Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 18/20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française
M. le duc d'Angoulême envoyé dans l'Ouest. Le pays le plus agité, l'Ouest, fut celui où l'on songea d'abord à envoyer l'un des princes. On choisit, et on fit bien, M. le duc d'Angoulême. Il employa les mois de juillet et d'août à ce voyage. Il fut décidé qu'en septembre et octobre M. le comte d'Artois visiterait la Champagne et la Bourgogne, le Lyonnais, la Provence, le Dauphiné, la Franche-Comté, et que dans le même temps M. le duc de Berry parcourrait les provinces frontières, où les militaires se trouvaient en grand nombre.
Les provinces de l'Ouest, c'est-à-dire la basse Normandie, la Bretagne, la Vendée, avaient déplu à Louis XVIII, parce qu'elles ne semblaient pas tenir compte de lui, et qu'elles parlaient beaucoup plus de M. de la Rochejacquelein, par exemple, et de quelques autres chefs royalistes, que du Roi lui-même. Les insurgés de ces provinces, comme nous l'avons dit, s'étaient réunis, armés aux dépens des bleus dont ils avaient pris les fusils, avaient rappelé leurs anciens chefs, en avaient choisi de nouveaux quand les anciens étaient morts, et suivaient leurs instructions beaucoup plus que celles du gouvernement. Le duc d'Angoulême fut chargé de leur faire (p.~325) entendre qu'il y avait un roi, qu'il n'y en avait qu'un, et que c'était celui-là dont il fallait reconnaître et respecter l'autorité. Pour ne pas trop afficher l'intention d'un voyage dans les pays autrefois insurgés, ce prince annonça qu'il allait visiter le littoral de la Manche, c'est-à-dire Brest, Nantes, la Rochelle, etc. Aussi laissa-t-il à gauche la contrée des chouans, et alla-t-il directement par la basse Normandie à Rennes et Brest. État des provinces de l'Ouest. Il fût accueilli avec un empressement et des démonstrations bien naturels dans des provinces où sa présence rappelait le souvenir de tant de souffrances endurées pour la cause des Bourbons, et où il y avait une foule de vieillards qui ne pouvaient se les rappeler que les yeux pleins de larmes. Il trouva les royalistes soit anciens, soit nouveaux, parlant de la Charte très-légèrement, considérant le maintien des ventes nationales comme un acte de prudence tout momentané, considérant le Concordat comme une autre espèce de Charte tombée avec Bonaparte. Il trouva le peuple porté à voir dans les impôts un reste de la tyrannie impériale dont il fallait promptement se débarrasser, et bien décidé à ne pas souffrir la sortie des grains quoique décrétée par les royalistes, les acquéreurs de biens nationaux alarmés et prêts à s'unir pour se défendre, la magistrature défiante et attendant avec anxiété la nouvelle investiture qu'on lui promettait, enfin l'armée triste, hostile et à peine respectueuse. Bonne volonté et sages discours de M. le duc d'Angoulême. Le prince n'avait pas assez de pénétration pour apprécier la portée de cet état de choses, mais il avait assez de sens et de droiture pour le juger contraire au bon (p.~326) ordre, contraire surtout aux promesses du Roi qui, selon lui, devaient être loyalement remplies, et il tint un excellent langage, excepté au sujet des affaires religieuses sur lesquelles la dynastie tout entière avait les plus dangereuses opinions. Il s'attacha partout à persuader qu'il n'y avait pas deux rois, l'un au pavillon de Flore, appelé Louis XVIII, ancien jacobin, disaient les gens de province, très-rusé, promettant pour ne pas tenir, et l'autre, le comte d'Artois, résidant au pavillon Marsan, ayant seul dans le cœur les vrais sentiments d'un bon royaliste; le premier représenté par les préfets, auxquels il ne fallait ni obéir ni croire, le second représenté par quelques chefs de chouans, qu'il fallait exclusivement écouter et suivre. Il leur déclara qu'il n'y avait qu'un roi, qu'on devait exécuter ses ordres, payer les impôts, permettre aux grains de sortir, ne pas inquiéter les acquéreurs de biens nationaux, en un mot vivre paisibles, jouir du repos public et en laisser jouir les autres. Il parla moins sagement aux prêtres, dont il parut partager les erreurs, excepté toutefois à l'égard de la dîme et des biens d'Église. Il donna force tant qu'il put aux autorités régulières, enthousiasma la masse du peuple par sa qualité seule de Bourbon, satisfit les honnêtes gens par sa modération et sa droiture, mais malheureusement ne séduisit personne, et après avoir traversé Laval, Rennes, Brest, Lorient, laissa le pays presque aussi troublé qu'il l'avait trouvé, parce que si ses discours étaient bons, sa présence néanmoins causait une vive émotion, et que dans le moment toute émotion était un mal, vu qu'elle (p.~327) réveillait les passions qu'il aurait fallu éteindre.
M. le duc d'Angoulême à Nantes. Nantes était un point important à visiter. On voyait là une très-riche bourgeoisie commerçante, aimant les principes de la Révolution, détestant ses excès dont elle avait eu sous les yeux de cruels exemples, mais haïssant tout autant l'insurrection vendéenne, et mécontente de l'arrogance de la noblesse des deux rives de la Loire. Esprit de cette grande ville. Elle avait pour le régime impérial, sous lequel elle avait été privée de tout commerce, une aversion qui l'avait naturellement portée vers les Bourbons arrivant avec la paix et la Charte. Mais d'une part les extravagances de l'émigration et des prêtres, de l'autre la peine qu'elle avait à rétablir le négoce, l'avaient indisposée. Elle regrettait amèrement l'île de France, imputait aux Anglais les calculs les plus pervers, et en voulait au gouvernement de sa partialité pour l'Angleterre. Nos colonies, sur lesquelles Nantes avait beaucoup compté, venaient d'être encombrées par le pavillon britannique de produits de l'Europe, et il n'y avait pas quant à présent grand trafic à espérer avec elles. Par tous ces motifs les Nantais étaient des royalistes sincères, mais déjà un peu déçus dans leurs espérances, et parfaitement constitutionnels. Les Vendéens ayant annoncé qu'ils mettraient sur la rive gauche de la Loire un poteau portant: Ici commence la Vendée, ils avaient déclaré qu'ils en mettraient un aux portes de Nantes avec ces mots: Ici échoua la Vendée.
Le duc d'Angoulême fut fort bien accueilli par les Nantais, leur tint un langage modéré qui leur plut, et les ramena à de meilleures dispositions. En quittant (p.~328) Nantes il entra en pleine Vendée, et se rendit d'abord à Beaupréau. M. le duc d'Angoulême dans le Bocage. Il était là dans le Bocage, dans ce pays coupé, presque inaccessible, où des nobles vivant patriarcalement avec leurs paysans les avaient jadis conduits au feu contre les armées de la République. Simplicité et honnêteté de cette partie de la Vendée. Il y avait dans ces campagnes beaucoup de foi, de simplicité, et très-peu de cet esprit d'intrigue et de brigandage qui avait signalé la chouannerie. Les paysans du Bocage étaient assez tranquilles, sous la direction de leurs seigneurs qui leur disaient d'attendre ce que le Roi ordonnerait, et d'y obéir. Leur seule insubordination consistait à payer lentement les impôts, dans l'espérance de les voir abolis. Il en vint cinq à six mille à Beaupréau, avec leurs seigneurs et leurs bannières blanches, vivement émus en présence du prince, comme ils devaient l'être en se rappelant tant de luttes, tant de douleurs et de ruines supportées pour la cause royale. Leur langage ne fut point inconvenant; d'ailleurs ils avaient le sentiment des améliorations obtenues depuis 1789, et peu de goût au rétablissement de la dîme et des droits féodaux. Dans ce centre du Bocage il y eut beaucoup de scènes touchantes et presque aucune de regrettable. À Bourbon-Vendée le prince trouva l'esprit moins simple et moins innocent des gens du Marais. Dans cette région moins agricole et un peu plus commerçante, on aimait le mouvement, on cherchait l'importance, on pratiquait la contrebande, on échappait volontiers à l'impôt, et on manifestait des passions assez turbulentes. Le clergé surtout s'y montrait dépourvu de toute raison. Le prince y redit (p.~329) à ceux qui vinrent l'entendre ce qu'il avait dit partout, et ce ne fut pas sans quelque effet. Il se rendit ensuite à la Rochelle, où il aurait dépendu de lui de faire beaucoup de bien en accueillant l'évêque titulaire, contre lequel le clergé local était en révolte au profit de l'ancien évêque non démissionnaire. Faute de M. le duc d'Angoulême à l'égard de l'évêque de la Rochelle. Malheureusement M. le duc d'Angoulême, qui était le plus dévot des princes de sa famille, refusa de recevoir l'évêque titulaire, et donna ainsi un démenti des plus déplorables à la lettre de M. de Montesquiou. La petite Église fut transportée de joie, et en devint plus arrogante que jamais, car on ne pouvait rien faire de plus significatif pour elle que de refuser de voir le prélat en fonction, pour lequel cependant le gouvernement venait de demander l'obéissance. C'était déclarer par la bouche du prince que le gouvernement officiel était une illusion dont il ne fallait pas être dupe.
M. le duc d'Angoulême à Bordeaux. À Bordeaux, le prince se trouvait pour ainsi dire dans sa capitale. C'était là qu'avait paru le premier des Bourbons, et ce Bourbon c'était lui. Mais là, comme ailleurs, on n'en était plus à la joie et aux flatteuses espérances des premiers jours. Après avoir considéré les Anglais comme des libérateurs, et aussi comme de riches consommateurs, car ils avaient bu et emporté beaucoup de vins, on en était venu à une véritable exaspération contre eux, depuis la perte de l'île de France, et depuis ce qu'on avait appris de l'état de nos colonies, remplies à l'avance de marchandises britanniques. Déceptions dont se plaint cette grande ville, et efforts de M. le duc d'Angoulême pour ramener le contentement dans les esprits. En outre les Bordelais étaient mécontents de quelques saillies imprudentes de la noblesse de Guyenne, et en particulier (p.~330) du maintien obstiné des droits réunis. La haine des Anglais, le mécontentement inspiré par la noblesse, l'irritation contre les droits réunis, étaient donc les trois sentiments à combattre et à modérer chez les Bordelais. Le duc d'Angoulême s'y appliqua de son mieux, soutint, ce qui était vrai, que les Anglais s'étaient conduits en vainqueurs peu généreux sans doute, mais qu'ils n'avaient rien fait pour empêcher la renaissance du commerce français, et qu'avec un peu de temps et de travail on le verrait refleurir. Il traita la riche bourgeoisie avec distinction, et enfin insista sur la nécessité absolue des impôts indirects, le budget de l'État ne pouvant pas s'en passer. Il exerça sous ce rapport une influence assez heureuse sur la partie éclairée du commerce bordelais.
De Bordeaux, le prince se rendit à Mont-de-Marsan, Bayonne, Pau, Toulouse, Limoges, tenant à tout le monde des discours assez sages, répandant çà et là quelques avis utiles, mais remuant, sans le vouloir, les passions royalistes plus qu'il ne convenait à l'intérêt de la France et de sa famille. Il opéra son retour vers Paris par Angers et le Mans.
Retour par l'Anjou et le Mans. Angers était une des villes les plus agitées de l'Ouest, et l'une des plus importantes. La bourgeoisie et la noblesse y étaient fort divisées sur tous les sujets qui partageaient les hommes en ce temps-là. En général, la bourgeoisie composait l'infanterie de la garde nationale, et la noblesse en composait la cavalerie, parce que celle-ci étant plus riche pouvait entretenir des chevaux. La cavalerie s'était donné un habit particulier, qu'on appelait l'habit (p.~331) vendéen, et que, malgré des ordres réitérés de Paris, elle n'avait pas voulu abandonner. De plus, elle affichait l'intention d'entourer exclusivement le prince, et de former sa garde personnelle. Scènes à Angers. Cette prétention s'était manifestée en plus d'un endroit, et au Mans notamment, au centre du pays des anciens chouans. Il s'était même révélé parmi ces derniers une prétention bien autrement grave, c'était de se réunir au nombre de vingt mille, avec leurs chefs et leurs bannières, et d'accompagner ainsi le duc d'Angoulême pendant son séjour dans la province. Il y avait plus d'un mois que les deux préfets d'Angers et du Mans étaient à l'œuvre pour empêcher des manifestations de ce genre, et ils n'avaient pu y réussir. Pourtant, à l'approche de M. le duc d'Angoulême, et grâce à plusieurs recommandations émanées de lui, ils parvinrent à faire entendre raison aux têtes folles, et particulièrement à Angers la garde à cheval promit de s'abstenir de toute prétention inconvenante, et de son côté la garde nationale à pied fit la même promesse. Malgré ces assurances de tranquillité, le prince étant arrivé aux portes d'Angers, et toutes les autorités étant allées avec les troupes à sa rencontre, une compagnie de la garde nationale à pied, qui se défiait des prétentions de la cavalerie, coupa le cortége, et environna M. le duc d'Angoulême qu'elle plaça dans une espèce de carré. Ni le prince ni l'autorité militaire n'osèrent sévir sur l'heure même, car le sentiment public était avec les infracteurs à la règle, et il fallut entrer dans la ville escorté de la sorte. Fermeté de M. le duc d'Angoulême. Une fois à Angers, M. le duc d'Angoulême voulut (p.~332) faire acte d'autorité envers l'un et l'autre parti; il prononça la dissolution de la compagnie d'infanterie qui avait troublé l'ordonnance de la fête, mais rétablit la balance par une vive remontrance adressée à l'un des principaux personnages de la noblesse. «C'est vous, monsieur, lui dit-il, qui voulez être ici plus roi que le Roi, qui voulez qu'on vous présente les armes, qu'on vous obéisse, qu'on n'obéisse pas aux autorités, et qui troublez par vos prétentions un pays où vous devriez donner l'exemple de l'union des esprits et de la soumission aux lois? Des royalistes tels que vous sont plus dangereux que les ennemis les plus redoutables; retirez-vous.»—Cette scène, devenue bientôt le sujet des entretiens de la ville, charma la bourgeoisie, et aurait produit le plus grand bien si elle avait pu être connue de la France entière. Mais on défendit aux journaux de la publier. Le prince pardonna ensuite à la compagnie de la garde nationale qui avait été dissoute, permit de la reformer, et laissa les gens sages d'Angers parfaitement contents de lui.
Fin du voyage de M. le duc d'Angoulême, lequel a été un mélange de bien et de mal. Au Mans, on était parvenu à faire entendre raison aux chefs des chouans, et ce qui avait contribué à les rendre plus dociles, c'est qu'ils avaient moins retrouvé de leurs anciens soldats qu'ils ne l'espéraient d'abord, et que parmi les nouveaux très-peu étaient capables de faire quinze ou vingt lieues à leurs frais, pour prendre part à une démonstration politique. Le prince fut donc délivré de ce souci. Il n'en vit pas moins beaucoup de royalistes ardents, beaucoup de vieux soldats de la guerre civile qui lui exprimèrent des sentiments très-peu modérés, (p.~333) sans se livrer toutefois à aucune démonstration fâcheuse. Il rentra à Paris au milieu d'août, ayant eu la volonté de faire le bien, mais plus souvent le triste destin de faire le mal, en agitant sans le vouloir des pays qu'il aurait fallu calmer.
Voyage de M. le comte d'Artois. Immédiatement après le retour du duc d'Angoulême, M. le comte d'Artois partit pour la Champagne et la Bourgogne. Il était autorisé à beaucoup promettre en fait de faveurs administratives, et à ne rien refuser en fait de distinctions honorifiques, la mesure en ce genre ne dépendant ni du budget ni de la tyrannie des règles. Sa conduite en Champagne, et ses promesses de soulagement aux populations ruinées par la guerre. Il avait pour le grand nombre la décoration du Lis, pour les militaires et les magistrats la croix de la Légion d'honneur, pour les royalistes de choix la croix de Saint-Louis, et il n'était pas homme à fermer la main que le Roi lui avait permis d'ouvrir. Il visita premièrement les bords de la Seine et de l'Aube, et en particulier les villes de Nogent, de Méry, d'Arcis-sur-Aube, de Brienne, de Bar-sur-Aube, de Troyes, où la guerre avait laissé d'affreuses traces. Il trouva une partie de la population plongée dans la misère, et vivant au milieu des ruines. Il était compatissant et démonstratif; il fut touché des maux dont il était témoin, le laissa voir, et sut plaire par les marques d'une vive sympathie. Sur toute sa route il s'apitoya avec ceux qui souffraient, pleura même avec eux, les appela tour à tour ses amis, ses enfants, et leur promit de faire connaître au Roi leurs infortunes, comme si le Roi avait eu le moyen de les réparer toutes. Le ministre des finances avait eu soin de prendre ses précautions contre les prodigalités du prince, et fait (p.~334) poser en principe que l'État ne pouvait rien pour les contrées ravagées par la guerre, que tout au plus pourrait-il accorder quelques dégrèvements d'impôts, mais seulement dans le cas d'une impossibilité de recouvrement bien démontrée. Aussi Monsieur promit-il à tous les habitants de solliciter des exemptions d'impôts, même des prêts d'argent, et en attendant, il les autorisa à couper 120,000 arbres dans les forêts de l'État pour les aider à reconstruire leurs maisons. À ce secours, qui était juste et de quelque importance, il ajouta des aumônes aussi abondantes que le permettait la liste civile, déjà fort obérée par les secours accordés aux émigrés, et y ajouta des décorations du Lis par cinq et six cents à la fois, relevées çà et là de quelques croix de la Légion d'honneur ou de Saint-Louis. Il quitta ces populations en leur laissant pour principal adoucissement de leurs maux l'émotion d'une visite princière, et de plus l'espérance, qui, fondée ou non, console toujours les hommes.
Sept. 1814. M. le comte d'Artois à Dijon. Après cette visite aux provinces maltraitées par la guerre, le comte d'Artois se rendit de Troyes à Dijon. Prétentions de la noblesse bourguignonne. Dijon était une ancienne ville de parlement; il s'y trouvait une vieille noblesse de robe, jadis instruite, maintenant prétentieuse, et n'admettant d'autre liberté que celle des remontrances. Elle était par conséquent imbue du plus mauvais esprit, et encouragée dans ses dangereux sentiments par un préfet qui les partageait. Elle traitait fort mal l'évêque, qui devait son élévation au Concordat, et qu'on accusait de ménager les assermentés, parce qu'il avait été assermenté lui-même. Elle publiait avec (p.~335) beaucoup de suffisance qu'on aurait pu arranger les choses autrement que ne l'avait fait Louis XVIII, que la Charte était une œuvre détestable, que du reste il était temps encore de réparer les fautes commises, en agissant autrement dès que l'occasion serait favorable. Aussi, tandis qu'en Champagne tout était dans un certain calme, altéré seulement par le sentiment des souffrances de la guerre, en Bourgogne au contraire les esprits étaient extrêmement agités, une partie des habitants rêvant un retour au passé qui alarmait profondément l'autre partie. L'état des choses fort empiré en Bourgogne par la présence de M. le comte d'Artois. Naturellement, Monsieur fut accueilli avec transport par les royalistes dont il partageait notoirement les opinions, et avec son ordinaire facilité d'humeur, il ne contesta rien de ce qu'on lui disait, adhéra à tout ce qu'il entendit, se borna à conseiller la patience, et, quant à la manifestation qui devait être la plus significative, ne manqua pas de la faire aussi fâcheuse que possible, car il refusa de recevoir l'évêque, ce qui produisit dans toute la contrée une impression des plus vives, et propagea rapidement les divisions qui commençaient à troubler le clergé.
Situation de la ville de Lyon. Monsieur avait trouvé la situation mauvaise à Dijon, la laissa pire, et se rendit à Lyon. Cette grande ville, alors la plus importante du royaume après Paris, n'était pas une de celles où la situation était le moins compliquée. À côté d'anciens royalistes pleins du souvenir du siége de 1793, détestant la Révolution et ses œuvres, et réunis avec exaltation sous leur ancien commandant M. de Précy, on voyait une riche classe de commerçants et de (p.~336) manufacturiers, étrangers par leur âge aux souvenirs de 1793, très-sensibles à tout ce que Napoléon avait fait pour réparer les malheurs de leur ville, et surtout pour favoriser leur commerce, qui avait reçu sous son règne une immense extension. La guerre maritime qui avait ruiné Nantes, Bordeaux, Marseille, avait au contraire enrichi Lyon. Cette ville, située sur la Saône et le Rhône, au nœud de toutes les communications fluviales avec l'Allemagne, la Suisse, l'Italie, l'Espagne, était devenue le centre d'affaires le plus actif et le plus vaste. La possession de l'Italie, la faculté d'en tirer les soies brutes à bas prix, la facilité de porter de riches étoffes à tout le continent, des commandes considérables pour les palais impériaux, étaient des avantages que Lyon avait fort appréciés, et qui diminuaient à vue d'œil depuis que les mers étaient ouvertes, que la navigation fluviale perdait ce que gagnait la navigation maritime, et que les Anglais, aussi maîtres que les Autrichiens en Italie, faisaient renchérir les soies brutes en les achetant pour les travailler eux-mêmes. À ces déplaisirs il faut ajouter les exactions commises par les Autrichiens, lesquelles retombaient fort injustement sur les Bourbons, et on comprendra les motifs divers qui rendaient froide au moins, sinon hostile à la cause royale, la classe des commerçants lyonnais, de beaucoup la plus riche et la plus influente du pays. Le peuple, imitant ces divisions, était partagé. Une portion peu nombreuse mais ardente s'était jointe aux royalistes. Le reste suivait en masse le parti contraire. Les royalistes se réunissaient dans (p.~337) un café, signalé par la violence des discours qui s'y tenaient, et en sortaient quelquefois pour aller provoquer leurs adversaires, très-intimidés quoique les plus nombreux. Le maire, homme doux, honorable, royaliste par sa naissance et ses relations, se laissait aller au courant des passions lyonnaises, et s'était brouillé avec le préfet, M. de Bondy, qui s'efforçait en vain de résister au désordre. Ce préfet, animé du meilleur esprit, était réduit à lutter seul contre les partis extrêmes, car il ne trouvait aucun appui ni auprès de M. de Précy, chef de la garde nationale, ni auprès du maréchal Augereau, commandant la division. Ce dernier méprisé des troupes et du gros de la population pour n'avoir pas su défendre Lyon contre les Autrichiens, méprisé aussi pour sa fameuse proclamation, était sans influence, et incapable de réunir les autorités locales dans une direction commune qui fût à la fois ferme et conciliatrice.
Accueil que M. le comte d'Artois reçoit à Lyon. C'est au milieu de ce foyer brûlant que le comte d'Artois vint jeter de nouvelles matières incendiaires. Son arrivée excita en effet la plus vive commotion. Le précurseur de la légitimité, comme on l'appelait alors, le frère du Roi, et selon les purs royalistes le vrai roi, devait naturellement être accueilli avec enthousiasme. Le commandant de la garde nationale M. de Précy, le maire M. d'Albon, entourés des hommes les plus ardents, allèrent le recevoir aux portes de Lyon, et en sa présence firent le serment, au nom de la population tout entière, d'appartenir pour toujours aux Bourbons. Les assistants les plus proches confirmèrent par leurs (p.~338) acclamations cet engagement, pris de la meilleure foi du monde. On fit ensuite traverser au prince les principaux quartiers de la ville, et s'arrêtant sur chaque place, les autorités municipales renouvelèrent à genoux le serment de n'appartenir jamais à d'autre dynastie que celle des Bourbons. C'est ainsi que le prince fut conduit au palais où il devait résider. Les jours suivants on lui montra les établissements publics, on le mena chez divers manufacturiers très-flattés de cette distinction, et devenus pour le moment de bons royalistes, puis on lui fit voir les traces du siége, dont Napoléon n'avait pas laissé exister un grand nombre, et enfin on lui présenta tout ce qui restait dans la ville de gens ayant assisté à ce siége mémorable, y ayant reçu quelque blessure, ou souffert de quelque manière. M. de Précy fut leur introducteur, et ce rôle ne convenait à personne autant qu'à lui. Le prince embrassa ces braves gens avec sa cordialité ordinaire, donna des croix de Saint-Louis à plusieurs d'entre eux, et puis posa la première pierre d'un monument destiné à perpétuer le souvenir de la résistance que la ville de Lyon avait opposée à la Convention nationale en 1793. Jamais gouvernement n'avait autant promis d'oublier, et jamais gouvernement n'avait montré autant de mémoire! Monsieur était fait pour plaire, surtout à ceux qui partageaient son avis, et après quelques jours passés à Lyon, il avait dans son parti gagné tous les cœurs, et enflammé les passions qu'il aurait mieux valu éteindre. Il n'avait été désobligeant ni pour le préfet ni pour le maréchal Augereau, car il était incapable (p.~339) de froisser personne, mais il ne leur avait donné aucune force. Il s'était au contraire pleinement épanché avec le maire, avec M. de Précy, et quelques-uns de leurs amis, leur disant à tous que sans doute on avait beaucoup concédé à la Révolution, mais qu'il fallait avoir patience, qu'avec le temps le Roi réparerait tout ce qui était réparable, et que pour le moment on devait être prudent, afin de ne pas fournir des prétextes à ses adversaires. Imprudences de M. le comte d'Artois. Le prince était si peu prudent lui-même, que les préfets des environs étant accourus pour le visiter à Lyon, il disait à l'un d'eux, ancien serviteur de l'Empire et noble de naissance: Eh bien, mon cher préfet, que croyez-vous qu'on doive faire à l'égard des biens nationaux? Pensez-vous qu'on pourrait les rendre?—Le préfet répondit que si on voulait provoquer immédiatement une révolution des plus violentes, on n'avait qu'à laisser percer des pensées pareilles.—Alors le prince, voyant qu'il avait mal choisi son interlocuteur, se hâta de revenir sur ce qu'il avait dit, et de l'expliquer de son mieux, mais on devine le langage qu'il devait tenir à ceux qui partageaient ses opinions.
Il laisse Lyon dans un état d'exaltation extraordinaire. Le comte d'Artois laissa la ville de Lyon dans un état d'exaltation extraordinaire, et plus violemment divisée que jamais. À Valence, il souffrit une manifestation qui produisit la plus fâcheuse impression. On lui donnait un dîner servi sur plusieurs tables afin de suffire à la foule des invités, parmi lesquels figuraient les membres du conseil du département. L'un d'entre eux, homme riche et considéré, était fils d'un habitant qui autrefois avait (p.~340) eu la faiblesse de signer une des nombreuses adresses envoyées à la Convention après la mort de Louis XVI. La malveillance locale avait eu soin de rechercher ce souvenir, et d'en faire part à l'entourage de Monsieur. Quelques-uns des officiers qui accompagnaient le prince, assis à la table où devait prendre place le fils du signataire, se levèrent en le voyant paraître, et se retirèrent avec affectation. Ce fut l'occasion d'une rumeur fort vive, et qui en quelques heures remplit tout le pays.
Arrivée du prince à Marseille. Le prince traversa Avignon où il se montra le même, et arriva enfin à Marseille, où il était attendu avec la plus extrême impatience.
Souffrances de cette ville pendant l'Empire, et ce qu'elle attendait de la restauration des Bourbons. Cette grande ville, jadis la reine de la Méditerranée, et qui l'est devenue de nouveau, mais par d'autres moyens que ceux qu'elle rêvait alors, avait bien des raisons de haïr la Révolution et l'Empire, car elle y avait perdu non-seulement sa prospérité, mais son pain. Pendant vingt-cinq ans, elle avait vu plus de trois cents vaisseaux de commerce amarrés sur ses quais, y pourrissant sans changer de place[10], et à peine un bâtiment chargé de blé ou de sucre entrant de temps en temps dans son port, quand par miracle l'ennemi ne l'avait point capturé. (p.~341) Les Anglais étaient venus en saisir plusieurs aux premières bouées, sous le feu même des forts. Cette ville infortunée était tombée dans une affreuse détresse, et souffrait tellement qu'elle se serait certainement révoltée, si un préfet énergique, le comte Thibaudeau, ne l'avait contenue avec une main de fer. La seule distraction offerte de temps en temps à sa misère, c'était l'abandon aux flammes des marchandises anglaises qu'on avait saisies, et qu'on brûlait sur une des principales places de la ville, sous les yeux d'un peuple mourant de faim qui voyait détruire en quelques heures des richesses dont il aurait pu vivre. Aussi le jour de la chute de Napoléon et du retour des Bourbons avait-il été celui d'une joie folle, d'une joie dont aucune description ne peut donner l'idée. Mais les joies sont courtes, car elles ne consistent le plus souvent qu'à se figurer des félicités impossibles. Bientôt en effet Marseille avait vu disparaître l'île de France, avec laquelle ses négociants entretenaient des relations nombreuses, et elle en avait conçu contre les Anglais une colère furieuse, au point de pouvoir à peine supporter leur présence dans son port. Attachement des Marseillais pour la franchise de leur port; conviction que cette franchise leur rendrait leur ancienne prospérité. Elle avait trouvé les colonies qu'on nous rendait encombrées de produits européens et vides de produits coloniaux, toutes les relations commerciales changées, l'Espagne en désordre, la Méditerranée aux mains des Anglais et des Grecs, son port, autrefois port franc, enveloppé par les douanes impériales, enfin les droits réunis auxquels elle imputait une partie de ses souffrances, maintenus et confirmés. Aussi sa joie n'avait-elle pas tardé à se (p.~342) refroidir, et elle cherchait avec amertume la cause de ses déceptions. Marseille ne savait pas alors que bientôt une immense industrie manufacturière développée autour de ses murs, qu'un nouvel empire acquis à la France, celui de l'Algérie, qu'une renaissance générale des pays méditerranéens, feraient d'elle la reine des mers méridionales, reine bien plus riche qu'elle n'avait été jadis, et comme tant d'autres, elle cherchait dans le passé, au lieu de la chercher dans l'avenir, sa couronne perdue. Elle se figurait que son ancienne prospérité avait tenu à la franchise de son port, franchise qui consistait à recevoir sans essuyer de visite et sans payer de droit les marchandises du monde entier, lesquelles ne subissaient l'application des tarifs qu'à deux lieues de ses murs, comme si la ligne de douanes reportée à une distance de deux lieues avait pu changer son sort, et lui rendre des relations qu'elle n'avait plus! Un entrepôt peut faciliter les relations commerciales, il ne les crée pas. Hambourg, qui est l'une des plus importantes cités commerçantes du globe, doit sa grandeur non pas à la franchise de son port, mais à l'Elbe qui en fait la voie du commerce de l'Allemagne avec le reste du monde. Pauvre émigrée que ses souvenirs rendaient folle, Marseille ne respirait que pour obtenir ce qu'elle appelait le port franc, et se figurait qu'à cette condition la restauration des Bourbons serait pour elle le plus grand des bienfaits, un bienfait tel qu'elle l'avait imaginé dans ses rêves.
Octob. 1814. Joie des Marseillais à l'arrivée de Monsieur. La venue de Monsieur lui rendit toutes les illusions des premiers jours, et elle l'accueillit avec transport. (p.~343) Elle lui tint les plus extravagants discours qu'il eût entendus dans son voyage. Leur langage extravagant. Elle lui dit que chez elle on voulait le Roi, le vrai Roi, le Roi absolu, affranchi de toute gêne, pouvant faire le bien de ses sujets sans que les entraves inventées par les révolutionnaires vinssent l'en empêcher, c'est-à-dire sans que les gens raisonnables pussent élever une objection contre la franchise du port de Marseille. M. le comte d'Artois promet tout ce qu'on lui demande. Le prince entendit en outre de véhémentes déclamations au sujet des droits réunis, et se conduisant comme il avait fait ailleurs, répondit aux Marseillais qu'il était de leur avis, qu'ils avaient certainement raison, et qu'il croyait pouvoir leur promettre une satisfaction prochaine, mais qu'il fallait un peu de patience, et laisser au Roi le temps d'accomplir le bien. On était si heureux de le contempler, de lui serrer les mains, qu'on prenait pour sérieuses toutes ses paroles, et dans cette favorable disposition on lui offrit des fêtes magnifiques. Fêtes splendides et bruyantes. Chaque ville, dans ces occasions, montre ce qu'elle a de mieux. Marseille fit voir son bassin, bien loin alors de ce qu'il est devenu depuis, y donna de brillants exercices nautiques, et dans l'une de ces journées de réjouissance, lorsque la nuit fut venue, fit, sur une montagne qui domine le port, éclater soudainement une sorte de volcan au moyen d'un millier de tonneaux remplis de matières inflammables. Le maire dit au comte d'Artois que ce qu'il avait sous les yeux n'était qu'une faible image des sentiments brûlants des Marseillais, et on le conduisit ensuite au principal théâtre de la ville. Là eut lieu une véritable scène de délire. Monsieur avait écrit au Roi pour lui demander (p.~344) la franchise du port, fort combattue dans le sein du Conseil royal, et le Roi lui avait répondu qu'il espérait bientôt l'obtenir en forçant la main à ses ministres. Enthousiasme des Marseillais en apprenant que le Roi a promis la franchise du port. Le prince, prenant pour fait ce qui était à faire, annonça en plein théâtre la franchise du port comme chose accordée, et alors le maire tombant à ses genoux, lui baisa les mains au nom de toute la population marseillaise. Les spectateurs se levèrent huit ou dix fois en poussant des cris de joie et de reconnaissance.
Passage du prince à Nîmes, à Grenoble, etc. Après quelques jours passés au milieu d'une population délirante, le prince répétant aux Marseillais ce qu'il avait déjà dit aux Lyonnais, aux Bourguignons, aux Champenois, que les jours passés parmi eux étaient les plus heureux de sa vie, quitta Marseille pour aller visiter Toulon, puis rebroussa chemin, traversa Nîmes, où il aurait pu être fort utile en contenant les catholiques et en rassurant les protestants, ce qu'il ne fit point, se rendit à Grenoble, où il fut chaudement accueilli par le parti royaliste, peu nombreux mais vif, et enfin gagna la Franche-Comté.
Sa présence à Besançon. À Besançon, la situation des partis aurait exigé la conduite la plus sage et la plus ferme. Une noblesse orgueilleuse, pleine de préjugés, ayant pour préfet du département un noble du pays, lequel excitait les passions au lieu de les contenir, avait singulièrement indisposé la masse des habitants. Une circonstance particulière aggravait cet état de choses. L'archevêque Lecoz. C'est là que se trouvait l'archevêque Lecoz. Ce prélat dont nous avons déjà parlé, ancien constitutionnel, personnage très-respectable mais très-obstiné, (p.~345) avait donné asile aux prêtres assermentés, et du reste n'avait jusqu'alors inspiré aucun regret de sa nomination, ni aux autorités temporelles ni aux autorités spirituelles. À la chute de l'Empire, à l'avènement des Bourbons, la petite Église avait dirigé contre lui toutes ses colères, la noblesse locale y avait joint les siennes, le préfet avait attisé ce feu, et il en était résulté une espèce de guerre religieuse, qui se bornait toutefois à de mauvais procédés, et n'allait pas, bien entendu, jusqu'à l'emploi des armes. Le préfet et les gens de son parti disaient tout haut que le prince à son passage à Besançon ne recevrait pas l'archevêque, à quoi l'archevêque, avec son entêtement ordinaire, répondait qu'il ne s'en présenterait pas moins chez M. le comte d'Artois. Menaces du préfet à l'égard de l'archevêque. Piqué de tant de hardiesse, le préfet avait déclaré que si l'archevêque tenait parole, il tiendrait lui la sienne, et le ferait arrêter. Tels étaient les propos qui s'échangeaient publiquement à Besançon entre l'autorité civile et l'autorité religieuse, en ayant pour confident le pays tout entier, qui recueillait et répétait ces provocations.
Monsieur refuse de recevoir ce prélat, et le préfet menace de le faire arrêter s'il essaie de se présenter chez le prince. Monsieur pouvait en cette occasion faire une chose aussi sensée qu'utile, en démentant par sa conduite les propos d'un préfet imprudent, en acceptant au moins avec le prélat des relations officielles, relations qui devaient subsister jusqu'à la révocation du Concordat, et qui étaient d'ailleurs la conséquence obligée de la lettre écrite par l'abbé de Montesquiou à l'évêque de la Rochelle. Malheureusement on ne pouvait guère espérer que Monsieur (p.~346) tiendrait une telle conduite. Arrivé à Besançon, au milieu des vives démonstrations des ultra-royalistes, il ne se rendit point à la cathédrale de peur d'y rencontrer l'archevêque, et craignant même sa visite, il lui fit dire qu'il ne voulait pas le recevoir. Ce fut le préfet qui se chargea de cette communication, et qui la transmit officieusement au prélat. Celui-ci, aussi opiniâtre que ses adversaires étaient inconvenants, demanda au préfet de lui écrire ce qu'il lui faisait dire, car il devait, dans un cas pareil, savoir prendre toute la responsabilité de ses actes. Le préfet, non moins extravagant que son parti, ne manqua pas d'écrire au prélat, et enfin, ne s'en tenant pas même à cette conduite sans mesure, il envoya le chef de la gendarmerie compléter le scandale. Ce chef, brave officier, partageant les bons sentiments de son corps, qui à toutes les époques a rempli admirablement ses devoirs, alla trouver l'archevêque, lui témoigna sa douleur, et le supplia de ne pas sortir du palais épiscopal pendant que le prince serait à Besançon, lui laissant entendre qu'il avait mission d'employer la force pour l'en empêcher. Le prélat se soumit cette fois, ne quitta point sa demeure, mais écrivit sur-le-champ à Paris, et résolut de dénoncer aux deux Chambres des procédés aussi scandaleux. L'effet produit dans la contrée fut immense, et le clergé n'y présenta plus que deux camps ennemis, derrière lesquels était rangée la population tout entière, très-inégalement partagée du reste, car elle était en grande partie prononcée contre la noblesse et le clergé qui soulevaient de tels orages.
(p.~347) Tristes résultats du voyage de Monsieur. Monsieur, toujours bien fêté par les siens, s'achemina ensuite vers Paris, ayant plu par sa bonne grâce à tous ceux qu'il n'avait pas blessés par ses imprudences, ayant prodigué les croix, celle du Lis par milliers, celles de la Légion d'honneur et de Saint-Louis par centaines, ayant laissé plus agités qu'ils ne l'étaient auparavant les pays qu'il avait parcourus, et n'ayant pas même, comme son fils, le duc d'Angoulême, donné au moins quelques bons conseils sur sa route. Monsieur était de retour à Paris vers la fin d'octobre.
Voyage militaire du duc de Berry dans les provinces frontières. Pendant ce même temps, son second fils, M. le duc de Berry, avait exécuté un voyage tout militaire le long des frontières, avait visité Maubeuge, Givet, Metz, Nancy, Strasbourg, Colmar, Huningue, Belfort, et était revenu par Langres à Paris. Il s'était exclusivement appliqué à inspecter les troupes, à les faire manœuvrer, à leur remettre les nouveaux drapeaux, à leur distribuer des croix, et ne les avait ni trouvées, ni laissées contentes. Ce prince, petit de taille, et ayant des allures qu'il essayait de modeler sur celles de Napoléon, n'avait point déplu à l'armée dans les premiers jours de la Restauration. Mais soit l'impossibilité de triompher des dispositions hostiles des militaires, soit les fautes du gouvernement, soit ses propres fautes à lui, il commençait à ne plus réussir. Loin de redoubler de soins pour vaincre les penchants qu'il trouvait contraires, il s'emportait contre les difficultés, et notamment dans la dernière tournée, il s'était livré à des accès de colère, que la malveillance avait recueillis, qu'elle exagérait, qu'elle racontait partout, et qui produisaient (p.~348) un aussi triste effet que les imprudences politiques et religieuses de son père.
À quelles conditions les voyages des princes auraient pu être utiles. Les princes n'avaient donc pas fait en se montrant tout le bien qu'on espérait de leur présence, quoiqu'ils eussent provoqué sur leur passage des cris enthousiastes. Pour que leurs voyages eussent été vraiment utiles, il aurait fallu, comme nous l'avons déjà dit, qu'il existât un gouvernement arrêté dans ses vues, ferme dans ses volontés, animé de l'esprit des Chambres, esprit libéral et modéré tout à la fois, et que les princes, fidèles interprètes de ce gouvernement, eussent dit partout à leurs amis ce que ceux-ci se refusaient à croire, c'est que la Charte était un acte sérieux, dont on voulait tirer toutes les conséquences. Avec un pareil gouvernement à Paris, et des princes pour ses organes dans les provinces, on aurait pu calmer des amis exaltés, ramener le pays qu'ils éloignaient d'eux, et avec le pays ramené contenir l'armée, dont le mécontentement n'aurait pas été alors un mal sans remède. Mais ce gouvernement, on l'a bien vu, n'existait point. Un roi modéré mais indifférent, ne gênant pas ses ministres dans leur action, mais ne gênant pas davantage son frère et ses neveux dans leurs fautes; des princes divergents dans leur conduite, l'un, le duc d'Angoulême, sage mais peu brillant; l'autre, le comte d'Artois, aimable, mais ayant la passion d'agir, et n'agissant jamais dans le droit sens; un troisième, le duc de Berry, assez spirituel, assez militaire, mais sans tenue, tour à tour caressant ou offensant l'armée, et ne sachant ni la respecter ni s'en faire respecter; des ministres (p.~349) sans chef, sans système, s'avançant ou reculant tour à tour devant les Chambres, un seul excepté, tout cet ensemble n'était pas un gouvernement, c'était un parti au pouvoir, et un parti au pouvoir c'est un enfant méchant dans les mains duquel on a remis la foudre!
Suite fatale de mesures qui empirent la situation pendant les mois de septembre et d'octobre. La situation s'était singulièrement gâtée pendant les mois de septembre et d'octobre, remplis par les voyages des princes. Diverses mesures, suite nécessaire du courant auquel on s'abandonnait, avaient eu le plus fâcheux retentissement, et rencontré dans les Chambres une résistance devant laquelle il avait fallu reculer. Ainsi le ministre de la guerre, réduit par les dépenses intempestives dont on l'avait chargé, à chercher partout des économies, avait tâché de gagner deux millions sur l'administration des Invalides. Nos guerres sans exemple avaient prodigieusement multiplié le nombre des soldats blessés et indigents, et on avait été obligé d'établir pour eux des succursales à Arras et à Avignon. Le ministre avait songé à se débarrasser des invalides qui n'étaient plus Français en leur accordant une indemnité une fois payée, et à renvoyer dans leurs foyers une partie de ceux qui étaient Français en leur allouant une pension annuelle de 250 francs. Renvoi chez eux d'une partie des invalides, dans un calcul mal entendu d'économie. Il s'était persuadé que cette pension leur suffirait pour vivre dans leurs villages, tandis qu'à Paris, dans l'hôtel royal des Invalides, la dépense d'un homme s'élevait à 700 francs. L'économie n'était pas douteuse, mais cette mesure avait paru inhumaine, car 250 francs étaient loin de suffire à des hommes pour la plupart dépourvus de famille, et elle avait fait (p.~350) dire qu'on expulsait de leur asile des soldats mutilés au service du pays, pendant qu'on prodiguait les secours, les grades même, à des hommes qui avaient porté les armes contre la France. Il y avait en effet une commission nommée pour liquider les services dans l'armée de Condé, et pour attribuer des secours aux anciens soldats vendéens. Une autre mesure, tout aussi mal imaginée que celle des invalides, avait excité un soulèvement aussi grand.
Il avait fallu s'occuper des finances de la Légion d'honneur. Sa dotation, convertie en rentes, ne pouvait pas même suffire aux nominations de Napoléon pour la dernière guerre. On avait, il est vrai, décidé que les nominations faites depuis la paix resteraient sans traitement, jusqu'à ce que les ressources de l'institution permissent d'en donner. Mais il fallait pourvoir à la dépense des établissements chargés de recevoir les filles des militaires pauvres. Suppression d'une partie des maisons destinées aux orphelines de la Légion d'honneur. Il y avait à entretenir la maison de Saint-Denis, celle d'Écouen, et en outre diverses maisons secondaires, dont deux connues sous les noms des Barbeaux et des Loges. Elles étaient remplies de jeunes filles, la plupart rendues orphelines par nos longues guerres. On eut la malheureuse pensée d'en supprimer trois, celles d'Écouen, des Barbeaux et des Loges, et de donner, comme pour les invalides, 250 francs de pension aux jeunes filles expulsées de leur asile. Une circonstance compliquait la question, c'est que le château d'Écouen appartenait aux princes de Condé. Il était dès lors trop facile de supposer que, pour rendre ce château à ses anciens maîtres, on jetait sur le pavé les orphelines (p.~351) de l'armée, dont les pères avaient succombé en servant la France. À cette nouvelle les militaires, déjà émus, s'émurent davantage, et firent partager au public leur émotion, en faveur de ces pauvres enfants qui ne pouvaient vivre avec 250 francs, et dont quelques-unes n'avaient plus ni père ni mère. Les maréchaux prirent en main leur cause, et le maréchal Macdonald porta leurs réclamations à la Chambre des pairs dont il était membre, et au pied du trône auprès duquel il avait accès.
Enfin, une mauvaise pensée du ministre de la guerre à l'égard des écoles militaires compléta cet ensemble de mesures malencontreuses. Réduction à une seule des écoles militaires, avec une clause qui tend à les réserver à la noblesse seule. Voulant réduire à une seule les trois écoles militaires de Saint-Cyr, de Saint-Germain et de la Flèche, pour leur donner, disait-il, plus d'unité, et pour faire jouir la noblesse du royaume des avantages qui lui étaient assurés par l'édit de janvier 1751, le ministre avait fait décider par ordonnance royale la réunion des trois écoles en une, qui devait être celle de Saint-Cyr. Le texte de l'ordonnance semblait annoncer l'intention d'écarter des écoles militaires la bourgeoisie, pour y introduire exclusivement la noblesse, qui dès lors serait seule en possession de la carrière des armes, comme c'était l'usage autrefois.
Grand effet produit par ces mesures. Retracer l'effet produit par ces diverses mesures serait difficile. Quoiqu'il y eût beaucoup d'exagération dans tout ce que dirent alors le public mécontent, et les journaux qui lui servaient d'organe, il était évident néanmoins que pour suffire à des dépenses intempestives, comme le rétablissement de la maison du Roi, ou la liquidation des pensions (p.~352) aux officiers émigrés, on ajoutait aux misères de l'armée, et qu'enfin on avait le projet de rétablir l'ancien ordre de choses, où la noblesse avait la jouissance exclusive des grades militaires. Les réclamations jaillirent de toutes les bouches à la fois. Si jamais l'utilité du droit de pétition, peu sensible en temps ordinaire où l'on a rarement des actes graves à redresser, éclata d'une manière frappante, ce fut dans ces circonstances. Pétitions aux Chambres, et décisions de celles-ci qui obligent les ministres à revenir sur leurs actes. De nombreuses pétitions furent adressées aux deux Chambres. La Chambre des députés voulut en entendre le rapport immédiatement, et malgré l'opposition d'une minorité toute dévouée à l'émigration, malgré aussi l'imprudence d'une autre minorité vouée au parti contraire, elle donna tort au gouvernement en lui renvoyant les pétitions dont il s'agissait, avec l'invitation, adoucie dans la forme mais positive au fond, de révoquer les actes dénoncés. On fut obligé par conséquent de revenir sur ce qu'on avait fait, de déclarer par exemple que la citation de l'édit de 1751 n'emporterait pas une préférence pour la noblesse dans l'admission aux écoles militaires, de décider que les succursales des Invalides seraient conservées jusqu'à extinction des militaires qui les occupaient, que les renvois avec pensions dans leurs foyers n'auraient lieu pour les invalides que sur leur demande expresse, qu'il en serait de même pour les orphelines de la Légion d'honneur, et que les maisons des Barbeaux et des Loges seraient rouvertes pour les jeunes filles qui ne voudraient ou ne pourraient se retirer dans leurs familles.
Les Chambres quoique très-modérées, et franchement (p.~353) royalistes, étaient donc toujours prêtes à retenir le pouvoir sur la pente où il se laissait aller, et il eût été à désirer que, se confiant en elles, les partis blessés ne cherchassent point ailleurs leur satisfaction et leur sécurité. Mais il faut aux passions irritées plus que la justice, il leur faut la vengeance, et elles la cherchent par tous les moyens. Les hostilités s'engagent plus particulièrement entre les militaires et le gouvernement. Les officiers à la demi-solde accumulés dans la capitale, les uns vivant dans les salons de Paris, les autres dans les lieux publics, tenaient un langage chaque jour plus violent et plus provocateur. Leur audace irritant le gouvernement, amenait contre eux des rigueurs inévitables, et d'excitations en excitations, on en arrivait peu à peu à une sorte de guerre ouverte, laquelle, débutant par des paroles, pouvait malheureusement se terminer en actes violents.
Commencement de l'affaire du général Exelmans, accusé d'avoir entretenu des relations coupables avec Murat. Murat était jusqu'ici, grâce à sa défection, resté roi de Naples. Sa présence sur le trône de la basse Italie agitait non-seulement les Italiens, mais les Bourbons d'Espagne et de France, qui demandaient sa déchéance au congrès de Vienne. Les polices rivales, l'une appartenant au gouvernement, l'autre à M. le comte d'Artois, faisaient assaut de défiances, d'inventions, et se figuraient que l'agitation des esprits venait non des fautes du gouvernement, mais de l'action des partis hostiles. Excité par ces polices, le gouvernement cherchait donc ailleurs qu'en lui-même la cause du mal, et il s'était imaginé que Murat et Napoléon, récemment réconciliés, et possédant des trésors considérables, s'en servaient pour entretenir le mauvais esprit des militaires et des fonctionnaires sans emploi.
(p.~354) Un Anglais, fantasque comme il y en a beaucoup, lord Oxford, s'étant pris de passion pour les Bonaparte, malgré le sentiment contraire de ses compatriotes, avait traversé Paris afin de se rendre en Italie, et on le croyait porteur de la correspondance secrète des militaires mécontents avec Naples et l'île d'Elbe. On s'entendit avec l'ambassade anglaise, et on le fit arrêter, non pour le détenir, mais pour lui enlever ses papiers. Ces papiers visités causèrent par leur insignifiance une surprise qu'on n'aurait pas dû éprouver, si on avait conservé quelque sang-froid. La pièce la plus coupable de celles qu'on y trouva émanait du général Exelmans, et le crime dont elle contenait le secret se réduisait à bien peu de chose, comme on va le voir. Le général Exelmans ayant entendu dire que les puissances se disposaient à faire marcher contre Murat l'une des armées coalisées, écrivait à ce prince, qui l'avait eu longtemps sous ses ordres et l'avait comblé de bienfaits, que beaucoup d'officiers, du nombre desquels il était, iraient lui offrir leur épée si le trône de Naples était en danger. Du reste il ne disait pas un mot qui eût trait aux Bourbons de France ou à un projet dirigé contre leur gouvernement.
Fausseté de cette accusation. Cette lettre, quoique ne renfermant rien de ce qu'on avait supposé, excita chez le Roi et les princes une extrême irritation. On voulut punir sur le général Exelmans tous les complots imaginaires dont on n'avait saisi aucune preuve, et auxquels on s'obstinait à croire. On résolut donc de lui faire un procès pour avoir entretenu des relations avec les (p.~355) ennemis extérieurs de l'État, délit aggravé par sa position d'officier resté en service actif. Le ministre Dupont, malgré des propositions contraires, s'en tient à une simple réprimande à l'égard du général Exelmans. Le ministre de la guerre, général Dupont, quoique souvent faible, résista cette fois de la manière la plus sage et la plus honorable. Il fit remarquer que le roi de Naples était jusqu'ici reconnu de l'Europe entière, que la France, bien que sollicitant à Vienne sa déchéance, ne s'était pas encore mise en guerre ouverte avec lui; que les sujets français pouvaient, sans être coupables de relations criminelles, lui offrir leur épée; qu'il n'y aurait certainement pas un tribunal qui consentît à incriminer la lettre du général Exelmans; que le général étant au service, et ne devant pas ignorer les sentiments de la cour de France à l'égard de la cour de Naples, on pouvait tout au plus l'accuser d'une conduite peu discrète, peu zélée, qu'il y avait lieu par conséquent de lui infliger une réprimande, mais rien au delà. Cette affaire momentanément assoupie. Bien qu'il partageât l'irritation des princes contre le général Exelmans, le Roi finit par comprendre les raisons du ministre de la guerre, et par admettre la réprimande comme la plus grave des peines à infliger. En conséquence le ministre de la guerre fit appeler le général Exelmans, lui adressa quelques reproches, et pour le moment cette affaire, destinée plus tard à un retentissement funeste, fut étouffée grâce à la sagesse du général Dupont en cette circonstance.
Les jeunes officiers qui remplissaient Paris de leur présence et de leurs propos, connurent tout de suite ce qui était arrivé au général Exelmans, et malgré la peine légère qu'il avait subie, ils en firent grand bruit. Bientôt on leur fournit un grief (p.~356) du même genre. Le général Vandamme, officier du plus rare mérite, mais d'un caractère emporté, professant les opinions révolutionnaires les plus violentes, fait sinon pour justifier du moins pour provoquer toutes les calomnies, passait à tort pour le plus méchant des hommes, et partageait avec le maréchal Davout la haine des ennemis de la France. Revenu des prisons de Russie, il avait été indignement outragé en traversant l'Allemagne, et un incident pareil aurait dû suffire pour attirer sur sa tête l'intérêt universel. Il n'en fut rien, et on persuada au Roi, si le général Vandamme se présentait aux Tuileries, de faire exception pour lui seul aux flatteries qu'on prodiguait aux chefs de l'armée. À peine arrivé à Paris, le général se présenta aux Tuileries le jour où étaient reçus les militaires de son grade. Le général Vandamme expulsé des Tuileries. On lui refusa l'entrée du palais, et les gardes du corps le jetèrent en quelque sorte à la porte de la demeure royale. Ce vieux militaire, qui avait passé sa vie sous les feux de l'ennemi, indigné d'être ainsi traité par des jeunes gens qui n'avaient jamais entendu un coup de fusil, remplit Paris de ses plaintes, et trouva de nombreux échos pour les reproduire.
Anoblissement de la famille de Georges Cadoudal. Pendant qu'on traitait de la sorte l'un des plus vieux soldats de l'armée, le bruit se répandit tout à coup que la famille de Georges Cadoudal venait d'être anoblie. Personne ne pouvait nier le courage de Georges, son dévouement à sa cause, mais personne ne pouvait approuver les moyens qu'il avait résolu d'employer contre le Premier Consul, et dont il avait fait l'aveu devant la justice. Il n'est pas besoin (p.~357) de dire tout ce qu'un semblable fait dut provoquer de réflexions amères et violemment exprimées.
Carnot, sa vie solitaire et son irritation concentrée. Tandis que les jeunes officiers sans emploi s'agitaient tumultueusement dans Paris, il y en avait un, vivant solitairement et modestement, c'était Carnot, resté après la défense d'Anvers inspecteur du génie, présenté même au Roi, mais ayant fui la cour et les révolutionnaires dans l'un des quartiers les plus reculés de la capitale. Médiocrement sensible aux disgrâces des militaires qu'il regardait comme étant des étourdis pour la plupart, mais révolté de la manière dont on se comportait à l'égard des anciens patriotes tandis qu'on anoblissait des chefs de chouans, esprit vigoureux mais peu juste, honnête homme plein d'orgueil, égaré par les passions et surtout par la logique de la Révolution, Carnot était convaincu qu'il avait eu le droit, et même la raison pour lui en condamnant Louis XVI. Son mémoire au Roi sur le régicide. Il conçut donc l'étrange idée de traiter la question du régicide, et de la traiter en s'adressant au Roi lui-même, dans un mémoire dont il ne savait pas encore quel usage il ferait, mais dont la composition seule était pour lui une sorte de soulagement. Dans ce mémoire écrit avec vigueur, amertume, ironie, sans outrage toutefois pour l'autorité royale, il discuta cette affreuse question du régicide, en reproduisant les arguments qui avaient eu cours dans le sein de la Convention.—Les rois étaient-ils inviolables? C'était, disait-il, une question grave, diversement jugée dans tous les temps et tous les pays, même dans la Bible. En tout cas (p.~358) cette inviolabilité souffrait bien des exceptions, car on ne pouvait prétendre que des monstres tels que Néron et Caligula fussent inviolables pour leurs peuples. Au surplus, la nation française en nommant la Convention avait donné à ses membres la mission de juger Louis XVI. L'avaient-ils bien ou mal jugé? C'était à l'histoire seule à prononcer, mais en tout cas ses juges n'avaient à rendre compte de leur jugement à aucune autorité sur la terre. Ils avaient pu se tromper, mais ils s'étaient trompés de bonne foi, et dans toutes les occasions ils avaient fait preuve d'un intrépide amour de leur pays. Maintenant on s'attaquait à eux, on les qualifiait de criminels, et au nom de qui? à quel titre? Argumentation contenue dans ce mémoire. La France avait par des milliers d'adresses confirmé leur jugement, et élevé aux plus hautes fonctions les juges de Louis XVI; la qualifierait-on elle-même de régicide, ou de complice du régicide? Ce n'était pas tout: l'Europe avait incliné son épée devant ces hommes, signé avec eux des traités comme celui de Bâle; appellerait-on aussi l'Europe régicide? Enfin quels étaient ces accusateurs, revenant aujourd'hui de l'étranger pour outrager ceux de leurs compatriotes qui avaient combattu vingt-cinq ans pour la France et pour la liberté? C'étaient ces mêmes émigrés qui, au lieu de faire à Louis XVI un rempart de leurs corps, s'étaient enfuis sous prétexte d'aller faire la guerre sur le Rhin, et qui au crime de porter les armes contre leur pays, avaient ajouté l'énorme faute de soulever contre Louis XVI un orage de colère sous lequel cet infortuné roi avait succombé.
(p.~359) Telle était la terrible logique de l'ancien conventionnel, de laquelle il n'y avait qu'une chose à conclure, c'est qu'au milieu de ces temps formidables, plus forts que les âmes les plus fortes, tout le monde avait failli, et que le mieux était de couvrir tout le monde de l'oubli de la Charte. Malheureusement, l'oubli promis par un parti, invoqué par l'autre, n'était en réalité du goût d'aucun des deux.
Publicité donnée à ce mémoire. Il paraît que Carnot ne destinait pas à l'impression l'écrit que nous venons d'analyser, mais qu'aveuglé par ses préjugés révolutionnaires il croyait pouvoir le faire parvenir au Roi, et traiter ainsi la question du régicide en tête-à-tête avec le frère de Louis XVI. Quoique solitaire, il fréquentait certains régicides, tels que MM. Garat, Fouché, et quelques autres, et il leur communiqua son mémoire, par le besoin qu'il avait de s'épancher. Le donner à lire, c'était s'exposer à le voir bientôt publier, et en tout cas, s'il voulait de la discrétion, ce n'était pas un homme comme M. Fouché qu'il fallait prendre pour confident. À peine communiqué à quelques personnes, le mémoire fut copié, imprimé, et en très-peu de jours répandu autant que l'avait été le fameux rapport de M. Necker sur les finances. C'est par milliers qu'il fut reproduit en France et à l'étranger. Il répondait, en effet, à toutes les passions du moment, à l'irritation des révolutionnaires encore très-nombreux, à celle des acquéreurs de biens nationaux bien plus nombreux que les révolutionnaires, au mécontentement des militaires et des fonctionnaires sans emploi; (p.~360) il plaisait même au parti libéral, qui n'approuvait pas cependant le régicide, mais qui voyait dans ce mémoire une juste représaille de toutes les inconvenances commises par l'émigration. Enfin, l'émigration elle-même, dans sa colère, avait voulu lire un écrit dont tout le monde parlait. C'était assez pour que le mémoire de Carnot fût en quelques jours connu de la France et de l'Europe.
Irritation qu'en éprouve le parti royaliste. Comme il fallait s'y attendre, il produisit une sorte de fureur dans le parti de l'émigration. Ce parti répondit, et la réponse, sous le rapport de la justice et de la mesure, ne resta pas au-dessous de l'attaque. Réponses virulentes à Carnot. On dit à Carnot qu'il y avait des hommes qui, s'ils avaient quelque sens, se tiendraient pour bien heureux de l'impunité dans laquelle une bonté sans bornes les laissait vivre; qu'ils devraient s'en contenter, chercher un asile dans l'obscurité la plus profonde, et mériter de la sorte, sinon l'indulgence, impossible pour un crime comme le leur, au moins l'oubli, qu'on leur avait promis, qu'on voulait bien leur accorder, à condition qu'ils ne se rappelleraient pas sans cesse à l'exécration des contemporains, et qu'à des actes abominables ils n'ajouteraient pas des apologies plus abominables encore; que, du reste, leurs écrits valaient leurs actes; qu'il y avait tel d'entre eux qu'on avait eu la faiblesse de distinguer de ses pareils, en lui supposant un peu de droiture et de sens, mais que la puérilité de ses raisonnements en égalait l'odieux; que décidément les auteurs du 21 janvier se valaient tous; mais qu'ils devaient enfin songer à se soustraire aux regards du monde indigné, et se résigner, après (p.~361) avoir versé le sang des pères, à respecter au moins le repos des fils.—
Procès aux libraires propagateurs du mémoire de Carnot. On ne s'en tint pas à ces invectives, et le gouvernement commença une instruction contre le mémoire de Carnot. On appela l'auteur qui avoua fièrement son écrit, en ajoutant qu'il était étranger à sa publication, et qu'on crut sur sa parole, car on l'estimait plus qu'on ne voulait en convenir. Puis on s'adressa à plusieurs libraires suspects de se prêter à des publications clandestines, et on chercha les preuves de la part qu'ils avaient pu prendre à la propagation du mémoire incriminé. Ils furent mis tous en jugement, ce qui ne contribua pas peu à augmenter l'agitation des esprits. Les votants, qui se réunissaient chez Fouché, chez Barras, s'émurent beaucoup, et firent de nouveaux pas vers les militaires, c'est-à-dire vers les bonapartistes, qui en faisaient chaque jour vers eux. Bientôt les incidents se multiplièrent, comme si une force fatale avait voulu pousser tout le monde et toutes choses à une crise prochaine.
Nouvelles mesures non moins fâcheuses que les précédentes. C'est avec peine, comme on l'a vu, que les émigrés se soumettaient à l'article de la Charte qui garantissait l'inviolabilité des ventes nationales. Aussi ne cessaient-ils de se plaindre, et de dire que les princes, satisfaits d'avoir tout recouvré en recouvrant la couronne, laissaient dans la détresse ceux qui s'étaient sacrifiés pour leur cause. Projet de restituer les biens non vendus à leurs anciens propriétaires. Les transactions particulières, sur lesquelles on avait beaucoup compté, et pour le succès desquelles on avait employé à la fois l'intimidation, les sermons violents, la confession même, ne donnaient pas de grands (p.~362) résultats, car les nouveaux acquéreurs entendaient être payés en rétrocédant leurs biens, et très-peu d'entre eux d'ailleurs consentaient à s'en dessaisir même à un prix raisonnable, surtout parmi les paysans. Voulant connaître leurs droits, ils allaient consulter, et on leur faisait comprendre que la Charte et les Chambres seraient pour eux une protection toute-puissante. Aussi tous ceux que le clergé n'avait pas vaincus en les inquiétant, restés fermes dans leur droit, ne prêtaient l'oreille à aucune proposition. Le gouvernement, sentant très-bien son impuissance en cette matière, mais voulant donner une satisfaction aux hommes qui se plaignaient de la stérilité de la Restauration pour eux, avait résolu depuis longtemps de rendre les biens non vendus. La quantité de ces biens restés dans les mains de l'État était assez considérable, et consistait surtout en bois. C'étaient trois ou quatre cent mille hectares de forêts d'une très-grande valeur. Quant à ces biens, la Charte ne les couvrait pas, puisqu'elle ne couvrait que les biens vendus. Ces biens appartenant spécialement aux grandes familles. Une circonstance de cette restitution projetée la rendait particulièrement agréable au Roi et aux princes, c'est que les biens dont il s'agissait appartenaient pour la plupart aux grandes familles de France, familles qu'ils connaissaient, avec lesquelles ils vivaient, et celles-là contentées, les criailleries les plus incommodes devaient être réduites au silence. Le projet fut donc arrêté en principe, et on s'occupa d'en rédiger les dispositions.
Il y aurait eu une mesure plus juste à proposer, laquelle eût embrassé toutes les misères des émigrés. Si dans cette restitution on avait apporté un véritable esprit de justice, on aurait songé à une tout (p.~363) autre mesure que celle dont on avait la pensée. Ce n'étaient pas en effet les grandes familles, qui par leurs imprudences avaient contribué à rendre la révolution plus violente, qu'il fallait plaindre le plus. C'étaient ces nombreux émigrés de la petite noblesse et de la bourgeoisie, qui, entraînés presque à leur insu dans le commun désastre, avaient payé nos funestes divisions quelquefois de leur tête, et presque toujours de leur patrimoine. Ceux-là méritaient un véritable intérêt, mais il fallait le leur témoigner à eux ou à leurs familles sans ébranler l'État, sans commettre de nouvelles injustices, aussi graves que celles qu'on voulait réparer, et de manière à soulager ceux qui étaient le plus à plaindre et le moins à blâmer. Le principe d'une indemnité accordée par l'État, non pas à quelques-uns, mais à tous, et prise en grande partie sur les domaines dont il était resté possesseur, aurait pu être posé dès cette époque, et immédiatement appliqué. On aurait pu calculer cette indemnité de façon que les plus pauvres fussent les mieux traités; on aurait pu combiner en même temps une opération financière basée sur les trois ou quatre cent mille hectares de bois que l'État avait encore dans ses mains, et auxquels, lorsque la situation des finances l'eût permis, on aurait successivement ajouté deux ou trois cents millions fournis par le Trésor, et on aurait ainsi accompli une œuvre non pas seulement de réparation, mais de pacification. Les anciens propriétaires étant indemnisés, sinon à leur gré, du moins dans la mesure du possible, auraient perdu tout prétexte de rechercher les nouveaux acquéreurs, et ceux-ci auraient (p.~364) possédé en repos. Une des plus grandes causes de perturbation, la plus grande peut-être, aurait ainsi disparu sur-le-champ. On ne songe qu'à satisfaire les grandes familles de l'émigration. Mais on n'en eut même pas l'idée[11]. Satisfaire tout de suite les plus anciennes familles, les moins intéressantes par le malheur, les plus incommodes par leurs cris incessants, fut la seule pensée qui se présenta à l'esprit des princes. On avait dans les mains le domaine forestier de ces familles, et on ne songea qu'à le leur rendre, pour les contenter, pour les faire taire, sans réfléchir qu'on se démunissait d'un gage précieux, qui aurait pu servir de base à une opération générale embrassant toutes les misères.
Dispositions de la loi projetée pour la restitution des biens non vendus. La loi, rédigée par une commission dont M. Ferrand était le président, fut portée au Conseil et discutée. Le principe consistait à rendre purement et simplement les biens que l'État n'avait point aliénés. Mais ce principe, en apparence si simple, offrait dans l'application de sérieuses difficultés. Ainsi les communes possédaient une quantité considérable de ces biens non vendus, lesquels étaient affectés au service des hospices. La Caisse d'amortissement en possédait également qui servaient de gage aux rentes sur l'État. Reprendre ceux des communes, c'était dépouiller les pauvres et les malades; reprendre ceux de la Caisse d'amortissement, c'était ébranler le crédit. Malgré leur bonne volonté les auteurs du projet renoncèrent à cette reprise, et se résignèrent à ne donner que de vagues espérances aux propriétaires de cette portion des biens (p.~365) non vendus. Il y avait aussi des biens de cette espèce qui étaient affectés à des services publics, comme les hôtels occupés par diverses administrations, et les objets d'art transportés dans les musées. Par exemple une partie du musée d'artillerie pouvait être revendiquée par la maison de Condé, et on la savait disposée à exercer son droit de revendication. Il serait résulté de ces restitutions de nombreux inconvénients qu'il fallait éviter, et il fut décidé que l'État garderait les biens de cette catégorie, immobiliers ou mobiliers, à condition d'en payer la valeur aux anciens propriétaires. On décida même qu'un fonds serait fait au budget pour cet objet. Ces difficultés résolues, il s'en présenta une dont l'importance d'abord inaperçue se révéla tout entière après quelques instants de réflexion. Une disposition du projet considérait comme appartenant aux anciens propriétaires les décomptes dus au Trésor par les nouveaux acquéreurs. Le principe posé que l'État devait restituer comme mal acquis tout bien dont il disposait encore, voulait en effet que les portions de prix qui lui restaient dues fussent dévolues à ceux que l'on appelait les propriétaires légitimes. Mais comme les lois sur les biens nationaux, rendues au fur et à mesure de la dépréciation des assignats, étaient fort compliquées, il n'y avait presque pas un acquéreur auquel le domaine ne pût susciter une querelle pour de prétendus décomptes restant à payer, et mettre les anciens possesseurs à sa place, c'était les mettre en position d'entamer un procès universel contre les acquéreurs de biens nationaux. C'était les investir d'une arme redoutable, (p.~366) devant laquelle l'article préservatif de la Charte aurait probablement succombé.
La disposition dont il s'agit aurait été admise sans objection, grâce à l'inattention des membres du Conseil, étrangers pour la plupart aux affaires, si la sagacité et la vigilance du ministre des finances n'y avaient mis obstacle. Il signala la portée de ce qu'on proposait, et le Conseil effrayé y renonça. M. Ferrand n'insista pas. La loi fut donc présentée aux Chambres avec les modifications qu'elle avait subies.
L'exposé des motifs abandonné aux soins de M. Ferrand. Malheureusement l'exposé des motifs, aussi important au moins que le texte de la loi, n'avait pas été soumis au Conseil. Le Roi lui-même ne l'avait pas lu. On s'en était fié aux sentiments et au talent de M. Ferrand, qui était un homme âgé, doux, instruit, sachant écrire, mais entêté, maladroit, et partageant toutes les opinions du royalisme extrême.
Il avait rédigé son exposé des motifs dans un sentiment qui était le sien et celui de la cour, c'est qu'on faisait à peine ce qu'on devait en restituant les biens non vendus, c'est qu'il était douloureux de ne pouvoir faire davantage, c'est qu'il fallait, à défaut des satisfactions présentes qu'on n'avait pas le moyen d'accorder, donner à espérer des satisfactions futures, en un mot, faire tout ce qu'on pouvait dans le moment, en promettant pour l'avenir tout ce qui était actuellement impossible.
Présentation du projet de loi. M. Ferrand se rendit à la Chambre des députés accompagné de MM. de Montesquiou et Louis, et lut son exposé d'une voix sourde et traînante qui, pour le premier instant, en atténua l'effet. Esprit dans lequel est conçu l'exposé des motifs. Dans cet exposé, particulièrement adressé aux émigrés, la (p.~367) royauté s'excusait de ne pas faire davantage pour eux, et ce qu'elle faisait, de le faire si tard. Mais au lendemain d'une effroyable révolution on trouvait le sol hérissé d'obstacles, lorsqu'on voulait rentrer dans les sentiers de la justice et de la vérité. On ne pouvait accomplir le bien qu'avec ménagements, qu'avec lenteur. Sans doute, disait M. Ferrand, le Roi jouissait du bonheur de ceux auxquels il allait rendre leurs propriétés, mais il avait besoin de cette jouissance pour adoucir le regret qu'il éprouvait de ne pouvoir donner à cet acte de justice toute l'extension qui était au fond de son cœur. Mais il espérait que, grâce à la sagesse de son administration, grâce à l'ordre introduit dans les recettes et les dépenses publiques, un jour viendrait où l'heureux état des finances diminuerait successivement les pénibles exceptions commandées par les circonstances actuelles.—
La vivacité de ces regrets, indiquant combien la royauté était obligée de se faire violence pour rester fidèle à la Charte, et ces vagues espérances si mal définies, donnant beaucoup à espérer aux uns, dès lors beaucoup à craindre aux autres, ne pouvaient que produire une impression fâcheuse. Un passage de ce fatal exposé causa une sensation bien autrement grande, et cette sensation fut celle d'une offense à la nation tout entière. Cherchant fort maladroitement à apprécier le mérite moral de ceux qui avaient émigré, et de ceux qui étaient restés en France, M. Ferrand ajoutait: «Il est bien reconnu aujourd'hui qu'en s'éloignant de leur patrie, tant de bons et fidèles Français n'avaient jamais eu l'intention de s'en séparer que passagèrement. (p.~368) Jetés sur les rives étrangères, ils pleuraient sur les calamités de la patrie qu'ils se flattaient toujours de revoir. Il est bien reconnu que les régnicoles comme les émigrés appelaient de tous leurs vœux un heureux changement, alors même qu'ils n'osaient pas encore l'espérer. Impression produite par une phrase relative aux Français qui avaient suivi la ligne droite. À force de malheurs et d'agitations, tous se retrouvaient donc au même point, tous y étaient arrivés, les uns en suivant une ligne droite sans jamais en dévier, les autres après avoir parcouru plus ou moins les phases révolutionnaires au milieu desquelles ils s'étaient trouvés.»
Ces mots, quoique prononcés d'une voix qui excitait peu les passions, produisirent une émotion singulière, émotion qui devait grandir successivement jusqu'à devenir un événement. Il était donc établi aux yeux de la royauté que les émigrés seuls avaient suivi la ligne droite, et que le reste des Français avait plus ou moins abandonné cette ligne. Ainsi la nation tout entière d'abord, sauf vingt ou trente mille individus, avait dévié! Ainsi tous ceux qui étaient morts pour arracher la France à des démagogues furieux avaient dévié! Ainsi Malesherbes qui n'avait pas suivi les princes, et qui mourait pour avoir défendu le Roi, Boissy d'Anglas, qui demeurait noblement à sa place devant la tête ensanglantée de Féraud, avaient dévié! Le roi Louis XVI lui-même n'était excusable que parce qu'il avait échoué dans le voyage de Varennes! Ainsi tous ceux qui avaient si habilement administré la France depuis vingt années, tous ceux qui étaient morts par centaines de mille pour l'arracher aux mains des (p.~369) étrangers, ou pour la porter au faîte de la gloire, ceux-là avaient dévié! Desaix, Kléber, Marceau, Lannes, n'étaient tous que des égarés ayant dévié de la ligne droite! Il n'y avait que les hommes qui, vingt-cinq ans durant, avaient ou intrigué, ou prié sans cesse le ciel pour que la France fût enfin vaincue et envahie, il n'y avait que ceux-là qui eussent suivi le droit chemin!
Effet toujours croissant de cette phrase célèbre. Ces réflexions se présentèrent d'abord confusément aux esprits, mais le lendemain plus clairement, le surlendemain plus clairement encore, et l'impression, forte le premier jour dans l'assemblée, plus forte les jours suivants, ne cessa d'aller croissant. De l'assemblée elle passa dans le public, de Paris dans les provinces. Propagée par une presse que la censure contenait à peine, elle devint bientôt aussi vive qu'universelle. D'ailleurs la parole malheureuse de M. Ferrand prêtait à toutes les applications que la malveillance en pouvait faire. La ligne droite devint tout à coup un proverbe: on était de la ligne droite ou de la ligne courbe, c'est-à-dire on avait la vraie vertu si on avait émigré; on était plus ou moins excusable, mais seulement excusable, si on n'avait pas émigré. Et, bien que la malveillance exagérât singulièrement le sens qu'il fallait attribuer à ces paroles, dans lesquelles M. Ferrand avait mis moins d'intention qu'on n'en cherchait, il était malheureusement certain qu'au fond c'était la manière de penser du Roi, des princes et de l'émigration. Ainsi, par exemple, en posant au sein du Conseil royal les règles d'après lesquelles on fixerait les pensions des officiers émigrés, les princes (p.~370) n'avaient pas manqué de distinguer entre les émigrés eux-mêmes. Il ne suffisait pas d'avoir suivi le Roi, d'avoir servi dans le corps de Condé, pour avoir droit à toutes les récompenses: mais si on était rentré, rentré sans l'approbation des princes, les titres diminuaient et les pensions devaient être calculées en conséquence. Ce n'était donc pas la nation seule qui se trouvait en dehors du grand mérite d'avoir émigré, c'étaient, dans l'émigration elle-même, ceux qui fatigués d'un exil de dix années, et jugeant que la France pacifiée par le Premier Consul était une patrie digne encore d'être chérie et habitée, c'étaient ceux-là qui avaient dévié aussi à quelque degré, degré parfaitement appréciable, et que la commission chargée de récompenser les services par des pensions, devait préciser avec soin.
À l'instant même la conviction universelle du pays fut qu'on avait un gouvernement composé d'émigrés, qui en éprouvait tous les sentiments, et qui en aurait la conduite si on le livrait à lui-même. Ce jugement sans être une condamnation définitive, était un fatal commencement de désaffection. Il restait les Chambres, sur lesquelles on pouvait compter pour arrêter ce gouvernement, et sinon pour lui inspirer des sentiments nationaux, ce qui ne dépendait pas d'elles, du moins pour lui en faire entendre le langage. Les Chambres, comme on l'espérait, ne manquèrent pas à leur mission.
Les bureaux de la Chambre demandent la suppression ou au moins le blâme de l'exposé des motifs. Tous les bureaux accueillirent la loi comme un acte de justice, car le parti libéral lui-même voulait sauvegarder de la Révolution ses principes, et non ses excès. Mais en accueillant la loi comme un (p.~371) acte de justice ils manifestèrent une véritable indignation contre l'exposé des motifs, demandèrent sa suppression, la censure du ministre qui l'avait écrit et prononcé, et une protestation publique contre son langage anti-national.
La commission chargée de l'examen de la loi, toute pleine de l'irritation exprimée dans les bureaux, agit sous l'impulsion de ce sentiment. Elle accepta la loi sauf quelques changements, insignifiants quant à son dispositif, mais importants quant à sa portée morale. Ainsi au mot restitution elle substitua le mot remise, qui faisait disparaître l'idée d'un droit des émigrés sur les biens qu'on leur rendait. L'État les ayant encore dans les mains les leur livrait, pour faire cesser immédiatement les souffrances qu'il était en son pouvoir de soulager. Quant aux biens qui se trouvaient affectés à un service public, comme celui des hospices ou de l'amortissement, et que la loi exceptait quant à présent de la restitution, on supprima le mot quant à présent qui rendait l'exception provisoire, et on retira ainsi toute promesse pour l'avenir. On enjoignit au rapporteur de faire de son rapport la contre-partie exacte de l'exposé de motifs du ministre.
Rapport sévère de M. Bedoch. Ce rapporteur, qui était M. Bedoch, se fit entendre à la Chambre le 17 octobre, et redressa vivement M. Ferrand dans tout ce qu'il avait dit. Il déclara qu'il avait mission de rétablir, autant que possible, la confiance publique ébranlée par les imprudentes paroles du ministre, lequel avait prêté à Louis XVIII des sentiments personnels que le Roi de France ne pouvait ni éprouver, ni exprimer. La balance des (p.~372) torts et des mérites dans notre immense révolution ne pouvait être établie d'une main ferme, car il faudrait rechercher aussi la conduite de ceux qui, par un zèle mal entendu, avaient précipité les malheurs de la royauté et de la France. Le pourrait-on, d'ailleurs, on ne le devrait pas. Le Roi avait promis de voir dans la France une seule famille, toute composée de ses enfants, et il ne devait pas, on ne devait pas pour lui, chercher à établir entre eux des distinctions blessantes. On parlait des regrets qu'il nourrissait au fond de son cœur; mais il ne pouvait avoir au fond de son cœur que la ferme volonté de tenir ses promesses, et entre ces promesses il n'y en avait pas de plus sacrée que celle de faire respecter les propriétés de toute origine. Quant à l'avenir, on ne prévoyait pas un temps où les émigrés seraient mieux traités qu'aujourd'hui, car il fallait espérer que l'impôt ne serait jamais affecté qu'aux besoins de l'État.—
Le rapport, comme on le voit, était ferme et sévère, et contenait une leçon directe qui remontait plus haut que le ministre lui-même. Aussi, tout en l'approuvant, l'assemblée se montra hésitante lorsqu'on lui en demanda l'impression. Il y avait l'impression ordinaire qui appartenait à tout rapport, et l'impression extraordinaire accordée aux discours que la Chambre avait remarqués. L'assemblée n'osa pas accorder cette dernière distinction.
M. Ferrand, profitant de cette hésitation, crut trouver une occasion favorable pour répondre au rapporteur, et se servant pour cela du journal le plus accrédité du parti royaliste, prétendit que (p.~373) la Chambre interprétait son discours comme lui-même, puisqu'elle avait refusé au travail de M. Bedoch l'honneur de l'impression.
La Chambre des députés s'associe au rapport. À peine cette assertion était-elle émise qu'il se produisit un retour subit dans la Chambre des députés. Un membre de la commission vint à la tribune rappeler que les bureaux avaient réclamé ou la réfutation, ou la suppression du discours du ministre, que la commission n'avait donc fait autre chose qu'obéir à un mandat formel de ceux qui l'avaient nommée, que le rapporteur avait été son organe fidèle, et qu'en présence des doutes qu'on cherchait à élever il fallait que la Chambre se prononçât, et déclarât si en effet, comme l'avait prétendu un journal, elle n'approuvait pas le rapport. La Chambre aussitôt se prononça à une très-grande majorité, en ordonnant cette fois l'impression du rapport et des paroles qu'elle venait d'entendre.
Nov. 1814. La discussion du projet s'ensuivit. Elle fut longue et orageuse, remplit toute la fin d'octobre, et provoqua de part et d'autre de violents emportements. Un membre de la droite (on commençait à désigner les partis par la place matérielle qu'ils occupaient dans la Chambre), M. de la Rigaudie, dans un discours véhément, interrompu à chaque instant par de bruyants murmures, fit le procès à la Révolution tout entière, et excita un tel soulèvement que la police défendit aux journaux de reproduire intégralement la séance. On répondit à cet orateur, et heureusement ce ne fut pas avec la même exagération. M. Durbach soumit à la Chambre une proposition fort raisonnable, c'était de s'emparer des biens (p.~374) non vendus, d'en faire la base d'une opération financière, au moyen de laquelle on indemniserait non pas une seule classe privilégiée d'émigrés, mais tous, et particulièrement les plus pauvres. La loi adoptée avec des amendements. On n'accueillit point cette proposition, et on vota la loi avec les amendements de la commission, après une censure presque unanime du discours de M. Ferrand.
Les poursuites contre le mémoire de Carnot, les divers incidents relatifs aux invalides, aux orphelines de la Légion d'honneur, aux écoles militaires, aux généraux Vandamme et Exelmans, les voyages des princes, la conduite tenue à l'égard de l'archevêque de Besançon, la loi sur la remise des biens non vendus, les paroles de M. Ferrand sur la ligne droite, avaient rempli d'agitation les mois d'octobre et de novembre. Extrême irritation des partis pendant les mois d'octobre et de novembre. L'espèce d'apaisement qui s'était manifesté après les premières discussions législatives, et notamment après le vote des mesures financières, marquées au coin de la sagesse, avait fait place à une violente irritation, égale du reste chez les deux partis opposés, celui de l'émigration et celui de la révolution. Ce dernier se composait en ce moment non-seulement des révolutionnaires gravement compromis, comme ceux par exemple qu'on appelait les votants, mais des fonctionnaires de l'Empire, des militaires, des libéraux modérés, et d'une partie notable de la bourgeoisie blessée par les prétentions de la noblesse et du clergé. Les journaux, quoique contenus par la censure, révélaient parfaitement l'irritation des uns et des autres, et Paris en offrait le tableau singulièrement animé. L'hiver approchant, beaucoup de personnages étaient revenus (p.~375) dans la capitale. La police les suivait de l'œil avec une extrême défiance. C'étaient MM. de Bassano, de Vicence, de Montalivet, de Cadore, de Rovigo, Lavallette et autres, qui ne conspiraient pas, mais qui naturellement vivaient entre eux, et ne pouvaient pas être affligés des maladresses d'un gouvernement qu'ils regardaient comme ennemi. On aurait voulu leur faire quitter Paris, mais on ne l'osait pas. Ils étaient en effet si peu entreprenants, que le prince Cambacérès, ne se permettant de réunir ses amis qu'à sa table, s'abstenait d'inviter les militaires, de peur d'éveiller des soupçons. Présence à Paris de plusieurs maréchaux, et leur langage. Néanmoins une circonstance occupait beaucoup la police, et, bien qu'elle ne signifiât rien en réalité, elle était l'objet de toute sa sollicitude, c'était la présence de quelques-uns des maréchaux, qui auraient dû être dans leurs gouvernements, et qui étaient venus à Paris les uns après les autres, du reste par hasard et sans intention politique. On citait les maréchaux Soult, Suchet, Oudinot, Masséna, Ney. Le maréchal Soult était venu pour solliciter, et, comme on va le voir, n'était pas bien dangereux pour les Bourbons. Le maréchal Suchet, qui avait eu le commandement en chef des deux armées d'Espagne, n'était à Paris que parce que ces deux armées avaient été dissoutes. Il était fort paisible, et généralement désigné comme le plus propre à devenir ministre de la guerre. Le maréchal Masséna, ses lettres de naturalisation obtenues, était immédiatement reparti pour la Provence où l'appelait son commandement. Le maréchal Oudinot n'avait séjourné à Paris que quelques jours; le maréchal (p.~376) Ney y était resté. Soudain mécontentement du maréchal Ney. Ce maréchal, le plus caressé de tous par la cour, et ayant d'abord accepté ces caresses assez volontiers, était tout à coup devenu mécontent. Après s'être flatté que l'intervention de Louis XVIII et la faveur de l'empereur Alexandre pourraient lui conserver ses dotations, situées toutes à l'étranger, il avait perdu cet espoir, et réduit à ses appointements, chargé d'enfants, il était dans une sorte de gêne. La guerre qui lui avait, comme à d'autres, semblé bien longue, était cependant une source de gloire et de fortune désormais fermée; il la regrettait déjà sans se l'avouer, et la préférait à une oisiveté mêlée de beaucoup d'amertume. Diverses causes de ce mécontentement. En effet, les flatteries affectées dont il avait été l'objet avaient pris peu à peu leur véritable caractère, et sous les caresses avait bientôt percé le dédain. Sa femme, belle et orgueilleuse, avait essuyé aux Tuileries, de la part de dames de la cour moins prudentes que leurs maris, des désagréments auxquels elle avait été très-sensible, et qui avaient vivement blessé son irritable époux[12]. Une cause particulière avait porté au comble la mauvaise humeur du maréchal. Le duc de Wellington en est une. Le duc de Wellington, devenu ambassadeur d'Angleterre à Paris, y laissait percer une vanité qui était la seule faiblesse de son âme simple et forte. On le voyait étaler complaisamment au milieu de la cour (p.~377) de France sa gloire célébrée avec affectation par le parti royaliste. Dans ce moment le déchaînement contre l'Angleterre, à laquelle on attribuait les rigueurs du traité de Paris, était universel. La ruine de Washington, qui venait d'être incendié par l'armée anglaise (la guerre continuait entre l'Angleterre et l'Amérique), avait exaspéré tous les partis à un tel point qu'il avait fallu contenir jusqu'aux journaux royalistes. De plus on avait vu l'armée anglaise se transporter par terre de Bordeaux à Bruxelles. Lord Wellington semblait la commander de Paris même, et le public, comme s'il eût pressenti un avenir, hélas! bien prochain, en était profondément blessé. Les choses étaient poussées si loin que la police était sans cesse obligée de veiller, pour épargner à lord Wellington des offenses populaires.
Le maréchal Ney comparant l'isolement où lui et sa femme se trouvaient aux Tuileries avec les soins empressés dont le général britannique était l'objet, en éprouvait un sentiment plein d'amertume.—Cet homme, disait-il, en parlant de lord Wellington, cet homme a été heureux en Espagne, par la faute de Napoléon et de nos généraux, mais s'il pouvait un jour se rencontrer avec nous, dans une position où la fortune n'aurait pas tout préparé pour son triomphe, on verrait ce qu'il est! Et puis, ajoutait-il, caresser ainsi, à notre face, cet ennemi acharné de la France!...— Le maréchal Ney réconcilié avec le maréchal Davout. La généreuse colère qu'éprouvait le maréchal était telle qu'il ne la dissimulait plus, et qu'il s'était même rapproché du maréchal Davout, avec lequel il était resté brouillé depuis la fatale journée de Krasnoé. Le maréchal (p.~378) Davout enfermé, comme nous l'avons dit, dans sa terre de Savigny, avait rédigé sur sa conduite à Hambourg un mémoire substantiel, où il avait démontré jusqu'à l'évidence l'indignité des calomnies dont il était poursuivi, et avait demandé au Roi la permission de le publier. Le Roi, au lieu de traiter ce grand serviteur du pays avec la distinction qui lui était due, s'était borné à dire au ministre de la guerre que le mémoire était fort de raisons, qu'il était même assez fort pour qu'il fût impossible de sévir (on avait eu cette folle pensée), qu'il fallait en permettre la publication, tout en laissant le maréchal dans l'espèce d'exil, non avoué mais réel, dans lequel il vivait à Savigny. Du reste le maréchal s'était lui-même relégué à Savigny, et ne paraissait que très-rarement à Paris, où il ne pouvait se montrer sans être entouré d'agents fort incommodes.
Cette conduite à l'égard du glorieux défenseur de Hambourg était l'une des causes les plus fortes de l'exaspération des militaires. Ils disaient avec raison que ce traitement était odieux et offensant pour l'armée tout entière. Ney le répétait à tout le monde, et prétendait qu'il fallait que les maréchaux se réunissent, et allassent porter leurs réclamations au pied du trône.
On aurait bien voulu imposer silence à ces indiscrets qu'on avait flattés sans profit, mais on n'aurait jamais osé frapper assez haut pour les faire taire. L'audace du parti de l'émigration et son désir de vengeance n'étaient pas encore montés à la hauteur de la glorieuse tête de Ney! Il fallait pour cela de (p.~379) nouveaux désastres, et une immense catastrophe. On se borna pour le moment à faire partir de Paris le général Vandamme, qui depuis qu'on lui avait fermé les Tuileries tenait le langage le plus inconsidéré. Mais on ne guérissait pas le mal avec ces mesures, et, au mois de novembre, l'inquiétude allait croissant de jour en jour. Les fonds baissaient, et la rente cinq pour cent, que le plan financier de M. Louis avait portée de 65 francs à 78, était retombée à 70, bien que la situation financière s'améliorât à vue d'œil, que les impôts indirects commençassent à rentrer, que les reconnaissances de liquidation eussent cours sur la place au moyen d'un très-faible agio. Évidemment la confiance était profondément ébranlée, et la politique, non la finance, était la cause de ce subit ébranlement.
Louables efforts de M. de Chateaubriand pour rapprocher les partis. M. de Chateaubriand employait sa plume, devenue, contre son ordinaire, ferme, sobre, sensée, à calmer les partis, à leur prouver que leurs vœux extrêmes étaient déraisonnables, impossibles à réaliser, que leurs vœux raisonnables au contraire étaient ou réalisés, ou en voie de l'être, qu'ils devaient donc se tenir pour satisfaits, contribuer même au triomphe d'un état de choses auquel ils avaient les uns et les autres un égal intérêt, royalistes parce que c'étaient les Bourbons, révolutionnaires et bonapartistes parce que c'était la liberté, seule garantie possible des droits et de la sécurité de tous. Il donnait ainsi à tous les partis, et principalement au sien, de sages et utiles leçons, plus sages que lui-même; il les donnait dans des articles insérés au Journal des Débats, ou dans des brochures, que (p.~380) le Roi avait loués publiquement. Mais rien ne calmait l'inquiétude qu'on éprouvait, et la peur qu'on se faisait réciproquement.
Peur que les partis se font les uns aux autres. Les deux partis s'étaient imaginé qu'ils conspiraient l'un contre l'autre, et qu'ils étaient même sur le point de réussir dans leurs complots. Les bonapartistes, c'est-à-dire les militaires et les révolutionnaires, réunis dans une haine commune contre les royalistes, étaient persuadés que l'on avait amené à Paris douze ou quinze cents chouans des plus audacieux, qu'avec leur secours on devait éloigner le Roi sous prétexte d'un voyage à Compiègne, changer ensuite le gouvernement, abolir la Charte, s'emparer des personnages les plus notables parmi les militaires et les hommes de la Révolution, probablement se défaire des principaux, exiler les autres, puis proclamer le rétablissement pur et simple de l'ancien régime. Complots qu'ils s'imputent. De leur côté les royalistes auxquels on imputait de semblables projets, étaient convaincus que les jeunes généraux qui remplissaient Paris, ayant quelques milliers d'officiers sans emploi à leurs ordres, et pouvant compter sur l'adhésion des troupes à quelque régiment qu'elles appartinssent, devaient exécuter un coup de main, enlever la famille royale, l'égorger ou la déporter, traiter de même la noblesse de France, proclamer Napoléon Ier ou Napoléon II, et commencer un nouveau règne impérial, en se jetant sur l'Europe pour la mettre une seconde fois au pillage, au profit d'une race de mamelouks que la guerre avait créés, que la paix ne pouvait satisfaire. Effroi que Napoléon inspire encore du fond de son île. Ce vaste complot, selon eux, était formé de concert avec Napoléon et Murat, (p.~381) récemment réconciliés, et soudoyant de leurs trésors toutes les conspirations qui se tramaient. Les suppositions à l'égard de Napoléon étaient sans bornes, comme l'était l'idée qu'on se formait de son implacable activité, de son prodigieux ascendant. Jamais il n'avait été plus grand dans l'imagination des hommes qu'au fond de l'île si chétive qui lui servait d'asile, car tandis que la haine essayait d'en faire un vil scélérat sans génie et sans courage, la peur en faisait un géant infatigable, intarissable en ressources, et toujours en mesure et à la veille de bouleverser le monde. Il avait, disait-on, emporté des trésors à Porto-Ferrajo, et de là il dirigeait le fil de toutes les trames européennes, surtout à Vienne, où les puissances étaient en ce moment assemblées dans un congrès universel. Il y soufflait le feu de la discorde, il y tenait asservie à son génie la faiblesse de son beau-père, et il allait se mettre à la tête des armées autrichiennes pour fondre sur les Bourbons de France et d'Espagne. D'autres fois on le disait évadé pour aller commander les armées américaines contre l'Angleterre, ou les armées turques contre l'Europe, ou les armées napolitaines contre l'Autriche, car les contradictions ne coûtaient guère. On le voyait partout en un mot, et la peur de ses ennemis le dédommageait bien des efforts que faisait leur haine pour le rapetisser.
Fausseté des complots que les partis s'imputent les uns aux autres. De ces mille complots qu'on se prêtait les uns aux autres, qu'y avait-il de vrai? Tout et rien, tout, si on prenait pour des complots les vains propos des partis, rien, si on ne prenait pour véritables complots que des projets mûrement concertés (p.~382) entre chefs et exécuteurs s'entendant bien, ayant des moyens proportionnés au but, et ayant fixé ou étant prêts à fixer le jour de l'exécution. Quant à ceci, il n'en existait rien. Sans doute il était impossible de nier que s'ils l'avaient pu, les royalistes auraient mis la Charte à néant, et que s'ils avaient été aussi méchants que leur langage, ils se seraient volontiers débarrassés des principaux personnages de l'armée et de la Révolution. Mais ils avaient encore moins de moyens que leurs adversaires, moins d'audace surtout, et se contentaient de tenir des propos extravagants, qui, répétés aux bonapartistes et aux révolutionnaires, les jetaient dans une véritable épouvante. Sans doute aussi, les révolutionnaires, les bonapartistes, s'ils l'avaient pu, se seraient emparés de la famille royale et de la cour, et en auraient fait on ne sait quoi, pourvu qu'ils en fussent délivrés. Il est bien vrai que s'ils avaient su s'entendre, se concerter, se conduire, ils auraient pu tout ce qu'ils auraient voulu, car la force publique était tout entière à eux. Il est bien vrai que sentant ce qu'ils auraient pu, ils disaient follement qu'ils allaient le faire, et par cette intempérance de langage se rendaient aussi effrayants qu'ils étaient en réalité impuissants. On aurait donc recouvré une parfaite sécurité, si on avait su discerner l'état véritable des partis, mais suivant l'usage on jugeait de leurs projets d'après leurs propos, et d'après sa propre peur. Aussi de part et d'autre on prenait ses précautions. Souvent ces militaires agités passaient la nuit debout, ayant leurs épées et leurs pistolets à la ceinture, convaincus qu'on allait les assaillir. De son côté la (p.~383) police épouvantée donnait l'alarme aux autorités qui mettaient sur pied la garde nationale, les compagnies des gardes du corps, toutes les forces disponibles, excepté la garnison dont on se défiait, et on restait ainsi jusqu'au jour à se faire peur réciproquement[13]. Il y avait telle nuit dans le mois de novembre où les patrouilles s'étaient croisées par centaines, sans autre résultat qu'une panique générale qui détruisait toute confiance, et faisait baisser les fonds publics au grand détriment des finances.
La police de Monsieur exagère le mal, que la police du gouvernement cherche à atténuer. La police principale, celle du gouvernement, dirigée par M. Beugnot, ne partageait ces ridicules alarmes que dans une mesure fort restreinte, et elle tâchait dans ses rapports de rassurer le Roi, à quoi il se prêtait volontiers par paresse et par goût de tranquillité. Mais Monsieur, incapable de se tenir en repos, sa police, tout aussi incapable de rester inactive, affirmaient au contraire qu'on était sur un volcan prêt à faire éruption, que la police officielle était inepte, que même elle trahissait, et qu'on s'exposait à être enlevé un matin à force d'aveuglement. Monsieur allait trouver le Roi, lui disait qu'il était mal servi, et qu'on était à la veille d'une catastrophe. Le Roi le repoussait, lui répondait qu'il était, comme toujours, la proie des intrigants, puis néanmoins finissait par se laisser atteindre à un certain degré par ces continuelles alarmes, et tombait dans une sorte de perplexité.
(p.~384) Ses neveux, dont il faisait plus de cas que de son frère, s'unissaient cependant au comte d'Artois pour soutenir que les choses allaient mal, et qu'il y fallait remédier de quelque façon. Mais là était la difficulté. Sans doute les choses allaient mal, et le remède était celui que ne voient jamais les gouvernements, c'était de résister à ses passions, et surtout à celles de ses amis, de rassurer ainsi la masse de la nation, étrangère aux partis et ne voulant que le bien général. Mais on se gardait de raisonner de la sorte, et on s'en prenait à ceux qui gouvernaient, c'est-à-dire au ministère, ordinairement réputé auteur de tout ce qui arrive dans un État libre, ou presque libre. Le ministère n'avait, disait-on, aucun ensemble, et c'était vrai. Mais pour qu'il en eût, il aurait fallu le composer constitutionnellement, c'est-à-dire en faire le seul conseil de la couronne, en exclure les princes, et adopter un homme principal, deux au plus, et s'en fier à eux. On s'en prend aux ministres des difficultés de la situation, et particulièrement au ministre de la guerre.On était loin de songer à ce moyen, et on s'en prenait non pas au Conseil, à sa composition, mais aux ministres individuellement, et en particulier au ministre de la guerre. Il ne tenait pas l'armée, disait-on; il était sans ascendant sur elle, il ne savait ni la dominer, ni la satisfaire!...—Tel est le prix réservé aux ministres faibles! Le général Dupont, aussi malheureux dans ce court ministère qu'il l'avait été en Espagne, homme d'esprit, bien intentionné, ménageant tant qu'il pouvait ses anciens camarades, dissimulant leurs imprudences, s'efforçant enfin de contenter eux et les émigrés, n'avait réussi qu'à mécontenter les uns et les autres. Il n'aurait pas commis une (p.~385) seule faute, ce qui était impossible dans sa situation, qu'il eût difficilement satisfait l'armée, à laquelle il fallait imposer de cruelles réductions, et faire endurer un régime déplaisant pour elle. Cependant, des fautes, il en avait commis, et de graves: mais ces fautes, qui l'avait obligé à les commettre? les princes eux-mêmes qui l'accusaient, les princes en créant la maison militaire, en prodiguant les grades pour services d'émigration, etc. Or, le résultat prévu, inévitable de ces fautes se produisant, les princes s'en prenaient au ministre trop complaisant qui les avait commises à leur instigation, et disaient qu'il y avait danger à laisser l'armée dans ses mains. À cela le Roi n'objectait rien, n'en sachant rien, et paraissait assez disposé à croire ses neveux qui s'en mêlaient beaucoup.
M. le comte d'Artois dénonce au Roi la police comme mal faite. Il était un sujet sur lequel le Roi écoutait moins facilement les observations qu'on lui adressait, d'abord parce qu'elles venaient de son frère, ensuite parce qu'il avait assez de perspicacité pour apercevoir leur peu de fondement. Le Roi ne veut pas l'en croire. On lui disait que la police était mal faite, déplorablement faite, que M. Beugnot, dont on ne niait pas l'esprit, n'y connaissait rien, qu'il était dupe des bonapartistes, et que, sans le vouloir, il trompait le Roi et allait perdre la monarchie. Louis XVIII était impatienté de ces propos au dernier point, parce que dans ces remontrances il voyait son frère tout entier, toujours disposé à se mêler des affaires, et toujours la dupe des intrigants de tous les régimes. Le Roi lisait régulièrement les rapports de M. Beugnot, rapports spirituels, amusants, adroitement flatteurs, (p.~386) offrant un tableau piquant des personnages contemporains. Son bon sens les lui faisait juger vrais, sa malice s'en égayait, et son amour-propre y trouvait son compte. Mais Monsieur voulait lui persuader que M. Beugnot l'occupait de commérages, et qu'un seul homme en France, si on osait se confier à lui, saurait faire la police et sauver la royauté. Cet homme, le croirait-on, était le régicide Fouché! Monsieur qui, sans haïr les personnes, ne savait jamais leur rendre justice, faute de discernement et d'impartialité, était devenu tout à coup non-seulement impartial, mais indulgent, amical même, pour M. Fouché. Celui-ci, comme nous l'avons déjà dit, était absent de Paris au moment de la révolution de 1814, et depuis cherchait à ressaisir son rôle manqué en se mêlant de toutes les choses auxquelles on souffrait qu'il mît la main. Singulier penchant du comte d'Artois pour M. Fouché. Monsieur, lorsqu'il avait eu besoin d'être investi de la lieutenance générale du royaume par le Sénat, avait trouvé M. le duc d'Otrante officieux, empressé, adroit, dépourvu quoique régicide de haine contre les Bourbons, et au contraire très-désireux de leur plaire, autant au moins que de tirer le Sénat d'embarras. Il en avait conçu aussitôt l'opinion la plus favorable, et il se sentait pour lui un penchant prononcé. Moyens qu'emploie M. Fouché pour se faire valoir. Ces dispositions avaient été confirmées par les rapports des agents du pavillon Marsan. Parmi ces agents il y avait sans doute quelques royalistes, mais il s'y rencontrait en bien plus grand nombre de ces serviteurs de tous les régimes, que la police emploie, use, rejette quand ils sont usés, et qui, repoussés, (p.~387) vont offrir leurs services à qui leur donne le pain du jour, race abjecte, qu'un honnête homme ne fréquente que par obligation, quand il est chargé de veiller à la sûreté de l'État, mais dont il est trop heureux de repousser le contact, dès qu'il est déchargé des devoirs du gouvernement. Cette race, M. Fouché loin de la fuir, aimait passionnément à la fréquenter; il en était entouré sans cesse, la nourrissait souvent de ses deniers quand ceux de l'État n'étaient plus à sa disposition, recueillait par ce moyen le vrai et le faux, sans savoir toujours distinguer l'un de l'autre, aux renseignements obtenus de la sorte ajoutait ceux qu'il se procurait directement en visitant dans la même journée, et sans choquer aucun d'eux, MM. Carnot, de Lafayette, de Blacas, de Bassano, en voyant même les ministres étrangers dont la porte s'ouvrait devant le talisman des nouvelles, se donnait ainsi l'apparence d'un magicien instruit de tout, disposant de tout, ayant dans ses mains le secret, la confiance, la volonté de tous les partis, pouvant les contenir, les déchaîner à son gré, roi en un mot du chaos que seul il saurait débrouiller et gouverner.
Ces agents que la police officielle repoussait, que le pavillon Marsan accueillait, étaient les prôneurs assidus de M. Fouché auprès du comte d'Artois, et avaient persuadé à ce prince de le recevoir. M. le comte d'Artois, cédant à son penchant pour l'intrigue, avait reçu M. Fouché, et avait été charmé de son entretien avec lui. M. Fouché, au lieu d'afficher, comme Carnot, l'orgueil du régicide, en avait au contraire affiché l'humilité et le repentir, s'était montré (p.~388) plein de respect, de soumission, avait témoigné un désir ardent de réparer les égarements de sa vie en soutenant et en sauvant les Bourbons; puis, se servant de sa connaissance des choses et des hommes, il avait ébloui le prince, et lui avait paru le sauveur auquel il fallait remettre le destin de la monarchie, de sorte que M. le comte d'Artois, idole du royalisme extrême, allait à l'extrême opposé, c'est-à-dire jusqu'à la région du régicide, chercher un intrigant sans principes pour lui accorder la confiance qu'il refusait aux plus respectables amis de la liberté. M. le comte d'Artois charmé de ses entretiens avec M. Fouché, voudrait lui confier le ministère de la police. Aussi avait-il conçu l'idée de nommer le duc d'Otrante ministre de la police de Louis XVIII, et lui en avait-il donné l'espérance, presque la certitude. Le duc d'Otrante avait quitté le prince le cœur plein de joie, et n'avait dissimulé à personne son désir et son espoir de rentrer bientôt au ministère. Le Roi s'y refuse. Pourtant, M. le comte d'Artois s'était trop vanté, car il ne disposait pas des portefeuilles, et sa confiance éloignait plutôt qu'elle n'attirait celle de Louis XVIII. Le portefeuille promis plusieurs fois n'arrivant pas, M. Fouché piqué, allait dire dans Paris qu'on lui avait offert le ministère de la police et qu'il l'avait refusé. M. Beugnot, fort adroitement, racontait ces détails à Louis XVIII, et Louis XVIII se riait de son frère, quand il ne se fâchait pas de ses indécentes relations.
Les deux ministres attaqués à la cour étaient donc celui de la guerre et celui de la police, le dernier n'ayant que l'emploi de directeur général, avec le titre de ministre d'État. Perplexités du Roi à l'égard des changements proposés. Le Roi, aimant le repos, détestant le changement, comprenant qu'on (p.~389) lui offrait des remèdes plus dangereux qu'utiles, s'entretenait avec M. de Blacas des obsessions dont il était l'objet, et le trouvait de son avis, car M. de Blacas avait du sens malgré ses passions, et d'ailleurs était volontiers de l'opinion de son maître. Néanmoins il était trop sincère pour cacher au Roi la vérité, et pour lui laisser ignorer qu'on se plaignait beaucoup du ministre de la guerre et du directeur de la police. Le Roi restait perplexe, et il aurait été fort agité s'il avait pu l'être, mais sa pesante personne apaisait son âme en pesant sur elle, et la faisait le plus souvent tourner à l'inertie.
Déc. 1814. Complot imaginaire de l'Odéon. Le mois de novembre s'était passé en tiraillements intérieurs, qui du reste n'éclataient guère aux yeux du public, lorsque le mercredi, 30 novembre, le Roi devant aller en grande pompe à une représentation théâtrale à l'Odéon, la police de Monsieur prit l'alarme, et courut remplir les Tuileries du bruit d'un complot dont l'exécution devait avoir lieu le jour même. Le complot, disait-on, consistait à enlever le Roi et la famille royale, à les précipiter dans la Seine ou à les transporter à l'étranger, et à changer ensuite le gouvernement. Quelques centaines d'hommes, audacieux et intrépides, sortis de l'armée, devaient exécuter ce coup de main. Ils étaient d'accord avec les chefs de parti, et tout était prêt pour tirer les conséquences de l'acte une fois accompli. La police officielle n'en savait rien, et pour les royalistes ardents c'était une raison d'y ajouter une foi entière. Le maréchal Marmont venait de prendre le service auprès du Roi, avec sa compagnie des gardes du corps. Il était crédule autant (p.~390) qu'il était léger; de plus, il détestait le général Dupont, parce que ce ministre occupait une place qu'il croyait lui être due, et qu'il avait la vague espérance de le remplacer. Aussi était-il l'un de ceux qui répétaient le plus souvent que l'armée n'était pas dirigée, et qu'on la laissait à la merci des conspirateurs. Le matin même du 30, éveillé par l'un de ces agents officieux qui troublaient ordinairement le sommeil de la cour, et initié à la connaissance du prétendu complot qui devait s'accomplir dans la soirée, il courut hors d'haleine chez le Roi, fit auprès de lui grand étalage de dévouement, sans toutefois remplir ce prince ni de trouble ni de gratitude, car Louis XVIII croyait médiocrement au danger qu'on lui signalait. Le maréchal fit monter ses gardes du corps à cheval, avertit le général Maison commandant la première division militaire, le général Dessoles commandant la garde nationale, lesquels se hâtèrent de mettre leurs soldats en mouvement, et se garda de faire dire un seul mot au ministre de la guerre, qui aurait dû être le premier informé. Les principaux personnages de la cour endossèrent leur habit militaire, se munirent secrètement d'armes de toute espèce, et l'on arriva à l'Odéon armé jusqu'aux dents. Les rues étaient pleines de troupes, les loges du théâtre d'uniformes, et on semblait assister à une revue plutôt qu'à une représentation théâtrale. Au milieu de ce déploiement d'uniformes un seul homme, le ministre de la guerre, arriva en habit noir, paraissant ne se douter de rien, et avec un air d'ignorance, d'indifférence et d'innocence qui révolta tous les empressés, (p.~391) tous les épouvantés, tous les gens à précautions.
Le Roi fut applaudi comme il l'était toujours, et rentra sans avoir essuyé ni une attaque, ni une offense. Le lendemain les curieux qui étaient à l'affût des nouvelles, rirent aux éclats de cette chaude alarme, mais ceux qui prétendaient avoir sauvé le Roi, le maréchal Marmont en tête, s'indignèrent de l'incurie du ministre de la guerre et du directeur de la police. Ce fut dans toute la cour un déchaînement inouï, et comme après un temps d'agitation il faut un changement quelconque qui soulage les âmes, on exigea au moins une modification du ministère. Les neveux du Roi demandaient absolument un autre ministre de la guerre, et son frère un autre directeur de la police. Ce complot supposé devient l'occasion des changements désirés. Le Roi, fatigué, et finissant par croire qu'il avait couru un danger réel, céda, et consentit aux deux changements désirés.
M. Beugnot remplacé à la police par M. d'André. Pour la police, il ne voulut pas entendre parler du duc d'Otrante, et, laissant cette partie de l'administration en direction générale, la confia à M. d'André, ancien constituant, fonctionnaire instruit, laborieux, sage, correspondant des Bourbons pendant leur séjour en Angleterre, et par tous ces motifs inspirant au parti de l'émigration une suffisante sécurité. Mais en donnant à son frère la satisfaction d'éloigner M. Beugnot, Louis XVIII n'entendait pas sacrifier ce serviteur; il voulut l'élever au contraire, et lui confia le ministère de la marine qui venait de vaquer par la mort de M. Malouet, homme distingué et fort regrettable. M. Beugnot fut ainsi doublement récompensé de ses rapports (p.~392) spirituels et sensés, en étant déchargé de la police, et en devenant ministre à portefeuille.
Subite faveur du maréchal Soult, et sa nomination au ministère de la guerre à la place du général Dupont. Restait à trouver le ministre de la guerre. L'armée alors offrait deux hommes qui réunissaient au degré le plus éminent les rares qualités d'un ministre de la guerre, et chez lesquels l'autorité morale se joignait aux talents administratifs, c'étaient le maréchal Davout et le maréchal Suchet. Le maréchal Davout, devenu l'objet de toutes les haines de l'étranger et de l'émigration, était proscrit et impossible. Il était tout simple qu'on ne songeât point à lui. Le maréchal Suchet, enclin par la nature de son esprit à ce régime sagement libéral dont les Bourbons pouvaient être les fondateurs en France, fort caressé d'ailleurs par eux, avait été désigné plus d'une fois comme propre au ministère de la guerre. Il figurait même sans le savoir dans toutes les combinaisons ministérielles que le duc d'Otrante proposait à Monsieur. Mais extrêmement réservé, il n'avait pas donné d'assez grands témoignages de dévouement pour conquérir la bienveillance de la cour. Un homme duquel on ne l'aurait pas attendu, le maréchal Soult, y avait pleinement réussi. Il était en ce moment l'idole du parti royaliste, comme M. Fouché l'était de la coterie de M. le comte d'Artois. Voici comment il était parvenu tout à coup à ce haut degré de faveur.
Maltraité d'abord pour avoir livré en pleine paix la bataille de Toulouse, et maltraité fort injustement, car il ignorait les événements de Paris lorsqu'il l'avait livrée, il avait commencé par jouer à Paris le rôle d'un mécontent, et d'un mécontent (p.~393) téméraire, tant ses propos étaient dépourvus de mesure. Le général Dupont, excellent homme, tâchant de conquérir des adhérents aux Bourbons, avait reçu, écouté le maréchal Soult, lui avait rendu l'espérance, et avec l'espérance un peu plus de calme. Bientôt ce ministre, poursuivant son œuvre, avait résolu de donner un commandement au maréchal Soult, afin de le rattacher définitivement aux Bourbons, et avait choisi pour lui l'Alsace d'abord, puis en y pensant mieux, la Bretagne, où l'on pouvait mettre à l'épreuve un fonctionnaire douteux. La fidélité de cette province était en effet de nature à conjurer tous les dangers, et de plus, à son contact, on pouvait juger si celui qu'on y envoyait était véritablement converti. Le calcul du ministre de la guerre avait pleinement réussi. Le maréchal Soult, entouré des plus ardents royalistes, les avait entièrement satisfaits, et s'était bientôt montré leur égal au moins en sentiments politiques, car il n'avait pas hésité à dire que la bonne cause depuis vingt-cinq ans avait été celle des Bourbons, que tous ceux qui en avaient servi une autre s'étaient trompés, mais qu'ils répareraient leur erreur par un dévouement sans bornes. Il ne s'en était pas tenu à ce langage, il était allé visiter le triste champ de bataille de Quiberon, et croyant y découvrir des ossements non ensevelis, ce qui arrive quelquefois sur les champs de bataille, il avait ouvert une souscription pour élever un monument aux officiers français morts dans cette fatale journée. Ils étaient à jamais regrettables sans doute les braves gens qui, employant si mal leur bravoure, (p.~394) avaient péri sur ce lugubre rivage de Quiberon; mais ce n'était pas le moment de réveiller un pareil souvenir, et on pouvait s'étonner surtout qu'il fût réveillé par le nouveau gouverneur de la Bretagne.
L'étonnement avait été aussi grand dans l'armée que le contentement dans le parti royaliste. Le maréchal Soult avait paru une conquête précieuse, et méritant d'être achevée. Ayant été exclu de la pairie avec les maréchaux Masséna et Davout, il s'était rendu à Paris afin de la solliciter à la suite de la souscription pour le monument de Quiberon, et avait été fort mal accueilli de ses anciens camarades, mais très-bien de la cour tout entière. Il était ainsi dans l'attente, lorsque le portefeuille de la guerre était venu à vaquer. Il y eut une sorte d'unanimité pour le lui conférer sur-le-champ, malgré les prétentions du maréchal Marmont que personne ne considérait comme sérieuses. Le maréchal Soult joignant à une rare application au travail l'attitude du commandement, et tous les dehors de la fermeté, sembla un ministre de la guerre accompli. Ce choix remplit le public de surprise, la cour de joie et d'espérance.
Les ministres apprennent ces changements après qu'ils sont accomplis. Ces diverses nominations furent publiées le 4 décembre par ordonnance royale. Le Roi y avait consenti plutôt qu'il ne les avait voulues. Chose singulière, mais naturelle en ce temps-là, et qui peint bien comment on comprenait le gouvernement constitutionnel à ses débuts, le Conseil royal apprit les changements ministériels peu d'heures avant le public. M. de Blacas, au nom du Roi, en informa ses collègues, qui en furent étonnés, mais qui ne purent (p.~395) pas craindre que l'harmonie du cabinet en fût fort altérée. M. de Blacas les manda par un courrier à M. de Talleyrand, déjà parti pour le congrès de Vienne, personnage principal qui aurait dû être l'auteur de ces modifications, et qui en était à peine le confident après qu'elles étaient accomplies. Enfin Louis XVIII répugnant aux explications avec les personnes, parce que son repos et la dignité royale en souffraient toujours un peu, ne voulut rien dire lui-même au général Dupont. Depuis la scène de l'Odéon il avait évité de le recevoir, alléguant pour s'en dispenser tantôt une indisposition, tantôt une promenade, et le 3 décembre, il lui envoya M. de Blacas pour lui redemander le portefeuille de la guerre, lui offrir une pension de 40,000 francs, et un commandement en province. M. de Blacas prit soin d'affirmer au général Dupont qu'il n'était pas l'auteur du changement qu'il venait lui annoncer, ce qui était vrai, surprit fort le général en lui nommant son successeur, et rapporta sa démission au Roi.
Calme momentané et grandes espérances que les royalistes conçoivent de la nomination du maréchal Soult. Ainsi se termina cette crise, par le renvoi du ministre de la guerre à qui on attribuait les mauvaises dispositions de l'armée, et par le changement du directeur de la police auquel on s'en prenait de conspirations imaginaires parce qu'il ne voulait pas y croire. Comme il arrive en pareil cas, un court moment de calme devait s'ensuivre, jusqu'à ce qu'on eût senti l'inanité du remède, et jusqu'à ce que se réalisât cette sinistre prophétie de Napoléon: Les Bourbons vont pacifier la France avec l'Europe, mais la mettre en guerre avec elle-même.
FIN DU LIVRE CINQUANTE-CINQUIÈME.