Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 18/20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française
(p.~396) LIVRE CINQUANTE-SIXIÈME.
CONGRÈS DE VIENNE.
Situation de l'Europe depuis la paix de Paris. — Mécontentement des provinces belges et rhénanes annexées à des pays protestants, et maltraitées par les armées étrangères. — État de confusion dans lequel l'Allemagne est menacée de tomber. — Les peuples y attendent en vain la liberté qu'on leur a promise, et les petits États craignent d'être absorbés par les grands. — Conflagration en Suisse, par suite de la lutte entre les anciens et les nouveaux cantons. — Triste situation de l'Italie. — Mauvais gouvernement du roi de Piémont, et rigueurs exercées à Rome par le gouvernement pontifical. — Révocation du Concordat français à peu près consentie, mais différée. — Étonnement de Murat d'être encore sur le trône de Naples, et déplaisir des puissances de l'y voir. — État de l'Espagne. — Conduite perfide et cruelle de Ferdinand VII. — Il abandonne le pacte de famille dans le désir de complaire aux Anglais. — Pendant que l'Europe est ainsi tourmentée, les souverains coalisés assistent à Londres à des fêtes brillantes. — Ils renouvellent la promesse de rester unis, sans s'expliquer toutefois sur les points litigieux. — Le congrès de Vienne remis au mois de septembre. — Dispositions qu'on y apporte. — Deux souverains seuls, l'empereur Alexandre et le roi Frédéric-Guillaume, y arrivent d'accord, et fortement unis. — Ils estiment que tout leur est dû par l'Europe, et veulent avoir en entier l'un la Pologne, l'autre la Saxe. — L'Angleterre n'entrevoit rien de ce projet; l'Autriche le découvre, mais se tait dans l'espérance de le faire échouer sans rompre l'union européenne. — Avantages que cette situation eût offerts à la France, si elle était arrivée sans engagements à Vienne, et sans avoir signé le traité du 30 mai. — Liberté laissée à M. de Talleyrand d'agir comme il voudra. — Le Roi ne lui impose qu'une obligation, celle d'expulser Murat du trône de Naples. — Départ de M. de Talleyrand assisté du duc de Dalberg. — Son impatience de jouer un grand rôle, et son parti pris de fonder sa politique à Vienne sur le principe de la légitimité. — Entrée solennelle des souverains alliés dans la capitale de l'Autriche. — Magnifique et coûteuse hospitalité que leur offre l'empereur François dans le palais de Schœnbrunn. — Les prétentions de la Prusse et de la Russie à l'égard de la Saxe et de la Pologne bientôt connues, deviennent le sujet de tous les entretiens. — Soulèvement des princes allemands contre ces prétentions. — Embarras de l'Angleterre et de l'Autriche, inquiètes pour le maintien de l'alliance de Chaumont. — Plus leur union est menacée, plus elles affectent d'y croire, et se promettent de la maintenir. — Accord secret de (p.~397) l'Autriche, de l'Angleterre, de la Russie, de la Prusse, pour diriger les affaires à elles quatre, et n'y associer les autres puissances que pour la forme. — Cet accord, bientôt dévoilé, devient un nouveau grief pour les puissances de second ordre, qui craignent que les exclure ne soit un moyen de les sacrifier. — La légation française irritée ne se borne pas à protester contre ces projets d'exclusion, mais elle prend tout de suite parti pour la Saxe contre les vues de la Russie et de la Prusse. — La Prusse se venge en disant que la France songe à ressaisir la ligue du Rhin. — Protestations de désintéressement auxquelles la légation française est réduite pour corriger l'effet de sa conduite précipitée. — Irritation d'Alexandre dirigée en particulier contre M. de Talleyrand. — Entrevue de ce monarque avec le plénipotentiaire français. — Après quelques semaines perdues en pourparlers et en propos amers, il s'élève un cri général pour réclamer la convocation du congrès. — Les quatre, c'est-à-dire l'Autriche, l'Angleterre, la Russie et la Prusse, sentant le danger d'une réunion générale et immédiate, proposent un délai d'un mois, ce qui entraîne la remise du congrès au 1er novembre, sous le prétexte de se donner le temps de mûrir les questions. — M. de Talleyrand se met à la tête des opposants. — Il demande que sans plus tarder on réunisse le congrès en assemblée générale, et veut profiter de l'occasion pour faire décider l'admission du représentant de la Saxe et le rejet du représentant de Naples, ce qui serait une manière indirecte de résoudre sur-le-champ les deux questions les plus importantes du moment. — Vive résistance de la part des quatre. — Après quelques jours on transige, et on ajourne le congrès au 1er novembre, en promettant de le réunir tout entier à cette époque, et on adopte des expressions qui permettent d'espérer ce qu'on appelle le respect du droit public. — Après avoir déjoué les projets d'exclusion, la légation française au lieu d'attendre avant de s'engager davantage dans la question de la Saxe, se prononce toujours plus fortement. — Les Russes et les Prussiens se prononcent de leur côté avec une singulière hauteur. — Activité des petits États et surtout de la Bavière. — Liaisons de celle-ci avec la légation française. — Embarras croissant de l'Autriche et de l'Angleterre. — Lord Castlereagh craignant de se brouiller avec la Prusse, dont il a besoin pour sa politique à l'égard des Pays-Bas, voudrait lui livrer la Saxe, afin de sauver la Pologne. — M. de Metternich, qui désirerait au contraire sauver la Saxe plutôt que la Pologne, désapprouve cette tactique, et pourtant la laisse essayer, dans l'espoir qu'elle ne réussira pas, car Frédéric-Guillaume ne se tiendra pas pour satisfait si Alexandre ne l'est point. — Lord Castlereagh se met résolûment en avant. — Ses vifs entretiens avec Alexandre, suivis de notes fermes et amères. — La Bavière, toujours la plus active, n'hésite pas à parler de guerre, et dit à l'Autriche qu'il faudrait songer à se rapprocher de la France, et à s'allier avec elle. — M. de Metternich qui craint la désunion, répond que la France n'a plus d'armée. — La Bavière reporte ces propos à la (p.~398) légation française pour la piquer d'honneur. — M. de Talleyrand demande à louis XVIII de faire des armements. — Délibération sur ce sujet dans le Conseil royal. — Le ministre des finances consent à donner une cinquantaine de millions pour remettre l'armée française sur un pied convenable. — Grande satisfaction de M. de Talleyrand, et son empressement à publier les armements de la France. — Pendant ce temps la lutte est toujours aussi vive à Vienne. — M. de Metternich obligé de se prêter à la tactique de lord Castlereagh, conseille à la Prusse dans son propre intérêt de ne pas prendre la Saxe, mais consent à la lui livrer à certaines conditions que la Prusse ne peut guère accepter. — Alexandre exaspéré paraît résolu à tout braver; il livre la Saxe qu'il occupait aux troupes prussiennes, et concentre toutes ses forces sur la Vistule. — Irritation à Vienne, et vœu général de réunir le congrès au 1er novembre. — Violente altercation d'Alexandre avec M. de Metternich. — Réunion du congrès à l'époque annoncée. — Les huit signataires du traité de Paris, la France, l'Angleterre, l'Autriche, la Russie, la Prusse, l'Espagne, le Portugal, la Suède, prennent l'initiative des convocations et des résolutions. — Division du congrès en comités. — Comité pour la vérification des pouvoirs. — Comité dit des six, composé de la France, de l'Espagne, de l'Autriche, de l'Angleterre, de la Russie, de la Prusse, pour les grandes affaires européennes. — Comités pour les affaires allemandes, pour les affaires d'Italie, pour les affaires suisses, pour la liberté des nègres, pour la liberté des fleuves, etc. etc. — Il est convenu que lorsque les principaux intéressés dans chaque question se seront abouchés au sein des comités, les huit interviendront pour achever de les mettre d'accord, et pour consacrer leurs résolutions. — Travail dans tous les comités. — Affaires italiennes. — Questions de la réunion de Gênes au Piémont, et de la succession à la couronne de Savoie. — Questions de Parme et de Naples. — Sages motifs de M. de Metternich pour faire traîner l'affaire de Naples en longueur. — Affaires suisses; continuation de la lutte entre les anciens et les nouveaux cantons. — L'influence de la France sur le canton aristocratique de Berne, et sur les cantons démocratiques d'Uri, Glaris, Unterwald, employée à négocier un accord. — Tandis que les affaires d'Italie et de Suisse tendent à une solution, celles de Saxe et de Pologne s'aggravent. — Efforts de lord Castlereagh pour détacher la Prusse de la Russie. — Alexandre s'en aperçoit, et provoque une explication de la part de Frédéric-Guillaume. — Les deux souverains après s'être expliqués, se jettent dans les bras l'un de l'autre, et se promettent d'être plus unis que jamais. — Proclamation du prince Rennin, gouverneur temporaire de la Saxe, qui annonce que ce royaume va passer sous la souveraineté du roi de Prusse, du consentement de l'Angleterre et de l'Autriche. — Violents démentis donnés par ces deux puissances. — En ce moment les instances des princes allemands auprès du Prince régent d'Angleterre font modifier les instructions de lord Castlereagh. — Celui-ci change de tactique, et s'unit à M. de Metternich pour défendre résolûment (p.~399) la Saxe et la Pologne. — Tendance des choses à la guerre. — Plan de campagne arrêté par le prince de Schwarzenberg, dans lequel on dispose des forces de la France, sans lui rien dire. — Projet de faire entrer au printemps 200 mille Autrichiens et Allemands en Pologne, 150 mille en Silésie, et 100 mille Français en Franconie et Westphalie. — M. de Metternich présente le 10 décembre une note dans laquelle il retire le demi-consentement qu'il avait donné au sacrifice de la Saxe, en se fondant sur ce que la Prusse n'a rempli aucune des conditions exigées par l'Autriche. — Les Prussiens exaspérés veulent faire un éclat, mais Alexandre s'efforce de les retenir. — Après plusieurs entretiens avec le prince de Schwarzenberg le czar acquiert la conviction que les puissances ont pris le parti de résister à ses desseins, et il songe alors à quelques sacrifices. — Il se décide en gardant toute la Pologne à abandonner le duché de Posen à la Prusse, pour que celle-ci ait moins à demander en Allemagne, et il tâche en même temps de s'entendre à l'amiable avec l'Autriche relativement à la frontière russe en Gallicie. — D'après les conseils d'Alexandre la Prusse fait à l'Autriche une réponse modérée. — Réplique de l'Autriche dans laquelle elle prouve qu'en abandonnant à la Prusse 3 ou 400 mille âmes en Saxe, l'engagement de lui rendre son état de 1805 serait rempli. — La Prusse entre dans ces calculs, et la question perd le caractère absolu qu'elle avait eu jusque-là, pour se convertir en question de chiffres. — Formation d'une commission d'évaluation à laquelle on admet la France, après avoir voulu l'en exclure. — Les questions de quantité se débattent vivement dans cette commission. — La nouvelle de la paix conclue entre l'Angleterre et l'Amérique rend à lord Castlereagh toute son énergie. — Une scène violente ayant eu lieu entre les Anglais et les Prussiens, lord Castlereagh exaspéré se rend chez M. de Talleyrand. — Ce dernier profite de l'occasion et offre au ministre britannique une alliance offensive et défensive. — Convention du 3 janvier 1815 par laquelle l'Autriche, l'Angleterre, la France s'allient, et promettent de fournir 150 mille hommes chacune pour faire triompher leur politique. — Triste condition imposée à M. de Talleyrand si la guerre éclate, de rester dans les limites du traité de Paris. — Envoi d'un général français pour la discussion du plan de campagne. — La convention du 3 janvier, tenue secrète, est pourtant communiquée à la Bavière, au Hanovre, aux Pays-Bas, à la Sardaigne, pour obtenir leur adhésion. — Malgré le secret gardé, la Prusse et la Russie s'apercevant à l'attitude de leurs adversaires qu'un accord s'est établi entre eux, se décident à transiger. — On enlève à la Saxe la moitié de son territoire, et le tiers de sa population, pour les donner à la Prusse. — Dernière lutte au sujet de la ville de Leipzig, qui est définitivement laissée à la Saxe. — Le roi Frédéric-Auguste mandé à Pesth pour lui arracher son consentement. — La grande question qui divisait l'Europe étant résolue, et lord Castlereagh étant appelé au Parlement britannique, on se hâte de finir. — Solution des questions pendantes. — Constitution définitive du royaume des Pays-Bas. — Rétablissement (p.~400) des maisons de Hesse-Cassel et de Hesse-Darmstadt. — Ces maisons abandonnent la Westphalie à la Prusse moyennant échange. — Travail de la Prusse pour se ménager une continuité de territoire de la Meuse au Niémen. — Conduite injuste envers le Danemark. — Le Luxembourg échoit au royaume des Pays-Bas. — Mayence devient place fédérale. — La Bavière acquiert le palatinat du Rhin, le duché de Wurzbourg, et abandonne le Tyrol avec la ligne de l'Inn à l'Autriche. — Constitution germanique. — L'Autriche refuse la couronne impériale, et obtient la présidence perpétuelle de la diète. — Organisation de la diète fédérale. — Solution des difficultés en Suisse due surtout à la France. — Les nouveaux cantons conservent leur existence en payant une indemnité pécuniaire. — Berne obtient une indemnité territoriale dans le Porentruy et l'évêché de Bâle. — La constitution suisse prise presque en entier dans l'acte de médiation. — Difficultés de la question italienne. — M. de Talleyrand n'ayant rien exigé pour prix de son concours dans les affaires de Saxe et de Pologne, est menacé d'être universellement délaissé dans l'affaire de Naples. — Heureusement pour lui, Murat fournit la solution cherchée, en adressant une sommation imprudente au congrès. — L'Autriche répond à cette sommation en annonçant l'envoi d'une armée de 150 mille hommes en Italie. — Résolution générale d'en finir avec Murat. — Difficultés de l'affaire de Parme. — On voudrait sur la demande des deux maisons de Bourbon rendre Parme à la reine d'Étrurie, et ne laisser à Marie-Louise que le duché de Lucques. — Celle-ci bien conseillée résiste, et parvient à réveiller la tendresse de son père et la générosité d'Alexandre. — Lord Castlereagh est chargé à l'insu de M. de Talleyrand, de négocier à son passage à Paris un arrangement direct avec Louis XVIII, pour que Parme reste à Marie-Louise sa vie durant, et que la reine d'Étrurie en attendant n'ait que le duché de Lucques. — Il est décidé que les Légations seront rendues au Pape. — Résolutions adoptées sur la liberté des nègres et la liberté des fleuves navigables. — Toutes les questions étant résolues en février, les souverains s'apprêtent à partir, en laissant à leurs ministres le soin de la rédaction. — On décide qu'il y aura un instrument général, signé par les huit puissances qui ont été parties au traité de Paris, et contenant toutes les solutions d'un intérêt général, et qu'il y aura en outre des traités particuliers entre tous les intéressés pour ce qui les concerne spécialement. — Au moment de se séparer, la nouvelle du débarquement de Napoléon saisit et bouleverse tous les esprits. — On promet de rester réunis jusqu'à la fin de la nouvelle crise. — Tous les arrangements européens précédemment adoptés, sont maintenus. — Caractère véritable du congrès de Vienne, et jugement qu'on peut porter sur son œuvre, qui, sauf quelques changements, a duré près d'un demi-siècle.
Sept. 1814. État de l'Europe en 1814, assez semblable à celui de la France à la même époque. On vient de voir dans quel état les Bourbons, liés par une Constitution écrite, surveillés par une (p.~401) opinion publique très-susceptible, avaient mis la France, en ayant d'ailleurs de très-bonnes intentions, mais en cédant à ce mouvement de réaction qui tendait à rétablir l'ancien régime sur les ruines de la Révolution et de l'Empire. On doit dès lors se figurer la situation dans laquelle pouvait se trouver l'Europe, partagée entre une foule de gouvernements que ne liaient ni les lois ni l'opinion, qui étaient libres par conséquent d'essayer la reconstitution du passé, et décidés à reprendre les territoires qu'ils avaient perdus, ou même à s'en approprier qui ne leur avaient jamais appartenu. Cette malheureuse Europe entre ses émigrés, aussi peu éclairés que les nôtres, et ses ambitieux qui s'en arrachaient les lambeaux, était cruellement agitée, et présentait une sorte de chaos où l'avidité le disputait à la déraison. L'homme qu'on appelait alors le génie du mal, Napoléon, pouvait des sommets de son île se dire avec toute la malice qu'on lui prêtait et qu'il avait, que sa chute n'avait pas été dans le monde le triomphe du désintéressement et de la modération.
Il faut donc jeter un coup d'œil sur cette Europe si tourmentée, pour se faire une juste idée de son état à l'époque même qu'on regardait comme celle de sa délivrance.
Situation des provinces belges. Les provinces belges, qui avaient d'abord éprouvé un soulagement réel en échappant à notre joug, étaient surprises et chagrines de se sentir sous un joug tout aussi lourd, et contraire de plus à tous leurs sentiments nationaux. Ce qui avait éloigné de nous ces provinces, c'étaient la conscription, les (p.~402) droits réunis, la clôture des mers, et les affaires religieuses. Pour le présent elles étaient délivrées de la conscription, mais non des impôts indirects qui avaient été maintenus. Les mers étaient devenues accessibles, mais pour laisser arriver les produits anglais, rivaux des produits belges, et au moment où les mers s'ouvraient pour elles, la France se fermait, la France dont le marché avait tant contribué à les enrichir. Elles voyaient le Pape rétabli à Rome, mais elles passaient sous la domination d'une nation protestante qu'elles n'aimaient point. La présence de l'armée britannique qui s'accroissait sans cesse pour la protection du nouveau royaume des Pays-Bas, leur était importune, et elles accusaient l'Autriche, qui avait beaucoup contribué à les détacher de la France, de les avoir trahies et vendues à l'Angleterre.
Situation à peu près semblable des provinces rhénanes. Les provinces rhénanes n'étaient pas plus satisfaites. Si pour elles comme pour les Belges la conscription avait cessé, si le Rhin, principal instrument de leur bien-être, s'était ouvert avec la mer, la France s'était fermée pour leur industrie qui avait pris un grand développement sous l'Empire, et le marché de la Prusse n'était pas fait pour les dédommager de celui de la France. Enfin, être les concitoyens des habitants de Kœnigsberg ne leur semblait pas beaucoup plus naturel que d'être les concitoyens des Parisiens, et la liberté du Pape ne les consolait pas plus que les Belges d'appartenir à un souverain protestant. Elles éprouvaient aussi le chagrin d'une occupation étrangère, car elles avaient l'armée prussienne sur leur territoire, et (p.~403) elles étaient horriblement traitées par les soldats de Blucher, qui n'avaient pas encore pris l'habitude de considérer et de ménager comme des compatriotes les habitants d'Aix-la-Chapelle et de Cologne.
Profond malaise en Allemagne; inquiétudes des petits princes, et mécontentement des peuples, qui n'obtiennent pas la liberté qu'ils avaient espérée. Au delà du Rhin, le malaise tenait à d'autres causes. Les Prussiens étaient contents et avaient raison de l'être, car ils étaient victorieux, et comptaient sur de vastes agrandissements; mais ils avaient espéré pour prix de leur patriotisme une liberté qu'on leur avait promise, et qu'on ne se hâtait pas de leur accorder. Le Hanovre, le Brunswick, la Hesse, attendaient avec anxiété qu'on fixât leur sort, et en attendant étaient ruinés par le passage des armées coalisées. La Saxe qui avait abandonné les Français sur le champ de bataille, était menacée de perdre sa nationalité pour prix de sa défection, et de devenir prussienne, ce qui lui causait un véritable désespoir. Provisoirement elle avait l'humiliation de voir son souverain prisonnier à Berlin. Dans les petits États germaniques les princes étaient inquiets des projets qu'on prêtait aux grandes puissances allemandes, et les peuples très-mécontents des principes fort peu libéraux affichés par leurs princes. La Bavière ayant de considérables dédommagements à réclamer pour ce que l'Autriche allait lui prendre, ne se félicitait guère de les obtenir sur la gauche du Rhin, tout près de la France avec laquelle on voulait ainsi la compromettre.
État de confusion dans lequel la Suisse est tombée. La Suisse était tombée dans un état de confusion duquel on ne savait comment la tirer, et qui mettait tous les intérêts en conflit, toutes les populations en armes. L'acte de médiation, faisant dans les Alpes (p.~404) une sage application des principes de 1789, avait affranchi les anciens pays sujets pour les constituer en cantons indépendants, avait ainsi converti les treize cantons en dix-neuf, avait aboli dans l'intérieur de chacun les inégalités de condition, les oppressions de tout genre, et créé un état parfaitement équitable, dont la Suisse s'était trouvée heureuse pendant dix ans, et sous lequel elle n'aurait eu rien à désirer, si la guerre n'avait alors altéré le bonheur de tout le monde.
Lutte ardente entre les anciens et les nouveaux cantons. C'est ce même acte de médiation que les Bernois, en introduisant les coalisés en Suisse au mois de décembre précédent, avaient eu en vue de détruire, et qu'ils avaient détruit en effet. Sur-le-champ toutes les anciennes prétentions s'étaient réveillées. Berne voulait faire rentrer sous son joug les pays de Vaud et d'Argovie, et leur ôter leur qualité de cantons fédérés. Uri voulait enlever le val Levantin au canton du Tessin, et en avait pris possession sans attendre la décision d'aucune autorité. Schwitz et Glaris se préparaient à reprendre les territoires d'Utznach et de Gaster au canton de Saint-Gall, et pour y parvenir tâchaient d'insurger ces anciens districts. Zug réclamait un bailliage en Argovie, Appenzell se flattait de recouvrer le Rheinthal. De leur côté, les populations menacées s'étaient mises sur la défensive. Les citoyens de Vaud, d'Argovie, de Thurgovie, de Saint-Gall, du Tessin, étaient sous les armes, au nombre de vingt mille hommes. Le régime intérieur des cantons n'était pas moins en péril que leur composition territoriale. Les sujétions de classe à classe étaient à la veille de reparaître. On avait du moins (p.~405) la prétention de les rétablir, et tous les intérêts nouveaux et légitimes reconnus par l'acte de médiation, se voyant en péril, étaient prêts à se révolter.
Vains efforts de la diète de Zurich pour mettre fin à cette anarchie. La diète assemblée à Zurich, désirant mettre un terme à cette anarchie, avait essayé de reconstituer la Suisse. Mais les cinq cantons qui méditaient des projets de bouleversement territorial, ceux de Berne, d'Uri, de Schwitz, de Glaris, de Zug, attirant à eux par la conformité des opinions les cantons de Fribourg, de Soleure, de Lucerne et d'Unterwalden, avaient formé une contre-diète, qui ne voulait ni se rendre à celle de Zurich, ni adhérer à ses actes. La diète de Zurich se composait des cantons menacés, Vaud, Argovie, Thurgovie, Saint-Gall, Tessin, et des cantons qu'on appelait impartiaux, Zurich, Bâle, Schaffhouse, Appenzell, Grisons. Elle en comptait dix, tandis que la diète opposante en comptait neuf.
Heureusement pour la cause du bon droit et du bon sens, Alexandre, libéral par sentiment et par éducation, influencé en outre par M. de Laharpe et par le général Jomini, n'entendait pas prêter la main à un tel bouleversement. Il avait agi sur les souverains alliés, et les avait amenés à déclarer que les puissances coalisées ne reconnaîtraient que la diète de Zurich, qu'elles ne consentiraient pas à la suppression d'un seul des cantons existants, et que Berne ayant beaucoup perdu, elles tâcheraient de l'indemniser avec quelques portions des territoires conquis sur la France.
Forte de cet appui, la diète de Zurich avait fini par vaincre les dissidents, et par les attirer dans son (p.~406) sein. Elle avait rédigé un projet de pacte fédéral qui en consacrant l'existence des dix-neuf cantons, et en laissant au congrès de Vienne le soin de décider les questions territoriales, avait, sous le rapport de l'égalité civile et de l'organisation des pouvoirs, conservé tout ce que renfermait de bon l'acte de médiation. Mais ce projet ayant été repoussé par les cantons dissidents, les populations dont l'existence était en péril avaient refusé de déposer les armes. Le pays de Vaud, transformé en une sorte de camp, au lieu d'offrir selon sa coutume l'aspect du bien-être et du repos, offrait celui de la plus profonde anxiété et de la plus vive agitation. Voilà pour l'instant tout ce que la Suisse avait gagné à la délivrance de l'Europe. C'était au congrès de Vienne à y remettre, s'il le pouvait, l'ordre et la justice.
État de l'Italie. En passant les Alpes le spectacle devenait plus triste et plus affligeant encore.
Le peuple de Milan s'étant révolté contre le vice-roi, les Autrichiens occupent l'Italie jusqu'au Tessin et au Pô. Les Français en se retirant avaient laissé les débris de l'armée italienne à Milan, et les Autrichiens dans la plupart des places fortes de la Lombardie. Le prince Eugène s'était flatté de conserver, malgré sa noble fidélité à Napoléon, une partie au moins de sa vice-royauté. Il avait compté pour y réussir sur l'influence du roi de Bavière, son beau-père, et sur l'estime personnelle dont il jouissait en Europe. Les Italiens sages l'auraient souhaité pour leur prince, et le sénat lombard se préparait à faire une démarche en ce sens, lorsque la populace milanaise, ennuyée des Français qu'elle avait vus dix-huit ans chez elle, excitée aussi par quelques membres de la noblesse et du clergé, s'était révoltée, avait envahi (p.~407) le sénat, et massacré le ministre des finances Prina. Elle allait même égorger le ministre de la guerre lorsqu'on était parvenu à la contenir. Le général Pino s'étant mis à la tête de la force publique, on avait formé une espèce de régence en y appelant des patriotes éclairés, et on avait ensuite demandé un souverain au Congrès de Vienne. Ils se proclament souverains des provinces occupées. La réponse, facile à deviner, avait été l'occupation autrichienne. Le maréchal Bellegarde, à la tête de cinquante mille Autrichiens, avait envahi la Lombardie tout entière jusqu'au Pô, dissous la régence provisoire, et pris possession du pays au nom de la cour impériale d'Autriche. Bien que le régime destiné à ces contrées ne fût pas encore connu, on prévoyait qu'il serait celui des provinces autrichiennes.
Conduite déraisonnable du vieux roi de Sardaigne. Ce régime devait être dur mais régulier en Lombardie; il était dès le premier jour devenu extravagant en Piémont. Le vieux roi de Sardaigne, après avoir passé à Rome le temps de son exil, et assisté à l'entrée du Pape, aux genoux duquel il s'était prosterné, était venu à Turin prendre possession de ses États, que les Anglais se proposaient d'accroître du territoire de Gênes. Il les avait gouvernés comme le plus aveugle des émigrés aurait pu le faire. Il avait non-seulement rétabli le pouvoir absolu, mais il en usait en poursuivant tous ceux qui avaient servi la France, en faisant punir ceux qui mangeaient gras le vendredi et le samedi, et en montrant en toutes choses la plus violente intolérance dans un pays que les Français venaient de remplir de leur esprit pendant vingt années. Un grand nombre d'officiers piémontais s'enfuyaient (p.~408) chez Murat qui les accueillait avec empressement, et le reste de l'armée, ou refusant de servir, ou détestant le nouveau régime, n'était guère disposé à le soutenir. Sans le voisinage des Autrichiens présents sur le Tessin et le Pô, on aurait vu éclater une insurrection générale.
Désolation de Gênes, menacée de perdre son indépendance. Gênes qui s'était étourdiment livrée aux Anglais, et avait reçu du facile et libéral lord Bentinck la promesse de son indépendance, était désolée depuis qu'elle s'était aperçue du sort qu'on lui préparait. Il n'y avait pas en effet un joug qui lui fût plus antipathique que celui du Piémont. Chose singulière, tous les ports de l'Europe avaient d'abord tendu les bras vers les Anglais, c'est-à-dire vers la mer, et ils les retiraient maintenant avec colère. Gênes se conduisait comme Marseille, Bordeaux, Nantes, Anvers, etc.
Les Légations, comprises pendant la durée de l'Empire dans la vice-royauté de Lombardie, étaient occupées par Murat qui les avait envahies au nom de la coalition. En suivant le courant des idées régnantes, et en restituant à chaque prince ce qui lui appartenait jadis, on aurait dû les rendre au Pape, et il était fondé à y compter. Mais Murat, que le Pontife rentré à Rome refusait de reconnaître, s'en était vengé en continuant d'occuper ces provinces, sans les tourmenter du reste, mais en les laissant dans un doute pénible relativement à leur destination future.
Satisfaction de la Toscane, la seule des provinces italiennes qui soit heureuse et satisfaite. Sagesse du grand-duc Ferdinand. En ce moment (septembre et octobre 1814) un seul pays était heureux en Italie, et peut-être en Europe, c'était la Toscane. Rendue à l'archiduc Ferdinand, duc de Wurzbourg sous l'Empire, ballottée (p.~409) depuis vingt ans d'une souveraineté à l'autre, elle avait retrouvé enfin un prince doux et sage, qui ne cherchait à la priver d'aucune des améliorations dues aux Français, qui ne persécutait personne pour avoir servi Napoléon, qui avait choisi au contraire MM. Fossombroni et Corsini, les membres les plus distingués de l'administration française, pour les mettre à la tête de son gouvernement. Aussi les Toscans, appréciant leur sort, et le trouvant bon, étaient-ils les seuls des Italiens qui ne regrettassent et ne désirassent rien. La turbulente Livourne, ayant la liberté de naviguer, et n'étant pas menacée comme Gênes d'appartenir à un maître étranger, était aussi satisfaite et aussi paisible que le reste de la Toscane.
Rentrée de Pie VII à Rome. Rome venait de recouvrer le Pape, et l'avait reçu à genoux sur la place du Peuple. Au nombre de ceux qui s'étaient prosternés devant lui, on avait vu le pauvre Charles IV, son épouse, le prince de la Paix, tristes débris de la maison d'Espagne, relégués à Rome comme les épaves d'un grand naufrage. Sa conduite peu digne de son caractère. Pie VII, ordinairement si doux, si modéré, avait presque dépouillé les qualités de son caractère en remettant les pieds sur son domaine sacré, et s'était livré aux colères de l'Église les moins sages, les moins humaines. Il s'était hâté de casser tout ce que les Français avaient fait de meilleur sous le rapport administratif, de poursuivre impitoyablement ceux qui les avaient servis, prêtres ou laïques, d'annuler les ventes des biens d'Église, et de proclamer enfin le rétablissement des jésuites, ce qui était un sujet d'inquiétude pour toutes les (p.~410) classes éclairées. Ce n'était pas le cardinal Consalvi, éloigné à cette époque pour solliciter l'appui des cours européennes dans l'affaire des Légations, mais le cardinal Pacca, son remplaçant temporaire, qui inspirait ces imprudentes déterminations. Le cardinal Maury avait été relégué dans son diocèse de Montefiascone, avec défense de paraître devant le Saint-Père. Pourquoi? Pour être devenu prélat de Napoléon que Pie VII avait sacré. Tous les parents du cardinal avaient été privés des charges qu'ils occupaient. Les choses étaient poussées à un tel point que Pie VII commençait lui-même à être confus de ce démenti donné à son généreux caractère.
Relations du Pape avec les Bourbons. Nous avons déjà exposé les relations du Pape avec le gouvernement des Bourbons, à propos de la révocation du Concordat. En sollicitant auprès des Bourbons leur appui dans la question des Légations et des Marches, Pie VII réclamait, comme on l'a vu naguère, Avignon et Bénévent. Il suppliait Louis XVIII de ne pas accepter la Charte, à cause de la liberté des cultes qui s'y trouvait proclamée; il invoquait en outre la suppression du divorce, un changement à la loi du mariage qui rendît à l'acte religieux sa supériorité sur l'acte civil, et une dotation en biens-fonds pour l'Église. Suite de la négociation ouverte pour la révocation du Concordat. En retour, l'ancien évêque de Saint-Malo, ambassadeur de Louis XVIII, avait présenté les demandes de sa cour, qui consistaient dans l'abolition pure et simple du Concordat, et dans la restauration du clergé de France tel qu'il existait avant 1802. En adressant cette demande au Saint-Siége avec le respect qu'il lui devait, l'évêque de Saint-Malo avait néanmoins (p.~411) laissé entendre à Pie VII qu'on était loin d'approuver son règne, qu'on l'aurait même taxé de faiblesse, si on avait osé articuler un reproche contre le représentant de Dieu sur la terre.
De son côté le Pape, qui ne voyait rien d'étonnant à réclamer Avignon, à contester la liberté des cultes, avait trouvé extraordinaire et blessant qu'on lui demandât de défaire son propre ouvrage par le rétablissement de l'ancienne Église française, et qu'on osât insinuer qu'il s'était trompé en signant le Concordat. Sa doctrine et celle de ses négociateurs, était que le Saint-Siége n'avait pu errer. Si les Bourbons eussent été conséquents, ils n'auraient pas dû le contester, mais comme ici tout était inconséquence, le ministre de Louis XVIII, pour obtenir l'abolition du Concordat, soutenait que le Pape avait pu errer, et se faisait ainsi gallican, tandis que le Pape s'armait des doctrines ultramontaines pour défendre dans le Concordat la moins ultramontaine de ses œuvres.
Pourtant comme on avait grand besoin les uns des autres, on cherchait à s'entendre, et Pie VII venait de nommer une congrégation de cardinaux pour examiner la grave question de la révocation du Concordat, et résoudre les difficultés nombreuses qu'elle soulevait. Il y avait dans les réclamations de la cour de France quelque chose qui convenait infiniment à la cour de Rome, c'était l'augmentation très-considérable des siéges épiscopaux, et sous ce rapport on était loin de lui déplaire. Elle avait donc admis cette mesure, non à titre de révocation du Concordat, mais comme simple augmentation du (p.~412) nombre des diocèses, ce que l'Église n'a refusé dans aucun temps. Quant aux personnes, le Pape était également prêt à céder, et voulait bien rétablir les anciens titulaires encore vivants, au nombre de douze ou treize, quelque grande que fût pour lui la confusion de remettre en charge les prélats qu'il avait déposés, mais il exigeait des pensions bien garanties pour ceux qu'il allait déposer après les avoir élevés, pensions qu'on ne refusait pas. Néanmoins ces négociations tournaient en longueur, comme il arrive souvent à Rome, ce qui devait être fort heureux cette fois pour la considération de Pie VII et pour le gouvernement des Bourbons, qui ne se doutaient pas du bien qu'on leur faisait en différant l'accomplissement de leurs désirs.
Situation de Naples. Inquiétudes de Murat, que tout le monde regarde comme ne devant pas conserver le royaume de Naples. Restait Naples et le débris de dynastie impériale subsistant dans ce royaume. Rien n'égalait l'étonnement de Murat de se voir encore sur le trône de Naples, si ce n'est l'étonnement qu'éprouvait l'Europe en l'y voyant. Lorsque dans les premiers jours de 1814, la coalition doutait encore de sa victoire, l'Autriche, pour détacher Murat de Napoléon, lui avait garanti le trône de Naples, et l'Angleterre avait confirmé cette garantie. Maintenant que la coalition était définitivement victorieuse, elle se repentait de s'être si tôt et si formellement engagée. Les puissances qui n'avaient pas pris part à cette négociation blâmaient la précipitation de l'Autriche et de l'Angleterre, qui étaient confuses de leur ouvrage, et, sans oser le détruire elles-mêmes, étaient assez disposées à le laisser détruire par d'autres.
(p.~413) Mouvements que se donne Ferdinand IV pour recouvrer son patrimoine. Tous les princes d'Italie avaient refusé de reconnaître Murat, et en particulier le Pape, ce dont Murat s'était vengé, ainsi que nous venons de le dire, en occupant les Légations et les Marches. Tandis que Murat avait près de lui ce voisin moralement si puissant qui refusait de le reconnaître, il avait un autre voisin tout aussi redoutable, c'était Ferdinand IV, resté roi en Sicile, et de Palerme où il régnait regardant Murat comme un aventurier qu'une distraction de l'Europe avait laissé pour un moment sur un trône usurpé. Comme il fallait s'y attendre, le légitime héritier des Bourbons de Naples mettait tout en usage pour rentrer dans son patrimoine. Murat pouvait donc à Naples, comme Marmont à Paris, apprécier ce qu'on gagne à déserter sa cause naturelle, quelque raison qu'on puisse avoir de la quitter dans les injustices qu'on a essuyées. Les regrets sont le commencement du remords, et Murat regrettait déjà vivement d'avoir abandonné sa vraie cause en abandonnant celle de Napoléon. Efforts de la princesse Pauline pour réconcilier Murat et Napoléon. Sa belle-sœur, la princesse Pauline, s'appliquait de moitié avec la reine à lui faire sentir ce qu'il ne sentait que trop, et elle était partie pour Porto-Ferrajo afin de rapprocher les deux beaux-frères.
Murat s'applique à cacher aux puissances ses véritables dispositions. Pourtant Murat ne voulait pas donner aux puissances qui venaient de se réunir à Vienne un prétexte fondé de le détrôner, en se montrant infidèle à ses engagements, et tandis qu'il envoyait à l'île d'Elbe des paroles de repentir, il se gardait de toute démarche compromettante, et tenait toujours envers les puissances le langage d'un membre de la coalition, bien satisfait d'avoir contribué à vaincre le (p.~414) tyran de l'Europe. Ses soins pour son armée. Mais il accueillait les officiers piémontais ou lombards qui cherchaient asile auprès de lui; il accueillait également les officiers français qui venaient lui offrir leurs services, quoiqu'un ordre de Louis XVIII rappelât ces derniers en France, et payait bien les uns et les autres, car ses finances étaient en assez bon état. Il s'appliquait à renforcer son armée, forte déjà de 80 mille hommes, et s'occupait d'elle avec une grande sollicitude, parce qu'elle était auprès du congrès de Vienne son titre le plus solide. À Naples même il n'était pas sans quelques partisans, dans la noblesse et la bourgeoisie, qui craignaient le retour de tout ce que Ferdinand IV devait amener à sa suite. Sorte de popularité dont il jouit. Cependant, s'il avait pour lui les classes éclairées qu'il ne froissait pas, il n'avait pas les lazzaroni, fort sensibles au souvenir de leurs anciens maîtres, bien qu'il fût souvent applaudi par eux à cause de sa bonne mine qu'il leur montrait fréquemment en se promenant à cheval dans les rues de Naples. Il n'était donc pas entièrement impopulaire, mais il n'était plus ce qu'il avait été pendant quelques mois, c'est-à-dire le héros de l'Italie. Ce héros était ailleurs, il était à l'île d'Elbe. Retour subit des Italiens vers Napoléon. Après avoir voulu se débarrasser des droits réunis et de la conscription, les Italiens étaient bientôt revenus à Napoléon, et ils voyaient en lui le représentant idéal de leur cause, vaincu et attaché sur un rocher comme Prométhée. Excepté en Toscane, il n'y avait des Alpes au détroit de Messine qu'un vœu, c'est que le souverain de l'île d'Elbe quittât son île, se mît à la tête de l'armée napolitaine, et marchât sur Milan. Il n'était (p.~415) guère probable qu'il en agît ainsi, car Napoléon ne serait pas sorti de son île pour tenter avec les Italiens ce qui ne lui avait pas réussi avec les Français, c'est-à-dire une lutte désespérée contre l'Europe victorieuse, et pour une cause dont il ne s'était jamais fort soucié, celle de l'unité de l'Italie. Il est vrai néanmoins que s'il eût paru tous les hommes que révoltaient le régime militaire des Autrichiens, la tyrannie dévote du roi de Piémont, la domination du Sacré Collége, se seraient levés à sa voix, et auraient fait une de ces tentatives que les Italiens ont renouvelées tant de fois, et qui ne leur ont pas encore réussi.
Ainsi l'Italie après avoir, comme toutes les contrées de l'Europe, désiré et invoqué ce qu'on appelait la commune délivrance, en était fort peu satisfaite. Mais il y avait un pays moins satisfait que tous les autres, et plus justement indigné des déceptions qui payaient ses efforts, c'était l'Espagne. Celui-là avait versé des torrents de sang, et soutenu une lutte héroïque pour rappeler ses rois, et pour prix de ce sang versé, de cette lutte héroïque, n'avait obtenu qu'une tyrannie stupide et sanguinaire!
Conduite de Ferdinand VII en Espagne. Ferdinand VII, comme on l'a vu, transporté à la frontière d'Espagne par ordre de Napoléon, et remis aux troupes espagnoles, était entré à Girone le 24 mars. De Girone il s'était acheminé vers Saragosse, et avait trouvé les envoyés de la Régence et des Cortès, qui exigeaient, avant de lui rendre l'autorité royale, qu'il prêtât serment à la Constitution de Cadix, à peu près comme avait fait le Sénat à l'égard de Louis XVIII. Qu'on imagine les Bourbons (p.~416) à Paris, n'ayant point à ménager l'armée impériale de Fontainebleau, une opinion publique très-éclairée, et, au lieu de s'appuyer sur les armées étrangères dont Alexandre dirigeait le bras, s'appuyant uniquement sur une armée vendéenne, et on devinera tout de suite la conduite que Ferdinand VII tint en Espagne. Il refuse d'abord de s'expliquer avec la Régence, qui lui demande de prêter serment à la Constitution des Cortès. Ce prince refusa d'abord de s'expliquer avec les envoyés de la Régence et des Cortès, et se rendit de Saragosse à Valence, recueillant sur son chemin les hommages des populations, enthousiasmées de le revoir et de recouvrer la paix. À Valence on l'accueillit avec des transports d'allégresse. Lorsqu'il est rassuré par les témoignages de l'enthousiasme populaire, Ferdinand s'explique, et repousse la Constitution. Les armées elles-mêmes vinrent lui prêter serment, et ce mouvement, provoqué par sa présence, continuant à s'accroître, il se crut bientôt assez fort pour s'expliquer clairement avec les autorités de Madrid. Les hommes sages étaient bien d'avis qu'il ne pouvait accepter sans changement la Constitution de Cadix, plus défectueuse encore que notre Constitution de 1791. Mais le personnage alors le plus distingué de l'Espagne, le vainqueur de Baylen, le général Castaños, et M. de Cevallos, le plus éclairé des ministres, lui avaient conseillé de négocier, de se borner à des modifications à la Constitution, et de ne pas rompre avec des hommes qui avaient défendu son trône au prix de leur sang. Mais il était encore plus irrité contre ceux qui prétendaient limiter son autorité royale après l'avoir sauvée, que contre ceux qui avaient essayé de la lui ravir pour jamais en l'enfermant à Valençay, et il ne voulut à aucun prix employer les voies de la conciliation. Malheureusement les chefs qui dirigeaient (p.~417) les Cortès, aussi peu sensés que lui, n'étaient pas plus disposés à transiger, et l'accord duquel aurait pu résulter dès cette époque l'établissement en Espagne d'institutions raisonnables, était devenu impossible. Ayant reçu par l'archevêque de Tolède, député de la Régence, la prière de se prononcer à l'égard de la Constitution, il finit par déclarer qu'il ne l'accepterait point, renvoya l'archevêque à Madrid, cassa tous les décrets des Cortès, reprit la plénitude de son autorité, et fit marcher des corps de troupes sur la capitale.
En Espagne le peuple et l'armée ne comprenant pas ce dont il s'agit, se livrent à leur penchant pour la royauté. Le peuple, l'armée, voyant en lui le roi pour lequel ils avaient combattu si longtemps, ne comprenant rien ou presque rien à la dispute théorique qui divisait le roi et les Cortès, et regardant même comme étonnant qu'on lui refusât la royauté après la lui avoir conservée au prix de tant d'efforts, l'avaient encouragé par leur soumission enthousiaste à tout oser, et il entra à Madrid en roi absolu, c'est-à-dire libre de se livrer aux excès qui pouvaient le perdre. Ferdinand VII entre triomphant à Madrid, et s'y comporte en roi absolu. Il proscrit les hommes qui avaient défendu sa couronne, et rétablit l'inquisition. À peine installé dans son palais il éloigna ou emprisonna les hommes qui avaient lutté avec le plus d'énergie pour sauver sa couronne, relégua dans son diocèse l'archevêque de Tolède, chef de la Régence, qui avait soutenu de toutes ses forces la prérogative royale, rétablit l'inquisition avec ses conséquences, et ajouta au ridicule d'une restauration impossible l'odieux de la plus noire et de la plus cruelle ingratitude. Pourtant il restait en Espagne des hommes sur lesquels les doctrines libérales des Cortès avaient fait impression, qui, sans les partager complétement, trouvaient (p.~418) absurde la réaction entreprise, et qui étaient prêts à s'y opposer. Commencement de résistance en Catalogne. Ces hommes existaient surtout en Catalogne. Une quantité de membres des Cortès s'étaient joints à eux, et un commencement de résistance semblait s'organiser de ce côté. En voyant le fils de Charles IV se comporter de la sorte, ils songeaient à rappeler le vieux roi, auquel, à défaut de lumières, ils connaissaient de la douceur. Les complications augmentant à vue d'œil, Ferdinand VII, qui attribuait le mouvement des esprits aux intrigues du prince de la Paix retiré à Rome auprès du roi Charles IV, demanda au Saint-Siége qu'on éloignât cet ancien ministre de son père, et qu'on l'exilât à Pesaro. Charles IV, toujours fidèle à son favori, éprouva un violent mouvement de colère en apprenant cette nouvelle, et manifesta l'intention de quitter Rome, soit pour se rendre à Barcelone, soit pour se rendre à Vienne, afin de demander à l'Espagne ou à l'Europe qu'on lui restituât son trône, et qu'on le vengeât d'un fils dénaturé. On eut beaucoup de peine à le calmer, et il fallut l'autorité sacrée du Pape pour le retenir.
Tel est le spectacle qu'offrait alors l'Espagne, et en y portant ses regards c'était le cas de rendre grâce au Sénat de nous avoir préparé une Constitution raisonnable, aux souverains étrangers de l'avoir appuyée, à Louis XVIII d'avoir eu la sagesse de l'accepter, et de nous avoir ainsi épargné l'indigne réaction qui récompensait le dévouement des Espagnols. Malheureusement, sans égaler l'odieuse conduite de Ferdinand VII, les Bourbons qui régnaient chez nous, devaient commettre des fautes qui suffiraient pour (p.~419) rouvrir à Napoléon la carrière des grandes aventures, et à la France celle des grands malheurs!
Conduite de Ferdinand VII à l'égard des Bourbons de France. Ce qui complétera le tableau que nous venons de tracer de l'Espagne, c'est le court exposé de ses relations avec le cabinet des Tuileries. En juillet on avait enfin signé le traité de paix que les Pyrénées rendaient si facile à conclure, et tout s'était borné à se rendre réciproquement les prisonniers. Mais secrètement la France avait promis d'aider l'Espagne à obtenir à Vienne une double restitution, celle de Parme pour la reine d'Étrurie, et celle du trône de Naples pour Ferdinand IV, réduit depuis huit ans à la Sicile. Du reste il n'y avait pas grand effort à faire auprès de la cour de France pour la décider à appuyer de telles réclamations, car elle les aurait élevées pour son propre compte. Mais au même instant l'Espagne contractait envers l'Angleterre l'engagement secret de ne pas renouveler avec les Bourbons le pacte de famille, et rompait brusquement ses relations diplomatiques avec nous pour le plus étrange motif. Il veut faire arrêter Mina sur le territoire français, et rompt les relations diplomatiques avec la France. Le chef de guérillas, Mina, des entreprises duquel nous avions eu tant à souffrir et Ferdinand VII tant à se louer, était au nombre de ceux que le monarque restauré poursuivait pour cause d'opposition à son autorité absolue. Ce célèbre partisan s'était réfugié à Bayonne, et le consul d'Espagne, s'adressant à l'autorité française qui avait eu la faiblesse d'y consentir, avait opéré son arrestation sur le territoire français. Louis XVIII et le duc de Berry, indignés l'un et l'autre de l'outrage fait à la couronne de France, avaient voulu qu'on relâchât Mina, qu'on destituât l'agent français complice de cet acte illégal, (p.~420) et qu'on demandât une réparation à la cour d'Espagne. Ferdinand VII ayant refusé la réparation, et en exigeant une au contraire, les relations diplomatiques étaient interrompues entre les deux pays. Ainsi brouillé avec les Espagnols qui lui avaient sauvé sa couronne, Ferdinand VII était brouillé de plus avec les Bourbons de France, ses seuls parents, ses seuls alliés dans le monde, et livrait le pacte de famille à l'Angleterre, sans être même assuré de son appui, car elle blâmait hautement l'atroce réaction dont il était autant l'instrument que l'auteur.
Causes de l'état où l'Europe était tombée. Telle était la situation de l'Europe affranchie de Napoléon, mais exposée à une sorte de contre-révolution universelle: et ce n'étaient pas encore tous les maux qui la menaçaient! Après quinze ans de souffrances causées par l'ambition exorbitante de Napoléon, il semblait que la chute de ce conquérant insatiable dût servir de leçon, et apprendre à tout le monde à modérer ses prétentions. Urgence pour le congrès de Vienne de faire cesser cette anarchie. Il n'en était rien pourtant, et les puissances victorieuses paraissaient par le débordement de leur avidité, bien plus pressées de justifier Napoléon que de faire bénir sa chute. C'est le triste spectacle qu'elles donnaient en ce moment à Vienne, où elles avaient pris rendez-vous pour le 1er août.
Voyage des souverains coalisés à Londres. Les souverains alliés, excepté l'empereur François peu ami du bruit, étaient allés en quittant Paris rendre visite au Prince régent d'Angleterre, et recevoir à Londres une ovation telle que le peuple anglais sait en décerner lorsque ses passions s'échauffent, et que ses intérêts sont satisfaits. Accueil enthousiaste qu'ils y reçoivent. On avait (p.~421) depuis quelques mois poussé bien des acclamations à Rome, à Madrid, à Vienne, à Berlin, mais rien n'avait égalé les mutuelles félicitations qu'on s'était adressées à Londres, à l'apparition de l'empereur de Russie et du roi de Prusse. L'accueil qu'on leur avait fait tenait du délire. Promesse réitérée de demeurer unis. Ne voulant pas troubler ces fêtes magnifiques par des discussions d'intérêts qui auraient pu altérer la joie universelle, on s'était promis de demeurer toujours unis, de se faire des sacrifices réciproques s'il en fallait faire pour rester d'accord, et de maintenir à tout pris l'alliance de Chaumont, au moyen de laquelle on s'était débarrassé du tyran de l'Europe. La France, quoique rendue aux Bourbons, n'était pas assez résignée, disait-on, Napoléon, relégué à l'île d'Elbe, n'était pas assez oublié, pour que des événements imprévus ne pussent surgir, dont on ne triompherait que par le maintien de l'union commune. On s'était donc, sans s'expliquer sur les futurs arrangements européens, juré de nouveau une éternelle amitié, et promis de se retrouver à Vienne dans les mêmes sentiments.
Le congrès de Vienne renvoyé au mois de septembre. D'après l'article 32 du traité de Paris, qui fixait à deux mois l'époque du prochain congrès, on aurait dû être réunis le 1er août. Mais ce terme étant trop rapproché pour tout ce qu'on avait à faire, on avait remis au mois de septembre la réunion convenue.
Après les fêtes de Londres le roi de Prusse, malgré sa modestie, était allé recevoir les félicitations de ses sujets. L'empereur Alexandre s'était rendu de son côté à Varsovie, pour échauffer les Polonais en faveur d'une prétendue reconstitution de la Pologne (p.~422) qu'il méditait, et les deux monarques n'avaient pu arriver à Vienne que le 25 septembre. Ils y avaient fait une entrée magnifique, digne de leur joie et de leurs succès. Entrée des souverains à Vienne. L'empereur François, se prêtant à toutes ces représentations pour ses alliés bien plus que pour lui-même, s'était porté à la rencontre des monarques alliés, les avait embrassés en présence de son peuple, et il était ensuite rentré avec eux dans sa capitale, au milieu de l'enthousiasme des habitants. Tableau de Vienne à la veille du congrès. On avait vu accourir successivement les rois de Bavière, de Wurtemberg, de Danemark, et après eux tous les princes allemands, italiens, hollandais, qui avaient un intérêt quelconque à défendre dans les futures négociations. Les princesses abondaient à Vienne autant que les princes, et on y voyait figurer la grande-duchesse Catherine, sœur d'Alexandre, veuve du duc d'Oldenbourg, princesse spirituelle, active, et exerçant une certaine influence. À ces têtes couronnées s'étaient joints les généraux et les diplomates de la coalition, impatients de se complimenter de leurs succès militaires ou politiques, les uns venant seulement recueillir des éloges et jouir du triomphe commun, les autres venant siéger au congrès pour le compte de leurs gouvernements, tous avides de récompenses, de fêtes, de plaisirs, de nouvelles, et composant la plus éblouissante, la plus tumultueuse réunion qui fut jamais. Situation du roi de Saxe, prisonnier à Berlin, et de Marie-Louise, reléguée à Schœnbrunn. Il n'y manquait que l'infortuné roi de Saxe, prisonnier à Berlin pour avoir été surpris le dernier dans l'alliance de la France, et Marie-Louise, reléguée dans le palais de Schœnbrunn d'où elle entendait avec une sorte d'envie le bruit (p.~423) des fêtes, occupée non de rejoindre son époux à l'île d'Elbe, mais de disputer aux deux maisons de Bourbon son duché de Parme, et dirigée dans le soin de ses intérêts par M. de Neiperg qu'on lui avait donné pour l'accompagner, officier distingué, se mêlant à la fois de guerre et de diplomatie, l'informant de tout ce qu'elle avait avantage à connaître, et, dans le profond isolement où elle était tombée, commençant à devenir pour elle un conseiller, un avocat, un ami.
Après quelques jours consacrés aux divertissements de tout genre, il fallait faire succéder à la frivolité des fêtes le sérieux des affaires, et ce moment, personne n'avait voulu le hâter. Soins qu'on avait mis à ne s'expliquer sur rien, de peur de n'être pas d'accord. En se disant toujours qu'il importait de rester d'accord, on ne s'était expliqué sur rien, sauf sur quelques points déjà réglés dans le traité de Paris. Ainsi il avait été établi par écrit que l'Angleterre aurait la Belgique et la Hollande pour en composer contre la France le royaume des Pays-Bas, que l'Autriche recevrait l'Italie jusqu'au Tessin et au Pô, que la Prusse serait reconstituée et retrouverait son état de 1805, et enfin que la Russie, débarrassée du grand-duché de Varsovie (essai de Pologne française tenté par Napoléon), en partagerait les débris à l'amiable avec ses voisins. Mais on était si peu pressé d'altérer le bonheur général par des contestations, qu'on ne s'était point entendu sur la part de chacun dans la distribution des territoires vacants, remettant toujours à la réunion d'automne l'entente sur les points difficiles et demeurés douteux.
Ces points douteux ne pouvaient concerner ni (p.~424) l'Italie où l'on avait concédé à l'Autriche la limite du Tessin et du Pô, ni les Pays-Bas où la frontière française de 1790 avait été prise pour limite définitive; ces points concernaient le centre de l'Europe, c'est-à-dire les territoires compris entre la Russie, la Prusse, l'Autriche, et étaient de nature en effet à susciter de graves difficultés, même des orages.
L'empereur de Russie et le roi de Prusse nourrissaient chacun la pensée, à peine entrevue par leurs alliés, mais complétement arrêtée dans leur esprit, d'avoir en entier, l'un la Pologne, l'autre la Saxe.
L'empereur de Russie et le roi de Prusse s'étaient seuls entendus et fortement unis. Ces deux princes, pareils d'âge et de position quoique différents de caractère, avaient commencé leur règne par être fort unis. Divisés par les événements de 1807, époque où vaincus tous les deux, ils avaient été fort inégalement traités, car à leur commune défaite Alexandre avait gagné des provinces, et Frédéric-Guillaume avait perdu la moitié de ses États, ils s'étaient rapprochés en 1813 sous la dure oppression de Napoléon, avaient retrouvé leur amitié sur les champs de bataille de Lutzen et de Leipzig, et s'étaient promis de ne plus se séparer. Motifs de l'intime union de ces deux princes. Aussi n'avaient-ils rien de caché l'un pour l'autre; ils se disaient tout, s'entendaient sur tout, et quand Alexandre parlait, on était sûr que Frédéric-Guillaume allait ouvrir la bouche pour exprimer les mêmes idées. Or, comme Alexandre non-seulement parlait, mais pensait le premier, l'un menait l'autre, sans que du reste il en coûtât rien à la Prusse, car ils avaient aussi fortement uni leurs intérêts que leurs cœurs. Leur conviction que l'Europe leur devait sa délivrance. Ces deux princes se portaient réciproquement la plus haute estime, et se regardaient (p.~425) comme les plus honnêtes gens de leur siècle, tandis qu'à leurs yeux l'Angleterre était la plus égoïste des puissances, et l'Autriche la plus astucieuse. Ils se considéraient aussi comme les sauveurs de l'Europe. À les entendre en effet, si Alexandre n'avait pas donné le signal de la résistance en 1812, si Frédéric-Guillaume ne l'avait pas suivi en 1813, si arrivés sur l'Oder ils n'avaient pas poussé jusqu'à l'Elbe, jusqu'au Rhin, jusqu'à la Seine, entraînant l'Europe après eux, le monde civilisé serait encore esclave. Personne donc ne les égalait dans l'estime qu'ils avaient conçue pour eux-mêmes, et cette estime était fondée à beaucoup d'égards, car bien que Frédéric-Guillaume laissât voir quelquefois la duplicité de la faiblesse, Alexandre celle de la mobilité, ils étaient pleins, le premier de droiture et de modestie, le second de générosité et de séduction. Mais comme il arrive souvent aux honnêtes gens qui ont de grandes prétentions à l'honnêteté, ils se tenaient pour impeccables, et faisaient même de leur ambition une vertu. Alexandre voulait la Pologne, et Frédéric-Guillaume la Saxe. Si donc l'un désirait la Pologne, l'autre la Saxe, c'était, à les en croire, par les plus purs et par les plus respectables motifs. Alexandre voulait la Pologne uniquement pour la reconstituer. Raisons par lesquelles ils coloraient cette double ambition à leurs propres yeux. Il avait effectivement dit et pensé bien souvent dans sa jeunesse, que le partage de la Pologne par Catherine, Frédéric le Grand et Marie-Thérèse, était un attentat odieux qu'il fallait absolument réparer. Fort importuné de voir cette réparation essayée par Napoléon de 1807 à 1812, et l'ayant à cette époque empêchée tant qu'il l'avait pu, il croyait que le moment était venu (p.~426) de l'entreprendre pour son propre compte, et il s'en occupait comme il s'occupait de toute chose, avec passion. Il avait en outre des facilités particulières pour l'essayer, puisqu'il possédait la plupart des anciennes provinces polonaises. En les joignant au grand-duché de Varsovie, comprenant Varsovie, Thorn, Posen, Kalisch, il pouvait composer un superbe royaume, qui s'étendrait du Niémen aux Crapacks, auquel il accorderait des institutions libérales, et dont il se ferait roi, en restant empereur de toutes les Russies. Il s'appellerait ainsi de ce double titre d'empereur et roi, qui était le faîte de la puissance humaine, et serait pour la Russie l'égal ou le supérieur de Catherine et de Pierre le Grand, puisqu'il aurait dans un seul règne ajouté à l'empire russe la Finlande, la Bessarabie, la Pologne. Ces rêves d'ambition étaient à ses yeux des rêves d'humanité. Beaucoup de Polonais qui avaient toujours pensé que la France était trop loin pour reconstituer la Pologne, et que la Russie seule pouvait le tenter efficacement, beaucoup d'autres qui n'avaient commencé à le penser que depuis nos malheurs, avaient entouré Alexandre, et avaient contribué à enflammer sa tête. Il se promettait donc d'être le restaurateur de la Pologne, et le restaurateur libéral, car en la réunissant tout entière sous un même sceptre, il n'entendait pas lui donner le despotisme russe, mais quelque chose comme la liberté anglaise. En agissant de la sorte Alexandre ne se considérait pas du tout comme un conquérant, loin de là, car au contraire il se dépouillerait, disait-il, de la Lithuanie et de la Volhynie pour créer ce nouveau royaume, (p.~427) il le placerait même, s'il le fallait, sous le sceptre de son frère Constantin pour offusquer moins la jalousie européenne, et n'en garderait que la suzeraineté. À ses yeux, le congrès de Vienne en se prêtant à cette œuvre mettrait le comble à la gloire de l'Europe victorieuse, et pourrait se dire qu'il avait reconstitué le monde sur les bases de la justice, de la liberté et de la vraie politique. Il faut pardonner ces illusions, car c'est quelque chose que d'éprouver le besoin de donner des apparences honnêtes à son ambition: tant d'autres s'inquiètent si peu de ce soin, occupés qu'ils sont à la satisfaire, sans songer à la colorer!
Réponse qu'Alexandre et Frédéric-Guillaume croyaient pouvoir faire aux objections que soulevait leur double ambition. Il y avait toutefois à ce beau rêve une objection que l'empereur Alexandre ne se dissimulait point, mais qu'il ne laissait pas non plus sans réponse. Les territoires avec lesquels avait été composé le grand-duché de Varsovie étaient jadis partagés entre la Russie, la Prusse et l'Autriche. La part principale appartenait à la Prusse, qui possédait jusqu'à la Vistule, Varsovie comprise. Il fallait donc enlever cette vaste part à la Prusse, qu'il serait indispensable d'indemniser ailleurs, et dans ce cas la frontière russe s'avançant de la Vistule à l'Oder, il faudrait que l'Europe souffrît cette extension qui deviendrait pour elle un véritable sujet d'alarme, et de plus serait jugée contraire aux traités de Kalisch (28 février 1813), de Reichenbach (15 juin 1813), de Tœplitz(9 septembre 1813), traités qui avaient successivement formé les nœuds de la coalition. D'après ces traités le grand-duché de Varsovie devait être distribué à l'amiable, entre les copartageants de la Pologne, conformément à l'ancienne (p.~428) répartition qu'ils en avaient faite, ou à peu près; de plus la Prusse devait retrouver dix millions de sujets, et l'Autriche rentrer en possession de l'Illyrie. Voilà ce qu'on s'était promis les uns aux autres en formant contre la France la coalition européenne de 1813; mais les succès inattendus de cette coalition avaient permis de pousser bien plus loin les restitutions, car l'Autriche au lieu de recevoir l'Illyrie seule, allait recouvrer le Tyrol et le nord de l'Italie, en y ajoutant même l'État de Venise qu'elle n'avait pas autrefois. L'Angleterre, qui eût été bien heureuse d'arracher au littoral de la France Hambourg et Brême, plus heureuse encore de lui ôter la Hollande, allait lui enlever même la Belgique, pour la donner à la maison d'Orange. Si donc tout le monde avait dépassé de beaucoup ses premiers vœux, la Russie seule, disait Alexandre, devait-elle être enfermée dans les vues étroites qu'on avait conçues lorsqu'on se flattait d'atteindre l'Elbe tout au plus, et certainement pas le Rhin? Évidemment non, et le lot destiné à la Russie devait être proportionné, comme celui de tous les alliés, aux succès inespérés de la coalition.
Quant à la Prusse son dédommagement était tout trouvé, c'était la Saxe, et ce lot obtenu était la réalisation de tous ses vœux. Cette puissance, depuis que le grand Frédéric l'avait composée de pièces et de morceaux par le génie réuni des armes et de la politique, avait toujours présenté une sorte de difformité géographique. Elle offrait en effet aux yeux de quiconque observait la carte de l'Europe un État d'une longueur démesurée, s'étendant du (p.~429) Niémen au Rhin, contenant des échancrures profondes, et surtout dépourvu de consistance au centre. Dresde ajouté à Berlin, devait corriger en partie cette fâcheuse configuration, lui procurer en outre le champ d'opérations militaires dont Napoléon dans le dix-neuvième siècle, et Frédéric dans le dix-huitième, avaient prouvé l'importance, lui donner pour sujets au lieu de Polonais désaffectionnés, de bons Allemands, et des meilleurs, la constituer ainsi la première des puissances allemandes, et préparer enfin cet avenir d'unité germanique par la Prusse, qui exalte toute tête prussienne quand on le lui montre en perspective. Tandis qu'Alexandre croyait devoir à l'humanité de reconstituer la Pologne, Frédéric-Guillaume croyait devoir à l'Allemagne de lui ménager ce grand pas vers l'unité, et se flattait de payer de la sorte tout le sang qu'elle avait versé pour la commune délivrance, ne se disant pas que c'était l'unité prussienne, bien plus que l'unité germanique à laquelle il aurait travaillé, que les États secondaires de l'Allemagne en seraient alarmés au plus haut point, que l'Autriche notamment en serait révoltée, et que toute l'Europe serait effrayée d'en payer le prix à la Russie par l'abandon de la Pologne. Comme Alexandre il trouvait de nombreuses réponses aux objections qu'on pouvait opposer à ses vœux, car le prisme du désir montre toujours les choses telles qu'on les veut voir. On avait promis, disait-il, dix millions de sujets à la Prusse, sans indiquer où on les prendrait, et elle ne dépasserait pas ce nombre en occupant la Saxe; seulement elle les prendrait où il (p.~430) lui convenait de les avoir. Le roi de Saxe était un traître, qui avait déserté la cause de l'Europe, ce n'était donc pas son intérêt qu'on pouvait alléguer pour empêcher une telle combinaison. D'ailleurs la Russie et la Prusse réunies n'avaient pas de contradicteurs à craindre. L'Autriche était si occupée d'assouvir son avidité en Italie, l'Angleterre dans les deux hémisphères, qu'elles n'y prendraient garde ni l'une ni l'autre. La France ne méritait plus de ménagements. Enfin l'Europe avait de telles obligations à la Russie et à la Prusse, qu'elle ne pouvait pas leur refuser l'accomplissement de vœux si honnêtes et si légitimes. Telles étaient les raisons que se donnait Frédéric-Guillaume et qu'il trouvait excellentes. Du reste entre Alexandre et Frédéric-Guillaume il y avait parole donnée, et ils arrivaient à Vienne persuadés l'un et l'autre qu'ils auraient la Pologne et la Saxe.
Le soin qu'on avait mis à ne pas s'expliquer, de peur de se diviser, était cause que l'Angleterre et l'Autriche s'étaient à peine aperçues des projets de la Prusse et de la Russie. Était-il possible que l'Angleterre, que l'Autriche n'eussent point entrevu ces projets, et si elles les avaient entrevus, qu'elles les eussent admis sans objection? C'est là sans doute un juste sujet d'étonnement, quand on pense à la violente opposition qui éclata bientôt. Mais, comme nous l'avons dit, dans la crainte de troubler l'union on s'était très-peu expliqué. On avait parlé toujours de la reconstitution de la Prusse, ce qui était convenu, de la punition du roi de Saxe, ce qui semblait mérité, du partage du duché de Varsovie, ce qui résultait des traités. On avait même parlé de la reconstitution de la Pologne comme de l'une des affaires qui pourraient être soumises au congrès. Mais tant de choses (p.~431) s'étaient appelées la Pologne depuis cinquante ans, qu'on pouvait prononcer ce mot sans qu'il signifiât aucune frontière précise. On était donc resté dans un vague commode à tout le monde, et d'ailleurs les préoccupations immédiates avaient détourné des préoccupations plus éloignées. L'Angleterre, tout occupée de ses propres désirs, ne se rendait pas du tout compte de ceux de la Prusse et de la Russie. L'Angleterre toujours pleine des souvenirs du blocus continental, ne songeant qu'à en empêcher le retour, avait dans cette intention construit le royaume des Pays-Bas, travaillait à relever celui de Hanovre, voulait assurer à l'un et à l'autre la Prusse pour alliée, et était prête à tout concéder à cette puissance pour qu'elle épousât ses vues. L'Autriche, plus pénétrante, voyait mieux ce qui se passait, mais se taisait dans l'intérêt de l'union, et comptait pour sortir d'embarras sur le temps et la politique. L'Autriche, beaucoup plus prévoyante, avait mieux discerné que l'Angleterre les projets de Frédéric-Guillaume et d'Alexandre, car il s'agissait pour elle de laisser la Prusse s'établir à tous les défilés de la Saxe, de laisser les flots de la race slave s'étendre jusqu'au pied des monts Crapacks; mais ces inquiétudes n'étaient pas les seules, et, au milieu de ses prospérités présentes, elle n'avait jamais eu tant de soucis ni de si graves. Si à l'ouest et au nord la Prusse et la Russie pouvaient l'inquiéter, elle avait l'Allemagne à reconstituer, sa place constitutionnelle à y déterminer, l'Italie à organiser, Murat à contenir, le prisonnier de l'île d'Elbe à surveiller, la France elle-même à observer, et il fallait prendre garde en s'occupant de ces divers intérêts, que les soins donnés aux uns ne fissent tort aux autres. Elle était donc résolue à employer les moyens à son usage, c'est-à-dire la patience, la finesse, la vigilance, et au besoin la force. Sur 300 mille hommes (p.~432) dont elle disposait, elle en avait réuni 250 mille en Bohême et en Hongrie, et n'en avait laissé que 50 mille en Italie, où cependant elle était exposée à avoir sur les bras Murat, les Italiens et peut-être le prisonnier de l'île d'Elbe. Elle s'était ainsi, sans le dire, mise en mesure du côté de la Saxe et de la Pologne, mais plus les difficultés pouvaient devenir grandes, plus elle voulait en triompher par l'union, par la bonne entente de ce qu'on appelait les quatre, c'est-à-dire de l'Angleterre, de l'Autriche, de la Prusse et de la Russie, car à son avis si on laissait la France et les petites puissances allemandes s'en mêler, on courait le risque de tomber dans un vrai chaos, d'où jaillirait de nouveau Lucifer, c'est-à-dire Napoléon, qui n'était pas sorti encore de la mémoire des hommes, et qui n'avait certainement pas résolu de s'y effacer, bien qu'il affectât le sommeil profond que supposaient ses prodigieuses fatigues. Aussi les premiers mots prononcés à Vienne, avaient-ils été les derniers prononcés à Londres, et on s'était dit qu'il fallait par-dessus tout rester unis, même au prix des plus grands sacrifices, et on l'avait dit d'autant plus qu'on sentait venir le jour où l'on allait cesser de l'être.
Ce qui se passait à Vienne, rendait frappante la faute que la France avait commise, de ne pas différer la conclusion de la paix de Paris jusqu'au jour où l'Europe se diviserait. Telles étaient donc les dispositions qu'on apportait à Vienne: un immense désir de maintenir l'union, et une immense avidité fort peu compatible avec cette union. Si jamais la faute que la France avait faite de signer si précipitamment le traité de Paris avait été frappante, c'était dans ce moment où l'Europe était fatalement condamnée à se diviser, car il était impossible que l'Autriche consentît (p.~433) à laisser établir la Prusse à Dresde, la Russie à Cracovie, que les puissances secondaires consentissent à laisser supprimer la plus respectable d'entre elles, la Saxe, pour un péché qui leur était commun à toutes, celui de l'alliance avec la France, et que l'Angleterre laissât commettre tous ces actes d'ambition en face du parlement britannique. Si au milieu d'une telle division la France était arrivée à Vienne sans être liée par un traité, sans avoir par conséquent ses frontières tracées, il est incontestable que sa position se serait trouvée bien différente de ce qu'elle était à Paris au mois de mai. Avantages qu'on aurait pu tirer de ces divisions. Entre la Russie et la Prusse d'une part, voulant à tout prix la Pologne et la Saxe, et de l'autre l'Angleterre et l'Autriche résolues à les leur refuser, celui des deux partis qui aurait eu la France avec lui était assuré d'acquérir une supériorité tellement décisive, qu'on devait tout faire pour l'avoir avec soi, et qu'évidemment on n'aurait pas ménagé les concessions pour y réussir. Les deux puissances les plus portées aux concessions envers la France étaient naturellement la Russie et la Prusse, car leurs intérêts étaient sur la Vistule et l'Elbe, non sur le Rhin ou l'Escaut. Il est donc à peu près certain qu'en nous rangeant de leur côté nous aurions obtenu de tout autres frontières que celles du traité de Paris. N'eussions-nous gagné que la ligne des places fortes demandées par nos négociateurs, que l'avantage eût été déjà grand, et qu'obtenu par la politique seule, il aurait valu aux Bourbons une popularité qui leur manquait. C'était donc un vrai malheur que d'arriver à Vienne en portant au cou (p.~434) la chaîne du traité de Paris. Pourtant le mal n'était pas sans remède, et il restait des moyens de profiter de la nouvelle situation. Tout annonçait en effet que le conflit serait des plus vifs, car la Russie et la Prusse semblaient prêtes à se porter aux dernières extrémités pour avoir la Pologne et la Saxe. Or, si les choses étaient poussées jusqu'à nouer des alliances, jusqu'à préparer la guerre, il n'était pas à supposer qu'on se laissât arrêter par un vain texte, et qu'on tînt au traité de Paris plus qu'à celui de Chaumont. L'inconvénient de condescendre aux vœux de la Russie et de la Prusse, pour profiter des divisions de l'Europe, n'eût pas été bien grand. Sans doute nous ne pouvions afficher nous-mêmes l'intention de nous soustraire au traité de Paris, mais en ne nous prononçant pas trop vite, en laissant entrevoir notre appui, et en mettant un peu de temps à l'accorder, la Russie et la Prusse étaient si ardentes, que probablement elles auraient dit elles-mêmes les mots que nous n'osions pas dire, et nous auraient offert ce que nous n'osions pas demander. Dans quelle mesure notre condition se serait-elle améliorée, on ne saurait l'affirmer, mais elle l'aurait été dans une mesure quelconque, et assurément proportionnée à la gravité du conflit. Ajoutons qu'unis à la Prusse et à la Russie, le conflit, quel qu'il fût, n'était guère à craindre pour nous. Il est même probable que l'Angleterre et l'Autriche n'auraient pas osé braver la guerre, qu'elles auraient cédé, que nous aurions été par conséquent les arbitres de cette situation, et les arbitres assez bien récompensés. Par conséquent le traité de Paris n'était pas une impossibilité, mais une difficulté qu'on pouvait surmonter avec un peu d'adresse, et on conviendra (p.~435) qu'en présence d'adversaires qui avaient usé et abusé de la force à notre égard, l'adresse était bien permise.
Cette manière de se conduire suppose qu'on aurait été décidé à condescendre aux vœux de la Russie et de la Prusse: mais cette condescendance était-elle donc si fâcheuse pour nous? La Russie obtenant toute la Pologne, dont elle avait déjà la plus grande part, se serait avancée de la Vistule où elle était depuis longtemps établie, jusqu'à la Wartha. La Prusse obtenant la Saxe, eût confiné de plus près avec l'Autriche. Ainsi la Russie eût donné plus de souci à l'Allemagne, la Prusse plus de jalousie à l'Autriche. Était-ce véritablement à nous Français, à nous en inquiéter? Était-ce à nous à prendre soin de cette union intime des trois puissances continentales, qui avait servi à nous vaincre, qui après nous avoir vaincus avait servi à nous imposer le traité du 30 mai, et qui depuis a tenu pendant quarante ans notre politique sous le joug d'une coalition permanente? S'il fallait que par leur position les Prussiens fussent incommodes pour quelqu'un, ne valait-il pas mieux que ce fût pour l'Autriche en les mettant à Dresde, que pour nous en les mettant à Cologne et Aix-la-Chapelle? À la vérité la maison de Saxe étant transportée des bords de l'Elbe à la gauche du Rhin, comme Alexandre et Frédéric-Guillaume se proposaient de le faire, l'équilibre germanique, partie de l'équilibre européen, en eût été un peu plus ébranlé: mais cet équilibre germanique déjà si profondément atteint dans notre siècle, quelle était son utilité pour nous et pour toute l'Europe? (p.~436) C'était d'interposer de petits États entre les grands, afin d'amortir les chocs entre ces derniers. Or ne valait-il pas mieux dans notre intérêt que ce qui restait des États germaniques fût interposé entre nous et la Prusse, pour nous épargner des chocs avec elle, qu'entre la Prusse et l'Autriche pour épargner des chocs à celles-ci? Et la Saxe nous ayant abandonnés sur le champ de bataille, l'Europe ayant dépouillé à notre égard tout esprit de modération, n'étions-nous pas autorisés plus qu'en aucun temps, plus qu'en aucune occurrence, à songer à nous, exclusivement à nous?
Le Conseil royal ne se mêle pas des questions qu'on avait à résoudre à Vienne, et les abandonne au Roi et à M. de Talleyrand. Poser de telles questions c'est presque les résoudre, et après un demi-siècle on s'étonne qu'elles aient pu être si singulièrement envisagées à l'époque dont nous racontons l'histoire. Malheureusement il n'y avait pas alors plus de gouvernement à l'extérieur qu'à l'intérieur, et ces questions ne furent pas même soulevées dans le Conseil royal. De même qu'on ne s'était pas demandé s'il ne faudrait pas différer de deux mois la convention du 23 avril, qui nous dessaisissait de gages précieux sans hâter d'un jour le départ des armées coalisées, de même qu'on ne s'était pas demandé s'il ne vaudrait pas mieux remettre à six mois le traité de Paris, c'est-à-dire à un moment où unies pour nous dépouiller, les puissances seraient désunies pour se partager nos dépouilles, de même on ne se demanda pas quel parti il faudrait épouser à Vienne. La défectueuse organisation du Conseil royal en fut la cause, bien plus que le défaut de lumières chez les hommes qui le composaient. Ce conseil, comme on (p.~437) l'a déjà vu, mélange confus de princes, de ministres à portefeuille, de ministres sans portefeuille, sous un roi bel esprit, distrait, paresseux, disposé à laisser gouverner, mais non pas à souffrir à côté de lui un chef de cabinet étendant sur toutes les affaires son active vigilance, un tel conseil ne pouvait donner que des résultats décousus comme lui-même. Là où était un ministre spécial doué d'une véritable capacité, tout allait bien. Ainsi les finances jouissant de cet avantage, étaient supérieurement conduites. Dans les autres départements, et surtout dans celui de l'intérieur, les choses étaient livrées au hasard, et c'étaient les passions du parti dominant qui gouvernaient. Quant aux affaires extérieures elles avaient été abandonnées au Roi comme roi, et à M. de Talleyrand comme l'homme réputé le plus habile de France en ces matières, et on va voir ce qui en advint.
Sentiments du Roi Louis XVIII à l'égard de la politique étrangère. Les vues de Louis XVIII à l'égard des affaires étrangères étaient, ainsi qu'en toutes choses, modérées et assez sages, mais bornées comme ses vœux[14]. Heureux d'être rentré dans le royaume (p.~438) de ses pères, de le recouvrer tout entier, même avec une ou deux places de plus, et un magnifique musée dont il se souciait peu, il n'avait pas envie d'accroître ce royaume, et ne faisait pas la réflexion fort simple que tous les autres États s'étant agrandis, la France en restant ce qu'elle était en 1792 se trouvait relativement amoindrie, et si elle parvenait à reconquérir sa supériorité, ne le devrait qu'aux bienfaits de la Révolution qu'il n'appréciait guère. Modestie des vœux de Louis XVIII. Louis XVIII avait de la dignité mais aucune ambition, tenait à la paix, que son âge, ses infirmités, ses malheurs, l'épuisement de la France, lui rendaient chère, et avec raison ne voulait pas la compromettre légèrement. D'ailleurs la manie de se mêler beaucoup des affaires du dehors était une tradition impériale qui ne lui plaisait pas, et il souhaitait qu'on jouât à Vienne un rôle digne, pacifique, et profitable en un point seulement, c'est qu'on le délivrât de la présence de Murat sur le trône de Naples. Laisser sur l'un des trônes de l'Europe la petite usurpation, quand la grande était tombée, lui semblait une inconséquence, une honte pour toutes les puissances, (p.~439) et pour la France un vrai danger. Flagilio addit damnum, disait-il, dans son goût de rendre sa pensée par des adages latins. En effet il regardait Naples comme un pied-à-terre où Napoléon pouvait descendre à chaque instant, d'où il marcherait avec quatre-vingt mille Italiens sur les Alpes, et de là soulèverait tous les éléments qui fermentaient encore en France. Attribuant les difficultés qu'il rencontrait dans le gouvernement intérieur de son royaume, aux intrigues et à l'argent de Napoléon, il avait refusé de lui payer la rente de deux millions stipulée par le traité du 11 avril, et voulait qu'on le transportât lui-même aux Açores. Après cette translation et le détrônement de Murat, il désirait qu'on ne laissât pas le duché de Parme à Marie-Louise, autre inconséquence, autre danger, selon lui, de la politique européenne, et qu'on rendît ce duché à la maison de Parme, alliée de la maison de Bourbon. Enfin, en sa qualité de fils d'une princesse saxonne, il aurait trouvé séant pour sa couronne de sauver le roi de Saxe. Mais il plaçait ce dernier objet bien après les autres. Pour aucun il n'eût bravé la guerre, ni même un trouble; mais ce qu'on pourrait avec la politique seule, il souhaitait qu'on le fît. Éloignement de Louis XVIII pour les alliances trop étroites. Il admettait les alliances comme un moyen de la politique, mais il ne voulait en adopter aucune trop étroitement, car à son avis les alliances étroites engageaient, et peu à peu menaient à la guerre. Entre les quatre grandes puissances européennes dont on aurait pu rechercher l'alliance, il préférait par goût celle de l'Angleterre, car chez toutes les autres quelque chose lui déplaisait fort, chez la Russie l'imprudence du souverain, (p.~440) chez la Prusse les opinions beaucoup trop libérales de la nation, chez l'Autriche la parenté avec Bonaparte. Il poussait à cet égard la prévention jusqu'à rejeter, comme on l'a vu, une alliance de famille avec la Russie, alliance qui aurait pu avoir les plus utiles conséquences. N'ayant d'autres héritiers que ses neveux, et parmi ces neveux M. le duc d'Angoulême étant sans enfants, il fallait marier M. le duc de Berry si on désirait conserver la couronne à la branche aînée. Le comte Pozzo di Borgo avait donc songé à unir la grande-duchesse Anne, la même que Napoléon avait dû épouser, à M. le duc de Berry, et il s'en était occupé avec son ardeur accoutumée, faisant valoir les services déjà rendus par la Russie et ceux qu'elle pouvait rendre encore, vantant fort en un mot tous les avantages d'un pareil mariage. Mais Louis XVIII, outre qu'il considérait un mariage avec les Romanoff comme une sorte de dérogeance pour la maison de Bourbon, ne voulait s'enchaîner ni à la Russie ni à l'empereur Alexandre, alléguait les raisons religieuses, qui en général ne le touchaient guère, exigeait que la princesse abjurât avant d'arriver en France, et opposait à ce projet mille froideurs calculées. À choisir une alliance, il eût préféré, comme nous venons de le dire, celle de l'Angleterre, mais de celle-là même il ne voulait qu'avec infiniment de réserve. S'entendre avec l'Angleterre, sans se trop engager avec elle, et grâce à cette entente se débarrasser de Murat et du prisonnier de l'île d'Elbe, faire rendre le duché de Parme à la maison d'Étrurie, adoucir quelque peu le sort du roi de Saxe, composait toute (p.~441) sa politique. Mais pour aucun de ces objets, excepté peut-être le détrônement de Murat et la translation de Napoléon dans d'autres mers, il n'eût consenti à braver de sérieuses complications. Du reste il avait exprimé ces modestes désirs à son négociateur, l'avait ensuite laissé libre de se conduire comme il l'entendrait, et avait à peine jeté les yeux sur un volumineux mémoire rédigé au département des relations extérieures, sous le titre d'Instructions, et embrassant dans tous leurs détails les innombrables affaires de l'Europe. Il l'avait signé à peu près sans le lire.
Instructions écrites du négociateur français. Dans ce mémoire, M. de la Besnardière qui en était le rédacteur, et qui connaissait profondément le détail des affaires européennes, avait ajouté aux vœux formés par Louis XVIII, l'expression des désirs de la France sur quelques autres points. Ainsi les places de Luxembourg et de Mayence étant sorties de nos mains, il fallait empêcher qu'elles ne passassent dans celles de la Prusse ou de l'Autriche. On ne pouvait en effet les laisser avec sécurité que dans les mains de la Hollande ou de la Bavière. À l'égard de l'Italie, il ne suffisait pas d'en éloigner Murat au profit de Ferdinand IV, et Marie-Louise au profit de l'ancienne reine d'Étrurie, il fallait résoudre une question du plus haut intérêt, celle de la succession au trône dans la maison de Savoie. Le vieux roi de Sardaigne n'avait pas d'enfants, et n'avait qu'un héritier privé lui-même de descendance. Il importait par conséquent d'assurer la succession dans la branche de Carignan, si on ne voulait pas que, par un mariage, le Piémont échût (p.~442) un jour à la maison d'Autriche. Enfin il convenait de s'occuper des donataires français, parmi lesquels figuraient au premier rang quelques maréchaux, et de sauver, si on le pouvait, leurs dotations du naufrage général. Tels étaient les points secondaires, mais très-importants, ajoutés à la tâche de notre négociateur par le rédacteur de ses instructions.
Choix de M. de Talleyrand et du duc de Dalberg pour représenter la France à Vienne. Ce négociateur, tellement indiqué qu'il n'y en avait pas un autre de possible, était M. de Talleyrand. On lui avait adjoint M. le duc de Dalberg, qui par sa rare sagacité et ses vastes relations en Allemagne, était très-propre à le seconder. Du reste Louis XVIII, comme on vient de le voir, avait par la modération de ses vœux, singulièrement facilité la tâche de ses deux représentants à Vienne. Facilité de leur rôle, si on voulait s'en tenir au traité de Paris. Si en effet consentant à s'en tenir au traité du 30 mai, on ne voulait que renverser Murat, procurer quelques domaines à la maison de Parme, et maintenir le roi de Saxe dans une partie quelconque de ses États, on avait la force des choses avec soi, et à peu près la certitude de réussir. Il était évident que Murat étant en contradiction choquante avec la situation présente de l'Europe, et n'ayant pour appui que l'Autriche, engagée avec lui jusqu'à la première faute qu'il commettrait, dégagerait bientôt celle-ci par ses imprudences, et succomberait sous l'influence des deux maisons de Bourbon réunies. Il était à la vérité moins facile de détrôner Marie-Louise, au profit de la maison de Parme, dans un congrès où dominerait François II. Mais il n'était pas impossible de trouver à Marie-Louise un dédommagement dans la vaste étendue de l'Italie; (p.~443) et, quant à la Saxe, il était certain que l'Autriche ne voudrait pas laisser les Prussiens s'établir à Dresde, les Russes au pied des montagnes de Bohême, que toutes les puissances secondaires de l'Allemagne se soulèveraient à la seule proposition de supprimer un État comme la Saxe, que l'Angleterre ne pourrait pas fermer l'oreille à leurs plaintes, que le parlement britannique surtout éclaterait à l'idée de voir la Russie occuper la Pologne tout entière, et que si à cet ensemble de résistances la France joignait la sienne, la Russie et la Prusse seraient obligées de céder. Il n'y avait donc qu'à laisser agir la force des choses, pour voir s'accomplir les vœux modérés de Louis XVIII. Au contraire si on était tenté de profiter de ces divisions pour revenir sur le traité de Paris, en se mettant du côté de la Prusse et de la Russie, le rôle devenait plus laborieux et plus difficile, mais peu périlleux, et d'un succès presque aussi assuré, car au fond jamais l'Autriche et l'Angleterre n'oseraient recommencer la guerre, en ayant, outre la France, la Prusse et la Russie sur les bras. Dans l'une comme dans l'autre politique, celle d'une tranquille résignation à la paix de Paris, ou celle d'une amélioration de frontières tirée des divisions des puissances, le succès était donc infiniment probable. Cependant quelque politique qu'on adoptât, il y avait une difficulté, c'était l'extrême répugnance que l'Europe éprouverait à se diviser devant nous, et surtout à nous introduire dans ses affaires, car il y aurait tout à la fois pour elle, confusion d'avouer ses misères intérieures, et danger de nous rendre un rôle considérable (p.~444) en se servant de nous. L'expectative, seule conduite à tenir à Vienne. En présence de cette disposition il n'y avait qu'une conduite à tenir à Vienne: attendre, patienter, ne pas se mettre en avant, laisser les intérêts se diviser, et une fois divisés venir à nous; faire désirer en un mot notre intervention, au lieu de l'offrir. Plus nous l'offririons, plus on la craindrait, et moins on nous la payerait. Une patience mêlée de fierté était donc la seule attitude à prendre, et avec grande probabilité de succès, car deux choses étaient certaines, la division des intérêts, et le besoin qu'ils auraient tous de la France, et devant ces deux certitudes la politique de l'expectative devait inévitablement réussir.
Si jamais homme avait été éminemment propre à remplir cette tâche, c'était M. de Talleyrand. Grand par sa naissance, par son rôle depuis trente années, par sa manière de vivre, par son imposante et dédaigneuse nonchalance, ayant presque fait de l'inertie une vertu, et même une épigramme sous un prince qui avait fait de l'activité un vice, il semblait que si on devait quelque jour, quelque part, pécher par impatience, ce ne pouvait pas être M. de Talleyrand à Vienne. Pourtant le tempérament s'évanouit devant les passions, et tel qui paraît le plus flegmatique des hommes devient le plus impétueux, dès qu'il a senti l'aiguillon de l'amour-propre ou de l'ambition. M. de Talleyrand devait en donner en cette occasion un singulier exemple.
Mobiles qui devaient agir sur M. de Talleyrand à Vienne, et principe dont il voulait se servir. M. de Talleyrand en effet avait depuis quinze ans joué le premier rôle dans toutes les réunions européennes; il avait soumis à sa volonté, et toujours (p.~445) rencontré dans un rang inférieur au sien, les représentants des puissances qu'il allait avoir devant lui comme ministres de l'Europe victorieuse. Sous l'Empire M. de Metternich était à Paris ministre modeste d'une cour vaincue et accablée; M. de Nesselrode était simple secrétaire d'ambassade. Il devait être pénible à M. de Talleyrand de ne pas se trouver au moins de niveau avec ces personnages autrefois si secondaires, et si déférents, et il en devait résulter chez lui un malaise de position capable de nuire à sa manière d'être à Vienne. Ne s'épuisant ordinairement ni à penser ni à prévoir, il n'avait guère cherché si des divisions de l'Europe il pourrait naître pour la France une occasion d'améliorer sa condition; il s'était demandé seulement quelle attitude aurait à Vienne la France si longtemps victorieuse, maintenant vaincue, et quelle attitude il aurait pour elle. Il s'était dit qu'après avoir représenté le génie tout puissant, représenter le droit (ce qu'il avait défini par un mot heureux, et qui avait obtenu un immense succès, celui de légitimité), représenter le droit était un rôle très-digne, très-convenable, et qui pourrait bien n'être pas inférieur à celui qu'il avait eu jadis. Le principe de légitimité dont M. de Talleyrand voulait se servir, inapplicable dans la plupart des cas. Il partait donc pour Vienne résolu à s'y faire une place avec le talisman de la légitimité, qui bon à une infinité de choses, ne l'était cependant pas à toutes. Certainement pour détrôner Murat, pour faire respecter le roi de Saxe, le mot était très-efficace, mais il était loin d'être applicable en toute occasion, car si on le prenait complétement au sérieux, il fallait ne pas traiter avec Bernadotte (p.~446) que les puissances s'attachaient à flatter, mais avec Gustave IV qui courait l'Europe en fugitif; il fallait ne pas admettre le représentant de Ferdinand VII qui n'était roi qu'au préjudice de son père Charles IV, lequel loin de renoncer à ses droits, était prêt à les faire valoir; il fallait appeler les représentants de Gênes, de Venise, de Malte, des anciens électeurs de Cologne, de Trèves et de Mayence, et de tant d'autres victimes dont on se préparait à partager les dépouilles. On eût ainsi rempli le congrès de fantômes, en laissant en dehors des êtres réels et tout puissants. Ce mot de légitimité malgré tout ce qu'il contenait de vrai et de respectable ne pouvait donc pas servir à défendre en ce moment les plus sérieux intérêts de la France; il faisait sourire les hommes pratiques qui allaient s'assembler à Vienne, et qui l'employaient ou l'écartaient suivant le besoin; il avait l'inconvénient de nous mettre à la suite de l'Autriche et de l'Angleterre, les moins disposées des puissances à nous relever de notre défaite, il nous enchaînait à leur politique, et enfin en présence des deux grands partis qui allaient diviser l'Europe, il nous privait de ce qui faisait notre principale force, la liberté du choix.
Avec une incontestable supériorité comme négociateur, M. de Talleyrand arrivait donc à Vienne dans des dispositions qui n'étaient pas les meilleures peut-être pour tirer parti de notre nouvelle situation. Qu'il s'y posât grandement, rien n'était plus certain; qu'il y agît utilement, c'était plus douteux. Toutefois, on pouvait être assuré que représentée (p.~447) par lui, la France n'aurait ni le rôle ni l'attitude d'une puissance vaincue, et encore moins humiliée.
Arrivée de M. de Talleyrand à Vienne. Quoi qu'il en soit, parti le 15 septembre de Paris, il était rendu à Vienne le 23. C'était l'avant-veille de l'arrivée des souverains, mais leurs chancelleries, leurs états-majors les avaient précédés de plusieurs jours, et durant ces jours les langues s'étaient fort agitées. Beaucoup des choses qu'on avait voulu laisser dans le vague commençaient à s'éclaircir. Les Russes, les Prussiens, informés des résolutions de leurs maîtres, ne les avaient guère cachées. Les Russes disaient tout haut, avec une indiscrétion et une jactance singulières, qu'il leur fallait la Pologne tout entière; les Prussiens, ne montrant ni plus de prudence ni plus de modestie, disaient qu'il leur fallait la Saxe. Les uns et les autres semblaient ne pas croire qu'on pût refuser ces concessions à leurs immenses services.
Émotion dans le sein du congrès en apprenant les prétentions de la Russie et de la Prusse. Ces vœux formulés avec tant d'assurance avaient dès le premier jour excité une vive émotion dans le congrès. Les princes de second ordre, allemands et autres, étaient révoltés de voir supprimer un État de même rang qu'eux, au gré d'un voisin ambitieux, et pour un fait qui leur était commun à tous, celui d'alliance avec la France impériale. Les représentants de tous les États, quels qu'ils fussent, étaient effrayés de voir la Russie qui au commencement du siècle était sur la Vistule, s'avancer jusqu'à la Wartha et à l'Oder, grâce à la complicité de la Prusse, et s'en expliquaient hautement. Ils disaient que ce n'était pas la peine de renverser (p.~448) la domination de Napoléon pour la remplacer si vite, si complétement, si dangereusement par une autre. Le désir de la Russie, de la Prusse, de l'Autriche, de l'Angleterre, de tout faire à quatre, ne cause pas moins d'émotion. Ce qui les offusquait autant que cette ambition, si hardiment affichée, c'était la prétention de concentrer entre quatre légations, celles de Russie, de Prusse, d'Autriche et d'Angleterre, la direction des affaires, et d'en exclure toutes les autres. On tourne les yeux vers la France. On attendait donc la légation française avec une extrême impatience, et bien qu'on n'aimât pas la France, surtout dans un lieu où les Allemands abondaient, on était prêt à se ranger derrière elle, pourvu que, sans rien prétendre pour elle-même, elle vînt au secours des opprimés, des exclus, des offensés. On était prêt, en un mot, si c'était gratuitement de sa part, à se laisser défendre, sauver, venger par elle.
M. de Talleyrand en laissant désirer l'action de la France, aurait eu tout le monde avec lui. Il eût suffi d'un peu du flegme habituel de M. de Talleyrand pour irriter singulièrement tous ces désirs, et les convertir bientôt en une véritable passion. Mais à peine arrivé à Vienne, il ne résista pas au spectacle dont il fut témoin. Les ministres de toutes les cours lui firent l'accueil qui était dû à l'un des plus illustres personnages de l'Europe, personnage qui après avoir représenté la victoire représentait aujourd'hui la légitimité, et de plus était le dernier type de cette dignité élégante d'autrefois, tant prisée en ce moment. Grands et petits diplomates rendirent hommage à sa personne, fréquentèrent sa maison, mais pour le sérieux des choses tinrent envers lui une tout autre conduite. Les quatre, c'est-à-dire les représentants de l'Angleterre, de l'Autriche, de la Russie, de la Prusse, (p.~449) en lui montrant beaucoup d'égards, lui parlèrent peu d'affaires, et laissèrent trop voir qu'on n'entendait pas accueillir son influence aussi bien que sa personne, et qu'ils prétendaient tout faire à eux seuls, bien que chez eux l'union des intérêts fût loin d'égaler celle des intentions. Les représentants des petites cours, d'ordinaire remuants, bien informés, et assez accoutumés à exciter les uns contre les autres les ministres des grandes cours, parce qu'ils se sauvent par les divisions de ceux-ci, se pressèrent autour de M. de Talleyrand, et soit directement, soit par M. de Dalberg, lui dévoilèrent le projet qu'avaient les quatre de s'emparer de la direction des affaires, et surtout de livrer la Saxe à la Prusse, qui livrerait la Pologne à la Russie. Ces révélations furent accompagnées de malicieux commentaires sur la forte entente du roi de Prusse et de l'empereur de Russie, sur la maladresse de lord Castlereagh, sur la faiblesse de M. de Metternich, prêts, disait-on, à laisser commettre les attentats les plus odieux contre le droit public, l'un parce qu'il n'avait pas l'habileté, l'autre parce qu'il n'avait pas le cœur de les empêcher.
Le projet de l'exclure des grandes affaires le pique au vif, et jusqu'à lui faire perdre le sang-froid qui lui était naturel. M. de Talleyrand n'aurait eu qu'à attendre quelques jours, pour voir le projet des quatre s'évanouir devant la révolte générale. Mais cette résolution de l'exclure, formée par les grandes puissances, et dénoncée à lui par les petites, le piqua au vif. Sur-le-champ il se mit à dire que la France replacée sous la souveraineté du vrai droit, serait à Vienne, s'il le fallait, le seul représentant de ce droit, et le représentant désintéressé; qu'il était des inconvenances (p.~450) qu'elle ne souffrirait point, et des iniquités auxquelles elle ne se prêterait pas. Ce langage, tenu hautement, produisit une vive sensation, enchanta les ministres des cours allemandes de second ordre, irrita profondément ceux de la Prusse et de la Russie, et embarrassa fort ceux de l'Angleterre et de l'Autriche, mécontents sans doute des convoitises dont la Pologne et la Saxe étaient l'objet, mais effrayés de l'orage que la France, à la tête des petites cours, semblait prête à soulever.
Déchaînement des Prussiens contre nous, et contre notre ambition renaissante. Les diplomates, que contrariait notre attitude si promptement prise, et en particulier les Prussiens, se mirent de leur côté à dire que la France se démasquait déjà; qu'elle avait paru d'abord résignée à son nouveau sort, mais qu'elle ne l'était point, qu'au fond elle voulait toujours les rives du Rhin, qu'elle cherchait à tout brouiller pour les recouvrer, et que si on n'était pas fortement unis contre elle, on aurait encore à essuyer de sa part de graves dommages. Nécessité de répondre par des protestations de désintéressement qui, dans le moment, avaient quelque chose de très-fâcheux. Notre légation, et le plus actif de ses membres, M. le duc de Dalberg, très-lié avec les Allemands, répondirent à ces calomnies que la France ne désirait rien pour elle-même, qu'elle n'avait plus d'ambition, qu'elle ne songeait à aucun agrandissement, mais qu'elle entendait s'opposer aux agrandissements excessifs qui menaçaient la sûreté générale de l'Europe. Il était fâcheux d'être amené sitôt à de semblables protestations, et d'être obligés de nous déclarer satisfaits après la conduite tenue à notre égard dans les négociations de Paris. En attendant un peu au contraire, en ne découvrant pas tout de suite notre marche, chacun pour nous (p.~451) attirer à lui eût fomenté notre ambition loin de la dénoncer, et nous aurions reçu des offres au lieu d'avoir à faire des protestations de désintéressement, qui nous enchaînaient à notre condition présente encore plus que le traité de Paris.
En huit jours tous les projets sont dévoilés, et particulièrement ceux de la Russie et de la Prusse. Quoi qu'il en soit, il n'y avait pas huit jours qu'on était à Vienne, et déjà le secret de chacun était ébruité. On savait que la Russie voulait toute la Pologne, la Prusse toute la Saxe, que les États secondaires en étaient indignés, qu'ils cherchaient auprès de la France un appui offert par celle-ci avec un extrême empressement, que l'Autriche et l'Angleterre, embarrassées de ce tumulte, persistaient, malgré les desseins suspects de la Russie et de la Prusse, à tout faire avec ces dernières, sans bruit, sans participation des autres puissances. Sous l'éclat des fêtes l'agitation était donc vive, l'anxiété profonde.
Vive irritation d'Alexandre, qui avait cru qu'on ne pouvait lui rien refuser. Rien ne saurait rendre l'irritation et surtout l'étonnement de l'empereur de Russie en ce moment. Il était si convaincu des immenses obligations de l'Europe envers lui, qu'il avait peine à comprendre la résistance opposée à ses désirs. Dans son dépit il ne voyait partout que des ingrats, et dans les Allemands qui refusaient de le laisser venir jusqu'à l'Oder, et dans les Bourbons qui refusaient de lui livrer leur cousin le roi de Saxe, et enfin dans l'Autriche et l'Angleterre elles-mêmes, qui approuvaient au moins de leur silence les clameurs dont il était l'objet. Alexandre en était même complétement changé, à ce point que lui d'ordinaire si doux, si caressant, était devenu tout à coup sec, hautain et (p.~452) amer. Cette irritation tournée surtout contre la France. Le plus fort de son irritation était tourné contre nous. Il avait, disait-il, autant qu'il l'avait pu, arraché la France aux mains de ses vainqueurs; il avait remis les Bourbons sur leur trône, et le ministre dirigeant, M. de Talleyrand, à la tête des affaires. Il avait donc comblé la mesure des bons procédés envers le pays, envers le Roi, envers le premier ministre, et pourtant il n'avait recueilli qu'ingratitude de la part des uns et des autres. Louis XVIII avait affiché aussi peu de considération pour sa personne que pour ses opinions; il n'avait écouté aucun de ses conseils, n'avait seulement pas songé à lui offrir le cordon bleu qu'il s'était hâté de donner au Prince régent d'Angleterre, lui avait même refusé la pairie pour M. de Caulaincourt, et opposait enfin des obstacles presque offensants au mariage du duc de Berry avec la grande-duchesse Anne. Ces griefs l'empereur Alexandre les énumérait avec colère et très-peu de discrétion, et les trouvait tous dépassés par l'attitude que M. de Talleyrand venait de prendre si soudainement à Vienne. M. de Nesselrode, cherchant à tout calmer, conseille à M. de Talleyrand de demander une audience à l'empereur Alexandre. Le sage comte de Nesselrode, constamment appliqué à éteindre les flammes que d'autres allumaient, aurait voulu calmer l'empereur Alexandre envers tout le monde, mais particulièrement envers la France, dont il appréciait singulièrement l'alliance. En conséquence il avait conseillé à M. de Talleyrand de demander une audience à l'empereur. Cette démarche était presque un devoir en arrivant à Vienne; elle plaisait d'ailleurs à M. de Talleyrand, plus disposé à étendre son rôle qu'à le restreindre. Cette audience est demandée et accordée. Il demanda en effet cette audience, (p.~453) mais Alexandre la lui fit attendre plusieurs jours. Le czar répondit enfin, et reçut le représentant de la France au palais impérial de Schœnbrunn, où il était établi. Premier et vif entretien d'Alexandre avec M. de Talleyrand. Au lieu de se montrer comme d'ordinaire affectueux et familier, il accueillit M. de Talleyrand avec hauteur, ce qui n'embarrassa guère l'illustre diplomate, passé maître dans l'art de conserver sa position en présence des potentats de la terre. Il le questionna brusquement, et coup sur coup, sur l'état de la France, comme un homme qui n'attendait pas de très-bonnes nouvelles de ce qui s'y passait, et qui n'était pas convaincu que l'Europe eût pris le meilleur parti en rappelant les Bourbons. M. de Talleyrand répondit avec respect, mais avec fermeté à toutes les questions de l'empereur Alexandre, et il s'engagea entre eux le dialogue saccadé qu'on va lire.—Quelle est la situation de votre pays?—Très-bonne, Sire; aussi bonne que Votre Majesté pouvait le désirer, meilleure qu'on ne devait l'espérer.—Et l'esprit public?—Il s'améliore chaque jour.—Et le progrès des idées libérales?—Nulle part ce progrès n'est plus régulier et plus réel.—Et la presse?—Elle est libre, sauf quelques restrictions indispensables dans les premiers temps.—Et l'armée?—Excellente.... Nous avons cent trente mille hommes sous les drapeaux; nous pouvons en avoir trois cent en un mois.—Et les maréchaux?—Lesquels, Sire?—Oudinot?—Il est dévoué.—Soult?—Il a montré de l'humeur dans les premiers moments; on lui a donné la Bretagne, il est satisfait, et témoigne un grand dévouement.—Et Ney?— Fermeté respectueuse de M. de Talleyrand. Il (p.~454) souffre de la perte de ses dotations, mais il dépend de Votre Majesté de mettre fin à cette souffrance.—Et vos Chambres?... on prétend qu'elles ne sont pas unies avec le gouvernement.—Qui a pu dire une telle chose à Votre Majesté?... Il y a, comme dans tout début, quelques difficultés, mais après vingt-cinq ans de révolutions, il est miraculeux d'être arrivé en quelques mois à un calme aussi grand que celui dont nous jouissons.—Et vous, êtes-vous content de votre position?—Sire, la confiance et les bontés du Roi passent mes espérances.—À chacune de ces réponses, qu'il donnait à peine le temps d'achever, Alexandre laissait voir sur son visage une expression d'incrédulité ironique. Mais bientôt abandonnant cette espèce d'enquête sur l'état de la France, qui aurait fini par être offensante si la hauteur respectueuse de M. de Talleyrand n'avait corrigé ce que son rôle avait de pénible, l'empereur Alexandre dit vivement à celui-ci: Parlons de nos affaires. Les finirons-nous?—Il dépend de Votre Majesté, dit M. de Talleyrand, de les terminer à sa plus grande gloire, et au plus grand avantage de l'Europe.—Le czar se contenant à peine, témoigna autant de surprise que de déplaisir de la résistance qu'il rencontrait de la part de la France, et dit à M. de Talleyrand: Il me semblait que les Bourbons me devaient quelque chose.—M. de Talleyrand, sans contester les obligations du maître qu'il servait envers Alexandre, lui parla des droits de l'Europe, qu'il importait de respecter, surtout après avoir renversé un homme qu'on accusait de les avoir foulés tous aux pieds.—Ces droits de l'Europe, répondit (p.~455) Alexandre, que vous imaginez aujourd'hui pour me les opposer, je ne les connais pas. Entre puissances les droits sont les convenances de chacune. Je n'en admets pas d'autres.—Alors M. de Talleyrand détournant sa face, et élevant les mains au-dessus de sa tête, s'écria: Malheureuse Europe! malheureuse Europe! que vas-tu devenir?—L'empereur, plus irrité qu'arrêté par cette exclamation significative, lui dit d'un ton que M. de Talleyrand ne lui avait jamais connu: Eh bien, s'il en est ainsi, la guerre! la guerre! J'ai deux cent mille hommes en Pologne, qu'on vienne m'en chasser... D'ailleurs j'ai le consentement de toutes les puissances, vous seuls me faites obstacle, et rompez un accord près de devenir général.—M. de Talleyrand, pendant la durée de l'Empire, avait eu à soutenir les assauts d'un lion autrement redoutable qu'Alexandre. Il se montra plus affligé que troublé des emportements du czar, lui répondit que la France ne désirait point la guerre, ne la craignait pas, mais que si par malheur il fallait la faire, elle la ferait cette fois pour le maintien des droits de tous, aidée de la sympathie universelle et des secours de beaucoup d'alliés, car il avait la certitude que l'accord dont se flattait l'empereur n'existait pas. Froideur avec laquelle se quittent l'empereur de Russie et le plénipotentiaire français. Après ce pénible entretien, M. de Talleyrand s'inclinant respectueusement mais froidement, se dirigea vers la porte du cabinet impérial. Alexandre alors s'avança vers lui, et lui prit la main, mais avec un mouvement convulsif qui révélait son trouble et son irritation.
C'est dans ces situations difficiles que M. de Talleyrand, pour représenter une grande puissance devant (p.~456) une autre, n'avait pas d'égal: si effectivement les vrais intérêts de la France étaient alors sur l'Elbe et la Vistule, non sur le Rhin et les Alpes, on ne l'avait jamais ni mieux ni plus fièrement servie.
La fin de septembre avait été employée à se donner des fêtes, et à tenir force propos. Il fallait enfin réunir officiellement le congrès, sous une forme ou sous une autre, en totalité ou en partie. Après beaucoup de jours perdus, les représentants des quatre puissances qui voulaient tout diriger à elles seules, sentent enfin le besoin de penser au congrès, et pour cela se fixent sur le mode de réunion. Les représentants de la Russie, de la Prusse, de l'Autriche, de l'Angleterre, MM. de Nesselrode, de Hardenberg, de Metternich, Castlereagh, les quatre, comme on les appelait, arrivés les premiers, et d'autant plus soigneux de renfermer entre eux les affaires qu'elles paraissaient se compliquer davantage, avaient cherché quel serait le mode à adopter pour la tenue du congrès, et ils s'étaient mis secrètement d'accord sur la manière de procéder suivant eux la meilleure.
Précédents empruntés aux congrès antérieurs. Les congrès les plus célèbres des temps passés offraient des précédents de nature très-diverse, et difficilement applicables à la circonstance présente. Jamais on n'avait vu les représentants de tous les États assemblés pour disposer à peu près du monde civilisé, non-seulement comme territoire, mais comme constitution. Les plénipotentiaires composant le congrès de Westphalie n'avaient eu à s'occuper que de l'Allemagne, tandis que les plénipotentiaires appelés à former le congrès de Vienne avaient à s'occuper de l'Allemagne d'abord, puis de l'Europe, et même des deux mondes. Il semblait donc que réunir les ministres des divers États pour délibérer en commun, était ce qu'il y avait de plus facile et de plus simple. Mais comment (p.~457) les faire délibérer en commun sur des sujets qui touchaient les uns essentiellement, les autres accessoirement? Comment faire délibérer, par exemple, Berne sur le Portugal, le Portugal sur la Norvége, l'un et l'autre sur la constitution de l'Allemagne et de l'Italie? Comment donner la même valeur au vote de ceux qui représentaient cinquante millions d'hommes, et au vote de ceux qui en représentaient un million, et souvent beaucoup moins? Et si on tenait compte de ces différences, comment les calculer avec une suffisante précision? Difficulté de réunir tous les plénipotentiaires en une sorte de constituante européenne. Évidemment c'était impossible, et on ne pouvait réunir les plénipotentiaires des puissances en une espèce de constituante européenne, car s'il y en avait quelques-uns, comme ceux de l'Autriche, de la Prusse, de la France, de l'Angleterre, de la Russie, que tous les intérêts, grands et petits, touchaient également, la plupart au contraire représentaient des intérêts ou trop étrangers les uns aux autres, ou trop minimes, pour avoir sur l'ensemble un suffrage à la fois éclairé et suffisamment proportionnel. De plus il y avait des plénipotentiaires que les uns voudraient admettre, les autres rejeter. Les quatre se décident à faire prendre l'initiative de toutes les opérations du congrès aux huit signataires du traité de Paris. Ainsi la Prusse et la Russie repoussaient le ministre du roi de Saxe condamné d'avance par elles comme ayant mérité de perdre sa couronne, les deux maisons de Bourbon repoussaient l'envoyé du roi actuel de Naples comme le représentant d'un usurpateur, et personne enfin ne voulait admettre le fondé de pouvoirs de l'ancienne république de Gênes, dont on ne reconnaissait plus l'existence. Une réunion générale et commune était donc impossible, et ce qu'il y (p.~458) avait de plus naturel, c'était que les signataires du traité de Paris, qui s'étaient donné ajournement à Vienne, s'emparassent du rôle qu'avaient joué les puissances médiatrices dans les congrès antérieurs, et se constituassent intermédiaires, et au besoin arbitres entre les intéressés. Ainsi les huit signataires du traité de Paris pouvaient ouvrir le congrès, vérifier les pouvoirs, former pour chaque question des comités composés des principaux intéressés, s'instituer arbitres dans les affaires difficiles, amener de la sorte les choses à un accord, et, après avoir préparé sur chaque point des traités spéciaux, les confondre dans un traité général, que tous les États, sans exception, signeraient pour enchaîner l'Europe entière à son œuvre. Il est vrai que parmi les huit signataires, deux, le Portugal et la Suède, allaient se trouver investis du rôle de grandes puissances, qui n'était guère en rapport avec leur force réelle, et qu'ils le devraient à la circonstance accidentelle qui les avait autorisés, à titre de belligérants, à signer la paix du 30 mai avec la France. Mais l'inconvénient après tout n'était pas bien grave, et on avait l'avantage de s'appuyer sur un titre légal en quelque sorte, en faisant intervenir les huit signataires qui avaient convoqué le congrès.
Cette forme très-acceptable à condition qu'elle ne cacherait pas le projet de tout faire à quatre. Cette forme était évidemment la seule praticable, la seule bonne, à condition toutefois que certaines puissances n'en abuseraient pas pour s'arroger toute l'influence, et elle fut en effet préférée par les plénipotentiaires de l'Angleterre, de l'Autriche, de la Russie, de la Prusse, occupés à concerter secrètement entre eux la manière de procéder. On convient ensuite de former deux comités, un de six pour les grandes questions européennes, un de cinq pour les affaires allemandes. Ils convinrent (p.~459) qu'ils s'efforceraient de la faire prévaloir parmi les nombreux représentants de l'Europe actuellement réunis à Vienne. Cette question de forme ainsi résolue, restaient deux questions de fond de la plus haute gravité: le partage des immenses territoires devenus vacants, et la constitution définitive de l'Allemagne. Ce qui concernait la Suisse et l'Italie avait son importance sans doute, mais importance toute spéciale, et intéressant presque exclusivement la France, l'Autriche et l'Espagne. On pensa qu'il serait temps de s'en occuper plus tard, lorsque les deux principales affaires seraient réglées. Il fut donc convenu entre les quatre, qu'on ferait prendre aux huit signataires du traité de Paris l'initiative de l'ouverture du congrès, et qu'on créerait ensuite deux comités, l'un pour la distribution des territoires et les affaires générales de l'Europe, l'autre pour la constitution de l'Allemagne. Le premier, destiné à être le grand comité européen, devait d'abord comprendre les quatre; mais il n'était pas possible de n'y pas ajouter la France, et avec la France qui représentait aujourd'hui la première des deux maisons de Bourbon, l'Espagne qui représentait la seconde, l'Espagne qu'on espérait avoir avec soi parce qu'elle était l'Espagne, parce qu'elle avait Ferdinand VII pour roi, parce qu'on savait les deux maisons de Bourbon actuellement brouillées. Résolution secrète de ne rien proposer à ces comités qu'après s'être mis d'accord entre quatre. Enfin il fut convenu que tout en appelant pour la forme ces six puissances dans le grand comité européen, on aurait toujours soin avant de leur soumettre les questions essentielles, de les décider secrètement à quatre, ce qui serait un moyen (p.~460) assuré de conserver la direction exclusive des choses en la partageant en apparence.
Quant aux affaires allemandes on résolut de les confier à l'Autriche et à la Prusse, qui joueraient par rapport à ces affaires le rôle que les quatre entendaient jouer par rapport aux affaires européennes, qui par conséquent les décideraient secrètement à elles deux, puis les soumettraient pour la forme aux puissances allemandes de second ordre, telles que la Bavière, le Wurtemberg, le Hanovre. (Ce dernier État avait été rétabli, et constitué en royaume au profit de la maison régnante d'Angleterre). La Saxe étant condamnée plus ou moins dans l'esprit des quatre, et fort réduite dans l'esprit de tous, ne devait pas faire partie du comité allemand, pas plus que les deux Hesses qui n'étaient point encore rétablies, et la maison de Bade qui n'était pas jugée assez importante pour y prendre place.
Ces vues ayant été divulguées soulèvent de vives réclamations. Tel avait été le résultat des premières conférences entre les ministres des quatre grandes cours, sur l'ouverture et la forme du congrès, sur la manière surtout d'y répartir l'influence. Il était étrange et même dérisoire de voir les quatre s'arroger ainsi la souveraineté universelle, en vertu d'un accord que leur avidité rendait impossible, et qui devait se briser en éclats au simple énoncé de leurs prétentions réciproques. Aussi n'y avait-il pas à s'inquiéter sérieusement de leurs menées. Cependant aussitôt que leurs propositions furent seulement entrevues, et il fallut pour cela peu de jours, elles excitèrent un soulèvement général. Tous ceux qui se voyaient exclus des délibérations, et qui craignaient (p.~461) que les exclure ne fût une manière de les sacrifier, jetèrent les hauts cris, et demandèrent pourquoi on voulait tout faire à quatre, même à six, même à huit, et pourquoi on ne convoquait pas le congrès lui-même? La France se met à la tête des petites puissances pour déjouer les projets des quatre, c'est-à-dire de l'Autriche, de l'Angleterre, de la Russie et de la Prusse. La légation française, profondément blessée d'être laissée en dehors de ces accords secrets et préalables, avait propagé l'idée de convoquer le congrès tout entier, et cette idée avait fort réussi auprès des exclus, qui comprenaient presque tout le monde. Elle avait trouvé un adhérent zélé dans M. de Labrador, représentant de l'Espagne, homme sage, qui malgré la mauvaise intelligence régnant entre les cours de Madrid et de Paris, n'avait pas cru convenable d'apporter cette mauvaise intelligence à Vienne, et avait voulu que les deux maisons de Bourbon, ayant les mêmes intérêts à défendre, n'eussent qu'une attitude, qu'une conduite, qu'un langage. Il suivait en tout M. de Talleyrand, adoptait ses idées, et répétait ses discours. Ainsi sous l'influence de la légation française, et surtout sous l'influence des intérêts alarmés, on n'entendait dans les salons de Vienne demander qu'une chose: Quand réunira-t-on le congrès? Comment le convoquera-t-on?—
Afin de se donner du temps, les quatre se décident à provoquer une déclaration au nom des huit signataires du traité de Paris, qui ajourne le congrès à un mois. Le réunir tout entier dans l'état des esprits effrayait les quatre. Pourtant il fallait donner un signe de vie, dire enfin quelque chose à ces nombreux diplomates rendus à Vienne depuis trois ou quatre semaines, et attendant vainement une communication. Les quatre résolurent donc, conformément au projet arrêté entre eux, de faire prendre aux huit (p.~462) signataires du traité de Paris l'initiative au moins apparente des opérations du congrès, et de faire publier par eux une déclaration dans laquelle, se fondant sur l'article 32 de ce traité qui convoquait les représentants de l'Europe à Vienne, on annoncerait qu'on y était, qu'on s'était livré à un premier examen des graves questions à résoudre, mais qu'on n'avait pu encore arriver à une entente complète, qu'en conséquence on s'ajournait à un mois, temps pendant lequel les communications officieuses seraient employées à rapprocher les intérêts, à concilier les vues, et que ce temps expiré on convoquerait le congrès lui-même, suivant le mode jugé le plus convenable, pour revêtir d'une forme officielle et authentique les résolutions adoptées.
Réunion confidentielle et préparatoire chez M. de Metternich, où l'on adjoint aux quatre la France et l'Espagne. D'après ce projet, M. de Metternich résolut de réunir chez lui, non pas même les huit signataires du traité de Paris, mais les six principaux plénipotentiaires qui, dans le plan secrètement arrêté d'avance, devaient former le grand comité européen, c'est-à-dire les ministres d'Autriche, d'Angleterre, de Russie, de Prusse, de France, d'Espagne, et de leur soumettre la déclaration projetée. Cette réunion, par la forme même des convocations consistant en billets confidentiels, devait avoir un caractère purement privé, et n'annoncer d'autre désir que celui de s'entendre entre soi sur une manifestation devenue indispensable. Cette réunion confidentielle a lieu le 30 septembre. On était convoqué le 29 pour le 30 septembre, avec l'intention de dater la déclaration du 1er octobre, et de s'ajourner au 1er novembre.
Embarras dans lequel M. de Talleyrand jette la réunion par une suite de questions piquantes. M. de Talleyrand, après s'être mis d'accord avec (p.~463) M. de Labrador, se rendit à cette réunion des huit signataires du traité de Paris réduits à six. Il y arriva le dernier, avec cette attitude à la fois altière et négligée qui lui était habituelle, avec cette insignifiance de visage qu'une légère ironie nuançait à peine. Il trouva rassemblés chez M. de Metternich, autour d'une table, M. de Nesselrode pour la Russie, lord Castlereagh pour l'Angleterre, M. de Metternich pour l'Autriche, MM. de Hardenberg et de Humboldt pour la Prusse, M. de Labrador pour l'Espagne, et enfin le célèbre pamphlétaire de Gentz, chargé de rédiger les procès-verbaux. Il s'assit entre M. de Metternich et lord Castlereagh, comme il aurait fait chez lui, puis, avec une sorte d'indifférence, demanda quel était le but de la réunion, et à quel titre on y était appelé. M. de Metternich prenant la parole pour satisfaire aux questions du plénipotentiaire français, dit qu'on avait voulu assembler les chefs de cabinet pour s'entendre sur une déclaration qui semblait non-seulement opportune mais indispensable.—Les chefs de cabinet, reprit M. de Talleyrand en regardant les assistants, mais M. de Labrador n'a point cette qualité, M. de Humboldt non plus!—M. de Metternich répondit alors, avec un certain embarras, que l'Espagne n'ayant d'autre représentant à Vienne que M. de Labrador, on n'avait pu convoquer que lui, et que M. de Humboldt était là pour assister M. de Hardenberg, affligé d'une profonde surdité.—Si les infirmités sont un titre, dit M. de Talleyrand, j'aurais pu me faire accompagner ici.—Il demanda ensuite pourquoi on était six et pas huit, (p.~464) si c'étaient les signataires du traité de Paris qu'on avait voulu réunir, pourquoi surtout on ne voyait pas assemblés autour de cette table tous les intéressés aux affaires que le congrès allait traiter, pourquoi, en un mot, on allait décider à six des intérêts de tous.— Réponse qu'on essaye de lui faire. On lui fit observer qu'il s'agissait d'une simple déclaration préalable, que cette déclaration convenait surtout aux signataires du traité de Paris, qui étaient les provocateurs de la formation du congrès, que du reste pour la juger il fallait la lire, et tout de suite on en commença la lecture.
Le texte de cette pièce contenait le mot d'alliés plusieurs fois répété, et employé de telle façon qu'il s'appliquait évidemment aux puissances belligérantes qui avaient conclu contre la France l'alliance de Chaumont. M. de Talleyrand interrompit cette lecture au mot d'alliés, et dit: Je ne connais point d'alliés ici, car les alliés supposent la guerre, et la guerre a fini le 30 mai 1814.—Puis il écouta la pièce avec l'attitude d'un homme qui ne comprenait pas, et qui certainement ne pouvait pas être accusé de manquer d'intelligence. Il déconcerta ainsi les assistants par des airs de surprise, par des questions renouvelées coup sur coup, au point de jeter bientôt la réunion dans une confusion indicible.—Je ne sais, répéta-t-il, à quel titre nous sommes ici, et quel droit nous avons de représenter toutes les cours; je ne sais quels sont ceux qui se donnent la qualification d'alliés, qui prennent sur eux d'ajourner le congrès à un mois, au lieu de l'assembler immédiatement, pour vérifier au moins les pouvoirs, sauf à fixer ensuite la forme et l'époque du travail.—M. (p.~465) de Metternich répondit qu'il ne tenait pas à un mot, que celui d'alliés venait de l'habitude de le prononcer.—C'est une habitude à changer, dit M. de Talleyrand, en interrompant M. de Metternich.—Celui-ci reprenant, ajouta qu'on ne pouvait cependant pas former une assemblée délibérante, car il faudrait déterminer ceux qu'on appellerait, le titre auquel on les admettrait, et le degré de participation qu'on accorderait à chacun d'eux; qu'il était impossible de donner à un prince possesseur de cinquante mille sujets, le droit de décider des intérêts de la Russie qui en possédait cinquante millions; qu'enfin il s'agissait uniquement de déclarer l'ouverture du congrès, et de demander un mois de répit pour établir l'accord entre les principaux intéressés, au moyen de communications officieuses et confidentielles.
Octob. 1814. M. de Talleyrand jette la réunion dans une telle confusion, qu'on se sépare sans avoir rien décidé. Ces raisons, excellentes si elles n'avaient pas caché l'arrière-pensée de tout faire à quatre, ne parurent pas produire grande impression sur M. de Talleyrand, et il continua de se montrer insensible à tous les arguments.—Nous ne pouvons pas cependant, dit M. de Hardenberg, faire décider les affaires de l'Europe par les princes de Lippe et de Liechtenstein.—Nous ne pouvons pas plus, répliqua M. de Talleyrand, les faire décider par les représentants de la Prusse et de la Russie.—Quelqu'un ayant cité Murat comme une preuve de la difficulté de déterminer les titres d'admission au congrès, Nous ne connaissons pas cet homme, répliqua M. de Talleyrand avec un mépris singulier, et avec l'aisance d'un personnage que son passé (p.~466) gênait fort peu. En un mot, il fit rompre la conférence sans qu'on se fût mis d'accord, et en laissant les assistants dans un étrange embarras.
Assurément c'était un succès que d'avoir empêché le char des quatre grandes puissances coalisées de rouler si facilement sur le sol de Vienne. Mais il ne fallait pas pousser trop loin ce succès, car quelque politique qu'on adoptât, ou celle de s'unir à la Prusse et à la Russie pour améliorer la condition de la France, ou celle de s'unir à l'Autriche et à l'Angleterre pour sauver la Saxe, il y avait deux puissances sur les quatre qu'il importait de détacher des autres, et qu'il fallait dans cette vue ne pas trop irriter, ne pas même embarrasser. Grand éclat à Vienne, et grande satisfaction de tous les États secondaires. Il y aurait bien assez d'éclat par l'empressement que mettraient à ébruiter cette scène tous ceux qui craignaient d'être exclus, et qui étaient charmés de voir déjoué le projet d'exclusion! Ils n'y manquèrent pas, en effet, et allèrent raconter partout la tentative qu'on avait faite pour différer encore la réunion du congrès, pour concentrer la direction des affaires entre quatre puissances, et la résistance contre laquelle cette tentative était venue échouer. Les quatre, au contraire, et parmi eux les Prussiens surtout, eurent grand soin de répéter ce qu'ils avaient déjà dit, que la France cherchait en vain à cacher ses vues secrètes, qu'au fond elle n'était que fictivement résignée au traité de Paris, qu'elle regrettait la ligne du Rhin, et qu'elle voulait tout brouiller pour la reprendre, calomnie très-peu méritée, et à laquelle il fallut répondre encore une fois par des affirmations de désintéressement qui étaient un nouvel engagement (p.~467) de ne rien désirer, de ne rien demander au delà du traité de Paris.
M. de Talleyrand présente une note dans laquelle il démontre que six États ne peuvent traiter et stipuler pour tous les autres. M. de Talleyrand aggrava cette espèce d'éclat en rédigeant une note parfaitement raisonnée du reste, et difficile à réfuter, dans laquelle il démontrait que six puissances, pas plus que huit, ne pouvaient prononcer pour toutes les autres; que sans doute, s'étant convoquées à Vienne par le traité de Paris, il était naturel qu'elles prissent l'initiative de la première déclaration, mais que cette déclaration devait être conforme aux droits et aux convenances de l'universalité des États; que pour qu'elle remplît cette condition, il fallait d'abord convoquer tous les plénipotentiaires, ne serait-ce que pour vérifier leurs pouvoirs, et constituer régulièrement le congrès, qu'on pourrait ensuite, ou les diviser en comités afin d'examiner les questions qui les intéressaient particulièrement, ou les ajourner si on avait besoin encore de quelques communications confidentielles pour s'entendre; que cette première réunion n'avait pas les inconvénients qu'on supposait, car les petits n'avaient nullement la prétention de décider des affaires des grands, et se bornaient uniquement à vouloir faire les leurs; qu'au surplus ces inconvénients s'ils étaient réels, se rencontreraient plus tard comme aujourd'hui; qu'il fallait donc préalablement s'assembler tous, au moins une fois, pour vérifier les pouvoirs, sauf à s'ajourner le lendemain, et que l'office des huit signataires du traité de Paris devait exclusivement consister, 1o à convoquer cette première réunion, 2o à déterminer le titre auquel on y serait admis.
(p.~468) M. de Talleyrand demande en outre dans sa note qu'on détermine le principe d'admission au congrès, et veut qu'on exclue Murat, et qu'on admette le roi de Saxe. Toute la portée de cette pièce, logiquement irréfutable, était dans la dernière proposition. M. de Talleyrand voulait en effet qu'on déterminât le titre d'admission au congrès de manière à faire admettre le représentant du roi de Saxe et repousser celui du roi de Naples. Il y eut grand récri de la part de l'Angleterre, de l'Autriche, de la Russie, de la Prusse, à la lecture de la note française. Premièrement elles voulaient tout faire sans bruit, à l'amiable, de peur d'avertir et d'ameuter les intéressés. Grand récri de la part de la Russie, de la Prusse, de l'Autriche, de l'Angleterre. Secondement, l'idée de réunir le congrès causait une sorte de frémissement à la Prusse, qui s'attendait à un orage si on assemblait seulement deux Allemands pour leur parler de la suppression de la Saxe. Or, c'était faire plus que de leur en parler, c'était résoudre la question que d'admettre au congrès le représentant du roi Frédéric-Auguste, comme c'était résoudre aussi la question de Naples que de rejeter le représentant de Murat. Ces puissances ne veulent pas qu'on décide par voie indirecte les questions de la Saxe et de Naples. Ce dernier, quoiqu'il n'inspirât d'intérêt à personne, était de la part de M. de Metternich l'objet de ménagements, que les méchants cherchaient à expliquer par une extrême complaisance de cet homme d'État pour la reine de Naples; mais ils se trompaient, et les vrais motifs étaient tout autres. M. de Metternich s'était servi de ses relations personnelles avec la cour de Naples pour l'amener à la coalition, et il en résultait de sa part un engagement moral qui ne lui permettait guère de livrer Murat, si celui-ci ne se livrait lui-même par quelque grave faute envers l'Europe. Motif particulier de M. de Metternich pour ajourner la question d'Italie. Or, cette faute était fort à prévoir, et M. de Metternich voulait l'attendre, (p.~469) pour ne pas se rendre coupable d'une sorte de trahison. De plus, ayant à tout événement réuni en Bohême, en Gallicie, en Moravie, 250 mille hommes pour appuyer sa politique contre les prétentions de la Prusse et de la Russie, et n'en ayant pas plus de 50 mille en Italie où toutes les têtes fermentaient, et où Murat comptait 80 mille hommes conduits en partie par des officiers français, il ne voulait pas, comme il le disait très-sensément, mettre le feu partout à la fois. Même en étant très-pressée de satisfaire Louis XVIII à l'égard de Naples, la légation française aurait pu entrer dans les calculs du ministre autrichien, car ce n'était pas dans des vues sensiblement différentes des nôtres qu'il cherchait à gagner du temps, et il savait mieux que nous comment s'y prendre pour arriver au but.
Efforts de M. de Gentz pour amener un rapprochement. M. de Gentz, très-violent la plume à la main, était infiniment plus modéré dans les relations d'affaires. Il courut d'une légation à l'autre, visita notamment celle de France pour amener une conciliation, car il sentait, et on sentait avec lui, qu'il fallait ménager beaucoup les mécontents si on désirait éviter un éclat. Nouvelle entrevue chez M. de Metternich dans laquelle on ne réussit pas davantage à s'entendre. On convint de se revoir, et on se revit en effet, tous les six, chez M. de Metternich. La première chose qu'on demanda à M. de Talleyrand fut de retirer sa note, à laquelle il était difficile de ne pas répondre, et plus difficile encore de répondre sans toucher à des questions extrêmement délicates. On voudrait que M. de Talleyrand retirât sa note, ce qui est impossible parce qu'elle a été expédiée à la cour d'Espagne. M. de Talleyrand était occupé à se défendre contre une telle exigence, lorsque M. de Labrador trancha la question en disant que la suppression désirée était impossible, vu que la note avait déjà été (p.~470) expédiée à sa cour. M. de Metternich cédant alors à un mouvement d'humeur, dit en s'adressant à M. de Nesselrode: Je crois que nous aurions mieux fait de traiter nos affaires entre nous.— M. de Talleyrand insiste pour faire déterminer le principe d'admission au congrès. Comme il vous plaira, répliqua M. de Talleyrand, et M. de Metternich voulant qu'il s'expliquât davantage, il ajouta: Je ne paraîtrai plus à vos réunions, et membre du congrès j'attendrai qu'on le convoque.—C'était annoncer qu'à la tête des dissidents la France demanderait la réunion générale du congrès, en refusant de consacrer ce qui se ferait en dehors du congrès lui-même. La menace était des plus graves. Aussi tous les assistants désirant ne rien pousser à bout, s'efforcèrent-ils de se contenir, et d'apporter plus de mesure dans leurs délibérations. M. de Metternich ayant fait à M. de Talleyrand l'observation très-fondée qu'il n'y avait rien de prêt, qu'aucune question n'était même effleurée, et qu'on serait très-embarrassé de se présenter dans cet état au congrès, M. de Talleyrand lui répondit que relativement à l'époque de la convocation il était disposé à se rendre, et à concéder les trois ou quatre semaines dont on croyait avoir besoin pour préparer le travail, mais à condition qu'on indiquerait pour plus tard cette réunion générale dont on ne voulait pas actuellement, et qu'on déterminerait le principe d'admission à peu près en ces termes: Serait admis le représentant de tout prince qui avait des territoires engagés dans la dernière guerre, territoires dont il avait été antérieurement et universellement reconnu souverain, et qu'il n'aurait abandonnés ni par cession ni par abdication.
(p.~471) On ne veut à aucun prix résoudre le fond par la forme, et on repousse l'idée de déterminer à l'avance le principe d'admission au congrès. On retombait ainsi dans la difficulté principale, car ce principe excluait Murat, qui n'avait pas été universellement reconnu souverain, et admettait le roi de Saxe, qui n'avait cédé ses territoires ni par cession ni par abdication. C'était trancher par une question de forme la question de fond, à l'égard des deux points les plus difficiles qu'eût à résoudre le congrès. On ne put donc pas se mettre d'accord, et on se retira. En sortant de cette réunion, lord Castlereagh essaya de faire entendre raison à M. de Talleyrand, en lui insinuant que par son obstination il nuisait sans s'en douter aux solutions qui lui tenaient le plus au cœur. Malheureusement ne voulant pas avouer que l'Angleterre et l'Autriche étaient prêtes à se séparer de la Prusse et de la Russie, et ignorant l'art de dire les choses à demi-mot, il ne parvint guère à se faire comprendre. De son côté M. de Talleyrand était trop engagé pour pouvoir reculer facilement.
Après de nombreuses allées et venues on sent le besoin de transiger. Pourtant on éprouvait de part et d'autre le besoin de transiger, car les quatre reconnaissaient que le projet de tout résoudre à eux seuls, en n'admettant les huit ou les six que pour la forme, était impossible à réaliser en présence de tant d'intérêts alarmés, et M. de Talleyrand lui-même, quoique plus animé que de coutume, sentait qu'en piquant sans cesse M. de Metternich et lord Castlereagh, et principalement M. de Metternich qu'il n'aimait point, il finirait par unir indissolublement les quatre, qui, poussés à bout, s'entendraient peut-être en sacrifiant tous les intérêts que la légation française avait mission de défendre. On était donc disposé aux (p.~472) concessions, et après trois ou quatre jours de nouvelles allées et venues on finit par transiger, en se servant de la plume habile de M. de Gentz, et en prenant quelque chose au projet de déclaration de chacun. On forme un projet de déclaration commune, en empruntant des idées aux parties opposées. On composa de la sorte une rédaction très-générale et très-évasive, qui concédait à M. de Talleyrand un point essentiel, la réunion du congrès dans un mois, et à MM. de Metternich et de Hardenberg un autre point fort essentiel également pour eux, le silence sur le principe d'admission. On disait en effet dans cette déclaration que les représentants des huit puissances signataires du traité de Paris, ayant pris l'engagement de se réunir à Vienne, avaient tenu cet engagement, qu'il y étaient venus, qu'ils avaient déjà conféré avec les représentants des diverses cours intéressées, mais qu'il leur fallait pour se mettre d'accord de plus longues communications confidentielles, qu'ils proposaient donc d'ajourner le congrès au 1er novembre, qu'après ce terme le congrès s'assemblerait, et serait plus en mesure de remplir sa tâche d'une manière conforme à l'intérêt de l'Europe, à l'attente des contemporains, et à l'estime de la postérité.
Réunion le 8 octobre chez M. de Metternich, pour s'entendre définitivement. Ce projet rédigé on convint de se réunir le 8 octobre chez M. de Metternich, en appelant cette fois, non pas six des signataires du traité de Paris, mais les huit, ce qui consistait à joindre les représentants de la Suède et du Portugal à ceux de la Russie, de la France, de la Prusse, de l'Autriche, de l'Angleterre et de l'Espagne. M. de Metternich engagea M. de Talleyrand à devancer la réunion d'une heure, afin de s'entendre sur la rédaction (p.~473) définitive. Entretien préalable dans lequel MM. de Metternich et de Talleyrand se rapprochent. M. de Talleyrand ayant en effet précédé les autres plénipotentiaires, M. de Metternich lui dit qu'il avait désiré ce tête-à-tête pour se concerter avec lui sur la rédaction qu'on allait proposer, et qui le satisferait certainement. Comme il la cherchait sans la trouver, M. de Talleyrand lui dit avec un sourire ironique, qui quelquefois éclairait son visage glacé: La pièce est apparemment en communication chez les alliés.—Ne parlons plus d'alliés, répondit M. de Metternich, puis il exhorta son interlocuteur à agir de confiance, et à mettre de côté les tracasseries, si on voulait sauver par de communs efforts des intérêts qui étaient identiques. M. de Talleyrand se défendit en demandant comment il se faisait que M. de Metternich lui laissât le soin d'écarter la Prusse de Dresde, et la Russie de Cracovie. M. de Metternich aurait pu lui répondre qu'il était tout aussi étonnant de voir M. de Talleyrand se presser si fort d'épouser les intérêts de l'Autriche, et ne pas s'en fier à elle du soin de les sauvegarder. Mais il fallait s'entendre et ne pas se piquer. M. de Metternich s'efforça de persuader à M. de Talleyrand, que, moyennant qu'on le laissât faire, il parviendrait à garantir les intérêts qui semblaient en ce moment si menacés. M. de Talleyrand voulant le forcer à s'expliquer davantage, en s'expliquant lui-même, lui déclara que la France ne prétendait à rien pour elle-même, qu'il était prêt à le signer, mais qu'il y avait des choses auxquelles, dans l'intérêt général, elle ne consentirait jamais; qu'elle ne consentirait jamais, par exemple, à ce que la Prusse eût Luxembourg et Mayence, à ce qu'elle eût Dresde, à ce (p.~474) que la Russie passât la Vistule. Il ajouta quant au roi de Saxe, qu'il fallait que ce prince se résignât à des sacrifices, qu'il s'y résignerait, mais que si on voulait lui ôter la totalité de ses États, la France s'y opposerait. Là-dessus M. de Metternich interrompant M. de Talleyrand, et lui prenant la main, lui dit: Nous sommes plus près de nous entendre que vous ne croyez. La Prusse n'aura ni Luxembourg, ni Mayence; nous ferons de notre mieux pour conserver au roi de Saxe la plus grande partie de ses États, et pour tenir la Russie le plus loin possible de l'Oder; mais ayez patience, et ne nous créez pas d'obstacles inutiles.—Il parla ensuite à M. de Talleyrand de ce dont celui-ci ne parlait pas, quoique ce fût son intérêt essentiel.—Je connais, lui dit-il, le but principal que vous poursuivez ici (il faisait allusion à Naples); la force des choses est pour vous, mais ne précipitez rien. Vous amèneriez des événements graves, que ni vous ni moi, ni aucun de nous, ne pourrions maîtriser.—
M. de Talleyrand affecta sur l'affaire de Naples une complète tranquillité d'esprit, disant qu'il s'agissait d'une question de principe, non de famille, et qu'il comptait sur le respect que l'Europe avait d'elle-même, pour être certain qu'elle ne supporterait pas plus longtemps en Italie un état de choses qui était à la fois un scandale et un danger.
Cette courte explication avait fort adouci M. de Talleyrand, qui dès ce moment se montra beaucoup plus disposé à transiger. Les autres diplomates étant assemblés, il fallut les rejoindre. Réunion des huit signataires du traité de Paris. Étaient présents M. de Nesselrode pour la Russie, M. de Talleyrand (p.~475) pour la France, M. de Metternich pour l'Autriche, MM. de Hardenberg et de Humboldt pour la Prusse, lord Castlereagh pour l'Angleterre, M. de Labrador pour l'Espagne, M. de Palmella pour le Portugal, M. de Loewenhielm pour la Suède. M. de Gentz tenait la plume. Étant accordé le principe que le congrès sera réuni tout entier sous un mois, M. de Talleyrand demande en outre l'insertion d'un mot qui indique qu'on veut se conformer au droit public. On lut les deux projets de déclaration restés seuls en discussion, celui qu'avait d'abord proposé M. de Talleyrand, et celui que M. de Metternich avait fait rédiger en adoptant une partie de la rédaction française. Ce dernier fut unanimement préféré, parce qu'en annonçant la réunion générale du congrès par l'ajournement à un mois, il ne préjugeait rien quant au principe d'admission. M. de Talleyrand, sentant qu'il fallait céder, car il avait obtenu le point le plus important, c'est-à-dire l'engagement de convoquer le congrès, mais voulant remporter encore un avantage avant de se rendre, annonça qu'il était prêt à adopter le projet proposé, si à la phrase qui disait qu'au moyen du délai d'un mois, l'œuvre du congrès serait plus conforme à l'attente des contemporains, on ajoutait ces mots: et au droit public de l'Europe, lesquels, sans rien préciser, avaient dans sa pensée une signification qu'il regardait comme très-utile.
Vive discussion. Ces mots soulevèrent un orage. Les Prussiens avaient cru y voir une allusion à la Saxe et à sa conservation, et ils en étaient transportés d'effroi et de colère. Le mot relatif au respect du droit public est adopté. Il est bien vrai qu'on invoquait le droit public afin d'en faire une égide à la Saxe. Mais l'allusion, claire pour les uns, restait fort vague pour les autres, et en tout cas des allusions ne décidaient pas la question. M. de Hardenberg (p.~476) debout, criant comme tous ceux qui n'entendent ni eux ni les autres, répétait: Mais quelle nécessité de parler du droit public? On ne fera certainement rien de contraire au droit public. Cela va sans dire....—Si cela va sans dire, répliqua M. de Talleyrand, cela ira encore mieux en le disant.—Mais que fait là le droit public? demandait obstinément M. de Humboldt.—Il fait que vous êtes ici, repartit M. de Talleyrand; car sans lui vous n'y seriez, ni vous, ni d'autres.—Ce tumulte dura quelques minutes, et ces dix graves diplomates faisaient du bruit comme l'assemblée la plus nombreuse. Lord Castlereagh voulant en finir, prit M. de Talleyrand à part, et lui adressa cette question: Serez-vous enfin plus raisonnable, si on vous cède sur ce point?—Oui, dit M. de Talleyrand, mais je vous demande un service. Vous avez de l'influence sur M. de Metternich, promettez-moi de l'employer contre Murat.—Je vous le promets, répondit lord Castlereagh.—Donnez-m'en votre parole.—Je vous la donne.—Après ce court dialogue le ministre britannique s'en alla dire à ses collègues qu'il était difficile de refuser l'insertion d'un mot aussi respectable et aussi inoffensif que celui de droit public. M. de Gentz, M. de Metternich, allèrent répéter la même chose à chacun des assistants, et le mot fut accepté. Le texte suivant fut donc adopté avec la date du 8 octobre.
Texte de la déclaration qui ajourne au 1er novembre la réunion du congrès.