Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 18/20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française
(p.~196) LIVRE CINQUANTE-CINQUIÈME.
GOUVERNEMENT DE LOUIS XVIII.
Changements opérés dans les esprits pendant les mois d'avril et de mai. — Renaissance des partis. — Les royalistes extrêmes se rangent autour de M. le comte d'Artois. — Ce prince, malade et chagrin, fait un long séjour à Saint-Cloud. — Rentrée en France du duc d'Orléans. — Les amis de la liberté espèrent en lui, tandis que les royalistes en font déjà l'objet de leurs attaques. — Grande réserve de ce prince. — Les bonapartistes; leur abattement et leur dispersion. — Les révolutionnaires d'abord satisfaits de la chute de Napoléon, sont rejetés vers les bonapartistes par la violence du parti de l'émigration. — Retour à Paris de M. de Lafayette, de M. Benjamin Constant, de madame de Staël, et formation du parti constitutionnel. — Sages dispositions de la bourgeoisie de Paris. — Les opinions de la capitale réfléchies dans les provinces avec diverses nuances. — État de la Vendée et de la Bretagne. — Les anciens insurgés se remettent en armes, refusent d'acquitter certains impôts, et inquiètent par leurs menaces les acquéreurs de biens nationaux. — Irritation des villes de l'Ouest contre les chouans et les Vendéens. — État de la ville de Nantes. — Situation du Midi. — Esprit qui règne à Bordeaux, Toulouse, Nîmes, Avignon, Marseille, Lyon. — La présence et les ravages de l'ennemi exaspèrent les provinces de l'Est, et les rattachent à Napoléon, qui est resté à leurs yeux l'énergique défenseur du sol. — Rentrée des troupes qui viennent des garnisons lointaines et des prisons d'Angleterre, de Russie, d'Allemagne, d'Espagne. — Exaspération et arrogance de ces troupes, persuadées qu'une noire trahison a livré la France à l'ennemi. — Embarras des Bourbons, obligés de faire subir à l'armée de douloureuses réductions, de ménager toutes les classes, particulièrement celles qui leur sont hostiles, et pour ainsi dire de gouverner avec leurs ennemis contre leurs amis. — Premières résolutions relatives aux finances, à l'armée, à la marine, etc. — Le ministre des finances Louis fait prévaloir définitivement la résolution de payer toutes les dettes de l'État, et de maintenir les droits réunis. — Limites dans lesquelles il oblige les ministres de la guerre et de la marine à se renfermer. — Projet d'organisation pour l'armée; conservation de la garde impériale, et rétablissement de l'ancienne maison militaire du Roi. — Difficulté de concilier ces diverses institutions, et surtout d'en soutenir la dépense. — Maintien de la Légion d'honneur, avec un changement dans l'effigie. — Grands (p.~197) commandements militaires assignés aux principaux maréchaux. — Mauvais accueil fait par l'armée à la nouvelle organisation. — Réunion à Paris d'un nombre immense d'officiers à la demi-solde et de fonctionnaires sans emploi. — Tandis que les militaires sont froissés par les réductions qu'ils subissent, et par le rétablissement de la maison du Roi, on indispose les hommes attachés à la Révolution par des manifestations imprudentes. — Services funèbres pour Louis XVI, Moreau, Pichegru, Georges Cadoudal. — Attaques du clergé contre les acquéreurs de biens nationaux. — Le Concordat n'ayant pas été garanti par la Charte, les Bourbons sont décidés à en demander la révocation. — Mission à Rome pour cet objet. — Tandis qu'on demande au Pape la révocation du Concordat, le Pape demande à Louis XVIII la restitution d'Avignon. — Ordonnance de police qui rend obligatoire la célébration des dimanches et jours de fête. — Effet produit par cette ordonnance. — En quelques mois le gouvernement, pour avoir cédé aux passions de ses amis, avait indisposé les militaires, les révolutionnaires, les prêtres assermentés, les acquéreurs de biens nationaux, la bourgeoisie. — La réunion des Chambres, animées d'un esprit monarchique et libéral, apporte un heureux tempérament à cet état de choses. — M. Durbach dénonce à la Chambre des députés l'ordonnance sur les fêtes et dimanches, et la législation qui place la presse quotidienne sous le régime de la censure. — La Chambre des députés, en condamnant le langage de M. Durbach, demande une loi sur ces deux objets. — Le Roi se rend au vœu de la Chambre; il fait présenter une loi sur la presse, mais une loi qui institue la censure. — Animation des esprits. — Goût naissant pour les discussions politiques. — Après de longs débats il est reconnu que la censure n'est pas dans la Charte, et la loi de la presse n'est admise qu'à titre de mesure temporaire. — Le Roi accepte les amendements présentés, et sanctionne la loi telle qu'elle est sortie de la Chambre des députés. — On renvoie à une commission spéciale la question des fêtes et dimanches. — Plusieurs écrits contre les ventes nationales ayant été dénoncés aux Chambres, la Chambre des députés condamne ces écrits, et confirme de nouveau et solennellement l'inviolabilité des propriétés dites nationales. — Projets de loi relatifs aux finances. — M. Louis présente le bilan financier de l'Empire. — Inexactitude de ce bilan, mais excellence des principes du ministre. — Il propose l'acquittement intégral des dettes de l'État, le maintien des impôts indirects, et la liquidation de l'arriéré au moyen d'effets temporaires, portant un intérêt de 8 pour cent. — L'opposition royaliste se prononce contre les projets du ministre, et, sans oser parler de banqueroute, veut qu'on paye les créanciers de l'État avec des rentes au pair. — Elle trouve quelque appui auprès de l'opposition libérale, qui, ne comprenant pas les projets du ministre, s'élève contre l'agiotage. — M. Louis, par son énergie et une éloquence inculte, triomphe de toutes les résistances, et fait adopter ses projets, qui deviennent l'origine du crédit en France. — Sages mesures commerciales (p.~198) destinées à opérer la transition de l'état de guerre à l'état de paix. — Quoique les libéraux accusent les Chambres de timidité, elles acquièrent par un mélange de modération et de fermeté le respect du gouvernement et la confiance du public. — Leurs délibérations produisent un certain apaisement. — Fête à l'hôtel de ville en l'honneur de Louis XVIII. — Les gardes du corps disputent à la garde nationale l'honneur d'entourer le Roi. — Effet de cette fête. — Défaut de direction dans l'administration de l'intérieur, par la faute de M. de Montesquiou. — Ce ministre spirituel, ayant l'art de plaire aux Chambres, malheureusement incapable de travail, ne sait ni modifier ni diriger le personnel administratif. — Les provinces livrées à elles-mêmes flottent au gré des passions locales. — Voyages des princes imaginés pour rallier les esprits aux Bourbons. — Danger de ces voyages, qui exaltent les passions au lieu de les calmer. — Voyage de M. le duc d'Angoulême en basse Normandie, en Bretagne, en Vendée et en Guyenne. — Accueil qu'il reçoit en Bretagne, et particulièrement à Nantes. — Ce prince se transporte au centre de la Vendée. — Sentiments et conduite des Vendéens du Bocage. — Bordeaux. — Changement opéré dans l'esprit de ses habitants. — Retour du prince par Angers. — Son voyage, mêlé de bien et de mal, se termine en août. — Départ de M. le comte d'Artois pour la Champagne et la Bourgogne. — Il promet de nombreux soulagements à tous les pays qui ont souffert de la guerre, prodigue les décorations, et encourage à Dijon l'intolérance de la petite église. — Son séjour et ses imprudences à Lyon. — Son arrivée à Marseille. — Enthousiasme des Marseillais. — Leur désir ardent d'obtenir la franchise de leur port. — Le comte d'Artois la leur promet, et les laisse dans un véritable état d'ivresse. — Son voyage à Nîmes, Avignon, Grenoble, Besançon. — Conduite inconvenante à l'égard de l'archevêque Lecoz. — Retour du comte d'Artois à Paris. — Son voyage n'a produit que du mal sans mélange de bien. — Voyage de M. le duc de Berry dans les provinces frontières. — Ce prince irrité de l'opposition qu'il rencontre dans l'armée se livre à des emportements fâcheux. — Après un moment d'apaisement en août, les passions sont réveillées en octobre et novembre par les voyages des princes, et par les mesures imprudentes du gouvernement à l'égard des invalides, des orphelines de la Légion d'honneur et des écoles militaires. — L'intervention des Chambres amène la modification ou la révocation de ces mesures. — Affluence et opposition croissante des militaires à Paris. — Incident fâcheux à l'égard du général Vandamme, et commencement de l'affaire du général Exelmans. — Disgrâce du maréchal Davout. — Grand effet produit par la proposition de restituer aux émigrés leurs biens non vendus. — Le principe même de la mesure est admis, mais le langage du ministre Ferrand révolte tous les esprits. — Les Chambres censurent le ministre, et votent la loi avec divers amendements. — Au milieu de ces agitations, le parti dit des chouans et celui des officiers à la demi-solde se font peur réciproquement, et s'imputent des complots imaginaires. — La police (p.~199) officielle s'efforce de réduire ces complots à la simple vérité, tandis que la police officieuse de M. le comte d'Artois s'attache à les grossir. — Fatigue et perplexité de Louis XVIII, obsédé par les rapports de son frère. — Rôle de M. Fouché en ces circonstances. — Le Roi devant assister à une représentation à l'Odéon, on se figure qu'il existe un complot contre la famille royale, et on prend des précautions extraordinaires. — Affectation de zèle de la part du maréchal Marmont, commandant les gardes du corps. — Déchaînement contre le ministre de la guerre et le directeur de la police. — Le Roi cède aux cris de la cour, et remplace le général Dupont, ministre de la guerre, par le maréchal Soult, et M. Beugnot, directeur général de la police, par M. d'André. — Il dédommage M. Beugnot par le ministère de la marine. — Grande confiance de la cour et des royalistes extrêmes dans ce palliatif. — État des choses en décembre 1814.
Juin 1814. État des esprits depuis la chute de Napoléon. Deux mois à peine s'étaient écoulés depuis le retour des Bourbons, et la France présentait déjà le plus étrange contraste avec ce qu'elle avait été ou paru être durant quinze années. Sous l'Empire en effet, au sortir d'une révolution sanglante, pendant laquelle les hommes s'étaient précipité les uns sur les autres avec une véritable frénésie, on les avait vus saisis tout à coup par la main puissante de Napoléon, rentrer dans une complète immobilité physique et morale, et bientôt désespérant de pouvoir rien entreprendre les uns contre les autres, tomber dans une sorte d'oubli d'eux-mêmes, de leurs passions, de leurs opinions, s'en distraire toutefois sans les abandonner, et renonçant au soin des affaires publiques, jeter tout au plus de temps en temps un regard curieux sur le roman héroïque qui se déroulait sous leurs yeux. La chute subite de Napoléon les délivrant de sa main de fer, leur avait fait éprouver à tous des sentiments divers comme leur situation, aux royalistes une joie inouïe, aux révolutionnaires une demi-joie mêlée d'inquiétude, aux bonapartistes enfin l'étourdissement d'un choc soudain et (p.~200) violent. Ces sentiments eux-mêmes s'étaient bientôt modifiés. Les royalistes, la première satisfaction passée, trouvaient la réalité bien au-dessous de l'espérance, étaient en proie à mille jalousies, et se disputaient à qui aurait la meilleure part de la victoire. Profitant de la renaissance de la liberté qui au lendemain de la Restauration n'existait que pour eux, et s'en servant pour exhaler leur haine contre la Révolution et l'Empire, ils avaient déjà fait regretter aux révolutionnaires leur joie d'un instant, et fait cesser chez les bonapartistes cet étourdissement de leur chute qui les empêchait de se défendre. De cette apparente union de l'Empire, on avait donc passé soudainement à une agitation singulière, et, comme si on avait été reporté à vingt ans en arrière, nobles et bourgeois, dévots et philosophes, prêtres assermentés et prêtres non assermentés, soldats de Condé et soldats de la République, se retrouvaient en présence, se mesurant des yeux, tout prêts à en venir aux mains, si le gouvernement, au lieu de les contenir et de les modérer par l'exemple d'une haute raison, les excitait, ou seulement les laissait faire.
Renaissance des partis. D'abord le spectacle de ces divisions se voyait dans la cour elle-même. Retraite du comte d'Artois à Saint-Cloud. M. le comte d'Artois, profondément affecté du blâme déversé sur sa courte administration, désolé d'entendre attribuer à la convention du 23 avril la fâcheuse paix qu'on avait conclue, et à ses promesses imprudentes la difficulté de la perception des impôts (reproches encouragés par le Roi lui-même), s'était réfugié à Saint-Cloud, où il était plus chagrin que malade, et laissait ses (p.~201) amis former un groupe de mécontents, autour duquel se ralliaient tous ceux qui trouvaient qu'on faisait trop de concessions à la révolution. On disait publiquement parmi ceux-ci que le Roi était une espèce de jacobin, revenu aux mauvaises idées qu'il avait eues dans sa jeunesse. Création, sous son patronage, d'un parti de royalistes extrêmes. La haute noblesse, qui, quoique largement pourvue des charges de cour, aurait voulu avoir encore celles de l'État qu'elle était réduite à partager avec les hommes de l'Empire, était loin de se montrer satisfaite. Elle se rencontrait dans un même mécontentement avec la noblesse de robe peu habituée cependant à sympathiser avec elle, mais offensée de ce qu'on ne lui avait pas donné à rédiger la nouvelle Constitution, qu'elle aurait voulu faire suivant ses idées et à son profit. Aussi les membres survivants des anciens parlements avaient-ils adressé à Louis XVIII une protestation secrète contre la Charte. La noblesse de province, du moins celle qui n'était pas riche, était venue en foule à Paris, pour demander la restitution de ses biens, et solliciter en attendant des places de tout genre et de toute valeur. Mais accueillie brutalement par le ministre des finances qui entendait laisser les emplois à ceux qui avaient l'expérience, fort dédaigneusement par le ministre de l'intérieur qui la trouvait ennuyeuse, elle se réfugiait auprès du comte d'Artois, disant qu'on livrait le gouvernement aux révolutionnaires, et que si on se conduisait de la sorte quelque temps encore, la royauté et la France seraient de nouveau perdues.
Formation d'un parti contraire, sous le nom et sans la participation du duc d'Orléans. Tandis que se formait aux Tuileries mêmes un parti de royalistes plus royalistes que le roi, comme (p.~202) on disait alors, il se formait au Palais-Royal un parti tout contraire, mais sans aucune participation du personnage qui devait en être le chef, et ce parti était celui de M. le duc d'Orléans. Caractère et attitude de ce prince. Ce prince, ancien et vaillant soldat de la République, instruit, spirituel, avisé, ayant recueilli dans une vie agitée une expérience précoce, connaissant bien les émigrés, s'en moquant volontiers dans l'intérieur de sa famille, était si heureux de revoir son pays, d'y recouvrer une situation princière, une grande fortune, qu'il ne pensait pas à autre chose, et ne songeait qu'à se garantir de la haine des royalistes, restée aussi violente contre lui qu'elle l'avait été contre son père. Pendant qu'il s'occupait uniquement de ses enfants, de leur éducation, de leur patrimoine dispersé, se gardant bien de chercher des adhérents, les royalistes lui en préparaient par milliers en le poursuivant de leur haine, et en le rendant à la fois intéressant et rassurant pour les révolutionnaires de toute nuance. Ainsi à droite du Roi se trouvait déjà M. le comte d'Artois, entouré de mécontents royalistes, et à gauche M. le duc d'Orléans, entouré de mécontents libéraux qu'il ne recherchait pas, ne faisant rien que ses affaires de famille, tandis que les royalistes sans le vouloir faisaient ses affaires politiques.
Conduite des hommes de l'Empire. Dans une tout autre région, les hauts dignitaires de l'Empire, ceux qui n'avaient pas pu se rallier aux Bourbons, ou qui ne l'avaient pas voulu, un peu remis de leur chute, commençaient à se réunir, avec beaucoup de prudence toutefois, et sans aucune démonstration hostile. MM. de Cambacérès, de Caulaincourt, de Bassano, etc. C'étaient M. de Caulaincourt, (p.~203) que l'empereur de Russie n'avait pu faire admettre à la pairie, et qui se tenait à l'écart, fort affecté des revers de la France et des calomnies dont il était l'objet à l'occasion de l'enlèvement du duc d'Enghien; le prince Cambacérès, plus silencieux que jamais, et se bornant à recevoir à sa table quelques anciens amis, aussi discrets et aussi sensuels que lui; les ducs de Bassano, de Cadore, de Gaëte, de Rovigo, les comtes Mollien et Lavallette, s'entretenant entre eux de la catastrophe à laquelle ils avaient assisté, regardant avec une satisfaction permise aux vaincus les embarras de leurs successeurs, et fréquentant avec beaucoup de ménagement la reine Hortense restée à Paris pour y défendre, sous la protection de l'empereur Alexandre, les intérêts de ses enfants. La reine Hortense et l'impératrice Joséphine. Cette princesse avait perdu depuis peu sa mère, l'impératrice Joséphine, morte d'un refroidissement auquel elle s'était exposée en recevant l'empereur Alexandre à la Malmaison, universellement regrettée de ceux qui l'avaient connue à cause de sa grâce et de sa bonté, regrettée du public lui-même qui voyait dans sa mort une ruine de plus au milieu de tant de ruines. Mort de Joséphine. En effet, des deux épouses qu'avait eues le prisonnier de l'île d'Elbe, l'une venait de mourir d'épuisement et de chagrin, l'autre s'en allait sans couronne, et avec un enfant sans patrimoine dans les États de son père, à peine reconnue princesse quoique archiduchesse d'Autriche par sa naissance, et déjà prête à oublier l'époux avec lequel elle avait partagé le sceptre du monde!
Les maréchaux Soult, Masséna, Davout, éloignés de la cour par divers motifs. À Paris étaient venus aussi, le maréchal Soult, privé de son commandement, fort irrité de la préférence (p.~204) accordée au maréchal Suchet, et s'en plaignant avec un défaut de prudence qui ne lui était pas habituel; le maréchal Masséna, oubliant presque les injustices de Napoléon en présence des malheurs de la France, offensé d'être traité comme un étranger qu'il fallait naturaliser pour qu'il devînt Français, vivant du reste dans le silence et l'isolement, et n'allant guère chercher aux Tuileries la part de flatterie assurée à tous les maréchaux; enfin le maréchal Davout, fier de sa résistance à Hambourg, s'inquiétant peu de ce qu'en disaient les royalistes et les généraux ennemis, et préparant dans sa terre de Savigny, où il s'était retiré, un mémoire dans lequel il s'appliquait à exposer avec une audacieuse franchise tout ce qu'il avait fait pour l'accomplissement de ses devoirs militaires.
Les révolutionnaires, leurs sentiments, et leur manière d'être. À côté de ces hommes, mais sans se mêler avec eux, on voyait les révolutionnaires de toute nuance, qui, nullement hostiles à l'armée, vivaient pourtant séparés d'elle, et surtout de ses chefs. Satisfaits un instant, ainsi que nous l'avons dit, de la chute de l'Empire, ils commençaient à s'en inquiéter. Les révolutionnaires les plus compromis, comme Tallien, Merlin, et autres, se réunissaient chez Barras, resté assez riche, et déploraient en commun la ruine de la liberté, qu'ils attribuaient à Napoléon. À eux se joignaient quelques rares militaires, tels que le maréchal Lefebvre par exemple, qui, bien que distingué et récompensé par l'Empire, avait conservé néanmoins ses vieux sentiments au fond du cœur, et sous l'habit doré de maréchal cachait une espèce de républicain. Ces personnages avaient dans les faubourgs (p.~205) un certain nombre de gens du peuple sympathisant avec eux, les vieux par souvenir, les jeunes par tradition, moins audacieux qu'ils n'avaient été jadis, mais prêts à le redevenir sous l'influence des événements et des discussions politiques. Au-dessus et à part, se trouvaient les révolutionnaires plus marquants, bien traités d'abord par Napoléon, puis séparés de lui par leurs convictions ou leur faute, la plupart sénateurs exclus de la pairie pour avoir voté la mort de Louis XVI, et par ce motif nommés les votants. Les votants. MM. Sieyès, Fouché, Barras, etc. Les deux plus importants étaient MM. Sieyès et Fouché, le premier toujours morose, solitaire, approuvant la Charte, mais doutant de son exécution; le second, au contraire, toujours actif, infatigable, fréquentant tous les partis, s'efforçant d'être dans la confidence de tous, et quoique mal récompensé des services qu'il avait rendus au comte d'Artois, recherchant en particulier ses amis, s'appliquant à leur persuader que lui seul, au milieu des écueils de la situation, était capable de guider et de sauver les Bourbons.
Le parti constitutionnel, MM. de Lafayette, Benjamin Constant, madame de Staël. Cependant la France n'était pas exclusivement composée d'hommes de parti, les uns rêvant le rétablissement de l'ancien régime, les autres regrettant les extravagances de la Révolution, ou les riches traitements de l'Empire. Il y avait soit parmi les hommes du passé, soit parmi les jeunes gens instruits, élevés dans les écoles impériales, un nombre considérable d'esprits distingués, tournant leurs regards vers l'avenir, n'ayant les préjugés et les intérêts d'aucune époque, et cherchant la liberté sous les Bourbons que les fautes de l'Empire avaient (p.~206) ramenés parmi nous, ce qui n'était pas à regretter si on savait vivre avec eux, et s'ils savaient vivre avec la France. Ces hommes se rencontraient plus particulièrement chez madame de Staël, revenue de l'exil où l'avait retenue l'ombrageuse défiance de Napoléon, ayant besoin de Paris qui avait besoin d'elle, car elle était l'âme de la société éclairée, recevant dans ses salons vaincus et vainqueurs, cherchant à leur prouver à tous avec une vive éloquence qu'il fallait conquérir sous les Bourbons restaurés la liberté britannique. M. Benjamin Constant, revenu aussi de l'exil, et s'apprêtant avec sa plume facile et brillante à répandre la lumière sur les questions constitutionnelles; M. de Lafayette sorti de sa retraite de Lagrange à la première lueur de liberté, revoyant non sans plaisir les Bourbons sous lesquels il avait passé sa jeunesse, et disposé à se rallier à eux s'ils se ralliaient au pays, étaient les membres les plus éminents de cette société, où se réunissait tout ce que Paris renfermait de plus brillant par l'esprit, de plus honorable par le caractère, et où commençait à se former ce qu'on a depuis appelé le parti constitutionnel.
Dispositions de la bourgeoisie. Plus en sympathie avec ce parti qu'avec aucun autre, la bonne bourgeoisie de Paris, paisible, modérée, désintéressée, ne recherchant pas les emplois, ne demandant que la renaissance des affaires, s'étant familiarisée avec l'idée des Bourbons depuis que la nécessité de leur retour était démontrée, espérant en eux, surtout dans le Roi, désirant avec la paix une liberté sage, celle qui consiste à pouvoir empêcher les gouvernements de se perdre, la bourgeoisie (p.~207) de Paris faisait des vœux pour les Bourbons, était prête à leur donner même un appui efficace au moyen de la garde nationale qu'elle composait en grande partie, pourvu toutefois qu'on ne blessât pas trop vivement ses opinions, ses sentiments, sa dignité. Elle incline vers les opinions du parti constitutionnel. Issue de la Révolution, ne s'y étant souillée d'aucun crime, n'y ayant contracté ni coupables habitudes ni dangereuse ambition, et n'ayant d'autre intérêt que l'intérêt public, elle était en ce moment l'expression de la France la plus vraie, la meilleure, la plus générale.
Sentiments et situation des provinces. En province on retrouvait avec des nuances plus tranchées encore, et avec moins de tempérament, les mêmes passions, bonnes et mauvaises. État de la Normandie, de la Bretagne et de la Vendée. En basse Normandie, en Bretagne, en Vendée, les campagnes, profondément tranquilles sous l'Empire, étaient aujourd'hui debout pour ainsi dire. Les chouans. Les chouans s'étaient réunis avec une promptitude incroyable, avaient remis à leur tête leurs anciens chefs, avaient remplacé ceux qui étaient morts, et avaient ainsi pris les armes sans savoir ce qu'ils en feraient, pour le plaisir de les prendre, d'en menacer leurs vieux adversaires, et puis aussi, disaient-ils, pour soutenir le Roi. Dans leur empressement à se procurer des armes ils avaient couru chez ceux qu'on désignait sous le nom de bleus, et s'étaient emparés violemment de leurs fusils. Les autorités locales les engageaient à se tenir tranquilles, en leur assurant que le Roi n'était menacé d'aucun danger, que par conséquent on n'avait pas besoin de leurs bras, mais de secrets meneurs, la plupart émigrés regrettant leurs biens ou ambitionnant des emplois, leur affirmaient (p.~208) qu'il ne fallait pas croire les préfets, et que les princes au contraire désiraient qu'on se tînt prêt. Leurs menaces dirigées surtout contre les acquéreurs de biens nationaux. Leur agitation était particulièrement dirigée contre les acquéreurs de biens nationaux. Ceux-ci peu répandus dans les grandes villes, où cependant il s'en trouvait quelques-uns qui avaient acheté d'anciens hôtels et des couvents, formaient une classe très-considérable dans les campagnes. Presque tous favorables en 1789 à la cause de la Révolution, regardant les prêtres et les nobles comme des ennemis, ils s'étaient fait peu de scrupule d'acquérir leurs biens, les avaient acquis à vil prix, et depuis les avaient mis en valeur. Alarmes de ces acquéreurs. Nombreux surtout en Normandie, en Bretagne, en Vendée, et dans les provinces du Midi, ils étaient alarmés pour leurs personnes et pour leurs propriétés. Peu confiants dans la sincérité des autorités, ils n'avaient pas encore pris les armes, mais étaient à la veille de les prendre. Les habitants des villes, grandes et petites, même sans être acquéreurs de biens nationaux, ayant la mémoire toute pleine des horreurs commises par les chouans, sympathisaient par ce motif avec les acquéreurs, et composaient ce que dans l'ouest de la France on appelait les bleus par opposition aux blancs. Les bleus et les blancs. Quant à ces derniers, ils faisaient, en attendant mieux, la contrebande, refusaient l'impôt du sel, et enlevaient des masses énormes de cette denrée dans les marais salants, sans acquitter les droits. Conduite imprudente du clergé. À toutes ces causes de trouble il faut ajouter les passions du clergé, plus imprudent cent fois que tous les hommes qui rêvaient le retour à l'ancien ordre de choses. La vieille querelle entre les (p.~209) prêtres assermentés et les prêtres non assermentés venait de renaître sous une forme nouvelle, celle de la soumission ou de la résistance au Concordat. Là où existait, comme dans le diocèse de la Rochelle par exemple, un ancien titulaire n'ayant pas donné sa démission à la demande du Pape en 1802, et étant demeuré en Angleterre, on refusait obéissance au titulaire actuel nommé par l'Empereur, et institué par le Pape. La Touraine, le Mans, le Périgord, offraient plusieurs cas de ce genre. Il attaque le Concordat, et prêche contre les acquéreurs de biens nationaux. Le Concordat y était foulé aux pieds et dénoncé comme une œuvre révolutionnaire. On versait la défaveur sur les prêtres qui lui étaient soumis, lesquels en général avaient été assermentés, et on disait que ce n'était pas étonnant qu'ayant accepté la constitution civile du clergé, ils trouvassent le Concordat de leur goût. Enfin on annonçait publiquement la restitution des biens d'église. Le clergé et la noblesse répétaient partout et tout haut que si les Bourbons en rentrant n'avaient pu leur rendre immédiatement justice, ils le feraient bientôt, et qu'en tout cas, le comte d'Artois, ses fils, le voulaient fortement, et finiraient par y amener le Roi lui-même.
Irritation des grandes villes dans l'ouest. Cette situation commençait à être inquiétante pour la bourgeoisie, même pour celle qui, désintéressée dans la question des biens nationaux, n'était pas désintéressée dans la question d'ordre public, et qui aurait vu avec effroi une tentative de retour à l'ancien régime. Nantes. Les choses en étaient arrivées à ce point en deux mois, que Nantes, l'une des villes maritimes les plus attachées à la paix et aux Bourbons, (p.~210) était devenue, à cause de la chouannerie qui l'enveloppait de toutes parts, presque hostile à la Restauration. Bordeaux. En descendant vers le midi, Bordeaux, qui s'intitulait la ville du 12 mars, parce qu'à cette date elle avait ouvert ses portes à M. le duc d'Angoulême, Bordeaux n'était pas changée, mais avait aussi ses prétentions exclusives, peu en harmonie avec l'intérêt général. D'abord elle refusait absolument d'acquitter les droits réunis, prétendant que l'on n'avait pas rappelé la légitimité pour se retrouver sous le régime de l'usurpation, se plaignait amèrement de ce qu'on avait abandonné l'île de France, et se déchaînait violemment contre les Anglais, qu'elle avait d'abord accueillis avec le plus vif enthousiasme. Toulouse. À Toulouse on retrouvait à peu près les mêmes dispositions, avec certaines différences cependant. Dans cette ville on manifestait moins d'animosité contre les Anglais, parce qu'on y était étranger aux intérêts maritimes, mais en revanche il y régnait une haine violente de classe à classe, de royalistes à révolutionnaires, parce que la noblesse, plus riche, plus puissante dans un pays de grande propriété que dans un pays de commerce, s'y était trouvée en rivalité plus constante avec la bourgeoisie. Nîmes. Dans le reste du Languedoc, à Montpellier, à Nîmes, c'étaient toujours les mêmes sentiments avec une fâcheuse aggravation, celle des querelles de religion. Querelle des protestants et des catholiques en Languedoc. Les catholiques avaient les protestants en aversion, se disaient privés par eux depuis vingt-cinq ans de tous les avantages attachés à la possession du pouvoir, et voulaient en venir aux dernières violences, ce dont on avait la plus grande peine à (p.~211) les empêcher. De leur côté les protestants commençaient à s'armer pour protéger leur vie. Nîmes était un véritable volcan prêt à lancer des flammes. Quelques individus de basse extraction, se faisant les séides de la noblesse catholique, les uns par emportement naturel, les autres par amour des places, avaient la prétention de dominer l'autorité elle-même, et de ne suivre d'autre volonté que la leur. Ils avaient lacéré publiquement la Constitution du Sénat, vomi contre ce corps mille imprécations, demandé la royauté absolue, et protesté contre la Charte. À Arles on ne se conduisait pas autrement, et dans les environs on ne s'était pas borné à menacer les acquéreurs de biens nationaux, mais quelques-uns des anciens propriétaires s'étaient réinstallés de force dans leurs biens[7].
Marseille. Passions et prétentions de cette grande ville. Marseille enfin dépassait, s'il est possible, tout ce que nous venons de raconter des villes du Midi. Naturellement elle ne voulait plus acquitter les droits réunis, mais en outre elle prétendait qu'on lui rendît l'ancien commerce du Levant, que pour cela on l'affranchît de la législation commerciale qui régissait le reste de la France, qu'on la constituât ville libre, et qu'elle pût commercer avec le monde entier sans supporter aucune des restrictions établies pour la protection de l'industrie nationale. Tout ce qui gênait l'accomplissement de ce vœu devait être brisé comme œuvre de l'usurpation, et pour que le Roi fût libre de faire ce qui convenait à ses sujets les plus fidèles, il fallait qu'il eût tout pouvoir, qu'il (p.~212) ne fût entravé ni par des Chambres ni par aucune autre institution d'origine révolutionnaire. Marseille maudissait donc la Charte, et avec la Charte les Anglais, qui nous avaient enlevé l'île de France. En réunissant les folies que le royalisme triomphant débitait en Vendée, à Bordeaux, à Nîmes et autres lieux, on aurait difficilement égalé les extravagances qui se débitaient dans cette ville de Marseille, aujourd'hui si éclairée et si prospère, mais jetée alors dans un vrai délire par vingt-cinq années d'affreuses souffrances.
Avignon. En se rapprochant du Rhône on trouvait à Avignon la même violence, avec une fureur de vengeance bien concevable dans un pays où avaient été commis les forfaits de la Glacière. Changement d'esprit en remontant vers l'est. Plus haut sur notre grand fleuve méridional, c'est-à-dire à Valence et à Lyon, ces sentiments se transformaient peu à peu en sentiments presque contraires. À Lyon, en effet, s'il y avait des royalistes ardents tout pleins du souvenir du siége de 1793, réunis sous M. de Précy qui avait glorieusement soutenu ce siége, et que par ce motif on avait fait commandant de la garde nationale, il avait aussi de nombreux partisans de l'Empire, que le souvenir des bienfaits de Napoléon envers leur ville, que la prospérité de leur industrie pendant son règne, lui avaient attachés, et que la présence et la mauvaise conduite des troupes ennemies confirmaient dans leurs dispositions. État de la Franche-Comté, de l'Alsace, de la Lorraine, de la Champagne, de la Bourgogne. Plus haut encore, en Franche-Comté, en Alsace, en Lorraine, en Champagne, en Bourgogne, provinces qui avaient été le théâtre de la guerre, on voyait le patriotisme horriblement froissé se transformer (p.~213) en bonapartisme. Dans ces provinces, plus calmes en général que celles du centre et du midi de la France, on s'était garanti pendant la Révolution des opinions extrêmes, et on s'était tenu dans les idées saines de 1789. Ces provinces ramenées à Napoléon par les souffrances mêmes de la guerre. Après avoir admiré dans Napoléon le réorganisateur de la France, le vainqueur de l'Europe, on avait bientôt déploré ses erreurs, et on n'avait pas hésité à se séparer de lui. Mais en le voyant en 1814 lutter avec tant de génie et de constance contre la coalition européenne, en partageant avec lui les anxiétés et les souffrances de la guerre, on s'était rattaché à son gouvernement. On avait pris en horreur les armées étrangères et on était froid pour les Bourbons, parce qu'ils étaient revenus avec elles.
Le gouvernement royal trouvait donc dans les provinces de l'Est une véritable froideur, moins embarrassante du reste pour lui que le zèle désordonné de ses amis de l'Ouest et du Midi. Esprit des troupes rentrées en France. À tous ces éléments fermentant à la fois, venait s'en ajouter un nouveau, c'était la masse des vieux soldats qui rentraient en France, les uns par suite de l'élargissement des prisonniers, les autres par suite de l'évacuation des forteresses étrangères. Il était rentré par Perpignan une vingtaine de mille hommes venus d'Espagne; par Nice et Toulon une dizaine de mille, venus de Gênes et de la Toscane; par Chambéry trente et quelques mille composant l'armée d'Italie; par Strasbourg, Metz, Maubeuge, Valenciennes, Lille, quatre-vingt mille au moins qui avaient évacué Wurzbourg, Erfurt, Magdebourg, Hambourg, Anvers, Berg-op-Zoom, etc. Il en était (p.~214) débarqué à Dunkerque, Calais, Boulogne, Dieppe, le Havre, Cherbourg, Brest, plus de quarante mille ayant survécu aux horreurs des pontons d'Angleterre. On attendait encore un nombre considérable de prisonniers que devaient nous rendre la Russie, l'Allemagne, l'Angleterre et l'Espagne. Tous ces hommes avaient à leurs chapeaux la cocarde tricolore qu'on s'efforçait en vain de leur faire déposer. Vieux soldats pour la plupart, conservant au fond du cœur les sentiments qui régnaient dans leur patrie lorsqu'ils l'avaient quittée, ils ne pouvaient s'empêcher, bien qu'ils eussent été plus d'une fois irrités contre Napoléon, de voir en lui le représentant de la France, de sa grandeur, de son indépendance, et dans les Bourbons, tout le contraire. Elles regardent les Bourbons comme amis et complices de l'étranger. L'idée qui s'était enracinée dans leur esprit, c'est qu'en leur absence l'étranger aidé de quelques nobles, de quelques prêtres, avait opéré une révolution désastreuse pour la France et pour l'armée. Injustice de ce sentiment. Cette idée les remplissait d'une véritable fureur, et d'un mépris profond pour un gouvernement, créature et complice, disaient-ils, de l'étranger, ce qui, vrai en apparence, était tout à fait injuste au fond, ainsi que nous avons déjà eu l'occasion de le dire, car si les Bourbons en 1814 rentraient à la suite de l'étranger victorieux, il fallait s'en prendre non pas à eux, dont c'était le malheur, mais à Napoléon, dont c'était la faute. On ne tenait aucun compte de cette vérité si claire, et les Bourbons passaient aux yeux de nos vieux soldats pour les fauteurs et les alliés de la coalition européenne.
On comprend dès lors la peine que le gouvernement (p.~215) royal devait avoir pour soumettre à son autorité les troupes qui rentraient en France. Insubordination des soldats et des officiers revenant de l'étranger. À Strasbourg, des officiers assistant à une représentation de circonstance, avaient sauté sur le théâtre, et fait cesser les chants royalistes qui leur déplaisaient. À Metz et dans d'autres villes ils avaient conservé les couleurs tricolores et les aigles aux processions de la Fête-Dieu. Sur le littoral où ils avaient débarqué d'Angleterre, ils poussaient la violence jusqu'à vouloir faire disparaître la croix de Saint-Louis de la poitrine de nos vieux officiers de marine. À Rouen ils avaient sifflé le général russe Sacken, qui cependant, comme gouverneur de Paris, s'était conduit avec une extrême modération. Partout où il y avait des marchands d'estampes, ils pénétraient dans leurs boutiques, lacéraient les caricatures dirigées contre Napoléon, et souvent ne respectaient pas même les portraits du Roi et des princes. Parfois aussi ils faisaient entendre des chants séditieux, et à Paris notamment il était presque impossible de les contenir. Les troupes autrichiennes ayant mis des branches de feuillage à leurs chapeaux, ils y avaient vu un signe triomphal offensant pour eux, et ils les avaient arrachées à ceux qui les portaient. Il avait fallu que le prince de Schwarzenberg publiât une note pour expliquer que ce n'était point là une manifestation offensante, mais un simple usage des troupes autrichiennes en campagne, qui allait du reste leur être interdit.
La plupart de ces hommes revenaient en France après avoir cruellement souffert. Il y en avait parmi eux qui n'avaient pas touché leur solde depuis six, (p.~216) douze, et dix-huit mois. Ils s'en prenaient non pas à l'Empire, mais à la Restauration, parce que les liquidations ne s'achevaient pas au ministère de la guerre aussi vite qu'ils l'auraient voulu, et qu'ils en auraient eu besoin.
Inutilité des flatteries prodiguées aux chefs de l'armée. Le système de flatter les chefs de l'armée était un faible moyen de la calmer et de la conquérir elle-même. En voyant les maréchaux Berthier, Oudinot, Ney, Macdonald, Moncey, Augereau, Serurier, Mortier, assis à la cour entre le Roi et les princes, et comblés des témoignages les plus flatteurs, nos soldats ne se tenaient pas pour honorés dans la personne de leurs généraux. Ils considéraient au contraire ces honneurs comme le prix d'une criminelle défection. Marmont, coupable sans doute, mais beaucoup moins qu'ils ne le supposaient, était pour eux le type de cette trahison imaginaire, à laquelle ils attribuaient nos revers, et tous les jours ils faisaient courir le bruit qu'il avait été tué en duel, bruit faux, sans cesse détruit, sans cesse renaissant, qui n'était que l'expression de leurs désirs. En caressant les chefs de l'armée sans les aimer, on n'avait donc rien fait que de perdre un peu de sa dignité, que d'en ôter un peu à ces chefs eux-mêmes, sans conquérir l'imagination égarée des officiers et des soldats.
Grand nombre d'officiers accourus à Paris, malgré les ordres du ministre de la guerre. Il s'était accumulé à Paris une multitude d'officiers qui s'y étaient rendus pour savoir ce qu'ils deviendraient, et pour avoir le plaisir de se plaindre en commun du changement de leur sort. Les ordres réitérés du ministre de la guerre leur prescrivant de retourner à leurs régiments, et les menaçant (p.~217) même de la perte de leurs droits si les inspecteurs aux revues ne les y trouvaient pas, étaient demeurés sans exécution. Leurs railleries et leur conduite presque séditieuse. Ces officiers profitaient du désordre général pour rester à Paris et s'y amasser dans les spectacles et les lieux publics, où ils prodiguaient aux Bourbons l'outrage et la raillerie. Misère des nombreux fonctionnaires revenus des pays ci-devant français. À côté d'eux on voyait de nombreux employés revenus des provinces lointaines, des douaniers, des agents des contributions, des commissaires de police, lesquels loin de se moquer et de rire, pleuraient de leur misère. À chaque instant il y avait des rixes dans lesquelles nos militaires n'avaient pas le dessous, et le gouvernement ne pouvant employer les troupes étrangères pour rétablir l'ordre, se servait de la garde nationale, qui, avec son uniforme pacifique et respecté, faisait renaître le calme par sa présence et ses conseils. On obéissait, parce qu'on voyait dans cette garde la nation assemblée pour protéger le repos public, partageant souvent les sentiments des jeunes gens dont elle réprimait les saillies, mais appréciant mieux qu'eux la nécessité de se résigner aux circonstances, et de demander à l'avenir, non au passé, le bonheur de la France.
Difficultés de la tâche imposée aux Bourbons, et obligation pour eux de résister aux sentiments les plus naturels. On devine à ce simple tableau de l'état des esprits, les embarras de tout genre qui allaient assaillir le nouveau gouvernement, les difficultés de la tâche qu'il avait à remplir, les fautes graves qu'il était exposé à commettre. Il fallait d'abord s'emparer de l'armée, lui faire subir les réductions inévitables qu'exigeaient le passage de l'état de guerre à l'état de paix, et le passage plus difficile encore d'un immense établissement militaire à un établissement (p.~218) militaire fort restreint, et en lui faisant subir ces réductions douloureuses, s'y prendre de manière qu'elle ne pût attribuer ses privations ni à mauvaise volonté, ni à partialité pour l'émigration. Il fallait ne pas blesser les révolutionnaires, dont la présence rappelait tant de calamités, car on courait le danger en les blessant de les rejeter vers les partisans de l'Empire, auxquels ils n'étaient pas encore réunis. Il fallait rassurer les acquéreurs de biens nationaux, composant une partie notable des propriétaires du sol, et n'en pas faire des bonapartistes. Il fallait contenir le clergé resté fidèle aux Bourbons, l'empêcher de maltraiter le clergé assermenté qui était le plus nombreux, ne pas alarmer ce dernier pour le Concordat, sa seule garantie. Il fallait enfin de toutes ces classes inquiètes, prêtes à devenir mécontentes, ne pas faire des ennemis implacables, regrettant l'Empire qu'elles n'aimaient pas, et surtout tandis que la bourgeoisie, sage, impartiale, ne formant que des vœux modérés, était le principal et presque l'unique appui sur lequel on pût compter, ne pas la rejeter vers les mécontents, en blessant son bon sens, sa justice, son amour de l'égalité. Mais soyons équitables, quelle tâche cruelle pour les Bourbons et les émigrés rentrés avec eux! Il fallait donc qu'ils préférassent les soldats de Napoléon aux soldats de Condé, les acheteurs à vil prix du bien de leurs amis, quelquefois leurs bourreaux, à ces amis eux-mêmes, en laissant ceux-ci dans la misère! Il fallait qu'ils préférassent les prêtres qui s'étaient soumis à la Révolution, à ceux qui n'avaient jamais voulu pactiser avec elle; il fallait (p.~219) qu'ils sussent si bien feindre à l'égard des classes nouvelles formées en leur absence, qu'ils parussent faire d'elles autant de cas, parce qu'elles étaient riches et spirituelles, que de la noblesse avec laquelle ils avaient vécu à la cour dans leur jeunesse, en exil dans leur âge mûr! Pour tout dire en un mot, il fallait qu'ils s'arrachassent la mémoire, le cœur, pour paraître à la France les hommes qu'ils n'étaient pas! On doit donc en relevant sévèrement leurs fautes, se dire qu'il était bien difficile pour eux de ne pas les commettre. Révolution, contre-révolution, choses, hélas! bien redoutables, bien loin du vrai, du juste, du possible! L'une dépasse le but, l'autre veut revenir en deçà, aucune ne s'arrête au point juste. Mais pour l'excuse de l'une et de l'autre il faut dire que si la première a le mérite d'être dans le sens du temps, la seconde a celui d'obéir aux plus nobles sentiments de l'âme humaine, le respect du passé, la fidélité aux souvenirs!
Nécessité urgente de s'occuper de l'armée. Ce qui pressait le plus c'était de s'occuper de l'armée. On songea d'abord à lui payer sa solde arriérée, qu'elle avait grand besoin de toucher, et que des agioteurs lui avançaient quelquefois en achetant ses titres à 50 pour cent de leur valeur, à la porte du ministre de la guerre. Même en voulant faire honneur à tous les engagements de l'État, comme c'était l'intention du ministre des finances, on ne pouvait avoir la prétention d'acquitter l'arriéré sur les ressources courantes, lesquelles suffisaient à peine aux services les plus urgents, et on avait composé de cet arriéré un total, qu'on se préparait à solder avec des moyens de crédit (p.~220) nécessairement dilatoires. On songe d'abord à lui fournir sa solde arriérée. Cependant on avait fait exception pour la solde, et M. Louis avait résolu d'y consacrer tout de suite 30 ou 40 millions d'argent comptant. Aussi avait-il ouvert au ministre de la guerre les crédits indispensables, mais deux raisons retardaient l'emploi de ces crédits: premièrement la difficulté de faire venir des lieux les plus éloignés les pièces de la comptabilité des corps, secondement la difficulté de réorganiser le ministère de la guerre. Trop pressé de rendre à son ancien possesseur l'hôtel de ce ministère, qui était un bien d'émigré non vendu, le général Dupont avait déplacé ses bureaux, et ce déménagement, joint à de nombreux changements d'employés, à la réunion en un seul des deux départements du personnel et du matériel, séparés sous l'Empire, avait occasionné dans l'administration un trouble momentané qui retardait ses travaux. Pourtant le général Dupont avait fait de son mieux pour payer quelques acomptes aux corps qui arrivaient des garnisons éloignées, et quelques secours aux prisonniers qui affluaient de tous les pays.
Depuis la rentrée des garnisons et des prisonniers, ce n'est plus le manque d'hommes, mais le manque d'argent qui constitue la difficulté principale. Ce premier soin donné à l'armée, il fallait procéder à son organisation définitive, et la ramener à des proportions plus assorties à notre territoire et à nos finances. Un moment, grâce à la désertion, on avait pu craindre de n'avoir plus de soldats. On avait, comme nous l'avons dit, autorisé les conscrits de 1815 à rester ou à retourner dans leurs foyers, et quant aux conscrits des classes antérieures qui avaient déserté en masse, on avait imaginé, pour n'avoir pas à sévir contre eux, et pour (p.~221) conserver le droit de les rappeler au besoin, de les considérer comme étant en congé limité. Bientôt la rentrée des garnisons et des prisonniers avait dissipé la crainte de manquer d'hommes, car elle devait en procurer 400 mille de toutes armes, lesquels dispensaient pour assez longtemps de recourir à la conscription, et permettaient de la déclarer provisoirement abolie, en remettant à plus tard la confection d'une loi sur le recrutement. En laissant une partie de ces hommes, les plus fatigués par exemple, en congé limité, et en retenant les autres au drapeau, on pouvait avoir une armée superbe, formée des soldats les plus aguerris qu'il y eût au monde. Mais pourrait-on la solder, et surtout assurer un sort à quarante ou cinquante mille officiers, glorieux débris de nos longues guerres?
Cette question fut vivement agitée dans le Conseil royal où siégeaient, comme on l'a vu, les membres de l'ancien gouvernement provisoire et les ministres. On somma le général Dupont de présenter son plan, et celui-ci renvoya la sommation au baron Louis, pour que ce dernier fît connaître le chiffre des ressources qu'il était disposé à consacrer à l'armée. Le ministre des finances déclare ne pouvoir pas consacrer plus de 200 millions au budget de la guerre. Le ministre des finances déclara ne pouvoir répondre tant qu'il n'aurait pas obtenu le budget des autres départements, et tant qu'il n'aurait pas réussi à rétablir la perception des impôts. Le duc de Berry, le plus jeune, le plus actif des princes de la famille royale, mettant à s'occuper de l'armée un goût sincère, un calcul légitime, pressa vivement le ministre des finances de s'expliquer, et celui-ci ne promit jamais plus de 200 millions. Pour (p.~222) un personnel militaire qui allait être de plus de 400 mille hommes, soldats et officiers, c'était bien peu, quoiqu'un soldat ne coûte point, et surtout ne coûtât point mille francs à cette époque[8]. Impossibilité de suffire à tous les besoins avec une pareille somme. Avec beaucoup d'économie, on aurait pu conserver 200 mille hommes sous les drapeaux; mais avec les charges inévitables résultant du passage de l'état de guerre à l'état de paix, c'était presque impossible, et c'est tout au plus si on pourrait en retenir 150 mille. Il fallait donc une économie rigoureuse, et ne rien donner ni au luxe, ni aux satisfactions de parti.
Est-il sage, avec des ressources aussi modiques, de conserver des corps d'élite? La première question qui se présentait était relative à la garde impériale. Qu'en faire? La dissoudre semblait bien difficile, et bien dangereux: la conserver pour ne pas lui confier la personne du souverain, et la tenir dans une espèce de demi-disgrâce, était plus dangereux encore. On se décide néanmoins à conserver la garde impériale. Pourtant le général Dupont, et avec lui les princes, crurent avoir trouvé une solution à la fois prudente et convenable, (p.~223) en conservant la vieille garde comme corps d'élite, avec sa haute paye, ses priviléges, et un titre honorifique, sans lui confier toutefois la garde du Roi, qui était réservée à la maison militaire. La jeune garde ayant été presque dissoute par la guerre, et ne consistant plus que dans un simple cadre sorti de la vieille garde et pouvant y rentrer, on réunit tout ce qui restait de l'une et de l'autre dans deux régiments d'infanterie, à quatre bataillons chacun, l'un de grenadiers, sous le titre de grenadiers de France, l'autre de chasseurs à pied, sous le titre de chasseurs à pied de France. On fit de même pour la cavalerie, qu'on distribua en quatre régiments, un de cuirassiers, un de dragons, un de chasseurs, un de lanciers, avec les mêmes avantages, et sous le même titre de cuirassiers, dragons, chasseurs, lanciers de France. Quant à la réserve d'artillerie, elle fut dissoute et renvoyée aux corps dont elle avait été tirée. Le total pouvait s'élever à huit mille hommes, infanterie et cavalerie, qui coûterait comme quinze ou dix-huit mille. On lui ôte la garde du souverain en lui laissant le titre et les avantages d'un corps d'élite. C'est une grave question de savoir si dans un grand État il convient d'avoir des corps d'élite, mais les hommes qui gouvernaient alors donnèrent, comme on va le voir, une solution singulière de cette question, en créant deux de ces corps, l'un pour garder le souverain, l'autre pour ne rien garder du tout, si ce n'est l'ombre du glorieux monarque qu'il avait servi, et qu'il devait rappeler sans cesse aux autres et à lui-même.
Nouvelle organisation de l'armée de ligne. Venait ensuite l'armée de ligne, dont il fallait, autant que possible, comprendre le total dans une (p.~224) organisation à laquelle nos finances pussent suffire. Le ministre proposa 90 régiments d'infanterie de ligne, à trois bataillons de six compagnies chacun, et 15 régiments d'infanterie légère, ce qui ferait 105 régiments d'infanterie, capables de contenir 300 mille fantassins sur le pied de guerre. Ces 300 mille fantassins existaient actuellement, et on allait les avoir réunis lorsque tout ce que nous avions de soldats au dehors seraient rentrés. Pouvant tout au plus en payer la moitié, on devait envoyer le surplus en congé illimité, et là les hommes seraient exposés à mourir de faim s'ils n'embrassaient pas une profession, et s'ils en adoptaient une, finiraient par se détacher de l'armée qui serait ainsi privée de soldats sans pareils. Le sort à faire aux officiers présentait des difficultés plus sérieuses encore.
Trente mille officiers restés sans emploi. D'après l'organisation proposée il devait en rester trente mille environ sans emploi. Le conseil de la guerre s'en préoccupa vivement. M. le duc de Berry insista pour qu'on trouvât une manière quelconque de les employer, et il ne vint à la pensée de personne qu'en s'épargnant la dépense de la garde impériale et de la maison militaire du roi, on aurait peut-être la possibilité de conserver 60 ou 80 mille soldats de plus sous les drapeaux, et d'étendre alors les cadres à proportion. Création de la demi-solde pour leur fournir les moyens d'exister. On adopta pour les officiers, comme on l'avait fait pour la garde impériale, un parti moyen: on laissa à la suite des régiments ceux qui ne pouvaient être compris dans l'organisation proposée, et on leur assura demi-solde avec droit aux deux tiers des places vacantes. C'était à la fois créer une classe de mécontents fort dangereux, et interdire (p.~225) presque tout avancement aux officiers maintenus dans les cadres. Le mal sans doute était à peu près inévitable, mais on n'aurait pas dû l'aggraver par des dépenses inutiles.
On procéda de même pour la cavalerie, en la traitant un peu moins étroitement. On admit 56 régiments de cavalerie à quatre escadrons, dont 14 de grosse cavalerie, 21 de cavalerie moyenne, et 21 de cavalerie légère, devant former un effectif d'à peu près 36 mille cavaliers. On conserva 12 régiments d'artillerie, dont 8 à pied, 4 à cheval, comprenant 15 mille artilleurs, et 3 régiments du génie, d'environ 4 mille hommes en tout. Pour ces armes comme pour l'infanterie on accorda aux officiers non employés la demi-solde à la suite des régiments, avec droit aux deux tiers des places vacantes.
Le total des diverses armes devait s'élever à environ 206 mille hommes, 214 mille avec la garde impériale, et entraîner une dépense que le ministre évaluait à 200 millions. Ce ministre, faute d'expérience administrative, s'abusait étrangement, comme on le verra bientôt, et ne pouvait pas à ce prix garder 150 mille hommes sous les drapeaux. Rétablissement, organisation, et dépense de la maison militaire du Roi. Ce n'était donc pas le cas de rétablir, comme on en avait le projet, l'ancienne maison militaire du Roi, et de créer ainsi un corps de noblesse à cheval et à pied, qui coûterait autant que cinquante mille hommes sous le drapeau, et fournirait par son luxe des termes de comparaison affligeants avec la misère du reste de l'armée. Mais on avait de vieux gentilshommes dévoués et malheureux auxquels un emploi était nécessaire; on en avait de jeunes, (p.~226) pleins de feu, qui voulaient par cette voie rentrer dans l'état militaire; on croyait que quelques mille braves gens de la noblesse seraient un préservatif infaillible contre les révolutions futures; on avait d'ailleurs laissé chacun reprendre le titre et le grade qu'il avait jadis dans la maison du Roi, et il n'y avait plus à discuter, il ne restait qu'à chercher les moyens d'accomplir une résolution déjà prise. Au surplus on se disait que la liste civile prendrait à sa charge une partie de la dépense, ce qu'elle était en mesure de faire assurément, car elle devait s'élever à 33 millions, qui en valaient bien 45 d'aujourd'hui. Mais c'était là une faible excuse, car si elle pouvait s'imposer un tel sacrifice, il fallait ou la réduire d'autant, ou, ce qui valait mieux, mettre à sa charge la garde impériale, qui serait demeurée fidèle si on avait pris soin de se l'attacher, et qui, transportée d'un chapitre de dépense à l'autre, aurait procuré un grand soulagement au budget de l'armée. Aucune de ces idées si simples ne s'était fait jour dans l'esprit fermé de ceux qui s'occupaient de ces graves matières.
Le général Beurnonville, qui avait servi avant et après la Révolution, fut chargé du travail relatif à l'organisation de la maison du Roi. Il s'en acquitta en copiant fidèlement le passé. Les compagnies rouges. On rétablit les anciennes compagnies rouges, sous les noms de mousquetaires gris, mousquetaires noirs, gendarmes et chevaux-légers, destinées à comprendre trois ou quatre cents gentilshommes chacune, pourvus du rang d'officier, ne faisant qu'un service d'honneur dans les jours de cérémonie, et commandés par les (p.~227) plus grands seigneurs de la cour. Les gardes du corps. À leur suite on rétablit les compagnies de gardes du corps, qui jadis étaient au nombre de quatre, et qu'on porta à six, parce que MM. d'Havré, de Grammont, de Poix, de Luxembourg, titulaires des anciennes, ayant repris leur commandement, on voulait en avoir deux à confier à des maréchaux de l'Empire. Les maréchaux Berthier et Marmont nommés capitaines des gardes du corps. Les deux maréchaux choisis furent Berthier, à cause de sa grande situation, et Marmont, qu'il fallait récompenser d'une manière quelconque du service qu'il avait rendu. L'infortuné se trouvait déjà bien assez déçu dans ses espérances, et c'eût été donner raison à ceux qui le condamnaient sans pitié, que de le laisser tout à fait à l'écart.
Les commandants des six compagnies de gardes du corps étaient chargés de les composer en prenant dans les royalistes de province, dans les gardes d'honneur licenciés, et même dans l'armée, des sujets jeunes, vaillants, joignant autant que possible de bons services à de bons sentiments politiques, et attirés par le grade de sous-lieutenant qui leur était assuré. Ces six compagnies, fortes de 3 à 400 hommes chacune, devaient faire un service effectif auprès du Roi, en se partageant les douze mois de l'année. On rétablit la compagnie des grenadiers à cheval, qui fut donnée à M. de La Rochejaquelein; on rétablit également les gardes de la porte, les gardes de Monsieur, etc... On devait en outre ajouter à ces troupes de cavalerie un corps d'infanterie d'environ quatre mille hommes, avec cinquante ou soixante bouches à feu. Ce cadre, s'il eût été rempli, n'aurait pas compris moins de neuf (p.~228) à dix mille hommes, ayant le grade d'officier dans la cavalerie, et de sous-officier au moins dans l'infanterie.
Effet de ces créations sur l'esprit de l'armée. On devine ce qu'un corps pareil devait par son luxe, par son orgueil, inspirer de déplaisance à la masse de l'armée, surtout en comparant la prodigalité dont il allait devenir l'objet, à la parcimonie avec laquelle il faudrait traiter nécessairement tout ce qui ne serait pas corps d'élite. Il ne fallait pas beaucoup de rencontres fortuites entre les officiers de la maison militaire et ceux de l'armée, pour amener des collisions malheureuses et des haines implacables. Si on ajoute à cette restauration celle des Suisses, qui sous l'Empire n'avaient existé que nominalement, et dont le rétablissement réel était du reste à souhaiter, car c'était le seul moyen d'associer à nos destinées une brave nation obligée par le droit public à demeurer neutre, on aperçoit tout de suite quelle quantité de griefs le gouvernement allait accumuler, les uns inévitables sans doute, les autres créés volontairement pour de pures satisfactions de parti.
On introduisit quelques autres changements dans l'armée afin de lui rendre les formes extérieures qu'elle avait avant 1789, et de faire oublier autant que possible l'Empereur et l'Empire. Tous les numéros des régiments changés. Il y avait des numéros vacants dans la série des régiments, parce que plusieurs d'entre eux avaient été détruits par la guerre, et administrativement dissous: on profita de l'occasion pour changer leur numéro à tous, en faisant prendre le numéro vacant au régiment le plus proche, le numéro ainsi abandonné au régiment (p.~229) suivant, ce qui devait amener un déplacement général dans la série, et entraîner pour tous les régiments la perte du numéro sous lequel ils s'étaient illustrés. C'était attenter à leur gloire, pour effacer chez eux et chez autrui des souvenirs ineffaçables. Rétablissement des anciennes dénominations de régiment du Roi, régiment de la Reine, régiment du Dauphin, etc. Dans l'intention de les rattacher à la monarchie au moyen de certains titres honorifiques, on attribua au premier régiment de ligne celui de régiment du Roi, au second celui de régiment de la Reine, au troisième celui de régiment du Dauphin, et ainsi de suite, autant qu'il y avait de princes du sang dont le nom pouvait être donné à des régiments. Les princes nommés colonels généraux de chaque arme. Afin de fournir à ces princes un motif de se mêler des affaires militaires, on maintint, en les leur conférant, les titres de colonels généraux des diverses armes. M. le comte d'Artois fut nommé colonel général des gardes nationales et des Suisses, M. le duc d'Angoulême colonel général des cuirassiers et dragons, M. le duc de Berry colonel général des chasseurs et lanciers. Le vieux prince de Condé devint colonel général de l'infanterie de ligne, le duc de Bourbon colonel général de l'infanterie légère, et enfin le duc d'Orléans colonel général des hussards. Ces titres avaient été accordés par Napoléon aux lieutenants généraux les plus distingués de chaque arme, et ceux-ci ne pouvaient manquer d'être fort blessés d'une telle dépossession. Pour diminuer leur mécontentement on leur laissa les appointements et les fonctions de la dignité dont ils étaient privés, en les chargeant d'être les premiers inspecteurs des diverses armes dont les princes devenaient colonels généraux.
(p.~230) Réduction considérable dans la marine, et application du régime de la demi-solde aux officiers de mer. Ce n'était pas seulement l'armée qu'il fallait réduire pour la proportionner à notre territoire et à nos finances, mais la marine, et dans cette partie du service public les réductions devaient être encore plus considérables et plus sensibles. Au lieu des cent vaisseaux de ligne et des deux cents frégates que Napoléon s'était appliqué à construire, et qu'avec son immense étendue de côtes il aurait pu, en deux ou trois ans de paix, armer convenablement, à peine pouvions-nous, dans l'état de nos finances, conserver en temps de paix deux ou trois vaisseaux, huit ou dix frégates sous voile, et il fallait dès lors réduire dans cette proportion le matériel et le personnel de notre marine. Quant aux constructions il n'y avait plus à s'en occuper de longtemps, car les vaisseaux construits dans l'ancienne France, et ceux qu'on allait retirer de la France impériale, devaient plus que suffire même à un armement de guerre. Pour les matelots, pour les ouvriers, il restait la ressource du commerce maritime qui ne pouvait manquer de leur fournir de l'emploi. Mais les officiers et les ingénieurs maritimes allaient se trouver dans une situation difficile et douloureuse. On établit pour eux comme pour les officiers de terre le régime de la demi-solde, avec droit aux deux tiers des vacances. On leur accorda en outre la faculté de servir à bord des bâtiments de commerce sans perdre leurs droits et leur rang dans la marine royale. Mais c'étaient là des palliatifs peu efficaces, et qui n'étaient guère propres à soulager la misère des deux armées.
Maintien de la Légion d'honneur, et questions qui naissent de ce maintien. Il restait à prononcer sur l'un des intérêts les plus (p.~231) chers aux militaires, sur la Légion d'honneur. La Charte en avait décidé le maintien, et personne n'aurait osé en proposer la suppression. Mais il y avait à concilier son existence avec celle d'autres ordres anciens ou nouveaux, sur lesquels il était nécessaire de prendre un parti. L'archevêque de Malines, M. de Pradt, devenu grand chancelier de la Légion d'honneur, voulait qu'on créât un ordre nouveau dit de la Restauration. Cet ordre qui serait en peu de jours devenu aussi ridicule que celui du Lis, déjà conféré à près de cinq cent mille individus, fut tout d'une voix repoussé par le Conseil royal. Une question plus sérieuse était celle que faisait naître l'ordre de Saint-Louis, ordre respectable, créé sous Louis XIV pour récompenser spécialement le mérite militaire, et figurant encore à cette époque sur la poitrine de vieux officiers qui avaient honorablement servi dans les guerres du dernier siècle. Il n'était guère possible aux Bourbons de l'abolir. M. de Blacas proposa de le confondre avec la Légion d'honneur, et de composer avec les deux un ordre nouveau, dont Louis XVIII serait le créateur, le patron, le législateur. M. le chancelier Dambray fit remarquer avec beaucoup de sincérité que ce serait violer la Charte, qui avait prescrit le maintien pur et simple de la Légion d'honneur. Le Conseil royal partagea cette opinion. L'ordre de Saint-Louis maintenu et conféré à un grand nombre de militaires de l'Empire. On décida que les deux ordres existeraient simultanément, et que pour rajeunir la croix de Saint-Louis on la donnerait aux officiers les plus distingués de l'armée impériale, qui auraient ainsi deux croix au lieu d'une, et obtiendraient la consécration de leur gloire nouvelle (p.~232) en recevant le signe justement honoré de la gloire ancienne.
On décida en outre que sans proscrire la croix de la Réunion, qui représentait un souvenir vain et même funeste, celui des réunions de territoires qui sous Napoléon avaient tant révolté l'Europe, on ne la conférerait plus à personne, moyen certain d'amener sa fin prochaine, et que l'ordre de la Couronne de fer, appartenant désormais aux souverains de la Lombardie, ne serait, comme les ordres étrangers, porté en France qu'avec l'autorisation du Roi.
Changement dans la décoration de la Légion d'honneur. En maintenant la Légion d'honneur, il fallait en modifier la décoration, car on ne pouvait obliger Louis XVIII et les princes de sa famille à placer sur leur poitrine l'effigie de Napoléon. M. de Talleyrand fut le premier dans le Conseil à prendre la parole sur ce sujet. Traité ordinairement par Louis XVIII avec une politesse où il n'entrait pas la moindre nuance de gratitude, il sentait que pour se soutenir il aurait besoin de plaire, et, malgré sa grandeur personnelle, il ne dédaignait pas de s'en donner la peine. M. de Talleyrand propose de substituer l'effigie de Louis XVIII à celle de Napoléon. Il proposa donc de substituer l'effigie de Louis XVIII à celle de Napoléon sur la plaque de la Légion d'honneur. Le maréchal Oudinot s'empressa naïvement de se ranger de cet avis. Les autres membres du Conseil, ayant de graves objections à faire à une telle proposition, mais ne l'osant pas devant le Roi, se turent. Ce silence devint bientôt embarrassant pour le flatteur qui trouvait si peu d'appui, et le fût devenu pour le flatté lui-même, si Louis XVIII avec un sourire assez malicieux n'avait paru jouir de l'embarras des assistants, loin (p.~233) de le partager. Il se tut donc à l'exemple de ses conseillers. Pour mettre un terme à la gêne de cette scène muette, le général Beurnonville demanda le renvoi de la question à une commission spéciale choisie dans le sein du Conseil. Cette demande de renvoi ne mit pas fin au silence, et on continua de se faire, comme si on avait eu à énoncer des choses impossibles à exprimer devant le Roi. Le duc de Berry repousse cette proposition, et fait adopter l'effigie de Henri IV. Un membre du Conseil qui semblait ne jamais éprouver d'embarras, et le seul que le Roi ménageât, par goût ou par crainte, M. le duc de Berry, prit hardiment la parole, et ne se fit pas scrupule de dire que tout le monde trouverait singulier de voir l'image de Louis XVIII sur un ordre créé par Napoléon, pour des services rendus sous Napoléon, et proposa l'effigie de Henri IV, qui pouvait, sans craindre aucune comparaison, succéder à toutes les effigies. La hardiesse et le bon sens du prince délièrent les langues, et M. Ferrand, avec une franchise qu'on devrait toujours rencontrer chez ses amis, adopta et soutint l'avis du duc de Berry. M. de Blacas alors proposa non pas une effigie de roi, ce qui établissait une comparaison peu agréable pour Louis XVIII, mais l'effigie de la France elle-même. La proposition rappelait un peu trop les idées républicaines. Louis XVIII rompit enfin le silence qu'il avait gardé jusque-là, remercia beaucoup son neveu, dit qu'il n'était pas de ces princes qui voulaient des statues de leur vivant, que s'il était capable d'une telle faiblesse, l'exemple de celui dont on cherchait à remplacer l'effigie suffirait pour l'en corriger, et qu'après avoir bien pesé la proposition de M. le duc (p.~234) de Berry et celle de M. de Blacas, il se prononçait pour l'effigie du roi Henri IV. L'habile flatteur qui avait cherché à plaire vit donc sa flatterie universellement repoussée, même par celui à qui elle était adressée, mais il n'était pas homme à s'embarrasser pour si peu. Il adhéra comme les autres à l'avis du Roi, et il demeura convenu que sur un côté de la plaque qui sert d'insigne à la Légion d'honneur, on placerait l'image de Henri IV, et sur l'autre trois fleurs de lis. Il fut convenu aussi que, dès que le changement aurait été opéré, tous les princes de Bourbon porteraient sur leur poitrine la croix de la Légion d'honneur.
Impression fâcheuse produite sur les troupes par les dernières mesures. Les diverses mesures que nous venons de rapporter, la plupart dictées par une impérieuse nécessité, auraient cruellement froissé l'armée, quand même elles n'auraient fourni aucun prétexte à la malveillance. Mais avec tout ce que les princes de Bourbon y avaient ajouté par complaisance envers leurs amis, avec l'irritation qui régnait chez les militaires, avec l'injustice que cette irritation leur inspirait, elles devaient être fort mal prises, provoquer partout des critiques amères, et souvent même de dangereuses résistances. La garde impériale n'avait pas cessé de résider à Fontainebleau. Elle sut qu'elle serait conservée, mais que privée de la garde du souverain, elle n'aurait plus la résidence de la capitale, si ambitionnée par les troupes en général. Le bruit se répandit même, ce qui était vrai, qu'on la trouvait trop rapprochée à Fontainebleau, que l'infanterie serait envoyée en Lorraine, la cavalerie en Flandre, en Picardie, en (p.~235) Touraine. Cette nouvelle produisit dans ses rangs la plus vive émotion, et une partie des soldats parcourut les rues de Fontainebleau en criant: Vive l'Empereur!
M. le duc de Berry, spécialement chargé de s'occuper de l'armée, va visiter la garde impériale à Fontainebleau. M. le duc de Berry était le prince que la dynastie réservait pour le mettre en rapport avec les troupes, et qui par ses allures convenait le mieux à ce rôle. Il se rendit à Fontainebleau afin de voir la garde, qui n'avait été honorée encore de la présence d'aucun des membres de la famille royale. Des officiers dont on avait flatté l'ambition s'étaient efforcés de lui préparer les voies. Accueil froid et respectueux fait à ce prince. Il fut reçu avec silence et respect. Quelques cris de: Vive le Roi! poussés par des hommes choisis, restèrent sans écho. Cependant le prince, accompagné par le maréchal Oudinot qui commandait l'infanterie de la garde, par le maréchal Ney qui en commandait la cavalerie, montra de l'aisance, de la familiarité, et caressa beaucoup les vieux soldats. Les soins qu'il prit n'aboutirent qu'à faire rentrer dans le fond des cœurs les sentiments qui en jaillissaient quelquefois imprudemment, mais sans les changer à aucun degré. Peut-être, en confiant franchement sa personne à la garde impériale, en lui réservant exclusivement les avantages et le titre de corps d'élite, le Roi serait-il parvenu à se l'attacher, et en tout cas il se la serait attachée assez pour être en sûreté dans ses mains. Mais en rétablissant son ancienne maison militaire, et en se confiant à celle-ci, il avait inévitablement rendu la garde impériale à Napoléon.
Depuis le départ des troupes étrangères on avait mis beaucoup de soin à composer la garnison de (p.~236) Paris avec les régiments favorisés de titres nouveaux, tels que les régiments du Roi, de la Reine, de Monsieur, etc. Ces précautions ne firent pas qu'un meilleur esprit régnât dans les casernes. Cris de Vive l'Empereur proférés dans les casernes. On y criait chaque jour: Vive l'Empereur. Le duc de Berry se donna la peine de les visiter fréquemment, mais cette attention ne lui épargna pas le désagrément d'entendre quelquefois de ses propres oreilles des cris séditieux. Réponse spirituelle du duc de Berry à un vieux soldat. Ne manquant ni de présence d'esprit, ni d'à-propos quand il savait se contenir, il s'approcha, dans l'une de ces visites, d'un soldat qui avait crié vive l'Empereur, et lui demanda pourquoi il proférait ce cri.—Parce que Napoléon nous a conduits cent fois à la victoire, répondit le soldat questionné.—Beau miracle, répliqua le prince, avec des braves comme toi!—La réplique eut du succès, et courut les casernes. Elle valut quelques compliments au prince, mais ne changea guère les sentiments de l'armée.
Les soldats refusent le salut militaire à la maison du Roi. Ce fut bien autre chose quand parurent dans les rues de Paris les jeunes gens de la maison militaire. On leur avait donné de beaux uniformes, qu'ils montraient naturellement avec plaisir, et comme ils jouissaient du rang d'officier, ils avaient droit au salut militaire. Plus d'une fois les soldats leur refusèrent ce salut, et les peines disciplinaires n'y purent rien. Ce qui fut plus grave, la garde nationale elle-même se mit de la partie. Dès que la première compagnie des gardes du corps fut organisée, elle remplaça la garde nationale dans l'intérieur du château, et ne lui laissa que les postes extérieurs. C'était en quelque sorte mettre celle-ci à la porte du palais, (p.~237) et il fallait lui tout ôter, ou lui tout laisser. Mais un accident fortuit aggrava cette exclusion de l'intérieur des Tuileries. Commencement de brouille entre la garde nationale et les gardes du corps. Le jour où les gardes du corps entrèrent en fonctions, ils se rendirent au poste qu'ils devaient occuper à une heure où la plupart des gardes nationaux s'étaient absentés pour prendre leur repas. Ils s'emparèrent du poste purement et simplement, en mettant dehors les armes des absents. Quand ceux-ci revinrent, ils trouvèrent la place prise, et leurs armes à la porte du poste, sans avoir obtenu aucun des égards que les troupes ont les unes pour les autres quand elles se transmettent le service. Ils se récrièrent fort, et allèrent communiquer leur mauvaise humeur aux détachements voisins. Bien qu'il y eût seulement de la maladresse, et nulle intention offensante dans ce qui s'était passé, néanmoins l'émotion fut générale dans les rangs de la garde nationale. La légion qui ordinairement était placée aux Tuileries déclara qu'elle ne monterait plus la garde, ni au dedans ni au dehors du palais, et l'effet produit fut tel que M. de Blacas dut écrire au général Dessoles une lettre dans laquelle il remerciait au nom du Roi la garde nationale de ses services, et lui adressait les choses les plus flatteuses. On organisa même un banquet entre les gardes du corps et un certain nombre de gardes nationaux choisis, mais tout ce qu'on fit ne contribua qu'à ébruiter le désaccord sans l'apaiser.
Redoublement de caresses envers les maréchaux, le maréchal Davout excepté. Le Roi, de son côté, continua de témoigner les égards les plus empressés aux chefs de l'armée. Il reçut le maréchal Masséna, le complimenta beaucoup sur ses grands faits d'armes, et lui annonça sa (p.~238) prochaine naturalisation au moyen d'une proposition aux Chambres. Il reçut également Carnot en qualité de premier inspecteur de l'arme du génie, et l'amiral Verhuel comme officier de marine resté au service de France, sans paraître se souvenir que le premier fût régicide, et que le second eût défendu le Texel jusqu'à la dernière extrémité. Cependant, après avoir fait tant d'efforts sur eux-mêmes, il semblait que les Bourbons eussent besoin de soulager leur cœur aux dépens de l'un des grands militaires du temps. Le maréchal Davout fut la victime dévouée aux ressentiments du royalisme. Sa résistance à Hambourg, comme nous l'avons dit, avait révolté les souverains étrangers, et, comme nous l'avons dit aussi, ce maréchal avait tiré sur le drapeau blanc en le voyant associé au drapeau russe. Par ces divers motifs on était fort irrité contre lui, et on le croyait d'ailleurs le séide de Napoléon, ce qui prouve combien on était mal informé, car le maréchal se trouvait en disgrâce depuis 1812. Il fut donc le seul des maréchaux que le Roi ne voulut point recevoir. Disgrâce de ce maréchal. Le ministre de la guerre fut chargé de lui annoncer qu'ayant compromis le nom français au dehors, il faudrait qu'il expliquât sa conduite avant d'être admis à la cour. Le maréchal accueillit assez froidement cette communication, et continua le Mémoire qu'il avait entrepris pour faire connaître à la France et à l'Europe sa conduite à Hambourg.
Subit enthousiasme des militaires pour lui. À partir de ce moment, le maréchal Davout, jusque-là très-respecté mais peu aimé des militaires, devint soudainement leur idole. Il y avait une espèce de forum pour les officiers qui avaient quitté leurs (p.~239) corps, et qui ne se pressaient pas d'y retourner malgré les ordres réitérés du ministre de la guerre, c'était le boulevard dit des Italiens et le Palais-Royal. Affluence des officiers à la demi-solde dans la capitale. Les uns ayant de l'aisance et consommant à Paris l'argent qu'ils recevaient de leurs familles, les autres n'en ayant pas et dévorant en quelques jours leur solde arriérée, aimaient mieux rester dans la capitale pour s'y livrer à leur dépit, que de rentrer à leurs régiments, pour y être ce qu'on appelait officiers à la demi-solde. Leur conduite imprudente et provocatrice. Ils faisaient donc foule au Palais-Royal et au boulevard, interprétaient à leur façon les actes du gouvernement, poursuivaient de leurs railleries le Roi impotent, comparaient sa pesanteur aux vives allures de l'homme dont ils maudissaient naguère l'activité diabolique, se moquaient de la maison du Roi, et surtout des vieux émigrés qui journellement se rendaient en députation aux Tuileries et ne donnaient que trop souvent prise au ridicule. Tantôt en effet, c'étaient des députations de l'une des armées vendéennes, ou de l'armée de Condé qui avait servi si longtemps sur le Rhin; tantôt c'étaient des représentants du fameux camp de Jalès, arrivant avec le costume de leur province et de leur temps, visitant le Roi, visitant Monsieur, s'épanchant volontiers avec ce dernier, remettant des placets, rapportant de leur visite la décoration du Lis ou la promesse d'une pension. C'étaient là pour nos jeunes officiers des sujets continuels de moquerie, et on en avait vu quelques-uns, se livrant à la folie de leur âge, emprunter le costume des militaires de l'ancien régime, et se promener dans Paris, suivis d'une foule de leurs camarades (p.~240) que ce déguisement faisait rire aux éclats. Les scènes n'étaient pas toujours si plaisantes, car il y avait quelquefois des duels, mais heureusement assez rares, peu de gens osant chercher querelle aux officiers de l'armée impériale, et les princes en empêchant ceux qui l'auraient osé. La tristesse, et une tristesse qui n'était que trop justifiée, se mêlait à ces folles plaisanteries. Affreuse misère des nombreux fonctionnaires revenus des départements ci-devant français. Nous avons déjà parlé de ces milliers d'employés de tout genre, douaniers, percepteurs des impôts, officiers de police, qui avaient suivi l'armée à son retour, en partageant ses dangers et son héroïsme, et qui mouraient de faim à Paris avec leurs femmes et leurs enfants. Naturellement ils se joignaient aux groupes des officiers mécontents, et à la gaieté de ceux-ci ajoutaient le spectacle désolant de leur misère. Le baron Louis, plus soucieux de rétablir les finances que de soulager leur infortune, avait le tort de leur refuser des secours qui sans beaucoup charger le budget auraient fait cesser des souffrances imméritées, et on en avait vu plusieurs terminer leur détresse par un suicide. Ce mélange de scènes, les unes burlesques les autres navrantes, produisait un effet peu favorable sur les esprits, et commençait à les inquiéter vivement.
Grands commandements imaginés pour disperser et satisfaire les maréchaux. L'un des moyens imaginés pour rétablir la discipline militaire, et pour fournir de grands emplois aux maréchaux qui n'avaient pas obtenu des charges de cour, fut de les placer dans les principales divisions militaires, avec des pouvoirs étendus et de riches émoluments. Premièrement on trouvait un certain avantage à les disperser; secondement on (p.~241) savait bien que s'ils n'étaient pas toujours contents d'une cour dans laquelle ils se sentaient étrangers quoique très-caressés, ils ne désiraient pas le retour de Napoléon, et que transportés dans les provinces, ils chercheraient à exercer leur autorité sur les troupes, et à les ramener au devoir. On prit donc le parti de les y envoyer. À Paris, le commandement de la division était trop près de l'autorité souveraine pour avoir beaucoup d'importance. Pourtant il y fallait un homme ferme, et on choisit le général Maison, qui à Lille avait fait preuve de la plus rare énergie, et ne passait pas pour ami de Napoléon. Ailleurs, au contraire, on mit des maréchaux. On plaça le maréchal Jourdan là même où il avait fait arborer le drapeau blanc, c'est-à-dire à Rouen; le maréchal Mortier en Flandre, le maréchal Oudinot en Lorraine, le maréchal Ney en Franche-Comté (ces trois derniers dans le pays où ils étaient nés); le maréchal Kellermann en Alsace, où il avait toujours été occupé des dépôts; le maréchal Augereau à Lyon, où il venait de commander; le maréchal Masséna en Provence, où la Restauration l'avait trouvé; le maréchal Macdonald en Touraine, le maréchal Soult en Bretagne. Le maréchal Soult, rentré en grâce, est mis à l'essai en Bretagne. Ce dernier, disgracié à la suite des événements de Toulouse, s'était montré d'abord fort irrité, puis cédant aux bons conseils du général Dupont s'était calmé peu à peu, et avait même fait parvenir au Roi les assurances d'un sincère royalisme. Il avait ainsi obtenu le commandement de la province la plus royaliste de France, où l'on avait cru pouvoir sans danger le mettre à l'essai. On verra bientôt quel fut le succès (p.~242) de ces brillants commandements, desquels on concevait dans le moment d'heureuses espérances.
Après avoir déplu aux militaires, on s'expose à blesser les hommes les plus modérés de la Révolution. Tandis qu'on réussissait si peu auprès des militaires, en faisant cependant tant d'efforts pour conquérir leurs chefs, on réussissait moins encore auprès d'autres classes d'hommes qu'il aurait fallu ménager avec soin pour n'en pas faire les alliés des militaires. À peine rentrée la famille royale avait songé à célébrer un service funèbre pour Louis XVI, pour Marie-Antoinette, et les victimes augustes dont la tête était tombée sur l'échafaud. Certainement aucun des événements de la Révolution ne devait inspirer de plus douloureux sentiments que la mort de l'infortuné Louis XVI, payé de ses nobles intentions par la condamnation la plus inique, et il était simple de rendre hommage à son malheur. Mais dans les temps de partis, ce que les uns font simplement, les autres le font malicieusement, et le public prend surtout garde à ces derniers. Il était donc à craindre que cet hommage si mérité à une grande infortune ne devînt une nouvelle occasion de discordes. Services funèbres en l'honneur de Louis XVI, de Marie-Antoinette, de Madame Élisabeth. Quoi qu'il en soit, on choisit le 16 mai, jour anniversaire de la mort de Henri IV, et on célébra dans les églises de Paris un service funèbre en l'honneur des victimes royales immolées en 1793. Pour se conformer à la doctrine de l'oubli, on lut le testament de Louis XVI, dans lequel, à la veille de mourir, il pardonnait en termes si touchants à tous ses ennemis. Mais en province l'exemple, suivi quant à la cérémonie, ne le fut pas quant à la manière de la célébrer. Le clergé prononça des oraisons funèbres, et fit entendre à cette (p.~243) occasion un langage incendiaire. La révolution tout entière fut présentée comme un long crime, où tout était coupable, hommes et choses, où tout était à condamner, même les principes de justice au nom desquels la révolution avait été faite, et qui venaient d'être consacrés par la Charte. Langage imprudent de la presse royaliste à l'occasion des honneurs funèbres rendus à d'augustes victimes. La presse royaliste envenima encore la querelle, en répondant à ceux qui invoquaient l'oubli promis par la Charte, qu'on avait promis de tout oublier, en ce sens que les auteurs des forfaits révolutionnaires ne seraient jamais recherchés judiciairement, mais qu'on n'avait pas promis de faire taire la conscience publique à leur égard, de regarder comme indifférent ce qui était atroce, de sécher dans les yeux de la France les larmes qu'elle devait à de nobles victimes; que si ces témoignages de douleur blessaient les auteurs de certains crimes, il n'y avait pas à s'occuper de leur susceptibilité; qu'ils devraient se tenir pour heureux de promener sur le sol de la France leur impunité effrontée, mais qu'on ne pouvait leur garantir ni l'estime ni le silence des honnêtes gens; et que si des journées consacrées à la douleur publique leur étaient pénibles, ce n'était pas à l'expiation mais au crime à se cacher durant ces journées d'ailleurs si courtes et si rares. On devine l'effet d'un tel langage et sur les hommes directement attaqués, et sur ceux qui leur étaient attachés non par la communauté des actes, mais par celle des principes.
Services funèbres pour Moreau, Pichegru, Georges Cadoudal. Une fois entré dans la voie des souvenirs inopportuns, on ne s'arrêta point. Après Louis XVI et Marie-Antoinette, vinrent madame Élisabeth, le duc d'Enghien, Moreau, Pichegru, et, le croirait-on, (p.~244) Georges Cadoudal lui-même, qui, devant les tribunaux, avait avoué le projet de frapper le Premier Consul sur la route de la Malmaison. On rechercha le prêtre qui l'avait assisté dans ses derniers moments, et on le chargea d'officier dans la cérémonie funèbre. On fit plus, on commit l'imprudence d'annoncer que le Roi payerait les frais de la cérémonie. C'était compromettre bien gratuitement Louis XVIII auprès des libéraux modérés, qui se plaisaient à le regarder comme plus sage que sa famille et son parti. Profonde irritation de l'armée. L'effet de cette cérémonie fut grand surtout chez les militaires, qui firent à cet égard éclater une telle indignation que la police alarmée crut devoir en prévenir le Roi.
S'y prendre de la sorte, c'était unir du lien le plus étroit les révolutionnaires, même les plus modérés, aux militaires et à tous les partisans de l'Empire. Attaques contre les acquéreurs des biens nationaux, dirigées surtout par le clergé. On ne ménagea pas davantage les acquéreurs de biens nationaux et les prêtres assermentés. Au fond les princes étaient désolés, en rentrant en France, de ne pouvoir pas rendre leurs biens aux émigrés, et de s'entendre dire, que rétablis aux Tuileries, ils ne songeaient plus à ceux qui mouraient de faim pour s'être dévoués à leur cause. Il ne fallait pour penser et sentir de la sorte qu'être des princes bons et reconnaissants. Mais la politique, sans être ni ingrate ni immorale, et uniquement parce qu'elle est la raison appliquée à la conduite des États, est souvent condamnée à de pénibles sacrifices. Or en considérant que les biens d'église avaient pu être légitimement aliénés, en considérant que beaucoup de biens d'émigrés avaient pu (p.~245) l'être aussi, car ces émigrés avaient fait la guerre à leur patrie, et la confiscation, justement abolie depuis, mais existant alors dans les lois, avait pu être appliquée à l'acte dont ils s'étaient rendus coupables, en considérant surtout qu'un bouleversement général de la propriété aurait suivi la révocation des ventes dites nationales, la politique qui n'était pas tenue de raisonner et de sentir comme les Bourbons, avait eu raison de consacrer ces ventes d'une manière irrévocable. Cependant les princes pensaient comme M. Lainé, et ils auraient voulu que les acquéreurs, garantis par la loi, mais vaincus par l'opinion, restituassent leurs biens aux anciens propriétaires, moyennant quelques arrangements pécuniaires. En pensant de la sorte, ils devaient naturellement encourager ou souffrir tout ce qui était entrepris dans ce sens.
Les prêtres, plus imprudents encore que les émigrés, commencèrent dans les provinces à tenir en chaire un langage des plus dangereux. Ils prêchèrent publiquement contre le Concordat, contre la vente des biens d'église, contre celle des biens d'émigrés, et poussèrent la témérité jusqu'à refuser les sacrements à des acquéreurs qui mouraient sans avoir restitué, suivant une expression qui devint alors usuelle.
Attaques contre les prêtres assermentés. Ils ne bornèrent pas leurs attaques aux acquéreurs de biens nationaux, ils les étendirent au clergé modéré, à celui que le Concordat avait institué, et rallumèrent la discorde dans le sein de l'Église. Omission regrettable du Sénat au sujet du Concordat, et projet de revenir sur ce traité parce qu'il n'est pas garanti par la Charte. Malheureusement le Sénat, dans son projet de constitution, n'avait pas songé à garantir le maintien (p.~246) du Concordat, et si quelque chose peut donner une idée du service que ce corps avait rendu en consacrant de nouveau les principes sociaux et politiques de la Révolution française, c'était le bouleversement dont on était menacé dans l'ordre religieux, parce qu'il avait négligé de mentionner le Concordat. Il ne s'agissait de rien moins en effet que de revenir sur tous les changements que la Révolution avait produits dans l'Église, et qui avaient été consacrés par le temps, par la législation, par le suffrage des hommes éclairés.
Ce qu'il y avait de grave à vouloir toucher au Concordat. On se rappelle sans doute dans quelle situation le Premier Consul avait trouvé la religion en 1800. Un nombre considérable de prêtres s'étaient soumis à la constitution civile du clergé, par douceur, par amour de la paix, par approbation sincère de ce que cette constitution offrait de raisonnable. Les autres s'y étaient refusés par scrupule religieux, et quelques-uns par esprit de parti. Les prêtres qui avaient prêté le serment avaient obtenu à ce prix l'administration du culte: ceux qui l'avaient refusé avaient encouru l'interdit du gouvernement, mais conservé la confiance des fidèles. Les premiers pratiquaient le culte dans les églises, et au milieu d'une véritable solitude, les seconds dans l'intérieur des maisons, et au milieu d'une nombreuse affluence. Ceux-ci frappaient de nullité les actes des assermentés, refaisaient les mariages, les baptêmes, tous les actes de la vie civile en un mot où la religion intervient. Là ne s'arrêtait pas le désordre. Beaucoup de siéges épiscopaux étaient demeurés vacants par le refus du Pape d'instituer les évêques que le pouvoir (p.~247) temporel avait nommés, et, dans cette confusion, les croyants sincères ne savaient à qui entendre, les non-croyants en prenaient occasion de mépriser également assermentés et non assermentés, et même de les proscrire tous, ainsi qu'on l'avait vu pendant l'époque dite la terreur. Enfin tandis que la Convention proscrivait les prêtres, le royalisme dans la Vendée se servait d'eux pour exciter, entretenir, fomenter la guerre civile. Confusion dans laquelle on était exposé à tomber en essayant de rétablir l'ancien état de l'Église. Tel était l'état de l'Église la veille du Concordat. Le Premier Consul fort de sa gloire alors sans tache, de son crédit sur les esprits alors sans limite, de son pouvoir sur l'Europe alors sans rival, avait amené le Pape à consacrer ce qu'il y avait de raisonnable dans la constitution civile du clergé, à changer les circonscriptions diocésaines, à les rapprocher des circonscriptions administratives, à diminuer le nombre des siéges qui était excessif, à le proportionner au nombre des départements, à accepter le double principe de la nomination temporelle des prélats par le chef de l'État et de leur institution spirituelle par le Saint-Siége, à reconnaître en outre les principaux changements sociaux accomplis, comme l'attribution de l'état civil aux magistrats civils, l'abolition des juridictions ecclésiastiques, l'aliénation des biens de l'Église, etc. Le Premier Consul avait promis en retour que l'État protégerait le culte catholique, lui fournirait un traitement convenable, lui rendrait en un mot tout l'éclat qui doit lui appartenir dans un pays à la fois religieux et éclairé. Enfin, dans le désir de faire cesser un schisme déplorable, le Pape et le Premier Consul étaient convenus de révoquer tout entier l'ancien (p.~248) personnel de l'Église française, pour le constituer de nouveau, en choisissant parmi les assermentés et les non assermentés tout ce qui était honnête, pur, attaché à la religion et à la France. Tel était le grand traité de paix avec l'Église, qui avait fait tant d'honneur au général Bonaparte et à Pie VII, parce qu'il avait fait tant de bien au pays et à l'Église, traité plus glorieux, plus solide que ceux de Lunéville, de Presbourg, de Tilsit, car tandis que ceux-ci, œuvres de la victoire et mobiles comme elle, ont disparu du droit public de l'Europe, celui-là, fondé sur l'immuable raison, subsiste, et malgré les exagérations de certains hommes, subsistera autant que le culte en France, parce qu'il est la seule règle que puissent accepter une religion éclairée et une politique à la fois pieuse et indépendante.
Causes de la haine des Bourbons pour le Concordat. S'il était un acte qui eût servi la puissance du Premier Consul, et eût abrégé pour lui le chemin au trône, c'était incontestablement le Concordat. La paix avec l'Église, la paix avec l'Europe, et le Code civil, avaient été ses trois titres éclatants à l'Empire. Les Bourbons, dans leur exil, avaient senti la portée du Concordat, ils l'avaient plus redouté, plus entravé, plus haï qu'aucun des actes de Napoléon, et ils avaient contribué par leur influence à empêcher beaucoup de prélats de donner au Pape la démission qu'il leur demandait. En effet treize de ces prélats l'avaient refusée, et sur ce nombre dix ou douze vivaient encore. Mais tel avait été le succès du Concordat sur les esprits, que ces refusants n'avaient conservé aucune autorité, et que les prélats nommés par Napoléon et Pie VII aux siéges (p.~249) dont les anciens possesseurs ne s'étaient pas démis, avaient été reconnus, vénérés, obéis, comme ceux qui s'étaient assis sur un siége vacant. Quelques prêtres implacables s'étaient bien obstinés à ne pas reconnaître les évêques dont les prédécesseurs, vivants et non démissionnaires, étaient à Londres, mais ils avaient encouru le titre ridicule et mérité de petite Église, parce qu'il répondait à son étendue et à son importance dans le monde religieux.
Napoléon ayant par sa faute rendu le trône aux Bourbons, son œuvre la plus sensée était menacée de ruine comme les plus folles. En effet, les princes de Bourbon, liés par la Constitution du Sénat, devenue la Charte, étaient obligés en politique, en administration, à respecter certains principes, mais libres en matière religieuse, parce qu'on avait omis de consacrer le Concordat, ils voulaient en cette matière rétablir le passé purement et simplement. Et cette disposition des princes de Bourbon n'était que trop naturelle, car, outre que leurs sentiments religieux les y portaient, ils y étaient contraints par les exigences de leurs amis, contre lesquels ils n'avaient pas ici pour se défendre la ressource d'un article de la Charte. Sévérité des Bourbons à l'égard de Pie VII. Ajoutez qu'ils détestaient non-seulement le Concordat par souvenir du mal qu'il leur avait fait, mais le Pape lui-même, qu'ils ne lui avaient pas encore pardonné ses complaisances envers Napoléon, qu'ils le regardaient comme une espèce de prêtre assermenté, auquel il fallait bien faire grâce, parce que lui aussi était légitime, mais en abolissant de ses œuvres tout ce qu'on pourrait abolir. Or se figure-t-on les conséquences d'une entreprise (p.~250) pareille, c'est-à-dire le Pape révoquant les circonscriptions actuelles pour rétablir les anciennes, demandant une seconde fois leur démission à tous les prélats pour replacer ceux qu'il avait jadis dépossédés, recomposant ainsi tout un clergé dans un esprit de réaction aveugle, c'est-à-dire revenant aux anciennes distinctions d'assermentés et de non assermentés, remettant l'Église en schisme, les prêtres en guerre, les fidèles en confusion, et tandis que le Pape, démentant lui-même son infaillibilité, se serait proclamé le plus faillible des princes, l'Église aurait revendiqué, l'excommunication à la main, les biens ecclésiastiques que les Bourbons s'étaient engagés par la Charte à laisser aux acquéreurs? Il fallait l'ignorance où les émigrés étaient de la France, pour se jeter dans une entreprise qui à chaque pas les aurait fait tomber dans d'inextricables embarras et d'immenses dangers.
Résolution arrêtée de révoquer le Concordat, et refus d'entrer en rapport avec les prélats en fonctions, lorsque l'ancien titulaire existait encore. Pourtant, libres de l'essayer, les Bourbons y étaient résolus, et ils commençaient par ne pas reconnaître certains prélats, par refuser tout rapport avec eux. Déjà le cardinal Maury avait été expulsé de son siége, parce que le comte d'Artois avait déclaré ne pas vouloir être reçu par lui à Notre-Dame le jour de son entrée à Paris. Le cardinal Maury à la vérité, même aux termes du Concordat, n'était pas dans une position régulière. Mais une semblable résolution était prise à l'égard de beaucoup d'autres que le Pape avait institués, parce que les uns étaient assermentés, parce que les autres occupaient des siéges dont les anciens titulaires vivaient à Londres, après avoir en 1802 refusé leur démission (p.~251) au Pape. Ces évêques non démissionnaires s'étaient hâtés de quitter Londres et d'accourir à Paris où on leur avait fait la confidence, qui n'en était plus une, du projet de revenir sur le Concordat. Ils n'avaient pas manqué d'en instruire le clergé tout entier, et sur-le-champ, dans les siéges où deux titulaires étaient en présence, le schisme avait recommencé. Ainsi, à la Rochelle, comme nous l'avons dit, le titulaire nommé par Napoléon en vertu du Concordat, institué par le Pape, réunissant par conséquent la double investiture temporelle et spirituelle, mais ayant pour antagoniste l'ancien titulaire non démissionnaire, avait vu s'opérer dans son clergé une sorte de rébellion. Scandale à la Rochelle. La plupart des prêtres méconnaissaient son autorité, et ne reconnaissaient que celle de l'évêque exilé, réfractaire au Concordat. Cette espèce de schisme avait fait des progrès rapides dans les deux Charentes, la Dordogne, la Vendée, les Deux-Sèvres, la Loire-Inférieure, le Loir-et-Cher, la Sarthe, la Mayenne, de manière qu'on ne savait plus à quelle autorité religieuse accorder obéissance. Par suite de ce désordre, les passions étaient la seule inspiration écoutée. On prêchait contre le Concordat, contre les assermentés, contre les acquéreurs de biens nationaux; on ajoutait ainsi à toutes les effervescences du zèle politique toutes celles du zèle religieux. Scandale à Besançon. À une autre extrémité de la France, dans la Franche-Comté, où l'esprit, quoique modéré sous le rapport politique, était ardent sous le rapport religieux, il se produisait un désordre un peu différent, mais tout aussi grave, et plus scandaleux, s'il est possible. L'archevêque (p.~252) de Besançon, Lecoz, ancien prélat constitutionnel, mais prêtre infiniment respectable, avait été imposé par la fermeté du Premier Consul à la sagesse de Pie VII, et accepté comme l'un des élus du Concordat. Il avait donc obtenu la double institution des pouvoirs temporel et spirituel. Il administrait son troupeau avec piété et décence, mais il avait offert asile dans son diocèse à beaucoup de prêtres assermentés, sans se montrer ni vindicatif ni partial envers les autres. Enfin, on n'avait pas même à son égard le prétexte tiré de l'existence d'un ancien titulaire ayant refusé sa démission et vivant encore. On avait néanmoins prononcé contre sa personne une sorte d'interdit, et, sans lui refuser l'obéissance matérielle pour l'accorder à un compétiteur qui n'existait pas, on le fuyait comme un coupable, on refusait de le voir, et non-seulement lui, mais tous les prêtres qui s'étaient trouvés dans la classe maudite des assermentés. Le préfet était le premier à donner cet exemple déplorable.
Quoique le clergé français dans la conduite inconsidérée qu'il tenait presque partout, ne fût que le complice du gouvernement, il poussait les choses au point d'embarrasser le gouvernement lui-même, et de le gêner outre mesure. Il était impossible en effet de défaire le Concordat sans le Pape, et ceux qui par zèle pour l'Église se mettaient en révolte contre ses actes, ne pouvaient cependant pas la méconnaître au point de vouloir agir sans elle. Il fallait donc, en attendant qu'on eût obtenu de Pie VII la révocation du Concordat, il fallait de toute nécessité reconnaître les autorités religieuses existantes, (p.~253) sous peine de tomber dans une véritable anarchie, car dans diverses parties de la France on était prêt à chasser violemment certains prêtres, et à déposséder les acquéreurs de biens nationaux[9]. Lettre trop vague de M. de Montesquiou pour rétablir l'obéissance envers l'évêque de la Rochelle. M. l'abbé de Montesquiou appréciant les conséquences d'une pareille conduite en signala au Roi le danger, et se fit autoriser à écrire à l'évêque de la Rochelle, titulaire actuel par la double nomination de l'Empereur et du Pape, une lettre dans laquelle on lui disait qu'il devait exiger l'obéissance des prêtres de son diocèse; que ceux qui avaient des scrupules n'avaient qu'à résigner leurs fonctions, et que s'il fallait le secours des autorités séculières pour assurer leur obéissance, ce secours ne lui ferait pas défaut. Mais au silence absolu gardé sur le Concordat dans cette lettre, il était évident que le gouvernement considérait ce traité comme un règlement provisoire, obligatoire en attendant qu'il fût changé, et qu'on ne voulait donner au malheureux prélat qu'une force purement matérielle et nullement une force morale. Aussi la lettre, écrite plutôt pour Paris que pour la Rochelle, ne fut-elle d'aucune utilité sur les lieux, et la police elle-même se vit obligée d'en signaler au Roi la complète inefficacité.
Négociation à Rome pour obtenir la révocation du Concordat. M. de Pressigny, évêque de Saint-Malo, chargé de cette négociation. Pendant ce temps on avait pris le parti de négocier à Rome. Le Roi avait fait choix de l'ancien évêque de Saint-Malo, M. Courtois de Pressigny, et (p.~254) l'avait revêtu de la qualité d'ambassadeur extraordinaire auprès du Saint-Siége. Ses instructions étaient les suivantes. Ses instructions. En conservant pour le Saint-Siége le respect que la maison de Bourbon ne pouvait pas lui refuser, on devait faire sentir doucement à Pie VII qu'il avait été bien faible envers l'usurpation, qu'on voulait l'oublier par égard pour son divin caractère et ses malheurs, mais que si on montrait une telle déférence, il fallait de son côté qu'il se hâtât d'abolir toute trace de ses faiblesses, et déclarât non avenu tout ce qui s'était fait, même avec son concours, depuis l'entrée des Français en Italie, ce qui entraînait la nullité pure et simple du Concordat. On lui demandait comme conséquence immédiate d'une telle résolution de rétablir les anciens siéges au nombre de 135, de remettre sur ces siéges les prélats qui avaient refusé leur démission en 1802, et qui vivaient encore, car, disait la cour de France, ils avaient été persécutés, exilés vingt-cinq ans pour la cause de la vraie foi, et ils avaient autant de titres à rentrer dans leurs diocèses que Louis XVIII à Paris, le Pape à Rome. On demandait donc à Pie VII de revenir à une circonscription que l'Église elle-même avait jugée déraisonnable; on lui demandait de déposséder ceux qu'il avait institués pour rétablir ceux dont il avait exigé la démission et qui lui avaient désobéi, et d'opérer ainsi deux fois en douze ans ce qu'on avait soi-même déclaré exorbitant et illicite lorsqu'il l'avait tenté une première fois! Quelles déplorables et scandaleuses contradictions à imposer à un infortuné pontife, dont l'autorité morale aurait pourtant dû être chère à (p.~255) des princes qui tenaient à placer haut le droit divin, dont ils faisaient découler le droit royal!
Tandis qu'on demande au Pape de révoquer le Concordat, il demande à Louis XVIII de lui rendre Avignon. Mais tandis qu'on préparait cette ambassade, la raison n'était pas beaucoup plus écoutée à Rome qu'à Paris, et Pie VII voulant modifier le Concordat sur quelques points qui touchaient vivement l'Église romaine, avait adressé au roi Louis XVIII un message qui arrivait au moment même où partait pour l'Italie celui que nous venons d'exposer. Après avoir félicité le chef de la maison de Bourbon du rétablissement de sa famille sur le trône de France, le Pape lui témoignait la plus grande confiance dans ses sentiments religieux, lui conseillait de ne pas admettre la Constitution du Sénat (on ne connaissait pas encore à Rome la promulgation de la Charte), le suppliait de repousser la liberté des cultes, et de rendre à l'Église française une dotation en biens fonds; il invoquait en outre sa protection auprès des autres puissances pour faire restituer au Saint-Siége les Légations, Ponte-Corvo, Bénévent (Bénévent appartenait à M. de Talleyrand, qui devait recevoir ce message); et enfin il lui redemandait Avignon, qui était actuellement dans les mains de la France, et que Louis XVIII, disait Pie VII, ne pouvait, en fils aîné de l'Église, refuser de rendre au Saint-Siége!
Certes les révolutions qui se jettent follement vers l'avenir, sans tenir compte du présent, sont souvent bien extravagantes, mais les contre-révolutions, qui veulent revenir vers un passé impossible, ne le sont pas moins, et on ne peut s'empêcher de le sentir en voyant Louis XVIII demander l'abolition (p.~256) du Concordat au Pape qui lui redemandait Avignon!
Heureusement ni l'une ni l'autre de ces prétentions n'avait des chances sérieuses d'être écoutée, mais il restait l'agitation excitée dans une partie du pays, et bien des imprudences commises en matière religieuse que la France était disposée à prendre en très-mauvaise part. On en eut dans ce moment même un triste et fâcheux exemple.
Ferveur religieuse des princes, et de madame la duchesse d'Angoulême. Le comte d'Artois, le duc et la duchesse d'Angoulême, avaient été blessés en rentrant en France d'y voir le dimanche si peu observé, d'y voir dans ce jour destiné au repos et à la prière les boutiques ouvertes le matin, souvent les chantiers remplis d'ouvriers jusqu'au soir, et les lieux d'amusements plus accessibles, plus fréquentés qu'en aucun autre jour de la semaine. Ils étaient surpris, eux qui revenaient d'Angleterre, où la vie est comme suspendue le dimanche, de trouver le catholicisme moins fidèle observateur des préceptes de l'Écriture que le protestantisme, et ils répétèrent plusieurs fois à M. Beugnot, directeur de la police, que c'était là un scandale révolutionnaire qui devait cesser avec le retour des princes légitimes. M. Beugnot, touché de ces reproches, et considérant d'ailleurs le dimanche comme une institution aussi respectable sous le rapport social que sous le rapport religieux, fouilla dans les vieux édits de la monarchie, et même dans les ordonnances de la république fort soigneuse de faire respecter les décadis, et y découvrit des dispositions qu'il crut avoir le droit de faire revivre. Les princes provoquent une ordonnance de police sur l'observation rigoureuse des dimanches et fêtes. En conséquence, le 7 juin il rendit (p.~257) une ordonnance de police prescrivant la rigoureuse observation des dimanches et jours de fête. En vertu de cet arrêté, les boutiques devaient être fermées le dimanche, du matin au soir; les échafaudages, les chantiers, devaient être abandonnés; toute voiture destinée à porter des fardeaux devait cesser de circuler. Les cabarets, les cafés, ne pouvaient être accessibles que l'après-midi, les lieux de danse que le soir, et il n'était permis qu'aux pharmaciens et aux herboristes de tenir leurs portes ouvertes toute la journée. Ces dispositions étaient prescrites sous des peines sévères, comme des amendes de 100 à 500 francs, et la saisie des objets en contravention.
Conséquences matérielles et fâcheux effet de cette ordonnance. C'était méconnaître l'esprit non-seulement de la France nouvelle, mais de la France de tous les temps, aimant la liberté privée plus encore que la liberté politique, ne voulant pas être gênée dans ses allures faciles, même négligées quand il lui plaît de les avoir telles; portée à fronder, à contredire dans les petites choses plus encore que dans les grandes, laissant quelquefois son gouvernement commettre un acte qui peut décider de son sort, et prenant feu tout à coup pour un spectacle frivole qu'on lui interdit; prête à devenir dévote sous un gouvernement incrédule, presque impie sous un gouvernement dévot, et heureusement plus sérieuse que ces singuliers travers ne le feraient supposer. Il y eut un grand émoi dans Paris lorsque le dimanche on voulut obliger à se fermer dès le matin des boutiques qui ne se fermaient que l'après-midi, faire vider des chantiers qui restaient ouverts une (p.~258) grande partie du jour, arrêter des voitures sous prétexte de leur chargement, et appliquer pour ces délits des peines assez graves empruntées à des édits oubliés depuis un siècle. Requérir pour cet office la garde nationale qu'on fatiguait déjà de tant de manières pour la répression de troubles d'un autre genre, n'était guère praticable. Ce fut la garde municipale de Paris, fort occupée elle-même, qu'il y fallut employer, en bravant les cris de la population remuante et laborieuse.
L'effet fut le même dans presque toutes les classes, et le gouvernement qu'on appelait un gouvernement d'étrangers, de nobles, d'émigrés, fut appelé en outre un gouvernement de dévots, et les frondeurs qui se ralliaient déjà de sa politique, se raillèrent bien davantage de sa dévotion. Blâme violent de M. le duc de Berry à l'égard de l'ordonnance sur les fêtes et dimanches. L'impression fut assez forte pour troubler le Conseil, et pour attirer à M. Beugnot de la part de M. le duc de Berry des reproches fort durs, en un langage tout à fait soldatesque.—Vous voulez, lui dit-il, nous faire passer pour des bigots, et vous ne pouviez pas choisir une manière plus sûre de nous dépopulariser en France.—Louis XVIII qui, sans être dévot, voulait la destruction du Concordat, dit lui-même qu'on avait été en cette occasion bien prompt, et au moins imprudent.
Les Bourbons, en trois mois, avaient déjà blessé l'opinion publique dans les points les plus essentiels. Il y avait à peine trois mois qu'on était revenu en France, et déjà, sans mauvaise intention, uniquement pour n'avoir pas su contenir ses amis et soi-même, on avait froissé l'armée par des réductions sans doute inévitables, mais maladroitement associées au rétablissement de la maison militaire (p.~259) du Roi; on avait, par des cérémonies pieuses et dues certainement à la mémoire de Louis XVI, mais accompagnées d'autres fort inconvenantes, blessé les hommes attachés à la Révolution, et on les avait déjà réunis aux bonapartistes qu'ils étaient loin d'aimer; on avait aliéné complétement le clergé modéré, de beaucoup le plus nombreux, par des attaques extravagantes contre les prêtres assermentés et contre le Concordat; on avait alarmé la classe redoutable des acquéreurs de biens nationaux, par les prédications qui avaient été permises en chaire contre la vente des biens d'église, et par une foule de propos qui avaient leur source aux Tuileries mêmes; on avait enfin, par des mesures de police irréfléchies, blessé cette puissante classe moyenne, qui, sans être impie, veut rester libre dans ses croyances et ses usages, être religieuse s'il lui plaît, ou le contraire s'il lui convient. On allait de la sorte en toutes choses au rebours non-seulement des intérêts et des lumières, mais des mœurs, des goûts, des travers même du temps et du pays.
La réunion des Chambres était un moyen prochain et salutaire d'arrêter le gouvernement dans sa marche fâcheuse. Ces divers actes, produits coup sur coup, devaient ressortir à un tribunal fort élevé, heureusement sage, et peu disposé à se laisser dominer par les influences de cour, celui des deux Chambres instituées par la Charte. Le Roi, comme on doit s'en souvenir, les avait réunies le 4 juin, pour leur communiquer la Charte, et les mettre en mesure d'entreprendre leurs travaux. Les Chambres, assemblées le 4 juin, commencent par s'occuper de leur règlement. Elles n'avaient pas cessé depuis de s'assembler, et elles s'étaient d'abord occupées de leur règlement, qui devait précéder tout autre travail, car avant de délibérer il fallait nécessairement (p.~260) qu'elles déterminassent la forme de leurs délibérations. Après quelques débats elles s'étaient entendues, et avaient adopté le système de règlement qui était reconnu le plus propre à favoriser l'examen paisible et sérieux des questions. Adoption des principes qui ont prévalu depuis dans la tenue des assemblées. Le terrible souvenir du comité de salut public avait rendu pour jamais odieuse l'institution des comités permanents, s'emparant de certaines parties du gouvernement, comme les finances, la guerre, la politique extérieure, la justice, la police, s'y établissant en souverains, et y exerçant un dangereux, quelquefois un sanglant despotisme. Mais comme il faut que toute assemblée se sous-divise pour examiner chaque question dans le calme des réunions particulières, les Chambres adoptèrent la division en bureaux de vingt ou trente membres, qui devaient se renouveler chaque mois au sort, examiner sommairement les affaires qui leur seraient soumises, et transmettre à une commission nommée par eux le soin de les approfondir et d'en faire rapport à l'assemblée en séance générale. Cette forme de travail adoptée, le règlement tout entier devait s'ensuivre, et c'est celui qui a prévalu, et qui prévaudra toujours, lorsqu'on voudra se soustraire à la tyrannie des partis.
Constitution des Chambres, et nomination de M. Lainé comme président de la Chambre des députés. Leur règlement terminé, les deux Chambres s'étaient constituées, et en avaient fait part à la royauté. La Chambre des députés, ci-devant Corps législatif, avait présenté cinq candidats, entre lesquels le Roi devait, d'après la Charte, choisir un président. Le Roi choisit M. Lainé, qui avait réuni le plus grand nombre de voix, et qui était redevable de cette double préférence à un talent élevé, (p.~261) à un caractère sérieux, et au rôle qu'il avait joué en décembre précédent, lorsque, rapporteur du Corps législatif, il avait excité à un si haut point la colère de Napoléon. La Chambre des députés ainsi constituée, commença immédiatement ses travaux.
Au milieu du réveil de toutes les passions politiques étouffées si longtemps, c'était une circonstance grave que l'entrée en fonctions des deux Chambres, ne voulant à aucun prix ressembler aux assemblées de l'Empire quoiqu'elles fussent ces mêmes assemblées, l'une continuée aux deux tiers, l'autre en entier, et bien résolues à ne pas retomber dans la soumission qu'on leur avait tant reprochée. Esprit des Chambres en 1814. Heureusement elles étaient composées d'hommes sages, expérimentés, et imbus de l'esprit dont le gouvernement aurait dû être pénétré lui-même. Ces hommes n'avaient pas désiré les Bourbons, mais Napoléon devenu impossible, ils les avaient rappelés comme nécessaires, et souhaitaient de bonne foi que ces princes fussent conciliables avec la France, telle qu'une immense révolution l'avait faite. Ils ne voulaient rien précipiter, ils étaient même décidés à tolérer beaucoup de fautes, mais à condition que la direction générale du gouvernement serait sensée, et tournée vers le véritable but auquel on devait tendre.
Juillet 1814. Le gouvernement de son côté, voyant le règlement terminé, ce qui avait pris le mois de juin, et sentant que divers actes fort irréfléchis allaient trouver auprès des Chambres des juges sévères, s'était demandé quelle conduite il convenait de tenir envers elles. Opinion de M. de Montesquiou sur la manière de se conduire envers les Chambres. M. de Montesquiou, qui avait la mission comme (p.~262) ministre de l'intérieur, et la prétention comme ancien membre de la Constituante, de se présenter aux Chambres et de s'y faire écouter, avait conseillé de se renfermer dans une extrême réserve à leur égard, de leur proposer peu de chose, d'éluder autant que possible ce qui viendrait de leur initiative, et le budget obtenu, le système des finances arrêté, de les ajourner pour leur donner du repos et en prendre soi-même. Il s'était fondé sur l'opinion plus fausse que vraie, mais très-répandue, que n'ayant pas les moyens de patronage qui existent en Angleterre, on ne pourrait pas conduire aisément les Chambres françaises, et que n'étant pas assez puissant, il fallait être prudent avec elles. Cette opinion bientôt déjouée par le résultat. M. le duc de Berry se récria fort contre une manière d'agir qui devait annuler ou amoindrir l'autorité royale, mais on le laissa dire, habitué qu'on était à ses saillies, et on accorda plus de confiance aux conseils de M. de Montesquiou, sauf à modifier selon les événements le plan de conduite imaginé par ce ministre.
Mais les Chambres allaient, quoi qu'on fît, obliger le gouvernement à se produire, à se manifester, en se manifestant vivement elles-mêmes. À peine la Chambre des députés était-elle constituée, que les propositions s'y succédèrent rapidement. Première proposition de M. Bouvier-Dumolard assez froidement accueillie. Un ancien préfet impérial, membre autrefois de diverses assemblées, homme de sentiments honnêtes et chaleureux, mais ami du bruit, et ayant le goût de parler plus qu'on n'avait alors celui d'écouter, M. Bouvier-Dumolard proposa d'adresser une supplique au Roi, pour réclamer une loi par laquelle on déclarerait que les deux Chambres étaient le vrai (p.~263) parlement de France, et le seul ayant droit de porter ce titre. M. Bouvier-Dumolard voulait par ce moyen assurer immédiatement aux deux Chambres françaises le rôle et le titre des chambres anglaises, et de plus répondre à une protestation dont on s'entretenait beaucoup, et qu'on disait avoir été faite contre la Charte par les membres survivants des anciens parlements. La proposition trop vague de M. Dumolard n'eut pas de suite, mais elle en aurait eu si la protestation dont on parlait avait présenté un caractère plus sérieux. Deux autres propositions suivirent celle-là, et obtinrent beaucoup plus de retentissement.
Proposition de M. Durbach, relative à l'ordonnance sur la presse, et à l'ordonnance sur les fêtes et dimanches. Un député de l'Alsace, M. Durbach, dépourvu de prétentions personnelles, mais animé de sentiments très-ardents, et fréquentant beaucoup les hommes de la Révolution, attaqua, comme contraires à l'esprit de la Charte, l'arrêté de police sur les fêtes et dimanches, et l'ordonnance royale qui avait placé la presse sous les règlements de librairie de l'Empire. Il soutint qu'un directeur de la police n'avait pas le droit de prononcer des pénalités, sous prétexte qu'on les empruntait à d'anciens édits, et que la Charte ayant promis la liberté de la presse, il n'était conforme ni à son texte ni à son esprit, de laisser la presse quotidienne sous l'autorité des censeurs. Effectivement, les journaux et les brochures étaient soumis à une inspection préalable, qui au surplus s'exerçait avec beaucoup de ménagement, car on avait mis à la tête de la librairie un professeur de philosophie illustre, appelé à devenir l'un des personnages les plus considérables de l'époque, (p.~264) et destiné à rester un écrivain du premier ordre, M. Royer-Collard, partisan décidé des Bourbons, mais esprit fier, indépendant et libéral. Il n'aurait certainement pas couvert de son nom un exercice tyrannique de la censure. Pourtant elle existait; le directeur de la police mandait quelquefois les principaux rédacteurs des journaux, et en se bornant à leur donner des conseils, les maintenait dans une certaine mesure qui n'empêchait pas les feuilles royalistes de se permettre souvent un langage des plus violents. M. Durbach dénonça l'ordonnance relative à la presse, et l'arrêté sur la célébration des fêtes et dimanches, avec une rudesse de langage à laquelle on n'était pas accoutumé, et qui lui valut le rejet de ses propositions. Cette proposition repoussée à cause de la violence de la forme, est adoptée quelques jours après, lorsqu'elle est reproduite par M. Faure en termes modérés. Toutefois on sentait que ces propositions étaient fondées, et on était généralement disposé à les accueillir lorsqu'elles seraient présentées et soutenues avec plus de modération. Quelques jours après, M. Faure, suscité par une partie notable de la Chambre, déposa une nouvelle proposition relative à la presse seulement, et tendant à supplier le Roi de faire préparer une loi sur l'exercice du droit d'écrire. C'était dire assez clairement qu'on regardait comme illégale l'ordonnance qui avait replacé ce droit sous la police de l'ancienne librairie. La proposition de M. Faure fut votée à l'unanimité.
Quant à l'arrêté relatif à l'observation des fêtes et dimanches, on était embarrassé de prendre un parti, car c'était une matière sur laquelle il était difficile d'adopter des prescriptions absolues. À faire une loi, il n'était guère possible d'y insérer d'autres (p.~265) dispositions que celles qui étaient contenues dans l'arrêté de M. Beugnot, car on ne pouvait pas déclarer officiellement que le dimanche ne serait qu'à demi observé, et on ne pouvait pas non plus reproduire des prescriptions qui avaient causé dans le public l'impression la plus fâcheuse. N'osant donc ni les abroger, ce qui eût semblé l'abolition du dimanche, ni les maintenir, ce qui eût froissé plus vivement encore l'opinion fortement indisposée, on renvoya la question à une commission pour l'examiner sérieusement et en silence.
Cette promptitude des députés à se saisir des sujets qui occupaient l'attention publique, prouva bientôt combien on s'était abusé en croyant qu'il serait aisé de mesurer aux Chambres leur participation aux affaires, qu'il suffirait par exemple d'un peu de réserve pour les tenir à distance, comme on fait avec un indiscret dont on se débarrasse en ne lui parlant pas de ce dont il est le plus pressé de parler. Lorsqu'on se décide à introduire les assemblées dans le gouvernement, il ne faut pas le faire à moitié, car elles forcent les portes qu'on ne voudrait qu'entr'ouvrir. Il faut, si on les admet, les admettre franchement, agir à leur égard avec confiance et résolution, et on parvient ainsi à les conduire, si on sait ce qu'on veut, si ce qu'on veut est avouable, si on le veut fortement, et si on a le talent de communiquer par la parole sa volonté aux autres. Alors les assemblées s'associent au gouvernement, s'y intéressent, se passionnent pour lui, et, d'obstacles qu'elles étaient, deviennent une force véritable.
Le gouvernement comprit qu'il était impossible (p.~266) d'éluder la difficulté, et que la Chambre des députés s'appuyant sur l'article 8 de la Charte, lequel déclarait la presse libre moyennant la répression légale de ses abus, ne pouvait pas être éconduite, comme l'auteur d'une proposition sans écho dans le pays. La première proposition, celle de M. Durbach, ayant été rejetée à cause de sa forme, la seconde, celle de M. Faure, présentée dans des termes modérés, ayant été votée à l'unanimité, il était évident que le vœu d'une loi sur la presse reviendrait sans cesse, que ce vœu serait accueilli par la Chambre des pairs, et qu'il arriverait irrésistible au pied du trône.
Le Roi reconnaît qu'il faut se rendre aux vœux manifestés par la Chambre des députés, et fait préparer un projet de loi sur la presse. Le Roi le sentit, et le Conseil ayant été convoqué à cette occasion, il lui dit: La première proposition a été repoussée parce que Durbach a cassé les vitres, mais la seconde, exposée avec modération, a été adoptée à l'unanimité. Il faut donc nous rendre de bonne grâce, si nous ne voulons avoir la main forcée.—On suivit l'avis fort sage du Roi. Il y avait d'ailleurs une manière de s'y prendre qui lui convenait fort, c'était de faire consacrer par une loi le régime existant. Ce régime était celui de l'Empire; il soumettait les livres à la censure, et quant aux journaux, les livrait comme chose vulgaire à la surveillance de la police, qui, pendant le règne de Napoléon, n'avait guère tourmenté leur insignifiance. Cependant, depuis la chute de l'Empire, les passions s'étant réveillées, et les journaux, qui en étaient l'expression quotidienne, ayant acquis une importance que les brochures partageaient selon leur degré d'à-propos, la police avait été obligée de (p.~267) s'en occuper beaucoup plus qu'elle ne l'avait jamais fait. Elle avait cherché, sans y réussir, à modérer la presse royaliste, elle avait traité avec assez d'indulgence la presse libérale, qui était encore fort timide, et dans l'un et l'autre cas elle avait été obligée d'intervenir souvent. C'était assez pour que cette intervention, fréquemment exercée, devînt incommode, et presque insupportable.
Dispositions essentielles du nouveau projet. M. de Montesquiou, chargé de rédiger le projet de loi, n'hésita pas à prendre pour base les règlements impériaux. Il établit une distinction en faveur des livres, qu'il proposa de traiter autrement que les brochures et les journaux. Il distingue les livres des journaux, et en accordant la liberté pour les livres, propose la censure pour les journaux. Pour distinguer les livres des brochures et journaux, il eut recours au volume des écrits, et adopta pour la limite qui les séparerait le terme de trente feuilles d'impression (480 pages in-octavo). Tout écrit de cette étendue était considéré comme livre, et à ce titre affranchi de l'intervention préalable de l'autorité, à cause du travail qu'il supposait, des lecteurs plus sérieux et moins nombreux auxquels il s'adressait. Les autres (ceux qui auraient moins de 480 pages), périodiques ou non, devaient être soumis à un examen préalable, c'est-à-dire à la censure, et ajournés, si on jugeait que leur publication immédiate offrît des inconvénients. Afin d'adoucir la rigueur de cet examen préalable, il fut dit que la défense de publier ne serait que suspensive, et qu'à l'ouverture de chaque session, une commission de trois pairs et de trois députés examinerait comment avait été exercée la censure des écrits. Ce tempérament était de peu de valeur, car pour les articles de journaux et pour (p.~268) les brochures, un ajournement de quelques mois équivalait à l'interdiction absolue. De plus les imprimeurs étaient soumis à la police administrative, et en cas de délit pouvaient être privés de leur brevet, ce qui les constituait eux-mêmes censeurs préalables des écrits qu'ils étaient chargés d'imprimer.
La loi n'eût soulevé aucune difficulté sérieuse, si elle eût été annoncée comme temporaire, et demandée en raison des circonstances qui étaient à la fois nouvelles et graves. Mais vouloir faire considérer la censure comme une institution fondamentale, contenue dans la Charte, était une prétention téméraire, que le présomptueux abbé de Montesquiou pouvait seul concevoir. Il se fit fort de réussir, et fut autorisé à présenter le projet de loi dont nous venons d'exposer les bases.
Le projet porté à la Chambre des députés par MM. de Montesquiou, de Blacas et Ferrand. Il le porta à la Chambre des députés accompagné de M. de Blacas, ministre de la maison du Roi, et de M. Ferrand, ministre d'État. M. de Blacas était là comme l'homme du Roi, M. Ferrand comme le publiciste du parti royaliste. On ne pouvait donc accorder au projet une escorte plus considérable. La Chambre des députés fut très-flattée de voir la couronne se rendre si vite à ses vœux, et même avant que ces vœux eussent été confirmés par la pairie. Elle accueillit gravement et respectueusement le projet de loi, qu'elle envoya tout de suite à une commission.
Vive et heureuse animation produite dans les esprits par le projet présenté. À peine connu, ce projet imprima aux esprits une commotion des plus vives. Jusque-là on n'avait été occupé que des querelles suscitées par la transition d'un régime à l'autre. C'étaient des militaires (p.~269) se plaignant de la partialité qu'on manifestait pour les soldats de Condé ou de la Vendée, des révolutionnaires s'offensant des récriminations des royalistes, des acquéreurs de biens nationaux s'alarmant des attaques auxquelles était en butte toute une classe de propriétés; et par contre on entendait des officiers de l'ancien régime, des prêtres, des émigrés, se plaindre de ce qu'on était trop caressant pour les militaires de l'Empire, trop indulgent pour des révolutionnaires couverts de sang, trop protecteur pour des détenteurs de biens usurpés. Enfin on était saisi d'une question de principe qui ne touchait ni aux intérêts ni aux passions des partis. Elle excita, nous le répétons, une animation d'esprit fort vive, mais non pas orageuse, et elle occupa particulièrement les hommes éclairés, qui étaient pressés d'entrer dans les voies ouvertes par la Charte.
Disposition des esprits en 1814 à l'égard de la liberté de la presse. La manière d'envisager les questions dépend beaucoup des impressions du moment. La liberté de la presse, qui en France a eu des fortunes si diverses, était alors jugée plus favorablement qu'elle ne le serait même aujourd'hui, parce qu'au lieu d'être au lendemain des agitations de la République, on était au lendemain du despotisme de l'Empire. On venait d'apprendre ce qu'un pouvoir non contredit était capable de faire, et on se disait que s'il y avait eu quelque liberté de langage dans les corps de l'État ou dans les journaux, un conquérant aveuglé n'aurait pas pu perdre en Espagne, en Russie, en Allemagne, un million de Français, nos frontières, et lui-même. En remontant en arrière, il est vrai, on trouvait les désordres de la Révolution. Mais ces (p.~270) désordres on ne pouvait guère les imputer à la presse. En effet, tandis que de nos jours nous avons vu la presse, au milieu d'un pays calme et peu passionné, soulever des tempêtes, en 1792 et 1793 le pays mu par ses propres passions n'avait dû ses égarements qu'à lui seul, et avait même rencontré dans la presse quelque résistance à ses fautes quand elle avait été libre. Les souvenirs soit de l'Empire, soit de la révolution n'étaient donc pas contraires à la liberté de la presse. De plus les grands événements qui venaient de s'accomplir, étaient un argument puissant en faveur de tous les genres de liberté. On avait vu effectivement la Révolution française partant des idées les plus simples et les plus justes arriver bientôt aux plus étranges conceptions, parcourir successivement le cercle entier des égarements humains, puis revenir aux vérités qui avaient été son point de départ, et pousser même le repentir jusqu'au rappel de la dynastie dont le chef avait été envoyé à l'échafaud. En présence d'un tel spectacle on se disait qu'après tout, en laissant la vérité et le mensonge aux prises, la vérité finissait par l'emporter, et on avait dans la liberté une confiance, hélas! bien altérée aujourd'hui.
Nous ne parlons ici ni des émigrés qui apercevaient dans toute institution libre un retour au régime de 1793, ni des révolutionnaires que l'aspect seul des Bourbons remplissait d'une sorte de fureur. Nous parlons de la masse paisible, impartiale, et en particulier des hommes intelligents, qui voulaient pousser la France dans les voies où l'Angleterre a trouvé la liberté avec la grandeur. Quant à ceux-là (p.~271) ils étaient assez confiants, et ne songeaient guère à enchaîner la presse. Les ennemis qu'elle avait se rencontraient plutôt parmi les hommes de gouvernement, qui, au nom de l'expérience, demandaient qu'on mît des bornes à son action. Mais ces derniers, issus en général de la Révolution et de l'Empire, semblaient plutôt défendre leur situation personnelle que soutenir un principe. Beaucoup de royalistes même étaient assez bien disposés pour la presse quotidienne, dont ils se servaient avec avantage contre les révolutionnaires, et on entendait de jeunes hommes, à la fois royalistes et constitutionnels, dire qu'il ne fallait pas sacrifier la plus précieuse des libertés du pays pour protéger quelques parvenus qui n'avaient d'autre souci que d'assurer leur importance et leur repos.
Dans les nombreux salons de la capitale, qui prenaient à la politique un intérêt tout nouveau, la question fut vivement agitée, et en général dans un sens favorable à la presse. Défense de la presse par M. Benjamin Constant et par le Journal des Débats. M. Benjamin Constant la défendit avec autant d'esprit que de force d'argumentation. Un journal qui s'était acquis une grande popularité sous l'Empire par le seul mérite alors possible, celui d'une excellente critique littéraire, et qui était ardemment voué à la cause des Bourbons, le Journal des Débats, soutint la liberté de la presse avec une extrême chaleur, et de ce point de vue, que la presse devait être particulièrement chère aux royalistes, car si elle avait été libre sous l'Empire et sous le comité de salut public, un million de Français n'auraient pas succombé dans des guerres folles ou sur l'échafaud.
(p.~272) Examen de la loi par la commission des députés. La commission de la Chambre des députés examina la loi dans cet esprit, et ne lui fut pas favorable. Prétendre trouver la censure dans l'article 8 de la Charte, parut une prétention peu sincère. Si on était venu dire franchement que l'auteur de la Charte avait entendu donner la liberté de la presse, qu'il l'entendait encore, mais que dans l'intérêt d'un ordre de choses tout nouveau, on demandait une suspension momentanée de cette liberté; si on était venu ainsi avouer qu'on regardait la censure non comme un régime permanent, mais comme la simple suspension temporaire d'un droit reconnu, on eût été écouté. Au contraire on blessa, on inquiéta la commission en soutenant que la Charte avait voulu instituer la censure par ces mots de l'article 8: Les Français ont le droit de publier et de faire imprimer leurs opinions, en se conformant aux lois gui doivent réprimer les abus de cette liberté. Discussion des mots prévenir et réprimer. C'était d'abord vouloir faire considérer la censure comme un principe de la Charte, c'était dès lors inspirer du doute sur la bonne foi qui présiderait à l'interprétation de cette Charte, c'était se livrer à une subtilité bien puérile que de soutenir, ainsi qu'on le fit, que par réprimer on avait voulu dire prévenir. En effet, suivant les défenseurs du projet, toute loi qui se bornerait à punir les délits, et ne songerait pas à les empêcher, aurait uniquement pour but la vengeance, et non la sécurité publique. Réprimer, dans la véritable langue législative, signifiait donc prévenir. Cette subtilité irrita par son défaut de franchise. On répondit que toute loi prévenait, par cela seul qu'elle réprimait; qu'en punissant les délits passés (p.~273) elle empêchait les délits futurs par la crainte du châtiment; qu'elle n'avait pas une autre manière de prévenir; qu'elle laissait accomplir chaque acte avant de rechercher s'il était bon ou mauvais, qu'autrement il faudrait arrêter toutes les actions humaines avant leur accomplissement de peur qu'elles ne devinssent coupables, il faudrait empêcher l'homme d'aller, de venir, de vivre pour ainsi dire, si on entendait exercer l'autorité de la loi non sur l'acte accompli, mais sur l'acte possible. Laissant d'ailleurs de côté ces arguties, on demanda ce qu'était la censure, si elle n'était pas exactement la négation de la liberté de la presse; si en tout pays où cette liberté était inconnue, le régime ne se bornait pas purement et simplement à soumettre les écrits à l'autorité avant leur publication, pour obtenir la permission de les publier; si donc, en imposant l'examen préalable, on ne refusait pas cette liberté de la presse, liberté fondamentale et presque inséparable de celle de la tribune, et si on ne venait pas, deux mois après la publication de la Charte, retirer un de ses articles les plus essentiels, et cela quand rien de nouveau ne s'était passé dans le pays, rien dont on pût justement s'effrayer, et si au contraire il ne s'y passait pas quelque chose de très-heureusement nouveau, c'est que malgré beaucoup d'intérêts froissés, malgré beaucoup d'imprudences du parti dominant, la France, d'abord étonnée du retour des Bourbons, revenait à eux et s'attachait à leur gouvernement.
Répugnance invincible à admettre que la censure soit dans la Charte. Ces arguments avaient une grande force, et c'était précisément l'obstination à soutenir que la censure (p.~274) se trouvait dans la Charte, qui blessait les membres de la commission, car indépendamment du mensonge, on faisait ainsi de la censure un principe, et une institution perpétuelle. On les eût apaisés sur-le-champ par l'aveu sincère de ce qu'on désirait, et par la demande d'une suspension momentanée de la liberté de la presse. Il y avait dans la commission un homme âgé, mais vert, plein d'esprit, de vivacité méridionale, de bonne foi, de courage, et jouissant d'une brillante renommée littéraire, c'était M. Raynouard. Rôle de M. Raynouard dans cette discussion. Il avait partagé avec M. Lainé l'honneur de la résistance à Napoléon, dans la session du mois de décembre précédent, et il avait tenu en cette occasion un langage aussi ferme qu'élevé. Il était de ces hommes éclairés, si nombreux alors, qui voulaient la monarchie tempérée par la liberté, les Bourbons liés par une constitution sage. Il était de plus écrivain, et en cette qualité fort attaché au droit d'écrire. Il exerça une grande influence sur la commission, et en punition de l'entêtement qu'on mettait à soutenir le projet tel qu'il était, il en proposa le rejet. Une partie de la commission, reconnaissant qu'il avait raison, mais craignant d'infliger au gouvernement un échec trop grave, proposa de faire ce que le ministère aurait dû faire lui-même, c'est-à-dire d'avouer que la liberté de la presse était en principe dans la Charte, mais de déclarer qu'en raison des circonstances on prenait le parti de la suspendre momentanément. M. Raynouard fait rejeter le projet par la commission à la majorité d'une voix. M. Raynouard ne se contenta pas d'une concession pareille, insista sur sa proposition, fit adopter le rejet pur et simple du projet à la majorité d'une voix, et fut (p.~275) nommé rapporteur de cette résolution. La minorité proposa au contraire l'adoption de la loi, avec les trois amendements qui suivent: La minorité de la commission l'accepte avec des amendements. 1o La limite entre les écrits affranchis ou non affranchis de la censure serait changée, et il suffirait qu'un écrit eût 20 feuilles au lieu de 30 feuilles (320 pages au lieu de 480), pour être dispensé de l'examen préalable; 2o la censure ne durerait que jusqu'à la fin de 1816; 3o enfin les opinions des membres des deux chambres ne seraient point soumises à la censure.
Août 1814. Affluence à la Chambre des députés le jour où M. Raynouard fait son rapport. Le jour où M. Raynouard présenta son rapport, l'affluence au palais de la Chambre fut considérable. On n'avait jamais vu pour les séances du Corps législatif un pareil empressement. Le public qui accourait ainsi était un public à mille nuances, comme la France depuis trois mois. C'était dans l'émigration la portion instruite, acceptant la Charte par nécessité, mais ayant pour les choses de l'esprit un goût aussi ancien que la noblesse française; c'étaient parmi les amis de la liberté, des hommes nouveaux, acceptant les Bourbons comme les autres la Charte, par nécessité, mais très-disposés à recevoir la liberté de leurs mains, et résolus à leur être fidèles s'ils étaient sincères; c'étaient dans les partis mécontents, les révolutionnaires, les militaires, les partisans de l'Empire, se déguisant en amis de la liberté, et le devenant sans s'en apercevoir. Les uns et les autres étaient attirés par des motifs divers, ceux-ci par l'intérêt qu'ils portaient au gouvernement, ceux-là par le plaisir de le voir contredire, beaucoup par zèle pour la question soulevée, tous enfin par la curiosité, et il faut le dire par un (p.~276) goût tout nouveau pour la discussion éloquente des affaires publiques, qui venait de se développer dans notre pays. Goût naissant en France pour l'éloquence de tribune, et pour les discussions politiques. Il suffit chez une nation vive qu'un goût l'ait longtemps dominée, pour qu'elle soit prête à en éprouver un autre. Si la France avait ressenti le goût des scènes militaires, elle avait eu, hélas, le temps de le satisfaire! Dix-huit ans de suite, elle avait eu les yeux fixés sur un seul homme, et au signal de cet homme elle avait vu le sang couler à flots, sans autre résultat final que sa propre ruine! Il fallait désormais d'autres tableaux à son patriotisme et à son esprit. Le spectacle d'hommes remarquables par le caractère, l'intelligence, le talent, pensant différemment les uns des autres, se le disant vivement, rivaux sans doute, mais rivaux pas aussi implacables que ces généraux qui en Espagne immolaient des armées à leurs jalousies; occupés sans cesse des plus graves intérêts des nations, et élevés souvent par la grandeur de ces intérêts à la plus haute éloquence; groupés autour de quelques esprits supérieurs, jamais asservis à un seul, offrant de la sorte mille physionomies, animées, vivantes, vraies comme l'est toujours la nature en liberté, ce spectacle intellectuel et moral commençait à saisir et à captiver fortement la France. Les militaires fatigués eux-mêmes de donner le spectacle de leur propre sang versé à flots, n'étaient pas les moins pressés d'assister à ces luttes, et de s'y mêler. On ne connaissait pas encore de grands talents; on les cherchait, on les espérait, on y croyait, par l'habitude de voir la France produire toujours ce dont elle a besoin. Elle n'avait pas manqué de généraux (p.~277) en 1792, on était certain qu'elle ne manquerait ni d'hommes d'État ni d'orateurs en 1814! Le rapport de M. Raynouard, un peu diffus, un peu académique, n'ayant pas encore la simplicité et le nerf du langage des affaires, que la pratique pouvait seule donner à l'éloquence française, fut écouté avec une religieuse attention. Il contenait du reste toutes les raisons, les médiocres et les bonnes, et il fit effet. Le soir on n'avait pas dans Paris d'autre sujet de conversation.
La discussion remise au 5 août. La discussion avait été remise au 5 août. Ce jour-là les tribunes se trouvant pleines, le public s'était introduit dans la salle même des délibérations, et avait envahi les siéges réservés aux députés. Sous l'impression restée très-vive des scènes de la Révolution, on avait, par un article du règlement, interdit à tout individu qui n'était pas membre de la Chambre l'entrée de l'intérieur de la salle. L'article fut invoqué par quelques députés alarmés du spectacle qu'offrait le palais de la Chambre, et le président ordonna la sortie des étrangers. Cet incident fit remettre la séance au lendemain, au grand déplaisir des nombreux assistants accourus pour être témoins de scènes si nouvelles, si recherchées des curieux.
Le lendemain 6 les débats s'ouvrirent. L'éloquence de tribune, alors inexpérimentée, ne pouvait pas encore se passer de discours écrits, et ne savait pas soutenir une discussion, en suivre toutes les évolutions imprévues, avec l'élocution prompte et inspirée du moment. Chacun apportait le développement écrit de son opinion, le lisait, et obtenait l'attention qu'on accorde à une lecture faite en (p.~278) commun. Mais enfin, quel que soit le mode de discussion adopté, toutes les raisons pour et contre parviennent à se produire, et avec de la patience un sujet finit toujours par s'éclaircir.
Arguments des adversaires du projet de loi. Les adversaires de la loi repoussèrent durement, et de manière à ne pas leur permettre de reparaître, les arguties dont les mots réprimer et prévenir avaient été l'occasion. Ils insistèrent sur cet argument que la liberté de la presse était bien réellement contenue dans l'article 8 de la Charte, que la censure en était la négation absolue, et qu'il était étrange de l'apporter un mois après la promulgation de la Charte. Ils demandèrent ce qu'il pouvait être survenu de nouveau, pour qu'on retirât si vite un droit spontanément accordé au pays par la royauté! Après ces observations empruntées à l'esprit et au texte de la Charte, la raison le plus souvent mise en avant par les orateurs du parti libéral, c'est que tout avait été dit depuis vingt-cinq ans, c'est que toutes les folies imaginables s'étaient produites, qu'on n'en pouvait pas concevoir une qui n'eût vu le jour, soit à la tribune des clubs, soit dans les journaux; que si l'esprit public avait pu tomber en démence il y serait tombé, qu'il était resté pourtant sage et sensé, et que la preuve c'était le retour actuel à tout ce qu'il y avait de vrai dans les opinions monarchiques et libérales de 1789, c'était l'adhésion presque universelle aux Bourbons et à la Charte. Ils soutinrent donc qu'il fallait se confier à la liberté, et n'être pas toujours à la craindre; que d'ailleurs dans les temps qu'on avait traversés la liberté de la presse, lorsqu'elle avait existé, avait servi de frein aux excès de la (p.~279) démocratie et du despotisme; que si elle avait été libre elle eût résisté à Robespierre comme à Napoléon; qu'en Angleterre même elle était une limite à l'omnipotence du parlement, omnipotence redoutable qui n'avait pas d'autre contre-poids possible, et qu'en France, au moment de se donner cette forme de gouvernement, il était sage de lui opposer ce puissant correctif, le seul qu'on pût imaginer.
Arguments de ceux qui veulent admettre la loi en lui faisant subir des amendements. Toute cette argumentation, en un mot, était fondée sur l'opinion que la révolution était finie, qu'on était au lendemain non à la veille de ses égarements. Les partisans du gouvernement se rangèrent derrière la minorité de la commission, qui n'osait soutenir le projet de loi qu'à condition de l'amender, et firent valoir sans beaucoup d'effet les raisons ordinairement données contre la liberté de la presse, contre cette faculté continuelle, disait-on, d'agiter les esprits et de les pousser à toutes les exagérations. Ils ne produisirent une sensation véritable qu'en alléguant l'intérêt des personnes, et en présentant à cet égard des arguments auxquels la presse malheureusement n'a encore répondu, sous aucun régime, par une conduite équitable et modérée. Qui est-ce qui protégerait, demandait-on, les personnes contre le débordement de la presse, si on ne la soumettait à l'examen bienveillant d'hommes sages, connus, soumis eux-mêmes au jugement d'une commission des deux Chambres? Fallait-il donc, pour exister en repos, être réduit à savoir se défendre avec la plume ou avec l'épée? Supposez, dit un député, supposez un pamphlétaire du talent de Beaumarchais, faudra-t-il, pour se soustraire à (p.~280) ses attaques, avoir son talent empoisonné? Supposez un écrivain spadassin, et il s'en trouvera, faudra-t-il être un maître d'armes éprouvé pour se faire respecter? Une décision des tribunaux est un faible dédommagement quand il s'agit de sa femme ou de sa fille, ou bien, quand il s'agit de soi, de ces accusations personnelles dont l'allégation seule désole l'âme, et y laisse des souvenirs ineffaçables!
La majorité de la Chambre, par des raisons fort sages, incline à voter la loi avec des amendements. Ces fortes raisons auxquelles il n'y a d'autre réponse que l'habitude qu'on acquiert avec le temps de mépriser la calomnie, habitude que personne ne pouvait avoir acquise alors, et qui du reste ne s'acquiert qu'au prix de cruelles douleurs, ces raisons produisirent un certain effet, mais furent impuissantes devant une idée entrée dans tous les esprits, c'est que la liberté de la presse était dans la Charte, que la censure n'y était pas, qu'il fallait par conséquent ne faire qu'une loi de circonstance. La majorité de la Chambre, conciliante de sa nature, ne voulant pas donner tort à la majorité de la commission qui avait raison, ne voulant pas non plus faire subir un échec à la royauté dans sa première proposition de loi, appréciant aussi à un certain degré le danger de déchaîner tout à coup la presse à une époque où beaucoup de passions étaient encore en présence, la majorité inclinait visiblement vers l'avis de la minorité de la commission, lequel consistait à adopter la loi après l'avoir amendée.
Le Roi, aussi sage que la majorité de la Chambre, admet les amendements désirés. C'est ce que tous les amis du gouvernement déclarèrent aux ministres, qui en instruisirent le Roi. En effet, deux ans de censure étaient, après tout, une assez grande ressource pour passer les premiers (p.~281) moments, et représentaient un espace de temps bien long dans notre siècle agité. C'était, de plus, une sorte de conciliation qui épargnait au gouvernement un échec grave. Le Roi, avec une modération dont il fallait lui savoir gré, car dans notre pays la royauté n'a pas souvent montré autant de sagesse, le Roi consentit aux amendements proposés par la minorité de la commission, et admit ainsi que la loi tomberait de droit en 1816, si les Chambres ne la renouvelaient point; que la limite entre les écrits affranchis ou non affranchis de la censure serait reportée de 30 feuilles à 20; enfin, que les opinions des membres des Chambres seraient exemptes de tout examen préalable. Discours de M. de Montesquiou sur la presse. M. de Montesquiou, prenant la parole, après une discussion de cinq jours, commença par annoncer l'adhésion du Roi aux amendements de la minorité de la commission, puis, dans un discours facile, modéré, débité de mémoire et avec aisance, éluda la difficulté principale, celle de savoir si la censure était ou n'était pas dans la Charte; revendiqua, dans le doute, la faculté d'interprétation pour la royauté; affirma que le gouvernement voulait la liberté, mais demandait seulement quelque prudence dans la manière de la dispenser, et finit par donner pour cette censure temporaire des raisons de circonstance assez plausibles. La loi, rendue temporaire, et améliorée dans diverses dispositions, est adoptée à une grande majorité. Le ministre de l'intérieur eut en cette occasion un véritable succès pour le gouvernement et pour lui. Le projet amendé étant devenu celui des ministres, fut adopté par 137 voix contre 80 sur 217 votants, et obtint ainsi une majorité de 57 suffrages.
Ce résultat était satisfaisant pour toutes les opinions (p.~282) raisonnables. La liberté de la presse était sauvée en principe; sa suspension était temporaire, et motivée d'ailleurs par les circonstances. Une majorité indépendante, ne voulant ni affaiblir le pouvoir, ni sacrifier la liberté, s'était manifestée. Le pouvoir avait été contenu, sans être humilié. Les partis avaient détourné les yeux de leurs sanglantes blessures pour les porter sur les intérêts généraux, et on avait senti naître chez eux une disposition commune à en référer à un arbitre équitable, ferme, indépendant, celui qui résidait dans les Chambres, lequel, ne partageant aucune de leurs colères, aucun de leurs vœux extrêmes, leur servirait à tous de modérateur, et ferait aboutir leurs différends à des transactions, non à des batailles.
Bon effet de ce vote. Ce vote, suivi de plusieurs autres inspirés par le même esprit, produisit dans les opinions un certain apaisement qui malheureusement ne devait être que momentané. Confiance naissante envers la Chambre. Avis de la commission chargée d'examiner l'ordonnance relative aux fêtes et dimanches. La commission chargée d'examiner l'ordonnance de police sur la célébration des fêtes et dimanches fit son rapport, et, balançant les raisons pour et contre avec beaucoup de sagesse, n'admettant pas l'usage imprudent qu'on voulait faire de l'article de la Charte qui proclamait la religion catholique religion de l'État, n'admettant pas que cet article autorisât à soumettre tous les cultes aux pratiques d'un seul, reconnaissant en même temps qu'il fallait dans la semaine un jour de repos, qu'il était naturel de l'emprunter à la religion de la majorité des citoyens, mais qu'il fallait de grands ménagements pour donner aux usages religieux et sociaux un caractère obligatoire, décida (p.~283) que la loi, la loi seule, et une loi nouvelle, conçue tout à fait dans l'esprit du temps, devrait régler cette matière si délicate.
Écrits de MM. Dard et Falconnet contre le maintien des ventes nationales. Deux avocats connus au barreau, MM. Dard et Falconnet, ardemment dévoués à la cause de l'émigration, avaient publié des écrits contre le maintien des ventes dites nationales. Ces écrits, rédigés avec une extrême violence et beaucoup de subtilité, prétendaient que le Roi n'avait pu déclarer irrévocables que les ventes faites régulièrement, mais que presque pas une ne l'avait été de la sorte; qu'en tout cas il y avait des choses que le Roi ne pouvait pas promettre, parce que lui-même n'aurait pas le pouvoir de les faire; qu'il n'avait point, par exemple, le pouvoir de dessaisir un de ses sujets de sa propriété, d'où il résultait que l'article de la Charte relatif aux ventes nationales était nul faute d'être fondé en droit. L'une et l'autre de ces brochures dévoilaient la vraie ruse de l'émigration, laquelle consistait à amener des transactions individuelles entre les anciens propriétaires et les nouveaux, en obligeant par la crainte ceux-ci de restituer à ceux-là, au moindre prix possible, les biens que l'État avait aliénés. Mais ces écrits, accueillis avec transport par l'émigration, avec inquiétude par la masse du public, avec colère par les intéressés, furent dénoncés aux Chambres dans de nombreuses pétitions. Résolution manifestée par la Chambre de faire respecter les ventes nationales. La Chambre des députés, appelée la première à se prononcer, déclara nulles et de nul effet toutes les atteintes qu'on essayerait de porter à l'irrévocabilité des ventes dites nationales, et se montra, par sa résolution unanime, fortement décidée à (p.~284) faire respecter l'article de la Charte. Pourtant des interpellations aux ministres étaient annoncées sur ce grave sujet, et le directeur de la police fit arrêter et poursuivre MM. Dard et Falconnet, comme accusés d'avoir troublé la paix publique, et mis diverses classes de citoyens en guerre les unes avec les autres. C'était une démonstration qui devait rester vaine, mais qui pour le moment dégageait la responsabilité du gouvernement, et était de nature à rassurer les intérêts alarmés. Presque immédiatement les questions de finances furent soumises à la Chambre des députés, et ce fut pour celle-ci une nouvelle occasion de manifester sa fermeté, sa justice et ses lumières.
Discussion financière. On n'avait cessé dans le Conseil royal de presser M. Louis d'apporter son budget, et de faire connaître les combinaisons à l'aide desquelles il espérait suffire aux charges de l'État. M. Louis fonde toutes ses propositions sur le double principe de l'acquittement intégral des dettes de l'État, et du maintien de tous les impôts existants. L'intrépide ministre, appelé à l'honneur d'être en France le créateur du crédit, avait communiqué son budget et son système dès que ses collègues lui avaient remis le tableau de leurs besoins. D'abord aidé de M. de Montesquiou, qui, chargé des rapports avec les Chambres, appréciait mieux leur susceptibilité en matière de finances, il refusa d'accroître le budget des deux ministères les plus dispendieux, et s'obstina à renfermer l'administration de la guerre dans une dépense de 200 millions, et celle de la marine dans une dépense de 51. En ce point seul il avait tort, et il eût mieux valu braver les plus grandes difficultés parlementaires, que de s'astreindre à un chiffre évidemment insuffisant, car c'était compromettre à (p.~285) la fois la puissance de l'État, et la popularité de la dynastie dans l'armée. Il ne s'agissait, il est vrai, que du budget de 1815, tandis que le budget de 1814, celui de l'année courante, restait ouvert à tous les besoins imprévus. Quoi qu'il en soit, le ministre des finances, les yeux toujours attachés sur son objet principal, qui était l'établissement du crédit, se montra inflexible, et maintint pour les deux grands ministères les sommes qu'il avait fixées comme un terme impossible à dépasser. Budget de 1815. On diminua ensuite les appointements de la diplomatie, on réduisit le ministère de l'intérieur à ce qui était indispensable pour l'entretien des routes, on attribua 33 millions à la liste civile, ce qui était excessif vu les valeurs du temps, mais ce qui s'expliquait sans qu'on le dît, par la dépense de la maison militaire du Roi, et par la bienfaisance des princes de Bourbon envers leurs anciens compagnons d'infortune. Le budget total de l'année 1815 fut arrêté au chiffre de 618 millions, frais de perception laissés en dehors. Dans ces 618 millions se trouvaient compris 70 millions pour l'arriéré, c'est-à-dire pour cette portion inacquittée des dépenses publiques de 1813 et de 1814, telle que la solde, les vivres, l'habillement des troupes, qui ne pouvait se payer avec des moyens de crédit, et qu'il fallait solder argent comptant.
La partie la plus importante des projets financiers du ministre avait trait à l'acquittement général des dettes de l'État, quelle qu'en fût l'origine. M. Louis avait fait prévaloir, avec une rare fermeté de principes, le maintien de toutes les perceptions, et l'acquittement (p.~286) intégral de toutes les dettes antérieures, qu'elles vinssent ou ne vinssent pas de Buonaparte, comme on disait alors. Système financier de M. Louis. Souvent par les emportements auxquels il se livrait dès qu'on essayait de le contredire, il avait provoqué les sourires du Roi, en obtenant d'ailleurs sa constante approbation.— Argumentation du ministre. Il ne s'agit pas ici, disait le ministre, il ne s'agit pas de pures théories sur lesquelles les économistes disputent sans fin et sans conséquence. Ici les effets suivront immédiatement vos résolutions. Je ne puis suffire à tous les services sans crédit, car je ne vis, et vous ne vivez que du crédit que je suis parvenu à me créer, les recettes étant fort au-dessous des besoins journaliers; or je ne puis soutenir ce crédit tout provisoire, et le convertir en crédit définitif, que par deux moyens: la perception inflexible des impôts, et l'acquittement intégral des dettes de l'État. Sans cette double condition, je suis obligé de fermer les caisses publiques, et de laisser mourir de faim à la porte du Trésor, les fonctionnaires de tout ordre, le clergé, la magistrature, l'armée elle-même.— Quelques objections de M. le comte d'Artois et de M. le duc d'Angoulême. En réponse à ces énergiques déclarations de principes, M. le comte d'Artois et le duc d'Angoulême, toujours embarrassés des promesses qu'ils avaient faites aux populations en rentrant en France, essayèrent de revenir sur la question des droits réunis. Réponse de M. le duc de Berry à ces objections. Le Roi se range à l'avis de M. le duc de Berry et du ministre des finances. Mais ils furent combattus par le ministre d'abord, poussant la véhémence aussi loin que le respect le permettait, par le Roi, qui s'inquiétait peu des promesses de son frère et de son neveu, par le duc de Berry lui-même, qui se constituant le défenseur de l'armée, et trouvant (p.~287) toujours quand il parlait pour elle l'obstacle de la détresse financière, ne voulait à aucun prix diminuer les ressources du Trésor. Ce prince dit tout uniment qu'il fallait répondre à coups de fusil aux royalistes du Midi qui voudraient abolir les droits réunis. Sauf quelques modifications illusoires, les droits réunis furent donc maintenus définitivement. Le monopole des tabacs qui commençait à donner des produits considérables, déplaisait aussi dans certaines provinces, et on le qualifiait là d'œuvre révolutionnaire. Le baron Louis s'obstina également à le maintenir, et réussit par les mêmes arguments. Pour les contributions directes, il proposa purement et simplement de convertir en lois les décrets par lesquels Napoléon les avait augmentées en janvier dernier d'un certain nombre de centimes additionnels. Ajoutés pour la guerre, il était naturel que ces centimes durassent comme l'une des conséquences de la guerre, même après la conclusion de la paix. Les droits réunis devaient peser sur les villes, les centimes additionnels sur les campagnes. C'était une leçon commune enseignant à tous qu'il faut éviter les grandes fautes, mais qu'il faut aussi, quand on les a commises ou laissé commettre, savoir en supporter les conséquences inévitables.
Bilan du déficit laissé par l'Empire. Quant à l'exact acquittement des dettes de toute origine, les apôtres d'une banqueroute ne se trouvaient pas dans le Conseil royal. Le sentiment de la nécessité du crédit était trop fort chez tous ses membres pour qu'il s'élevât parmi eux un seul doute. Mais en reconnaissant ces dettes la question consistait uniquement dans les moyens de les payer. (p.~288) M. Louis avait établi le bilan de ses prédécesseurs, MM. de Gaëte et Mollien, dont il avait recueilli les deux portefeuilles (celui des finances et celui du Trésor), comme on fait le bilan des gouvernements tombés, c'est-à-dire avec peu de justice, non pas quant aux chiffres matériels, mais quant à leur appréciation morale.
Exagération de ce bilan par M. Louis. Il avait évalué le déficit à 1308 millions, en convenant que sur cette somme il n'y avait que 818 millions qu'on dût considérer comme exigibles. Cet aveu seul suffisait pour prouver l'exagération, vraiment peu digne de lui, avec laquelle M. Louis avait présenté la charge laissée par ses prédécesseurs. Il avait en effet porté à l'arriéré 244 millions, que depuis dix ans le domaine extraordinaire avait successivement fournis au trésor de l'État, et qu'il lui devait assurément, car le domaine extraordinaire ayant été formé avec les bénéfices de la guerre, il était naturel que par compensation il en supportât les pertes. De plus, le domaine extraordinaire appartenant à l'État, c'était l'État qui devait à l'État, et il n'y avait aucune raison de comprendre cette somme dans le total de la dette exigible. Une autre somme de 246 millions y avait été tout aussi indûment ajoutée. C'était celle des cautionnements, laquelle depuis bien des années avait été considérée comme une portion de la dette perpétuelle, car chaque comptable qui se retirait était immédiatement remplacé par un autre qui versait un cautionnement équivalent. On n'était donc jamais obligé d'en rembourser le capital, et on n'en payait qu'un intérêt fort au-dessous de l'intérêt ordinaire. On ne (p.~289) pouvait raisonnablement comprendre dans l'arriéré exigible que les cautionnements dus aux comptables des territoires devenus étrangers, et leur chiffre était minime.
L'arriéré exigible se réduisait donc à 818 millions, dont il fallait encore déduire 12 millions en numéraire trouvés dans les caisses de l'État, et 70 millions inscrits aux budgets de 1814 et 1815 parce qu'ils faisaient partie de l'arriéré favorisé qu'on voulait payer comptant. Chiffre véritable du déficit immédiatement exigible. Restaient donc 736 millions immédiatement exigibles, et encore un examen attentif devait-il faire retrancher de ce total plus d'une somme qu'on y avait injustement comprise. C'est tout au plus si on pouvait considérer comme charge à laquelle l'administration précédente avait négligé de pourvoir, une somme de 700 millions environ, et si on considère que cette administration n'avait voulu augmenter les impôts qu'à la dernière extrémité, au moyen de centimes additionnels dont elle n'avait presque rien perçu à l'époque de sa chute, on ne saurait être étonné que deux guerres comme celles de 1813 et de 1814 laissassent un déficit de 700 millions. Il faut même, tout en déplorant la politique qui avait amené l'Europe à Paris, admirer le génie administratif capable de limiter dans de telles bornes la dépense d'une lutte affreuse, et reconnaître que l'ordre le plus rigoureux n'avait pas cessé d'être maintenu dans nos finances, au milieu des horreurs de la guerre.
C'est ce que M. Louis, grand administrateur mais homme de parti, n'avait pas voulu reconnaître, songeant plus à sa gloire qu'à celle de ses prédécesseurs. (p.~290) Quoi qu'il en soit, il fallait pourvoir à un déficit de 700 millions environ que les liquidations, successives de leur nature, ne devaient pas rendre exigibles avant deux ou trois années, et auxquels on pouvait aisément faire honneur avec 250 millions par an.
Moyens de faire face au déficit. Il y avait deux moyens d'y faire face, ou la rente perpétuelle, ou une création d'effets à courte échéance, comme les bons royaux par exemple, dont le ministre avait déjà émis quelques millions avec succès. L'emploi de la rente perpétuelle soulevait une question grave. Donnerait-on aux créanciers la rente au pair, ou au cours du jour? Au pair, on les aurait frustrés de 35 pour cent de leur créance, la rente cinq pour cent valant 65 francs le jour même où l'on délibérait: au cours, on aurait exposé l'État à payer plus qu'il ne devait, par l'élévation des effets publics qu'on pouvait certainement espérer de la paix, et du rétablissement du crédit. On aurait en outre condamné l'État à supporter à perpétuité un intérêt d'environ huit pour cent, sans compter l'inconvénient de jeter sur la place une masse de rentes qui, à cette époque, dépassait de beaucoup les forces du marché français. M. Louis propose des effets à courte échéance, et à un taux d'intérêt déterminé par les circonstances. Il y avait une combinaison infiniment meilleure, et beaucoup mieux adaptée à la situation, c'était d'émettre des effets à échéance déterminée, remboursables en trois ans, avec un intérêt proportionné aux exigences actuelles des capitalistes, et s'élevant à 8 pour cent environ. Ces effets, à la faveur de la paix et de la confiance inspirée par le ministre, avaient chance (p.~291) de se soutenir assez près du pair, et on avait le loisir, dans un intervalle de trois ans, de pourvoir à leur remboursement. M. Louis voulait aliéner peu à peu 300 mille hectares de bois (l'État en avait encore 1,400 mille); il comptait, de plus, sur la rentrée successive de quelques sommes provenant de la vente des biens communaux. En mettant de la constance à appliquer ces diverses ressources, à mesure de leur réalisation, au rachat des nouveaux effets, on avait la certitude d'en maintenir la valeur aux environs du pair, et dans trois ans le crédit de l'État s'étant relevé, il deviendrait possible d'émettre des rentes à un taux avantageux, et d'acquitter par conséquent à des conditions peu onéreuses la portion non remboursée de l'arriéré. Le ministre partait ainsi d'un principe, qu'il a eu l'honneur de poser le premier d'une manière parfaitement nette, et de vérifier par une belle expérience, c'est que lorsque le taux de l'argent est très-élevé, il vaut mieux emprunter en effets à courte échéance, qu'en rentes perpétuelles, car on ne fait supporter à l'État la surélévation de l'intérêt que pendant un temps très-limité.
Les effets proposés par M. Louis sont intitulés reconnaissances de liquidation, doivent porter un intérêt de 8 pour cent, et être remboursés en trois ans. M. Louis proposa donc de créer des bons temporaires, qualifiés du titre de reconnaissances de liquidation, et remboursables en trois ans, de leur allouer un intérêt de 8 pour cent, de les émettre au fur et à mesure des liquidations, et de leur donner pour gage une aliénation de 300 mille hectares de bois, plus ce qui restait à percevoir sur le prix des biens communaux. Il n'exclut pas complétement la ressource des rentes perpétuelles, et il proposa (p.~292) d'en accorder à ceux des créanciers de l'État qui en voudraient au pair, ce qui ne pouvait manquer d'arriver, lorsque par suite du rétablissement du crédit la rente parviendrait à des cours élevés. La combinaison attestait chez le ministre qui l'avait conçue un coup d'œil sûr et exercé. M. Louis avait déjà fait accepter par le public quelques bons royaux à 8 pour cent, mais lorsque par la présentation de son projet financier on annoncerait la résolution de payer intégralement les créanciers de l'État, lorsqu'on ajouterait comme garantie des valeurs émises pour les payer l'aliénation de 300 mille hectares de bois, aliénation facile en trois années, on devait inspirer une grande confiance, ce qui permettrait d'attendre le moment où un emprunt en rente serait possible à des conditions avantageuses. C'était une habile transition pour arriver au rétablissement du crédit, qu'on aurait compromis en voulant y recourir trop tôt, car on l'aurait ébranlé par un manque de foi si on avait forcé les créanciers à recevoir des rentes au pair, on l'aurait rendu onéreux si on les leur avait données au cours, et dans tous les cas on l'aurait retardé par l'émission simultanée d'une quantité de rentes trop considérable. Il était une dernière considération, celle-là toute politique, que le ministre s'était bien gardé de faire valoir auprès du Roi et des princes, c'est que l'aliénation des 300 mille hectares de bois, consistant en bois de l'ancien clergé, était de nature à rendre confiance aux acquéreurs de biens nationaux, et à faire cesser, ou à diminuer au moins beaucoup l'une des inquiétudes qui (p.~293) nuisaient le plus au gouvernement des Bourbons. Tout était donc supérieurement calculé dans le plan du ministre.
MM. de Talleyrand et de Montesquiou appuient le plan du ministre des finances. Communiqué à M. de Talleyrand, qui avait en finances des notions justes, à M. de Montesquiou, qui, sans s'y connaître, avait cependant assez d'esprit pour apprécier la sagesse des vues de M. Louis, le plan fut fort appuyé au Conseil royal. Le Roi, absolument étranger aux questions financières, voyant qu'on approuvait en général le projet, et résolu d'ailleurs de s'en rapporter à ses ministres pour les choses qu'ils savaient mieux que lui, accorda son approbation. M. de Blacas le combat. M. de Blacas seul éleva quelques objections. Motifs qu'il fait valoir. Il était, quoique très-galant homme, l'un de ceux qui voyaient dans l'arriéré le résumé des dettes de la Révolution et de l'Empire, qui à ce titre ne mettaient pas grand intérêt à y faire honneur, et qui, sans vouloir d'une banqueroute, auraient été charmés de payer les créanciers de Buonaparte avec tout autre chose que de l'argent. La rente au pair lui semblait bien suffisante pour de tels créanciers, et il la proposa. M. Louis s'anima fort à ce sujet, répondit avec raison que faire banqueroute pour la totalité ou pour une partie de la dette, c'était toujours faire banqueroute; qu'on était ainsi rangé parmi ceux qui donnaient cinquante pour cent à leurs créanciers, au lieu de ne leur rien donner du tout; que quant à lui, il ne voulait être ni des uns ni des autres; que si on agissait de la sorte, la rente tomberait à l'instant par deux causes, le manque de foi, et la quantité imprudente de l'émission, et qu'au lieu de rétablir (p.~294) le crédit, on le ruinerait irrévocablement. M. de Blacas répliqua que la baisse qu'on voulait éviter sur les rentes se produirait sur les bons de nouvelle création, et qu'on n'aurait changé que la nature du mal. Mais cette manière de raisonner, qui prouvait que M. de Blacas, étranger aux finances, n'avait pas bien saisi l'ensemble du plan, et le secours que chacune de ses parties apportait à l'autre, ne fut d'aucun effet. Le plan est adopté et envoyé à la Chambre des députés. Le plan de M. Louis fut adopté, puis présenté à la Chambre des députés, avec l'appui d'un bon exposé de motifs, mais moins bon que le plan lui-même, car ce ministre habile était plus capable de concevoir que d'exposer ses idées, bien que dans certaines occasions, lorsqu'on le poussait à bout, il devînt éloquent, en trouvant pour rendre sa pensée des expressions à la fois énergiques et pittoresques.
Bon effet produit par ce plan. Ce plan fut renvoyé aux bureaux de la Chambre, et des bureaux à une commission. Il était attendu avec impatience, et il produisit un grand effet. On y vit d'abord la véritable étendue des charges de l'État, et bien qu'elle fût considérable pour le temps, elle n'était pas au-dessus des forces de la France; on y vit la possibilité de mettre les dépenses du budget en rapport à peu près exact avec ses ressources, la résolution franche et sincère du gouvernement de payer ses dettes, et des ressources suffisantes pour le faire; on y vit enfin un ministre énergique, habile, connaissant à fond sa tâche, n'en étant pas effrayé, et ayant la conviction de pouvoir y suffire. Le jour de la présentation du projet, la rente cinq pour cent était aux environs de 65; quelques (p.~295) jours après elle était à 70, et montait bientôt à 75. Il était évident que le ministre avait bien jugé les dispositions de la place et la manière de lui inspirer confiance, et on peut affirmer que les moyens détournés d'agir sur les fonds publics, bien que souvent employés, ne furent pour rien cette fois dans la hausse rapide des valeurs.
Il est renvoyé à une commission. La commission examina le projet sous toutes ses faces, sans aucune complaisance pour le gouvernement, et avec le désir naturel aux commissions qui représentent les assemblées, de trouver mieux que ce qu'on leur propose. Mais après examen attentif et du budget de 1815, et de la liquidation de l'arriéré, elle fut obligée de reconnaître que ce qu'on avait imaginé était le moyen le plus assuré et le moins coûteux de tirer le Trésor de ses embarras. Sauf un ou deux détails de rédaction, le budget du ministre et son plan de finances furent adoptés intégralement.
Rapport et discussion. Le rapport fut soumis à la Chambre et discuté dans les derniers jours d'août. L'intérêt témoigné par le public ne pouvait pas être le même que pour la loi sur la presse, car la matière inspirait des passions moins vives, se prêtait moins à de brillants débats, et en outre était assez abstraite. Pourtant elle touchait fortement les gens d'affaires et les hommes politiques, qui appréciaient toute l'importance du sujet. Il y eut dans les tribunes de la Chambre des députés moindre affluence de gens de parti, plus grande affluence d'esprits sérieux. M. de Montesquiou accompagna M. Louis dans toutes les séances qui eurent les finances pour objet, (p.~296) afin de lui prêter l'appui de son influence personnelle, et au besoin celui de sa parole. La discussion dura une douzaine de jours, et fut fort animée, fort soutenue de part et d'autre, quoique se ressentant de l'inexpérience d'hommes qui étaient pour la première fois appelés à traiter d'intérêts aussi graves, dans une assemblée vraiment libre. On commença par une démonstration de zèle pour la royauté, et on mit à part la liste civile, qui fut portée à vingt-cinq millions pour le Roi, à huit pour les princes. Ensuite, par une sorte d'élan spontané, on offrit de payer les dettes contractées par la famille royale pendant l'émigration, et on accorda trente millions pour cette dépense, qui était purement accidentelle. Après ce témoignage de royalisme, on entra en matière, et on s'occupa du budget lui-même dans toutes ses parties.
L'attention se porte d'abord sur le budget lui-même. On parla d'abord du budget de 1815, car celui de 1814 était livré à tous les hasards d'une liquidation laborieuse, dont le résultat devait rester inconnu quelques mois encore. D'ailleurs l'arriéré chargé de solder cet exercice 1814 pouvait seul en être affecté, et 50 millions de plus ou de moins dans les 6 ou 700 qu'il fallait se procurer par le crédit, n'étaient pas à prendre en considération sous le rapport des ressources. Le budget critiqué en sens inverse de la vérité. On s'occupa donc exclusivement du budget de 1815, qui représentait l'avenir, et qui était le seul sur lequel on pût agir. Suivant l'usage des assemblées peu instruites encore des affaires de l'État, on se récria contre l'énormité de la dépense. Il y eut des députés comme M. de Flaugergues, homme d'esprit, constitutionnel très-sincère (p.~297) et très-honnête, qui se plaignirent de ce que ce budget de 618 millions était presque aussi considérable que celui de l'Empire en temps de paix, de l'Empire qui comptait cent trente départements. On se plaint de l'énormité de la dépense, tandis qu'il aurait fallu se plaindre de sa dissimulation. La plainte était peu fondée, car si on excepte ce qui concerne l'armée, quelques départements de plus ou de moins ne pouvaient pas apporter une différence bien sensible dans la dépense d'un grand État. Si les hommes de ce temps avaient eu la connaissance des affaires publiques, qui ne s'acquiert en tout pays que par la liberté, ils auraient critiqué le budget présenté tout autrement qu'ils ne le firent, car le reproche à lui adresser, c'était l'insuffisance des crédits affectés aux principaux ministères. Effectivement les deux ministres de la guerre et de la marine, mis à la gêne par le ministre des finances, avaient fini par se persuader qu'ils suffiraient à leurs divers services, l'un avec 51 millions, l'autre avec 200, ce qui était une complète illusion, due non pas à leur intention de tromper, mais à leur inexpérience. Il n'y avait pas moins de 100 millions de dépenses involontairement dissimulées dans ce budget. Mais peu importait dans le moment: l'essentiel était de rétablir la confiance par une discussion publique des finances, et par un tableau des ressources qui ne fût pas désespérant. Les années suivantes devaient amener des appréciations plus exactes et plus conformes à la réalité des choses. Le budget fut donc critiqué en sens inverse de la vérité, et du reste ces critiques ne produisirent aucun effet, parce qu'elles ne touchaient pas au sujet essentiel, celui qui remuait les passions, c'est-à-dire au plan (p.~298) de crédit. Il fut dit quelques mots sur les recettes. Certains députés, représentant les départements vinicoles, réclamèrent, mais sans trouver d'écho, contre les contributions indirectes. La Chambre, quoique formée plusieurs années avant la Restauration, avait essentiellement, comme on le verra tout à l'heure, l'esprit de la grande propriété, et elle était bien plus préoccupée de la charge des contributions directes que de celle des contributions indirectes. Elle fit taire en ne les écoutant pas les représentants du Midi, et elle ne se montra sensible qu'aux centimes additionnels, ajoutés par simple décret dans les trois derniers mois de l'Empire, et convertis en loi dans le budget de M. Louis. Le total de ces centimes soit pour les dépenses départementales, soit pour les dépenses générales, s'élevait à 60. La Chambre se montra disposée à les réduire, et remit à s'en expliquer définitivement au jour des amendements.
Discussion du plan de crédit. L'impatience des esprits les porta ensuite vers la grave question de l'arriéré, et du moyen imaginé pour y faire face. Le projet devait rencontrer deux espèces d'adversaires, les députés en petit nombre qui inclinaient vers les sentiments de l'émigration, et qui auraient voulu qu'on payât les créanciers de l'État avec du papier, non avec des bois appartenant au clergé, et les libéraux extrêmes, comme M. Durbach, qui avec de bonnes intentions, mais sans aucun discernement, prenaient pour de l'agiotage les moyens de crédit proposés, et ne voyaient pas qu'il n'y avait rien de plus contraire à l'agiotage que de payer exactement ses dettes. Les uns et les (p.~299) autres débitèrent donc avec emphase des considérations puériles contre le plan du ministre.
Objections des royalistes. Les premiers, ceux qui inclinaient vers les sentiments de l'émigration, n'osèrent pas proposer la banqueroute. Il faut dire pour l'honneur de ce temps, que les idées de probité financière avaient déjà fait assez de progrès pour que personne ne se permît de nier le principe de l'acquittement intégral des dettes de l'État, quelle qu'en fût l'origine. Il faut même ajouter, pour l'honneur du Corps législatif, qu'il ne l'aurait pas souffert. Mais on prit des voies détournées, et on soutint que payer les créanciers avec des rentes au pair était bien suffisant, qu'on les traiterait ainsi comme la masse des porteurs de la dette publique, et qu'il n'y aurait pas à les plaindre. On insinuait d'ailleurs qu'il y avait parmi ces créanciers beaucoup de fournisseurs qui avaient assez fraudé le Trésor, pour qu'on fût certain, en les payant avec cette monnaie, de leur donner plus qu'il ne leur était dû. Les opposants de cette catégorie s'élevèrent ensuite contre l'aliénation de 300 mille hectares de bois. Ils reproduisirent les arguments qu'on a souvent fait valoir contre la destruction des bois, et ils se gardèrent d'énoncer celui qui les touchait le plus, c'est que les biens qu'on se proposait de vendre provenaient du clergé. Ils dirent qu'on allait avilir la propriété forestière en mettant en vente une aussi grande quantité de bois, qu'on allait surtout singulièrement diminuer la masse des bois du domaine, car l'État possédait en tout 1400 mille hectares de forêts, qu'il en aurait 400 mille à rendre aux anciens propriétaires si on restituait aux émigrés (p.~300) leurs biens non vendus, qu'il en resterait par conséquent un million tout au plus, et que si on en vendait 300 mille, il n'en resterait que 700, que la propriété domaniale serait donc réduite de moitié, ce qui constituerait un véritable dommage pour le sol, car il n'y avait que les bois appartenant à l'État dont la conservation fût assurée. Tout cela fut dit avec un certain accent d'irritation, et assez peu de franchise. Le Corps législatif au surplus discerna très-bien les sentiments qui inspiraient les auteurs de cette argumentation.
Objections des libéraux extrêmes. Quant aux libéraux extrêmes, ils s'élevèrent contre la création d'un papier nouveau, et surtout contre l'intérêt de 8 pour cent, qui, à les entendre, était excessif. Ils oubliaient que le ministre avait déjà créé ce papier, qu'il en avait émis une somme de quelques millions sous le titre de bons royaux, qu'il avait eu le bonheur de le faire accueillir, grâce aux principes qu'on lui connaissait, grâce à un intérêt de 7 pour cent; que cet intérêt de 7 alloué à des effets à trois ou à six mois, supposait au moins 8 pour des effets à trois ans; qu'il était bien heureux après tout qu'un pareil choix eût été fait, et eût réussi, car le Trésor n'avait pas reçu 200 millions par l'impôt, et était parvenu à en solder plus de 350, à l'aide des combinaisons que le ministre avait imaginées. Ignorant ou négligeant ces faits, n'ayant ni le désir de les savoir, ni le talent de les rechercher, ils disaient ce que disent souvent les députés des provinces, qu'on allait multiplier les moyens d'agiotage, et sacrifier la substance du peuple aux spéculateurs de la capitale.
(p.~301) Plan consistant à donner 5 pour cent d'intérêt, et 3 pour cent d'amortissement. Un seul opposant proposa quelque chose de moins vain, c'était la délivrance aux créanciers de l'État de bons portant un intérêt de 5, avec un amortissement de 3 pour cent, qui devait rendre la libération plus prompte, et soutenir ce nouvel effet fort au-dessus de la rente, dont l'amortissement n'était que de 1 pour cent. Mais cette combinaison en favorisant en apparence le Trésor, qui, moyennant une dépense égale, devait se trouver déchargé plus tôt de sa dette, n'allait à rien moins qu'à faire échouer le plan financier du ministre. En effet, par la conversion d'une partie de l'intérêt en amortissement, elle réduisait l'intérêt à 5, et le fixait par conséquent au-dessous du taux commercial qui était 7 pour les valeurs à trois et à six mois d'échéance, ainsi que le démontrait le cours des bons royaux. Ce plan peu accueilli. C'était donc un effort puéril pour se soustraire à la loi commune du commerce, qui est de payer les choses ce qu'elles valent. Du reste, le plan dont il s'agit, assez subtil en lui-même, et appuyé sur des arguments plus subtils encore, ne rencontra pas grande faveur, et ne fut pas sérieusement soutenu.
Le projet du ministre chaudement défendu. Le projet de M. Louis eut pour défenseurs la commission et beaucoup de députés éclairés qui présentèrent d'excellentes raisons, mais par écrit, la plupart du temps sans suite, sans liaison, et pourtant pas sans effet, parce que les bonnes raisons finissent par pénétrer dans les esprits quelle que soit la forme employée pour les faire valoir. Le meilleur défenseur du plan ministériel fut le ministre lui-même, qui dans un discours écrit et substantiel, discuta toutes les parties de son système, (p.~302) de manière à porter la lumière dans les intelligences les moins ouvertes. Mais lorsqu'on en vint aux détails la discussion étant devenue plus vive, dès lors plus sérieuse et plus efficace, et chacun laissant de côté les discours écrits, le ministre produisit encore plus d'impression sur la Chambre. Argumentation du ministre. Quoique dépourvu du talent de la parole, et s'exprimant avec une sorte de bégayement qui était un effet de son extrême vivacité, il avait cependant une énergie de langage qui tenait à la force de sa pensée, et agissait puissamment sur ses auditeurs. Il commença par déclarer qu'il n'avait rien négligé pour réduire la dépense, et qu'on était arrivé en fait d'économies au dernier terme possible. Quant aux impôts, traitant dédaigneusement les orateurs qui s'apitoyaient avec affectation sur les charges des contribuables, il dit que le premier des devoirs était de suffire aux besoins de l'État, qui représentaient les besoins les plus impérieux des individus eux-mêmes, car on ne pouvait pas plus se passer de soldats, de juges, de routes, que de pain; que les impôts directs et indirects étaient indispensables dans leur assiette et leur quotité actuelles, et qu'il fallait les subir, la France étant d'ailleurs l'un des pays les moins chargés de l'Europe; qu'enfin il fallait savoir payer ses malheurs, et que c'était le moyen le plus sûr de s'en relever. Passant à l'arriéré et au plan de crédit, le ministre soutint qu'en principe il fallait payer ses dettes, les payer intégralement, que c'était d'abord le devoir d'honnêtes gens, et ensuite la conduite de gens habiles; qu'au lieu de s'appauvrir on s'enrichissait en agissant de la sorte, car on rétablissait le (p.~303) crédit public, par le crédit public le crédit privé, et avec le crédit privé la vie des affaires; qu'au surplus il n'y avait personne dans le gouvernement qui pensât autrement, et que le Roi entendait solder intégralement l'arriéré, n'importe l'auteur et l'étendue de cet arriéré. Cela dit avec toute l'énergie d'une profonde conviction, le ministre ajouta que ne pouvant payer ce qu'on devait avec les impôts actuels, ne voulant pas non plus les augmenter puisqu'on les trouvait déjà excessifs, il ne lui restait que les moyens de crédit; que ces moyens il en était sûr, les ayant éprouvés récemment, mais à deux conditions toutefois, c'est qu'on se montrerait digne d'avoir du crédit en faisant honneur à ses engagements, et que de plus on consentirait à payer l'argent ce qu'il valait; que si on prétendait s'acquitter envers les créanciers de l'État en leur donnant des rentes au pair, on les frustrerait de 25, de 30, de 40 pour cent, que si au contraire on consentait à leur donner des rentes au cours, on exposerait l'État à leur payer plus qu'il ne devait, qu'on lui ferait supporter en outre un intérêt de 8 pour cent à perpétuité, et qu'enfin on écraserait les cours par la quantité des émissions; que dès lors mieux valaient des effets temporaires, qui sans doute coûteraient 8 et même 9 pour cent, mais passagèrement, et ne frustreraient ni l'État ni les créanciers, car sous cette forme on débourserait exactement le capital qu'on devait; que ces effets n'étaient pas une chimère, mais une réalité, car il en avait déjà émis qui s'étaient soutenus avec un intérêt de 7 et 7-½ pour une échéance de trois et six (p.~304) mois, ce qui supposait 8 environ pour une échéance de deux ou trois ans; que les bois demandés étaient bien plus une garantie qu'une aliénation effective du domaine forestier, car lorsqu'on en aurait vendu pour cent millions par exemple, et qu'on aurait retiré pour cent millions des effets émis, le crédit serait tellement rétabli qu'un emprunt en rentes serait possible, qu'alors on liquiderait le reste de l'arriéré avec les produits de cet emprunt, qu'il n'était donc pas probable qu'on vendît plus du tiers des bois dont l'aliénation était proposée; que sous le rapport de la propriété forestière, on avait choisi les bois de petite contenance, difficiles à administrer par l'État, et faciles à administrer par les particuliers; que les bois intéressant la marine et la conservation du sol resteraient au domaine, et que les craintes qu'on avait conçues ou exprimées à cet égard étaient absolument chimériques; que les moyens imaginés formaient un tout fortement lié dans ses diverses parties, qu'en retrancher un seul, c'était les faire crouler tous; qu'enfin il ne savait pas une autre manière de s'y prendre, et n'en voulait quant à lui essayer aucune autre, étant certain, pour l'avoir déjà expérimentée pendant cinq mois, de l'efficacité de celle qu'il proposait.
Succès de l'argumentation du ministre. Ces raisons reproduites plusieurs fois suivant les occurrences de la discussion, avec une sorte de trépignement de la voix et du visage qui révélait chez le ministre toute l'ardeur de sa conviction, persuadèrent la Chambre. Voyant qu'elle avait en sa présence un homme de tête qui savait parfaitement ce qu'il faisait, elle ferma le débat, malgré (p.~305) les cris des opposants de diverses nuances. On passa ensuite à l'examen des articles, lequel fut remis à une séance suivante.
Nécessité de consentir à un amendement pour assurer l'adoption du plan ministériel. Après avoir consulté les véritables dispositions de la Chambre, les deux ministres avaient reconnu qu'il fallait faire une concession, non pas sur le budget ni sur le plan financier, mais sur les centimes additionnels. L'esprit de la propriété foncière, qui dominait cette Chambre, exigeait un sacrifice au profit des impôts directs. Il fallut consentir à réduire de 60 à 30 les centimes additionnels, mais sans diminuer le chiffre total du budget, qui restait fixé à 618 millions, ce qui supposait que la Chambre s'engageait à parfaire ce total l'année suivante, par un moyen ou par un autre. La chose convenue, l'amendement fut proposé à la séance finale, et accepté par M. de Montesquiou. Le ministre des finances sortit en ce moment, pour n'être pas responsable d'une concession qui répugnait à l'inflexibilité de ses principes, car il n'admettait pas qu'on votât la dépense, sans voter à l'instant même les ressources destinées à y faire face. L'amendement fut mis aux voix et adopté.
Efforts des opposants afin de réduire de 8 à 6 pour cent l'intérêt des effets de nouvelle création. Restait un dernier différend à vider. Tous les opposants avaient réuni leurs forces sur un amendement qui consistait à réduire l'intérêt alloué aux effets de nouvelle création. Il s'agissait de le ramener de 8 à 6, et l'amendement présentait un sérieux danger. D'abord tout terme moyen convient aux assemblées, qui cherchent en général la vérité dans les milieux. De plus, beaucoup de gens de bonne foi, mais fort ignorants en finances, (p.~306) croyaient par cette diminution d'intérêt défendre le trésor public, et enfin des adversaires malicieux y voyaient la ruine du plan du ministre, ce qui plaisait aux royalistes extrêmes qui ne voulaient pas qu'on payât les créanciers de Buonaparte, et plaisait en même temps aux ennemis des Bourbons parce que c'était pour ceux-ci un échec éclatant. Le ministre s'y opposa énergiquement, disant qu'en proposant 8 pour cent il n'avait pas fait une proposition arbitraire, mais nécessaire; que l'argent avait un prix commercial indépendant de la volonté des gouvernements, qu'on avait obtenu de l'argent à 7 ou 7-½ à courte échéance, que vraisemblablement on serait obligé de payer 8 pour une échéance plus longue; que s'il trouvait à contracter à meilleur marché il le ferait, mais qu'il demandait les latitudes indispensables pour agir, et que si on les lui refusait sur ce point, autant valait rejeter le plan tout entier et le budget lui-même, et alors charger les auteurs de l'amendement de chercher les moyens de faire face aux difficultés de la situation.
Majorité considérable en faveur des projets financiers du baron Louis. La sincérité courageuse chez un ministre visiblement attaché au bien public ne trouve jamais les assemblées insensibles. L'amendement, quelle que fût sa faveur, n'obtint que 101 voix, et fut repoussé par 122, ce qui ne présentait, il est vrai, qu'une majorité de 21 voix pour le gouvernement, mais n'exprimait pas les dispositions réelles de la Chambre. Lorsqu'il fallut voter sur l'ensemble des propositions ministérielles, 140 suffrages se prononcèrent pour leur adoption, et seulement 66 contre, ce qui constituait une majorité de 74 voix, (p.~307) majorité énorme en considérant le nombre des votants.
Bon effet de ce succès pour le gouvernement tout entier. Ce succès produisit un grand effet dans le public. D'une part on voyait une majorité forte et sensée décidée à soutenir le gouvernement, de l'autre on voyait ce gouvernement ferme, sage, habile en fait de finances, sachant ce qu'il fallait vouloir, et le voulant fortement. Le lendemain la rente cinq pour cent qui était montée de 65 francs à 75 par la présentation du projet, montait à 78 par son adoption, et la paix durant, il n'était pas chimérique de la supposer à 90 au moins, taux extraordinaire pour cette époque. Dans ce cas il devenait facile d'exécuter un emprunt, et de liquider immédiatement l'arriéré tout entier, en n'aliénant qu'une partie des bois dont la vente avait été ordonnée.
Mesures commerciales destinées à opérer la transition entre le blocus continental et la liberté des mers. Les questions de finances n'étaient pas les seules qui relevassent du ministre spécial de ce département. La chute du blocus continental, qui s'était accomplie en même temps que celle de l'Empire, exigeait qu'on pourvût sans différer à la situation du commerce et de l'industrie. Napoléon n'avait pas assez persévéré dans le blocus continental pour vaincre l'Angleterre par les moyens commerciaux, mais il y avait persévéré assez pour jeter les fondements de notre industrie, et naturellement le jour où toutes les barrières étaient tombées à la fois par l'invasion de notre territoire, il s'était produit une véritable perturbation dans nos manufactures, ce qui avait ajouté aux militaires, aux fonctionnaires civils, aux acquéreurs de biens nationaux, une nouvelle classe de mécontents portés à regretter l'Empire.
(p.~308) On a déjà vu que dans les premiers jours de la Restauration, M. Louis avait pris quelques mesures provisoires pour mettre notre législation commerciale en rapport avec le nouvel état des choses. Ainsi il avait réduit le droit sur les cotons bruts à un simple droit de balance, afin de donner à nos manufacturiers la possibilité de filer et de tisser à meilleur marché. Il avait réduit le droit sur les sucres et les cafés à un taux qui permît au commerce français de les vendre dans nos ports en concurrence avec le commerce britannique. Mais ces mesures n'avaient été que transitoires, et il en restait beaucoup d'autres à prendre pour assurer l'existence et le développement de nos manufactures. Prétentions des diverses industries.Ainsi qu'il arrive toujours, chacun demandait la prohibition absolue pour soi, en refusant la simple protection à autrui, et les Chambres étant devenues l'arbitre auquel s'adressaient tous les intérêts lésés, elles avaient été assaillies de pétitions pressantes par nos manufacturiers. Le ministre avait tâché de satisfaire à la plupart des demandes par des mesures modérées, et qui fussent de nature à obtenir l'assentiment des Chambres.
Rétablissement du service des douanes sur toutes les frontières. D'abord il avait rétabli le service des douanes sur toutes nos frontières, et il avait en même temps arrêté un genre de fraude qui était né des circonstances exceptionnelles du moment. Les additions à notre territoire de 1790, qui nous avaient été accordées par le traité de Paris, quoique peu étendues, étaient cependant suffisantes pour contenir des quantités considérables de marchandises. Ces additions situées à la fois vers la Belgique, le Rhin (p.~309) et la Savoie, avaient été remplies de produits anglais, qui devaient se trouver français de droit le jour où nous prendrions possession définitive des nouveaux territoires. À l'égard de ces produits, le ministre prescrivit la réexportation de ceux qui étaient prohibés, et exigea l'acquittement des droits pour ceux dont l'entrée était autorisée moyennant un tarif. La prohibition maintenue à l'égard des fils et tissus de coton, des draps et des lainages. Il prononça la prohibition à l'égard des fils et tissus de coton, à l'égard des draps, et n'eut pour cela qu'à maintenir la législation existante. Nos filateurs et tisseurs de coton ayant la matière brute, non plus au prix du blocus continental, mais au prix actuellement admis dans toute l'Europe, purent cette année même à la foire de Leipzig vendre quelques-uns de leurs tissus en concurrence avec ceux des Anglais, parce qu'on les trouva de plus belle qualité. Toutefois ils avaient éprouvé un dommage considérable au moment de l'abolition du droit sur le coton brut, car ils n'avaient pu débiter leurs produits fabriqués qu'au prix auquel les avait fait descendre la suppression de ce droit. Ils évaluaient la perte ainsi essuyée à 30 millions, et ils n'hésitèrent pas à en demander le remboursement aux Chambres, à titre de restitution d'un droit indûment perçu. Le ministre repoussa vivement cette prétention, et la Chambre se rangea de son avis. On considéra cette perte comme l'un de ces dommages de guerre qu'un gouvernement ne peut pas plus épargner à une industrie atteinte par un brusque renversement de frontière, qu'à une province occupée par l'ennemi.
Régime adopté pour l'industrie métallurgique. La plus importante des industries modernes avec (p.~310) celle du coton, était celle du fer. Ce métal, destiné à remplacer la pierre et le bois dans une foule d'emplois, était appelé à devenir l'un des instruments les plus actifs de la civilisation moderne. La production s'en était fort développée en France par suite du blocus continental, qui interdisait l'entrée des fers étrangers arrivant par mer. L'abolition de ce régime plaçait notre industrie métallurgique en présence d'une concurrence redoutable. Il venait en effet de s'accomplir en Angleterre une grande révolution dans cette industrie, c'était le remplacement du bois par la houille comme combustible, et le remplacement du marteau par le laminoir comme moyen de forger. Il en résultait que les Anglais étaient en mesure à cette époque de produire la tonne de fer à 350 francs, tandis que les Français ne pouvaient la produire qu'à 500. Il est vrai que le fer français fondu au bois, et forgé au marteau, avait d'incontestables avantages de qualité; néanmoins il était impossible qu'il supportât la concurrence. Aussi l'industrie métallurgique était-elle alors l'une des plus inquiètes et des plus agitées. Les maîtres de forges disaient avec raison que si on ne les protégeait pas contre le fer étranger, ils seraient contraints de renoncer à travailler, ce qui priverait la France d'une matière de première nécessité, et la rendrait dépendante des Anglais, qui bientôt lui feraient payer le fer plus cher que les Français eux-mêmes. Ils avaient pour appui les propriétaires de bois, qui ne pouvaient vendre leurs coupes qu'autant que les maîtres de forges s'en faisaient les acheteurs. Ils avaient pour adversaires les (p.~311) habitants des ports et des pays producteurs de vin, qui se flattaient de placer leurs vins dans le Nord, à condition de prendre ses fers. N'osant avouer leur véritable motif, ils donnaient pour raison que la France privée de la Belgique et des provinces rhénanes, ne serait pas en état de produire la quantité de fer nécessaire à ses besoins, allégation que l'expérience n'a pas justifiée. Les maîtres de forges demandaient la prohibition, et au contraire les commerçants et les propriétaires de vignobles réclamaient la liberté entière. Le ministre proposa d'établir sur les fers étrangers un droit de 150 francs par tonne, qui ajoutés aux 350 francs constituant le prix de revient des forges anglaises, égalait le prix français de 500 francs. Il pensa que cette protection serait suffisante. La discussion fut franche et vive au Corps législatif, et les deux intérêts en présence trouvèrent de chauds défenseurs. Un amendement qui portait le droit à 250 francs fut présenté, et obtint beaucoup de voix. Pourtant le droit de 150 francs eut l'avantage, et sur ce point encore la pensée du gouvernement prévalut complétement dans les Chambres.
La prohibition accordée en faveur de la raffinerie du sucre. Après cette industrie, celle du raffinage des sucres adressa aussi ses réclamations soit au gouvernement, soit aux Chambres. La raffinerie était une ancienne industrie française des plus étendues et des plus fructueuses, surtout lorsque la France possédant Saint-Domingue, et en tirant une quantité immense de sucre brut, le raffinait pour une notable partie de l'Europe. La guerre, qui en favorisant nos industries nationales avait servi quelques industries rivales, avait procuré de rapides progrès (p.~312) à la raffinerie étrangère. Les raffineurs français élevèrent la voix. Ils rappelaient de grands souvenirs de prospérité coloniale, ils furent écoutés, et obtinrent la prohibition.
Libre sortie des grains et des laines moyennant un droit. L'agriculture montra aussi des prétentions, et trouva dans le Corps législatif des oreilles favorablement disposées pour elle. Nos agriculteurs voulaient tirer parti de l'ouverture des mers pour exporter leurs grains et leurs laines. Les grains avaient été retenus en France à l'époque des dernières disettes, et quant aux laines, Napoléon avait interdit non-seulement leur sortie, mais celle des troupeaux, parce qu'il avait voulu que la grande importation des mérinos profitât exclusivement à l'amélioration des laines françaises. L'agriculture demandait donc le libre commerce des grains, des laines et des troupeaux, et elle avait contre elle le peuple du littoral, c'est-à-dire celui de la Normandie, de la Bretagne, de la Vendée, peuple ardemment royaliste. Elle avait contre elle également tous ceux qui emploient la laine, les fabricants de draps d'abord, et ensuite les fabricants de ces tissus si variés connus sous le nom de mérinos, qui sont devenus pour le peuple un vrai bienfait par leur propagation et leur bas prix. Pourtant l'agriculture avait de bons arguments à faire valoir, car s'il est naturel, dans l'intérêt de l'industrie nationale, d'interdire l'entrée des produits étrangers, il l'est moins de prohiber la sortie des produits nationaux. Elle semblait donc avoir raison; elle était en outre fort en faveur, et la Chambre des députés d'accord avec le ministre des finances, permit l'exportation des grains, en les frappant à (p.~313) la sortie d'un droit mobile qui s'élevait avec leur prix. On permit l'exportation des laines, en se bornant à soumettre à un droit celle des béliers.
Telles furent les principales mesures au moyen desquelles on essaya d'opérer la transition du blocus continental à la liberté des mers. On supprima, ainsi que nous venons de le dire, les droits sur les matières premières exotiques, telles que le coton brut, les teintures, les bois, que Napoléon avait surtaxées comme provenant du commerce britannique; on continua de prohiber les tissus de coton, pour assurer aux tissus nationaux une protection absolue; on frappa les fers d'un droit équivalant à la différence du prix entre le fer anglais et le fer français; et quant aux objets de grande consommation, tels que le sucre et le café, qui n'étaient imposés qu'au profit du Trésor, on diminua singulièrement le droit, pour ôter à la contrebande, devenue plus facile par le rétablissement de la paix, une partie de ses avantages. Enfin on prohiba la raffinerie étrangère, et on déclara libre ou à peu près libre la sortie de nos produits agricoles.
Succès de ces mesures. Ces mesures, conçues dans un louable esprit de modération, obtinrent l'approbation générale. Le gouvernement était ainsi tour à tour soutenu ou contenu par les Chambres, et les Chambres devenaient l'autorité tutélaire auprès de laquelle tous les intérêts froissés cherchaient un refuge. Autorité croissante des Chambres, bien qu'elles ne partagent pas toute la vivacité des sentiments du parti libéral. Cependant les hommes fortement épris des idées de liberté, regrettaient quelquefois que la Chambre des députés ne se prononçât pas d'une manière plus tranchée. Ils auraient voulu par exemple qu'elle (p.~314) rejetât purement et simplement la loi sur la presse. Mais en rendant cette loi temporaire, la Chambre des députés avait sauvé le principe de la liberté, et pour les hommes sages c'était assez, car pour aller au delà il eût fallu faire essuyer à la royauté un échec qui l'aurait singulièrement affaiblie, et qui de plus l'aurait profondément irritée contre le nouveau régime. Politiquement, cette conduite était évidemment la meilleure.
Attitude particulière de la Chambre des pairs, et à propos de quelques-unes de ses manifestations. La Chambre des pairs, de son côté, n'avait pas agi moins sagement que la Chambre des députés. Elle avait profondément discuté la loi de la presse, et ne l'avait admise qu'après en avoir retranché le préambule, qui semblait considérer la censure comme un principe existant dans la Charte. Elle avait adressé surtout au ministre de l'intérieur une excellente réponse, à l'occasion du rapport présenté aux deux Chambres sur l'état de la France. Napoléon, comme on s'en souvient, faisait chaque année présenter au Corps législatif un exposé de la situation de l'Empire, pour en constater les progrès successifs. Le gouvernement crut devoir suivre cet exemple, et profiter de l'occasion pour faire bien ressortir l'état de désolation où l'Empire et la Révolution laissaient la France. L'exposé du ministre de l'intérieur n'envisageant la France que d'un seul point de vue, n'était vrai que dans le tableau des misères produites par la guerre. La Chambre des députés répondit par un simple remercîment à la production de cette pièce, mais la Chambre des pairs, remplie aux deux tiers des membres du Sénat, ne voulut livrer ni la Révolution, ni même (p.~315) l'Empire, à cet excès d'injustice. Elle fit une réponse motivée, dans laquelle elle rappela les immenses bienfaits que la France devait à l'application des principes de 1789, à l'abolition des jurandes et de toutes les entraves qui jadis gênaient l'industrie dans l'intérieur du territoire, à la division de la propriété territoriale, à l'augmentation du nombre des propriétaires fonciers, à la mise en valeur d'une grande partie du sol, à l'établissement et au perfectionnement des manufactures, et après avoir rappelé ces bienfaits si divers, elle ajouta qu'elle y voyait, ainsi que dans la paix et la liberté dues aux Bourbons, des motifs d'espérer un prompt rétablissement de la prospérité publique. La réponse, sans cesser d'être respectueuse, était digne, vraie, et pleine d'à-propos.
Effet produit sur le Roi et les princes par l'esprit que manifestent les Chambres. Les deux Chambres, sans répondre à la vivacité des sentiments du parti libéral, méritaient donc la confiance des hommes éclairés, commençaient à l'obtenir, et acquéraient peu à peu, nous le répétons, la force de contenir et de soutenir le gouvernement, ce qui était pour lui également désirable. Malheureusement la contradiction que rencontrait le gouvernement, sans l'avoir encore irrité contre le régime constitutionnel, n'avait guère amélioré ses penchants. Le Roi demeure assez tranquille, tout en partageant certaines vues de l'émigration. Le Roi était à peu près le même, c'est-à-dire tranquille, envisageant les questions avec calme, et assez enclin à laisser faire ses ministres quand il ne s'agissait pas du principe de son autorité ou de quelques-uns des intérêts essentiels de l'émigration. Ces intérêts en effet lui tenaient fort à cœur. Ainsi, relativement aux biens nationaux, (p.~316) il se faisait une vraie violence, et, s'il l'avait pu, il les aurait rendus aux anciens propriétaires. Il avait notamment fort désapprouvé l'arrestation de MM. Dard et Falconnet, auteurs des deux brochures dirigées contre l'irrévocabilité des ventes nationales. Élargissement par l'influence du Roi de MM. Dard et Falconnet. Après une courte instruction ces deux avocats avaient été élargis, aux grands applaudissements de la haute émigration, qui les avait visités, comblés de soins pendant leur courte captivité, et qui continua de remplir leur maison après leur sortie de prison. Le Roi prit aussi fait et cause pour ses gardes du corps dans leurs querelles avec la garde nationale et avec l'armée, et manifesta l'intention de les soutenir à tout prix. Ses ministres sans le contredire se bornèrent à essayer de prévenir de nouvelles collisions, ou d'en corriger l'effet quand ils n'avaient pu les prévenir. Sauf ces exceptions, le Roi laissait ses ministres suivre le courant, à quoi ils n'étaient que trop enclins. Agitation continuelle de M. le comte d'Artois. Quant à M. le comte d'Artois revenu de Saint-Cloud à Paris, à la suite d'une absence motivée par sa santé et par sa mauvaise humeur, il se donnait comme toujours beaucoup de mouvement, écoutait les solliciteurs de province qui venaient demander des places en alléguant leur royalisme, leur faisait des promesses qu'il ne pouvait tenir, et abondait dans le sens de leurs passions extrêmes, ce qui le rendait de plus en plus l'objet des espérances et de l'amour de la faction dite ultra-royaliste. Il avait, par curiosité, par goût de se mêler du gouvernement, par la méfiance propre aux esprits faibles, laissé s'établir autour de lui une police composée des intrigants (p.~317) de tous les régimes, usés au service des polices antérieures, et cherchant, auprès de ce qu'on appelait alors le pavillon Marsan (celui que le prince occupait dans le palais des Tuileries), un emploi qui leur était refusé à la direction générale de la police. Ce prince se rend importun au Roi. Ce prince était charmé de recueillir ainsi des bruits ou piquants ou inquiétants, de les apporter au Roi, de pouvoir lui montrer qu'on le servait mal, ou qu'il ne savait pas se faire servir, et que tandis qu'il lisait ses auteurs classiques, la monarchie était minée, et menacée de nouvelles catastrophes. Louis XVIII, éclairé par M. Beugnot, qui s'appliquait à lui prouver le peu de fondement des informations de Monsieur, avait plusieurs fois enjoint à son frère de renoncer à ces commérages, et de le laisser vivre en paix. Monsieur n'en tenait compte, et continuait ce manège, se contentant seulement d'en parler moins souvent au Roi. Réserve de M. le duc d'Angoulême. Des deux fils de Monsieur, l'un, le duc d'Angoulême, peu spirituel mais sage et modeste, comme nous l'avons déjà dit, ne cherchait à se donner que le rôle qu'on lui accordait, et voyageait en ce moment dans l'Ouest pour y faire respecter l'autorité royale un peu plus qu'elle ne l'était; Emportements de M. le duc de Berry. l'autre, M. le duc de Berry, ne manquant pas d'esprit, mais emporté au delà de toutes les bornes, avait d'abord réussi auprès des troupes dont il s'occupait assidûment, mais commençait à les blesser par une violence qu'il avait contenue au début, et qu'il contenait beaucoup moins, à mesure que le naturel revenait, et que se révélait chaque jour davantage la difficulté de rattacher l'armée aux Bourbons. Ainsi, malgré d'assez grandes différences (p.~318) entre eux, ces trois princes partageaient beaucoup trop les penchants de leurs amis pour résister à leur influence, et se garantir de leurs fautes. À chaque instant quelque nouvelle manifestation de leur part venait ajouter aux incidents dont la malveillance des partis cherchait à profiter.
Procession le 15 août, pour rappeler et confirmer le vœu de Louis XIII. Le 15 août était le jour où sous l'Empire on célébrait la Saint-Napoléon. Il aurait fallu n'y pas prendre garde, et s'appliquer à laisser oublier cette journée. La famille royale voulut, au contraire, qu'elle continuât d'être une fête, mais en devenant une fête royaliste. C'était le jour où Louis XIII, en reconnaissance de la grossesse d'Anne d'Autriche, avait par un vœu solennel placé la France sous la protection de la Vierge. Quelque respectable que fût ce souvenir historique, il fallait bien consulter les circonstances avant de céder au plaisir de le réveiller. On n'en fit rien, et on ordonna une procession solennelle dans toute la France pour rappeler et confirmer le vœu de Louis XIII. Les princes à Paris la suivirent à pied, le cierge à la main, et ce spectacle ne produisit pas un effet heureux sur les esprits qu'offusquait le zèle religieux des Bourbons. Les officiers à la demi-solde, toujours très-nombreux dans la capitale, se raillèrent fort de ces princes si dévots, et les soldats achetèrent de la chandelle pour célébrer la Saint-Napoléon en illuminant leurs casernes. On eut même la plus grande peine pour faire éteindre dans la soirée cette illumination séditieuse.
Fête offerte au Roi par la ville de Paris. Le 29 août, une manifestation d'un autre genre produisit un effet non moins fâcheux. Le Roi, invité (p.~319) par la ville de Paris à une fête magnifique, alla dîner à l'hôtel de ville, ce qu'il n'avait pas encore fait depuis son retour en France. D'abord il fallut apaiser une querelle des gardes du corps et de la garde nationale. Les gardes du corps voulaient occuper seuls les appartements intérieurs, et reléguer la garde nationale au dehors. C'était une prétention inconvenante, car la garde nationale n'était que la ville de Paris elle-même prenant les armes pour rendre honneur au Roi, et à l'hôtel de ville elle était chez elle. La reléguer à la porte du palais municipal, pendant que les gardes du corps seraient dans l'intérieur, était un étrange oubli de toutes les bienséances. La querelle s'échauffant, le Roi partagea le différend, et il fut convenu que la garde nationale et les gardes du corps se distribueraient par moitié les appartements intérieurs.
Fâcheux caractère de cette fête. La fête commença par un dîner offert au Roi: un bal devait suivre. La magnificence, le goût furent dignes et de la grande cité qui recevait son roi, et de l'hôte auguste qui était reçu chez elle. Louis XVIII assis à la table principale avec les princes de sa famille, y avait admis trente-six dames par une sorte de dérogation à l'ancien usage. Dans le nombre il avait compris les premières dames de l'ancienne cour, méritant fort d'y être assurément, et trois ou quatre seulement de la nouvelle noblesse. Cette circonstance du reste ne devait pas être la plus remarquée. Le préfet, debout derrière le siége du Roi, servait le monarque, la femme du préfet, dans la même attitude, servait madame la duchesse d'Angoulême. Les membres du conseil municipal remplissaient (p.~320) le même office auprès des princes. Certainement on avait vu jadis des princes et même des rois servir des empereurs; mais on peut dire, sans céder à de vulgaires préjugés démocratiques, que le temps de ces spectacles était passé. Napoléon avec tout le prestige de sa gloire et de sa puissance, n'avait pu en corriger l'inconvenance, quand il avait voulu les renouveler, et il ne l'avait d'ailleurs jamais essayé aussi complétement. Le lendemain de la fête de l'hôtel de ville, les flatteurs de cette époque s'exprimèrent avec un vif enthousiasme sur la magnificence et la beauté morale des scènes de la veille. Ils parlèrent des fêtes de la Révolution et de l'Empire avec un profond mépris, dirent que ni les unes ni les autres n'avaient jamais rien offert de pareil à ce qu'on venait de voir, qu'à l'autorité légitime seule, reconnue, acceptée par tous, il était donné de présenter des spectacles semblables, et que ceux qui avaient eu le bonheur d'y assister en conserveraient un souvenir ineffaçable. Ils débitèrent ainsi les banalités qu'on répète à la suite de toutes les fêtes, et qui ne persuadent que les invités. Sans doute, et très-heureusement, il n'est pas de nos jours impossible à la royauté d'attirer encore le respect, mais c'est à la condition de beaucoup de vertu, de simplicité, de sévérité de goût, et d'un respect pour les hommes égal à celui qu'elle exige pour elle-même.
On rapproche la fête de l'hôtel de ville de certaines scènes qui se passent en province, et dans lesquelles d'anciens seigneurs montrent des prétentions ridicules. Les peuples jugent par les yeux, et c'est dans les représentations extérieures d'un gouvernement qu'ils vont chercher le plus souvent sa signification morale. On s'obstina à voir dans le rôle que les magistrats (p.~321) municipaux avaient accepté auprès du Roi, le rôle que certains hommes auraient voulu imposer à la nation elle-même, et on rattacha les scènes de l'hôtel de ville aux extravagances que quelques anciens seigneurs venaient de se permettre en Normandie, en Bretagne, en Languedoc, en Provence. Les uns avaient voulu que dans leurs églises de village on leur présentât l'encens, d'autres que le pain bénit leur fût offert avant de l'être aux autorités municipales, et ils avaient provoqué des conflits ridicules, recueillis avec empressement par les journaux, et même dénoncés aux Chambres. Du reste ce n'étaient là que des incidents qui auraient eu peu d'importance, si on avait possédé un gouvernement ferme, rigoureusement légal, conséquent avec les institutions qu'il avait données, et animé de l'esprit qui se manifestait dans les Chambres. Faiblesse de l'administration. Malheureusement ce gouvernement ne pouvait se trouver dans un ministère sans unité, sans chef, sans esprit de conduite et sans influence. Incapacité administrative de M. de Montesquiou. Celui des ministres qui avait avec le pays les relations les plus directes, le ministre de l'intérieur, M. de Montesquiou, aimable quand il n'était pas trop suffisant, raisonnable pour un homme de son origine et de son parti, parlant avec aisance et succès aux Chambres, était néanmoins le plus incapable des administrateurs, parce qu'il n'avait ni fermeté, ni application au travail. Après avoir rappelé les commissaires extraordinaires, il avait laissé une grande partie des préfets impériaux en place, sans s'expliquer à leur égard, sans leur faire savoir s'ils seraient maintenus ou congédiés. Qu'on laissât à leur poste les fonctionnaires spéciaux, (p.~322) tels que les agents des finances, des ponts et chaussées, de la guerre, de la marine, rien de mieux, car on n'aurait pas eu de quoi les remplacer. Mais quant aux préfets, personnages tout politiques, devant représenter exactement l'esprit et les sentiments du nouveau gouvernement, les conserver était difficile, et assez dangereux. Pourtant, faute de sujets capables, car le parti royaliste éloigné depuis longtemps des affaires en fournissait peu alors, M. de Montesquiou avait été obligé de laisser en fonctions un grand nombre des préfets de l'Empire. Il aurait dû au moins les changer de département, ce qui leur aurait donné une sorte d'origine royale, et leur aurait épargné le désagrément de se contredire sous les yeux de leurs administrés. Les préfets laissés sans direction. Il n'en avait rien fait, et s'était contenté dans les départements où il y avait quelques anciens nobles, réputés capables d'exercer une fonction publique, de les nommer préfets ou sous-préfets, et il avait livré les uns et les autres à leur propre inspiration, sans s'expliquer, nous le répétons, sur le sort réservé aux préfets de l'Empire. Il en résultait que les préfets royalistes se livraient à leurs passions, et que les préfets impériaux conservés étaient d'une faiblesse extrême, de peur de s'attirer la colère des royalistes. Ainsi les uns faisaient hardiment le mal, les autres le laissaient faire complaisamment, et souffraient qu'on dît publiquement que la Charte était un expédient momentané, que les Bourbons une fois raffermis compléteraient la restauration en rétablissant la dîme, en rendant les biens de l'Église et des émigrés, etc... Pour prévenir (p.~323) de telles fautes il aurait fallu lire soi-même une correspondance nombreuse, y répondre immédiatement, commander, agir en un mot, toutes choses dont M. de Montesquiou était incapable. À peine s'apercevait-il des accidents les plus graves, lorsqu'il en était résulté un scandale comme celui de l'évêque de la Rochelle, et alors il intervenait par une lettre froide et inefficace. M. Beugnot dénonce l'état de la France au Roi, qui se borne à rire avec lui des fautes des émigrés. L'homme d'esprit qui dirigeait la police, M. Beugnot, avait parfaitement entrevu cet état de choses, et avait envoyé dans les départements des agents intelligents et éclairés qui lui avaient adressé une suite de rapports extrêmement instructifs, et révélant l'étrange situation de la France à cette époque. Les communiquer à Louis XVIII était chose fort délicate, car c'était lui dénoncer comme insensés, et quelquefois comme très-coupables, ses amis les plus zélés. M. Beugnot, lorsque parmi ces rapports il y en avait de piquants et de capables d'amuser un roi railleur, profitait de l'occasion pour les mettre sous ses yeux. Louis XVIII les lisait, puis les rendait à M. Beugnot, et se bornait à rire avec lui de ce qu'il appelait les amis de son frère. Les choses n'allaient pas plus loin, et c'était là tout le gouvernement. Désir des princes de voyager, afin de royaliser la France. Cependant comme on sentait confusément la faiblesse de l'administration, les princes s'étaient persuadé qu'ils devaient se montrer, que leur présence rallierait et subjuguerait tous les cœurs, et répandrait partout la flamme du royalisme. Ils se trompaient étrangement, et ne voyaient pas qu'au lieu de diminuer le mal, ils allaient l'accroître. Bien gouverner alors c'eût été contenir les (p.~324) passions de ses amis, et envoyer des princes dans les provinces, c'était au contraire exalter ces passions au plus haut point, et recueillir pour unique bien quelques manifestations de royalisme, aussi vaines que le sont ordinairement les acclamations des peuples, qui crient toujours quand on les émeut, oublient le lendemain le cri de la veille, pour en pousser un tout contraire le surlendemain, si on les émeut dans un sens différent.