou trois jours (il y était entré le 12 avril), était comme emporté par un tourbillon qui aurait troublé une tête beaucoup plus ferme que la sienne. Établi aux Tuileries, ne se tenant pas de joie en se voyant dans un tel séjour, il aurait voulu communiquer à tout le monde le contentement qu'il éprouvait, et il cherchait à persuader aux partisans de l'Empire que rien ne serait changé, aux émigrés au contraire qui rentraient avec lui après vingt-cinq ans de souffrances, qu'ils auraient pleine satisfaction, pourvu qu'ils sussent attendre. Mais dès le premier jour il put s'apercevoir que les paroles bienveillantes ne suffiraient pas pour vaincre les difficultés d'une telle situation. Il lui fallait des aides de camp, et il s'agissait de savoir où on les choisirait. Les amis qui étaient venus de l'étranger avec le Prince, ou qui de l'intérieur avaient couru à sa rencontre, auraient désiré qu'en laissant les (p.~31) hautes fonctions politiques aux hommes de l'Empire, on leur réservât au moins à eux-mêmes les places auprès des personnes royales. Mais comment prendre des aides de camp ailleurs que parmi les militaires, et comment prendre des militaires ailleurs que dans les armées impériales? C'était difficile, et M. de Vitrolles, appréciant mieux l'état vrai des choses, conseilla à M. le comte d'Artois de choisir quelques-uns de ses aides de camp parmi les officiers distingués de l'Empire. Choix de ses aides de camp. Le prince suivit ce conseil, et nomma MM. de Nansouty et de Lauriston, qui convenaient parfaitement, car, honorés dans l'armée, ils avaient de l'affinité avec l'ancienne noblesse. Ces choix causèrent une vive rumeur parmi les amis du Prince, valurent de grands reproches à M. de Vitrolles, et révélèrent tout de suite les dispositions que les hommes de l'ancien et du nouveau régime apporteraient les uns envers les autres en se réunissant autour des Bourbons. M. le comte d'Artois, tout entier aux félicitations, aux visites, aux entrevues avec les souverains, ne donna pas beaucoup d'attention à cet incident, et continua de manifester sa joie en prodiguant les serrements de main et les promesses. Pourtant il fallait s'occuper d'une affaire grave et qu'on ne pouvait arranger avec de la facilité de caractère, celle du titre que le Prince prendrait pour gouverner. Nécessité de recourir au Sénat pour donner un titre légal à son autorité. Le titre de lieutenant général du royaume, exerçant l'autorité royale en l'absence du Roi, était naturellement indiqué. Mais comment oser se revêtir de ce titre en présence du Sénat, seule autorité reconnue en ce moment, se tenant à part depuis qu'il avait déposé (p.~32) Napoléon, n'ayant voulu figurer dans aucune des dernières cérémonies, et indiquant par son attitude ainsi que par le langage individuel de ses membres, qu'il n'investirait ni M. le comte d'Artois, ni le Roi lui-même du pouvoir royal, sans un engagement formel envers la Constitution décrétée? Le Sénat ne veut conférer la lieutenance générale du royaume à M. le comte d'Artois qu'à la condition que ce Prince prendra un engagement envers la Constitution. On avait peine à faire comprendre cette difficulté, soit à M. le comte d'Artois, soit à ses amis, tant il leur semblait qu'à la seule présence du souverain légitime, ou de son représentant, toute autorité devait disparaître devant la sienne, et tant ils étaient peu élevés à croire qu'en dehors du droit royal il pût y avoir un droit quelconque dérivant de la nation, ou remontant à elle. M. de Vitrolles, qui leur servait d'intermédiaire auprès du gouvernement provisoire, averti de la difficulté, et sachant qu'on ne pouvait la traiter légèrement, en informa le Prince, qui lui laissa le soin de la résoudre le mieux possible, en s'entendant avec ceux qui étaient chargés des affaires sérieuses.

Impossibilité actuelle de se passer du Sénat, et en même temps danger pour ce corps d'être universellement abandonné. Bien que le public continuât de poursuivre le Sénat de ses railleries, il le considérait néanmoins comme la seule autorité actuellement existante, et s'il avait supposé que les Bourbons ne voulaient pas recevoir de lui l'investiture, afin de rentrer en princes absolus, il se serait mis derrière le Sénat, l'armée aurait suivi son exemple, et les souverains alliés se seraient joints au public et à l'armée, par fidélité à leur parole, par bon sens, même par conviction, car l'empereur Alexandre en particulier approuvait hautement l'intention de ne rappeler l'ancienne dynastie qu'au prix d'une constitution (p.~33) libérale. On ne pouvait donc sans folie songer à contester l'autorité du Sénat. Le Sénat, de son côté, ne laissait pas d'avoir d'assez grands embarras. L'opinion publique une fois convaincue de la convenance et de la nécessité du rappel des Bourbons, se portait vers eux avec une sorte d'entraînement. Il résulte de cette double situation le besoin réciproque de transiger. Ce mouvement, produit de la raison et d'une sensibilité vraie chez les masses, de l'ambition, et parfois de la bassesse chez les individus, allait toujours croissant. Le succès personnel de M. le comte d'Artois y contribuait aussi, et le Sénat était exposé à se trouver seul sous peu de jours. Il était donc sage de transiger pour les uns autant que pour les autres. Mais, suivant l'usage, avant de transiger, on se plaçait aux termes extrêmes, et ce n'était pas M. de Talleyrand, éludant sans cesse les difficultés par paresse et ennui de la controverse, qui pouvait amener à une conciliation nécessaire les parties opposées. Il les laissait disputer, attendant tranquillement de leur fatigue réciproque une solution quelle qu'elle fût.

Le duc d'Otrante prend occasion des difficultés survenues pour se donner un rôle dont il avait été privé par son absence.

Il y avait un personnage dont nous avons déjà mentionné l'arrivée à Paris, le duc d'Otrante, qui cherchait la peine au lieu de la fuir, qui aimait par-dessus tout le mouvement, l'intrigue, l'importance, et regrettait amèrement d'avoir, par suite de son absence, laissé échapper le premier rôle. Depuis son retour, il avait manifesté sa présence en jetant les hauts cris contre le traité du 11 avril, et il avait vu avec une véritable joie, dans la question actuellement soulevée, un champ tout trouvé pour son activité brouillonne et hardie. Il était bien d'avis que le (p.~34) Sénat s'appliquât à lier les Bourbons, car en sa qualité de régicide il en avait plus besoin qu'un autre, mais il sentait l'embarras de ce corps, voulait l'en tirer, et rendre en même temps aux Bourbons un service dont il pût se prévaloir auprès d'eux. Il était d'ailleurs plus propre que M. de Talleyrand à surmonter la présente difficulté, parce qu'il était plus fertile en expédients, parce qu'il craignait moins de se mettre en avant, et qu'il maniait mieux l'intrigue au sein du Sénat. S'introduisant partout, il s'était presque établi au sein du gouvernement provisoire comme un de ses membres, et M. de Talleyrand, pour le ménager et s'en servir, n'avait eu garde de s'y opposer.

Discussion au sein du gouvernement provisoire sur la manière de conférer une autorité régulière à M. le comte d'Artois. Le gouvernement provisoire s'était transporté de la rue Saint-Florentin aux Tuileries, à la suite du comte d'Artois, sans avoir beaucoup mieux fermé ses portes, et en continuant à les laisser ouvertes aux officieux, aux donneurs de conseils, aux solliciteurs, même aux oisifs. Il était occupé à discuter avec un certain nombre de sénateurs la question importante du moment, celle du titre à donner à M. le comte d'Artois, et M. de Vitrolles, pour le compte du Prince, faisait valoir les droits de la royauté légitime, lorsque M. Fouché, avec un mélange de vulgarité, d'assurance et de bon sens, se leva brusquement, et, disant assez clairement à M. de Vitrolles qu'il ne comprenait guère ce dont il s'agissait, déclara qu'il fallait en effet que M. le comte d'Artois fût revêtu du titre de lieutenant général, mais qu'il le reçût du Sénat, qui le lui décernerait lorsque ce Prince aurait contracté un engagement (p.~35) quelconque envers la Constitution sénatoriale. M. de Vitrolles objecta le défaut de pouvoirs, car M. le comte d'Artois n'avait pas eu le temps de se faire autoriser à accepter la Constitution. M. Fouché traita cette objection fort légèrement. Il dit que la difficulté dont M. de Vitrolles se montrait embarrassé n'était pas sérieuse, que M. le comte d'Artois connaissait sans douta son frère Louis XVIII, et sa manière de penser, qu'il pouvait dès lors se porter fort pour lui, et déclarer qu'instruit de ses intentions, il était certain qu'il accepterait la Constitution, sinon dans tous ses termes, du moins dans ses bases principales. M. Fouché propose un moyen de transaction, c'est de conférer la lieutenance au compte d'Artois, pourvu qu'il prenne des engagements au nom de son frère. M. Fouché ne s'en tint pas là, il imagina sur-le-champ une rédaction qui, sauf les termes qu'on était libre de modifier plus ou moins, contenait un véritable engagement moral à l'égard de la Constitution, sans soulever la difficulté du défaut d'autorisation royale. D'après son plan, le Sénat se transporterait aux Tuileries, le comte d'Artois lui lirait la déclaration convenue, et après cette lecture le Sénat investirait le Prince de la lieutenance générale.—Mais, dit M. de Vitrolles, qui peut affirmer que le Sénat acceptera cet arrangement?—Moi, répondit M. Fouché avec son assurance accoutumée.—M. de Vitrolles qui n'avait jamais vu M. Fouché, semblait demander des yeux à tous les assistants quel était le personnage si sûr de lui-même et des autres avec lequel il discutait. L'ayant appris de ses voisins, il s'expliqua la présomption de son interlocuteur, et ne douta plus du résultat, sans paraître trop effrayé pour son Prince de devenir l'obligé d'un régicide. On tomba d'accord (p.~36) sur l'expédient proposé, et on alla chacun de son côté y préparer les parties intéressées. M. de Talleyrand laissa faire M. Fouché, selon l'usage ordinaire de la paresse de se laisser dépouiller par l'activité.

M. le comte d'Artois n'est pas d'abord contraire à ce moyen, qui est peu goûté de ses amis. M. de Vitrolles étant retourné auprès du comte d'Artois, fit part à lui et à ses amis de l'arrangement imaginé par M. Fouché. Le plus irrité ne fut pas le Prince. Enivré de ses succès, des applaudissements qui accueillaient partout sa présence, il était disposé à considérer les difficultés qu'on lui suscitait comme des subtilités de peu d'importance, dont le temps ferait justice, et il était prêt à consentir à tout, pourvu qu'on lui conférât immédiatement le titre de lieutenant général. Mais ses amis, moins distraits de leurs préjugés par la satisfaction personnelle, étaient révoltés de ne pas voir l'autorité légitime reconnue, et adorée en quelque sorte, dès qu'elle se montrait, de la voir au contraire marchandée par un pouvoir qui semblait se considérer comme supérieur à elle, sous le prétexte qu'il représentait la nation. Ces prétentions du Sénat les indignaient, et ils étaient d'avis de ne les souffrir à aucun prix. Comme ils avaient triomphé des couleurs tricolores, ils se flattaient de triompher aussi facilement de ce qu'ils appelaient les principes révolutionnaires. M. de Vitrolles, après avoir soulagé son cœur avec eux, ne voulait cependant pas les pousser à des imprudences dont il sentait la folie, et il comprenait qu'il fallait conclure. Or, que faire en cette occurrence? Rester à Paris sans autorité légale n'était pas possible; en prendre en face du Sénat, (p.~37) et malgré lui, ne l'était pas davantage, à moins de briser ce corps, en prononçant sa dissolution, et en fermant la salle de ses séances. Mais une telle résolution, comment l'exécuter? On était huit ou dix tout au plus dans Paris, on n'y connaissait personne, pas même un agent de l'administration à qui donner un ordre. On ne disposait d'aucune force organisée, car les soldats de Marmont, les seuls qui se fussent détachés de Napoléon, appartenaient au gouvernement provisoire. La garde nationale avait adopté la cocarde blanche avec une répugnance visible, et les soldats alliés étaient dans la main du trop libéral Alexandre. Dans un pareil dénûment, essayer de briser le Sénat et le gouvernement provisoire, eût été de la démence, et on se serait exposé à un immense ridicule, probablement à un désaveu de Louis XVIII, peut-être même à un retour universel des esprits vers la régence de Marie-Louise, si cette tentative contre-révolutionnaire fût devenue sérieuse.

M. le comte d'Artois amène ses amis à accepter la transaction proposée. Le comte d'Artois, disposé actuellement à bien prendre les choses, dit qu'il ne pouvait pas sans ordre de son frère, sans son approbation formelle, exposer à des chances si périlleuses la cause de la royauté miraculeusement gagnée; qu'il fallait accepter l'investiture des mains du Sénat, aux conditions les moins mauvaises qu'on pourrait, se saisir de l'autorité royale le plus tôt possible, et puis quand on l'aurait, l'exercer de son mieux jusqu'à l'arrivée de Louis XVIII, qui, une fois assis sur son trône, jugerait de ce qu'il aurait à faire. Les conseillers improvisés de M. le comte d'Artois, le voyant enclin (p.~38) à se soumettre, n'osèrent pas résister davantage, et ils furent d'avis de céder, en modifiant toutefois la déclaration dont M. Fouché avait donné l'idée, en atténuant surtout l'engagement exigé du Prince, et en ne mentionnant que les bases les plus générales de la constitution future. Ce travail achevé, M. de Vitrolles revint auprès de M. Fouché, qui se montra peu inquiet de ces changements de forme, pourvu que le fond restât, et qui alla ensuite préparer le Sénat à l'adoption de l'arrangement convenu.

L'empereur Alexandre fait signifier à M. de Vitrolles qu'il la faut accepter. Tandis qu'on était occupé de ces soins, l'empereur Alexandre, informé des difficultés qu'opposait le conseil du comte d'Artois aux conditions du Sénat, chargea M. de Nesselrode de voir M. de Vitrolles, et de lui faire connaître les intentions des souverains alliés. Dans la matinée du 14, pendant que le Sénat allait s'assembler, M. de Nesselrode eut avec M. de Vitrolles un entretien clair et concluant. Le ministre russe, dont en général le langage était simple, modéré, mais positif, déclara à M. de Vitrolles, au nom de son maître et des souverains alliés, qu'on devait tout au Sénat, et la déchéance de Napoléon, et le rappel des Bourbons; que sans ce corps on n'aurait pas trouvé une seule autorité avec laquelle on pût traiter; que, tout attaqué qu'il était, le Sénat contenait les hommes les plus éclairés, les plus expérimentés qui existassent dans le pays; que ce n'était pas avec quelques émigrés, ignorant la France, l'Europe et le siècle, qu'on parviendrait à dominer une nation aussi redoutable que la nation française; qu'il fallait donc se soumettre aux conditions du Sénat, lesquelles, après tout, n'avaient (p.~39) rien de déraisonnable; qu'au surplus, il n'existait que deux forces véritables dans le moment, l'armée de Napoléon, et les deux cent mille baïonnettes des souverains alliés; que l'armée de Napoléon ne voulait que le Roi de Rome, et que les deux cent mille baïonnettes des alliés ne serviraient pas à faire un dix-huit brumaire contre le Sénat, qu'elles serviraient plutôt à l'empêcher; que c'était là une résolution arrêtée, qu'il n'était pas chargé de discuter, mais de signifier.—

M. de Vitrolles, ainsi qu'il l'avait déjà fait, se retira indigné contre l'influence étrangère qu'il était cependant allé chercher à Troyes, et vint porter au Prince les communications dont on l'avait chargé. On se récria fort contre ce fou d'Alexandre, comme on appelait alors l'empereur de Russie, et on attendit avec une résignation forcée la résolution du Sénat.

Ce corps assemblé dans la journée même, écouta les propositions de M. Fouché, appuyées de toute l'influence de M. de Talleyrand. Ce n'était pas au moyen de bonnes raisons produites en séance publique qu'on dirigeait le Sénat, mais au moyen de paroles dites à l'oreille de chaque membre par des meneurs actifs et adroits. En fait de meneurs il n'y en avait pas de plus remuant que M. Fouché. Il dit aux sénateurs qu'il fallait sortir de cette impasse, et investir M. le comte d'Artois de la lieutenance générale, en maintenant toutefois les conditions précédemment stipulées, c'est-à-dire la Constitution sénatoriale, et le serment du Roi à cette Constitution.

Décidé par ce que lui dirent MM. Fouché et de Talleyrand, le Sénat vota séance tenante la résolution (p.~40) qui suit, laquelle cette fois faisait honneur à sa fermeté, et ne donnait aucune prise au ridicule.

Le Sénat adopte la résolution imaginée par M. Fouché. «Sur la proposition du gouvernement provisoire, et le rapport d'une commission spéciale de sept membres.

»Le Sénat défère le gouvernement provisoire de la France à S. A. R. Mgr le comte d'Artois, sous le titre de Lieutenant général du Royaume, en attendant que Louis-Stanislas-Xavier, appelé au trône des Français, ait accepté la Charte constitutionnelle.

»Le Sénat arrête que le décret de ce jour sera présenté ce soir par le Sénat en corps à S. A. R. Mgr le comte d'Artois.

»Délibéré à Paris le 14 avril.»

Revenu aux Tuileries, M. de Talleyrand y rencontra M. de Vitrolles, et lui dit, en jetant négligemment sur une table le texte de la résolution du Sénat, qu'il fallait s'en contenter, car le Sénat viendrait le soir même recevoir la déclaration du Prince, et lui lire son décret. M. le comte d'Artois, blessé par les termes de la déclaration du Sénat, veut d'abord résister, et finit par se rendre. M. de Vitrolles, retournant auprès du Prince, le trouva cette fois moins accommodant que la veille. L'orgueilleuse netteté des termes dans lesquels on lui déférait un pouvoir provisoire et conditionnel, le remplit de courroux. Il repoussa violemment la pièce qu'on lui avait remise, s'écria qu'il n'avait que faire de messieurs les sénateurs, qu'il ne les connaissait point, qu'il ne les recevrait pas, et qu'il serait lieutenant général du royaume en vertu de son droit, et non en vertu de leur déclaration.—Ainsi, le Prince plus raisonnable que ses amis le jour précédent, l'était beaucoup moins (p.~41) aujourd'hui, et chacun délirait à son tour. Mais la nécessité qui avait vaincu les amis de M. le comte d'Artois, devait le vaincre lui-même. On n'était pas plus fort le 14 avril que le 13, on n'avait pas l'armée qui obéissait à Napoléon, la garde nationale qui obéissait au Sénat, les soldats étrangers qui obéissaient à l'empereur Alexandre. On avait bien songé à se servir du Corps législatif, plus populaire que le Sénat, mais moins autorisé. On avait sondé quelques-uns des personnages influents qui le composaient, et ils n'avaient fait que des réponses timides, et peu encourageantes. Ce corps d'ailleurs comptait en ce moment si peu de ses membres à Paris, qu'il était impossible de le réunir. Il était tard enfin, le Sénat allait arriver, et il ne restait pas même le temps d'une esclandre. On relut la déclaration exigée du Prince, on atténua autant que possible les engagements, mais en laissant subsister le fond des choses, et ce fond c'était la royauté rappelée à condition de donner les garanties qui ont reçu depuis le titre de Charte constitutionnelle, c'est-à-dire, à condition d'admettre la révolution française dans ce qu'elle avait de plus légitime et de plus respectable.

Le Sénat se transporte aux Tuileries, et confère la lieutenance générale à M. le comte d'Artois. À huit heures du soir le Sénat se présenta aux Tuileries, ayant en tête son président M. de Talleyrand.

Ce personnage, si bien fait pour les représentations où il fallait tempérer la fermeté par une exquise politesse, s'approcha du Prince, et, selon sa coutume s'appuyant sur une canne, la tête penchée sur l'épaule, lut un discours à la fois fier et adroit, dans lequel il expliquait la conduite du Sénat (p.~42) sans l'excuser, car elle n'avait pas besoin d'excuse.

«Le Sénat, disait-il, a provoqué le retour de votre auguste maison au trône de France. Trop instruit par le présent et le passé, il désire avec la nation affermir pour jamais l'autorité royale sur une juste division des pouvoirs, et sur la liberté publique, seules garanties du bonheur et des intérêts de tous.

»Le Sénat persuadé que les principes de la Constitution nouvelle sont dans votre cœur, vous défère, par le décret que j'ai l'honneur de vous présenter, le titre de Lieutenant général du royaume, jusqu'à l'arrivée du Roi votre auguste frère. Notre respectueuse confiance ne peut mieux honorer l'antique loyauté qui vous fut transmise par vos ancêtres.

»Monseigneur, le Sénat en ces moments d'allégresse publique, obligé de rester en apparence plus calme sur la limite de ses devoirs, n'en est pas moins pénétré des sentiments universels. Votre Altesse Royale lira dans nos cœurs à travers la retenue même de notre langage......» M. de Talleyrand joignit à ces paroles fermes et respectueuses les protestations de dévouement qui étaient alors dans toutes les bouches, il y mit de moins la banalité et la bassesse qui se rencontraient dans presque toutes.

Le Prince répondit par le texte de la déclaration convenue. «Messieurs, dit-il, j'ai pris connaissance de l'acte constitutionnel qui rappelle au trône de France le Roi mon auguste frère. Je n'ai point reçu de lui le pouvoir d'accepter la Constitution, (p.~43) mais je connais ses sentiments et ses principes, et je ne crains pas d'être désavoué en assurant en son nom qu'il en admettra les bases...» Après cet engagement explicite, la déclaration énumérait les bases elles-mêmes, c'est-à-dire, la division des pouvoirs, le partage du gouvernement entre le Roi et les Chambres, la responsabilité des ministres, le vote de l'impôt par la nation, la liberté de la presse, la liberté individuelle, la liberté des cultes, l'inamovibilité des juges, le maintien de la dette publique, des ventes dites nationales, de la Légion d'honneur, des grades et dotations de l'armée, l'oubli des votes et actes antérieurs, etc.—J'espère, ajouta le Prince, que l'énumération de ces conditions vous suffit, et comprend toutes les garanties qui peuvent assurer la liberté et le repos de la France.—Cette allocution ayant réussi, le Prince enhardi par le succès, parla heureusement, d'abord au Sénat, puis à divers sénateurs qu'il entretint familièrement.—L'un d'eux ne put même s'empêcher de s'écrier: Oui, c'est bien le sang d'Henri IV qui coule dans vos veines.—Son sang coule en effet dans mes veines, repartit le Prince; je désirerais avoir ses talents, mais à défaut de ses talents, j'aurai son cœur et son amour pour la France.—Ces paroles provoquèrent des acclamations chaleureuses, et le Sénat et le Prince parurent deux pouvoirs tout à fait réconciliés. Après le Sénat vint le Corps législatif, pressé de donner son adhésion à l'acte qui se consommait sous ses yeux. Le Prince lui adressa quelques paroles qui indiquaient une certaine préférence, car il le complimentait d'avoir résisté à la tyrannie, compliment (p.~44) qu'il ne pouvait adresser au Sénat. Succès personnel de M. le comte d'Artois. Cette petite flatterie, vivement sentie par le Corps législatif, mais à peine aperçue par le Sénat, disparut au milieu du contentement général.

Le Prince avait obtenu un succès complet, et il en était extrêmement satisfait. L'idée de paraître devant un grand corps, composé des personnages les plus considérables de France, n'avait pas laissé de lui inspirer une certaine timidité. Il était ravi de s'en être bien tiré, et avec sa vivacité ordinaire il parut avoir oublié sa récente colère.—Ma foi, dit-il à ses intimes, l'engagement est pris; il faudra le tenir franchement, et puis, si après quelques années on s'aperçoit que les choses ne peuvent pas marcher, on verra comment s'y prendre pour les arranger autrement[2].—

Pour la première fois, M. le comte d'Artois songe à recourir à l'autorité de Louis XVIII, afin d'obtenir l'approbation de tout ce qui s'est fait depuis quinze jours. Dès ce moment le Prince pouvait se considérer comme légalement saisi de l'autorité royale, et il avait traversé assez adroitement l'une des plus graves difficultés de la situation. Tout à coup il se rappela que depuis quinze jours, emporté par le torrent des choses, il avait toujours agi à sa tête, ou d'après l'impulsion de ses amis, et qu'il n'avait pas songé à Louis XVIII. Il n'était certes coupable ni de négligence, ni d'usurpation, car il n'avait pas eu une heure de libre pour la donner à l'obéissance envers le Roi, et en chaque occurrence il n'avait fait que céder à la nécessité. Mais il craignait son frère, spirituel, jaloux et caustique. S'apercevant donc que dans tout ce qu'il avait fait depuis Nancy, il n'avait pas pensé une fois à consulter ce frère, qui pour (p.~45) lui était roi sans condition, il en fut presque épouvanté.—Et mon frère! s'écria-t-il, nous n'avons pas songé à lui, nous ne lui avons rien mandé. Que va-t-il dire?—M. de Vitrolles un peu surpris de ce remords si naïf et si peu fondé, lui répondit que d'abord il avait, au milieu de ce chaos, saisi la couronne, que c'était là un premier service dont Louis XVIII serait bien obligé de lui tenir compte, que d'ailleurs le temps avait manqué absolument pour en référer à Londres, qu'il y avait innocence démontrée dans la conduite qu'on avait tenue, qu'au surplus le moment était venu d'envoyer, et que Louis XVIII verrait bien que ce moment était le premier dont on avait pu disposer.—Un peu remis de sa frayeur, M. le comte d'Artois choisit le comte de Bruges pour l'expédier en Angleterre, afin d'exposer à Louis XVIII ce qu'on avait fait, de lui en donner les raisons, et de prendre ses ordres royaux relativement à ce qui restait à faire, et aux préparatifs de son voyage en France.

M. le comte d'Artois étant investi de l'autorité royale, il fallait mettre un terme à l'existence du gouvernement provisoire, sans toutefois éloigner ni les hommes qui l'avaient composé, ni leur influence. Ingratitude à part, l'imprudence eût été trop grande de se séparer d'eux si vite et si brusquement. Le moyen de satisfaire à toutes les convenances était clairement indiqué, c'était de faire du gouvernement provisoire le conseil de M. le comte d'Artois, car ce prince, lors même qu'il eût été plus au courant des hommes et des choses qu'il ne l'était, ne pouvait se passer d'un conseil. Le gouvernement provisoire converti en conseil royal délibérant avec le comte d'Artois. Le gouvernement (p.~46) provisoire fut donc converti en conseil de gouvernement, délibérant avec le Prince sur toutes les affaires de l'État. Les ministres, déjà parfaitement choisis pour la plupart, et quelques-uns dignes de gouverner la France en tout temps, devinrent ministres du Roi, en attendant que Louis XVIII, rentré en France, les confirmât dans leur poste.

Quelques personnages ajoutés à ce conseil. Cependant le conseil du Prince, uniquement composé du gouvernement provisoire, eût été trop incomplet sous plus d'un rapport. Il y manquait des représentants de l'armée, car on ne pouvait prendre pour tel le vieux Beurnonville, bon officier jadis, mais depuis si complétement oublié, que les glorieuses phalanges qui avaient parcouru l'Europe pendant vingt années ne pouvaient se reconnaître en lui. On songea d'abord à deux personnages, au maréchal Suchet, à cause de ses talents d'homme de guerre et d'homme de gouvernement, et au maréchal Marmont, à cause du service signalé qu'il avait rendu à la royauté. M. de Talleyrand ne voulut pas auprès de lui d'un personnage aussi considérable que le maréchal Suchet, et personne n'eut ni le courage ni le goût de s'adjoindre le maréchal Marmont. Cet infortuné qui avait cru s'acquérir le premier rang en passant du côté du gouvernement provisoire, était devenu odieux à ses anciens camarades, et importun à ses nouveaux amis. Impossibilité d'y adjoindre le maréchal Marmont. Les militaires attribuant à la défection du 6e corps plus d'influence qu'elle n'en avait eu sur le résultat de la guerre, se plaisaient à penser, et surtout à dire, que la trahison seule avait pu les vaincre, et au moment où ils abandonnaient Napoléon pour les Bourbons, ils prenaient grand (p.~47) soin d'établir une distinction bien tranchée entre l'acte de trahir et celui de se rallier. Aussi plus ils étaient ralliés, plus ils étaient sévères pour Marmont, qui était ainsi devenu le traître par excellence. Le malheureux, en s'apercevant de l'abîme où il était tombé sans s'en douter, se révoltait de l'injustice du sort. Plus il souffrait, plus il s'agitait, allait, venait, tantôt pour se donner de l'importance, tantôt pour rendre à l'armée des services dont elle lui sût gré, ce qui notamment lui avait inspiré tant d'ardeur pour défendre la cocarde tricolore, et pour provoquer des mesures contre la désertion. Mais sans réussir à se faire absoudre par ses anciens camarades, il s'était déjà rendu singulièrement incommode à ceux qu'il avait servis, par les mouvements auxquels il se livrait, par les prétentions excessives qu'il affichait, par le reproche d'ingratitude toujours près de s'échapper de sa bouche quand on ne faisait pas ce qu'il voulait. Sa vanité, sa légèreté, son courage même, ajoutaient encore aux inconvénients de son rôle, et il était devenu un pesant fardeau pour le parti dont il avait assuré le triomphe: terrible exemple pour tous ceux qui dans les révolutions sont tentés de sortir de la ligne des devoirs clairs et simples découlant de leur position. Le choisir comme membre du conseil suprême était réellement impossible, et on n'y songea que pour se dire qu'il n'y fallait pas songer. Adjonction des maréchaux Oudinot et Moncey, et du général Dessoles. On prit de braves gens, justement estimés dans l'armée, mais incapables d'exercer une influence politique, les maréchaux Moncey et Oudinot, qui avaient été des premiers à se rallier. Ces nouveaux collègues convenaient (p.~48) à M. de Talleyrand, auquel ils ne pouvaient porter ombrage. On fit encore un choix d'une tout autre valeur, celui du général Dessoles, qui n'affichait pas non plus de prétentions importunes. On savait depuis longtemps que ce chef d'état-major de Moreau était un homme distingué. On en fut convaincu bien davantage après quelques jours passés avec lui. Il montrait un esprit fin, cultivé, étendu, un caractère indépendant, et les convictions honnêtes de cette époque, c'est-à-dire la persuasion très-sincère qu'il fallait chercher désormais sous les Bourbons la paix et une sage liberté. De plus, le général Dessoles avait su en quelques jours acquérir la faveur de la garde nationale, qui, recrutée dans la bonne bourgeoisie de Paris, ayant ses opinions saines et tempérées, allait être pour le nouveau gouvernement une force des plus secourables, entre l'armée impériale déjà dévorée de regrets, et l'armée des alliés obéissant à des volontés étrangères. Le général Dessoles fut donc pour la garde nationale et pour lui-même appelé à faire partie du conseil royal.

Prétention de M. de Vitrolles de remplacer le duc de Bassano. Il y avait un personnage qui, après avoir servi d'intermédiaire entre les puissances du jour, et couru même pour la cause royale de véritables dangers, avait la prétention de n'être pas mis de côté comme un instrument désormais inutile; ce personnage était M. de Vitrolles. Devenu l'agent spécial et presque l'ami de M. le comte d'Artois, il aspirait à jouer sous la royauté des Bourbons le rôle de M. de Bassano sous l'Empire. C'était se tromper étrangement, car le rôle de M. de Bassano, (p.~49) recueillant les volontés d'un maître absolu, et les signifiant à des ministres commis, avait disparu avec Napoléon. Néanmoins M. de Vitrolles s'installa spontanément dans les fonctions de secrétaire du Conseil royal, pour tenir note des délibérations de ce conseil, ce qui déplut fort à M. de Talleyrand, lequel pensait avec raison que ce qu'il faut enregistrer dans un conseil de gouvernement, ce sont les volontés définitives, et non ces mille volontés fugitives, souvent contradictoires, par lesquelles passent les hommes même les plus fermes avant d'arriver à leurs dernières résolutions. M. de Vitrolles prit donc ce rôle de tenir la plume dans le Conseil royal, bien qu'on lui enjoignît plusieurs fois, non pas de s'en aller, mais de ne pas écrire.

L'abbé de Pradt nommé grand chancelier de la Légion d'honneur. Cependant on n'avait pas satisfait ainsi toutes les ambitions qui s'agitaient autour du nouveau gouvernement. Restait par exemple l'abbé de Pradt, qui s'imaginait être aussi utile qu'il était pétulant, dont personne n'aurait songé à faire un ministre, ni aimé à faire un collègue, et que par ce motif on plaça dans un brillant isolement, en le nommant grand chancelier de la Légion d'honneur. Il était un autre personnage, longtemps familier de Napoléon, dont il avait été condisciple, et qui ayant perdu sa confiance depuis plusieurs années, lui payait par une haine furieuse la disgrâce qu'il avait encourue, c'était M. de Bourrienne, qu'on avait dans le premier moment appelé à l'administration des postes. On l'y laissa, parce qu'il y était, et qu'on aurait été embarrassé de lui trouver un autre emploi.

Au milieu de tous ces choix on ne voyait pas encore (p.~50) figurer beaucoup de membres de cette émigration qui, rentrée à des époques anciennes ou récentes, regardait le règne des Bourbons non-seulement comme son triomphe, mais comme son patrimoine. Conseil particulier de M. le comte d'Artois. Déjà quelques-unes étaient arrivés d'Angleterre ou des provinces, et se pressaient autour du comte d'Artois, qui, ne pouvant leur donner place dans le gouvernement de l'État, se réduisait à en composer son gouvernement particulier, et en quelque sorte sa clientèle personnelle. Nous avons parlé de MM. de Montciel et de la Maisonfort, venus, l'un de Franche-Comté, l'autre d'Angleterre, gens de mérite, et de savoir, ne devant pas être confondus avec la tourbe des empressés qui cherchent à profiter de toutes les révolutions. M. le comte d'Artois les établit aux Tuileries, pour former près de lui une espèce de conseil secret, qui aurait toute sa confiance. Si M. le comte d'Artois n'eût admis auprès de lui que des hommes pareils, bien que les doubles influences soient toujours dangereuses dans un gouvernement, le mal eût été en partie corrigé par la qualité des choix. Mais tandis que son frère Louis XVIII, par prudence, paresse, dédain, avait constamment tenu à distance les agents du royalisme, qui venaient sans cesse de la Vendée ou de Paris en Angleterre, apportant de fausses informations et de fausses espérances, M. le comte d'Artois, par besoin de se mêler de tout, et par facilité d'humeur, s'en était toujours entouré, et déjà il en était assailli, autant du moins que le temps l'avait permis. Faiblesse de M. le comte d'Artois à l'égard des agents subalternes du royalisme. Les Tuileries commençaient en effet à se remplir d'hommes lui rappelant qu'ils avaient fait ceci ou cela, qu'ils (p.~51) avaient été chargés de telle ou telle commission, fort périlleuse à les entendre, et s'offrant à rendre de nouveaux services de quelque genre qu'ils fussent. Les uns proposaient d'aller dans les départements pour mettre hors de fonction les préfets ou sous-préfets récalcitrants de l'Empire, ou de courir après les membres de la famille Bonaparte pour leur arracher les richesses qu'ils emportaient, disait-on. D'autres offraient même, si on voulait, de débarrasser la France du tyran, qui, bien que détrôné, ne la laisserait jamais en repos si on le laissait en vie. M. le comte d'Artois, sans écouter, sans examiner surtout ce qu'on lui proposait, accueillait ces officieux, prenait la main à tous, ne contestait à aucun ses prétendus services, ne disait à aucun qu'il ne se souvenait pas de l'avoir vu, recevait les offres des uns et des autres, leur prodiguait en retour les promesses avec une abondance de cœur et de paroles qui tenait à sa bonté autant qu'à sa légèreté, n'avait qu'un souci, c'était de les renvoyer contents, traitait exactement de même d'honorables royalistes, fidèles à leur foi sans l'avoir jamais souillée d'aucun méfait, et des hommes couverts de crimes pendant la guerre civile. À tous sans exception il disait qu'il fallait prendre patience, que chacun aurait la récompense de ses œuvres, pourvu qu'il ne fût pas trop pressé, qu'on avait été obligé dans les premiers moments de s'entourer des gens de Bonaparte, lesquels d'ailleurs avaient rendu des services dont il convenait de tenir compte, mais que le tour des purs royalistes viendrait, et qu'ils n'auraient pas en vain souffert, aimé, attendu pendant vingt-cinq années.

(p.~52) Incapable de vouloir sciemment ce qui était mauvais, mais très-capable de le laisser faire, M. le comte d'Artois était donc, dès les premiers jours, devenu le centre de deux gouvernements, l'un régulier, composé d'anciens fonctionnaires de l'Empire qui lui avaient mis le pouvoir dans la main, l'autre, irrégulier et on dirait clandestin, s'il n'eût été universellement connu, composé des royalistes opprimés sous la révolution, annulés sous l'Empire, les uns ayant traversé honnêtement la guerre civile, les autres ayant contracté les vices qu'elle engendre. Il s'agitait entre l'un et l'autre, faisant bon visage à tous deux, rêvant de les concilier, et d'en tirer utilité pour sa cause, double rôle auquel aurait succombé l'homme le plus ferme et le plus sage.

Situation déplorable dans laquelle la guerre avait laissé la France, et nécessité d'y pourvoir d'urgence. Pourtant l'état de la France était lamentable, et il était urgent d'y porter remède. Dans la Franche-Comté, l'Alsace, la Lorraine, la Champagne, la Bourgogne, la Flandre, régnaient la désolation et la stupeur. Les troupes ennemies, et particulièrement les troupes prussiennes, commettaient des atrocités dont les armées françaises, quoique ayant souvent commis de déplorables excès en pays conquis, ne s'étaient jamais rendues coupables, du moins au même degré. Leurs monarques, à Paris, prescrivaient de bonne foi la discipline et l'humanité, mais leurs officiers, croyant qu'on pouvait désobéir à de tels ordres, et qu'en tout cas cette désobéissance resterait inconnue ou impunie, ne se refusaient rien, ni à eux-mêmes ni à leurs soldats. Ils prenaient ce qui leur convenait, et laissaient détruire encore davantage. En Champagne notamment, (p.~53) où la guerre avait été des plus actives, les villages étaient en cendres, les populations en fuite, les communications interrompues, les ponts coupés, les routes défoncées et infectées de cadavres. Les paysans pleins de rage égorgeaient sans pitié les soldats étrangers qui leur tombaient sous la main. Les autorités impériales avaient été remplacées par les individus qui s'étaient offerts, ou qu'on avait pris sur les lieux, et qui servaient à lever sur le pays ce dont l'ennemi avait besoin, genre d'extorsion préférable cependant au pillage. À ce spectacle désolant s'en ajoutait un autre, qui était de nature à exciter de vives inquiétudes. Les armées françaises, surtout celles qui avaient été le plus fortement engagées, étaient en face et très-près des armées coalisées. Leur premier sentiment avait été une sorte de satisfaction de voir finir une guerre horriblement meurtrière; le second avait été le regret, et ce regret s'était bientôt converti en une colère furieuse contre les traîtres, auxquels elles imputaient le malheur de nos armes. Dans leur effervescence, elles n'étaient pas loin de se jeter de nouveau sur l'ennemi, et elles n'échappaient à cette disposition que par la désertion, devenue, avons-nous dit, une contagion générale. Aussi les routes étaient-elles couvertes de militaires s'en allant en troupes, avec armes, bagages et chevaux, de manière qu'on était menacé ou de n'avoir plus de soldats, ou d'en avoir de trop fidèles, tout prêts à recommencer spontanément la guerre.

Incertitude et trouble des autorités dans les provinces. Dans les provinces où l'invasion n'avait pas pénétré, les autorités, incertaines, inquiètes, craignant (p.~54) à la fois ou de quitter Napoléon trop tôt, ou de rejoindre les Bourbons trop tard, avaient une conduite équivoque, et n'étaient pas capables de contenir les populations émues. Dans le centre de la France, pays ordinairement paisible, l'inconvénient n'était pas grand, et on en était quitte pour des hésitations dont s'amusait la malice publique. Mais dans la Vendée, dans le Midi, partout où les royalistes et les révolutionnaires se trouvaient en présence, la faiblesse des autorités devenait un véritable péril. Refus d'acquitter les impôts indirects dans le Midi. Enfin l'impôt était aussi réprouvé que la conscription. À l'exemple de M. le comte d'Artois, MM. les ducs d'Angoulême et de Berry avaient paru, l'un en Gascogne, l'autre en Normandie, au cri: Plus de conscription, plus de droits réunis!—On voulait que la seconde de ces promesses se réalisât sur-le-champ, et de Marseille à Bordeaux on refusait d'acquitter les impôts indirects. Invasion des produits étrangers à la suite des armées ennemies. Pour compléter ce triste tableau, il faut ajouter que les Anglais, fidèles à la coutume d'introduire leurs marchandises à la suite de leurs armées, avaient couvert le littoral de la Manche, de l'Océan et de la Méditerranée, de sucres, cafés, tissus de coton, fers, offerts à vil prix, ce qui menaçait de ruiner nos négociants et nos manufacturiers, car les uns n'avaient en magasin que des denrées coloniales ayant subi le tarif de 50 pour cent, et les autres ne pouvaient livrer aux consommateurs que des produits fabriqués avec des matières premières d'une excessive cherté. Une catastrophe commerciale pouvait donc se joindre à toutes les calamités d'une affreuse guerre. Enfin le Trésor n'avait pas un million disponible. Dans les (p.~55) provinces envahies les caisses avaient été vidées par l'ennemi, et dans les provinces où les troupes étrangères n'avaient pas pénétré, l'impôt avait cessé d'être perçu.

Quand on voit les embarras qui viennent assaillir tout gouvernement nouveau surgi d'une révolution, on est effrayé, et il semble qu'il ne puisse s'établir sans un génie prodigieux. Mais le génie n'est jamais nécessaire pour commencer, parce qu'une sorte de bonne volonté générale seconde les gouvernements à leur début, et c'est seulement d'après la sagesse qu'ils déploient plus tard, alors que les moments les plus difficiles semblent passés, qu'il convient de les juger.

Le gouvernement commence par envoyer des commissaires extraordinaires dans les provinces. On envoya d'abord dans les provinces des commissaires extraordinaires, chargés d'y porter ce qu'on appelait alors les actes du Sénat, de les y faire connaître, accepter et exécuter, de délivrer les prêtres ou royalistes détenus, de mettre un terme aux vexations qui avaient la conscription pour cause, de faire un examen attentif des autorités locales, préfets, sous-préfets, maires, de les rallier à la cause des Bourbons, ou de les destituer. Choix de ces commissaires, pris parmi les hommes de l'ancien et du nouveau régime. On choisit ces commissaires dans des vues de conciliation, et on leur donna des instructions fort sages. Leur choix fut un mélange de gens de Bonaparte (c'est ainsi qu'on appelait les hommes qui avaient appris les affaires à l'école de Napoléon, et qui avaient su le quitter à temps), et de grands seigneurs d'autrefois, modérés et bienveillants, comme on l'est ordinairement dans la première joie du triomphe. On y voyait confondus le maréchal Kellermann, envoyé dans la (p.~56) 3e division militaire (Metz); le comte Dejean dans la 11e (Bordeaux); le duc de Plaisance, neveu de l'architrésorier Lebrun, dans la 14e (Caen); M. Otto, l'ancien diplomate, dans la 21e (Bourges); le général Marescot, le compagnon d'infortune du général Dupont, dans la 20e (Périgueux); le comte Jules de Polignac dans la 10e (Toulouse); le comte Roger de Damas dans la 4e (Nancy); le comte Auguste de Juigné, neveu de l'ancien archevêque de Paris, dans la 7e (Grenoble); le comte Bruno de Boisgelin dans la 8e (Toulon); le chevalier de la Salle, fils de l'ancien gouverneur de l'Alsace, dans la 5e (Strasbourg); le comte Alexis de Noailles dans la 19e (Lyon), etc... Ces personnages si divers se mirent en route immédiatement pour porter dans les départements la bonne nouvelle du retour des Bourbons, de la paix, de la liberté constitutionnelle, et pour rallier tous les esprits à cette révolution.

Nouveaux cantonnements assignés aux armées françaises pour prévenir les collisions avec l'ennemi. On se hâta de répartir le mieux possible l'armée que Napoléon avait concentrée autour de Fontainebleau, et de changer les commandants qui inspiraient des craintes. On dispersa la garde impériale qui formait par sa réunion un foyer redoutable, et on la distribua entre les départements où son esprit ne pouvait devenir dangereux. On laissa la vieille garde à Fontainebleau, mais on envoya la jeune à Orléans. La cavalerie de la garde fut cantonnée à Bourges, Saumur, Angers; l'artillerie à Vendôme. Le 6e corps qui, sous l'impulsion du maréchal Marmont et de ses généraux divisionnaires, s'était séparé de la cause impériale, fut établi à Rouen et dans les environs. Le 7e corps, celui d'Oudinot, composé en (p.~57) grande partie de troupes tirées d'Espagne, fut dirigé sur Évreux, avec la cavalerie du comte de Valmy. Le 11e corps, celui de Macdonald, fut envoyé avec la cavalerie de Milhaud à Chartres. Le 2e corps, celui du général Gérard, fut envoyé à Nevers avec la cavalerie Saint-Germain. Ce qui restait de Polonais fut réuni à Saint-Denis, pour être mis à la disposition de l'empereur de Russie. Dans la même intention on réunit les Croates à Dijon, pour les restituer au prince de Schwarzenberg, et les Belges à Saint-Germain, pour les restituer au prince d'Orange. Dans ces cantonnements les collisions entre les troupes françaises et étrangères n'étaient plus à craindre. Le général Maison, qui venait de s'honorer par la campagne de Belgique, et par sa fermeté à maintenir la discipline, fut laissé à la tête des troupes de Flandre. Le maréchal Davout passait pour un partisan obstiné de l'Empire. Sa résistance à Hambourg avait exaspéré les monarques alliés; son nom faisait trembler en Allemagne tous les ennemis de la France; il n'avait pas hésité à tirer sur le drapeau blanc, parce qu'on le lui avait montré à côté du drapeau russe, et c'étaient là des actes qui, même sans une grande intolérance, le rendaient inacceptable pour le nouveau gouvernement. Le général Gérard fut envoyé à Hambourg pour le remplacer. On laissa le général Grenier ramener l'armée d'Italie, sans rien prescrire à son égard, et Augereau commander pendant la paix les troupes du Dauphiné qu'il avait si mal commandées pendant la guerre, mais qu'il ne semblait pas disposé à rendre à Napoléon, à en juger du moins par sa récente (p.~58) proclamation. Enfin, à l'égard des maréchaux Soult et Suchet, on se décida sous l'impression des rapports qu'on venait de recevoir. D'après ces rapports, le maréchal Suchet avait paru calme et modéré, le maréchal Soult, récalcitrant, hostile, attaché à l'Empire au delà de toute mesure. On prescrivit à ce dernier de céder son commandement au maréchal Suchet, qui réunit ainsi dans sa main les anciennes armées d'Aragon et de Castille.

Libération de la classe de 1815, et ajournement de la question de la conscription. Après ces mesures d'urgence il restait, relativement à l'armée, une résolution grave à prendre. Il s'agissait de prononcer sur la conscription, institution nécessaire, mais alors universellement détestée. On adopta la sage détermination, malgré les imprudentes promesses des Princes, de ne rien statuer quant à présent, et d'ajourner ainsi, sous prétexte de les réserver respectueusement à la royauté encore absente, toutes les questions d'une haute importance. Seulement, comme il fallait faire à la désertion sa part nécessaire, on décida que les conscrits de 1815, levés en 1814, selon la coutume impériale de devancer les conscriptions d'une année, pourraient rester chez eux, s'ils n'avaient pas encore rejoint les drapeaux, ou y retourner s'ils avaient déjà quitté leurs communes. Ce n'était que légaliser en quelque sorte un fait accompli presque partout. On comptait avec raison que les hommes qui rentraient en grand nombre d'Italie, d'Espagne, d'Allemagne, de Russie, d'Angleterre, à titre de garnisons rendues ou de prisonniers élargis, procureraient à l'armée une masse de soldats excellents, et en fourniraient même beaucoup plus qu'on ne pourrait en payer.

(p.~59) Les finances constituent la principale difficulté du nouveau gouvernement. Payer allait devenir en effet une des principales difficultés du nouveau gouvernement. Napoléon, dans les derniers jours de son règne, avait fait vivre le Trésor en lui prêtant de l'argent, qu'il prenait dans les économies de sa liste civile, depuis que le domaine extraordinaire était épuisé. Des 150 millions environ qu'il avait économisés sur ses diverses listes civiles, il lui restait, comme on l'a vu, 18 millions en janvier 1814, et on en avait trouvé encore 10 à Orléans, avec sa propre vaisselle, qu'on avait arrachés des mains de Marie-Louise. Les auteurs de cette expédition avaient voulu conduire aux Tuileries les fourgons contenant les 10 millions, comme une portion recouvrée du domaine public, dont ils désiraient faire hommage à M. le comte d'Artois. Et, effectivement, le dépôt avait été conduit intact jusqu'à la porte du Prince.

Fermeté que le ministre, M. Louis, met à faire rentrer les 10 millions trouvés à Orléans. Lorsque le baron Louis, ministre des finances, connut le fait, il en fut irrité au plus haut point. C'était, avons-nous dit, un esprit ardent, mais supérieur, imbu des principes financiers les plus sains, connaissant toutes les ressources qu'on pouvait tirer du crédit, et seul capable dans les circonstances où l'on se trouvait, d'en faire l'essai, et d'y réussir. À la hauteur, à la profondeur des vues, il joignait un amour de la règle poussé jusqu'à la passion. Il avait épousé la cause des Bourbons avec chaleur, non par conformité de sentiments avec l'émigration, mais par désir sincère d'une sage liberté qu'il n'espérait que des Bourbons. Néanmoins, malgré son dévouement au gouvernement nouveau, en apprenant qu'on avait transporté aux Tuileries les dix (p.~60) millions dont il avait un besoin indispensable, il fut courroucé de la privation et de l'irrégularité. Il assembla les principaux personnages composant le ministère et le conseil du Prince, leur dénonça le fait, et déclara que si les dix millions n'étaient à l'instant renvoyés au Trésor, il donnerait sa démission motivée. On s'efforça de le calmer, on lui conseilla d'aller chez le Prince, de lui faire connaître avec modération et convenance les règles établies depuis 1789 dans la gestion de la fortune publique, et on lui promit qu'il aurait satisfaction.

Le ministre un peu apaisé se rendit chez le comte d'Artois, le surprit, sans lui déplaire, par la vigueur de son langage, et le trouva facile à rendre un bien qu'il ne songeait nullement à s'approprier, et dont il aurait usé tout au plus en faveur de ses amis malheureux, si on ne lui avait pas dit que c'était le bien de l'État, indispensable d'ailleurs à l'acquittement des services publics. Les 10 millions furent rendus à 500 mille francs près, qui étaient nécessaires pour l'entretien de la maison du Prince.

Ferme résolution du ministre des finances de payer toutes les dettes de l'État, et de maintenir les impôts existants. Ce secours arrivait fort à propos, et, obtenu en valeurs métalliques, il n'en avait que plus de prix. Aucun homme peut-être n'a aussi bien compris que M. Louis, que le secret du crédit est dans la ponctuelle exactitude à tenir ses engagements. Le penchant des partis, presque à toutes les époques, est d'attacher peu d'importance aux engagements de leurs prédécesseurs, et il ne manquait pas alors de royalistes qui étaient tout prêts à traiter comme peu respectables les dettes de l'Empire et de la Révolution. Mais M. Louis dit hautement, que tout disposé (p.~61) qu'il était à défendre les deniers du Trésor, il ne les défendrait pas jusqu'à frustrer les créanciers de l'État de ce qui leur était dû, que par conséquent les dettes antérieures, quelle qu'en fût la cause ou l'origine, seraient rigoureusement acquittées, et il ajouta, ce qui pouvait seul rendre sa déclaration sérieuse, qu'il était résolu à maintenir les impôts existants, malgré les clameurs des partis et des masses populaires. Quelques mots irréfléchis, proférés par les Princes dans un premier moment, ne devaient pas être, selon lui, une raison de s'écarter des véritables principes financiers. Les droits réunis et la conscription étaient nécessaires, car à tout gouvernement il fallait des hommes et de l'argent, et on devait par conséquent avoir le courage de les maintenir.—La présence du comte d'Artois, qui avait été le plus prodigue des princes en fait de promesses imprudentes, n'imposa nullement au courageux ministre, et il déclara que si on ne prononçait pas sur-le-champ le maintien de toutes les contributions ordinaires et extraordinaires déjà votées pour 1814, il serait impossible de faire le service, et que quant à lui il ne s'en chargerait pas. Le conseil royal appuie le ministre, et le comte d'Artois le laisse faire. On lui donna satisfaction, en ajoutant que lorsque le Roi serait arrivé, on procéderait à un examen approfondi et définitif des impôts existants. M. Louis fit donc maintenir provisoirement les droits réunis, sauf quelques changements de forme concédés à la passion du jour. Ainsi le droit dit de détail, établi sur les boissons spiritueuses, a toujours été le plus odieux aux masses populaires, parce qu'il est perçu au cabaret. M. Louis en le maintenant accorda que pour les (p.~62) villes qui avaient un octroi, ce droit de détail pouvait être converti en une augmentation sur le droit d'entrée. Il accorda également quelques simplifications dans le droit dit de mouvement, qui se perçoit au moment du déplacement des boissons. Sauf ces légères concessions, M. Louis resta inébranlable sur le principe même de l'impôt, et mit tout le Conseil de son avis. M. de Talleyrand et ses collègues souriaient de la fougue du ministre des finances, mais tout en souriant, ils donnaient à M. le comte d'Artois l'exemple de respecter cette passion si rare du bien public, et d'y condescendre. M. le comte d'Artois, à la fois ignorant et facile, oublieux d'ailleurs de ses promesses, laissa faire le conseil et le ministre, étant encore très-disposé à écouter des hommes qui passaient pour savoir ce que lui et ses compagnons d'infortune ignoraient absolument.

Rapide confiance inspirée par M. Louis, et prompte naissance du crédit. Les intérêts ont le tact fin et prompt, et ils donnent rapidement leur confiance à qui la mérite. On sut bientôt qu'on avait un ministre des finances qui voulait payer sans exception les dettes légitimement constatées, et qui, pour y suffire, ne craignait pas de maintenir les impôts nécessaires, se souciant peu d'être impopulaire, pourvu qu'il établît le crédit de l'État. Ce crédit en effet fut créé comme par enchantement, grâce à la paix désormais assurée, grâce à un ministre dont les principes étaient si fermes et si hautement professés. Les gens d'affaires, premiers organes de la confiance publique, se montrèrent empressés à seconder M. Louis, et celui-ci put tout de suite recourir à une mesure qui auparavant eût été impossible, celle de créer des effets (p.~63) à courte échéance, c'est-à-dire des bons royaux.

L'usage a consacré dans les États modernes deux sortes de dette, la dette fondée dont les effets sont sans échéance, ou à échéance très-éloignée, et la dette flottante dont les effets sont à échéance rapprochée, et dont l'intérêt varie selon la situation du crédit. Ainsi en Angleterre et en France, il existe les titres de la rente perpétuelle, et les bons de l'Échiquier ou du Trésor. Le discrédit, résultat de la banqueroute, avait été si grand après le Directoire, que pendant l'Empire Napoléon n'avait jamais pu émettre des bons du Trésor, et qu'il lui avait fallu dissimuler le principal engagé, c'est-à-dire le Trésor lui-même. Ainsi on avait eu recours d'abord aux bons des receveurs généraux, puis, M. Mollien ayant sagement créé la Caisse de service, on avait converti les bons des receveurs généraux en bons de la Caisse de service. C'étaient en réalité des bons du Trésor, sauf qu'on n'osait pas leur donner leur nom véritable. En 1814 la Caisse de service était tellement obérée, qu'on n'aurait pu ajouter un seul effet à ceux qu'elle avait déjà en circulation. Création de dix millions de bons royaux. M. Louis n'hésita pas à créer une nouvelle dette flottante, en émettant 10 millions de bons royaux, à courte échéance, et à intérêt proportionné aux circonstances. Ces dix millions, grâce à la confiance que le ministre inspirait, furent accueillis sans répugnance. On avait reçu d'Orléans dix millions en espèces métalliques; les impôts maintenus, quoique non acquittés dans certaines provinces, avaient procuré quelques ressources, et on put, pour le premier mois, distribuer aux divers ministères 50 millions, (p.~64) acquittés comptant, ce qui permit de mettre au courant tous les services. Les affaires en reçurent sur-le-champ une heureuse impulsion, qui contribua beaucoup à ranimer le crédit dont l'État allait vivre désormais. Marche régulière de tous les services. Tandis que M. Louis commençait ainsi à fonder le crédit, il apporta une égale fermeté à maintenir l'ordre, qui avait été le principal mérite des finances impériales, et il fit continuer la coutume de présenter tous les mois au Conseil le tableau des besoins du mois suivant, pour les connaître et y adapter les ressources nécessaires.

État commercial de la France. Les finances, qui étaient la tâche la plus difficile du nouveau gouvernement, étaient donc tirées de leur premier embarras, grâce au ministre habile et vigoureux qui en avait assumé le fardeau. Il fallait encore dans cette partie de l'administration pourvoir à la grave difficulté qui naissait de la situation extraordinaire du commerce, et que nous avons déjà sommairement indiquée. Si par le blocus continental Napoléon, faute de patience, n'avait pas réussi à vaincre l'Angleterre, il avait au moins jeté les fondements de notre industrie. La filature et le tissage soit du coton, soit de la laine, le traitement et les emplois nombreux du fer, avaient fait des progrès remarquables. L'extraction du sucre des matières végétales propres à l'Europe, la coloration des étoffes au moyen des agents chimiques, avaient fait des progrès non moins étonnants. Nos produits pouvaient déjà se présenter sur tous les marchés, en état d'infériorité quant au prix, mais d'égalité et quelquefois de supériorité quant à la perfection, comparativement aux produits britanniques. (p.~65) Seulement Napoléon en voulant porter coup au commerce aussi bien qu'à l'industrie de la Grande-Bretagne, ne s'était pas borné à repousser les produits manufacturés des Anglais, il avait également prohibé les matières premières apportées par le pavillon britannique, telles que les cotons bruts, les indigos, les bois de teinture, les sucres, les cafés, etc. Puis à la prohibition il avait substitué en 1810 le fameux tarif de 50 pour cent, que toutes ces matières avaient payé. Néanmoins nos manufactures avaient pu supporter cette charge, garanties qu'elles étaient contre la concurrence anglaise par des prohibitions absolues. On comprend, sans qu'il soit besoin d'explications, quelle perturbation devait apporter dans une situation semblable la brusque invasion des produits britanniques. Changements provisoires apportés à nos tarifs commerciaux. Ainsi les sucres, les cafés, les tissus de coton, etc., si ardemment désirés par les populations du continent, répandus en abondance dans toute l'Allemagne dès l'année 1813, avaient fait irruption en France en 1814, à la suite des armées coalisées. Ils avaient passé le Rhin, l'Escaut, la Meuse, et suivi pas à pas les soldats de la coalition, ou bien débarqué tout simplement sur le littoral, car nos ports s'étaient hâtés, avant tout ordre de Paris, d'admettre le pavillon britannique. Il en résultait que nos toiles de coton étaient obligées de lutter avec les toiles anglaises, qui à l'avantage de leur fabrication économique joignaient celui de n'avoir pas acquitté le droit de 50 pour cent sur les matières premières; que le café anglais coûtant à Londres 28 sous, et revenant dans nos ports à 38, se trouvait en présence (p.~66) du café français, qui à ce prix devait ajouter un droit de 44 sous payé au Trésor, et devenait dès lors invendable, puisqu'il aurait fallu exiger de l'acheteur plus de 4 francs. Il en était de même pour le sucre, et pour toutes les denrées coloniales. Si on avait eu la paix sans l'invasion étrangère, la manière de procéder la plus naturelle eût été de supprimer ces droits graduellement, afin de laisser aux marchandises qui en étaient chargées le temps de s'écouler. Mais la double invasion des soldats et des produits étrangers s'étant accomplie simultanément, il fallait subir la conséquence de ce double fait, et ne pas prolonger le mal en prolongeant l'existence de tarifs désormais inapplicables. Il fallait par exemple affranchir les cotons bruts de tout droit, pour que nos manufactures eussent cette charge de moins à supporter dans leur lutte contre les produits britanniques. Sur le café, le sucre et les matières coloniales en général, il fallait diminuer sensiblement les droits, pour que le commerce français pût les fournir en concurrence avec le commerce anglais. Ainsi les cafés coûtant 28 sous la livre à Londres, pouvaient bien supporter un droit de 6 sous qui les élevait à 34 sous, et permettait au commerce de les donner à 38, prix courant à Paris depuis l'entrée des étrangers. Sans ces mesures nos marchés auraient été exclusivement approvisionnés par les fraudeurs, qui vendaient aux prix les plus bas les marchandises introduites en France à la suite de l'ennemi.

Ces motifs clairement exposés servirent de préambule à une ordonnance qui modifia provisoirement (p.~67) les tarifs. Par cette ordonnance le ministre supprima les droits sur les cotons et diverses matières premières, réduisit des sept huitièmes environ les droits sur les sucres et les cafés, promit de rétablir les lignes de douanes aussitôt que les armées coalisées auraient évacué le territoire, et annonça pour cette époque l'établissement de nouveaux tarifs, qui protégeraient suffisamment nos manufacturiers contre les manufacturiers étrangers, sans leur faire payer trop cher les matières premières, et ne grèveraient les denrées coloniales, cotons, sucres, cafés, etc., que des droits dont le Trésor avait un besoin indispensable.

Sans doute ces mesures, quoique fort sages, ne rassurèrent pas complétement nos villes manufacturières, qui redoutaient sous des princes venus d'Angleterre une extrême faveur pour le commerce britannique, mais elles atténuèrent les souffrances présentes, diminuèrent aussi les inquiétudes, et donnèrent lieu d'espérer un régime prudemment calculé, dès que les circonstances permettraient d'appliquer au commerce et à l'industrie une législation définitive.

Rétablissement des ponts, des routes, et de l'ordre matériel dans les provinces. À ces mesures d'intérêt général s'ajoutèrent des mesures de détail dans les provinces ravagées par la guerre. On envoya des agents pour relever les ponts détruits, réparer les routes impraticables, faire enterrer les cadavres, réorganiser le service des postes, rétablir l'ordre en un mot dans les choses usuelles et matérielles. De toutes parts les populations, affligées des malheurs du pays, mais consolées par la paix, commençant à espérer dans (p.~68) les Bourbons, se prêtaient à ce qu'on leur demandait, et fournissaient même leurs bras pour l'exécution des ordres venus de Paris. Cependant si on parvenait à triompher des principales difficultés du moins dans les provinces qui avaient cessé d'être occupées, il en était autrement dans celles où l'ennemi séjournait encore. Dans celles-là on trouvait l'obstacle des troupes étrangères, entendant exercer une autorité absolue, et commettant des excès de toutes sortes. Elles ne se bornaient pas à piller les châteaux, à ravager les chaumières, à outrager les femmes, elles s'emparaient des propriétés de l'État, et essayaient de vendre à leur profit les bois, les magasins de sel, les métaux contenus dans nos arsenaux. C'était une spoliation universelle, privée et publique, qui, outre qu'elle ruinait le pays, exaspérait les populations, et les rendait peu favorables au nouveau gouvernement, considéré injustement comme allié et complice de l'étranger.

Aussi demandait-on à grands cris la retraite des armées coalisées. Elles étaient venues, avaient dit leurs généraux en passant le Rhin, non pour humilier la France, mais pour la délivrer. Napoléon étant vaincu, désarmé et parti, les Bourbons étant universellement acceptés, quelle raison avaient-elles de rester en France?—

La souffrance des provinces occupées par l'ennemi, fait naître le désir ardent de l'évacuation du territoire. Ce raisonnement si juste, rendu plus frappant par les souffrances qu'on éprouvait, avait pénétré dans tous les esprits, et un vœu unanime parvenu aux ministres, des ministres au prince dépositaire de l'autorité royale, réclamait l'évacuation immédiate du sol de la France. Ce vœu si naturel, si général, (p.~69) si respectable, était pourtant irréfléchi. En effet, pouvait-on parler d'évacuation de territoire aux souverains étrangers, sans provoquer aussitôt de leur part une demande d'évacuation à l'égard des territoires que nous occupions encore? Or, ces territoires, c'étaient des places telles que Hambourg, Magdebourg, le Texel, Flessingue, Berg-op-Zoom, Anvers, Mons, Luxembourg, Mayence, Lérida, Tarragone, Figuières, Girone, remplies d'un matériel considérable, et quelques-unes de flottes magnifiques. Imprudence et danger de ce désir. Était-il possible de demander aux Autrichiens, aux Russes, aux Prussiens, aux Anglais, de quitter la Champagne, la Lorraine, l'Alsace, le Languedoc, sans qu'ils nous demandassent d'abandonner en même temps des places de premier ordre, qui n'étaient pas destinées à nous appartenir? Il devait en résulter le grave inconvénient de se dessaisir de gages d'une extrême importance dans la négociation de la paix future. Sans doute, les conditions de cette paix ne pouvaient pas beaucoup varier, car le principe des frontières de 1790 était tellement admis que l'épée victorieuse de Napoléon aurait pu seule le faire modifier. Mais en consentant à abandonner les provinces rhénanes et la Belgique, c'est-à-dire le Rhin et l'Escaut, il restait entre ces fleuves et nos limites de 1790 une belle et solide frontière à ménager à la France, comme on le verra bientôt, frontière qu'on aurait pu obtenir en négociant avec fermeté et patience, au nom des Bourbons, au nom de la bienveillance qu'ils inspiraient, au nom du désir qu'on éprouvait de les rendre populaires. Un moyen de réussir, c'eût été assurément la possession (p.~70) de gages tels que ceux dont on allait se démunir, car il est facile d'imaginer l'embarras qu'auraient éprouvé les souverains alliés, s'il leur avait fallu recouvrer par la force Hambourg, Magdebourg, Anvers, Mayence, etc. Mais était-il possible, nous le répétons, de réclamer l'évacuation de la France, sans provoquer à l'instant la même réclamation à l'égard des territoires que nous occupions au delà de nos anciennes frontières? Évidemment non, et aucun négociateur n'aurait été écouté s'il avait élevé l'une de ces prétentions sans accueillir l'autre.

On aurait pu à la vérité accorder l'évacuation des places les plus éloignées, telles que Hambourg, Magdebourg, le Texel, Flessingue au nord, Lérida, Tarragone, Figuières au midi, en essayant de retenir Anvers, Mayence, Luxembourg, Mons, comme plus rapprochées. Mais les puissances y auraient vu l'intention de contester le principe des frontières de 1790, et elles n'auraient pas plus écouté l'offre d'une évacuation partielle que le refus absolu d'évacuation.

Ce qu'il aurait donc fallu, c'eût été de patienter encore un ou deux mois, en demandant à l'empereur Alexandre et à ses alliés des ordres précis pour qu'on traitât moins cruellement nos malheureuses provinces. Si même, au milieu des souffrances qu'on endurait, on eût été capable de réfléchir, on n'aurait pas manqué de calculer que les armées étrangères, signassent-elles sur-le-champ une convention d'évacuation, ne seraient pas parties avant deux mois, surtout à cause de leurs prétentions sur quelques-uns de nos magasins, et qu'avant deux mois, (p.~71) comme l'événement le prouva, la paix pouvait être signée. Le Roi, il est vrai, était absent, mais son absence, qui n'empêchait pas de livrer les premières places de l'Europe, n'aurait pas dû empêcher non plus de commencer tout au moins à discuter les bases de la paix. Mais la douleur ne raisonne pas, et un vœu aussi impérieux qu'unanime obligea le gouvernement à entamer des pourparlers pour une évacuation qui devait nécessairement être réciproque. Ajoutons encore afin d'être juste, que les points qu'il s'agissait d'abandonner, Hambourg, Magdebourg, le Texel, Lérida, Tarragone et autres, étaient autant de témoignages d'une politique follement ambitieuse, qui était universellement réprouvée à cette époque, et dont on ne tenait nullement à conserver les restes.

M. de Talleyrand chargé de négocier l'évacuation du territoire. M. de Talleyrand, naturellement chargé de conduire la négociation, fut écouté par les représentants des puissances avec empressement, et avec une feinte bienveillance pour la France, qu'on avait hâte, disait-on, de débarrasser de l'occupation étrangère. En réalité, on était fort impatient d'obtenir la restitution des places que nous détenions. Sans doute la Prusse était assurée, un peu plus tôt ou un peu plus tard, d'avoir Magdebourg et Hambourg, l'Angleterre Anvers, l'Autriche Mayence: mais il y a dans le désir ardent une impatience qui ne se satisfait que par la possession immédiate de l'objet désiré. Conditions de cette évacuation. On promit donc d'évacuer la France sans aucun retard, à condition que nos garnisons évacueraient les points qui viennent d'être énumérés. Il ne fut pas même possible d'essayer de retenir (p.~72) Anvers, Mayence, Luxembourg, en restituant Hambourg, Magdebourg, etc. Pourtant les monarques alliés avaient promis de traiter la France sous les Bourbons mieux que sous les Bonaparte. Leurs ministres ne le niaient pas, et en restant fermement attachés au principe de la frontière de 1790, ils parlèrent d'une extension territoriale au delà des limites de 1790, qui pourrait s'exprimer par l'addition d'un million d'âmes. Dans l'impossibilité d'obtenir mieux, M. de Talleyrand fut obligé de se payer de cette promesse. Restait la question grave du matériel contenu dans les places qu'on allait restituer. Dans ces places, il y avait, outre l'artillerie de campagne, un vaste matériel de tout genre, qu'on aurait pu sinon sauver, du moins disputer. On ne s'en occupa guère, tant on était de part et d'autre pressé de conclure. On se contenta de stipuler que nos troupes sortiraient avec armes et bagages, et trois pièces de campagne par mille hommes. À la vérité, ce n'était qu'une perte d'argent, de trente, de quarante millions peut-être, fort peu comparable à la perte de territoire; mais enfin, c'était une perte. On ne fit attention qu'aux flottes magnifiques que nous avions construites, dans certaines places maritimes, et cette partie du matériel fut réservée pour devenir un objet de négociation, lorsqu'on traiterait de la paix définitive.

En conséquence, on convint que les troupes étrangères évacueraient le territoire français (celui de 1790), à mesure que s'effectuerait l'évacuation des places lointaines que nous occupions, celles du Rhin en dix jours, celles du Piémont et d'Italie en quinze, (p.~73) celles d'Espagne en vingt. Les plus éloignées devaient être livrées le 1er juin. Il était entendu en outre que les prisonniers de toutes les nations, dans quelques lieux qu'ils se trouvassent, seraient réciproquement et immédiatement rendus.

Convention du 23 avril, laquelle n'est d'abord le sujet d'aucune objection. Cette convention signée par M. de Talleyrand le 23 avril, fut le même jour soumise à M. le comte d'Artois et à son conseil. Chose singulière, et qui prouve l'influence ordinaire des préoccupations du moment, elle n'y fut l'objet d'aucune observation, parce qu'elle répondait à un vœu universel, celui de l'évacuation du territoire[3]. Le malheureux prince sur lequel elle devait faire peser plus tard une impopularité fort peu méritée, incapable d'en prévoir les suites, crut de bonne foi qu'il délivrait la France de la présence des soldats étrangers, et il la signa avec joie. On la fit publier à l'instant même, et le premier jour, elle n'excita pas dans le public beaucoup plus de remarques que dans le conseil royal. Mais la critique devait s'élever bientôt, et grâce au nouvel état des esprits devenir aussi acerbe qu'universelle.

Changement opéré dans les esprits depuis la déchéance de Napoléon. Un changement considérable en effet s'était produit dans les esprits, depuis la déchéance de Napoléon, c'est-à-dire depuis un mois. De la soumission absolue, du silence presque complet qui avaient régné pendant l'Empire, on avait passé tout à coup à une singulière vivacité de sentiments et de langage. Tandis que dans la masse du public l'idée d'abord nouvelle, et un peu surprenante, du retour des Bourbons, commençait à se propager, et à paraître sage (p.~74) et nécessaire, tandis que les Bourbons commençaient à devenir populaires par leurs malheurs et leurs vertus, une querelle vive et amère s'élevait tout à coup entre les partis subitement réveillés. La presse avait recouvré une certaine liberté de fait, non de droit, car les règlements impériaux sur la librairie avaient été maintenus. On s'était borné à rendre leur bien aux propriétaires de journaux dépossédés arbitrairement par Napoléon, et on avait exigé d'eux la désignation d'un rédacteur principal qui répondrait des actes de chaque feuille. Commencement de liberté de la presse. La liberté de la presse avait ainsi pris naissance sous cette forme équivoque, qui la faisait dépendre du directeur de la librairie. Comme d'usage elle était devenue la vive expression de la passion du jour, et cette passion c'était la haine de l'Empire, de ses guerres incessantes, de son gouvernement arbitraire. Il régnait donc un affreux déchaînement contre Napoléon, contre sa famille, contre ses ministres et tout ce qui lui avait appartenu. Bientôt, remontant en arrière, de l'Empire on avait passé à la Révolution, et elle n'avait pas été l'objet de moins de colères que Napoléon lui-même. Usage que les royalistes en font contre les hommes de l'Empire, et contre ceux de la révolution. Bien que le comte d'Artois en entrant dans Paris eût parlé d'oubli, bien que le Sénat en eût fait une condition expresse du rappel des Bourbons, cet oubli, plus facile à promettre qu'à tenir, n'était pratiqué par personne. On revenait sur la mort cruelle du duc d'Enghien, et plus violemment encore sur la mort inique de l'infortuné Louis XVI. Sous ce rapport le déchaînement était devenu tel, qu'on avait négligé un moment Napoléon pour s'occuper exclusivement des régicides, et pour verser (p.~75) sur eux un torrent d'injures. Assurément il eût fallu que la génération présente eût perdu toute mémoire, tout sentiment de justice et d'humanité, pour ne pas être saisie d'une pitié profonde en se rappelant le supplice infligé par des fanatiques à l'un de nos rois les meilleurs, et cependant pour le repos de la France, pour le développement de ses destinées, ce cri de la conscience publique était une souveraine imprudence. Le clergé, plus inconsidéré encore, s'il est possible, que le parti royaliste, et moins fondé dans ses emportements, avait aussi ses antipathies, et c'est le cardinal Maury qui en était l'objet principal. Des prêtres, dont bien peu avaient osé défendre la cause de l'Église pendant la révolution, dont pas un n'avait refusé les faveurs de l'Empire, ne pardonnaient pas au cardinal Maury, le défenseur le plus éloquent et le plus courageux de son ordre, d'avoir accepté le diocèse de Paris. On avait commencé par l'abreuver d'outrages, puis on avait déclaré le diocèse vacant, nommé des vicaires capitulaires, et fait tout ce qu'il fallait pour obliger le cardinal-archevêque à abandonner son poste. Poursuivi avec cette violence, il avait quitté Paris, et cédé la place à ses ennemis acharnés.

Les révolutionnaires et les partisans de l'Empire, attaqués simultanément, commencent à se rapprocher. Quand on recherche ainsi les partis, on les retrouve bien vite. Il avait suffi en effet de quelques jours pour ranimer et rallier tous les hommes que les royalistes attaquaient de la sorte. Dans le premier moment ces hommes, divisés et consternés, s'étaient tus. Les révolutionnaires, vengés de l'Empire par sa chute, avaient même éprouvé un instant de joie. Les (p.~76) fonctionnaires civils, les militaires, pressés d'assurer leur existence, n'avaient songé d'abord qu'à donner leur adhésion aux Bourbons, et l'avaient donnée en maudissant le Sénat qui avait détrôné Napoléon, et en applaudissant aux railleries des royalistes contre lui. Mais après quelques jours de réflexion, révolutionnaires, fonctionnaires civils, militaires, avaient senti que leur sort était commun, et que si le Sénat les avait frappés en frappant Napoléon, il les défendait aussi en stipulant des garanties constitutionnelles. Ils commençaient donc à se ranger derrière lui. En lisant dans les journaux du parti triomphant, les seuls qui usassent alors de la liberté de la presse, des déclamations furieuses contre tout ce qui s'était fait depuis 1789, en voyant surgir autour des princes, autour des commissaires extraordinaires tous les hommes d'autrefois, ils sentaient que sous le nouvel ordre de choses ils ne pouvaient manquer d'être en péril, ou au moins en défaveur. Affluence des militaire à Paris. Les militaires notamment (nous voulons parler des officiers), quittant les rangs à l'exemple des soldats, s'étaient transportés en masse à Paris. On ne rencontrait qu'eux dans les rues et les lieux publics, où ils venaient prendre part à l'agitation générale, et chercher à savoir ce qu'ils deviendraient. Le ministre de la guerre, le général Dupont, avait rendu une ordonnance pour leur prescrire de retourner à leur corps, seul lieu, disait cette ordonnance, où ils connaîtraient la destination qui leur était réservée. Commencement d'inquiétude et d'irritation chez eux. Au milieu de la confusion régnante, presque aucun de ces officiers n'avait obéi. Ils continuaient de remplir la capitale, où la présence des soldats (p.~77) étrangers les irritait profondément, et provoquait de leur part les propos les plus dangereux. Ils aimaient surtout à se déchaîner contre les traîtres, qui avaient livré, disaient-ils, Napoléon et la France.

La convention du 23 avril, d'abord accueillie comme naturelle, devient l'objet d'un déchaînement universel. La convention du 23 avril, dont nous venons d'exposer les conditions inévitables, d'abord reçue comme naturelle, et même comme très-désirable puisqu'elle stipulait l'évacuation du territoire, fut bientôt jugée autrement par ces esprits mal disposés. Bien qu'Hambourg, Magdebourg, Lérida, n'intéressassent guère la vraie grandeur de la France, ces noms pourtant rappelaient des souvenirs immortels, et d'ailleurs en voyant s'ajouter à la liste de ces postes lointains, ceux de Mayence, de Luxembourg, de Wesel, de Flessingue, d'Anvers, qu'on s'était habitué à regarder comme français, en voyant toutes ces forteresses cédées d'un trait de plume, sans aucune garantie de dédommagement, les militaires éprouvèrent une douleur sincère. Le public lui-même, le public raisonnable, désintéressé, malgré la joie de la paix, malgré la prévention très-fondée contre les conquêtes lointaines, finit par ressentir une profonde tristesse de l'abandon de tant de places importantes, ne cria pas à la trahison comme les militaires, mais sentit bien qu'on était sous la main de fer des étrangers, et que tout en flattant la France pour la rendre plus maniable, ils ne lui laisseraient de sa grandeur que ce qu'ils ne pourraient pas lui ôter.

Néanmoins une vive et universelle satisfaction de la paix était toujours le sentiment dominant, et si on entendait un blâme amer, c'était dans la bouche (p.~78) des hommes dont l'existence était mise en question par le changement de gouvernement, ou qui étaient troublés dans leur retraite par le déchaînement des passions royalistes. Efforts de M. le comte d'Artois pour plaire à tout le monde. Le comte d'Artois, du reste, faisait ce qu'il pouvait pour contenter tout le monde, et surtout pour gagner l'armée. Il invitait à dîner les maréchaux, les généraux, les colonels présents à Paris, déployait afin de leur plaire tout ce qu'il avait de bonne grâce, mais il était clair à leurs yeux qu'ils n'étaient aux Tuileries que des invités, et non des commensaux. Les hôtes véritables de ce palais, que tant de générations, diverses d'origine, d'esprit, de sentiments, avaient traversé et devaient traverser encore, les hôtes véritables étaient les royalistes, qui commençaient à affluer en grand nombre soit de la province, soit de l'émigration. Sa complaisance imprudente pour ses amis. Moins caressés, moins flattés sans doute que les chefs de l'armée, mais évidemment plus chéris, ils jouissaient seuls d'une réelle intimité. Ils entraient à toute heure, et quand M. le comte d'Artois ne pouvait pas les accueillir lui-même, il chargeait ses familiers de ce soin. On recevait, comme nous l'avons déjà dit, leurs témoignages, leurs offres de service; on recevait de plus leurs rapports, on les laissait se constituer en une sorte de police, qui simplement officieuse aujourd'hui, prétendrait bientôt à un autre rôle. Licence accordée aux hommes de main. Nous avons parlé déjà de ces hommes de main, que M. le comte d'Artois avait la faiblesse d'admettre auprès de lui, et à qui on avait l'imprudence de donner, ou de laisser prendre des commissions. Outrage commis envers la princesse Catherine de Wurtemberg. Quelques-uns de ces hommes s'étaient chargés de courir après la princesse Catherine, (p.~79) femme du prince Jérôme Napoléon. Cette princesse, fille du roi de Wurtemberg, objet par ses qualités personnelles d'un respect mérité, fut arrêtée près de Fossard, tandis qu'elle cherchait à se rendre en Allemagne. On la dépouilla complétement. Les hommes qui l'avaient arrêtée, se disant munis d'une commission officielle, dont le prétexte était de faire rentrer au Trésor les valeurs appartenant à l'État, vinrent apporter aux Tuileries les coffres à bagages qu'ils avaient enlevés, et qui, en apparence du moins, semblaient intacts. À peine l'acte était-il consommé, que l'empereur de Russie, informé et indigné de ce qui s'était passé, envoya son ministre se plaindre, et demander réparation de l'outrage fait à une princesse respectable, couverte par le traité du 11 avril, et de plus, sa proche parente. On se hâta pour première satisfaction de rendre les coffres, qui furent trouvés vides. Les diamants de la princesse, estimés à environ 1,500,000 francs, avaient disparu. Les hommes qui l'avaient arrêtée se défendirent en niant ce qu'on leur reprochait, et menacèrent, si on les poursuivait, de compromettre le gouvernement provisoire en déclarant de quelle commission ils étaient chargés. Cette commission, ils n'en faisaient pas mystère, avait été d'assassiner Napoléon.

La chose assurément était fort douteuse, mais au milieu de ce chaos, il était évident que beaucoup d'imprudences de langage avaient été commises, et que si on continuait de la sorte, les incidents fâcheux pourraient se multiplier. On commence à désirer l'arrivée de Louis XVIII, même parmi les amis du comte d'Artois. M. le comte d'Artois était à Paris depuis une vingtaine de jours, et déjà (p.~80) on désirait que Louis XVIII arrivât pour prendre en mains les rênes de l'État. C'était le vœu des amis éclairés du Prince, c'était le vœu du Prince lui-même, qui, bien qu'aimant à se mêler de tout, était cependant effrayé de la responsabilité qu'il assumait chaque jour sur sa tête. C'était, en effet, tantôt sur le sort des impôts, tantôt sur le sort du commerce ou du territoire lui-même, qu'il fallait prononcer, en l'absence d'un frère que M. le comte d'Artois craignait, qui était roi, et fort jaloux de son autorité. Ses deux fils l'avaient rejoint. Le duc d'Angoulême, prince modeste, courageux, peu spirituel mais sage et sensé, était depuis plus d'un mois descendu à Bordeaux. Le duc de Berry, doué d'esprit naturel, de sentiments généreux mais emportés, avait pénétré en France par la Bretagne et la Normandie. On était allé recevoir aux portes de Paris, avec beaucoup de pompe et de grandes démonstrations de joie, ces deux jeunes princes, qui avaient amené à leur suite un nouveau contingent de royalistes ardents, et ce n'était pas une garantie de plus d'unité et de sagesse dans le gouvernement.

Efforts de divers personnages pour prévenir louis XVIII dans le sens de leurs propres idées. La présence du Roi était donc justement désirée, parce qu'on espérait en sa prudence, et parce qu'on était impatient de voir résoudre le plus tôt possible une foule de questions laissées en suspens jusqu'à son arrivée. Comment ce monarque accueillerait-il les conditions que le Sénat prétendait lui imposer? Quelle valeur accorderait-il aux engagements pris en son nom par le comte d'Artois? C'étaient là des doutes auxquels il importait de mettre un terme, et en attendant chacun avait cherché à prévenir (p.~81) Louis XVIII en faveur de ses idées et de ses intérêts. Le comte d'Artois avait fait dire à son frère qu'on ne l'avait engagé que d'une manière très-générale, que par conséquent il restait absolument libre à l'égard du texte même de la Constitution sénatoriale, plus libre encore à l'égard du serment exigé; qu'il n'y avait d'obligation véritable, et même avec réserve de la volonté royale, que relativement aux bases générales de la Constitution, ce qui laissait une grande latitude. Évidemment M. le comte d'Artois, pour se justifier d'avoir beaucoup pris sur lui, cherchait à atténuer les engagements contractés envers le Sénat. M. de Talleyrand, qui avait d'abord envoyé auprès de Louis XVIII M. de Liancourt (lequel n'avait été ni accueilli, ni écouté, comme on le verra bientôt), et puis d'autres personnages moins dignes de cette mission, M. de Talleyrand, au lieu de tenir le langage de la raison, avait fait entendre celui de la complaisance, et voulant lui aussi persuader au nouveau roi qu'on avait ménagé son autorité, lui avait fait dire que moyennant des flatteries aux maréchaux, et une déclaration générale conforme aux idées régnantes, publiée au moment de son entrée en France, on satisferait à toutes les nécessités du jour. Ce qu'écrivent à Louis XVIII, M. le comte d'Artois, M. de Talleyrand, et M. de Montesquiou. M. de Montesquiou, tout en restant à son point de vue personnel, avait été plus véridique et plus ferme. Il avait montré en écrivant à Louis XVIII beaucoup d'irritation contre le Sénat et contre la prétention de ce corps d'imposer des conditions à la royauté, mais il n'avait dissimulé ni la gravité des engagements pris, ni la force que conservait le Sénat. Il (p.~82) avait dit que la France n'était pas aussi royaliste qu'on se plaisait à le supposer; que beaucoup de gens regrettaient l'Empire; que d'autres, fort attachés encore aux idées de la révolution, n'étaient pas décidés à en faire bon marché; que l'armée surtout était généralement hostile à la dynastie légitime; que ces mécontents de tout genre, ayant la force matérielle de leur côté, étaient prêts à se mettre derrière le Sénat et à donner à ce corps une puissance redoutable; qu'il fallait donc compter avec lui, quelque désagrément qu'on y trouvât; qu'on pourrait bien tirer quelque parti de la jalousie du Corps législatif, mais que ce corps était faible, incomplet, que le Sénat restait l'autorité principale, et qu'il fallait prendre dans sa Constitution ce qu'il y avait de moins mauvais, pour en composer un acte qui émanerait de l'autorité royale seule; que d'ailleurs la situation des finances était impérieuse, qu'elle exigerait probablement un emprunt considérable, et que, sans l'intervention des grands corps de l'État, on ne trouverait pas de prêteurs. Bien que ces notions fussent incomplétement vraies, elles représentaient plus exactement l'état des choses que celles qu'avaient fait parvenir M. le comte d'Artois et M. de Talleyrand. Du reste, les unes comme les autres furent à Hartwell un sujet de surprise.

Situation de Louis XVIII en Angleterre, et sentiments qu'il éprouve en apprenant les événements de Paris. Louis XVIII, qui, après la mort de Louis XVII, fils infortuné de l'infortuné Louis XVI, était devenu roi légitime, d'après les principes de l'hérédité monarchique, résidait depuis plusieurs années à Hartwell en Angleterre, où ses goûts studieux, son immobilité naturelle, l'avaient fixé. Il s'était pour ainsi (p.~83) dire endormi dans la paisible uniformité de son exil, lorsque les événements terribles de 1812 vinrent éveiller en son cœur l'espérance presque éteinte. Aussi eut-il soin de faire certaines déclarations un peu moins vagues que les précédentes, et contenant promesse de réformer les anciens abus, d'oublier le passé, de respecter l'aliénation des biens nationaux, ce qui constituait alors tout le programme de l'émigration la plus libérale. Ces déclarations répandues en Europe n'avaient guère pénétré en France. Il est porté d'abord à admettre la Constitution du Sénat. Lorsque Louis XVIII apprit les actes du Sénat, il en ressentit une joie tout aussi vive que celle qu'avait éprouvée M. le comte d'Artois, quoique moins expansive, et dans le premier moment il ne songea pas plus que son frère n'y avait songé à Nancy, à disputer sur les conditions de son rappel au trône. En conséquence M. de Blacas, devenu son homme de confiance et l'exécuteur de toutes ses volontés, reçut l'ordre de préparer l'acte de son adhésion à la Constitution sénatoriale. Il ne lui semblait pas en effet que ce fût acheter trop cher son retour en France, que d'accepter une forme de gouvernement qui, depuis qu'il était à Hartwell, se pratiquait sous ses yeux au grand avantage de l'Angleterre, et sans autre inconvénient que des désagréments quelquefois assez sérieux pour les ministres.

Les communications qu'il reçoit du comte d'Artois, de M. de Talleyrand et de M. de Montesquiou changent ses premières dispositions, et il se décide à attendre. Ce fut dans ces dispositions que le trouvèrent les émissaires de M. le comte d'Artois, de M. de Talleyrand, de M. de Montesquiou. Fort accommodant, comme on le voit, pour les choses, il le fut beaucoup moins pour les personnes, car les vieux préjugés cèdent plutôt aux unes qu'aux autres. Les choses (p.~84) n'ont pas de visage, les personnes au contraire en ont un, qui souvent réveille des impressions pénibles ou des rancunes implacables. Le respectable M. de Liancourt, odieux à l'ancienne noblesse pour avoir montré du bon sens dans les premiers jours de la Révolution, et chargé par M. de Talleyrand de se rendre à Hartwell, y fut accueilli avec une telle froideur qu'il repartit immédiatement, n'étant pas d'humeur à humilier devant des émigrés, de quelque rang qu'ils fussent, sa haute naissance, ses lumières et son honorable vie. L'accueil fut différent pour les autres messagers de M. de Talleyrand, et pour ceux notamment du comte d'Artois et de M. de Montesquiou. Dès que Louis XVIII eut appris par eux qu'on avait sauvé le principe essentiel de la légitimité royale, tel que l'entendaient les rigoristes du royalisme, qu'il pouvait non-seulement conserver les couleurs de l'antique royauté, mais ne point subir de condition, ne point prêter de serment, et qu'il suffirait d'une déclaration générale de principes pour satisfaire aux exigences de la situation, il se hâta de mettre de côté son acte d'adhésion, et de prendre une attitude tout à fait royale. Louis XVIII prend le parti de voyager lentement pour se rendre en France. On lui avait conseillé de marcher lentement en quittant l'Angleterre, pour recueillir sur sa route les hommages des populations, et de faire une station dans l'un des châteaux de l'ancienne royauté, celui de Compiègne par exemple, magnifiquement restauré par Napoléon. Là il pourrait voir, entendre tout le monde, faire connaissance avec les hommes et les choses, avant d'entrer dans Paris et de prendre des engagements qui cette fois (p.~85) seraient personnels et obligatoires. Il agréa ce conseil, et il décida qu'après avoir visité à Londres l'hôte auquel il était redevable d'une si noble hospitalité, le Prince régent d'Angleterre, il se rendrait par Calais à Compiègne, pour y recevoir un premier hommage de ses sujets.

Séjour de Louis XVIII à Londres. C'est le 20 avril que Louis XVIII fit son entrée à Londres. On devine, sans qu'il soit besoin de le dire, quels sentiments devaient éprouver les Anglais en voyant rétablie sur le trône de France la maison de Bourbon. Tandis que toutes les puissances de l'Europe avaient, l'une après l'autre, reconnu ce qu'on appelait l'usurpateur, et avaient même expulsé les Bourbons de chez elles, l'Angleterre seule n'avait jamais reconnu Napoléon en qualité d'empereur, avait accueilli les princes proscrits, et les avait couverts de son inviolable hospitalité. Au fond, bien que ses ministres le niassent au Parlement, elle avait toujours poursuivi le rétablissement des Bourbons, comme ce qui la vengerait le plus complétement de Napoléon et de la Révolution française. Quoiqu'elle eût plus d'une fois désiré la paix, quoiqu'elle eût été plus d'une fois prête à la conclure, et qu'elle n'en eût été empêchée que par l'obstination de Napoléon à l'égard de l'Espagne, elle oubliait actuellement ces heures de faiblesse, ne songeait qu'au dernier triomphe de la coalition, et s'en attribuait tout le mérite. Ce n'était pas, à l'entendre, aux généraux prussiens, autrichiens, ou russes, qui avaient eu affaire à Napoléon dans les terribles campagnes de 1813 et de 1814, qu'on était redevable (p.~86) du succès définitif, c'était à lord Wellington, qui cependant avait eu à se mesurer non pas avec Napoléon mais avec le maréchal Soult. Personne n'eût effacé ces idées de l'esprit des Anglais, en proie à une véritable ivresse de joie et d'orgueil. Il est certain qu'ils avaient eu au résultat une part considérable, et qu'ils étaient appelés à recueillir la plus grande part du profit. Ils se figuraient surtout, et beaucoup plus que cela ne devait être, que les princes de Bourbon, pénétrés de reconnaissance, formés à leurs mœurs, imbus de leur esprit, seraient les appuis les plus constants de la politique britannique. Accueil enthousiaste que les Anglais font à Louis XVIII. Aussi résolurent-ils de faire à Louis XVIII un accueil magnifique. Pendant les trois jours que ce prince passa dans la ville de Londres, tous les Anglais portèrent la cocarde blanche à leur chapeau, et il fut reçu avec autant d'acclamations qu'il aurait pu l'être dans sa propre capitale. Il entra dans le palais du Prince régent, ayant à sa droite ce prince sur le bras duquel il s'appuyait, ayant à sa gauche le duc d'York, et alla ainsi occuper le fauteuil royal, comme roi et comme hôte. À peine assis, entouré des deux familles royales, et d'un immense concours de seigneurs anglais, il écouta dans l'attitude la plus fière le discours du Prince régent, qui le félicita de son retour sur le trône de France, et l'en félicita comme d'un événement heureux non-seulement pour la France, mais pour l'Angleterre, pour l'Europe, pour le monde entier, événement dont les Anglais, en particulier, éprouvaient une vraie joie de famille. Remercîment à l'Angleterre dans un langage trop peu réfléchi. Louis XVIII répondit à ce discours en remerciant le Prince de (p.~87) ses témoignages d'amitié, de sa généreuse hospitalité, et ajouta ces paroles, tristement mémorables, que c'était à ses sages conseils, à ses nobles efforts, à l'infatigable persévérance de sa nation, qu'il attribuerait toujours, après la Providence, le rétablissement de sa famille sur le trône de France.

De telles paroles, répondant si à propos aux prétentions des Anglais, et même à leurs espérances, furent accueillies par eux avec transport. Propagées à l'instant avec la promptitude de la publicité britannique, elles produisirent un effet extraordinaire. Louis XVIII en les prononçant n'avait-il songé qu'à ses hôtes, auxquels il voulait témoigner sa juste gratitude dans les termes les plus propres à les toucher? ou bien avait-il songé au Sénat, qui prétendait le rappeler conditionnellement au trône, aux souverains du continent qui appuyaient le Sénat, et qui se fondant eux aussi sur les services rendus à la maison de Bourbon, prétendaient lui donner et lui faire écouter leurs conseils? Voulait-il dire aux uns comme aux autres qu'il n'était l'obligé que de Dieu et de l'Angleterre? On ne sait; mais il est probable qu'il n'avait été dominé que par un pur sentiment de courtoisie envers la nation dont il se croyait l'obligé plus que d'aucune autre. Quoi qu'il en soit de ces paroles, l'effet, ainsi qu'il arrive souvent, devait être plus grand que la cause.

Fêté à Londres pendant trois jours, applaudi avec frénésie partout où il paraissait, Louis XVIII avant de partir remit au Prince régent le cordon bleu, distinction la plus éclatante que pût accorder la royauté française, et qui supposait le rétablissement (p.~88) de l'ordre du Saint-Esprit, puis quitta Londres le 23 avril, arriva le même jour à Douvres, accompagné du Prince régent, de la plupart des princes anglais, et des premiers personnages de l'aristocratie. Arrivée à Calais. Le lendemain 24 il s'embarqua, et fit voile vers Calais, escorté d'une flotte de huit vaisseaux de ligne, de plusieurs frégates, et d'une multitude de bâtiments légers. La population de Douvres et des environs, portant la cocarde blanche au chapeau, agitant des mouchoirs blancs, et ayant à sa tête le Prince régent lui-même, salua le monarque français de ses cris, de ses vœux, et n'abandonna le rivage qu'après l'avoir perdu de vue. Le duc de Clarence accompagna Louis XVIII jusqu'à la côte de France, et le quitta au bruit du canon des deux nations, qui n'avait pas retenti en ces lieux depuis le camp de Boulogne! Quel contraste! quels changements! Hélas, dans notre siècle agité, il a suffi souvent d'une ou deux années pour assister aux spectacles les plus contraires et les plus étranges!

Le Roi reçu presque à genoux par les premières populations qu'il rencontre. En arrivant à Calais le Roi trouva une multitude considérable qui l'attendait pour ainsi dire à genoux. Une fois les esprits faits à l'idée du rétablissement des Bourbons, c'était à qui chercherait à jouir, à profiter, à s'émouvoir de leur présence. D'ailleurs toute ville de province qui reçoit le souverain, ravie de l'honneur qu'on lui accorde, vivement frappée d'un spectacle nouveau et rare pour elle, éprouve des transports d'amour, sincères mais pas aussi durables qu'elle le croit, qu'elle le dit, et qu'on voudrait l'espérer. Ce n'est pas avec de la joie, mais avec des larmes que Louis XVIII fut accueilli, car (p.~89) l'empire des souvenirs exerçait en cette occasion une immense influence, et en songeant à la longue et sanglante tragédie commencée en 1789, terminée en 1814, les Français pouvaient certainement répandre des larmes qui n'étaient pas feintes. La flatterie s'ajoutant comme toujours à l'émotion, on devine toutes les démonstrations dont Louis XVIII devint l'objet. Arrivée à Compiègne. Après avoir consacré une journée à la population de Calais et des environs, il alla coucher le 26 à Boulogne, le 27 à Abbeville, le 28 à Amiens, savourant lentement l'encens brûlé devant son autorité légitime, et le 29 enfin il fit son entrée à Compiègne, où l'attendaient ce que la France et l'Europe contenaient alors de plus grand et de plus illustre.

Impatience générale qu'on éprouve de connaître Louis XVIII. L'impatience de voir le Roi, de le connaître, était extrême, car au stimulant de la curiosité se joignait celui de l'intérêt. À quel maître auraient affaire ces nouveaux sujets, les uns originaires de la Révolution et de l'Empire, les autres de l'émigration? À quel allié auraient affaire ces monarques du continent, qui venaient de rétablir la maison de Bourbon sur le trône, et qui déjà entendaient contester leurs services? Telles étaient les questions que tout le monde s'adressait. À juger par l'attitude et les premières paroles de Louis XVIII, on aurait été tenté de le considérer comme le plus haut, le plus orgueilleux, le moins sage des émigrés. En effet, ses paroles au Prince régent avaient déjà fort inquiété les hommes qui avaient prêté la main à la dernière révolution, désagréablement affecté l'armée qui détestait l'Angleterre plus qu'aucune autre des puissances, (p.~90) et enfin désobligé les souverains alliés eux-mêmes, qui n'admettaient pas que l'Angleterre eût tout fait, et fût presque l'égale de la Providence dans les derniers événements. Pourtant on eût été injuste envers Louis XVIII si on l'eût jugé d'après ces premières manifestations.

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