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Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 18/20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française

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DÉCLARATION.

«Les plénipotentiaires des cours qui ont signé le traité de Paris du 30 mai 1814, ont pris en considération (p.~477) l'article 32 de ce traité, par lequel il est dit que toutes les puissances engagées de part et d'autre dans la dernière guerre, enverront des plénipotentiaires à Vienne, pour régler dans un congrès général les arrangements qui doivent compléter les dispositions dudit traité; et après avoir mûrement réfléchi sur la situation dans laquelle ils se trouvent placés, et sur les devoirs qui leur sont imposés, ils ont reconnu qu'ils ne sauraient mieux les remplir qu'en établissant d'abord des communications libres et confidentielles entre les plénipotentiaires de toutes les puissances. Mais ils se sont convaincus en même temps qu'il est de l'intérêt de toutes les parties intervenantes de suspendre la réunion générale de leurs plénipotentiaires jusqu'à l'époque où les questions sur lesquelles on devra prononcer, seront parvenues à un degré de maturité suffisant pour que le résultat réponde aux principes du droit public, aux stipulations du traité de Paris, et à la juste attente des contemporains. L'ouverture formelle du congrès sera donc ajournée au 1er du mois de novembre, et les susdits plénipotentiaires se flattent que le travail auquel ce délai sera consacré, en fixant les idées et en conciliant les opinions, avancera essentiellement le grand ouvrage qui est l'objet de leur mission commune.

»Vienne, le 8 octobre 1814.»

Personne à Vienne ne se méprit sur le sens de ces mots: les principes du droit public, et chacun voulut y voir un premier avantage remporté au profit de (p.~478) la Saxe. Ce fut un sujet de grand contentement pour les Allemands, qui, à une seule exception près, celle des Prussiens, faisaient des vœux ardents pour la conservation de cet État. Encore parmi les Prussiens y en avait-il plus d'un qui trouvait que la Saxe était une acquisition chèrement achetée, s'il fallait la payer aux Russes par l'abandon de la Pologne. La légation française a obtenu un vrai succès, dont elle devrait se contenter, sans chercher à lui donner trop d'éclat. On savait gré à la légation de France de ses efforts pour arrêter l'ambition de certaines puissances, et pour faire reconnaître le droit de tous les États à être entendus au congrès. Mais elle aurait dû s'en tenir à ce succès, qui n'avait pas été obtenu sans s'exposer à d'assez graves inconvénients, celui notamment de répéter à satiété que nous étions satisfaits, que nous n'avions rien à désirer, et celui aussi d'embarrasser, de blesser même l'Angleterre et l'Autriche, dont nous avions indispensablement besoin dans la politique fort restreinte qui était devenue la nôtre.

Sans doute si nous eussions adopté résolûment le parti de la Prusse et de la Russie, ce que la politique conseillait, ce que la justice, du moins quant à nous, ne défendait ni à l'égard de la Saxe, ni à l'égard de l'Europe, nous n'aurions pas eu tous ces ménagements à garder, car la Prusse et la Russie étaient elles-mêmes si ardentes, si peu réservées, que nous n'aurions pas eu besoin de nous gêner beaucoup plus qu'elles, et d'ailleurs réunies, les épées de la France, de la Prusse, de la Russie étaient dispensées de prudence. Mais en ayant pris le parti contraire, celui qui consistait uniquement à sauver la Saxe, et tout au plus à (p.~479) déposséder Murat et Marie-Louise, il fallait se plier aux susceptibilités, aux faiblesses du parti méticuleux auquel nous étions associés, et ne pas l'embarrasser en voulant trop le servir. Lord Castlereagh et M. de Metternich, en effet, tremblaient d'être compromis en agissant dans le même sens que nous. M. de Metternich surtout craignait que nous n'allassions trop vite, car, ainsi que nous l'avons dit, pour avoir 250 mille hommes en Bohême, en Gallicie et en Moravie, il n'en avait laissé que 50 mille en Italie, et il ne voulait faire venir la question de Murat qu'après celle de la Saxe. Les Allemands eux-mêmes, si contents de nous à cette heure, exigeaient de grands ménagements, car, dans leur vieille défiance de la France, ils étaient toujours prêts à reprendre peur, s'ils nous voyaient redevenir trop remuants et trop actifs. La crainte de coopérer avec nous était telle encore, que M. de Metternich et lord Castlereagh avaient adressé de sanglants reproches à M. de Labrador, parce qu'il avait modelé sa conduite sur la nôtre, et lui avaient dit que l'Espagne en agissant ainsi montrait envers l'Europe la plus noire ingratitude. Convenance de l'attitude réservée et expectante, d'après la politique que la France avait adoptée. Il fallait donc, après avoir déjoué habilement, comme M. de Talleyrand avait réussi à le faire, des exclusions blessantes, ne point aller au-devant de gens qui, ayant besoin de notre concours, appréhendaient presque autant d'être sauvés par nous que dévorés par la Prusse et la Russie. Utilité de laisser se prononcer les intérêts allemands. Il en est souvent de la politique comme du commerce, et l'offre avilit le prix des choses, que la demande relève lorsqu'on sait l'attendre. En laissant désirer notre secours dans l'affaire (p.~480) de la Saxe qui nous touchait médiocrement, nous étions beaucoup plus assurés de nous le faire bien payer dans celles de Naples et de Parme qui nous touchaient essentiellement, du moins au point de vue où s'était placé le cabinet français. Attendre les intérêts allemands, se placer derrière eux et non devant eux, était donc la politique à la fois la plus digne et la plus profitable.

Vivacité des cours allemandes. Ces intérêts allemands au surplus étaient loin de s'endormir. Les puissances germaniques de second ordre montraient contre ce qu'elles appelaient l'avidité de la Prusse, la tyrannie de la Russie, l'inhabileté de l'Angleterre, la faiblesse de l'Autriche, une animation extraordinaire. Conduite et animation de la Bavière. À la tête des plus animées était la Bavière. Cette puissance, en effet, avait de nombreux motifs pour ne pas laisser sacrifier la Saxe, dont l'existence était nécessaire à l'équilibre germanique, et dont le seul crime était d'avoir subi l'alliance française que la Bavière avait recherchée au lieu de la subir. Il est certain que la Saxe supprimée, la Bavière avec les États survivants était trop faible pour résister à l'influence de l'Autriche et de la Prusse, toujours disposées à s'unir lorsqu'il s'agissait de soumettre le corps germanique à leur domination. Sa forte situation à Vienne. Outre les raisons qu'elle avait de défendre la Saxe, la Bavière en avait les moyens. Elle était fortement représentée à Vienne. Indépendamment du roi qui s'y était rendu en personne, elle avait pour ministre au congrès le prince de Wrède qui, malgré plus d'une faute militaire, était l'un des généraux les plus justement estimés de la coalition, et qui jouissait de beaucoup (p.~481) d'influence. Le prince de Wrède n'hésitait pas à dire (et son roi ne le démentait point) qu'il fallait aller jusqu'à la guerre pour sauver la Saxe, mettre de côté tout faux scrupule à l'égard de la France, accepter son appui si elle voulait le donner, et s'en servir pour refouler la Prusse dans le Brandebourg, pour rejeter la Russie au delà de la Vistule. Il offrait au moins cinquante mille Bavarois, fréquentait sans cesse M. de Talleyrand et le duc de Dalberg, et insistait pour qu'ils se missent en avant encore plus qu'ils ne le faisaient. Toutefois le roi de Bavière, craignant d'inspirer des ombrages à cause de son ancienne intimité avec la France, n'osait pas voir personnellement M. de Talleyrand, tout en lui adressant les messages les plus affectueux et les plus pressants dans le sens de notre commune politique.

Il y avait un autre État allemand qui apportait un notable secours à cette politique, c'était le Hanovre, redevenu indépendant depuis 1813. Concours que le Hanovre apporte à la Bavière. Simple électeur de Hanovre jadis, le roi d'Angleterre, ne voulant pas avoir en Allemagne un titre moindre que le souverain de Wurtemberg qui avait été qualifié roi par Napoléon, avait pris le titre royal, que tout le monde s'était hâté de lui concéder. Le Hanovre était représenté au congrès par M. de Munster, qui se prononçait formellement pour la Saxe. Mais d'après un usage séculaire le ministre hanovrien ne se trouvait pas toujours en parfaite conformité de vues avec le ministre britannique, qui suivait une marche propre, déterminée à la fois par l'intérêt exclusif de l'Angleterre et par celui du cabinet dans le Parlement. Utilité dont ce concours pouvait être. Néanmoins le Hanovre pouvait rendre (p.~482) un important service à l'Allemagne, c'était de faire agir le Prince régent d'Angleterre auprès des ministres anglais, pour les disposer plus favorablement à l'égard de la Saxe, et cette influence, comme on le verra plus tard, devait être d'une grande utilité. La Hesse, Bade, et en général tous les petits États étaient prêts à s'unir à ceux de Bavière, de Wurtemberg, de Hanovre, pour faire, s'il le fallait, une manifestation extrêmement significative en faveur de la Saxe, et ils n'attendaient à cet égard que le signal des États principaux. Afin d'occuper les princes allemands, on avait, malgré la suspension du congrès et l'ajournement de tout travail officiel, formé un comité composé de l'Autriche, de la Prusse, de la Bavière, du Wurtemberg, du Hanovre, pour rédiger un projet de constitution germanique, et on en avait donné la présidence à la Bavière, afin de la dédommager de n'être pas du grand comité européen. Dans ce comité allemand, où dominait l'esprit des princes de second ordre, on manifestait de toutes les manières possibles la résolution de défendre l'indépendance et l'existence des États germaniques, contre les convoitises de confédérés trop puissants et trop ambitieux.

Zèle des Autrichiens dans la question de la Saxe, et forme que prend ce zèle. Enfin à tout ce zèle germanique s'ajoutait le zèle autrichien, qui, dissimulé chez les membres du cabinet de Vienne par les raisons que nous avons exposées, se manifestait sans retenue au sein de la nation, de la cour et de l'armée. Dans l'état-major autrichien notamment, on éprouvait et on exprimait une véritable colère contre le double projet de la Prusse et de la Russie, car pour l'Autriche l'un était (p.~483) aussi alarmant que l'autre. Irritation des militaires autrichiens; ils voudraient la guerre plutôt que de céder. Les militaires autrichiens, qui avaient la prétention d'avoir servi la cause européenne au moins autant que les autres armées coalisées, car sans eux, disaient-ils, les Russes et les Prussiens, acculés sur l'Oder par les défaites de Lutzen et de Bautzen, eussent été bientôt rejetés sur la Vistule, les militaires autrichiens demandaient si, pour prix de leur sang, on allait leur créer une situation pire que sous la domination de Napoléon, et si décidément on allait mettre autour des montagnes de Bohême, les Russes à droite, les Prussiens à gauche, et livrer à ces communs ennemis les défilés dont le grand Frédéric et Napoléon avaient montré la haute importance. Bien que peu enclins à recommencer la guerre, ils n'hésitaient pas à déclarer que puisqu'on était prêt, mieux valait la faire tout de suite que plus tard, afin d'empêcher une double usurpation désastreuse. L'Autriche avait en effet 250 mille hommes pouvant entrer immédiatement en action, en Bohême, Moravie et Gallicie; les autres États allemands étaient en mesure d'en donner 100 mille, et l'Angleterre occupée en Amérique ne fournît-elle rien, le secours de 150 mille Français étant assuré, le résultat était infaillible suivant eux avec une force réelle de 500 mille hommes.

Tactique de M. de Metternich et de lord Castlereagh. Nous avions donc la certitude, en laissant fermenter tous ces sentiments sans trop nous en mêler, d'être bientôt appelés à jouer un grand rôle, un rôle décisif dans le sens de la politique adoptée par la France. Toutefois les deux hommes qui étaient chargés de débrouiller les fils si embrouillés de la politique européenne, lord Castlereagh et M. de Metternich, (p.~484) l'un simple, sensé, ferme, mais quelquefois maladroit, l'autre profond, infiniment adroit avec des formes allemandes, voulaient dénouer ce nœud gordien sans y employer l'épée d'Alexandre, car cette épée serait toujours celle de la France, et rappeler eux-mêmes les armées françaises en Allemagne leur semblait à la fois un singulier contre-sens et un grave péril. Leur crainte de rallumer la guerre, et de ramener les Français en Allemagne. De plus, d'accord sur le but, ils ne l'étaient pas sur les moyens. M. de Metternich ne voulait céder ni à la Prusse ni à la Russie, tout en mettant la plus extrême patience dans son opposition, afin d'éviter une rupture. Lord Castlereagh tendrait à sacrifier la Saxe pour satisfaire la Prusse, et la séparer de la Russie. Lord Castlereagh au contraire aurait désiré contenter la Prusse, l'attirer à lui, et se servir d'elle contre la Russie, ce qui le conduisait à livrer la Saxe pour sauver la Pologne. Cette disposition de lord Castlereagh tenait à une manière d'entendre les intérêts britanniques particulière aux ministres de cette époque, laquelle a besoin d'être expliquée pour être bien comprise.

Motif de cette disposition, puisé dans le système des alliances anglaises. Le blocus continental avait causé aux Anglais une telle terreur, qu'ils tremblaient sans cesse de le voir renaître, sinon par les mains de Napoléon, du moins par celles des Bourbons, ce qui n'était pas mieux raisonné que ne le sont ordinairement les conceptions de la peur. Dans cette préoccupation ils avaient confié le littoral du nord à la maison d'Orange, en donnant à celle-ci la Hollande et la Belgique, et de crainte qu'elle ne fût pas ainsi assez forte, ils lui avaient ménagé pour alliés le Hanovre qu'ils se proposaient de renforcer, et la Prusse elle-même, à laquelle ils avaient imposé en quelque sorte les provinces (p.~485) rhénanes pour la rendre nécessairement notre ennemie. Craignant même de n'avoir pas assez attaché la Prusse à cette cause, ils étaient prêts à lui livrer la Saxe, se flattant de pallier cet abandon auprès du Parlement en le motivant sur le système des alliances britanniques. Mais comme ils désespéraient de faire supporter à ce même Parlement le sacrifice de la Pologne, ils étaient résolus de résister à la Russie, voulaient pour cela détacher d'elle les Prussiens en leur cédant la Saxe, et se promettaient de l'isoler ainsi tellement qu'elle fût obligée d'abandonner sa proie.

Déplaisir que cette disposition cause à M. de Metternich, qui ne voudrait sacrifier ni la Saxe, ni la Pologne. Cette politique assez compliquée déplaisait fort à M. de Metternich qui avait un égal désir de défendre la Saxe et la Pologne. Mais on ne ramène pas aisément les Anglais lorsqu'ils ont une fois entendu leurs intérêts d'une certaine façon, et M. de Metternich sentant que lord Castlereagh ne pourrait être éclairé que par une tentative malheureuse, le laissa faire, convaincu qu'il suffisait de défendre une seule des deux causes menacées pour assurer le salut des deux. Il se prête cependant à la politique de lord Castlereagh par la conviction qu'il a de son insuccès, la Prusse ne pouvant être satisfaite sans que la Russie le soit. En effet Alexandre et Frédéric-Guillaume s'étaient donné parole l'un à l'autre pour la Saxe et la Pologne, et Frédéric-Guillaume ne pouvait manquer à sa parole et à l'amitié jusqu'à accepter la Saxe, si la Pologne n'était pas cédée à Alexandre; ajoutez que, dispensé du sacrifice de Posen, si la Pologne n'était pas échue tout entière à la Russie, il se serait privé du seul argument spécieux pour exiger la Saxe. Refuser la Pologne c'était donc du même coup refuser la Saxe, et sauver l'une c'était sauver l'autre. M. de Metternich laisse lord Castlereagh s'engager contre la Russie. S'apercevant très-bien de cette (p.~486) connexion, M. de Metternich au lieu de retenir lord Castlereagh, le laissa marcher en avant, certain qu'on ne pouvait pas opposer à Alexandre un plus redoutable adversaire. Indépendamment de son caractère entier lord Castlereagh avait l'avantage de représenter la puissance la plus désintéressée dans les distributions territoriales du continent, et en outre celle qui payait toutes les autres. Or cette supériorité de celui qui donne sur celui qui reçoit, perçait toujours dans les relations de l'Angleterre avec ses alliés. Agissant donc à sa façon, lord Castlereagh demanda un entretien à Alexandre, et l'obtint sur-le-champ.

Alexandre un peu remis de sa première irritation, s'attache à caresser tout le monde à Vienne. Le czar avait alors un peu surmonté ses premiers mouvements de surprise et de colère. Il était impressionnable mais fin comme un Asiatique, de plus aimable et bon, et tellement dominé par son goût de plaire, qu'il ne pouvait pas soutenir longtemps le rôle d'un homme irrité. Obéissant à son caractère et aux circonstances il s'était mis à caresser tout le monde à Vienne, spécialement les militaires, se faisait conduire sur les divers champs de bataille où l'on avait combattu pendant la campagne de Wagram, et bien qu'il fût avec les vaincus, trouvait mille choses flatteuses à leur dire, allait presque toujours à pied dans les rues, s'appuyant tantôt sur le bras d'un diplomate, tantôt sur celui d'un officier, fréquentait les salons de Vienne comme un simple particulier, se familiarisait avec toutes les classes, mettait un grand soin à oublier son rang avec les princes qui affluaient au congrès, s'attachait en un mot à séduire, et y réussissait, car peu d'hommes (p.~487) en avaient le talent au même degré. On remarquait beaucoup à cette époque son intimité avec le prince Eugène dont il avait protégé la mère et la sœur à Paris, et qui était venu solliciter la principauté qu'on lui avait promise par le traité du 11 avril. Alexandre le présentait partout en vantant sa fidélité à Napoléon, ce qui, dans le moment, lui nuisait moins que la difficulté d'arracher une part à l'avidité universelle. Alexandre se donnait ainsi beaucoup de mouvement pour plaire, et ce n'était pas trop de tous ses efforts pour contre-balancer le fâcheux effet de sa politique.

Lord Castlereagh ayant demandé une entrevue à l'empereur Alexandre, celui-ci se rend chez le ministre anglais. À peine avait-il reçu de lord Castlereagh la demande d'un entretien, qu'il y répondit en se transportant lui-même chez le ministre britannique. Ce dernier fort touché d'un pareil procédé, se montra reconnaissant, respectueux autant qu'il devait l'être, mais demeura Anglais, c'est-à-dire absolu, et en voulant tout ménager, ne ménagea rien.

Long entretien de ces deux personnages. Lord Castlereagh fait d'abord valoir les services que l'Angleterre a rendus à la Russie. Il s'attacha d'abord à prouver au czar qu'en toutes choses l'Angleterre avait cherché à lui complaire; qu'elle l'avait aidé en 1812 à conclure la paix de Bucharest avec les Turcs, et à faire l'acquisition de la Bessarabie; qu'elle avait décidé la Perse à lui concéder une meilleure frontière vers la mer Caspienne; qu'enfin, malgré sa répugnance à livrer la Norvége à la Suède, elle y avait consenti pour assurer définitivement à la Russie la conquête de la Finlande. Après avoir ainsi établi ses titres à la gratitude de la Russie, lord Castlereagh prit un à un les traités de Kalisch, de Reichenbach, de Tœplitz, conclus en février, juin, septembre 1813, et montra (p.~488) qu'ils prescrivaient formellement aux trois puissances continentales de partager entre elles le duché de Varsovie, ce qui ne signifiait pas qu'une des trois le prendrait tout entier pour elle seule. Puis il passa aux considérations générales, fit valoir les inquiétudes que la Russie causait à toute l'Europe, insista sur le trouble qu'elle avait déjà répandu parmi les alliés, et n'hésita pas à dire que le congrès de Vienne, duquel on espérait faire dater le règne de la modération et de la justice chez les nations civilisées, n'offrirait bientôt, si on n'y prenait garde, qu'une scène d'ambition, capable à elle seule de faire regretter Napoléon. Lord Castlereagh dit tout cela avec ce langage simple et positif qui n'exagère rien sans doute, mais qui n'adoucit rien non plus, et rend plus sensible la gravité des choses en les présentant telles qu'elles sont.

Alexandre blessé de l'étalage des services de l'Angleterre, répond ironiquement, en montrant l'intérêt que l'Angleterre avait à les lui rendre. Malheureusement pas une des quatre puissances qui se disputaient les lambeaux du continent européen ne pouvait donner une leçon de morale aux autres, sans que celles-ci fussent en mesure de la lui renvoyer à l'instant même, et Alexandre, s'il eût voulu tracer le tableau des ambitions anglaises depuis l'occupation de Malte jusqu'à celle du Cap et de l'île de France, aurait pu embarrasser cruellement le ministre britannique. Il se contint, quoique vivement affecté. Cependant il ne voulut pas rester sous le poids des services que l'Angleterre prétendait lui avoir rendus, et avec infiniment de tact et de persiflage, il fit remarquer à lord Castlereagh que la double paix de la Russie avec la Perse, de la Russie avec la Turquie, avait été facilitée il est (p.~489) vrai par l'Angleterre, mais pour que les armes russes devinssent disponibles contre la France; que la Norvége avait été accordée à Bernadotte, mais pour arracher ce dernier à ses engagements envers Napoléon; que la Russie pouvait donc se sentir un peu soulagée du poids de tant de bienfaits, en songeant aux motifs de bienfaiteur. Il discute la valeur des traités de Kalisch, de Reichenbach, de Tœplitz, qui avaient prescrit le partage du grand-duché de Varsovie entre les anciens possesseurs de la Pologne. Passant ensuite aux traités de Kalisch, de Reichenbach, de Tœplitz, Alexandre montra qu'ils avaient été faits pour une situation à laquelle ils n'étaient plus applicables; qu'à l'époque de ces traités on espérait tout au plus opposer quelques bornes à la puissance jusque-là illimitée de Napoléon, mais non pas le ramener au Rhin, et surtout le précipiter du trône; qu'à cette prospérité inattendue des armes communes l'Autriche avait gagné l'Inn, le Tyrol, l'Italie, que l'Angleterre y avait gagné la Hollande et la Belgique, et qu'il n'était pas juste que la Russie et la Prusse, qui avaient couru de bien autres dangers que l'Angleterre, n'eussent aucune part de cet accroissement inespéré de bonne fortune; que du reste il était engagé, quant à la Saxe envers son ami le roi de Prusse, quant à la Pologne envers les Polonais eux-mêmes. Ses motifs pour reconstituer la Pologne, et réparer le grand attentat du dernier siècle contre le droit public européen. À ses yeux, dit Alexandre, le partage de la Pologne avait été un attentat dont les conséquences morales n'avaient pas cessé de peser sur l'Europe, et qu'il était honnête et politique de réparer. Cette réparation la Russie seule en avait les moyens, car elle possédait la plus grande partie des provinces polonaises, ce qui n'était le cas, ni de la France qui avait essayé en vain de reconstituer la Pologne, ni de la Prusse, ni de l'Autriche qui n'y avaient jamais songé. La Russie en se dépouillant (p.~490) des provinces qui étaient dans ses mains, pouvait avec un très-léger sacrifice de la part de la Prusse, sacrifice dont la compensation était déjà convenue, rétablir la Pologne, la rétablir en royaume séparé, la doter d'institutions libres, la modérer dans l'usage qu'elle en ferait, et opérer en un mot une œuvre qui serait la gloire de l'Europe et du congrès de Vienne. Il s'était proposé ce noble but, il était à la veille de l'atteindre, et n'entendait pas y renoncer. Au surplus, en entrant en Pologne, il avait fait des promesses aux Polonais pour les détacher de Napoléon, et il avait la résolution de les tenir. Il n'était pas de ces souverains qui prompts à donner leur parole dans le besoin, la retiraient avec la même facilité quand le besoin était passé. Il avait promis, il tiendrait, et croyait avoir rendu d'assez grands services à l'Europe pour qu'elle eût à son tour quelque condescendance envers lui.

Mélange de finesse et d'exaltation chez Alexandre, qui rend difficile de démêler ses vrais sentiments. Il y avait dans l'empereur Alexandre un mélange de finesse et d'exaltation romanesque qui ne permettait pas toujours de faire chez lui la part de la sincérité et celle de l'ambition. Il est bien vrai que la gloire de rétablir la Pologne le touchait par les plus nobles côtés de son âme, et il se persuadait presque qu'il faisait un sacrifice en cédant la Lithuanie et la Volhynie pour construire un royaume de Pologne, comme si ce royaume une fois constitué n'eût pas été à lui, mais à un autre. Il s'indignait donc avec une certaine bonne foi en voyant la résistance qu'il rencontrait.

Lord Castlereagh battu sur les traités de Kalisch, de Reichenbach, de Tœplitz, relève sans ménagement ce qu'il y a d'illusoire dans le projet de reconstituer la Pologne. Cette indignation ne toucha guère lord Castlereagh, et il revint à la charge en se servant des raisons (p.~491) bonnes et mauvaises que lui fournissait la situation. Il n'avait rien de bien solide à répliquer à l'égard des trois traités de 1813, car ces traités avaient été conclus en perspective de demi-succès, et la Russie avait droit, comme les autres, au partage des immenses résultats sur lesquels on n'avait pas compté. Lord Castlereagh, ne pouvait opposer à Alexandre que des raisons de modération et d'équilibre, raisons excellentes, mais qui n'auraient acquis de valeur dans sa bouche, que si l'Autriche avait renoncé à l'Italie, et l'Angleterre à la Belgique. Mais quant à la reconstitution de la Pologne, les arguments abondaient, et il les donna tous avec beaucoup de force.

Le partage de la Pologne, dit-il au czar, avait été un attentat, et ce n'était pas l'Angleterre, constamment attachée à le combattre, qui soutiendrait jamais le contraire. Aussi était-elle disposée à consentir au rétablissement de la Pologne, si on le voulait complet, sincère, et avec les conditions convenables. Si par exemple l'Autriche rendait tout ce qu'elle avait de la Pologne, si la Russie, la Prusse se prêtaient aux mêmes restitutions, si on constituait ce royaume à part, sans dépendance d'aucun de ses voisins, si on lui donnait un roi polonais, et sinon polonais, indépendant du moins des trois copartageants, si on ajoutait à ce don des institutions suffisamment monarchiques et libérales, l'Angleterre était prête à y applaudir, et même à y contribuer pour sa part, quoi qu'il pût lui en coûter. Mais les trois copartageants de la Pologne voulaient-ils sérieusement faire à cette œuvre les sacrifices nécessaires? (p.~492) Trouverait-on un roi capable de cette belle tâche? Et enfin les Polonais réunis sauraient-ils vivre ensemble, se comporter comme une nation sensée, et digne de la liberté qu'on lui aurait accordée? Il était permis non-seulement d'en douter, mais de n'en rien croire, et de regarder le rétablissement dont on parlait, comme un pur rêve. Or au lieu de cette réparation vraiment morale et européenne, rétablir une Pologne incomplète, mensongère, qu'on appellerait Pologne pour la rendre la plus grande possible, et qu'une fois agrandie de la sorte on laisserait russe, c'était vouloir faire à l'Europe une illusion à laquelle elle ne se prêterait jamais.

Lord Castlereagh fait valoir enfin les alarmes que cause à l'Europe l'ambition de la Russie. Lord Castlereagh parla ensuite à Alexandre des alarmes que son projet excitait; il lui dit que sans la loyauté de son caractère, ces alarmes seraient devenues telles que le congrès serait déjà dissous, et il le supplia, pour le repos général et pour sa propre gloire, de renoncer à une prétention inadmissible. Alexandre, pendant cet entretien, a la plus grande peine à se contenir. Alexandre eut beaucoup de peine à se contenir pendant cet entretien, car avec tous ses charmes il n'avait aucune prise sur la solidité du ministre anglais, qui à son tour avec sa gaucherie personnelle n'en avait aucune sur la nature fuyante et impressionnable du czar. Ils se quittèrent fort mécontents, et sans résultat obtenu de part ni d'autre.

Lord Castlereagh voulant prendre acte de ce qu'il a dit, adresse une note à la Russie dans laquelle il reproduit tout son entretien. Le lendemain lord Castlereagh, craignant de n'avoir pas dit tout ce qu'il y avait à dire, voulant de plus qu'il en restât trace dans la mémoire de son auguste interlocuteur, et soucieux par-dessus tout de préparer sa justification devant le Parlement (p.~493) britannique, rédigea une longue note, l'accompagna d'une lettre confidentielle, et les adressa au czar, pour prendre acte de sa résistance aux prétentions russes. Il ne s'en tint pas là, et malgré le secret qu'on s'était promis à l'égard de la France, il chercha auprès d'elle à se faire un mérite de sa fermeté, en donnant connaissance de son entretien et de sa note à M. de Talleyrand. M. de Talleyrand, pour mieux diviser la Russie et la Prusse, adopte une politique assez semblable à celle de lord Castlereagh, mais différente en cela qu'il veut sacrifier la Pologne pour sauver la Saxe. Ce dernier fut enchanté de voir lord Castlereagh s'engager aussi vivement, bien qu'il fût très-mécontent de trouver l'Angleterre si facile à l'égard de la Saxe. Cette singulière tactique de l'Angleterre lui inspira l'idée d'une tactique équivalente, mais en sens opposé. Désirant autant que possible rétablir la balance au profit de la Saxe sacrifiée par lord Castlereagh, et se servant pour cela du prince Czartoryski, lequel était en communication fréquente avec la légation française, il fit savoir à l'empereur Alexandre que la France ne céderait jamais quant à la Saxe, et serait au contraire assez disposée à céder quant à la Pologne. La manœuvre était adroite, car les uns refusant ce que les autres concédaient, tout accord qui aurait consisté à satisfaire à la fois la Prusse et la Russie devait devenir impossible.

Conduite et opposition des États allemands dans le comité chargé de constituer l'Allemagne. Pendant ce temps les princes allemands de second ordre continuaient leur chaude opposition. Dans le comité où ils étaient réunis pour s'occuper de la Constitution germanique, ils résistèrent à toutes les combinaisons de la Prusse et de l'Autriche qui tendaient à dominer la Confédération. Le titre antique d'empereur d'Allemagne que les monarques autrichiens avaient porté si longtemps, et que François (p.~494) II avait abdiqué en 1806, lorsque Napoléon avait institué la Confédération du Rhin, ne pouvait guère être rétabli. L'Autriche l'eût accepté sans doute, si on avait consenti à le rendre héréditaire sur la tête de ses princes, mais elle ne pouvait le vouloir éligible, car c'était se soumettre à une fâcheuse dépendance électorale, et s'exposer d'ailleurs à le voir passer un jour sur une tête prussienne. Ce dernier motif eût suffi pour lui faire repousser une pareille offre. Le titre d'empereur, auquel était naturellement attachée la direction de la Confédération, disparaissant, il fallait des États directeurs, comme en Suisse, alternant les uns avec les autres, et la Prusse y aurait adhéré en renfermant l'alternat entre l'Autriche et elle. L'Autriche y était peu disposée, mais en tout cas la Bavière, le Hanovre, le Wurtemberg déclarèrent qu'ils n'accepteraient l'alternat que s'il n'était pas exclusivement renfermé entre les deux grandes puissances allemandes. On préparait ainsi la solution qui a prévalu depuis, celle d'une simple présidence de la Diète, déférée à perpétuité à l'Autriche, comme image de l'ancienne autorité impériale transmise dans sa maison, ayant de moins la majesté du titre, et de plus la perpétuité, mais présentant le grave inconvénient de laisser indécise l'importante question du commandement militaire.

Soin qu'ils mettent à garantir l'indépendance des États secondaires. Une question non moins importante que celle de la direction du corps germanique, c'était le mode d'existence des États confédérés et la nature de leurs relations avec les puissances européennes. Jusqu'ici les États confédérés, quoique attachés les uns aux (p.~495) autres par un lien fédératif, avaient joui de l'indépendance souveraine, c'est-à-dire qu'ils avaient conservé le droit de légation et de guerre, qu'ils pouvaient avoir des envoyés auprès de toutes les cours, posséder des armées et en disposer. Cette double faculté les avait conduits souvent à contracter des alliances, sinon contraires à la Confédération elle-même, du moins aux deux puissances allemandes prépondérantes, et s'il en était résulté quelquefois l'intervention de l'étranger, il en était résulté aussi le salut de la commune indépendance. La Prusse voulait absolument qu'on refusât aux confédérés le droit de légation et de guerre. Elle était seule de son opinion, et elle rencontra dans le comité une opposition absolue. Ils finissent par ne plus vouloir délibérer, jusqu'à ce que la question de la Saxe soit résolue. Enfin, presque à chaque occasion les trois royautés de Bavière, de Wurtemberg, de Hanovre, déclarèrent qu'elles n'émettraient d'avis sur les points en litige que lorsque le sort de la Saxe serait complétement décidé. Elles menacèrent même d'une protestation, signée par tous les États allemands, contre les projets attribués à certaines puissances à l'égard de la Saxe. Le comité finit par ne plus vouloir se réunir jusqu'à ce que cette grande question eût été résolue.

Il ne fallait pas perdre beaucoup de temps pour arriver au 1er novembre, la déclaration d'ajournement n'ayant été signée et publiée que le 8 octobre. Il était donc à craindre qu'on n'atteignît ce terme fatal sans s'être entendu. La Bavière cherche à exciter la légation française, et parle tout haut de guerre. La Bavière, qui était la puissance la plus active et la plus considérable parmi les États allemands de second ordre, annonçait la résolution de recourir aux armes pour défendre la (p.~496) Saxe. Elle avait recruté son armée et l'avait portée à 75,000 hommes; elle stimulait M. de Metternich, dénonçait tout haut ce qu'elle appelait sa faiblesse, offrait de fournir vingt-cinq mille hommes par chaque centaine de mille que fournirait l'Autriche, allait de M. de Metternich à M. de Talleyrand qu'elle n'avait certes pas besoin d'exciter, demandait à ce dernier de ne pas se borner à des paroles, d'en arriver à des menaces, surtout à des menaces effectives, de déclarer, par exemple, l'intention du Roi de France d'employer la force, si cela devenait nécessaire. Elle affirmait que lorsque M. de Talleyrand aurait tenu ce langage, l'Autriche et l'Angleterre seraient sans excuse, et même sans motifs de tergiverser, qu'elles finiraient par se prononcer formellement, et qu'on sauverait ainsi l'indépendance de l'Allemagne et de l'Europe. M. de Talleyrand répond à la Bavière en disant que la France ne peut apporter un secours qu'on ne lui demande pas. À cela M. de Talleyrand répondait que la France était prête, qu'il n'était pas convenable cependant qu'elle se chargeât à elle seule de la besogne des puissances les plus intéressées dans la question, que c'était à celles-ci à s'expliquer, à exprimer au moins un désir, et que le bras de la France serait à elles au premier appel, mais qu'on daignait à peine adresser une parole à la légation française, qu'on la tenait en dehors de toutes les négociations, et qu'après tout elle ne pouvait imposer son secours à des gens qui semblaient n'en pas vouloir.

Transmission de cette réponse à M. de Metternich. La Bavière s'était hâtée de répéter ces propos à M. de Metternich, et celui-ci refusant non pas d'agir, mais d'agir vite, avait allégué pour excuser ses lenteurs, d'abord l'étrange tactique de l'Angleterre (p.~497) qui pour sauver la Pologne commençait par sacrifier la Saxe, puis les intentions de la France toujours suspectes d'ambition selon lui: singulière raison à faire valoir en vérité, car en ce moment la seule puissance qui à Vienne ne montrât point d'ambition c'était la France! Ce ministre, qui ne voudrait rien précipiter, répond à son tour que la France ne montre tant de zèle que pour tout brouiller, et que d'ailleurs la France n'est plus en mesure d'agir. M. de Metternich ajouta que ce serait assumer une grande responsabilité que d'introduire soi-même les armées françaises en Allemagne, à si peu de distance du temps où elles y avaient été si dominatrices, si onéreuses, et si détestées, que du reste ces armées n'existaient plus, du moins pour les Bourbons qui étaient incapables de les ramener au drapeau et de les conduire, que la France parlait beaucoup, mais sans pouvoir et sans vouloir agir, qu'elle ne parlait que pour tout brouiller, pour semer la zizanie, pour recouvrer sa position par la mésintelligence des alliés qui l'avaient vaincue. Ces réponses avaient été adressées au prince de Wrède qui nous les avait immédiatement communiquées, et elles s'étaient trouvées non-seulement dans la bouche du ministre dirigeant, mais dans celle de l'empereur et de plusieurs archiducs, avec le désir visible qu'on nous les transmît, ce qui était une sorte de provocation à nous expliquer. Le langage de M. de Metternich se retrouve dans la bouche de tous les princes autrichiens. Enfin ce même langage, que les Autrichiens tenaient avec regret et pour s'excuser, prenait la forme de la jactance et de la raillerie dans la bouche des Prussiens qui voulaient faire croire à l'impuissance de la France, et dans la bouche des Russes qui voulaient faire croire à celle des Bourbons.

Nécessité de répondre à un tel langage par des actes. Il n'était plus possible de traiter avec indifférence de tels propos, et il fallait les faire tomber par des (p.~498) manifestations positives et convaincantes. M. de Talleyrand déclara que la France avait la volonté et le moyen d'agir, qu'elle en donnerait la preuve dès qu'on la mettrait en position de la fournir, et que, dans tous les cas, elle montrerait bientôt et ses résolutions et ses ressources. M. de Talleyrand écrit à Louis XVIII pour lui demander de faire des armements, et d'en avouer le motif. Il écrivit sur-le-champ au Roi, chargea M. le duc de Dalberg d'écrire au cabinet, et au cabinet comme au Roi proposa une double résolution, celle d'armer, et celle de dire tout haut pourquoi on armait. Sachant que Louis XVIII ne voulait pas la guerre, bien qu'un de ses neveux, le duc de Berry, y fût fort disposé, sachant que le Conseil n'y avait pas plus de penchant que Louis XVIII, il leur dit que la guerre n'était point vraisemblable (ce qui était exact), mais qu'avec l'effroi que chacun en avait, celui qui la ferait craindre aux autres les dominerait; que les choses n'iraient pas à Vienne au delà de simples démonstrations, mais qu'il fallait être en état de faire ces démonstrations, et de les faire sérieuses; que la considération de la France en dépendait, avec sa considération son influence, et l'accomplissement de ses désirs, et que ce qu'elle désirait par exemple en Italie tenait à ce qui se passerait en Allemagne, et qu'elle ne serait puissante d'un côté qu'en se mettant en mesure de l'être de l'autre.

C'était prendre le Roi par son endroit sensible, et employer le vrai moyen de s'en faire écouter que de lui parler de l'Italie, c'est-à-dire de Naples et de Parme. Du reste le conseil était sage et donné de très-bonne foi, quoiqu'un hasard étrange, comme on le verra plus tard, ne dût pas le rendre profitable à la maison de Bourbon.

(p.~499) Accueil fait par Louis XVIII à la proposition de M. de Talleyrand. Lorsque ces dépêches, datées du milieu d'octobre, parvinrent à Louis XVIII, elles ne laissèrent pas de l'émouvoir beaucoup. Ainsi que nous l'avons dit, il tenait singulièrement à la paix, pour la France qui en avait grand besoin, pour sa famille dont la paix était le titre principal, pour lui enfin qui n'avait dans son âge, ses infirmités, la nature de ses talents, que des raisons d'être pacifique. Louis XVIII répugne à toute politique entreprenante, mais il sent le besoin de faire tomber le reproche d'impuissance. Il savait gré à son représentant à Vienne de professer si haut le principe de la légitimité, d'avoir déjoué le projet d'exclure la France des délibérations communes, voyait avec joie qu'il y eût chance de renverser Murat, et avec un certain plaisir qu'on pût sauver son cousin de Saxe, mais trouvait la légation française beaucoup trop remuante, et craignait qu'on ne l'engageât plus loin qu'il ne voulait aller. Il délibéra sur ce qu'on lui proposait, en famille d'abord, puis en plein Conseil. Il n'y avait pas à hésiter sur la résolution à prendre, car toutes les raisons, grandes et petites, bonnes et médiocres, se réunissaient en faveur de cette résolution. Il s'agissait en premier lieu de l'attitude de la France à Vienne, et on ne pouvait ni pour elle-même, ni pour les Bourbons, laisser établir l'opinion qu'elle avait été frappée d'impuissance depuis la restauration de l'ancienne dynastie. Le dommage d'un tel préjugé était aussi grave pour le pays que pour la famille régnante. Secondement de l'influence que nous aurions à Vienne devait résulter évidemment la solution désirée en Italie, solution à laquelle Louis XVIII attachait tant de prix, et à laquelle les ministres n'en devaient pas attacher moins que lui, car la sécurité (p.~500) des Bourbons était devenue alors celle de la France. Troisièmement le salut de la monarchie saxonne, une fois qu'on avait renoncé à poursuivre des avantages territoriaux à Vienne, était pour la France un résultat d'une certaine importance. Le roi de Saxe, à tort ou à raison, passait pour victime de son attachement à notre cause, et aux yeux de tous ceux qui dans notre pays se piquaient de patriotisme, le sauver devait nous faire honneur. Il y avait donc à y réussir la certitude de gagner quelque popularité, sans même tenir compte des idées de légitimité. Nécessité de relever l'état militaire de la France en ce moment. Enfin relever notre état militaire était devenu urgent, car les limites financières imposées au ministre de la guerre, les dépenses accessoires qu'on avait imprudemment ajoutées à son budget, étaient cause qu'on avait laissé tomber l'armée au-dessous même des proportions prévues. Les régiments ne présentaient plus que des cadres vides qu'il était impossible de faire manœuvrer. On s'expliquera ce résultat si on songe que le modique effectif de 200 mille hommes, qu'on avait cru pouvoir conserver avec un budget de 200 millions, avait été d'abord réduit à 150 mille hommes, et bientôt les ressources manquant à 130 mille. C'était renoncer à l'existence de la France que se restreindre à un pareil effectif dans l'état des armées européennes. Ces réductions étaient d'ailleurs l'une des causes du mécontentement des militaires, et la politique intérieure conseillait autant que la politique extérieure de remettre l'armée sur un meilleur pied. Par toutes ces raisons les propositions de la légation française furent prises en sérieuse considération, et (p.~501) elles se présentèrent fort bien appuyées au Conseil du Roi.

Réunion et délibération du Conseil royal. La difficulté de cette question n'avait jamais été que financière. Le Conseil étant assemblé, Louis XVIII fit appel au patriotisme du ministre des finances. M. Louis n'avait cessé de dire que si on l'aidait à relever le crédit, il serait toujours prêt à fournir à tous les besoins de l'État, quels qu'ils fussent. Celui-ci n'avait cessé de déclarer que, tout en se montrant fort rigoureux dans la fixation des dépenses, et même parce qu'il se montrait tel, il aurait toujours dans un cas urgent cent millions à la disposition du Roi. Il s'était en effet ménagé une large ressource en rétablissant le crédit public par la fermeté de sa politique financière. Ses reconnaissances de liquidation avaient obtenu un plein succès, car elles avaient cours sur la place moyennant un agio de 7 ou 8 pour cent. De plus, grâce à sa constance, les impôts indirects commençaient à rentrer, et il n'était pas embarrassé de faire face à une dépense imprévue d'une cinquantaine de millions.

Pris au mot, M. Louis consent à fournir les sommes nécessaires. M. Louis fut pourtant étonné d'être si promptement pris au mot et mis en demeure de prouver l'étendue de ses ressources. Mais il n'entendait pas moins la politique que la finance, et le ministre de la guerre ayant déclaré qu'une quarantaine de millions suffiraient, il répondit qu'il était prêt, et qu'il les donnerait au fur et à mesure des besoins. On recueillait ainsi bien vite le prix de la bonne conduite qu'on avait tenue à l'égard des finances, en suivant les conseils de l'esprit droit et vigoureux qui en avait la direction.

Les fonds demandés pour l'armée étant assurés, restait à savoir comment on les emploierait. Le ministre de la guerre (c'était encore en ce moment (p.~502) le général Dupont) aurait voulu qu'on appliquât aux deux cent mille vieux soldats revenus de l'étranger, et envoyés en congé dans l'intérieur, le système de réserve qui consiste à laisser les hommes chez eux, en les exerçant de temps en temps. L'introduction de ce système devait être facilitée par l'existence de trente mille officiers à la demi-solde, auxquels on procurerait ainsi un utile emploi de leur activité, et un traitement supplémentaire. Ce système n'avait pas été fort éprouvé encore, même en Prusse où il n'avait été qu'une ruse administrative imaginée pour dépasser les limites imposées par Napoléon à l'armée prussienne, et on ne savait pas ce qu'il valait. On craignait de mettre en mouvement tant d'hommes, officiers et soldats, de dispositions fort suspectes; de plus, l'opération devait être longue, tandis qu'il fallait des résultats immédiats et certains. On rappelle soixante-dix mille hommes sous les drapeaux, et on se met en mesure d'en avoir bientôt trois cent mille. Par tous ces motifs, et sur l'avis fort sage de M. le duc de Berry, on préféra de rappeler soixante-dix mille soldats sous les drapeaux, de manière à reporter l'effectif de 130 mille hommes à 200 mille, et à remettre nos régiments sur un meilleur pied. On n'avait pas besoin pour réunir ce nombre d'hommes de recourir à la conscription, nominalement supprimée, et il suffisait, comme on doit s'en souvenir, de tirer de chez eux une partie des militaires considérés comme en congé, soit qu'on leur eût donné ce congé, soit qu'ils l'eussent pris eux-mêmes en désertant.

Les ministres de la guerre et des finances écrivent des lettres ostensibles à M. de Talleyrand, pour lui faire connaître le bon état du trésor et de l'armée. Aux dépêches officielles dans lesquelles on annonçait à M. de Talleyrand les résolutions du gouvernement, les ministres des finances et de la guerre (p.~503) durent ajouter des lettres particulières qu'il pût montrer en confidence, et dans lesquelles on lui faisait connaître le bon état des finances et de l'armée. Le ministre de la guerre notamment était chargé de lui dire qu'il allait avoir 200 mille hommes, qu'il en aurait 300 mille dans un mois, si on en avait besoin, tous vieux soldats, et parfaitement disposés, ce qui était vrai s'il s'agissait de combattre l'ennemi extérieur. Le Roi écrivit à M. de Talleyrand pour lui exposer ses sentiments personnels. Il ne voulait pas, lui dit-il, malgré son amour pour la paix, que la France restât au-dessous de son rôle naturel, et se montrât incapable de soutenir la cause du bon droit, mais il lui recommanda expressément de ne pas l'engager dans une coalition dont l'Autriche et les petites puissances allemandes feraient seules partie. Il désirait que l'Angleterre y fût comprise, pour demeurer constamment uni à elle, et pour être plus sûr du résultat d'une guerre, si on arrivait à cette regrettable extrémité. Il lui désignait toujours comme les deux objets les plus essentiels, l'expulsion de Murat du trône d'Italie, et la translation dans l'une des Açores du prisonnier de l'île d'Elbe.

L'agitation des esprits continue à Vienne. Tandis que de Paris on expédiait ces réponses aux demandes de M. de Talleyrand, l'agitation avait continué à Vienne, et le débat était resté engagé entre l'empereur Alexandre et lord Castlereagh, ce dernier persistant dans ses efforts pour sauver la Pologne par le sacrifice de la Saxe. Les princes allemands s'adressent au Prince régent d'Angleterre pour qu'il prenne en main la cause de la Saxe. On savait que le Prince régent d'Angleterre en sa qualité de futur roi de Hanovre n'était point d'avis de ce sacrifice, (p.~504) qu'il y était même très-opposé, et on avait fait agir diverses influences auprès de lui pour qu'il exigeât la modification des instructions données à lord Castlereagh. Mais en attendant lord Castlereagh suivait son plan, dans l'espérance de détacher la Prusse et d'isoler la Russie, et en isolant celle-ci de la réduire à céder. Bien qu'il fût très-difficile de détacher Frédéric-Guillaume d'Alexandre, il est vrai que les ministres prussiens paraissaient moins inébranlables que leur roi, que plusieurs d'entre eux étaient inquiets des progrès de la Russie vers le centre de l'Europe, du mauvais effet que produirait chez les Allemands l'incorporation de la Saxe à la Prusse, et qu'en un mot ils ne semblaient pas aussi engagés que leur maître dans l'alliance russe. Lord Castlereagh persistant dans sa tactique, essaye de séparer les ministres prussiens du roi de Prusse. Lord Castlereagh s'étant aperçu de cette différence entre Frédéric-Guillaume et ses ministres, s'était flatté de rattacher la Prusse à l'Autriche, de se servir de ces deux puissances pour forcer la Russie à s'arrêter derrière la Vistule, sans recourir à la France que l'on continuerait ainsi à laisser en dehors des grandes affaires européennes. Il espérait donc avec l'Angleterre, la Prusse, l'Autriche et tous les États allemands, former en Europe une masse centrale qui contiendrait la Russie, se passerait de la France, et serait l'arbitre suprême des choses.

M. de Metternich, forcé par le cri de l'Allemagne, par celui de l'armée autrichienne, de se prononcer plus tôt peut-être qu'il ne l'aurait voulu, mais abandonné par l'Angleterre sur la question de la Saxe, avait été contraint de se prêter dans une certaine mesure à la politique de lord Castlereagh, et avait (p.~505) remis à la Prusse une dépêche dans laquelle il exprimait enfin les intentions de l'empereur François et de son cabinet. Note de M. de Metternich, dans laquelle il entre à un certain degré dans la tactique de lord Castlereagh, et se montre prêt à sacrifier la Saxe, mais en y mettant des conditions inacceptables pour la Prusse. Dans cette dépêche, datée du 22 octobre, quelques jours avant l'époque assignée pour l'ouverture officielle du congrès, M. de Metternich s'adressant à la Prusse dans les termes d'une entière cordialité, rappelait que dès le commencement de 1813, même avant d'avoir rompu avec Napoléon, l'Autriche avait posé en principe la reconstitution complète de la Prusse, et en avait fait la condition expresse de sa politique, qu'on ne pouvait dès lors la considérer comme atteinte de cette vieille jalousie qui avait divisé jadis les cabinets de Vienne et de Berlin; il la suppliait d'examiner si, dans son propre intérêt, il ne serait pas plus sage de renoncer à cette acquisition de la Saxe, payée si chèrement par l'établissement de la Russie sur l'Oder, réprouvée par tous les Allemands, et tellement odieuse à leurs yeux, que le cabinet autrichien pour y avoir consenti serait peut-être aussi impopulaire que le cabinet prussien pour l'avoir opérée. M. de Metternich demandait s'il ne serait pas mieux entendu, en punissant le roi Frédéric-Auguste par quelques réductions de territoire, de laisser exister le noyau du royaume de Saxe, de se dégager des promesses funestes qu'on avait faites à la Russie relativement à la Pologne, de donner ainsi satisfaction au sentiment universel de l'Allemagne, et de tenir enfin une conduite plus conforme à la politique réparatrice dont on se vantait aux yeux de l'Europe, et qu'on ne pratiquait guère en ce moment. Après avoir exposé son opinion sous la forme (p.~506) d'un conseil, M. de Metternich ajoutait que si malgré son avis on était amené au sacrifice de la Saxe, il ne ferait ce sacrifice qu'à diverses conditions, qui pour lui étaient des conditions absolues du consentement de l'Autriche. Premièrement la Prusse prendrait l'engagement de se séparer de la Russie dans la question de la Pologne, et d'opiner comme l'Angleterre et l'Autriche lorsqu'il s'agirait de résoudre cette question. Secondement, même avec le désir de faire régner la plus parfaite cordialité entre les deux cours de Berlin et de Vienne, il fallait cependant maintenir entre elles un certain équilibre, et établir pour cela de justes proportions entre la masse des États du Nord et celle des États du Midi, qui composaient la clientèle de l'une et de l'autre. Or, l'Autriche voulait que le Mein sur la droite du Rhin, et la Moselle sur la gauche, fussent les limites territoriales qui sépareraient les États du Nord de ceux du Midi, afin que Mayence n'appartînt point aux États du Nord, c'est-à-dire à la Prusse.

Dans la situation où le plaçait la singulière tactique de lord Castlereagh, M. de Metternich ne pouvait se tirer plus habilement d'embarras qu'il ne l'avait fait par cette note, car si les dernières conditions posées à la Prusse relativement à la limite entre les États du Nord et du Midi, étaient d'une acceptation facile, celle de se séparer de la Russie dans la question polonaise était à peu près inacceptable pour le roi Frédéric-Guillaume, et M. de Metternich, quoiqu'en suivant la route tracée par l'Angleterre, n'en arrivait pas moins à ses fins de sauver à la fois la Pologne et la Saxe.

(p.~507) Irritation qu'éprouve l'empereur Alexandre en voyant la position prise par l'Autriche. La position que venait de prendre l'Autriche devait singulièrement irriter l'empereur Alexandre, car il voyait tout le monde se tourner contre lui, et tous les efforts tendre à le séparer de la Prusse. Voulant imposer à l'opposition qu'il rencontrait, il imagina de faire une manifestation décisive, et qui annonçât de sa part, ainsi que de la part de la Prusse, une résolution irrévocable. Afin d'imposer au congrès, il livre la Saxe qu'il occupait aux troupes prussiennes, et concentre toutes ses forces en Pologne, de manière à opérer la prise de possession des pays contestés. Les troupes russes occupaient encore la Saxe; il invita le roi de Prusse à la faire occuper par les troupes prussiennes, et à entreprendre immédiatement après l'organisation administrative et politique du pays. De son côté, il dirigea sur la Pologne les troupes russes qui évacuaient la Saxe, de manière à concentrer toutes ses forces sur la Vistule, et de présenter une barrière de fer à ceux qui essayeraient de lui arracher sa proie. En même temps il achemina sur Varsovie son frère le grand-duc Constantin, qu'on disait destiné à devenir roi de Pologne, pour commencer l'organisation du nouveau royaume. Il n'était pas possible de braver plus ouvertement l'opinion et la dignité des puissances réunies à Vienne, puisque même avant leur décision on prenait possession des États dont elles seules pouvaient conférer la souveraineté.

Indignation générale à Vienne contre la conduite arrogante de la Russie et de la Prusse. Aussi le cri fut-il unanime contre une manière de procéder si hardie et si arrogante. Accusé de faiblesse par tous les Allemands, M. de Metternich répondait que loin de s'affliger, il fallait se réjouir de voir les Russes rentrer dans le Nord, et délivrer l'Allemagne de leur présence. L'excuse n'était guère accueillie par la diplomatie, et on disait que (p.~508) la France avait eu bien raison de réclamer la réunion du congrès, car devant le congrès assemblé on n'aurait jamais osé pousser l'audace si loin. Lord Castlereagh et M. de Metternich eux-mêmes ne semblaient pas éloignés d'en convenir. Dans cette situation, beaucoup de gens découragés prétendaient qu'on ne viendrait jamais à bout des deux monarques de Russie et de Prusse, qu'il n'y avait qu'un moyen d'en avoir raison, c'était de se séparer, de laisser les deux usurpateurs seuls en présence de l'opinion de l'Europe, et de convoquer un nouveau congrès qui revêtu d'un mandat spécial arriverait fort du sentiment universel. Désir presque unanime de la réunion immédiate du congrès. Les esprits plus résolus disaient qu'il ne fallait pas reculer, que l'unique parti à prendre c'était de rester fidèle à la déclaration du 8 octobre, de convoquer le congrès au 1er novembre, et qu'on verrait si les deux monarques dont l'arrogance ne gardait plus de mesure seraient aussi hardis devant le congrès réuni. Ce sentiment était le plus généralement partagé. On touchait du reste au 1er novembre, et on n'avait pas beaucoup à attendre pour mettre à l'épreuve l'efficacité du moyen proposé.

Projet d'Alexandre de faire un court voyage en Hongrie. L'empereur de Russie, toujours en représentation quoique très-simple de sa personne, et contribuant ainsi à augmenter les dépenses auxquelles la cour d'Autriche se livrait pour ses hôtes, avait demandé à faire un voyage à Ofen en Hongrie, pour rendre un hommage funèbre à sa sœur, morte épouse de l'archiduc palatin de Hongrie. Il voulait s'y montrer en costume hongrois, et y avait appelé des provinces limitrophes beaucoup de Grecs, laïques (p.~509) ou prêtres, car dans ce moment il avait les yeux tournés autant à l'Orient qu'à l'Occident. L'empereur d'Autriche et plusieurs princes s'étaient promis de l'accompagner dans ce voyage qui exigeant quatre ou cinq jours, devait remplir la fin d'octobre. Entretiens avant son départ avec M. de Talleyrand et M. de Metternich. Avant de partir il eut avec M. de Talleyrand et M. de Metternich deux entretiens qui causèrent une grande sensation, et qui ne contribuèrent pas peu à laisser définitivement fixée au 1er novembre la réunion générale du congrès.

On a vu que pour contre-balancer la tactique de lord Castlereagh, qui se prêtait à sacrifier la Saxe afin de sauver la Pologne, M. de Talleyrand avait fait insinuer par le prince Czartoryski à l'empereur Alexandre, que la France au contraire tenait beaucoup plus à la Saxe qu'à la Pologne, et sacrifierait celle-ci à l'empereur Alexandre, s'il voulait contribuer à sauver celle-là. C'était en réalité ne rien concéder à la Russie, le sort de la Saxe et celui de la Pologne étant inévitablement liés l'un à l'autre. Pourtant c'était un point de vue nouveau qui avait frappé M. de Nesselrode, et qui devint le motif d'une conférence de M. de Talleyrand avec l'empereur Alexandre. M. de Talleyrand consentit à solliciter une entrevue pour la forme seulement, car au fond il ne le fit que d'après une insinuation très-claire de M. de Nesselrode. Cette nouvelle entrevue du czar avec le plénipotentiaire français était la seconde depuis un mois et demi qu'on était à Vienne, et si, à la vérité, M. de Talleyrand avait rencontré l'empereur Alexandre dans les fêtes, il n'en avait point été reçu en audience (p.~510) particulière depuis la visite que nous avons racontée.

Alexandre fait d'abord à M. de Talleyrand un accueil plus amical que la première fois. L'empereur Alexandre se montra cette fois moins aigre envers le représentant de la France. Il exprima le regret de ne pas voir M. de Talleyrand plus souvent, à quoi celui-ci répondit avec gratitude et dignité, puis sans perdre de temps il aborda le grand sujet de toutes les préoccupations. Le czar voulut savoir ce qui se passait dans l'esprit des Français, et ce qui pouvait faire qu'ils se montrassent à l'égard de la Pologne si parfaitement indifférents.—Je vous avais trouvé à Paris, dit-il à M. de Talleyrand, entièrement favorable au rétablissement de la Pologne.—Assurément, Sire, répondit M. de Talleyrand d'un ton respectueux mais ferme, j'aurais vu avec une joie véritable, et tous les Français comme moi, le rétablissement de la Pologne, mais de la vraie Pologne. Au contraire, celle dont il s'agit nous intéresse médiocrement. Elle n'a plus que la valeur d'une question de frontières entre vous et l'Allemagne, et c'est à la Prusse et à l'Autriche à examiner s'il leur convient de vous laisser venir jusqu'à l'Oder. Dans cet état des choses, nous ne pouvons, nous, défenseurs constants du droit public européen, nous intéresser qu'à la Saxe.— L'entrevue ne tarde pas à redevenir orageuse. Alors Alexandre qui s'était d'abord contenu, s'écria en termes amers et peu dignes de lui, que le droit, que les traités étaient de vains mots dont chacun se servait suivant ses convenances, qu'il n'en était pas la dupe, et qu'il n'était question là, ni de principes, ni de droit, mais d'intérêts que chaque puissance entendait à sa manière.—Alexandre ajouta qu'il avait promis la Saxe au roi Frédéric-Guillaume, (p.~511) qu'il ne retirerait pas cette promesse, car il tenait plus à sa parole qu'à ces prétendus traités qui n'étaient que des mensonges, que le roi de Saxe était un traître qui avait déserté la cause de l'Europe, qu'il irait finir prisonnier en Russie, et que ce ne serait pas le premier prince saxon qui aurait expié ainsi ses prétentions sur la Pologne. M. de Talleyrand, autant que le respect le permettait, manifesta une sorte d'horreur pour de tels principes.—La qualification de traître, dit-il à Alexandre, ne devrait jamais s'appliquer à un roi (qui ne pouvait dans tous les cas être qu'un vaincu), et ne devrait surtout jamais se trouver dans une bouche aussi auguste que celle de Votre Majesté. Le droit est quelque chose de très-réel, de très-sacré, qui fait que nous ne sommes point en état de barbarie, et Votre Majesté y réfléchira davantage, je l'espère, avant de froisser ainsi le sentiment unanime de l'Europe.—Là-dessus Alexandre dit brusquement à M. de Talleyrand, que l'Angleterre, que l'Autriche lui abandonnaient la Saxe, et que son ami le roi de Prusse serait roi de Prusse et de Saxe, comme lui empereur de Russie et roi de Pologne.— M. de Talleyrand tient tête à son auguste interlocuteur et oppose à sa vivacité un sang-froid ironique. M. de Talleyrand s'inclinant respectueusement lui répondit qu'il en doutait fort, car rien n'était moins certain que le consentement de l'Angleterre et de l'Autriche.—Alors abrégeant l'entretien, Alexandre ajouta: Vous avez ici des intérêts qui vous tiennent à cœur (il faisait allusion à Murat), la mesure de mes complaisances pour la France dépendra de la mesure de ses complaisances pour la Russie.—La France, répliqua M. de Talleyrand, (p.~512) ne demande aucune complaisance, car elle ne soutient à Vienne que des principes.—C'était dire assez qu'elle n'aurait point recours aux bons offices du czar.

La résistance qu'il rencontrait de la part de tout le monde avait un peu calmé Alexandre à l'égard de la nôtre. Il manifesta donc cette fois moins d'aigreur envers le plénipotentiaire français, mais il se montra absolu, plus encore que la première fois, et affecta même dans son langage la brièveté, la sécheresse d'une volonté désormais inébranlable. En présence de cette volonté si prononcée M. de Talleyrand, toujours aussi habile, avait su allier au respect un doute légèrement ironique qui le dispensait de la prendre trop au sérieux.

L'entretien avec M. de Metternich est des plus orageux. L'entrevue avec M. de Metternich fut bien autrement orageuse. Les Prussiens avaient communiqué à l'empereur Alexandre la dépêche de M. de Metternich exprimant les intentions de l'Autriche, et révélant clairement les efforts de la diplomatie anglo-autrichienne pour isoler la Russie au moyen des satisfactions accordées à la Prusse. Ce prince bien qu'ayant résolu de se contenir, n'était plus maître de son émotion. Alexandre disant que c'est à la Russie à restaurer la Pologne, M. de Metternich lui répond que l'Autriche y aurait autant de titres. Son entretien avec M. de Metternich ne pouvant porter que sur la Pologne, puisque la Saxe était momentanément concédée, il s'étendit longuement sur ce sujet, revint à ses discours accoutumés sur l'odieux de l'ancien partage de la Pologne, et sur l'utilité, la moralité d'une restauration de ce royaume, comme si la reconstitution d'une Pologne non pas indépendante mais sujette du plus dangereux des trois copartageants, avait pu (p.~513) être prise pour une réparation faite à l'Europe. Alexandre répétant que la Russie, par l'étendue de ses possessions polonaises, était appelée à offrir cette réparation, M. de Metternich lui fit la remarque fort simple, que l'Autriche aussi possédait une portion considérable de l'ancien territoire polonais, et qu'elle se chargerait tout comme une autre d'une réparation qui coûterait si peu à la puissance réparatrice. Réponse offensante d'Alexandre. À ces mots le czar n'étant plus maître de lui, qualifia l'observation de fausse, d'inconvenante même, et s'oublia jusqu'à dire à M. de Metternich, qu'il était en Autriche le seul homme qui osât prendre avec la Russie un pareil ton de révolte. Au génie près, M. de Metternich pouvait se croire en présence de Napoléon, lorsque celui-ci à Dresde le menaça pendant plusieurs heures de toute sa puissance, en essayant d'abord de l'accabler de tout son esprit. Exaspération de M. de Metternich. M. de Metternich ne se laissa point ébranler, mais profondément offensé du langage du czar, il lui déclara que si tels devaient être à l'avenir les rapports des cabinets entre eux, il allait prier son empereur de nommer un autre représentant de l'Autriche au congrès. Il sortit de cet entretien dans un état d'émotion où on ne l'avait jamais vu.

Grande rumeur à Vienne. Le récit de cette scène étrange remplit Vienne de rumeur. On se demanda pourquoi on s'était soulevé contre Napoléon, si c'était pour retomber immédiatement sous un joug aussi dur que le sien, et plus humiliant, car il manquait au nouveau joug cet ascendant prodigieux qui avait été pendant dix ans l'excuse de l'Europe. L'empereur François va joindre l'empereur Alexandre en Hongrie. L'empereur François partit le jour même pour Ofen afin de joindre l'empereur (p.~514) Alexandre en Hongrie. Il était à son égard dans la position la plus étrange. Il l'avait dans son propre palais depuis plus d'un mois, ainsi que les autres souverains présents à Vienne. Il éprouvait donc envers lui toutes les gênes que l'hospitalité impose, et était obligé souvent de lui montrer la satisfaction sur le visage, en ayant au fond du cœur le plus amer déplaisir. Pourtant avec sa simplicité pleine de finesse l'empereur François donna au czar sous la forme la plus douce une leçon méritée.— Leçon pleine de convenance que le monarque autrichien donne au monarque russe. Après une longue expérience, lui dit-il, j'ai pris pour habitude de laisser conduire mes affaires par mes ministres. Je crois l'habitude bonne, car nos ministres y mettent plus de liberté, de suite, de calme, de connaissance des choses, que nous ne saurions en mettre nous-mêmes. Ils agissent du reste par mes ordres, à leur manière sans doute, mais toujours d'après mes intentions, et vous pouvez en toutes circonstances regarder leur volonté comme la mienne.—Il était impossible de mieux confirmer ce qu'avait fait M. de Metternich, et de reprocher plus délicatement au czar l'inconvenance de sa conduite. L'empereur François lui parla ensuite de la situation en termes généraux mais pleins de tact.—Il se devait, dit-il, à ses peuples. Il leur avait tout sacrifié, jusqu'à sa fille, et lorsqu'il les trouvait pleins d'inquiétude, il était bien obligé de tenir compte de leurs préoccupations, et d'essayer d'en faire cesser la cause.—Alexandre ayant répondu à son allié que la loyauté connue et éprouvée de son caractère devrait cependant rassurer le peuple autrichien,—Oui, répliqua l'empereur François, la (p.~515) loyauté des princes est assurément une garantie, mais une bonne frontière vaut encore mieux.—

Tandis que ces monarques accomplissaient leur voyage en Hongrie, mêlant aux pompes funèbres les fêtes mondaines, tandis qu'Alexandre en particulier prodiguait aux Hongrois et aux Grecs accourus à sa rencontre des caresses qui n'étaient pas complétement désintéressées, les diplomates restés à Vienne s'occupaient de remplir l'engagement pris pour le 1er novembre. Le sentiment général à Vienne est de convoquer le congrès le 1er novembre, ainsi qu'on en a pris l'engagement par la déclaration du 8 octobre. L'opinion générale se prononçait chaque jour davantage pour la réunion du congrès, bien qu'on fût en grand désaccord sur les questions les plus importantes. Mais les deux souverains de Prusse et de Russie avaient montré tant d'audace soit dans leurs actes, soit dans leur langage, qu'il fallait absolument leur faire sentir l'autorité de l'Europe, et il n'y avait pas un moyen de la leur faire sentir plus naturel, plus régulier, plus obligé même, que d'assembler cette Europe dans la personne de ses représentants. Sans doute on ne pouvait pas, comme nous l'avons déjà dit, les réunir en une espèce de constituante européenne, car ils n'avaient pas un droit égal de connaître et de décider des affaires les uns des autres, mais il y avait des affaires communes sur lesquelles on devait rechercher leur avis à tous, il y en avait de spéciales sur lesquelles il était convenable d'entendre les principaux intéressés, et possible de les concilier. Enfin puisqu'on s'était donné rendez-vous à Vienne pour le règlement des intérêts de l'Europe, il fallait bien, quelle que fût la manière de conférer, appeler ceux qui la représentaient, leur demander leurs pouvoirs, (p.~516) en opérer la vérification, se concerter sur le mode de travail, et c'était là justement constituer le congrès, c'était proclamer l'existence à Vienne d'une autorité légitime, incontestable, européenne, dont l'ascendant moral pouvait en certaines circonstances prévenir de dangereuses perturbations.

Réunion le 30 octobre, chez M. de Metternich, des huit signataires du traité de Paris. Le 30 octobre, M. de Metternich convoqua chez lui les huit signataires du traité de Paris pour les consulter sur l'exécution de l'engagement contenu dans la déclaration du 8 octobre. Il exposa que les questions graves qui divisaient quelques cabinets n'étaient pas encore résolues, que cependant on n'avait cessé de s'occuper de leur solution, qu'on arriverait certainement à un accord, que sur la question si importante de la constitution allemande le travail était assez avancé, et qu'on espérait établir un équilibre germanique qui contribuerait beaucoup au bon équilibre européen, mais qu'en attendant rien n'empêchait de convoquer les représentants des puissances réunis à Vienne, de leur demander leurs pouvoirs, de les vérifier, et de former ensuite des comités, pour leur distribuer les principaux objets qui devaient être soumis à leur examen.

Cet avis fut adopté universellement. Mais M. de Metternich ayant mis un soin exagéré peut-être à répéter qu'il ne s'agissait pas de former une assemblée unique, où l'on délibérerait en commun sur les intérêts de tous, avec une autorité égale dérivant du seul droit de présence, comme dans le parlement britannique par exemple, et ayant ajouté aussi que les comités ne seraient que des intermédiaires chargés de concilier les intéressés, M. de (p.~517) Talleyrand, qui n'aimait pas le ministre autrichien et qui trouvait qu'il s'attachait trop à restreindre la souveraineté du congrès, le contredit avec humeur, et il se fit entre eux un échange de paroles assez aigres, qui étaient tout profit pour les Russes et les Prussiens, mais non pas pour nous, car dans la politique adoptée de résister à la Russie et à la Prusse nous devions surtout ménager l'Autriche. Heureusement ces démêlés individuels n'eurent pas de suite. On décide que les huit signataires du traité de Paris prendront la direction du congrès, et qu'il sera formé pour chaque question des comités composés d'intéressés et de puissances conciliatrices. On convint d'appeler l'un après l'autre les plénipotentiaires des diverses cours, grandes et petites, de leur demander leurs pouvoirs, et de soumettre ces pouvoirs à un comité de trois puissances formé au sort. Le sort désigna la Russie, l'Angleterre et la Prusse. Elles devaient, s'il y avait doute sur les pouvoirs de l'un des plénipotentiaires, en faire rapport aux huit puissances signataires du traité de Paris, qui, s'étant elles-mêmes convoquées à Vienne, devaient naturellement se considérer comme l'autorité dirigeante, et en accepter le rôle et la responsabilité.

Nov. 1814. M. de Talleyrand s'abstint de reproduire son principe d'admission, qui n'avait plus d'importance depuis que la conservation de la Saxe et l'expulsion de Murat étaient devenues de graves sujets de négociation qu'il n'était plus possible de résoudre d'une manière incidentelle, à propos d'une simple question de forme. On décida seulement que les plénipotentiaires dont les pouvoirs n'auraient point été acceptés, assisteraient cependant aux conférences, seraient appelés dans les comités, donneraient des renseignements, exprimeraient en un mot les vœux (p.~518) de leurs commettants, mais ne seraient point autorisés à émettre un vote efficace.

Les questions de préséance ajournées, mais la présidence du congrès déférée à l'Autriche. On décida en outre que les questions de préséance entre les diverses cours pouvant faire naître des difficultés embarrassantes, toutes les questions de ce genre seraient ajournées jusqu'à la fin du congrès, que pendant sa durée le pêle-mêle serait admis, et que le prince de Metternich, comme représentant du monarque chez lequel on s'était réuni, exercerait les fonctions et les prérogatives de président du congrès.

Les jours suivants on s'assembla afin d'arrêter la manière de procéder sur chaque sujet. Pour tout ce qui concernait les convocations, la distribution du travail, la composition des comités, les formes de délibération, il était clair que les huit signataires du traité de Paris ayant pris l'initiative de la réunion du congrès, devaient rester l'autorité dirigeante, tandis que sur le fond même des choses, les résolutions devant devenir des traités ou généraux ou particuliers, ne pouvaient être que le résultat d'un accord libre entre les parties intéressées. Formation des comités. L'autorité des huit signataires du traité de Paris étant universellement acceptée pour les questions de forme, restait à composer les comités pour les questions de fond, et à les composer non-seulement d'intéressés mais de médiateurs capables de mettre d'accord les parties adverses.

CONGRÈS DE VIENNE.

1. Duc de Wellington (Angleterre). 2. Comte de Lobo (Portugal). 3. Prince de Hardenberg (Prusse). 4. de Saldanha (Portugal). 5. Comte de Löwenhielm (Suède). 6. Comte Alexis de Noailles (France). 7. Prince de Metternich (Autriche). 8. Comte de Latour Dupin (France). 9. Comte de Nesselrode (Russie). 10. Comte de Palmella (Portugal). 11. Vicomte de Castlereagh (Angleterre). 12. Duc de Dalberg (France). 13. Baron de Wessenberg (Autriche). 14. Prince de Rasonmoffsky (Russie). 15. Lord Stewart (Angleterre). 16. Chevalier Gomes Labrador (Espagne). 17. Comte Clancarty (Angleterre). 18. Wacken. 19. Chevalier Gentz. 20. Prince de Talleyrand (France). 21. Baron de Humboldt (Prusse). 22. Comte de Stackelberg (Russie). 23. Comte Cathcart (Angleterre).

Le comité allemand déjà formé reste chargé de la constitution germanique. Les affaires relatives à la future constitution de l'Allemagne demeurèrent confiées au comité composé de l'Autriche, de la Prusse, de la Bavière, du Wurtemberg, du Hanovre, sauf l'adjonction ultérieure (p.~519) d'autres représentants des princes souverains d'Allemagne, lorsque le besoin de leur présence se ferait sentir.

Les grandes affaires européennes confiées aux cinq principales puissances, la France, l'Autriche, l'Angleterre, la Russie et la Prusse. Les grandes affaires territoriales de l'Europe étaient de deux, sortes, celles du Nord, celles du Midi. Celles du Nord concernaient particulièrement la Hollande, l'Allemagne, la Saxe, la Pologne, et étaient de beaucoup les plus importantes et les plus litigieuses. On ne pouvait en abandonner le soin qu'aux principales puissances de l'Europe, les unes ayant un intérêt territorial direct dans les questions soulevées, les autres ayant un intérêt d'équilibre et étant dès lors en mesure d'exercer une autorité conciliatrice. On les confia aux cinq plus grandes puissances européennes, la Russie, la Prusse, l'Autriche, l'Angleterre et la France. Elles devaient décider les questions de la Saxe, de la Pologne, et beaucoup d'autres se rapportant aux Pays-Bas, au Hanovre, au Danemark, à la Bavière, etc. Elles avaient par conséquent la mission la plus difficile, et si elles parvenaient à se mettre d'accord, personne n'aurait ni motif ni moyen de contester leurs décisions.

L'Espagne, l'Autriche, la France, la Russie et l'Angleterre, chargées des affaires d'Italie. Les affaires du Midi se rapportaient spécialement et presque exclusivement à l'Italie. Les deux puissances territorialement les plus intéressées aux affaires italiennes étaient l'Autriche et l'Espagne, celle-ci revendiquant contre Marie-Louise le patrimoine de la maison de Parme et contre Murat le royaume de Naples. La France était aussi fort intéressée à ces affaires, principalement à cause de Naples, et les autres grandes puissances européennes (p.~520) n'y étaient point indifférentes. On imagina donc d'adjoindre à l'Espagne et à l'Autriche, la France, l'Angleterre, la Russie, qui, affranchies de toute prétention territoriale, pouvaient être moins contendantes et plus médiatrices.

Comités pour la Suisse, la liberté des fleuves, la liberté des noirs. La Suisse intéressait l'Europe entière au plus haut degré. On chargea un comité où l'on fit entrer l'Autriche, la France, la Russie, l'Angleterre, d'écouter les cantons et de tâcher de les concilier. Enfin on forma un comité pour les affaires de la liberté des fleuves, où figuraient la France, la Prusse, l'Autriche, l'Angleterre, et un comité tout spécial pour la traite des nègres, exclusivement composé des puissances maritimes.

Tandis que les négociations continuent à l'égard de la Saxe et de la Pologne, on entame les affaires d'Italie. Cette distribution du travail une fois opérée, on continua les négociations déjà si vivement entamées pour la Saxe et la Pologne, et on les commença pour l'Italie et pour la Suisse, dont on s'était entretenu accidentellement, mais sans suite et sans pouvoirs.

Énumération des affaires d'Italie. Question du maintien de Murat sur le trône de Naples. Les affaires d'Italie présentaient des difficultés de tout genre. Il fallait opérer la réunion de Gênes au Piémont promise au roi de Sardaigne, mettre d'accord la maison de Parme que l'Espagne soutenait, avec Marie-Louise qu'appuyaient son père et l'empereur Alexandre, rendre au Pape les Légations que Murat avait occupées, enfin satisfaire à l'égard de Naples les deux maisons de Bourbon, celle de France surtout attachant presque son salut au renversement du beau-frère de Napoléon.

Personne ne désirait l'y laisser, mais M. de Metternich voulait attendre une faute de sa part. Ce dernier sujet était le plus grave; il animait singulièrement M. de Talleyrand qui avait reçu de (p.~521) Louis XVIII à cet égard une mission spéciale, et qui était chaque jour stimulé par des lettres pressantes de ce monarque. Toutes les puissances désiraient la chute de Murat, et l'Autriche autant que les autres, parce qu'elle voyait bien qu'il ne demeurerait jamais tranquille, que, dans l'inquiétude continuelle dont il ne pouvait se défendre, il chercherait toujours à s'appuyer sur les libéraux italiens, et serait ainsi en Italie une cause perpétuelle de trouble. Pourtant M. de Metternich, personnellement engagé envers la cour de Naples, voulait être dégagé par les fautes de cette cour, et, de plus, comme il avait jugé utile de réunir 250 mille hommes en Bohême et en Gallicie, il désirait bien n'être pas obligé d'en avoir encore 150 mille en Italie. Aussi ne cessait-il de répéter au représentant de Louis XVIII, devenu alors le plus impatient des diplomates: Impatience de M. de Talleyrand, et fautes qu'elle lui fait commettre. Sachez attendre; quelques mois ne s'écouleront pas sans que vos vœux soient accomplis. Vous soutenez ardemment, plus ardemment que nous, la cause de la Saxe, laissez-nous la terminer, et ne nous obligez pas à résoudre toutes les questions à la fois.—Ces paroles étaient fort sages assurément, car dans l'état de l'Italie, avec le mécontentement qui l'agitait, des Alpes Juliennes aux Calabres (la Toscane exceptée), avec un personnage aussi téméraire que Murat, disposant de quatre-vingt mille hommes, réconcilié à cette époque avec Napoléon, ce n'était pas assez de cinquante mille Autrichiens en Italie, et c'était cependant tout ce que l'Autriche pouvait y envoyer en ce moment. M. de Talleyrand, ne tenant aucun compte de ces raisons, prétendait que quelques (p.~522) mille Français suffiraient pour terminer cette affaire. À cela M. de Metternich répliquait qu'au delà du Rhin, contre des Prussiens ou des Russes, les soldats français seraient toujours fidèles à leur drapeau; mais qu'en Italie, contre Murat, contre Napoléon peut-être, il fallait moins compter sur leur fidélité. Pour toute réponse, M. de Talleyrand se plaignait de la faiblesse de M. de Metternich, remplissant Vienne de propos désobligeants sur lui, sur les motifs qui le portaient à ménager la cour de Naples, propos qui blessaient le premier ministre autrichien, et nuisaient beaucoup aux intérêts de la légation française, et au succès même de ses vœux les plus chers.

Question de la translation de Napoléon aux Açores. Un autre sujet excitait vivement le zèle de M. de Talleyrand, en proportion de l'importance qu'y attachait Louis XVIII, et ce sujet c'était la translation de Napoléon aux Açores. Sur cette question, comme sur celle de Naples, M. de Metternich, que ne gênait ici aucun engagement, était au fond de l'avis de M. de Talleyrand, et formait les mêmes vœux. En effet il avait toujours regardé comme souverainement imprudent de placer Napoléon à l'île d'Elbe, à quatre heures des côtes d'Italie, et à quarante-huit de celles de France. Mais s'il n'était pas gêné par des engagements, il l'était par les difficultés de la chose elle-même. L'empereur François ne s'était pas laissé embarrasser dans sa politique par les liens de parenté, pourtant il s'en fallait qu'il fût insensible aux affections de famille, et bien qu'il n'aimât point son gendre, il n'aurait pas voulu devenir son bourreau, en l'envoyant mourir dans un climat (p.~523) meurtrier. Il n'aurait peut-être pas résisté à une mesure de prudence résolue par ses alliés, mais il n'en eût pas pris l'initiative. L'Angleterre pensait aussi qu'on ne pouvait pas laisser Napoléon si près des côtes d'Europe, et lord Castlereagh s'en était exprimé sans détour; mais il considérait le traité du 11 avril comme un embarras, à cause du Parlement britannique, où il n'était pas facile de faire approuver un manque de foi. Il voulait donc qu'on attendît quelque faute de Napoléon ou de ceux qu'on supposait ses complices, pour être justifié des précautions qu'on prendrait contre lui. Aussi ne cessait-il de réclamer auprès de la France le payement des deux millions stipulés par le traité du 11 avril, afin que les puissances européennes ne fussent pas les premières à violer ce traité. Ses collègues à Vienne adressaient les mêmes instances à M. de Talleyrand, qui les transmettait inutilement à Louis XVIII. La Prusse n'avait aucune objection à tout ce qu'on ferait contre la personne de Napoléon. Alexandre est le seul obstacle à cette translation. Le véritable obstacle était ailleurs, il était dans la générosité, l'honneur, et, il faut le dire aussi, dans les calculs d'Alexandre. Ce prince était le véritable auteur du traité du 11 avril, et on le lui reprochait assez souvent pour qu'il lui fût impossible de l'oublier. Sans se laisser ébranler par les reproches adressés à ce traité, il attachait une sorte de point d'honneur à le faire observer, il en demandait tous les jours la fidèle exécution, soit en réclamant une dotation princière pour le prince Eugène, soit en appuyant le maintien de Marie-Louise dans le duché de Parme, soit en blâmant amèrement le refus du (p.~524) trésor français d'acquitter le subside de 2 millions. Ajoutez qu'il n'était pas assez content de l'Autriche pour la vouloir débarrasser du redoutable voisin qu'il lui avait donné, en plaçant Napoléon à l'île d'Elbe. Son langage même à cet égard avait été fort imprudent depuis sa récente irritation contre M. de Metternich.—On déchaînera s'il le faut, disait-il, le monstre qui fait tant de peur à l'Autriche et à d'autres.—Cette parole avait eu à Vienne un fâcheux retentissement. Mais on calomnierait l'un des plus nobles caractères des temps modernes, si on croyait que ce fût là l'unique motif d'Alexandre pour s'opposer à une violence contre le prisonnier de l'île d'Elbe. Véritables motifs d'Alexandre pour s'y opposer. Par honneur, par générosité, il n'y aurait jamais consenti, et on en était tellement certain que personne n'essayait de l'entretenir d'un pareil sujet. C'était une mesure de prudence à laquelle on pensait sans oser en parler, de peur de la rendre impossible en l'ébruitant, mais à laquelle, sans avoir encore de parti pris, on inclinait fortement, Alexandre seul excepté. C'était un de ces points si nombreux sur lesquels M. de Metternich disait qu'il fallait savoir s'en rapporter au temps.

La dépossession de Murat, la translation du prisonnier de l'île d'Elbe aux Açores, étaient donc les plus délicates des affaires d'Italie. Aussi lorsque les puissances chargées des questions italiennes en parlèrent pour la première fois, M. de Metternich en parut-il fort embarrassé. Il ne manqua pas d'alléguer les complications qu'il redoutait en Italie, si on n'y était pas très-prudent, ce qui lui attira plus (p.~525) d'une réplique désagréable de M. de Talleyrand. Toutefois en suivant l'ordre géographique, Naples venait la dernière des questions italiennes, et cette classification fut la seule concession qu'on obtint du plénipotentiaire français. En adoptant cet ordre, la question de Gênes et du Piémont précédait toutes les autres. On la traita donc la première.

Affaire de Gênes. En général on était d'accord d'exécuter le traité de Paris, et d'abandonner Gênes au roi de Sardaigne en compensation de Chambéry. Mais les Génois n'étaient pas de cet avis. Ils avaient pour représentant à Vienne M. le marquis de Brignole, personnage très-considéré par sa naissance et ses qualités, auquel on témoignait de grands égards, mais dont on n'avait pas admis les pouvoirs, parce que c'eût été reconnaître à la république de Gênes une existence politique qu'on ne voulait plus lui accorder. On disait à cette ancienne république: Vous vous êtes donnée en 1805 à la France; la France vous a acceptée, est devenue dès lors votre souveraine, et en 1814 elle use de son droit de souveraineté en vous donnant au Piémont. Vous n'existez qu'à titre de province française que la France a pu céder, et dont nous avons agréé et consacré la cession.—Gênes contestait cette manière de raisonner, disait qu'elle s'était donnée à la France et non pas au Piémont, et ajoutait, ce qui était vrai, qu'elle n'avait ouvert les bras aux Anglais que sur la promesse formelle de lord Bentinck qu'on lui rendrait son indépendance. Lord Castlereagh eut beaucoup de peine à faire entendre raison aux Génois; mais sans s'inquiéter s'ils étaient persuadés ou non, le comité (p.~526) consacra leur adjonction à la couronne de Sardaigne, avec promesse de stipuler des garanties pour leur liberté et pour leur commerce. La question du territoire génois soulevait aussi des difficultés, parce que le traité de Paris parlait de la ville et non de l'État de Gênes. Mais on trancha ces nouvelles difficultés en vertu de l'autorité qu'on s'arrogeait alors sur tous les peuples de l'Europe, et l'affaire de Gênes fut terminée en deux ou trois séances par la commission chargée de s'occuper de l'Italie.

Question de la succession au trône dans la maison de Savoie. Après cette question vint celle de l'ordre de succession dans la maison de Savoie. Il était évident que le trône allait devenir vacant si on ne l'assurait à la branche de Savoie-Carignan, puisque tous les princes de la branche principale étaient sans héritiers. L'Autriche seule aurait pu contester l'ordre de succession qu'on voulait établir, dans l'espérance de faire arriver par mariage la couronne de Sardaigne sur une tête autrichienne. Mais elle n'aurait pas osé avouer une telle prétention dans un moment où elle venait de mettre la main sur la plus grande partie de l'Italie. Personne ne contestant, le vœu de la France fut accueilli sans difficulté, et la succession fut assurée à la branche de Savoie-Carignan.

Réclamations de la maison de Parme contre l'attribution de son duché à Marie-Louise. La troisième question dans l'ordre adopté était celle des États de Parme. L'Espagne appuyée par la France demandait qu'en conséquence de la restauration universelle qui s'accomplissait en Europe, la maison de Parme recouvrât ou son ancien duché, ou la Toscane qui, sous le titre de royaume d'Étrurie, lui avait été donnée par le Premier Consul à (p.~527) la prière de Charles IV, dont la fille avait épousé l'infant de Parme. Il n'y avait rien à répondre à une réclamation aussi fondée. Cependant l'Étrurie ayant été rendue en vertu du principe de restauration universelle au grand-duc de Toscane, il ne restait qu'une solution, c'était de restituer Parme et Plaisance à la reine d'Étrurie. Mais que devenaient alors le traité du 11 avril, et Marie-Louise, dont la dotation reposait sur ce traité?

Vie nouvelle que Marie-Louise s'était faite. Modestie de ses vœux. Cette princesse, comme nous l'avons dit au commencement de ce livre, était à Schœnbrunn, entendant des appartements qu'elle occupait le bruit des fêtes consacrées à célébrer sa chute, et, le croirait-on, presque fâchée de n'y pas assister, tant l'ennui dévorait déjà son âme faible et frivole! Jetée à son insu au milieu du gouffre des révolutions, dans l'espérance qu'on avait eue de le fermer en la mariant à Napoléon, elle avait presque perdu dans cette redoutable épreuve la mémoire, le sentiment, la force! La malheureuse était brisée; elle n'avait plus que deux préoccupations, l'amour de son fils, et l'ambition de posséder le duché de Parme où elle voulait se retirer, et remplir loin des orages ses devoirs de mère. Un instant elle avait songé à se transporter à l'île d'Elbe, mais on n'avait pas eu de peine à l'en dissuader, en lui déclarant qu'elle n'y pourrait pas conduire son fils, trop dangereux à laisser dans les mains de Napoléon. Réduite à choisir entre le rôle de mère et celui d'épouse, elle avait opté pour le premier sans hésitation, et avec un regret que diminuait chaque jour la présence de M. de Neiperg, devenu, avons-nous dit, le dépositaire de toute sa (p.~528) confiance. S'étant entièrement soumise aux volontés de son père et à celles des souverains coalisés, elle suppliait que pour prix de sa soumission, on lui laissât le patrimoine promis à son fils, avec la permission d'aller y vivre dans la paix et dans l'oubli du rêve brillant qui avait un instant ébloui sa jeunesse. Sans doute on aurait pu souhaiter des sentiments plus énergiques à l'épouse de Napoléon, mais si la femme qu'il avait épousée par politique l'abandonnait par faiblesse, il n'avait guère à se plaindre du sort, et il faut être indulgent pour cette victime que rois et peuples avaient sans pitié immolée à leur repos, tour à tour l'élevant sur le plus haut des trônes, ou l'en précipitant pour leur avantage du moment, sans s'inquiéter de savoir si elle sentait, si elle vivait, si une souffrance quelconque déchirait son cœur, comme une fourmi qu'on écrase sous les pieds sans lui accorder même un regard! Elle était donc à Vienne, demandant à son père, qui demandait pour elle l'exécution des promesses contenues au traité du 11 avril.

Pitié qu'elle inspirait. Cependant qui aurait pu ne pas éprouver de commisération pour cette infortunée? Et quand M. de Metternich disait à la Russie, à l'Angleterre, à la France, à l'Espagne, qu'on ne pouvait pas exiger de François II qui avait déjà tant sacrifié à la politique commune, qu'il spoliât encore sa propre fille, tous les assistants étaient embarrassés, même les représentants de la France et de l'Espagne. La Russie, c'est-à-dire Alexandre, voulait qu'on tînt les engagements pris. L'Angleterre pensait qu'il était difficile de les violer complétement. (p.~529) Quant à la France, Louis XVIII aurait tout concédé si on lui avait promis l'expulsion de Murat, et quant à l'Espagne, Ferdinand VII réclamait, par esprit de famille, bien plus que par attachement pour une sœur qu'il n'avait jamais aimée, un lambeau quel qu'il fût des États italiens. Dans cette disposition des esprits, on songeait à un accommodement, c'était de rendre Parme et Plaisance à l'infante, ancienne reine d'Étrurie, et de donner l'une des Légations à Marie-Louise, avec réversibilité au Saint-Siége, qui aurait attendu ainsi la mort de l'archiduchesse pour recouvrer le territoire dont il était souverain légitime. Disposition à restituer les Légations au Pape. Toutefois l'esprit catholique du temps, et le désir d'assurer la prospérité du Saint-Siége qui ne pouvait se passer des Légations pour rétablir ses finances, étaient opposés à cette solution. Néanmoins on était, comme on le voit, près de s'entendre sur la plupart des affaires d'Italie, même sur celle de Murat qui par ses intrigues trop visibles avait d'abord été suspect, commençait à paraître coupable, et allait bientôt devenir un condamné pour la politique européenne.

Affaires suisses. La commission chargée des affaires suisses les avait trouvées dans l'état que nous avons précédemment décrit. Persistance de la querelle entre les anciens et les nouveaux cantons. Dix cantons, les uns nouveaux et formés de territoires autrefois sujets, les autres anciens mais animés d'un esprit d'équité, demandaient le maintien des dix-neuf cantons, et la confirmation des principes libéraux de l'acte de médiation. Ils étaient en opposition avec neuf autres cantons composant le parti de l'ancien régime, et dans lequel figuraient pêle-mêle le canton aristocratique de (p.~530) Berne, et les cantons démocratiques de Schwitz, d'Uri, de Glaris, car démocratie ne veut pas toujours dire justice, et on a vu quelquefois la démocratie aussi entêtée des préjugés du passé que l'aristocratie elle-même. Ces neuf cantons, comme nous l'avons dit, après avoir refusé de reconnaître la diète de Zurich, avaient fini par s'y rendre, et prétendaient qu'on leur restituât les territoires qu'ils avaient jadis possédés, que par suite on fît revenir les cantons de Vaud, d'Argovie, du Tessin, à l'état de sujets. Les deux partis n'avaient pas cessé d'être en armes, soit dans le territoire de Berne, soit dans celui de Vaud, d'Argovie et de Thurgovie.

D'abord on avait voulu exclure la France de cette négociation épineuse, comme de toutes les autres, parce qu'on désirait annuler son influence en Suisse autant qu'en Allemagne et en Italie. Mais, par une bizarrerie de cette situation, Berne, le canton aristocratique par excellence, Lucerne, Fribourg, les cantons où dominait le plus l'esprit de réaction, étaient en même temps ceux où subsistait le plus d'attachement pour la France, celle des Bourbons bien entendu. Cette disposition était due au grand nombre de militaires suisses ayant jadis servi en France, y ayant acquis des grades, des honneurs, de la fortune, et conservant pour elle une véritable gratitude. Ils avaient donc demandé très-positivement qu'un plénipotentiaire français fît partie du comité chargé des affaires helvétiques, et il avait été impossible de le leur refuser. M. le duc de Dalberg avait été désigné pour représenter la légation française dans ce comité.

(p.~531) L'influence de la France sur les anciens cantons contribue à amener un arrangement. Cette intervention de la France avait eu des effets excellents. Lorsque les cantons les plus prononcés pour le retour à l'ancien régime, tels que Berne, Uri, Schwitz, Lucerne, Fribourg, avaient vu MM. de Talleyrand et de Dalberg, quoique zélés pour eux, ne pas oser soutenir qu'il fallût faire redescendre les pays de Vaud, d'Argovie, du Tessin, à l'état de pays sujets, ou rétablir les distinctions de classes dans un État républicain, ils en avaient été fort embarrassés, et avaient regardé comme perdue la cause de leurs prétentions. Aussi, l'empereur Alexandre fidèle à ses sentiments libéraux, insistant pour que les dix-neuf cantons et les principes de l'acte de médiation fussent maintenus, sauf quelques légers changements, et la France ne contestant pas la justice d'une pareille conclusion, Berne et ses associés avaient commencé à plier, et une sage solution était devenue presque certaine. Il était admis que les dix-neuf cantons seraient conservés, que les principes de l'égalité civile continueraient de prévaloir dans le régime intérieur de la confédération, que quatre ou cinq des principaux cantons seraient alternativement investis de l'autorité fédérale, et que Berne serait dédommagé, soit dans le Porentruy, soit dans l'évêché de Bâle (territoires enlevés à la France), des sacrifices qu'on exigeait de sa part. Des compensations pécuniaires devaient être accordées aux autres cantons réclamants, pour les territoires qu'il n'était pas possible de remettre en état de sujétion.

Toutes les questions tendent à une solution, excepté celle de la Saxe et de la Pologne. Les questions d'Italie et de Suisse étaient donc en voie de solution, et la plupart même résolues, (p.~532) sauf celle de Naples, qu'on laissait à Murat le soin de résoudre lui-même. Dans cet état de choses, la Saxe et la Pologne restaient les seuls sujets de souci tout à fait persistants, mais tellement aggravés qu'on semblait toucher à une conflagration générale.

Les efforts de lord Castlereagh avaient cependant produit un certain effet sur les ministres prussiens. Lord Castlereagh avait continué ses efforts auprès des ministres prussiens pour les détacher de leur roi et de l'empereur Alexandre. M. de Metternich, obligé de se plier à la tactique de lord Castlereagh, l'avait secondé avec regret, car le sacrifice de la Saxe, quoique essentiellement conditionnel de sa part, lui coûtait beaucoup, et déplaisait extrêmement aux Autrichiens qui le regardaient comme plus dangereux que celui de la Pologne. Cependant les instances ardentes de lord Castlereagh, et les froids conseils de M. de Metternich, avaient obtenu un certain succès. On avait dit aux Prussiens que l'abandon de la Pologne était pour tous les Allemands un malheur, et pour les Prussiens en particulier, si voisins de la Russie, un péril des plus graves; que le dernier partage en laissant au moins la Vistule comme barrière entre l'Allemagne et la Russie, était de beaucoup le moins dangereux; que permettre à la Russie de passer la Vistule, lui livrer surtout Varsovie, tête et cœur de la Pologne, c'était lui fournir le moyen de la ressusciter, non pour en faire une Pologne indépendante, mais une Pologne soumise, qui serait dans les mains des czars un esclave valeureux se battant bravement pour ses maîtres, qui tendrait sans cesse à se rejoindre à ses membres épars, à reprendre la Gallicie (p.~533) à l'Autriche, Dantzig, Graudentz et Thorn à la Prusse. Il leur avait fait sentir le danger d'abandonner, même au pris de la Saxe, toute la Pologne à la Russie. On leur avait dit que si le grand Frédéric s'était pressé d'occuper une portion des provinces polonaises lors du premier partage, c'était pour lier la Vieille-Prusse à la Silésie, lesquelles autrement seraient restées complétement séparées, et auraient présenté deux côtés d'un angle droit se touchant seulement à leur sommet; qu'établie sur la Netze et la Wartha, entre Thorn, Bromberg, Posen, Kalisch, la Russie n'avait qu'un pas à faire pour couper en deux la Prusse d'un seul coup, lequel portant sur Berlin, jetterait d'un côté la Vieille-Prusse et la Poméranie, de l'autre la Silésie, comme deux branches d'arbre séparées de leur tronc; que tout ce qu'on donnerait sur l'Elbe à la Prusse, de Wittenberg à Dresde, ne pouvait compenser l'inconvénient de laisser la Russie à Posen, et que, dans leur intérêt même, ils devaient s'y refuser; que du reste on ne leur contestait pas ce qu'ils désiraient sur l'Elbe, que l'Angleterre, et l'Autriche elle-même leur abandonnaient la Saxe, mais à la condition qu'ils se réuniraient à la cause de l'Europe, et se sépareraient de l'ambitieux allié auquel ils s'étaient si malheureusement attachés; qu'enfin cet attachement consistait dans l'amitié du roi pour le czar, mais qu'on ne devait pas faire dépendre le sort des États des affections des princes, et que c'était aux ministres prussiens à éclairer Frédéric-Guillaume sur les intérêts de sa nation, et à lui résister s'ils ne parvenaient pas à l'éclairer.

Ces considérations fort puissantes, particulièrement auprès des militaires qui trouvaient bien (p.~534) dangereux l'établissement de la Russie vers la basse Wartha, avaient produit une certaine impression sur l'esprit des ministres prussiens, qui à leur tour n'avaient pas laissé d'agir un peu sur le roi. Alexandre s'aperçoit de l'ébranlement produit chez les Prussiens. Du moins Alexandre avait cru s'en apercevoir, et il en avait été profondément affecté, car si on parvenait à détacher de lui la Prusse, il allait se trouver seul contre l'Europe, n'ayant même plus la ressource de la France, qui était déjà engagée dans le sens des puissances allemandes, et à laquelle il n'était plus temps de s'unir. Réduit alors aux limites de l'ancien partage, il serait humilié aux yeux des Polonais, et réduit à entendre dire par ses sujets qu'il n'avait rien gagné aux dernières guerres, quoiqu'en les faisant il eût couru les plus grands périls. Il est vrai qu'il pouvait citer les acquisitions de la Finlande et de la Bessarabie, mais ces conquêtes, dues à l'alliance française, devenaient précisément la condamnation de sa politique de coalition, et étaient en outre pour l'ambition nationale ce qu'est pour un estomac avide un repas terminé depuis longtemps.

Il a une explication avec le roi Frédéric-Guillaume. Dans cette fâcheuse situation il se ménagea une explication avec le roi de Prusse au moyen d'un dîner en tête-à-tête, et là il déchargea son cœur, en parlant à ce prince avec la dernière véhémence. Il lui rappela les serments d'amitié qu'ils s'étaient faits l'un à l'autre, au commencement de 1813, au moment de leur réunion sur l'Oder, lorsque après quelques années de froideur, rapprochés par un même péril, ils s'étaient promis de succomber ensemble, ou de sauver ensemble leur pays et l'Europe. Vivacité de cette explication. Il lui rappela le dévouement que lui Alexandre, malgré (p.~535) ses plus fidèles sujets qui lui conseillaient de rester sur la Vistule et d'y traiter avec Napoléon, avait mis à tendre la main aux Allemands et à les affranchir; il lui dit que sans ce dévouement l'Allemagne serait encore esclave, et la Prusse réduite à cinq millions de sujets; que c'était uniquement à leur union qu'un tel changement de fortune était dû; que les puissances coalisées voulaient toutes profiter de ce changement de fortune, à l'exclusion des Russes à qui elles en étaient redevables; que confiner les Russes sur la Vistule c'était laisser pour eux sans prix le sang qu'ils avaient versé des bords de l'Oder à ceux de la Seine, car après le désastre de Moscou Napoléon leur offrait la Vistule, et ils auraient pu rentrer chez eux, sans s'exposer à de nouveaux hasards, sans sacrifier deux à trois cent mille soldats pour continuer la guerre en 1813, après s'être délivrés du grand-duché de Varsovie, et en restant nantis de la Bessarabie et de la Finlande; mais que maintenant on semblait ne plus penser à la grande résolution qu'ils avaient prise de passer la Vistule, malgré le sage Kutusof; que ceux des coalisés, les Autrichiens notamment, qu'il avait fallu violenter pour les entraîner à cette croisade européenne, et qui n'avaient pas dépensé le quart du sang répandu par les Russes, voulaient avoir seuls les fruits de la victoire; que n'ayant pas eu un village brûlé, ils refusaient de donner aux Russes le prix des ruines de Moscou; que les diplomates, en agissant ainsi, faisaient leur métier, mais que des princes pleins d'honneur, comme Alexandre et Frédéric-Guillaume, rapprochés par l'âge, par les vicissitudes de leur vie, par (p.~536) de communs revers, de communs succès, ne devaient pas permettre à l'ingratitude de les brouiller; que toujours heureux lorsqu'ils avaient été unis, malheureux lorsqu'ils s'étaient séparés, ils devaient avoir la superstition de leur union, et pour le bonheur de leurs peuples, pour leur bonheur privé, vivre et mourir alliés.

Il y avait beaucoup de vérité dans ce langage, non du point de vue européen, mais du point de vue prussien et russe, et il est certain que si, en détachant la Prusse de lui, on avait réduit Alexandre à rester sur la Vistule, il aurait dû regretter amèrement de l'avoir passée à la fin de 1812, et de n'avoir pas traité avec Napoléon au commencement de 1813, sauf il est vrai la gloire acquise d'être entré dans Paris, et de s'y être conduit en vainqueur généreux et civilisé.

Les deux monarques se jettent dans les bras l'un de l'autre, et se promettent d'être plus unis que jamais. Frédéric-Guillaume était fort sensible aux considérations de droiture, de constance en amitié, et il sentait d'ailleurs les obligations que l'Allemagne avait à l'empereur Alexandre, car si ce dernier eût suivi le conseil de Kutusof, et traité avec Napoléon après le passage de la Bérézina, l'issue des événements eût été bien différente. Il fut sensible aussi à la véhémence d'Alexandre, laquelle (d'après le propre récit de M. de Hardenberg) fut vraiment extraordinaire. Touché jusqu'au fond de l'âme, attachant en outre une sorte de superstition à son amitié avec le czar, il se jeta dans ses bras, et jura de lui rester fidèle. Mais Alexandre lui dit que la fidélité du roi ne suffisait pas sans la fidélité des ministres, et qu'il avait lieu de douter de celle-ci. (p.~537) Pour s'en éclaircir on appela M. de Hardenberg, et l'explication commencée avec le roi s'acheva devant le premier ministre. M. de Hardenberg est appelé, et obligé de s'engager de nouveau à la politique unie de la Prusse et de la Russie. Elle fut tout aussi vive avec ce dernier qu'elle l'avait été avec le roi lui-même. Ayant voulu présenter quelques-unes des raisons que faisaient valoir les Anglais et les Autrichiens pour tenir les Russes éloignés de la frontière prussienne, il fut violemment repoussé, et après un vain essai de résistance il fut contraint de se rendre, et de promettre de soutenir la politique à laquelle Alexandre et Frédéric-Guillaume venaient de s'engager de nouveau de la manière la plus solennelle.

L'arrangement qu'ils durent continuer de défendre en commun, c'était l'abandon à la Russie de la plus grande partie des provinces polonaises, moyennant la dévolution à la Prusse de la Saxe tout entière. Bases sur lesquelles on assoit la nouvelle constitution de la Pologne. Dans son projet, à la fois romanesque et ambitieux, de reconstituer la Pologne, Alexandre tenait surtout à posséder Varsovie, que les derniers partages avaient assignée à la Prusse afin de séparer la tête du corps, et de faire ainsi de cet infortuné pays un cadavre à jamais privé de vie.

Dislocations produites par les divers partages. En effet, les trois partages de 1772, de 1793, de 1795, avaient successivement disloqué la Pologne de manière à ne pas lui permettre de se reconstituer. Dans le premier (celui de 1772, imaginé et négocié par Frédéric le Grand), chacune des puissances copartageantes ne s'était attribué que ce qui lui était le plus nécessaire. La Prusse avait pris les bouches de la Vistule et les deux bords de cette rivière jusqu'à Thorn exclusivement, afin de faire disparaître les territoires polonais interposés entre (p.~538) la Vieille-Prusse et la Poméranie. L'Autriche avait pris la Gallicie, formant le pied des Crapacks; la Russie avait pris l'espace tant disputé au moyen âge entre les Moscovites et les Polonais, c'est-à-dire l'ouverture placée entre Smolensk et Witebsk, entre les sources de la Dwina et celles du Dniéper, et un territoire au delà, de Jacobstadt à Rogaczew, c'est-à-dire la partie orientale de la Lithuanie. (Voir les cartes nos 37 et 54.)

En 1793 et 1795 on avait tout pris, en suivant chacun ses convenances, mais en s'attachant surtout à séparer les membres de la malheureuse Pologne, de façon à les mettre hors d'état de jamais se rejoindre. Ainsi la Prusse s'était attribué le grand-duché de Posen, indispensable pour lier la Silésie et la Vieille-Prusse; elle avait ajouté à la Vieille-Prusse toute la partie de la Lithuanie qui s'étend jusqu'au Niémen de Drogitchin à Kowno, et enfin Varsovie elle-même, qu'on avait refusée à la Russie pour que celle-ci, destinée à avoir la plus grande partie du corps, n'eût pas aussi la tête. L'Autriche avait descendu la Vistule, à gauche jusqu'à la Pilica, à droite jusqu'au Bug. La Russie avait eu tout le reste, c'est-à-dire la Lithuanie entière, la Volhynie, la Podolie, etc. Lorsque Napoléon en 1807 et en 1809 avait songé à refaire la Pologne sous le nom de grand-duché de Varsovie, dispensé alors de ménagements envers la Prusse, mais non envers l'Autriche et la Russie, il avait repris d'abord à la Prusse les bouches de la Vistule, Dantzig qu'il avait érigé en ville soi-disant libre, le duché de Posen, le territoire à la gauche du Niémen, Varsovie surtout. Il (p.~539) avait ensuite, en laissant à l'Autriche la Gallicie, repris les deux rives de la haute Vistule jusqu'à la Pilica et jusqu'au Bug; mais il n'avait rien retiré à la Russie, qu'il ménageait encore plus que l'Autriche, puisqu'à cette époque il en avait fait le pivot de sa politique. De ces diverses reprises il avait composé le grand-duché de Varsovie, consistant spécialement dans le bassin de la Vistule depuis sa naissance vers les Crapacks jusqu'à son embouchure dans la Baltique, touchant presque à l'Oder d'un côté, s'étendant jusqu'au Niémen de l'autre, mais laissant en dehors la Lithuanie, la Volhynie, la Podolie, la Gallicie, c'est-à-dire plus des deux tiers du territoire polonais. (Voir la carte no 54.)

La Russie en 1814, voulant à son tour reconstituer la Pologne, avait sur Napoléon l'avantage de posséder une bien plus grande portion du territoire polonais, mais si on la forçait de s'arrêter à la Vistule même, elle ne devait avoir qu'un côté du bassin de cette rivière; elle ne devait surtout pas avoir Varsovie, si on s'en tenait rigoureusement au mode de partage résultant des traités de Kalisch, de Reichenbach, de Tœplitz. Comment Alexandre voudrait tracer le nouveau territoire de la Pologne. Ce qu'Alexandre voulait donc, c'étaient les deux rives de la Vistule, pour avoir Varsovie d'abord, c'est-à-dire la tête et le cœur du corps qu'il projetait de ressusciter, et, sur la rive gauche, assez de territoire pour que la capitale du nouvel État ne fût pas à la frontière. (Voir les cartes nos 54 et 37.) Pour ces motifs il désirait obtenir tout le duché de Posen, c'est-à-dire englober les deux rives de la Wartha. Il aurait voulu aussi remonter la Vistule jusqu'à Cracovie, rive droite et rive gauche (p.~540) comprises. Mais c'était demander à l'Allemagne, et particulièrement à la Prusse, de laisser arriver la Russie jusqu'à l'Oder, ce qui la plaçait bien près de Dresde et de Berlin, et à l'Autriche de la laisser remonter bien près des Crapacks, ce qui était l'abandon complet de la partie autrichienne du grand-duché de Varsovie, qu'on avait pourtant promis de se partager à peu près comme autrefois. Il est vrai qu'Alexandre disait que lorsqu'on avait promis de partager ce duché, on n'avait reconquis ni le Tyrol, ni l'Italie, ni la Hollande, ni la Belgique, et que l'Autriche, si prodigieusement enrichie grâce à ces acquisitions, pouvait bien lui abandonner toute sa part du grand-duché.

Concessions à offrir à l'Autriche, pour lui faire agréer les frontières qu'on se propose d'adopter. Les liens étant en ce moment resserrés avec la Prusse, il fut convenu de nouveau que la Russie passerait la Vistule, et en aurait la rive gauche en remontant aussi haut que possible. Toutefois, du côté de la Prusse, elle devait s'étendre plus ou moins dans la direction de la Wartha, selon que la Prusse obtiendrait plus ou moins au centre de l'Allemagne, c'est-à-dire en Saxe. C'était un point à régler après qu'on en aurait fini de la question de la Saxe, et en proportion du succès qu'on aurait remporté dans cette négociation. À l'égard de l'Autriche, Alexandre, en lui laissant la Gallicie qu'elle avait invariablement possédée depuis le premier partage, entendait recouvrer les portions de la Pologne qu'elle avait acquises dans le deuxième et le troisième partage, ce qui comprenait la rive gauche de la Vistule jusqu'à la Pilica, et la rive droite jusqu'au Bug, et dans ses vues il avait raison, car sans ces portions (p.~541) de territoire, Varsovie au levant se serait encore trouvée à la frontière. Mais c'était justement demander à l'Autriche toute sa part du grand-duché, qu'on était convenu de rendre aux anciens copartageants. À la vérité on pouvait, en insistant sur l'acquisition du Tyrol et de l'Italie non prévue en 1813, adoucir le sacrifice exigé de l'Autriche par l'abandon des mines de sel de Wieliczka, qui pour elle étaient de la plus grande importance; on pouvait faire de Cracovie une ville libre, comme on l'avait projeté pour Thorn et pour tous les points trop vivement disputés; on pouvait enfin lui rétrocéder le district riche et peuplé de Tarnopol, formant la Gallicie orientale, et donné par Napoléon à la Russie en 1809. D'ailleurs il y avait à faire valoir la raison de nécessité, car Varsovie n'avait pas même de banlieue, si on ne s'arrondissait pas au levant en reprenant les pays situés entre le Bug et la Pilica.

Attitude projetée de la Prusse dans la question polonaise, calculée de manière à pouvoir dire à l'Autriche qu'on a rempli les conditions mises par elle à l'abandon de la Saxe. Quant aux arrangements à négocier entre l'Autriche et la Russie, la Prusse devait être l'intermédiaire des concessions que la Russie ferait à l'Autriche pour en obtenir la haute Vistule, et remplir ainsi autant que possible l'une des conditions que M. de Metternich avait mises au sacrifice de la Saxe, celle de s'unir aux puissances occidentales dans la question polonaise. Nous venons de dire en effet, qu'obligé de se prêter aux manœuvres de lord Castlereagh, M. de Metternich s'était montré disposé à livrer la Saxe à la Prusse, à certaines conditions, qu'il espérait qu'on ne remplirait pas, c'est que Mayence appartiendrait à la Confédération, c'est que le Mein (p.~542) et la Moselle sépareraient les États allemands du Nord de ceux du Midi, et qu'enfin, dans la question polonaise, la Prusse opinerait avec l'Angleterre et l'Autriche. Décidée à concéder les points qui concernaient l'Allemagne, la Prusse, en faisant semblant d'aider l'Autriche dans le tracé des frontières polonaises vers la Gallicie, pouvait dire qu'elle avait rempli les conditions mises à l'abandon de la Saxe, et tenir dès lors le cabinet de Vienne pour engagé envers elle. Le succès de cette espèce de comédie importait fort à Alexandre, car la Russie s'avancerait dans le duché de Posen en proportion de ce que la Prusse obtiendrait en Saxe.

Alexandre et Frédéric-Guillaume s'étant ainsi remis d'accord, n'en furent que plus fermes dans leur ambition, et plus résolus dans leur langage. M. de Hardenberg avoue à lord Castlereagh ce qui s'est passé entre les deux souverains, et les nouveaux engagements qu'ils ont pris l'un envers l'autre. Toutefois le prince de Hardenberg, que lord Castlereagh avait espéré ébranler en lui procurant la Saxe aux conditions indiquées, ne put guère dissimuler au représentant de l'Angleterre les nouveaux liens qui venaient de rattacher la Prusse à la Russie. Il raconta lui-même la scène qui s'était passée entre Frédéric-Guillaume et Alexandre, en affirmant que jamais il n'en avait vu de pareille, et que devant une telle scène toute résistance était devenue impossible. Lord Castlereagh vit ainsi ses calculs trompés et M. de Metternich les siens réalisés, car ce dernier n'avait fait semblant de sacrifier la Saxe que parce qu'il était persuadé que la Prusse ne remplirait pas les conditions auxquelles on la lui cédait. Lord Castlereagh adressa de vifs reproches au prince de Hardenberg, lui dit qu'il (p.~543) aurait dû donner sa démission plutôt que de se rendre, mais ne l'amena pas à la donner, et la Prusse resta liée à la Russie plus fortement que jamais.

Sur ces entrefaites, un incident imprévu fit ressortir davantage encore le mécompte de la diplomatie anglaise, et provoqua même une véritable crise. On a vu que la Russie et la Prusse avaient osé prendre possession des territoires en litige, la Russie en évacuant la Saxe pour la livrer aux troupes prussiennes, en concentrant par conséquent ses forces sur la Vistule, et en expédiant le grand-duc Constantin à Varsovie pour y organiser le nouveau royaume de Pologne; la Prusse en occupant ostensiblement la Saxe tout entière, et en y envoyant des officiers civils pour y établir l'administration prussienne. Cette double démonstration avait paru fort inconvenante, et n'avait pas peu contribué, comme nous venons de le raconter, à décider la réunion immédiate du congrès. Une publication accidentelle, suite inévitable des actes imprudents de la Russie et de la Prusse, mit le comble au scandale, et poussa leurs adversaires au dernier degré d'exaspération.

Proclamation du prince Repnin, gouverneur de la Saxe, annonçant aux Saxons qu'ils vont passer sous l'autorité de la Prusse, du consentement de toutes les puissances. Le prince Repnin, gouverneur de la Saxe pour la Russie, en quittant cette province qu'il avait sagement administrée, crut devoir adresser ses adieux aux Saxons, et, dans une déclaration qui devint publique, leur annonça formellement qu'ils allaient passer sous le gouvernement de la Prusse, par suite d'un accord avec l'Angleterre et l'Autriche elle-même. Il leur dit qu'au surplus leur pays ne serait point morcelé, qu'ils resteraient, comme on le leur (p.~544) avait promis, sujets du même souverain; que ce souverain, Frédéric-Guillaume, connu par ses vertus, assurerait leurs droits et ferait leur bonheur, comme il faisait déjà celui de ses nombreux sujets; que sans doute ils devaient regretter le vieux roi, qui pendant quarante ans leur avait procuré le plus doux repos, mais qu'une destinée supérieure avait prononcé, et qu'après de justes regrets accordés à Frédéric-Auguste, ils seraient fidèles à Frédéric-Guillaume, et se montreraient dignes de ses bienfaits par leur soumission et leur dévouement.

Grand effet de cette proclamation sur les Allemands. La bonne foi de cette déclaration, les excellents sentiments mêmes qu'elle respirait, en rendirent l'effet plus grand, en prouvant à quel point les choses étaient avancées. Elle produisit une impression extraordinaire sur tous les Allemands réunis à Vienne. Lord Castlereagh, M. de Metternich, furent assaillis de questions. On leur demanda s'il était vrai que la Saxe fût, de leur consentement, devenue une province prussienne, et qu'ainsi le congrès, solennellement convoqué à Vienne, eût été réuni pour consommer une usurpation non moins odieuse que toutes celles qu'on avait reprochées à Napoléon. L'agitation des esprits devint extrême, et lord Castlereagh, craignant qu'en Angleterre on ne comprît pas bien une politique qui pour racheter la Pologne sacrifiait la Saxe, M. de Metternich, n'ayant aucun doute sur le détestable effet de cette politique parmi les Autrichiens, se hâtèrent de démentir les assertions du prince Repnin. Démentis donnés par l'Angleterre et l'Autriche, et rendus par la Prusse et la Russie. Ils les démentirent dans des conversations, dans des articles de journaux, en affirmant que le gouverneur russe (p.~545) de la Saxe avait donné pour réalisé ce qui n'était pas même résolu, et ce qui dépendait encore de négociations fort difficiles, et fort éloignées d'une conclusion. Les Russes et les Prussiens répondirent avec beaucoup d'aigreur qu'on jouait sur les mots, que sans doute rien n'était signé, mais que dans une note, formant engagement, l'Autriche avait admis l'incorporation de la Saxe à la Prusse, à des conditions qui étaient toutes accomplies, et que l'Angleterre n'avait jamais contesté cette incorporation. À ces assertions les Autrichiens répliquèrent qu'en s'exprimant de la sorte on trompait la bonne foi des légations réunies à Vienne, que l'Autriche avait toujours considéré le sacrifice de la Saxe comme un malheur pour l'Allemagne, et par suite pour l'Europe, qu'elle avait sans cesse conseillé à la Prusse d'y renoncer dans son intérêt même, et qu'en tout cas elle y avait mis des conditions dont la principale restait inaccomplie, c'était que le cabinet de Berlin se séparerait de la Russie dans le règlement de la question polonaise. Au milieu de ces contradictions, de ces démentis, un nouveau fait du même genre vint ajouter encore à l'irritation des esprits. Proclamation du grand-duc Constantin aggravant celle du prince Repnin. On lut une proclamation du grand-duc Constantin adressée aux Polonais, et dans laquelle, au nom de son frère Alexandre, il les appelait à se réunir tous autour du vieux drapeau de la Pologne, pour défendre leur existence et leurs droits menacés.

Cette dernière manifestation mit le comble à l'exaspération générale. Les adversaires des Prussiens et des Russes pensèrent dès lors qu'il fallait à tant de hardiesse opposer autre chose que des articles de (p.~546) journaux ou des propos dans les salons de Vienne, et ils n'hésitèrent plus à dire qu'il était urgent de préparer des forces, et de les disposer de manière à contenir les ambitieux qui prétendaient partager l'Europe à leur gré. C'étaient les Bavarois et les Autrichiens qui montraient la plus grande animation, les premiers, parce que la suppression d'un État aussi important que la Saxe était un exemple effrayant pour tous les princes de la Confédération, les seconds, parce que l'union intime de la Prusse et de la Russie, et l'établissement de ces deux puissances au pied des montagnes de Bohême et des Crapacks était une entreprise des plus inquiétantes pour leur sûreté. Les Autrichiens en particulier étaient exaspérés de l'arrogance des Prussiens et des Russes, et demandaient ce que les uns et les autres seraient devenus, si, après les batailles de Lutzen et de Bautzen, l'armée autrichienne n'était pas accourue à leur secours, si à Dresde, à Leipzig, elle n'avait pas supporté le poids principal de la guerre.—Si le salut de l'Europe, disaient-ils avec raison, était, comme on avait l'insolence de le prétendre, l'ouvrage exclusif d'une partie des coalisés, n'était-il pas plus juste de l'attribuer à ceux qui, en se prononçant en 1813 au péril de leur existence, au mépris même des liens de famille, avaient tout décidé, qu'à ceux qui, réduits à eux seuls, n'avaient su défendre ni la Saale, ni l'Elbe, ni l'Oder?—

Langage fort rude du prince de Schwarzenberg envers Alexandre. Le prince de Schwarzenberg, entouré de la considération générale, et ne cherchant pas habituellement à se faire valoir, mais devenant rude et même dur lorsqu'on le poussait à bout, eut divers (p.~547) entretiens avec Alexandre qui était du reste toujours pour lui soigneux et plein d'égards. Il n'eut aucun ménagement pour l'empereur, et fortement excité par les cris qui s'élevaient de tous côtés, il osa lui dire qu'après avoir eu dans sa loyauté personnelle une foi aveugle, il en était presque à se repentir de cette extrême confiance. Il ajouta que s'il avait prévu tout ce qui arrivait, il n'aurait pas conseillé à son souverain d'unir les armées de l'Autriche à celles de la Prusse et de la Russie, qu'il n'aurait pas lui-même accepté le commandement de ces armées, qu'il n'aurait pas tant prodigué son sang, tant dévoré d'affronts, tant assumé de responsabilité, pour le succès de la cause commune. Il lui rappela les instances, les supplications des coalisés envers l'Autriche, avant qu'elle eût pris son parti, et leur ingratitude après; il lui dépeignit le détestable effet de ces audacieuses prétentions qui étaient la plus éclatante justification de Napoléon, il lui montra enfin le danger d'ouvrir les yeux à l'Europe en lui laissant voir qu'elle n'avait fait que changer de maître.—Napoléon, dit le prince de Schwarzenberg, retiré dans son île, était encore tout-puissant sur les esprits, et qu'adviendrait-il si, au milieu des cours européennes donnant le spectacle scandaleux de leur avidité et de leurs divisions, il apparaissait tout à coup dans l'un ou l'autre camp?—

Déc. 1814. Embarras d'Alexandre en écoutant le prince de Schwarzenberg. Le généralissime autrichien était hors de lui, et il embarrassa le czar par la véhémence de son langage. Alexandre s'excusa beaucoup, désavoua les idées ambitieuses qu'on lui prêtait, allégua de nouveau sa loyauté, sa générosité connues, cita ses (p.~548) engagements à l'égard des Polonais et des Prussiens, se montra fort étonné de la vivacité qu'on témoignait au sujet d'un arrangement qui lui avait paru tout naturel, et manifesta au surplus une sorte de regret de ce que les choses eussent été poussées si loin, et de ce qu'il se fût si fort avancé. Néanmoins, quoique prenant le ton de l'excuse et même du regret, il ne parut pas avoir renoncé à ses idées.

Sur ces entrefaites, lord Castlereagh reçoit d'Angleterre des instructions qui l'obligent à changer de tactique, et à défendre la Saxe. Quelque désir qu'on eût d'éviter la guerre, et de recourir à la France, ce qui était inévitable dans le cas d'une rupture, il fallut bien y penser. Lord Castlereagh venait de recevoir d'Angleterre des instructions qui changeaient sa situation, et devaient aussi modifier sa conduite. Jusqu'ici, se comportant à la manière des ministres britanniques qui dans tous les temps faisaient bon marché des intérêts hanovriens, plus chers à la famille régnante qu'à la nation anglaise, il n'avait guère tenu compte des chagrins des princes allemands, et il avait semblé oublier, dans la question de la Saxe, qu'il était ministre d'un roi de Hanovre aussi bien que d'un roi d'Angleterre. Le véritable motif de sa conduite, c'est qu'il avait supposé dans le Parlement d'Angleterre beaucoup plus de chaleur pour la Pologne que pour la Saxe. Pourtant il n'était pas possible qu'on lui laissât longtemps suivre une tactique pareille. Une multitude de lettres avaient été écrites de Vienne au régent d'Angleterre, surtout par les princes de Cobourg. Ces princes pendant les dernières guerres s'étaient attachés à la Russie, avaient servi dans ses armées, mais n'avaient pas oublié leurs devoirs envers le chef de (p.~549) leur maison, le roi de Saxe, qui les avait toujours protégés contre Napoléon, et ils plaidaient en ce moment sa cause avec une honorable fidélité. L'un était à Vienne, où il bravait tous les jours les colères et les menaces d'Alexandre, l'autre était à Londres, où il se préparait, disait-on, à épouser la princesse Charlotte d'Angleterre. Tous deux, secondés par les ministres autrichiens, avaient fait sentir au Prince régent, futur monarque de Hanovre et d'Angleterre, le danger de sacrifier la Saxe, et le Prince régent à son tour avait insisté auprès du cabinet britannique pour qu'on ordonnât formellement à lord Castlereagh de la défendre. L'ordre avait été donné en effet, et était parvenu à Vienne dans les premiers jours de décembre.

Cet ordre ne pouvait arriver plus à propos. Il obligeait lord Castlereagh à changer de conduite, et l'y aidait en lui fournissant un motif tout naturel d'expliquer son changement. D'ailleurs, contrarié peut-être si ses nouvelles instructions lui étaient arrivées quelques jours plus tôt, lord Castlereagh en était satisfait maintenant, en voyant qu'il avait été dupe de sa complaisance pour les Prussiens. En conséquence il tomba d'accord avec M. de Metternich qu'il fallait absolument refuser le sacrifice de la Saxe et de la Pologne, et montrer aux deux monarques coalisés la détermination de leur résister par tous les moyens. Le prince de Wrède, représentant toujours très-actif et très-utile de la Bavière, poussait beaucoup à des résolutions énergiques. Il offrait au nom de sa cour vingt-cinq mille hommes par chaque centaine de mille hommes que fournirait (p.~550) l'Autriche, et il voulait en outre qu'on s'entendît avec la France, car sans elle la balance des forces resterait incertaine. L'Autriche en effet avait 300 mille hommes, dont elle pourrait employer activement 200 mille contre la Russie et la Prusse; la Bavière n'en donnerait guère plus de 60 mille, bien qu'elle se promît d'en réunir davantage; les autres princes allemands, placés en dehors de l'action des Prussiens et des Russes, en fourniraient 40 mille environ, le royaume des Pays-Bas autant peut-être; mais il ne fallait pas compter sur un plus grand nombre, l'Angleterre ayant encore toutes ses troupes engagées dans la guerre d'Amérique. C'étaient donc environ 350 mille hommes, ne surpassant pas les forces de la Russie et de la Prusse, qui pouvaient bien réunir l'une 200 mille combattants, et l'autre 150 mille. On se décide à l'emploi de la force, et par suite à accepter les secours de la France. La quantité étant égale, la qualité étant supposée l'être, le sort des armes restait douteux, et on était exposé à s'égorger sans résultat pendant des années, en présence de la France demeurée simple spectatrice de ce conflit, si heureux pour elle. Afin de le rendre décisif il fallait l'y engager elle-même, en acceptant 100 mille Français, qui termineraient la querelle en se jetant sur la Prusse, soit par les provinces rhénanes, soit par la Franconie. Sans doute on pouvait craindre le prix dont il faudrait payer un tel secours, si on était réduit à le demander, mais la légation française l'offrait gratis sans qu'on le demandât, et accompagnait son offre des plus vives instances pour le faire agréer.

Ces raisons données en particulier par la Bavière, et se présentant spontanément à l'esprit de tout le (p.~551) monde, étaient décisives. Il y aurait eu folie à ne pas accepter le secours de la France, qui était offert gratuitement, et qui devait être très-efficace, quoiqu'on eût affecté d'en douter. En ce moment, le bruit de nos armements, provoqués par M. de Talleyrand, était répandu de tous côtés, et la ville de Vienne était remplie de lettres écrites de Paris, dans lesquelles on rapportait ce qui s'y passait. Ces lettres parlaient de l'état intérieur de la France, et du mécontentement excité par la marche politique des Bourbons, mais toutes, en faisant mention du mauvais esprit de l'armée, ajoutaient qu'elle s'augmentait sensiblement, que jamais elle n'avait été composée de meilleurs soldats, et qu'employée au dehors elle serait aussi redoutable que dans les jours de sa plus brillante gloire. Les lettres adressées aux Russes et aux Prussiens étaient moins bienveillantes pour la France, et surtout pour les Bourbons, mais celles qui émanaient du duc de Wellington et de M. de Vincent, ambassadeurs d'Angleterre et d'Autriche à Paris, tout en convenant des fautes politiques de la dynastie restaurée, étaient d'accord pour vanter l'armée française et le parti qu'on pouvait en tirer. Elles vantaient aussi le bon état de nos finances, dont on avait peine à s'expliquer le prompt rétablissement, mais dont la puissance paraissait redevenue bien grande à la facilité qui se manifestait dans tous les services.

Mais comme la France offre ses services sans qu'on les lui demande, on se décide à ne lui rien dire, certain qu'on est de son concours lorsqu'on en aura besoin. Il n'y avait donc plus à douter, comme avaient paru le faire lord Castlereagh et M. de Metternich, de l'efficacité des secours que la France était en mesure de fournir. On ne devait pas douter davantage de (p.~552) l'empressement qu'elle mettrait à les donner, car les instances de M. de Talleyrand pour avoir un rôle dans la croisade entreprise en faveur de la Saxe, et les communications continuelles échangées entre la légation française et la légation bavaroise, ne laissaient à cet égard aucune incertitude. Pourtant on n'était pas pressé de faire des confidences à la France, et de lui avouer que les alliés en étaient venus à combiner des plans de campagne les uns contre les autres. Un amour-propre de coalisés retenait encore lord Castlereagh et M. de Metternich, et ils ne voulurent point s'ouvrir envers M. de Talleyrand, certains qu'ils étaient de le voir accourir à la première insinuation. On savait bien d'ailleurs que la Bavière lui en apprendrait toujours assez pour qu'il se tînt prêt. Plan de campagne pour le cas d'une rupture avec la Prusse et la Russie; ce plan conçu par le prince de Schwarzenberg et le maréchal de Wrède. En conséquence on arrêta un plan exécutable au mois de mars 1815, et dans lequel, sans avoir dit un mot à la France, on disposait de ses forces comme assurées. En vertu de ce plan, combiné par le prince de Schwarzenberg et le maréchal de Wrède, 320 mille Autrichiens, Bavarois, Wurtembergeois, Badois, Saxons, etc., devaient agir en deux armées par la Moravie et la Bohême. La première de ces deux armées, forte de 200 mille hommes sous le prince de Schwarzenberg, se porterait par la Moravie sur la haute Vistule, et la seconde, forte de 120 mille sous le maréchal de Wrède, marcherait par la Bohême sur l'Oder, tandis que 50 mille Français entreraient en Franconie pour empêcher qu'on ne tournât l'armée de Bohême, et 50 mille dans les provinces rhénanes pour opérer en Westphalie de concert avec les Hollando-Belges. On ne doutait pas que la Prusse (p.~553) ne fût accablée sous cette masse de forces, et la Russie rejetée fort au delà de la Vistule. L'Angleterre jusqu'à la fin de sa guerre avec l'Amérique serait dispensée de fournir des soldats; mais elle soudoierait les nouveaux coalisés, les Français exceptés, qui n'avaient pas plus besoin de l'argent que de l'épée d'autrui. Tous ces plans, qu'on se proposait de mûrir davantage si on en arrivait à l'exécution, devaient demeurer le secret des Anglais, des Autrichiens, des Bavarois, et n'être communiqués aux Français que par une indiscrétion officieuse de la Bavière. Provisoirement, et par première précaution, l'Autriche fit marcher 25 mille hommes de renfort en Gallicie, où elle en avait déjà 40 mille.

M. de Metternich se sentant appuyé s'explique enfin catégoriquement, et déclare que la Prusse n'ayant point rempli les conditions qu'on lui avait posées, n'aura point la Saxe. Fort de ces combinaisons, M. de Metternich s'expliqua enfin catégoriquement avec les Russes et les Prussiens, et dans une note datée du 10 décembre, déclara que, vu l'opinion unanime de l'Allemagne, vu les résolutions définitives de l'Angleterre exprimées dans les nouvelles instructions qu'avait reçues lord Castlereagh, vu l'opinion de toutes les grandes puissances européennes, et spécialement celle de la France, vu enfin l'inexécution des conditions posées à la Prusse dans un moment de condescendance à ses désirs, la Saxe serait maintenue dans son état actuel, sauf quelques sacrifices de territoire qui étaient jugés nécessaires pour mieux tracer la frontière prussienne, et qui, en tout cas, seraient la punition des fautes commises par le roi Frédéric-Auguste.

Grande émotion causée à Vienne par la note autrichienne, datée du 10 décembre. Le langage de l'Autriche, très-positif cette fois, (p.~554) produisit à Vienne une fort grande émotion. On ne pouvait parler ainsi qu'après un parti bien arrêté d'en arriver aux dernières extrémités, qu'après avoir calculé ses ressources, préparé ses moyens, et noué ses alliances. Du reste, le seul aspect extérieur des choses semblait révéler que l'Autriche, l'Angleterre, la France s'étaient mises d'accord, et avaient pris la résolution d'agir en commun. C'est tout au plus si, tous ensemble, on avait pu venir à bout de la France, mais que ferait-on lorsqu'on serait la Prusse et la Russie seulement, contre l'Autriche, l'Angleterre et la France? La partie n'était pas tenable pour les deux puissances du Nord. Les Prussiens contre qui cette manifestation était particulièrement dirigée, en ressentirent la plus violente irritation. Il y avait alors à Vienne auprès du roi Frédéric-Guillaume, l'entourant, l'obsédant de leurs exigences orgueilleuses, les principaux chefs de l'armée prussienne, et notamment le maréchal Blucher, lesquels tenaient le langage le plus hautain, et prétendaient avoir été les seuls vainqueurs de Napoléon, les seuls sauveurs de l'Europe. À les en croire on ne pouvait leur rien refuser, et quiconque serait opposé à leurs prétentions, devait s'attendre à rencontrer leurs épées. Les Prussiens veulent éclater, mais Alexandre les contient. Les ministres prussiens mus par les mêmes sentiments voulaient répondre immédiatement, et en quelque sorte coup pour coup, à la dépêche autrichienne. Ils allaient le faire avec toute la véhémence de leur état-major, et se préparaient même à jeter à la tête de l'Autriche le reproche d'un manque de foi, lorsque l'empereur Alexandre qui n'était pas disposé à (p.~555) pousser les choses aussi loin, bien qu'il fût fort animé, les empêcha de suivre le premier mouvement et surtout de se servir du langage qu'ils semblaient prêts à employer dans leur réponse. Il les contint, et essaya des moyens d'adresse, dans lesquels il excellait lorsqu'il n'était pas jeté hors de son caractère. Alexandre tente un effort auprès du prince de Schwarzenberg et de l'empereur François, mais sans aucun succès. Il vit les Autrichiens d'abord, en commençant par le prince de Schwarzenberg et l'empereur François. Il trouva le premier non pas arrogant à la façon des Prussiens, mais sévère et résolu, et fut même assez mécontent de lui pour s'en plaindre à M. de Metternich, qu'il accusait d'avoir rempli de fausses idées le chef de l'armée autrichienne. Il aborda ensuite l'empereur François, chez lequel il trouva la politesse d'un hôte envers ses hôtes, mais cette tranquille détermination qui souvent impose plus que l'emportement. Il eut enfin une nouvelle entrevue avec M. de Talleyrand. C'était la troisième, car depuis qu'Alexandre était à Vienne il comptait les rencontres avec l'illustre diplomate, chez qui cependant il avait à Paris consenti à prendre logement. Cette fois il sollicita pour ainsi dire l'entrevue, et prenant M. de Talleyrand par le bras dans l'un des salons de Vienne, il lui assigna lui-même un rendez-vous. M. de Talleyrand s'étant présenté au jour indiqué, il l'accueillit sinon avec le séduisant abandon des premiers temps, du moins avec une bonne grâce amicale qui était une invitation à se rapprocher, et traita avec une remarquable modération les sujets qui peu auparavant lui ôtaient tout son sang-froid. Il a une nouvelle entrevue avec M. de Talleyrand. Il demanda à M. de Talleyrand comment il se faisait qu'après s'être montré (p.~556) à Paris favorable au projet de reconstituer la Pologne, il s'y montrait aujourd'hui si contraire, à quoi M. de Talleyrand répondit qu'il était encore partisan de la restauration de la Pologne, mais de la Pologne libre, indépendante, ayant un caractère européen, et non pas de la Pologne russe. Le diplomate français ajouta, conformément à la tactique déjà employée, que du reste l'affaire de la Pologne ne regardait plus la France; que dès qu'il ne s'agissait pas de refaire une vraie Pologne, mais de tracer des frontières entre l'Allemagne et la Russie, il leur abandonnait une besogne qui les intéressait exclusivement, et que dans cette question la Russie ne rencontrerait pas les Français sur son chemin. C'était une sorte de rapprochement sans doute, mais ce n'était presque rien accorder au czar que de lui concéder la Pologne, si on ne lui concédait la Saxe en même temps. Sur ce dernier point M. de Talleyrand parut inflexible, et négligeant les arguments tirés de l'équilibre européen, il s'efforça de démontrer à l'empereur Alexandre que le repos du monde, la gloire de l'Europe, tenaient désormais au rétablissement de la légitimité en toute chose et en tout lieu. De telles idées n'avaient guère de crédit auprès du czar surtout dans la bouche de M. de Talleyrand. Il ne parut pas attacher grande importance à ces professions de foi de l'ancien ministre de l'usurpateur, et il lui répéta qu'il était engagé à l'égard des Prussiens, que sa politique à lui c'était la fidélité à sa parole, et que si M. de Talleyrand pouvait décider les Prussiens à le dégager de celle qu'il leur avait donnée, il n'insisterait (p.~557) pas.—M. de Talleyrand répondit qu'il fallait s'adresser à d'autres que lui pour se faire écouter des Prussiens, mais que l'empereur Alexandre avait un moyen de changer leurs résolutions, c'était de leur rendre leur part de la Pologne.— Marché offert à M. de Talleyrand, et refusé. Vous voulez donc, repartit Alexandre, que je me dépouille pour vous contenter?... je ne puis l'entendre ainsi. Mais tenez, ajouta-t-il, faisons un marché. J'ai votre secret, je sais quel est ici votre objet principal; vous poursuivez la chute de Murat. Eh bien (en tendant la main à M. de Talleyrand), unissons-nous, je serai avec vous dans cette question, et elle sera bientôt décidée suivant vos vœux, si vous me concédez la Saxe.— La France en ce moment aurait pu obtenir tout ce qu'elle aurait voulu de la Russie. Il y avait en ce moment sur le visage d'Alexandre l'expression vive et caressante du désir, et il était clair que si on avait autrement entendu à Vienne les intérêts de la France, si on ne les avait pas fait consister uniquement dans le salut de la Saxe, on aurait tout obtenu de la Russie. Mais M. de Talleyrand dont le thème était arrêté, demeura insensible aux séductions d'Alexandre, et lui répondit qu'il ne pouvait accepter une semblable proposition, car c'était admettre l'usurpation sur un point de l'Europe pour faire triompher la légitimité sur un autre, qu'il lui fallait la légitimité partout, et il parla comme le pontife d'une religion qui malheureusement faisait sourire Alexandre.

Le marché n'ayant pu se conclure, le czar voulut au moins tirer quelque chose de cette entrevue, et savoir de M. de Talleyrand ce qu'étaient les armements de la France dont on s'entretenait beaucoup à Vienne, et quel était l'usage qu'on se (p.~558) proposait d'en faire. Sans paraître attacher d'importance à ses questions, mais approchant de M. de Talleyrand sa bonne oreille (il en avait une de laquelle il entendait difficilement), il lui demanda dans quel état se trouvait l'armée française, et si on avait jugé utile de la réorganiser, ainsi que le bruit en courait à Vienne.—Alors avec un art qu'il possédait au plus haut degré, et avec une expression incomparable d'indifférence, M. de Talleyrand raconta à l'empereur tout ce qu'on avait fait, et tout ce qu'on faisait encore pour reconstituer l'armée française, pour l'attacher au nouveau gouvernement, et surtout pour la rendre aussi présentable que jamais à l'ennemi. Il dit négligemment qu'on avait 200 mille hommes dans le moment, qu'on en aurait 300 mille au mois de mars, tous vieux soldats revenus de l'étranger, et ayant remplacé dans les cadres les conscrits de 1815. Il donna ces détails comme ne songeant point à produire un effet, et comme ne s'apercevant pas même de celui qu'il produisait. Alexandre dissimula ses impressions moins bien que M. de Talleyrand, et ils se quittèrent avec une politesse recherchée, mais le czar fort touché de ce qu'il avait appris, car il ne doutait pas que ces nouvelles forces de la France ne fussent au service de l'Angleterre et de l'Autriche, s'il y avait guerre pour la question de la Saxe et de la Pologne.

Cependant, afin de s'en mieux assurer, Alexandre envoya auprès de M. de Talleyrand le prince Czartoryski, toujours très-occupé du sort de la Pologne, et s'efforçant, dans l'intérêt de celle-ci, de (p.~559) rapprocher la Russie et la France. Le motif de la visite était une phrase de la dépêche de M. de Metternich, dans laquelle était alléguée l'opinion des puissances européennes, et notamment celle de la France contre le projet de sacrifier la Saxe. Il était chargé de scruter le véritable sens de cette phrase, qui semblait indiquer un accord formel de l'Autriche avec la France. M. de Talleyrand, devinant ce qu'on voulait savoir de lui, persista dans sa tactique de faire croire plus qu'il n'y avait, et d'intimider Alexandre par l'idée d'une coalition déjà formée entre la France, l'Angleterre et l'Autriche, mais de manière cependant que la France ne fût pas la plus brouillée des trois puissances avec la Russie. Il témoigna un penchant prononcé pour celle-ci, un extrême désir d'être en tout d'accord avec elle, mais en même temps il laissa voir que relativement à la Saxe la France marcherait avec tous ceux qui la défendraient, fût-ce par l'épée. Il se vanta même, car après cet entretien le prince Czartoryski dut croire que M. de Talleyrand était admis dans les confidences de l'Angleterre et de l'Autriche, beaucoup plus qu'il ne l'était réellement. Mais l'effet désirable était produit, et vu la politique adoptée c'était l'essentiel.

Il surgit des obstacles de tout genre contre les projets de la Russie et de la Prusse. Dans ce moment tous les genres d'opposition surgissaient contre les projets d'Alexandre et de Frédéric-Guillaume. Les princes allemands, ceux du Nord comme ceux du Midi, presque tous réunis à Vienne, voulaient faire une déclaration commune, ayant pour but de protester contre l'annexion de la Saxe à la Prusse. Un seul prince se détachait de (p.~560) cette sorte d'unanimité, c'était le fils du roi de Wurtemberg, celui qui avait servi avec les Français en Russie, qui, soit avec nous, soit contre nous, avait fait la guerre d'une manière brillante, et qui, sensible aux attraits de la grande-duchesse Catherine qu'il devait épouser, était dévoué à la politique russe. Ce prince, habituellement peu d'accord avec son père, usa de son influence pour empêcher la déclaration projetée. Il menaça les petits princes du courroux de la Prusse s'ils donnaient leur signature, et réussit à les arrêter. Néanmoins le résultat fut le même, et le comité chargé des affaires germaniques déclara qu'il suspendait ses travaux jusqu'à ce que le sort de la Saxe fût assuré, ce qui signifiait que ses résolutions dépendraient complétement de celles qu'on aurait prises à l'égard de ce royaume, auquel tous les États allemands s'intéressaient presque autant qu'à eux-mêmes.

En présence des résistances qu'il rencontre, Alexandre se résigne à faire quelques concessions. Devant ces oppositions, les unes morales, les autres matérielles, il fallait se résigner à des concessions. Alexandre consentit enfin, quoique avec peine, à en faire quelques-unes. Dans sa première exaltation, il avait songé à exiger tout l'ancien territoire polonais. Il y avait déjà renoncé en présence des résistances qui s'élevaient de toutes parts. Mais il était décidé à exiger, et à obtenir à tout prix, ce qui constituait essentiellement la Pologne, c'est-à-dire le bassin de la Vistule de Sandomir à Thorn. (Voir la carte no 54.) Il devait avoir ainsi Varsovie, entourée dans tous les sens d'un territoire suffisant; or en possédant Varsovie, il pouvait se vanter d'avoir refait une Pologne, et il (p.~561) avait à peu près gagné cette espèce de gageure qu'il soutenait contre l'Europe entière, autant par amour-propre que par ambition et esprit chevaleresque. Il était donc prêt à quelques concessions, le fond de sa prétention étant sauvé.

Il se décide à abandonner le duché de Posen, ce qui le laisse un peu plus loin de l'Europe centrale, et dispense la Prusse d'exiger d'aussi considérables indemnités en Allemagne. La principale concession à faire était du côté de la Prusse, dans le grand-duché de Posen. Si de ce côté Alexandre avait pris tout l'ancien territoire polonais, il serait venu toucher l'Oder, car ce territoire s'étendait presque jusqu'au confluent de la Wartha avec l'Oder, et finissait non loin de Custrin, de Francfort-sur-l'Oder et de Glogau. (Voir les cartes nos 36 et 37.) Il ne laissait par conséquent sur la rive droite de l'Oder qu'une bande assez étroite de territoire pour composer la Silésie. Alexandre aurait ainsi pénétré au fond de l'angle que la Vieille-Prusse et la Poméranie forment avec la Silésie, et se serait avancé en pointe jusqu'au cœur de la monarchie prussienne, ce qui alarmait fort les Allemands, et même les Prussiens, car, parmi ces derniers, ceux qui cédaient moins à l'amour-propre qu'aux saines considérations géographiques, trouvaient que leur pays avait plus besoin d'être renforcé de Thorn à Breslau, qu'étendu de Wittenberg à Dresde. En laissant aux Prussiens le duché actuel de Posen, c'est-à-dire la plus grande partie du bassin de la Wartha, on leur cédait un beau territoire, mieux peuplé que les portions plus rapprochées de Varsovie, et il n'était pas impossible de tracer une assez bonne frontière entre la Pologne et la Prusse. En suivant effectivement la Prosna jusqu'à son embouchure dans la Wartha, un peu au-dessous de (p.~562) Konin, et en tirant à partir de ce point une ligne jusqu'aux environs de Thorn, on avait d'abord la Prosna pour limite, puis de Konin à Inowraclaw et Thorn une suite de lacs qui donnent origine à la Netze, et forment une succession d'obstacles ayant comme frontière une valeur véritable. Cette pointe redoutable, dirigée contre le flanc de la Prusse, était coupée sans que la frontière polonaise en devînt difforme, car Varsovie avait encore autour d'elle un territoire suffisamment vaste. Sur deux millions et demi de Polonais que la Prusse aurait eu à réclamer pour sa part du grand-duché de Varsovie si on avait restitué ce grand-duché à ses anciens copartageants, elle en recevait près d'un million, et c'était autant de moins à prendre au centre de l'Allemagne. Dès lors, si en Allemagne comme en Pologne on arrivait à une transaction, on pouvait en ne détachant qu'une partie de la Saxe, rendre à la Prusse son état de 1805, qui était la base sur laquelle on lui avait promis de la rétablir.

Les concessions sont moins faciles à l'égard de l'Autriche. À l'égard de l'Autriche il y avait plus à demander qu'à concéder, ce qui ne rendait pas les accommodements faciles. Mais ici les prétentions de la Russie étaient véritablement fondées, en admettant bien entendu le principe de la reconstitution d'une Pologne à titre de couronne séparée. L'Autriche avait toujours possédé la Gallicie, fruit du premier partage, et Napoléon n'avait jamais songé à la lui enlever, excepté pourtant en 1812, lorsqu'il s'était flatté un instant d'accabler la Russie et de pouvoir créer une Pologne française. La Russie ne peut songer à lui demander la Gallicie, mais elle voudrait l'abandon du territoire polonais jusqu'à la Pilica et au Bug, qui constitue le bassin central de la Vistule. Son entreprise ayant échoué, la Gallicie était restée à l'Autriche, et la tête polonaise (p.~563) la plus exaltée, même celle d'Alexandre, n'aurait pas songé à la redemander au cabinet de Vienne. Mais il y avait les provinces à la gauche et à la droite de la Vistule, jusqu'à la Pilica d'un côté, jusqu'au Bug de l'autre, que l'Autriche avait acquises lors du dernier partage, et que Napoléon lui avait reprises pour constituer le grand-duché de Varsovie. Si on les eût rendues à l'Autriche, elle aurait possédé le bassin de la Vistule jusqu'aux portes de Varsovie. Dans ce cas il n'était plus possible de dire qu'on avait refait une Pologne. L'Autriche le sentait, et d'ailleurs c'était bien le cas de lui rappeler que si les traités de Kalisch, de Reichenbach, de Tœplitz, conclus dans l'hypothèse de succès restreints, exigeaient la restitution des portions du grand-duché à leurs anciens possesseurs, les succès inespérés de la coalition lui avaient tant profité en Tyrol, en Italie, en Bavière, qu'elle pouvait bien admettre qu'ils profitassent également à la Russie. Or celle-ci n'avait de profits à cueillir que sur la Vistule. Aussi ne craignait-on pas de sérieuses objections de la part de l'Autriche. Elle offre en retour l'abandon du district de Tarnopol, formant la Gallicie orientale. On avait au surplus à lui offrir des concessions d'un certain prix, en lui laissant les mines de sel de Wieliczka, en érigeant Cracovie en ville neutre (ainsi qu'Alexandre songeait à le faire pour Thorn), enfin en restituant à la Gallicie le beau district de Tarnopol, que Napoléon en avait détaché en 1809, pour punir l'Autriche de la guerre qu'elle nous avait déclarée à cette époque.

En faisant ces concessions, Alexandre décide les Prussiens à présenter une note modérée en réponse à la note autrichienne. La Russie prit donc le parti de céder définitivement l'important duché de Posen à la Prusse, ce qui obligeait celle-ci à être moins exigeante en Allemagne, (p.~564) et tâcha de s'entendre amiablement avec l'Autriche relativement à sa frontière en Pologne. Elle donna le conseil à M. de Hardenberg d'adresser une réponse très-modérée à l'Autriche, et fit de son mieux pour arriver à ses fins principales sans une rupture, funeste peut-être pour la Prusse et pour elle, mais certainement scandaleuse pour tous.

Note prussienne du 20 décembre. Tandis qu'Alexandre, en conséquence de ces résolutions plus conciliantes, essayait de se mettre d'accord avec l'Autriche relativement à la frontière qui devait les séparer, M. de Hardenberg d'après ses conseils répondit le 20 décembre à la note autrichienne du 10 décembre par une note extrêmement douce de langage, et habilement raisonnée du point de vue de l'ambition prussienne. Dans cette pièce le ministre prussien s'étonnait qu'après le consentement formel de l'Angleterre et le consentement conditionnel de l'Autriche à l'incorporation de la Saxe à la Prusse, on revînt sur une chose en quelque sorte convenue. L'excuse tirée de l'inexécution des conditions posées par l'Autriche n'était pas valable, disait-il, car la Prusse admettait tout ce qu'avait demandé l'Autriche par rapport aux limites entre les États allemands du Nord et ceux du Midi, par rapport à la destination de Mayence, et à tout ce qui intéressait en général l'équilibre germanique. Relativement à la question polonaise, la Prusse s'était entremise, et elle continuerait de s'entremettre pour que les choses fussent autant que possible réglées au gré du cabinet de Vienne. Argumentation de la Prusse à l'égard de la Saxe. Quant au principe de souveraineté qu'on faisait valoir en faveur du roi de Saxe, on n'était pas, suivant M. de Hardenberg, plus (p.~565) fondé. La Saxe avait été conquise en neuf batailles rangées, mais surtout à celle de Leipzig, où la Prusse n'hésitait pas à dire qu'elle avait supporté presque tout le poids des grandes journées des 16, 17, 18 octobre, et dès lors le droit de conquête, reconnu par tous les publicistes, pouvait être justement invoqué. L'application de ce droit au roi de Saxe, incontestablement fondée en principe, ne l'était pas moins en équité. Frédéric-Auguste, engagé envers l'Europe par l'entremise du cabinet de Vienne, recueilli par l'empereur François à Prague, avait volontairement quitté cette retraite où il était en sûreté, pour abandonner la cause qu'il avait promis de servir, pour embrasser la cause de l'oppresseur commun, auquel il avait livré Torgau, l'armée saxonne et l'Elbe supérieur. On pouvait donc le punir en tout repos de conscience, et la punition serait même d'un très-bon exemple. On ne le punirait d'ailleurs que modérément, car il ne s'agissait pas de le détrôner, mais seulement de le transférer d'un pays dans un autre. Offre de transférer la maison de Saxe sur la gauche du Rhin. On avait de quoi lui composer sur la gauche du Rhin un État peuplé de catholiques, ce qui ferait cesser en Saxe une discordance fâcheuse, entre la dynastie qui était catholique et le peuple qui était protestant. La Prusse fournirait elle-même la matière de ce nouvel État, en cédant une partie de ce qui lui était destiné sur la gauche du Rhin, ou même la totalité, car elle tenait peu à des provinces qui la mettaient en contact immédiat avec la France, et elle ne les avait acceptées que pour le bien général, et pour se conformer surtout aux vues de la Grande-Bretagne. Au moyen de cet abandon, (p.~566) il serait facile de ménager au roi de Saxe une situation égale ou supérieure à celle des princes de Bade, de Nassau, de Hesse. On lui accorderait en outre une voix à la Diète, et on conserverait ainsi autant que possible l'équilibre germanique. Un tel déplacement de souveraineté n'était pas rare dans l'histoire, Charles-Quint en avait donné l'exemple dans la maison de Saxe elle-même, en transportant la branche actuellement régnante d'un simple duché sur le trône de Saxe. On l'avait donné dans le dernier siècle, pour l'Autriche et la France, en transférant en Toscane la maison de Lorraine. Cette translation vaudrait bien mieux qu'un morcellement de la Saxe, comme on serait forcé de l'opérer, si on accédait à l'idée de n'infliger au roi Frédéric-Auguste qu'une diminution de territoire. D'abord on désolerait les Saxons, auxquels on avait promis de ne pas les séparer les uns des autres, et on ferait de plus un mauvais arrangement, car la Saxe, réduite du tiers ou de la moitié, ne suffirait plus à l'entretien de son état royal, et surtout de sa belle capitale, centre des arts en Allemagne. On y laisserait un foyer de mécontents, hostiles au nouvel ordre de choses, et rêvant toujours la reconstitution d'une Pologne révolutionnaire sur la tête d'un prince saxon. C'était donc de tout point la plus vicieuse des dispositions que de morceler la Saxe, au lieu de la concéder à la Prusse dans sa totalité, en transférant le roi Frédéric-Auguste sur la gauche du Rhin. Quant aux ombrages que pouvait inspirer à l'Autriche le voisinage de la Prusse, ils n'étaient vraiment pas justifiés, car dans son état actuel la Saxe était incapable (p.~567) de former entre les deux grandes puissances germaniques une barrière de quelque solidité. Le grand Frédéric l'avait bien prouvé, car dans les diverses guerres de son règne il n'avait eu qu'un pas à faire pour être à Dresde, et pour s'établir à Kœnigstein, comme Napoléon lui-même venait de le prouver encore tout récemment, et c'était toujours ainsi qu'agirait le gouvernement prussien, si le malheur voulait que la Prusse et l'Autriche en vinssent aux mains. Du reste pour diminuer sur ce point les inquiétudes de l'Autriche, on se rendrait entièrement à l'un des désirs exprimés par elle, et on renoncerait à fortifier la ville de Dresde. Enfin M. de Hardenberg rappelait les devoirs de l'Europe envers la Prusse, qui avait tant contribué au salut commun, à laquelle on avait tant promis de la reconstituer, en lui assurant tout à la fois la même population qu'en 1805, et une meilleure configuration géographique. Ce dernier point avait été formellement stipulé, car tout le monde avait reconnu la défectuosité de sa configuration, et en l'obligeant à s'étendre de Kœnigsberg à Aix-la-Chapelle pour un intérêt qui n'était pas le sien, on aurait encore plus mal composé son territoire, si en même temps on ne la renforçait pas considérablement au centre en lui permettant de s'étendre jusqu'à Dresde. On aurait donc manqué envers elle à la gratitude, aux engagements pris, et à l'équilibre européen, si intéressé à ce que la Prusse fût bien constituée. Il fallait même l'avouer, l'ambition dont on l'accusait n'avait eu qu'une cause, c'était le désir de réparer les défectuosités de sa configuration géographique, et en lui accordant (p.~568) ce qu'elle demandait aujourd'hui on la calmerait pour longtemps, et probablement pour toujours.

Il y avait assurément plus d'une réponse à opposer à ces raisons, mais elles étaient spécieuses, quelques-unes même fondées, et elles étaient données avec un ton de modération qui révélait plus de disposition à s'entendre qu'à rompre.

L'Autriche, de son côté, se décide à des concessions. La question étant ainsi posée, il devenait possible de la résoudre pacifiquement. L'Autriche se décida de son côté à faire quelques concessions. Ayant recouvré le Tyrol et l'Italie auxquels on ne pensait pas lors des traités de Kalisch, de Reichenbach, de Tœplitz, elle eût été mal venue de contester à la Russie une augmentation d'avantages, et cette augmentation d'avantages la Russie ne pouvait la trouver qu'en Pologne. Sans doute si l'Autriche avait moins craint la guerre, et si elle avait eu sur ce sujet plus d'appui de la part de la France, elle eût peut-être contesté le principe même de la reconstitution d'une Pologne, qui devait nécessairement être une Pologne russe. Elle cède à la Russie les territoires sur la Vistule jusqu'aux bords de la Pilica et du Bug. Mais la Prusse étant engagée à cet égard avec la Russie, la France ne se montrant résolue que pour la Saxe, l'Autriche n'avait guère le moyen de contester au fond un principe dont Alexandre s'était fait un thème absolu, et en quelque sorte un point d'honneur. Le principe de ressusciter une Pologne vassale de la Russie étant concédé, l'Autriche ne pouvait songer à retenir le bassin de la Vistule jusqu'à la Pilica et jusqu'au Bug, car c'eût été de sa part la prétention de s'étendre jusqu'aux portes mêmes de Varsovie. L'Autriche consentit donc à transiger sur ce point, en ne s'attribuant (p.~569) le cours de la Vistule que jusqu'à Sandomir. À Sandomir le San devenait la limite de la Gallicie, et on reprenait ainsi l'ancienne frontière gallicienne. On disputa sur Cracovie, sur les mines de sel de Wieliczka, sur Tarnopol, et, sur tous ces points, charmée d'avoir obtenu le bassin de la Vistule jusqu'à la Pilica et au Bug, la Russie se montra fort accommodante. Elle accorda un territoire autour de Cracovie, et de plus la neutralité de cette ville si fameuse dans les annales polonaises, comme un reste de Pologne flottant dans le vide, et pouvant se rattacher plus tard à la nouvelle Pologne russe. Elle abandonna la propriété des mines de Wieliczka, et enfin le district de Tarnopol, dont la restitution à l'Autriche effectuée sans avoir été promise, était une compensation des provinces dont la restitution promise n'était pas effectuée.

L'Autriche reste inflexible à l'égard de la Saxe. Plus l'Autriche se montrait conciliante en Pologne, où elle conservait du reste par l'attribution de la Gallicie à son empire une large bande de territoire le long des Crapacks, plus elle pouvait et voulait se montrer ferme à l'égard de la Saxe.

En effet au sujet de celle-ci elle persista à soutenir que la principale condition imposée à la Prusse, celle de se ranger avec l'Autriche et l'Angleterre dans la question de la Pologne, non sur tel ou tel détail de frontière, mais sur la question au fond, n'étant pas accomplie, elle était pleinement dégagée. Elle rappela d'ailleurs qu'elle avait toujours fait le sacrifice de la Saxe à contre-cœur, par pure condescendance, par désir d'union, et en conseillant à la Prusse de ne pas se prévaloir de ce sacrifice, (p.~570) car en supprimant la Saxe on portait une rude atteinte à l'équilibre germanique, et on offensait gravement le sentiment moral de l'Allemagne. Elle soutient que moyennant quelques sacrifices du territoire saxon, l'engagement pris envers la Prusse sera rempli, et la Saxe suffisamment punie. De plus, ajoutait-elle, l'Angleterre mieux éclairée ayant changé d'avis, et refusant le sacrifice d'abord consenti, il n'était plus permis de songer à l'incorporation de la Saxe à la Prusse. Sur ce point donc l'Autriche se prononça formellement, et déclara qu'elle n'accorderait que quelques démembrements, lesquels en punissant le roi Frédéric-Auguste des torts qu'on lui reprochait, suffiraient pour mieux délimiter le territoire prussien, et rempliraient l'engagement pris envers la Prusse de lui rendre son état de 1805.

Évaluation par l'Autriche des indemnités dues à la Prusse. Entrée dans les détails, l'Autriche mit tous ses soins à démontrer que la Prusse, pour obtenir son état de 1805, n'avait pas besoin du sacrifice de la Saxe. La Prusse avait perdu par les mains de Napoléon 4 millions 800 mille sujets sur un peu moins de dix millions, c'est-à-dire à peu près la moitié de ce qu'elle possédait. Elle en avait recouvré de fait, depuis que les coalisés avaient franchi victorieusement l'Elbe et le Rhin, environ 1500 mille, en reprenant Dantzig, Magdebourg, la Westphalie, etc. Il lui en fallait donc encore 3 millions 300 mille pour être pleinement indemnisée. Elle avait à prétendre pour sa part du grand-duché de Varsovie 2 millions 500 mille sujets; pour les principautés d'Anspach et de Bareuth, transférées en 1806 à la Bavière et laissées à cette puissance, 500 mille; pour un accroissement promis au Hanovre et qu'il fallait prendre sur le territoire prussien, 300 mille; pour une récompense due à la maison de Saxe-Weimar, (p.~571) 50 mille; total, 3 millions 350 mille, qui faisaient avec les 1500 mille déjà recouvrés 4 millions 850 mille, c'est-à-dire un peu plus qu'elle n'avait perdu. Or la Russie renonçant en Pologne au duché de Posen, lui laissait un million d'âmes; les provinces à la gauche du Rhin, le grand-duché de Berg situé à la droite, en comprenaient au moins un million 600 mille; il n'en restait donc plus à trouver que 750 mille. Pour se les procurer il était facile de médiatiser encore quelques princes secondaires, et de ramasser de la sorte 200 mille sujets. Le Hanovre était prêt à faire le sacrifice des 300 mille qu'on lui avait promis. Il n'y avait par conséquent plus à chercher que 2 à 300 mille âmes pour satisfaire l'ambition prussienne, et en les demandant à la Saxe dont la population s'élevait à 2 millions 100 mille individus, on pouvait laisser à celle-ci sa situation presque entière, car elle ne pèserait pas beaucoup moins dans la balance germanique avec 1800 mille sujets qu'avec 2 millions 100 mille.

Ces évaluations vivement contestées par la Prusse. Ces calculs, vrais du reste, et qui donnèrent origine au reproche, tant renouvelé depuis contre le congrès de Vienne, de partager les peuples comme des troupeaux, ces calculs excitèrent de grands cris de la part des Prussiens. Ils en nièrent absolument l'exactitude, et se livrèrent à des évaluations difficiles à admettre autant qu'à contester. Sans une autorité compétente et investie du pouvoir de prononcer en dernier ressort sur ces évaluations de territoires et de populations, il n'était pas possible d'arriver à un accord, car on ne différait pas seulement sur la quantité mais sur la qualité de ces têtes d'hommes. On disait en effet qu'un Polonais des environs (p.~572) de Posen, laissé par la Russie à la Prusse, valait mieux qu'un Polonais des environs de Klodawa ou de Sempolno retenu par elle, et surtout qu'un ancien Français d'Aix-la-Chapelle ou de Cologne valait incomparablement mieux qu'un Polonais de Kalisch ou de Thorn, contre lequel il était échangé. Par ce motif on voulait qu'il fût tenu compte de la qualité autant que de la quantité des sujets attribués à l'une ou à l'autre puissance.

Pour vider ces contestations on imagine de former une commission d'évaluation. On imagina donc, indépendamment du grand comité des cinq, saisi de toutes les questions de premier ordre, de former une commission spéciale pour examiner les évaluations mises en avant de part et d'autre, et prononcer sur elles en connaissance de cause.

Lord Castlereagh propose l'institution de cette commission à M. de Talleyrand, qui voudrait, lui, qu'on traitât la question de la Saxe comme une question de principes. M. de Talleyrand se rend, néanmoins, à condition que la France fera partie de la commission proposée. Lord Castlereagh vint dans les derniers jours de décembre en parler à M. de Talleyrand, et lui présenta la formation de cette commission comme une manière de sortir de l'embarras où l'on était jeté par ces évaluations contradictoires, et aussi comme une manière de sauver la question de la Saxe, en la faisant dégénérer en une question de chiffres. M. de Talleyrand ne fit aucune objection contre l'idée de cette commission d'évaluation, mais il répondit au plénipotentiaire britannique que c'était rabaisser la question que de la traiter de la sorte, qu'il vaudrait bien mieux parler de principes que de chiffres, et reproduisant son thème favori, celui de la légitimité, il proposa à lord Castlereagh de conclure entre l'Autriche, l'Angleterre, la France, une convention courte mais précise, par laquelle ces trois puissances s'engageraient à maintenir l'existence de (p.~573) la Saxe à titre de principe, sauf à céder quelques portions de territoire à la Prusse. Lord Castlereagh, comme un homme abordé trop brusquement, recula de plusieurs pas.—Vous me proposez là, dit-il à M. de Talleyrand, une alliance, et une alliance suppose la guerre, certaine ou probable. Or la guerre nous ne la voulons pas, et nous ne nous y déciderons qu'à la dernière extrémité. Mais s'il faut enfin y songer, nous aviserons alors aux moyens de la soutenir, et aux alliances qui en seront la conséquence.—

M. de Talleyrand repoussé n'insista pas. On convint de former une commission d'évaluation, et il fut entendu que la France y entrerait.

L'idée d'une commission d'évaluation fut acceptée de toutes les parties intéressées, mais lorsqu'il fut question d'y admettre un commissaire français, des objections s'élevèrent. C'était l'abandon formel de la parole qu'on s'était donnée les uns aux autres de disposer sans la France de tous les territoires dont elle avait été dépouillée, promesse renouvelée à Paris lors du traité du 30 mai, et à Vienne dans les premiers jours du congrès. Il est vrai que depuis on avait été contraint de tout faire avec la France, car la prétention de faire quelque chose en Europe, surtout de définitif, sans sa participation, avait paru bientôt aussi ridicule qu'impraticable. La Prusse refuse l'admission de la France dans la commission d'évaluation, et lord Castlereagh n'ose pas insister. Mais sur les grandes questions de territoire, bien qu'on eût beaucoup parlementé avec elle, on n'avait pas formellement dérogé à l'engagement secret d'agir exclusivement entre quatre. Il aurait fallu que M. de Metternich et lord (p.~574) Castlereagh avouassent ici que, dans leur profonde inquiétude, ils avaient complétement initié la France à l'affaire de la Saxe, et qu'ils ne pouvaient plus décemment l'en exclure. Ils n'eurent pas le courage de cet aveu, et la Prusse montrant une répugnance extrême à introduire dans le tribunal qui allait juger ses prétentions en dernier ressort, un membre publiquement engagé contre elle, ils n'insistèrent point, et il fut décidé qu'il n'y aurait pas de commissaire français dans la commission d'évaluation.

Lord Castlereagh n'osa pas porter lui-même cette nouvelle à M. de Talleyrand; il en chargea son frère lord Stewart, ministre d'Angleterre à Berlin, qui se présenta à l'hôtel de l'ambassade avec beaucoup d'excuses et d'explications embarrassées. M. de Talleyrand qui, lorsqu'il s'agissait du rôle de la légation française à Vienne, n'entendait pas raillerie, demanda sèchement au frère de lord Castlereagh quels avaient été les opposants à l'admission de la France dans la future commission, et lui dit avec une ironie amère, que c'étaient sans doute les alliés qui n'avaient pas voulu d'elle.—Lord Stewart ayant assez ingénûment avoué cette influence des alliés, M. de Talleyrand, hors de lui, répondit brusquement au frère de lord Castlereagh: Puisque vous êtes encore les alliés de Chaumont, restez entre vous. M. de Talleyrand déclare que la légation française quittera Vienne sous vingt-quatre heures, si elle ne fait point partie de la commission d'évaluation. Aujourd'hui même l'ambassade française quittera Vienne, et tout ce que vous ferez sera nul pour elle, et pour les intérêts sacrifiés. L'Europe sera instruite de ce qui s'est passé, la France connaîtra le rôle qu'on a voulu lui faire jouer, et l'Angleterre saura quelle conduite faible, inconséquente, a tenue (p.~575) son représentant. Elle saura qu'après avoir livré la Saxe et la Pologne, il a repoussé le secours avec lequel il aurait pu les sauver.—Ces paroles menaçantes pour lord Castlereagh, à qui elles préparaient une situation fort difficile dans le Parlement britannique, émurent singulièrement lord Stewart, et il courut avertir son frère de l'orage qui se formait. Bien qu'on ne prît pas entièrement au sérieux les menaces de M. de Talleyrand, cependant la crainte de ce qui pouvait en résulter pour le repos de l'Europe, et plus encore pour le cabinet britannique, lorsqu'il serait connu qu'on avait pu sauver la Saxe et la Pologne, et qu'on ne l'avait pas voulu, uniquement pour persister dans un système ridicule d'exclusion à l'égard de la France, cette crainte stimula lord Castlereagh et lui donna un courage qu'il n'avait pas eu d'abord envers les alliés. Les quatre grandes puissances intimidées cèdent, et admettent la France. Il les assembla de nouveau, leur fit sentir le danger de provoquer un éclat qui pourrait mettre l'Europe en feu, déclara quant à lui qu'il ne se chargerait pas d'une responsabilité pareille aux yeux de l'Angleterre, fut fortement appuyé par M. de Metternich, et l'admission du commissaire français fut décidée malgré les Prussiens. Un billet courtois de lord Castlereagh en fit part le soir même à M. de Talleyrand.

Janv. 1815. Réunion le 31 décembre de la commission d'évaluation. M. de Dalberg fut choisi pour représenter la France dans la commission d'évaluation. Cette commission s'assembla le 31 décembre. Le représentant russe fut chargé d'exposer les prétentions communes de la Russie et de la Prusse, et il était en effet mieux placé pour le faire avec convenance, parce que l'accord survenu avec l'Autriche (p.~576) relativement aux frontières de la Gallicie, et l'abandon du duché de Posen à la Prusse, semblaient avoir désintéressé la Russie dans la question à résoudre. En conséquence il parla au nom des deux puissances, et présenta les conclusions suivantes. La Russie, comme plus désintéressée dans la question de la Saxe, porte la parole pour les Prussiens. La Prusse aurait comme indemnité de ses pertes, outre le duché de Posen que la Russie lui laissait pour aplanir les difficultés survenues, la Saxe tout entière. Selon le commissaire russe on ne pouvait faire moins pour lui rendre son état de 1805, et pour remplir l'engagement qu'on avait pris avec elle de mieux constituer son territoire. Propositions russes. La Saxe tout entière est demandée pour la Prusse. Le roi de Saxe serait transporté sur les bords du Rhin, et la Prusse lui abandonnerait un territoire peuplé de 700 mille âmes, avec la jolie ville de Bonn pour capitale. Il aurait de plus une voix à la diète. Ce prince placé au milieu d'une population catholique, et sur la frontière de la France, préviendrait tout contact entre la France et la Prusse. Quant à la Pologne, elle recevrait du gouvernement russe une existence séparée, une administration distincte, et des agrandissements ultérieurs pris sur les anciennes provinces polonaises actuellement russes, au gré toutefois de l'empereur de Russie qui se réservait d'organiser selon ses vues le royaume dont il serait le chef. L'empereur porterait désormais le titre de czar de Russie et de roi de Pologne. Les autres puissances copartageantes de la Pologne qui conserveraient par la présente paix des provinces polonaises, s'engageraient aussi à leur donner des administrations provinciales, propres à leur assurer une sorte d'indépendance civile, un régime conforme (p.~577) à leurs mœurs, et un traitement favorable à leurs intérêts commerciaux et agricoles.

Ce projet appuyé des considérations les plus spécieuses, était un suprême effort qu'Alexandre tentait en faveur de son allié le roi de Prusse, afin de lui procurer la Saxe. Mais il était bien évident que satisfait désormais en ce qui le concernait, il ne soutiendrait plus son dire jusqu'à la dernière extrémité. On s'ajourna au 2 janvier pour le développement et la discussion de ces diverses propositions.

Lord Castlereagh reçoit le 1er janvier 1815 la nouvelle de la conclusion de la paix avec l'Amérique, laquelle rend disponibles toutes les forces anglaises. Le lendemain 1er janvier lord Castlereagh reçut une nouvelle d'une grande importance, et qui changeait singulièrement sa situation. L'Angleterre venait enfin de signer la paix avec les États-Unis, et elle pouvait désormais reporter toutes ses forces sur le continent européen. La guerre avec l'Amérique l'avait fort préoccupée, et elle y avait employé tout ce que la protection du royaume des Pays-Bas lui laissait de troupes disponibles. Dégagée de ce souci, elle était maintenant en mesure de réunir au printemps de 1815 quatre-vingt mille hommes en Hollande, et de fournir ainsi un large contingent à la nouvelle coalition, si on était obligé d'en former une contre la Prusse et la Russie.

La commission d'évaluation se réunit de nouveau le 2 janvier. À cette séance les Prussiens ont la parole. Le 2 janvier la commission d'évaluation s'assembla de nouveau pour discuter les propositions qu'on lui avait présentées au nom de l'empereur Alexandre. Ce furent les Prussiens qui, ayant laissé aux Russes le soin d'exposer le plan commun, se chargèrent cette fois de le défendre. La conjoncture était pour eux des plus graves. C'était leur dernière tentative pour obtenir la Saxe, et battus (p.~578) devant ce tribunal d'experts, ils n'avaient plus d'autre ressource que d'en appeler à la force. Leurs commissaires joignaient à une grande animation personnelle, toute l'animation des militaires de leur nation, réunis en nombre considérable à Vienne, et ne cessant de dire avec la plus incroyable jactance, qu'eux seuls avaient sauvé l'Europe, que par conséquent ils ne devaient s'attendre à aucun refus; que la Saxe était leur conquête, qu'ils avaient fait cette conquête à Leipzig dans les terribles journées des 16,17, 18 octobre 1813, que la leur disputer c'était leur disputer un bien qui était à eux, mais que soutenus par leurs frères d'armes les Russes, ils ne se laisseraient pas ravir le prix de leur sang; que d'ailleurs ils travailleraient ainsi non pour la Prusse, mais pour l'Allemagne, car chaque agrandissement de la Prusse était un pas vers l'unité germanique, qui ne pouvait s'opérer que par la Prusse et sur sa tête. M. de Stein notamment, aidé de beaucoup de patriotes allemands, répétait partout ces discours, et ne manquait pas d'invoquer le souvenir de ce que lui et ses pareils avaient souffert pour la cause de l'Allemagne.

Arrogance de la légation prussienne excitée par les militaires de sa nation. Sous l'influence de ces excitations, la légation prussienne se livra dans le sein de la commission à toute l'ardeur de ses sentiments. Elle menace de recourir aux armes. Voyant clairement l'opposition que rencontraient ses assertions tranchantes, ses prétentions absolues, elle s'irrita loin de se calmer, et s'emporta jusqu'à dire que ce qu'elle demandait elle le poursuivrait au besoin par la voie des armes. Lord Castlereagh exaspéré répond que l'Angleterre ne recevra la loi de personne. À cette déclaration, lord Castlereagh qui avait l'orgueil d'un Anglais, et qui (p.~579) était surpris de se voir ainsi traité par des gens qu'il avait tant favorisés, repoussa fièrement les menaces du prince de Hardenberg, et dit aux Prussiens et aux Russes que l'Angleterre n'était faite pour recevoir la loi de personne, qu'elle ne la subirait point, et qu'aux armes elle opposerait les armes. Il court chez M. de Talleyrand, qui saisissant l'occasion, lui propose une alliance de la France, de l'Angleterre, de l'Autriche, pour réprimer l'arrogance des Prussiens. Il sortit exaspéré, dans un état d'émotion qui ne lui était pas ordinaire, et alla soulager son émotion là où il était assuré de trouver le plus d'écho à son ressentiment, c'est-à-dire auprès de la légation française. Oubliant cette fois les alliés de Chaumont, il raconta à M. de Talleyrand tout ce qui s'était passé, et déclara de nouveau que l'Angleterre ne souffrirait pas de telles insolences. Son cœur déchargé d'un poids énorme, celui de la guerre d'Amérique, avait retrouvé tout son ressort, et il se montra prêt à braver les plus extrêmes conséquences plutôt que de céder à l'arrogance des Prussiens et des Russes. Son adroit interlocuteur s'associa à ses sentiments, les flatta avec habileté, et lui rappela ce qu'il lui avait dit quelques jours auparavant, c'est qu'avec trois ou quatre mots d'écrit entre l'Angleterre, la France et l'Autriche, on ferait tomber ces bouffées d'orgueil prussien et russe.—Mettez vos idées sur le papier, répondit lord Castlereagh, et M. de Talleyrand, ne lui donnant pas la peine de répéter cette invitation, prit la plume. Lord Castlereagh adopte l'idée, et se rend chez M. de Metternich pour la mûrir. À eux deux, retournant le sujet en divers sens, ils rédigèrent un projet de convention par lequel l'Autriche, la France, l'Angleterre, s'engageaient à fournir cent cinquante mille hommes chacune, pour agir en commun, si la défense de l'équilibre européen leur attirait des (p.~580) ennemis qu'on ne désignait point, mais qui n'avaient pas besoin d'être désignés pour être universellement reconnus. Lord Castlereagh partit avec ce projet, promettant de revenir le lendemain, après avoir vu M. de Metternich et s'être concerté avec lui.

M. de Talleyrand était au comble de ses vœux. Arrivé à Vienne avec la crainte d'y être annulé, il voyait la légation française appelée à jouer un rôle important par la dissolution de l'alliance de Chaumont, et par la formation d'une alliance nouvelle destinée à soutenir le principe de la légitimité. C'était assurément un excellent résultat que de recouvrer pour la France un rôle important, et surtout de dissoudre la coalition de Chaumont pour lui en substituer une nouvelle, mais il fallait savoir quel serait le but de celle-ci, et si le but n'était autre que de soutenir des intérêts ou équivoques, ou même contraires, il y avait moins à s'applaudir, et mieux eût valu attendre encore un peu ce rôle tant désiré, si au prix d'un peu de patience on parvenait à le rendre plus sérieusement profitable à la France.

Lord Castlereagh ne perdit pas de temps, car il croyait déjà entendre les cris du Parlement britannique lui reprochant d'avoir passé sous les Fourches Caudines de la Prusse et de la Russie. Il vit M. de Metternich, le trouva prêt comme lui à mettre de côté ses préjugés d'ancien coalisé, et à s'appuyer sur la France pour contenir des alliés ingrats et cruellement exigeants. Lord Castlereagh après avoir soigneusement combiné le projet d'alliance, de manière à lui donner un caractère purement défensif, retourne chez M. de Talleyrand. Après s'être entendu avec lui sur tous les points, il revint le lendemain même, 3 janvier, apporter à M. de Talleyrand le projet de (p.~581) la veille savamment élaboré. Lord Castlereagh et M. de Metternich avaient mis le plus grand soin à lui donner un caractère pacifique, et surtout défensif. On ne devait, en effet, attaquer personne. Mais si pour avoir de bonne foi, sans aucune vue intéressée, soutenu un plan conforme à l'équilibre européen, l'une des trois puissances contractantes encourait l'hostilité d'autres puissances européennes, la France, l'Angleterre, l'Autriche, s'engageaient à fournir 150 mille hommes chacune, pour la défense de la partie attaquée. Le projet oblige les trois puissances à fournir 150 mille hommes chacune, pour résister aux ambitions de certaines puissances qu'on ne désigne pas. À ces stipulations développées en plusieurs articles, lord Castlereagh en voulut ajouter une, qui, selon lui, était indispensable, et ne pouvait être contestée par personne. Cette stipulation était la suivante.

Article important par lequel la France s'engage à se renfermer dans le traité de Paris, même dans le cas de guerre. Comme on n'agissait pas en cette circonstance dans des idées d'ambition, mais dans des idées de conservation, dans l'intérêt d'un principe sacré, celui du maintien sur leurs trônes des princes légitimes, il ne devait rien coûter de le dire, et on déclarait d'avance que, dans le cas où, à Dieu ne plaise, la guerre s'ensuivrait, on se tenait pour lié par le traité de Paris, et obligé de régler d'après ses principes et son texte l'état et les frontières de chacun.

Ici à son tour M. de Talleyrand était pris à un terrible piége. Si dans l'origine il se fût moins vite et moins hautement prononcé pour la Saxe, si, au lieu d'être aussi ardent à offrir ses secours, il eût attendu qu'on les lui demandât, il aurait pu ne pas subir une telle condition, et probablement on ne la lui aurait pas même proposée. On aurait gardé le silence, en laissant à la guerre le soin de payer la (p.~582) guerre, selon son résultat et selon les services de chacun. Grande faute de n'avoir pas mieux pris position entre les deux partis qui divisaient l'Europe en ce moment, et de n'avoir pas su faire payer les secours de la France en les laissant désirer. Mais s'étant hâté de se prononcer en faveur de la Saxe, ayant gourmandé tous les cabinets pour leur tiédeur, il ne lui était pas possible, quand on le prenait au mot, de reculer, et après avoir toujours répété que la France n'avait en vue que la cause des principes, d'avouer que, dans certains cas, elle songerait aussi à ses intérêts! On lui eût tourné le dos s'il avait osé le déclarer, et incontinent on serait allé s'entendre avec la Prusse et la Russie, en leur concédant ce qu'elles désiraient. À vrai dire, le mal n'eût pas été grand, car la politique qu'elles soutenaient n'était pas la plus désavantageuse pour nous: la maison de Saxe eût été sur le Rhin, et nous l'aurions eue pour voisine au lieu d'avoir la Prusse. Mais à en venir à un tel résultat, autant eût valu le poursuivre de moitié avec les Russes et les Prussiens qui nous l'eussent payé de quelque manière, et qui ne nous auraient pas demandé de faire la guerre pour eux, uniquement pour avoir l'honneur de la faire avec eux. Mais après s'être si constamment associé aux Anglais et aux Autrichiens, après les avoir tant pressés, tant priés d'agir, il n'était plus temps de se montrer difficile et de repousser la condition qu'ils exigeaient: et pourtant la condition était dure! À la suite de vingt ans de guerres sanglantes, lorsque nous étions à peine rentrés en possession de la paix, de la paix qui était le titre le plus populaire des Bourbons, la compromettre si tôt, nous exposer à verser encore des torrents de sang français, pour que l'Allemagne eût moins d'inquiétude à l'égard (p.~583) de la Russie, l'Autriche à l'égard de la Prusse, ce n'était pas en vérité la peine, et tandis que les puissances pour lesquelles nous allions nous battre conserveraient toutes nos dépouilles, et, grâce à nous, y ajouteraient la sécurité, ne pas recouvrer la moindre de ces dépouilles, être réduits à l'honneur de servir gratis ceux de nos vainqueurs qui avaient le plus travaillé à nous ramener aux frontières de 1790, était véritablement un sort assez triste! Le traité d'alliance signé le 3 janvier. Mais, nous le répétons, il n'y avait pas moyen de reculer, et après tout ce que nous avions dit et fait, il fallait accepter la convention du 3 janvier avec l'article qui, dans le cas d'une nouvelle guerre, nous obligeait à prendre pour base d'une paix future le traité du 30 mai. M. de Talleyrand est si pressé de signer, qu'il ne stipule même pas le rétablissement des Bourbons de Naples, tant désiré par Louis XVIII. M. de Talleyrand signa sans une observation et eut raison de n'en faire aucune, car l'article n'était acceptable qu'à la condition de n'y pas prendre garde. Il fallait ou s'en indigner, et le rejeter à la face de ceux qui l'offraient, ou le signer presque avec joie. C'est ce que fit M. de Talleyrand. Il ne songea même pas à demander en retour qu'on lui promît au moins la chute de Murat, qui intéressait bien plus Louis XVIII que le salut du roi de Saxe; il craignit de retarder d'un moment le résultat qu'il avait tant provoqué, et ce traité si désiré par la légation française dont il relevait l'importance, si peu utile à la dynastie dont il flattait tout au plus les préjugés, fut signé dans la nuit du 3 au 4 janvier, et daté du 3. On s'engagea au secret le plus absolu, pour ne pas donner aux Prussiens et aux Russes un motif d'éclater, et peut-être d'en arriver à la guerre, pour ne pas donner à (p.~584) tous les ennemis de la coalition la joie de la voir si scandaleusement divisée. Secret profondément gardé, excepté pour la Bavière, le Hanovre, les Pays-Bas, la Sardaigne, appelés à adhérer au traité d'alliance. Pourtant on fit exception à ce secret en faveur de la Bavière, du Hanovre, des Pays-Bas, de la Sardaigne, dont l'adhésion méritait d'être recherchée, et était du reste à peu près assurée. Effectivement, le prince de Wrède pour la Bavière, le comte de Munster pour le Hanovre, se hâtèrent d'adhérer. Les Pays-Bas, la Sardaigne, adhérèrent quelques jours plus tard, sans que l'existence de la convention fût le moins du monde divulguée. Le général Ricard mandé à Vienne pour concourir à la conception d'un plan de campagne. Un plan d'opérations militaires dut être concerté entre l'Autriche, la Bavière, la France, qui étaient les puissances les plus exposées à se mêler activement de la guerre, et on exprima le désir d'avoir à Vienne un général français capable, et animé de bons sentiments, pour concourir à la conception de ce plan. M. de Talleyrand songea au général Ricard, disgracié sous l'Empire à l'occasion de la royauté manquée du maréchal Soult en Portugal, officier distingué, homme d'esprit, très-digne de figurer dans un congrès qui réunissait la plus haute société de l'Europe. M. de Talleyrand le fit demander à l'instant au roi Louis XVIII, en lui communiquant le traité qu'il venait de conclure.

Malgré le secret gardé, il apparaît une telle résolution dans l'attitude des puissances alliées, que les Russes et les Prussiens sont intimidés. Bien que le secret de la nouvelle coalition fût scrupuleusement gardé, pourtant il se manifestait un tel concert dans le langage des cours d'Angleterre, de France et d'Autriche, qu'on ne pouvait douter de leur accord, et de leur résolution de soutenir leur dire jusqu'à la dernière extrémité. Un autre symptôme non moins significatif, c'était l'attitude de la Bavière. Quoique tous les États allemands, (p.~585) même ceux du Nord, partageassent ses sentiments, elle seule, grâce à la force qu'elle avait acquise depuis quinze ans, et à sa situation géographique qui la mettait à l'abri des coups de la Prusse, osait manifester hautement sa manière de penser, et faire entendre des propos de guerre. Les Prussiens avaient donc beau crier, menacer, soit dans la commission, soit dans le public, on les laissait dire, et personne ne faiblissait sur le point essentiel, celui de la conservation de la Saxe, sauf quelques sacrifices pour arrondir le territoire de la Prusse, et pour punir, disait-on, le roi Frédéric-Auguste. Quand on parlait de punir ce prince infortuné, c'était une pure concession de langage aux passions du moment, car chacun savait bien que ce délit d'alliance avec Napoléon dans la vue de s'agrandir, tout le monde l'avait commis, aussi bien parmi les grandes puissances que parmi les princes allemands du dernier rang; chacun savait que le malheureux roi de Saxe, surpris le dernier dans notre alliance, n'avait agi que par contrainte, qu'entre l'Europe et Napoléon il n'avait eu d'autre duplicité que celle de la faiblesse, et qu'enfin, si pour racheter sa conduite, il fallait un acte mémorable de défection envers la France, l'armée saxonne l'avait commis assez éclatant pour obtenir le pardon de son souverain.

Alexandre en soutenant la Prusse dans son désir d'avoir la Saxe, ne voulait cependant pas pousser l'insistance jusqu'à la guerre. Mais tout en accordant une certaine réduction des États du roi de Saxe, personne n'en admettait la confiscation totale au profit de la Prusse, et il y avait évidemment un parti pris qu'il eût été bien grave de braver. Les chefs imprudents de l'armée prussienne y étaient fort disposés, mais leur roi (p.~586) était loin de le vouloir, et Alexandre ne les eût pas suivis dans cette témérité, ce qui équivalait à une impossibilité. Alexandre en soutenant dans la commission d'évaluation qu'il fallait annexer la Saxe entière à la Prusse, alors que pour lui-même il avait consenti au sacrifice du duché de Posen, faisait tout ce que son ami Frédéric-Guillaume pouvait attendre de son dévouement; mais cet ami n'eût pas osé lui demander de pousser les choses jusqu'à la guerre contre la France, l'Angleterre, l'Autriche, et presque tout le corps germanique. On s'aperçut bientôt de cette situation dans la commission elle-même, par l'attitude des diverses légations. La Prusse ne l'aurait pas osé non plus, et elle laisse la question se transformer en une question de chiffres. Les Prussiens et les Russes, tout en persistant à réclamer en principe la Saxe entière, ne purent cependant s'empêcher d'entrer dans les discussions de chiffres soulevées par l'Autriche. Celle-ci s'était attachée à prouver qu'en tenant compte de toutes les restitutions déjà obtenues en Pologne, en Westphalie, dans les provinces rhénanes, la Prusse ne pouvait pas prétendre à plus de 3 à 400 mille habitants de la Saxe, pour se retrouver dans l'état de 1805, qu'on avait promis de lui rendre. Les diplomates prussiens se laissant engager dans cette controverse, opposèrent évaluation à évaluation, et soutinrent qu'il leur faudrait plus de la moitié de la Saxe, non-seulement en territoire mais en population. Dès qu'ils consentaient à se placer sur ce terrain, ils s'avouaient presque vaincus, car ils admettaient le principe de leurs adversaires, qui était la conservation de la Saxe avec des sacrifices plus ou moins étendus. Le traité du 3 janvier, en (p.~587) donnant aux antagonistes de la Russie et de la Prusse un ensemble, une décision qui frappaient tous les regards, avait, quoique tenu secret, contribué beaucoup à résoudre la question au fond. Et en effet, du moment qu'on n'en était plus qu'à des disputes de chiffres, on devait inévitablement s'entendre.

Le mois de janvier employé tout entier à discuter les évaluations contradictoires de la Prusse et de l'Autriche. Le mois de janvier fut consacré à des discussions de ce genre. Une circonstance particulière contribua à les faire aboutir plus tôt à un résultat définitif. Suivant son usage, le Parlement britannique devait se réunir en février. Lord Castlereagh était rappelé par ses collègues afin de justifier son œuvre, obscure pour le public, et pour les gens informés eux-mêmes entachée du reproche de versatilité, car avant de défendre la Saxe il avait commencé par la sacrifier. Lord Castlereagh pousse à une prompte conclusion, appelé qu'il est à Londres pour répondre aux interpellations du Parlement. Le duc de Wellington devait quitter l'ambassade de Paris pour venir le remplacer à Vienne. L'illustre secrétaire d'État britannique, certain désormais de faire céder la Prusse sur le fond de la question, désirait la dédommager de ce sacrifice par beaucoup de concessions de détail, la rattacher ainsi à son système d'alliance favori, et en même temps accélérer la fin du congrès par une extrême facilité à l'égard des accessoires. Il ne voulait pas en effet quitter Vienne sans que les principales questions fussent résolues, et sans avoir des résultats positifs à communiquer au Parlement. Du reste son impatience était universellement partagée. Les souverains, ceux qui recevaient l'hospitalité comme celui qui la donnait (et à ce dernier il en avait déjà coûté 25 millions), étaient las de ce mélange de fêtes frivoles et de discussions amères. Ils venaient (p.~588) de passer deux années entières, celles de 1813 et de 1814, dans les anxiétés d'une guerre épouvantable et d'une diplomatie armée des plus agitées. Il leur tardait de rentrer chez eux, d'y vaquer à leurs affaires, d'y jouir de la paix et d'en faire jouir leurs peuples. C'est la fatigue bien plus que la raison qui met ordinairement fin aux longues luttes. On aboutit à l'idée de conserver la Saxe en lui enlevant une portion de son territoire. Aussi tout tendait-il à un accord, après avoir tendu deux mois entiers à une rupture éclatante, et à une nouvelle guerre pour le partage des fruits de la victoire.

Cérémonie funèbre du 21 janvier à Vienne. M. de Talleyrand soigneux des apparences au moins autant que du fond des affaires, et tout en le dédaignant, s'appliquant à flatter le parti imprudent qui dominait en France, avait persuadé à tous les souverains actuellement réunis, de mêler à la suite non interrompue de leurs fêtes une cérémonie funèbre en l'honneur de Louis XVI, laquelle naturellement aurait lieu le 21 janvier. M. de Talleyrand y tenait pour le double effet qu'elle devait produire à Vienne et à Paris, car à Vienne elle serait un acte marqué de déférence envers la légation française, à Paris elle plairait aux royalistes, et serait une preuve de son influence sur les têtes couronnées. Une pareille proposition, opportune ou non, une fois faite ne pouvait être repoussée, car nul n'aurait voulu refuser ses hommages à l'auguste victime du 21 janvier, et d'ailleurs c'était une nouvelle malédiction jetée à la face de la révolution française, qui ne devait pas être désagréable aux souverains réunis à Vienne. L'empereur Alexandre seul, sans opposer un refus, fit une simple observation. Il dit que personne ne pouvait douter des sentiments que l'Europe portait à (p.~589) l'infortuné Louis XVI, mais que c'était là une scène de parti, qui, fort impolitique à Paris, était à Vienne une imitation maladroite et peu digne, qu'au surplus, si on persistait, il se rendrait à la cérémonie proposée, la légation française étant seule juge de ce qui convenait à son gouvernement.

Ainsi cette réunion de têtes couronnées, qui récemment avait encouru quelque ridicule par l'excès de ses plaisirs et de son luxe, se couvrit tout à coup de deuil, et le 21 janvier se transporta tout entière à la belle cathédrale de Saint-Étienne, pour y assister à un service solennel en l'honneur de Louis XVI. Rien ne manqua à la pompe de cette cérémonie. Les souverains s'y montrèrent entourés de leur cour; un prêtre français prononça l'oraison funèbre de Louis XVI et de Marie-Antoinette, et après quelques heures de ce deuil politique, on revint aux fêtes et aux affaires de ce congrès, qui est resté aussi célèbre par les unes que par les autres.

Fév. 1815. MM. de Metternich, de Talleyrand et lord Castlereagh, voyant la Prusse à peu près vaincue, se concertèrent sous la direction du prince de Schwarzenberg, représentant des intérêts militaires autrichiens, pour opérer une dislocation de la Saxe, qui, sans détruire entièrement ce royaume, pût satisfaire les convoitises de sa voisine. Portions de territoire enlevées à la Saxe. D'abord ils convinrent de lui ôter la plus grande partie de ce qu'elle avait sur la droite de l'Elbe, et notamment la haute et la basse Lusace. La Saxe véritable en effet était bien plus sur la gauche de l'Elbe, et la rive droite se composait principalement de provinces annexées. On lui ôte un tiers de sa population, et presque une moitié de sa superficie. Toutefois en lui enlevant les haute et basse Lusace, (p.~590) on lui en conserva la portion qui bordait les défilés de la Bohême, c'est-à-dire Bautzen et Zittau. Puis sur la gauche de l'Elbe on convint de l'amoindrir vers la Misnie et la Thuringe, c'est-à-dire vers le pays plat qui était le plus étendu mais le moins peuplé, et on lui réserva le pays montueux qui était non-seulement le plus industrieux, mais le plus intéressant pour l'Autriche dont il longeait la frontière. On voulait d'abord ne prendre que 4 à 500 mille âmes à la malheureuse monarchie placée sous le scalpel des géographes du congrès, mais sur les instances de lord Castlereagh qui tenait à reconquérir l'amitié des Prussiens, et surtout à finir promptement, on consentit à un sacrifice de 700 mille âmes sur 2 millions 100 mille, qui composaient l'ancien domaine de la Saxe. On lui ôtait donc un tiers de sa population, avec une moitié à peu près de sa superficie territoriale. Les positions sur l'Elbe importaient plus encore que l'étendue du sol. Il y en avait une qui fut vivement disputée, c'était celle de Torgau. Grande dispute pour Torgau, qui reste définitivement à la Prusse. Après avoir livré Wittenberg, abandonner encore Torgau, qui d'après le conseil connu de Napoléon, et son exemple décisif en cette matière, était devenue la principale place du haut Elbe, était grave. Le prince de Schwarzenberg et M. de Talleyrand voulaient résister, mais abandonnés par lord Castlereagh, ils furent contraints de céder. On arrêta enfin un plan qui transférait à la Prusse, outre les points importants de Wittenberg et de Torgau, la moitié, avons-nous dit, du territoire saxon, et un tiers de sa population. Il est vrai que les principales villes et le territoire le (p.~591) plus riche de la Saxe restaient à Frédéric-Auguste.

Ce plan, arrêté entre la France, l'Autriche, l'Angleterre, pendant que les commissaires discutaient, et souvent disputaient violemment, fut présenté à la commission d'évaluation dans les premiers jours de février. Il était évident que c'était un plan concerté, et que les Russes et les Prussiens n'obtiendraient pas beaucoup plus, même en courant la chance de se brouiller. Les engagements pris envers la Prusse étaient remplis et au delà, car on avait opéré, ce qui était encore une des formules du temps, sa reconstitution sur le pied de 1805, et en traçant infiniment mieux certaines parties de ses frontières. Enfin on avait fait passer la Saxe du second rang au troisième dans l'échelle des États germaniques. La Russie d'ailleurs, ayant abandonné le duché de Posen et bravé la guerre pour la Prusse, était au terme de son dévouement. La Prusse le sentit, et résolut de céder. Toutefois il y avait un point qui lui tenait à cœur, parce que les militaires prussiens y attachaient leur amour-propre, et les commerçants prussiens leur intérêt, c'était la possession de la célèbre ville de Leipzig. L'acquisition de Leipzig était pour l'orgueil des Prussiens un dédommagement de l'humiliation qu'ils allaient subir en évacuant la Saxe qu'on leur avait, disaient-ils, laissé occuper, ce qui équivalait à la promesse de la leur attribuer tout entière.

Note du 8 février, par laquelle la Prusse prononce pour la première fois le mot d'acceptation, mais en demandant Leipzig. En conséquence le 8 février la Prusse présenta une note dans laquelle prononçant pour la première fois le mot d'acceptation à l'égard de la transaction proposée, elle demandait qu'on lui accordât (p.~592) Leipzig, en faisant valoir qu'on ne lui donnait de la Saxe que la portion la moins riche, la moins peuplée, car elle ne contenait pas une seule ville importante. Elle ajouta par forme d'insinuation, en termes du reste très-modérés, que tandis qu'on la ramenait à l'état de 1805, l'Autriche gagnait, au delà de ce qu'elle avait à cette époque, 1500 mille âmes directement, et deux millions au moins indirectement au profit de ses branches collatérales, établies à Florence, à Modène, à Parme, etc.

Grands efforts de sa part pour avoir Leipzig. Comme il arrive ordinairement, le dernier jour fut l'un des plus agités. Le roi vit lord Castlereagh, dit à ce ministre qu'on voulait le déshonorer, lui rendre le retour à Berlin impossible, en lui faisant évacuer la Saxe après qu'il l'avait occupée, et que Leipzig pouvait seul adoucir l'amertume d'un pareil sacrifice. Il était facile de lui répondre que c'était sa faute si l'évacuation de la Saxe devenait si amère, car il l'avait occupée par une sorte de coup de tête impossible à soutenir, et ne devait s'en prendre qu'à lui-même de ce déboire. Leipzig est refusé à la Prusse; mais Alexandre, pour la dédommager, lui abandonne Thorn. Lord Castlereagh fit part à ses alliés des instances de Frédéric-Guillaume; mais outre que les Anglais aimaient mieux, dans leur intérêt commercial, que Leipzig appartînt à un petit État qu'à un grand, le ministre britannique trouva une telle résistance sur ce point qu'il ne crut pas devoir insister. Seulement on s'entendit pour accorder encore quelque chose à la Prusse, qui marchandait opiniâtrement, et mille âmes par mille âmes, les territoires disputés. L'Angleterre pour le Hanovre fit un sacrifice de 10 mille âmes sur le lot de 300 mille que la Prusse devait lui abandonner, (p.~593) un autre de 50 mille sur le lot des Pays-Bas, et enfin Alexandre, voulant tout pacifier, fit un sacrifice plus considérable encore. Il avait voulu que Cracovie à cause de son importance morale, Thorn à cause de son importance militaire, restassent villes libres et neutres. Il se désista de cette dernière prétention, et consentit à céder Thorn à la Prusse, qui eut ainsi toutes les places fortes de la basse Vistule, Thorn, Graudenz, Dantzig, après avoir déjà obtenu toutes celles de l'Elbe, Torgau, Wittenberg, Magdebourg, etc. La Prusse adhère enfin aux arrangements proposés, et se contente du démembrement de la Saxe. À ce prix Leipzig fut conservé à la Saxe, et la Prusse adhéra enfin aux arrangements proposés. Elle n'avait certes pas à se plaindre, et pourtant le fougueux Blucher, se livrant à des exagérations de langage dont son héroïsme aurait dû le garantir, s'écria qu'on ne pouvait plus porter l'uniforme prussien. Il avait assez prouvé, et devait prouver encore qu'on pouvait le porter avec honneur.

Dès ce moment les principales difficultés du congrès étaient aplanies, et si les questions qui restaient à résoudre exigeaient des efforts, des sacrifices même, aucune n'était de nature à faire craindre la guerre, et les souverains en jugeaient tellement ainsi qu'ils étaient disposés à se retirer, pour laisser à leurs ministres le soin de les vider.

Ces arrangements terminés, il s'agit d'obtenir le consentement du roi Frédéric-Auguste. Cependant à l'égard de la Saxe elle-même il y avait à vaincre une dernière difficulté, qui n'était pas à mépriser, quelle que fût la puissance des anciens coalisés, et elle consistait à obtenir le consentement du roi Frédéric-Auguste. Ce prince était résolu à se laisser dépouiller sans jamais donner son consentement. Ce prince doux et débonnaire, prisonnier à Berlin, avait pris la détermination de ne jamais adhérer à ce qu'on ferait (p.~594) contre lui, surtout si on voulait placer sa maison ailleurs qu'en Saxe. Or d'après les principes posés alors et dans tous les temps, il n'y avait de bien et irrévocablement acquis que ce que le souverain légitime transférait à autrui par un consentement libre et volontaire. Ces principes dont M. de Talleyrand s'était beaucoup servi dans l'intention de les faire appliquer plus tard à Murat, donnaient une véritable force morale au roi de Saxe, et à une époque où l'on avait la passion du définitif, où l'on tenait à sortir de ce qu'on appelait l'instabilité révolutionnaire pour entrer dans la stabilité monarchique, tous les acquéreurs d'États nouveaux recherchaient soigneusement le libre consentement des anciens possesseurs. On lui rend sa liberté, et on l'amène à Presbourg où les représentants de l'Angleterre, de la France et de l'Autriche, qui l'ont sauvé, sont chargés de lui demander son consentement. Pour avoir celui du roi de Saxe, on résolut de rendre à ce prince sa liberté, de l'amener en Autriche, non pas à Vienne où il rencontrerait ses défenseurs sans doute, mais ses spoliateurs aussi, et de le conduire à Presbourg par exemple, où les trois principaux ministres des cours qui l'avaient défendu, M. de Talleyrand, M. de Metternich, le duc de Wellington (celui-ci remplaçant lord Castlereagh), iraient user de leur crédit sur lui afin d'obtenir qu'il se résignât.

Arrangements territoriaux concernant les autres États. À l'égard des autres arrangements européens on était presque d'accord, excepté toutefois pour ce qui concernait l'Italie. Ainsi la fondation du royaume des Pays-Bas, déjà stipulée par l'Angleterre à Chaumont et à Paris, fut définitivement arrêtée à Vienne. Il fut décidé que le prince d'Orange, représentant de cette maison, recevrait le titre de roi des Pays-Bas, en réunissant sous son sceptre la Belgique et (p.~595) la Hollande. Quelques autres dispositions territoriales s'ajoutèrent à celle-là. On ne voulait point que Luxembourg et Mayence fassent des places prussiennes. Le duché de Luxembourg transféré au nouveau roi des Pays-Bas; conversion des places de Luxembourg et de Mayence en places fédérales. On transféra au futur roi des Pays-Bas le duché de Luxembourg, avec la place elle-même qui dut rester fédérale, et on dédommagea la Prusse, déjà nantie de tout ce que nous avions possédé de ce côté, par les États héréditaires du prince d'Orange, dont elle avait à se servir pour des échanges avec la maison de Nassau. Par suite de ces mesures la France ne se trouva limitrophe de la Prusse que dans une moindre partie, de sa frontière, c'est-à-dire de Sarreguemines à Thionville, au lieu de l'être de Sarreguemines à Mézières.

Délimitation des provinces rhénanes. On opéra encore divers échanges pour mieux constituer le territoire de la Prusse. Elle eut sous le titre de provinces rhénanes, les anciens électorats ecclésiastiques de Cologne et de Trèves, et le duché de Juliers, qui depuis 1803 avaient composé en grande partie le domaine de la France sur la rive gauche du Rhin. Le Palatinat du Rhin attribué à la Bavière. Restait de nos possessions sur cette rive, l'ancien Palatinat, dit Palatinat du Rhin, c'est-à-dire le pays compris entre le Rhin et la Moselle, depuis Lauterbourg jusqu'à Worms, depuis Rohrbach jusqu'à Kreuznach. Il n'y avait pas grande difficulté à ce sujet, parce que l'Autriche et la Prusse étaient convenues de prendre à peu près la Moselle pour séparation entre les deux clientèles prussienne et autrichienne. On céda le Palatinat du Rhin à la Bavière, et ce qui restait du territoire de l'électeur de Mayence à la maison de Hesse-Darmstadt, comprise naturellement dans cette restauration générale, (p.~596) en même temps que la maison de Hesse-Cassel. Mayence donné à la maison de Hesse-Darmstadt, devint une place fédérale, dans laquelle les puissances allemandes devaient tenir garnison en commun. La maison de Hesse-Darmstadt ainsi dotée fit cession à la Prusse de l'ancien duché de Westphalie, de manière que la Prusse déjà pourvue du grand-duché de Berg qui nous avait appartenu à la droite du Rhin, acquit du Rhin à l'Elbe une continuité de territoire, interrompue seulement par de petits princes allemands de sa dépendance. Échanges pour assurer à la Prusse une continuité de territoire du Rhin au Niémen. Par suite de cessions dont elle venait de recevoir l'équivalent, elle abandonna au Hanovre outre la principauté d'Hildesheim, l'Ostfrise à laquelle l'Angleterre tenait à cause de la mer, et le Hanovre lui céda le duché de Lawenbourg, situé à la droite de l'Elbe, non loin de Hambourg, duché dont la Prusse songeait alors à faire un usage fort important pour elle, en l'échangeant avec le Danemark contre la Poméranie suédoise.

Pénible situation du roi de Danemark. L'infortuné roi de Danemark n'était pas beaucoup mieux traité que le roi de Saxe. Fidèle à la France, parce que ses principes maritimes le liaient à elle contre l'Angleterre, il avait agi avec une parfaite loyauté, et après nos défaites forcé de nous quitter, il l'avait fait sans aucune duplicité. Mais mal récompensé de sa conduite honorable à une époque de violence, on lui avait enlevé la Norvége, pour procurer à Bernadotte, outre un dédommagement de la Finlande, une popularité qui compensât ce qui lui manquait sous le rapport de l'origine. Injustice du traitement qu'on lui fait subir. Toutefois en dépouillant le Danemark on lui avait promis (p.~597) la Poméranie suédoise, comprenant la place de Stralsund avec l'île de Rugen, reste insignifiant de l'ancienne puissance suédoise sur le continent germanique, et on lui avait fait espérer un complément d'indemnité. Le roi était venu à Vienne réclamer l'accomplissement de cette promesse, et bien qu'il s'y conduisît avec beaucoup de discrétion et de dignité, et qu'il apportât une grande modération dans la défense de droits incontestables, bien qu'on reconnût qu'il avait pleinement raison, on ne s'était guère occupé de lui, et on n'avait pas même admis ses ministres au congrès. La célèbre devise Væ victis n'avait jamais été plus complétement justifiée, et dans les 32 millions de sujets enlevés à l'Empire français, on n'avait pas su trouver de quoi rendre à ce prince une parcelle de ce qui lui avait été ravi, pour le bien général, disait-on, car on regardait comme le bien général de donner la Norvége à Bernadotte. De plus, cette misérable indemnité de la Poméranie suédoise promise au roi de Danemark, on n'était pas certain de la lui procurer, car Bernadotte la refusait, sous prétexte que l'engagement pris par la coalition de lui céder la Norvége n'avait pas été rempli, les Norvégiens s'étant défendus.

L'iniquité même eût été probablement consommée en entier, sans le désir que la Prusse avait de la Poméranie suédoise. En effet le territoire de la Prusse que la nature n'avait pas formé, que l'ambition de ses princes avait composé successivement de pièces et de morceaux, était alors l'objet d'un remaniement général, dont le moment était assurément (p.~598) bien choisi, car après une courte résistance aux Prussiens, on en était revenu à leur laisser faire ce qu'ils voulaient, l'Angleterre pour recouvrer leur alliance au profit des Pays-Bas, la Russie par complaisance, l'Autriche pour qu'on la laissât tranquille en Italie. La cour de Prusse était donc en quête d'échanges pour s'assurer une continuité de territoire du Rhin au Niémen. C'est ainsi qu'elle avait cédé, comme nous venons de le dire, le Luxembourg à la maison d'Orange, pour que celle-ci lui abandonnât ses propriétés héréditaires, et qu'avec ces propriétés elle pût obtenir de la maison de Nassau divers enclaves en Hesse. Le roi de Danemark est amené à échanger la Poméranie suédoise contre le duché de Lawenbourg, et une indemnité pécuniaire. C'est encore ainsi qu'elle avait demandé une portion de l'ancien électorat de Mayence pour l'échanger avec la maison de Hesse-Darmstadt contre le duché de Westphalie. Enfin elle voulait la Poméranie suédoise, pour avoir plus complétement les bouches de l'Oder et posséder les bords de la Baltique depuis le Mecklenbourg jusqu'à Memel. En retour elle offrait au Danemark le duché de Lawenbourg, qu'elle venait de se faire céder par le Hanovre, et qui était contigu au territoire du Holstein. Mais le Danemark ne trouvait là ni un équivalent de la Poméranie suédoise, ni surtout l'accomplissement de la promesse solennellement faite d'un complément d'indemnité pour la Norvége. La Prusse imagina d'y suppléer avec quelques millions d'écus, car il lui fallait du territoire à tout prix, même en le payant quand elle ne pouvait pas le prendre de force. Le roi de Danemark, en désespoir de cause, jugeant qu'il valait mieux un territoire contigu à ses États du (p.~599) Holstein, qu'un territoire éloigné comme la Poméranie suédoise, et d'ailleurs peu assuré puisque la Suède refusait de le livrer, se résigna enfin aux propositions de la Prusse. Par les qualités de son souverain, par les qualités de son peuple, par son honorable conduite, par sa position de gardien du Sund qui le rendait plus nécessaire à l'équilibre européen que beaucoup d'autres, le Danemark aurait mérité un meilleur traitement. Mais il était du parti des vaincus, et si les vaincus, lorsqu'un seul homme était le vainqueur, comme sous Napoléon, avaient quelque chance de toucher sa générosité, ils n'en avaient aucune quand le vainqueur se composait comme ici d'une collection de puissances, occupées uniquement de leurs intérêts, pressées de prendre leur part en courant, et n'ayant pas de cœur, pas même de pudeur, parce que dans une collection chacun des membres rejette toujours sur l'ensemble les actes dont il aurait à rougir.

La Prusse enfin, pour compléter son travail d'échange, avait fait le sacrifice de reconnaître à la Bavière qui l'avait cruellement offensée, les principautés d'Anspach et de Baireuth, situées en Franconie, et anciennes propriétés prussiennes, pour obtenir en retour de la Bavière le grand-duché de Berg qui appartenait autrefois à celle-ci.

Constitution définitive du territoire prussien, et nouvelle configuration de ce territoire. Grâce à tous ces arrangements, la Prusse était aussi bien constituée qu'elle pouvait l'être. Elle s'étendait presque sans interruption des bords de la Meuse à ceux du Niémen; elle était un peu élargie vers la Saxe, mais pas autant qu'elle l'aurait voulu; elle était mieux reliée entre les provinces de Silésie (p.~600) et de Vieille-Prusse par la restitution du duché de Posen, et pourvue surtout des principales places fortes sur les fleuves qui la traversent: Thorn, Graudenz, Dantzig, sur la Vistule; Breslau, Glogau, Stettin, sur l'Oder; Torgau, Wittenberg, Magdebourg, sur l'Elbe; Coblentz, Cologne, sur le Rhin. Elle n'avait à regretter qu'une chose, c'était de se trouver sur la gauche du Rhin, non à cause du voisinage, qui heureusement n'est pas un motif infaillible d'hostilité, mais à cause de la défiance que devait faire naître chez elle la possession d'un territoire possédé vingt ans par la France. Il faut dire à l'éloge de son bon sens, qu'elle ne l'avait pas désiré, et qu'elle ne s'y était prêtée que par complaisance pour l'Angleterre, qui avait tenu à la brouiller avec la France pour le plus long temps possible. Afin d'avoir la Saxe tout entière, elle eût volontiers abandonné la gauche du Rhin, la France dût-elle en avoir la meilleure partie.

Arrangements territoriaux de la Bavière avec l'Autriche. Après la reconstitution de la Prusse, après le rétablissement des deux maisons de Hesse, après l'injuste règlement de comptes avec le Danemark, les arrangements territoriaux de la Bavière étaient l'œuvre la plus importante du congrès. Le principe en avait été posé à Paris même. Il avait été entendu que la Bavière restituerait la ligne de l'Inn, le Tyrol, le Vorarlberg à l'Autriche, et que celle-ci lui céderait le grand-duché de Wurzbourg, devenu vacant par le retour en Toscane de l'archiduc Ferdinand, la principauté d'Aschaffenbourg enlevée au prince primat, président déchu de la Confédération du Rhin, et enfin la plus grande partie de l'ancien Palatinat (p.~601) du Rhin, que la Bavière avait jadis possédé. C'était, sous le prétexte de rétablir chacun dans son ancienne place, un nouveau calcul des alliés de Chaumont, voulant mettre la Bavière en défiance avec la France, comme ils y avaient déjà mis la Prusse. Du reste la question de Saxe et de Pologne, qui avait failli provoquer une nouvelle guerre, étant résolue, une sorte de facilité générale semblait s'être introduite en toutes choses, et, sous l'arbitrage de la France, alliée de l'Autriche et de la Bavière depuis le traité du 3 janvier, ces deux cours étaient à la veille de s'entendre. Ce qui les divisait, c'était l'ancien évêché de Salzbourg qui devait se trouver partagé, la ligne de l'Inn et de la Salza étant adoptée comme frontière. La Bavière en voulait retenir au moins la prévôté de Berchtolsgaden, autrefois si disputée à cause de ses salines. La France, pour n'avoir pas à se prononcer, les poussait à s'entendre entre elles, et elles étaient sur le point d'y réussir.

Nouvelle constitution germanique. On était donc d'accord sur tout ce qui concernait le nord de l'Europe. Les principes de la nouvelle constitution germanique étaient arrêtés. L'Autriche, qui dans tout ce qui la regardait avait fait preuve d'une rare prudence, avait refusé le rétablissement de la couronne germanique qu'on était prêt à admettre, de même qu'elle avait refusé les provinces belges qui préféraient sa souveraineté à celle de la Hollande, et que l'Angleterre lui aurait cédées volontiers pour qu'elle se trouvât en contact avec la France, ainsi que l'étaient déjà la Prusse et la Bavière. L'Autriche, consentant bien à ce que les autres (p.~602) fussent compromis, et ne se souciant pas de l'être, avait refusé les provinces belges, riches, belles, bien disposées, mais lointaines et placées trop près de la France. Les provinces vénitiennes et milanaises, moins industrieuses, mais aussi fertiles, et mieux situées par rapport à elle, lui convenaient davantage. L'Autriche convertit la couronne germanique en une présidence perpétuelle de la Diète. Quant à la couronne germanique, elle en avait senti le poids, et elle n'en voulait pas la dépendance, si en la rétablissant on la laissait élective. Constitution de la Diète germanique. Or, comme la Prusse ne pouvait l'admettre qu'élective, dans l'espérance de l'obtenir un jour, l'Autriche avait eu la sagesse de ne plus vouloir d'une couronne fort lourde, qu'on n'obtenait à chaque règne qu'en flattant les électeurs, et qu'on était menacé de voir passer à la Prusse. Elle avait mieux aimé voir cette couronne abolie et convertie en ce qu'elle avait de plus réellement utile, la présidence perpétuelle de la Diète germanique. Il est vrai qu'on laissait ainsi indécise une question des plus graves, et qui devait être l'une des difficultés de l'avenir, celle du commandement militaire de la Confédération. Mais, dans le moment, on ne songeait qu'à s'établir pour la paix, car il semble qu'on ne puisse avoir à chaque époque qu'une idée à la fois.

L'ancienne Diète simplifiée, avec l'Autriche pour président perpétuel, avait été généralement préférée. Au lieu de la division en plusieurs ordres et du nombre infini des votants, on avait résolu de se conformer aux indications du temps et de concentrer le vote comme on avait concentré la souveraineté. On établit donc une assemblée ordinaire de 17 confédérés, dans laquelle chacun d'eux n'avait qu'une (p.~603) voix, quelle que fût sa puissance, Autriche ou Bade, Prusse ou Mecklenbourg, sauf toutefois à réunir les trop petits princes en divers groupes qui n'en auraient qu'une. Les anciennes villes libres notamment, réduites à quatre, Francfort, Brême, Lubeck, Hambourg, durent toutes ensemble n'avoir qu'une voix. Indépendamment de cette assemblée ordinaire, siégeant perpétuellement à Francfort, résolvant les affaires courantes, et décidant les cas de compétence, on en établit une autre, dite générale, composée de 69 votants, où chacun devait avoir un nombre de voix proportionné à son importance, lorsqu'il s'agirait ou des lois fondamentales ou des grands intérêts du pacte fédéral.

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