Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 18/20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française
Cette nouvelle représentation de la Confédération germanique était, il faut le reconnaître, conforme à l'effacement des distinctions sociales, et à la diminution du nombre des petites souverainetés, à la simplification, en un mot, de la société moderne. Les confédérés conservaient leur indépendance souveraine, pouvaient avoir leurs armées, leurs représentants auprès des divers États de l'Europe, mais ne pouvaient contracter d'alliance contraire ni au pacte fédéral, ni à la sûreté de la Confédération, et étaient tenus, pour la défense de ces grands intérêts, à fournir un contingent calculé d'après leur force respective.
Presque toutes les questions sont résolues en février 1815, sauf la rédaction qui est laissée aux différents ministres des puissances. Ces idées étaient saines, sauf l'application qu'on en ferait selon les temps et les circonstances, et devaient être rangées parmi les meilleures résolutions du congrès. Au mois de février ces diverses stipulations étaient, ou déjà arrêtées par écrit, ou (p.~604) à peu près convenues, car, à côté des grandes questions qui avaient failli amener une conflagration universelle, un travail continuel avait préparé la solution des questions secondaires. Après avoir consacré les résultats obtenus dans des traités particuliers entre les parties le plus directement intéressées, on avait le projet de prendre dans chacun de ces actes ce qui serait d'un intérêt général et permanent, et d'en composer un traité général, que les huit signataires de la paix de Paris devaient revêtir de leur signature comme arbitres et garants, et que tous les autres États représentés à Vienne devaient signer aussi comme parties intéressées et personnellement engagées. C'est celui qui a été publié depuis sous le titre d'Acte final de Vienne.
On s'occupe en attendant de terminer les affaires de Suisse et d'Italie. Ce travail de rédaction était entrepris en février 1815, mais ne pouvait être terminé qu'au bout de quelques semaines. En attendant, on s'efforçait de résoudre les dernières questions présentant encore quelque doute. Celle de la Suisse était du nombre. Affaires suisses. Elle avait fort occupé la commission spéciale qui en était chargée, et particulièrement les trois puissances qui s'en mêlaient sous main, la Russie, l'Autriche, la France. L'empereur Alexandre, par esprit libéral, ne voulait pas avoir paru en Suisse pour y opérer une contre-révolution extravagante; l'Autriche, peu soucieuse des principes libéraux, cherchait ce qu'il y avait de pratiquement raisonnable, et enfin la France, dont la clientèle était dans le canton de Berne et les petits cantons démocratiques, voulait une transaction qui ne lésât ni les uns ni les autres. Maintien des dix-neuf cantons, avec addition de trois cantons pris à la France, et consécration des principes essentiels de l'acte de médiation. De ce concours d'intentions modérées il ne pouvait (p.~605) résulter que quelque chose d'assez sage, et d'assez conforme à l'esprit du temps. On a déjà vu que les trois principales puissances s'étaient opposées à ce qu'on ramenât les nouveaux cantons à leur état de pays sujets, et avaient posé pour principe le maintien des dix-neuf cantons constitués par l'acte de médiation. La France, dont les Bernois et les gens de Lucerne, Uri, Schwitz, Unterwalden, invoquaient le secours contre un tel principe, était heureusement représentée par un esprit fort éclairé, M. le duc de Dalberg, et avait réussi à leur faire comprendre qu'il n'y avait que ce principe d'admissible, car il était impossible de ramener les cantons de Vaud, d'Argovie, de Saint-Gall, etc., à leur ancien état sans une guerre civile odieuse que l'Europe ne supporterait point. Le principe des dix-neuf cantons avait donc été admis définitivement. Toutefois, le canton de Berne avait été jadis si vaste et si riche, et il l'était si peu aujourd'hui, qu'il y avait quelque justice et quelque prudence à le dédommager. La France impériale dont les dépouilles servaient alors à mettre tout le monde d'accord, avait laissé vacants quelques fragments de territoire en deçà du Jura, c'étaient le Porentruy et l'ancien évêché de Bâle. On avait trouvé là une indemnité, qu'on s'était empressé d'offrir au canton de Berne, et qu'il avait fini par accepter. On avait décidé en outre que les nouveaux cantons payeraient une indemnité pécuniaire aux anciens, qu'ils avaient appauvris en se séparant d'eux. Heureux de sauver leur existence à ce prix, les nouveaux cantons avaient consenti à cette compensation, et toutes les difficultés touchant (p.~606) aux intérêts d'existence et de territoire avaient été ainsi aplanies. On avait exigé de plus que, dans le pacte fédéral, les principes d'égalité civile soit entre les cantons, soit entre les classes de citoyens, fussent proclamés et consacrés. Enfin, on avait encore fait don à la Suisse de quelques joyaux tombés de la couronne de France, et il avait été stipulé que Neufchâtel, dotation du prince Berthier, que Genève, récemment revenue à l'état de ville libre, que le Valais, demeuré en suspens entre la France et l'Italie, formeraient trois nouveaux cantons ajoutés aux dix-neuf.
L'idée empruntée à l'acte de médiation, et consistant à faire passer alternativement le gouvernement fédéral de l'un à l'autre des principaux cantons, fut conservée. Seulement, Alexandre, toujours inspiré par M. de Laharpe, voulait en exclure Berne. Mais la France, par motif de clientèle et par justice, l'Autriche par goût pour le parti aristocratique, résistèrent, et Berne, Zurich, Lucerne restèrent les trois cantons chez lesquels devait alternativement se transporter le gouvernement de la Confédération suisse.
On renouvelait donc à peu près l'acte de médiation, avec quelques réparations assez équitables à d'anciens intéressés, et avec un accroissement de trois cantons détachés de la France. Ces résolutions, communiquées à la Suisse, revêtues ensuite du consentement de tous les cantons, devaient recevoir la sanction de l'Europe, avec l'ordinaire garantie de la neutralité perpétuelle.
Questions de Naples et de Parme. Restait l'Italie, à l'égard de laquelle il y avait encore (p.~607) à trancher deux questions de la plus grande importance, celle de Parme et celle de Naples, qu'on avait sans cesse ajournées dans l'espérance que le temps en amènerait la solution. Ainsi que nous l'avons dit, on avait résolu les questions qui concernaient la Sardaigne en réunissant Gênes au Piémont, et en assurant à la branche de Carignan le droit de succéder au trône. Quant à l'Autriche, elle n'avait abandonné à personne le soin de décider celles qui la touchaient, et après s'être adjugé la Lombardie jusqu'au Tessin et au Pô, elle avait mis immédiatement en possession les branches collatérales de la famille impériale des duchés de Toscane et de Modène. Il n'y avait donc plus à s'entendre que sur Parme et sur Naples, que les deux maisons de Bourbon réclamaient pour la reine d'Étrurie et pour Ferdinand IV. M. de Talleyrand, d'abord si vif à l'égard de Murat, s'était laissé tellement absorber par la question de la Saxe, qu'il n'avait presque plus parlé de l'Italie à M. de Metternich, et qu'il n'avait pas même exigé pour prix du secours donné dans les affaires du Nord la promesse de voter avec la France dans l'affaire de Naples. Il s'était contenté d'une réserve de peu d'importance, c'est que tous les votes émis sur les affaires italiennes seraient provisoires jusqu'à ce qu'on se fût entendu sur le trône des Deux-Siciles. La précaution n'était pas de grande utilité, car les seuls points sur lesquels on eût arrêté quelque chose se rapportaient à la Sardaigne, et nous étions intéressés plus qu'aucune puissance à les rendre définitifs. M. de Talleyrand dépendait donc au dernier moment de la bonne volonté du congrès, (p.~608) et, dans l'impatience de partir qui était devenue générale, il était fort à craindre qu'on s'en allât sans rien décider, ce qui aurait sauvé Murat, lequel se trouvant en possession, n'avait besoin que du silence pour gagner sa cause.
M. de Talleyrand n'ayant rien exigé en signant le traité du 3 janvier relativement à Naples, a la plus grande peine à obtenir un peu d'attention pour cette question. Pourtant Louis XVIII ne cessait de stimuler son plénipotentiaire sur ce sujet, qui le touchait beaucoup plus que celui de la Saxe. Ce monarque, dont les vues en matière de politique extérieure étaient peu étendues mais sensées, ne désirait nullement que sa légation jouât un rôle très-actif à Vienne. Fier, comme nous l'avons dit, de sa qualité de Bourbon, heureux d'être réintégré sur le trône de France, il se trouvait assez grand s'il parvenait à s'y tenir, et voulait seulement qu'on le débarrassât de Murat, qu'il regardait comme le complice secret de Napoléon, comme prêt à fournir à celui-ci les moyens de rentrer en scène, soit par la France, soit par l'Italie, ce qui révélait chez lui, il faut le reconnaître, beaucoup plus de prévoyance que n'en montrait M. de Talleyrand en concentrant toute son ardeur sur la question de la Saxe. Pourtant cette question de la Saxe une fois tranchée, M. de Talleyrand, aiguillonné par Louis XVIII, avait recommencé à parler de l'Italie à tous les membres du congrès; mais il était désarmé, n'ayant pas pris ses précautions avec l'Autriche et l'Angleterre. Qu'il eût donné du temps à M. de Metternich pour la question de Naples, qui exigeait du temps pour être bien et facilement résolue, rien de mieux; mais qu'il se fût allié gratuitement à l'Angleterre et à l'Autriche, pour le seul plaisir de signer un traité, sans rien (p.~609) stipuler à l'égard de Murat, c'était une manière de procéder qui pouvait lui coûter cher, et qui faillit lui coûter cher en effet. L'empereur de Russie auquel il essaya d'en parler, l'écouta comme quitte de toute obligation envers la France; lord Castlereagh comme un allié désireux de lui être agréable, mais dépourvu d'ardeur dans les questions de légitimité, et fort gêné par les engagements pris envers Murat; M. de Metternich, enfin, comme un rusé diplomate, ayant très-bien su se servir de la France, mais ne se souciant guère d'être reconnaissant, et craignant toujours de mettre le feu en Italie. L'arrivée de lord Wellington à Vienne est pour M. de Talleyrand un utile secours. Heureusement pour M. de Talleyrand, le duc de Wellington récemment arrivé à Vienne, lui avait apporté un précieux renfort. Louis XVIII, qui avait acquis en Angleterre le goût des Anglais et l'art de vivre avec eux, avait adroitement flatté le généralissime britannique, et se l'était fortement attaché. Aussi, une fois à Vienne, lord Wellington avait-il rendu de vrais services à Louis XVIII, par sa manière de parler de lui et de son gouvernement.— Bon langage de lord Wellington à l'égard de Louis XVIII et de la France. On commet beaucoup de fautes à Paris, avait-il dit, mais le Roi plus sage que sa famille est généralement estimé. L'armée est plus redoutable que jamais. Dangereuse à employer au dedans, elle serait au dehors fidèle et terrible. Les finances sont déjà rétablies et même florissantes. Ce qui manque, c'est un gouvernement: il y a des ministres, il n'y a pas de ministère. Mais on peut y pourvoir. À tout prendre, la France est parmi les puissances européennes la mieux préparée à faire la guerre, et elle serait la moins embarrassée de nous tous s'il fallait la recommencer. Il faut donc compter (p.~610) et compter beaucoup avec elle.—Ces paroles avaient été plus utiles pour nous que tous les mouvements que se donnait la légation française, et dites, répétées au moment même où les Russes et les Prussiens avaient eu à se décider, elles avaient exercé sur eux une singulière influence.
Lord Wellington démontre qu'on ne peut guère laisser Murat sur la trône de Naples sans danger de troubles prochains. Lord Wellington avait pleinement abondé dans les idées de M. de Talleyrand, par rapport à Naples. Ce n'était pas par dévotion pour le principe de la légitimité, car ainsi que l'écrivait spirituellement M. de Talleyrand à Louis XVIII, les Anglais avaient sur ce sujet formé leurs idées morales dans l'Inde, mais il avait été touché par des considérations pratiques. Il avait compris que les Bourbons régnant à Paris, à Madrid, à Palerme, la paix avec Murat, resté seul à Naples, deviendrait prochainement impossible, que l'Europe serait troublée avant six mois, que ce serait pour Napoléon une occasion de rentrer en scène, et qu'il y aurait grande imprudence au congrès à se séparer avant d'avoir pourvu à ce péril. Il avait exprimé cette opinion à l'empereur Alexandre, au roi de Prusse, à l'empereur François, et plus particulièrement à M. de Metternich, le moins disposé de tous à agir. Cependant, à la veille de quitter Vienne, personne ne veut se créer des embarras pour l'affaire de Naples, et chacun cherche à se décharger de cette affaire sur la France l'Autriche. À ces observations fort justes on opposait, il est vrai, une objection tout aussi juste, tirée de la difficulté d'exécution, car il faudrait faire la guerre en Italie, et s'attendre à voir en feu cette contrée tout entière. M. de Talleyrand répondait que la France et l'Espagne prenaient sur elles tous les dangers de l'entreprise, que moyennant une simple déclaration, portant que les puissances réunies à Vienne ne reconnaissaient pour roi des Deux-Siciles (p.~611) que Ferdinand IV, la France se chargerait d'en finir. À cela on répliquait, en alléguant d'abord les engagements pris, puis en témoignant quelque incrédulité relativement aux moyens d'exécution, non pas qu'on crût difficile à la France de venir à bout de l'armée napolitaine, mais parce qu'on doutait fort que l'armée française, en rencontrant Murat et probablement Napoléon, restât fidèle aux Bourbons. Personne à Vienne ne s'intéressait à Murat; on souhaitait sa chute au contraire, mais heureux d'être soulagé du fardeau de l'affaire de Saxe et de Pologne, heureux surtout d'avoir ce qu'il désirait, chacun faisait ses préparatifs de départ, écoutant à peine ce qu'on lui disait de l'affaire de Naples, sauf à émettre le dernier jour un avis conforme à ce que l'Autriche et la France auraient décidé entre elles. Cependant au milieu de cette indifférence générale, une circonstance accidentelle était venue au secours de M. de Talleyrand. Heureusement lord Castlereagh avait besoin de M. de Talleyrand dans l'affaire de l'abolition de l'esclavage. Lord Castlereagh avait besoin de lui pour une question, celle de la traite des noirs, qui tenait fort à cœur à la nation anglaise, mais qui touchait médiocrement les divers cabinets européens, et présentait cela de commun avec l'affaire de Naples, qu'on ne s'en occupait que par complaisance pour autrui. Zèle ardent des Anglais pour l'abolition de la traite des noirs. Lord Castlereagh qui rentrait en Angleterre avec la paix, avec l'humiliation si désirée de la France, avec la création du royaume des Pays-Bas, avec la possession définitive de Malte, du cap de Bonne-Espérance, de l'île de France, et tant d'autres présents magnifiques, avait pourtant besoin de quelque chose de plus, c'était d'apporter encore à sa nation la satisfaction d'un vœu populaire, (p.~612) très-noble sans doute, car il s'agissait de l'abolition de l'esclavage, mais ayant du vœu populaire l'irréflexion et l'impatience. Les Anglais excités par de nombreuses et fréquentes prédications, s'étaient pris d'une véritable passion pour l'affranchissement des noirs, et cette passion était sincère, mais il nous sera permis de dire qu'au mérite de la sincérité elle ne joignait pas celui du désintéressement. Si l'affranchissement des noirs avait dû bouleverser l'Inde, peut-être les Anglais eussent-ils été moins pressés de réussir, mais comme elle ne devait bouleverser que l'Amérique, ils pouvaient se livrer à toute la vivacité de leur conviction sans en souffrir. Ils désiraient donc avec ardeur l'abolition de la traite, et Louis XVIII, frappé de la passion qui les animait à cet égard, avait assez finement conseillé à M. de Talleyrand de faire arme de cette question, et de s'en servir sans aucun scrupule.
M. de Talleyrand promet son appui à lord Castlereagh dans cette affaire, à condition d'obtenir le sien dans l'affaire de Naples. Or, comme les puissances continentales n'avaient à ce sujet ni intérêt ni opinion, que les puissances maritimes avaient seules un avis et une autorité dans la matière, et qu'entre ces dernières qui étaient la France, l'Espagne, le Portugal, la France seule était d'un grand poids, M. de Talleyrand pouvait beaucoup, et avait promis tout son appui à lord Castlereagh, en retour de celui qu'il recevrait dans l'affaire de Naples. Ces deux questions, réservées pour la fin, étaient ainsi devenues une pure affaire de condescendance de la part du congrès à l'égard des cabinets peu nombreux qu'elles intéressaient.
Lord Castlereagh réclamait d'abord l'abolition (p.~613) absolue et immédiate de la traite sur les côtes d'Afrique, et il ne s'en tenait pas là, il voulait que toutes les puissances maritimes eussent le droit de surveillance les unes sur les autres, c'est-à-dire le droit de visite, pour s'assurer qu'aucune d'elles ne faisait le commerce des esclaves, et enfin il demandait que l'on repoussât les denrées coloniales des nations qui n'entreraient pas dans cette ligue d'humanité. C'était beaucoup exiger, car le droit de visite ainsi accordé ne devait être exercé que par l'Angleterre, seule active dans la poursuite des traitants. La négociation ne s'était passée dans le principe qu'entre les puissances maritimes, mais lord Castlereagh se sentant isolé au milieu d'elles, avait obtenu que les puissances continentales prissent part aux conférences, et il avait trouvé alors un peu plus d'appui. Il s'efforçait de démontrer à la France, à l'Espagne, au Portugal, que la traite leur nuisait, qu'il était dangereux d'avoir dans les colonies beaucoup de noirs contre peu de blancs, et qu'il valait mieux s'en tenir aux noirs qu'on possédait, et aux enfants qui en naîtraient lorsqu'on aurait pour eux les soins convenables. On avait répondu qu'il pouvait avoir raison, mais que dans les colonies espagnoles et portugaises, les noirs et les blancs étaient en nombre à peu près égal, tandis que dans les colonies anglaises il y avait vingt noirs contre un blanc, qu'ainsi les Anglais devaient garder le conseil pour eux; que d'ailleurs, pendant la guerre maritime, ils avaient pris leurs précautions, et rempli leurs colonies de noirs; que les Espagnols, les Portugais, les Français n'avaient (p.~614) pu le faire, qu'il leur fallait donc quelques années pour se procurer des bras, et qu'alors seulement ils seraient en mesure d'abolir la traite. Après de nombreux pourparlers, la France pour ce qui la concernait s'était contentée du terme de cinq ans, et avait contribué à décider l'Espagne et le Portugal à se contenter de celui de huit, terme après lequel la traite devait être abolie.
Lord Castlereagh aurait souhaité mieux, mais il n'avait pas été écouté. Quant au droit réciproque de visite, cette prétention manifestée pour la première fois, avait surpris et indisposé tous les esprits. On avait maintenu le principe qu'en paix chaque nation avait exclusivement la police de son propre pavillon. Quant à une mesure commerciale répressive contre celle des nations maritimes qui n'entrerait pas dans le système de l'Angleterre, on avait écarté la difficulté, en la remettant au temps où la traite étant abolie universellement, on devrait ajouter à cette abolition une sanction pénale. Déclaration du congrès de Vienne relativement à l'esclavage des noirs. Pour satisfaire lord Castlereagh qui voulait avoir quelque chose de très-spécieux à présenter au Parlement britannique, on avait consenti à faire au nom des puissances assemblées à Vienne une déclaration, s'adressant à tous les peuples, condamnant moralement la traite, la qualifiant d'attentat contre la civilisation et l'humanité, et exprimant le vœu de sa plus prochaine abolition. Les alliés de Chaumont, renforcés du représentant de la Restauration en France, avaient donc rédigé une déclaration, vraie du reste, mais qui par le style égalait au moins les documents les plus déclamatoires émanés de l'Assemblée constituante. (p.~615) MM. de Nesselrode, de Metternich, de Talleyrand avaient appuyé en cela lord Castlereagh, et tenu un langage dont ils souriaient entre eux, car leur manière de se partager les peuples de l'Europe prouvait assez le degré de chaleur qu'ils pouvaient mettre à la liberté des noirs.
Dans ces derniers jours où le congrès, après avoir fait si largement la part des intérêts, désirait donner quelque chose aux idées morales, on adopta d'excellentes maximes à l'égard de la liberté de navigation sur les grands fleuves du monde. Principes posés pour la libre navigation des fleuves. On décida en effet, que le parcours de tous les fleuves serait libre; que les riverains, maîtres de ne pas recevoir chez eux telles ou telles marchandises, n'en pourraient interdire le transit quand elles seraient destinées à d'autres; qu'ils ne pourraient percevoir que des droits de tonnage, indépendants de l'espèce et de la valeur des marchandises transportées, droits affectés uniquement à l'entretien de la navigation; qu'enfin, moyennant ces droits, ils seraient obligés de tenir toujours en bon état les chemins de halage. Ces nobles principes, dictés par la justice et le bon sens, et cette fois proclamés avec une parfaite sincérité, ont fait un honneur durable au congrès de Vienne, et sont, avec la neutralité de la Suisse et la condamnation de l'esclavage, la seule partie de son œuvre qui ait pris définitivement place dans le droit public des nations.
On revient aux deux affaires de Naples et de Parme. Tout était donc fini à Vienne, sauf rédaction, tout, excepté les affaires de Parme et de Naples, qui étaient restées en suspens, et M. de Talleyrand n'avait pu obtenir de lord Castlereagh, dont il avait (p.~616) tant secondé les désirs dans l'affaire des noirs, que la promesse de saisir le cabinet britannique de la question de Naples le jour même de son arrivée à Londres. On évite de rien résoudre relativement à la translation de Napoléon aux Açores. Quant à la question de laisser Napoléon à l'île d'Elbe ou de le transférer aux Açores, on avait évité de s'expliquer catégoriquement en présence du traité du 11 avril, auquel Alexandre croyait son honneur attaché, et on avait considéré cette question comme liée à celle de Murat.—Le jour où l'on résoudra l'une, avait-on dit, il faudra résoudre l'autre, mais il est difficile de se prononcer immédiatement.—On avait même insisté pour que les deux millions promis par le traité du 11 avril fussent payés à Napoléon, et on avait dit à M. de Talleyrand que le refus de les acquitter avait quelque chose de mesquin, d'imprudent même, car c'était fournir à Napoléon le prétexte légitime de se regarder comme libre de tous ses engagements envers l'Europe.
Faute de Murat, qui fournit la solution cherchée contre lui. Ainsi on allait se séparer, les dernières affaires qui intéressaient tant les Bourbons restant sans solution. Lord Castlereagh devait partir le 15 février, et l'empereur Alexandre, après plusieurs remises, le 20, lorsque Murat, avec l'à-propos qui a caractérisé la plupart des actes de sa vie, vint au secours de ceux qui voulaient le détruire, mais qui n'en savaient pas trouver le moyen. Son ministre au congrès était le duc de Campo-Chiaro, qu'on avait refusé d'admettre par le même motif qui avait fait écarter les représentants de la Saxe, du Danemark et de Gênes. Ce représentant, assez bien informé, l'avait tenu au courant des efforts des deux maisons de Bourbon contre lui, et de la probabilité d'un (p.~617) esclandre prochain amené par l'affaire de Saxe. Il somme le congrès de Vienne de s'expliquer à son égard, et annonce qu'au besoin il prendra passage pour ses troupes dans plusieurs États italiens. Le pauvre Murat, croyant l'occasion bonne, avait imaginé d'expédier au duc de Campo-Chiaro une note dans laquelle, exposant tout ce qu'on faisait contre lui au congrès, il demandait une explication formelle, afin de savoir s'il était en paix ou en guerre avec les deux maisons de Bourbon, et signifiait que dans le cas où il serait réduit à se défendre, il aurait besoin de prendre passage sur le territoire de plusieurs États italiens. Murat s'était flatté que cette note, arrivant au moment d'une rupture entre les grandes puissances, lui fournirait à la fois l'occasion et le droit d'agir contre ceux qui en voulaient à son trône. Le pronostic de M. de Metternich se trouvait ainsi réalisé, et il n'avait fallu qu'attendre pour avoir un prétexte spécieux de se déclarer libre de tous les engagements contractés envers cet infortuné. Du reste les lettres saisies sur lord Oxford, dont nous avons raconté l'arrestation, et d'autres papiers interceptés prouvaient suffisamment que Murat avait la main dans tous les troubles qui se préparaient en Italie. On avait donc de puissantes raisons à faire valoir auprès de ceux qui hésiteraient encore à se tenir pour dégagés.
Lorsque le duc de Campo-Chiaro reçut la note en question, il en jugea tout de suite l'inopportunité, car l'affaire de Saxe et toutes celles qui avaient mis en péril la bonne intelligence des cabinets, étaient réglées définitivement. Il se rendit auprès de M. de Metternich, lui fit part de la pièce qu'il venait de recevoir, mais en le priant de la considérer comme non avenue, car il prenait sur lui de la supprimer. (p.~618) M. de Metternich n'en avertit pas moins le duc de Wellington et lord Castlereagh qui en avertirent M. de Talleyrand, lequel le dit à tout le monde. La pièce, destinée à des gens qui avaient besoin de se procurer des griefs, fit autant d'effet que si elle avait été officiellement communiquée, car on n'est jamais plus ému que lorsqu'on veut l'être. L'Autriche répond par la réunion publiquement annoncée de 150 mille hommes en Italie. M. de Metternich se concerta avec M. de Talleyrand et le duc de Wellington, et après s'être mis d'accord, ils convinrent que l'Autriche, délivrée désormais de tout souci du côté de la Saxe et de la Pologne, réunirait cent cinquante mille hommes sur le Pô, en annonçant par une déclaration publique que ces précautions avaient pour objet de faire respecter son territoire et celui des princes de la maison d'Autriche établis en Italie. C'était en termes à peine couverts déclarer la guerre à Murat, et fournir à lord Castlereagh l'occasion de déchirer au Parlement tous les voiles qui enveloppaient encore cette affaire. Restait à la France le soin de porter le dernier coup. M. de Talleyrand se tint pour satisfait d'une mesure qui à ses yeux était presque la solution qu'il avait tant désirée, et qui avait failli lui échapper.
Il ne reste plus à résoudre que la question de Parme. En même temps fut terminée la question de Parme. Cette question avait subi de nombreuses vicissitudes. Sur les vives instances de la France et de l'Espagne, la commission chargée des affaires d'Italie avait reconnu qu'au milieu de la restauration universelle de tous les anciens princes, il était difficile de refuser le rétablissement de la maison de Parme. Mais on était gêné par le traité du 11 avril, dont Alexandre demeurait le constant défenseur, et par les égards (p.~619) dus au père de Marie-Louise. On ne savait donc comment sortir de ces embarras. Un moment on avait imaginé de résoudre la difficulté aux dépens du Pape, en donnant à Marie-Louise l'une des Légations, qui ferait retour au Saint-Siége à la mort de cette princesse. On renonce, après y avoir songé un moment, à donner l'une des Légations à Marie-Louise. Mais aussitôt il avait fallu prêter l'oreille au représentant du Saint-Siége, qui faisait valoir avec raison le droit du Pape sur les Légations, droit égal à celui de tous les autres souverains actuellement rétablis dans leurs États, et le besoin que ses finances avaient de ces provinces, les plus riches de toutes celles qui composaient le domaine de l'Église. On imagine de rendre Parme à la reine d'Étrurie, en donnant Lucques à Marie-Louise pour sa vie durant. On n'avait rien à répondre au représentant du Saint-Siége, et M. de Metternich imagina alors un autre moyen, c'était en rendant Parme à la reine d'Étrurie, de donner Lucques à Marie-Louise, qui serait ainsi plus près de la mer et de l'île d'Elbe, et d'y ajouter une pension que l'Autriche et la France payeraient par moitié. À la mort de Marie-Louise, Lucques au lieu de passer au fils de Napoléon, ferait retour à la Toscane, ce qui serait une satisfaction pour la France fort offusquée de voir le fils de Napoléon établi sur l'un des trônes d'Italie. Toutefois l'Autriche en laissant passer Parme dans des mains qui n'étaient pas autrichiennes, avait eu soin de stipuler qu'elle conserverait Plaisance, à cause du pont sur le Pô.
Cette transaction jugée acceptable par la France et l'Espagne, n'avait point été proposée encore à Marie-Louise. M. de Metternich fut chargé de la lui soumettre. Il vit cette princesse, lui parla au nom des puissances et de l'empereur son père, et (p.~620) s'efforça de lui faire comprendre les difficultés de cette affaire. Mais à sa grande surprise il en fut très-mal accueilli. Résistance imprévue de Marie-Louise. Cette princesse, quoique faible habituellement, défendit avec opiniâtreté dans le duché de Parme le patrimoine de son fils et son propre douaire. Le comte de Neiperg qui la conseillait habilement, lui avait inspiré l'idée de s'adresser à l'empereur Alexandre et à l'empereur François, de les embarrasser l'un et l'autre par l'énergie de sa résistance, et lui avait affirmé qu'en agissant de la sorte elle triompherait. Elle avait suivi ce conseil, avait touché son père, piqué d'honneur Alexandre, pris courage en s'apercevant qu'elle était écoutée, et quand M. de Metternich revint la voir, elle refusa net ce qu'on lui offrait, donna même une raison qui étonna le ministre autrichien, et qu'il eût été de sa part plus honorable de taire, c'est qu'elle était plutôt éloignée qu'attirée par le voisinage de l'île d'Elbe dont elle jouirait à Lucques, étant, disait-elle, tout à fait décidée à ne plus rejoindre son époux. Évidemment elle avait déjà cherché dans d'autres liens le bonheur privé qu'elle préférait à la gloire, à la grandeur, même à sa propre dignité.
Il fallut donc venir déclarer à la commission des affaires d'Italie que l'arrangement proposé était rendu impossible par la résistance de Marie-Louise. On ne savait plus comment s'y prendre, lorsque M. de Metternich demanda tout à coup un répit de quelques jours à M. de Talleyrand, lui promettant que sous peu il lui apporterait la solution de cette dernière difficulté, de façon que M. de Talleyrand (p.~621) pût la connaître avant de quitter Vienne. L'affaire de Naples de beaucoup la plus importante étant à peu près terminée, M. de Talleyrand crut pouvoir attendre pour celle de Parme, et il attendit en effet. Voici la solution que M. de Metternich avait trouvée, et dont il avait fait mystère à M. de Talleyrand.
On cède à cette résistance, et on se décide à faire demander à Louis XVIII par lord Castlereagh, de consentir à ce que Parme reste à Marie-Louise viagèrement, et que Lucques soit en attendant la seule indemnité de la maison de Parme. Lord Castlereagh partait pour Londres et allait traverser Paris. Il devait voir Louis XVIII, et comme il avait sur ce prince beaucoup de crédit en sa qualité de chef du cabinet britannique, on espérait qu'il le déciderait en faveur de la combinaison imaginée, tandis qu'on ne pouvait guère l'espérer de M. de Talleyrand, qui considérant l'affaire de Parme comme toute dynastique, mettait un intérêt presque personnel à la faire résoudre dans le sens de la maison de Bourbon. Les deux cabinets de Londres et de Vienne étant plus unis que jamais, lord Castlereagh se chargea de rendre ce service à la cour d'Autriche, et de demander à Louis XVIII, au nom de l'empereur François, au nom des sacrifices de famille que ce monarque s'était déjà imposés, de laisser Parme à Marie-Louise sa vie durant. Toutes les questions se trouvent ainsi résolues. En attendant, la reine d'Étrurie aurait Lucques et des pensions. À la mort de Marie-Louise, le duché de Parme reviendrait à la reine d'Étrurie ou à ses enfants, et Lucques ferait retour à la Toscane.
Cet arrangement du reste fort acceptable, proposé directement à Louis XVIII par le premier secrétaire d'État de Sa Majesté Britannique, au nom de deux cours qui avaient en main la solution de l'affaire de Naples, avait toute chance d'être accueilli. Tel était le motif du secret gardé envers (p.~622) M. de Talleyrand, et du répit de quelques jours qu'on lui avait demandé.
M. de Talleyrand, avant de quitter Vienne, est chargé de dégager Louis XVIII envers la Russie, au sujet du mariage de M. le duc de Berry avec la grande-duchesse Anne. Au moment de quitter Vienne, Alexandre avait voulu savoir à quoi s'en tenir sur une question de famille qu'il avait fort à cœur, c'était le mariage projeté de sa sœur la grande-duchesse Anne avec M. le duc de Berry. L'habile comte Pozzo, ainsi que nous l'avons dit, avait regardé ce mariage comme également utile à la France qui devait y trouver une alliance puissante, et à la Russie qui formerait ainsi un mariage supérieur, sous le rapport de la naissance, à tous ceux qu'elle avait jamais contractés. Alexandre, peu sensible à cette dernière considération, aurait été fort heureux de lier la politique des deux pays, et certes, si on se fût prêté à cette union, et qu'on eût adopté le parti de la Prusse et de la Russie dans la question saxo-polonaise, il est peu d'avantages qu'il eût refusés à la France. Sa mère, princesse respectable, ayant toutes les opinions d'une émigrée française, attachait beaucoup de prix à ce mariage, qui flattait singulièrement son orgueil. La cour de France, moins empressée, aurait fait toutefois comme ces familles nobles qui consentent à descendre de leur rang pour conclure des alliances avantageuses, mais elle était arrêtée par la religion, et, comme nous l'avons déjà dit, elle voulait que la conversion fût opérée avant que la princesse arrivât en France. Alexandre, qui craignait de paraître acheter cette alliance par une apostasie, exigeait que la princesse sortît grecque de Russie, sauf à la faire changer de religion où l'on voudrait. C'étaient de part et d'autre d'assez (p.~623) mesquines raisons en présence des intérêts politiques qui auraient conseillé cette union. Mais la question avait perdu à Vienne beaucoup de son importance depuis que M. de Talleyrand s'était si ouvertement brouillé avec Alexandre. Toutefois le mariage n'était pas impossible encore, et avant la fin du congrès Louis XVIII avait recommandé à son ministre de le débarrasser des recherches de la cour de Russie, si définitivement il croyait qu'il fallût les repousser, et de lui trouver dans ce cas un moyen convenable de se dégager.
Opinion de M. de Talleyrand sur ce mariage. M. de Talleyrand, convaincu d'avoir par le traité du 3 janvier donné à la France les meilleurs et les plus solides alliés, intéressé d'ailleurs à faire considérer comme peu désirable une alliance à laquelle il avait créé tant d'obstacles, écrivit à Louis XVIII une lettre fort longuement motivée et caractérisant parfaitement la politique de cette époque.—Si la cour de France, disait-il, dans les premiers jours de la Restauration, lorsqu'elle était faible encore, avait pu attacher quelque prix à s'unir fortement à la Russie, il n'en était plus ainsi aujourd'hui. Elle avait les plus belles, les plus fortes alliances, et elle était redevenue le centre de la politique européenne. C'était aux autres à rechercher son appui, et elle était dispensée d'en rechercher aucun. Quant à l'alliance de la Russie, elle n'avait pas grand intérêt en ce moment. Alexandre était un prince inconsidéré, imbu de folles opinions, avec lequel tout concert était impossible. De plus, la famille régnante de Russie était, sous le rapport de la naissance, trop au-dessous de celle de Bourbon (p.~624) pour qu'il n'y eût pas à s'allier à elle une certaine dérogeance. La maison d'Autriche serait plus digne de s'unir aux Bourbons, mais les mariages contractés avec elle avaient été malheureux pour les deux pays, et il conseillait sans aucune hésitation de chercher une princesse dans la maison de Bourbon elle-même.—
Louis XVIII en recevant cette lettre avait trouvé que son ministre pensait très-bien sur ces matières, qu'il appréciait sainement les rangs des têtes couronnées, et qu'il fallait faire ce qu'il conseillait. Il avait donc renoncé à l'union russe, en laissant le soin à M. de Talleyrand de le dégager avec le tact que ce grand négociateur apportait en toutes choses.
Mars 1815. Rupture du projet de mariage dans une conversation avec Alexandre. M. de Talleyrand s'était appliqué à éviter toute explication sur le mariage projeté, tant qu'il restait quelque chose à faire à Vienne. Cependant à la veille de la séparation générale il fut obligé de sortir de cette réserve. Alexandre en effet dans un dernier entretien lui dit avec une indifférence qui n'était qu'affectée: On me demande ma sœur, je ne veux pas disposer de sa main sans m'expliquer définitivement avec la cour de France, qui avait paru la désirer. Ma mère verrait ce mariage avec plaisir, pour moi je le trouverais fort honorable, mais je voudrais être fixé. J'ai fait des refus, et, ajouta-t-il en souriant, avec un ton d'humilité qui lui coûtait peu, j'en ai essuyé aussi. Ferdinand VII m'a demandé ma sœur, mais apprenant qu'elle était grecque, il a retiré sa demande.—M. de Talleyrand, souriant à son tour, et sans montrer plus d'embarras que son auguste interlocuteur, lui répondit: La conduite (p.~625) de Sa Majesté Catholique doit vous révéler les embarras de Sa Majesté Très-Chrétienne...—Puis tournant en plaisanterie ce grave sujet, il fit entendre au czar que le très-pieux Louis XVIII se montrait inflexible sur la question de religion. Alexandre n'insista pas, et ne parut attacher aucune importance à une affaire qui pourtant ne laissa pas de le blesser profondément, car la cour de Russie tenait beaucoup au mariage de la grande-duchesse Anne avec M. le duc de Berry. C'était la destinée singulière de cette princesse de manquer deux fois des mariages qui l'eussent associée aux vicissitudes de nos révolutions, pour aller s'asseoir sur le trône des Pays-Bas, où elle ne devait pas être étrangère à leurs contre-coups.
Ce fut la dernière question d'un intérêt sérieux que M. de Talleyrand eut à traiter, et la solution adoptée peignait autant que toutes celles auxquelles il s'était si chaudement associé, son temps, sa cour, et lui-même.
Le congrès allait se dissoudre, lorsque arrive subitement la nouvelle de l'évasion de Napoléon, et de son débarquement au golfe Juan. Le congrès avait donc achevé son immense tâche, et tous les souverains allaient se retirer, laissant à leurs ministres le soin secondaire de la rédaction, lorsque dans les premiers jours de mars éclata tout à coup, et à l'improviste, une nouvelle qui bien qu'imprévue n'étonna cependant personne, tant on en avait le pressentiment secret. On sut par une dépêche du consul autrichien à Gênes que Napoléon échappé de l'île d'Elbe avait débarqué au golfe Juan. Où allait-il? Quel était son but? Effet prodigieux produit par cette nouvelle. On se le demandait avec épouvante. Suivant M. de Metternich il marchait vers Paris, et en effet c'était la supposition (p.~626) la plus naturelle. Suivant M. de Talleyrand qui cherchait encore à se faire illusion, Napoléon se dirigeait sur l'Italie. On flotta pendant quelques jours entre ces deux conjectures, qui étaient loin d'offrir une égale vraisemblance, et une agitation extraordinaire s'empara de tous les esprits. Le sentiment général était la terreur, et après la terreur la colère. Alexandre était l'objet d'un déchaînement inouï, comme auteur du traité du 11 avril, qui avait assigné l'île d'Elbe à Napoléon. Il s'en accusait lui-même avec une bonne foi parfaite, et promettait de réparer les torts de sa générosité par des efforts gigantesques contre l'évadé de l'île d'Elbe. Sur-le-champ tous les départs furent contremandés, et il fut convenu qu'on ne se quitterait pas avant d'être sorti de cette nouvelle crise.
Toutes les résolutions du congrès maintenues, et le départ de tous les souverains contremandé. Du reste, toutes les résolutions prises furent maintenues, et bien que leur consécration dans le grand acte final de Vienne fût retardée de quelques mois, elles n'en demeurèrent pas moins définitives, et leur origine doit être reportée aux six derniers mois de l'année 1814 dont nous venons de retracer le tableau. On peut donc regarder le congrès de Vienne comme terminé dès cette époque, sous le rapport de la délimitation et de la constitution des États, et c'est le moment de prononcer un jugement sur l'établissement européen qu'il a fondé, et qui a été l'un des plus durables qu'on ait encore vus, car sauf quelques changements il s'est maintenu déjà pendant près d'un demi-siècle.
Appréciation du congrès de Vienne. Si on considère le congrès de Vienne sous le double rapport de la justice et de la politique, voici, selon (p.~627) nous, ce qu'on en peut dire, en dépouillant toute animosité nationale, comme c'est le devoir de l'histoire, qui ne doit être d'aucun pays, d'aucun siècle, pour approcher le plus possible de la vérité éternelle.
Conduite du congrès sous le rapport de la justice. À entendre les hommes lorsqu'ils souffrent d'un vice chez autrui, à écouter leur indignation généreuse contre ce vice, contre ceux qui s'y abandonnent, on dirait que jamais ils ne s'y livreront eux-mêmes. Langage de la veille, hélas! qui ne devient pas toujours la conduite du lendemain! Toutes les puissances européennes avaient souffert de l'ambition de Napoléon, avaient maudit cette ambition désordonnée, et on aurait dû croire que si elles étaient à leur tour maîtresses des existences, la justice et la modération régneraient sur la terre. On vient de voir à quel point les résultats répondirent aux paroles. La seule différence de conduite qu'on put apercevoir entre les puissances coalisées et Napoléon, c'est qu'elles étaient quatre au lieu d'une, et qu'il fallait bien que chacune s'arrêtât où commençait l'ambition des trois autres. Quant à la France, on la traita en vaincue, et c'était sinon juste, au moins naturel. La France, ou, pour mieux dire, l'homme qui la gouvernait, avait abusé de la victoire, et nos vainqueurs en abusaient à leur tour. Se plaindre dans ce cas est puéril, plaider la cause de sa grandeur au tribunal de ses rivaux est ridicule. C'est de soi et non des autres, c'est de son courage et de sa prudence qu'on doit attendre sa grandeur; et quand on ne veut pas avoir à subir la conséquence de ses fautes, il ne faut ni en commettre, ni en laisser commettre pour soi.
(p.~628) Comment la France fut traitée. On nous permettra de dire cependant, sans aveuglement national, qu'après avoir justement blâmé les excès de Napoléon, la coalition européenne les égalait, et qu'après les divers partages de la Pologne et les sécularisations germaniques qui avaient tant agrandi les puissances du continent, après l'invasion de toutes les colonies qui avait si démesurément étendu la domination maritime de l'Angleterre, ramener la France seule aux proportions qu'elle avait à la fin du dix-huitième siècle, n'était ni équitable, ni conforme à l'équilibre général. On nous permettra de dire que si la France, par la fécondité de son génie, de son sol, de sa révolution, n'avait trompé bientôt tous les calculs, et n'était devenue aussi grande par la paix qu'elle l'avait été par la guerre, elle eût manqué à l'Europe, qui ne saurait sans danger pour son indépendance se passer d'aucune des puissances dont elle se compose, et de la France moins que de toute autre, car c'est tantôt l'Angleterre qui a besoin de la France contre la Russie, tantôt la Russie qui en a besoin contre l'Angleterre, la Prusse contre l'Autriche, l'Autriche contre la Prusse, l'Allemagne contre ces deux dernières, et enfin il y a un intérêt qui en a besoin toujours, c'est celui de la civilisation.
Comment furent traités la plupart des États européens qui n'intéressaient pas les quatre puissances principales. Mais trêve, nous le répétons, trêve aux plaintes inutiles pour un traitement que nous nous étions attiré. Parlons d'autrui! Tout ce qui n'était pas des quatre, ou ne les intéressait pas directement, fut partagé comme butin trouvé au milieu d'une ville prise d'assaut. Petits princes allemands, villes libres, biens de l'Ordre Teutonique, biens de l'Ordre (p.~629) de Malte, principautés ecclésiastiques, anciennes républiques, furent engloutis sans pitié, pour constituer le territoire des vainqueurs ou de leurs clients. S'agissait-il de calmer la jalousie d'un voisin, de solder un confédéré utile, de mieux tracer la frontière de l'un des quatre, de lui procurer du littoral ou une enclave à sa convenance, sur-le-champ on médiatisait un prince allemand, on incorporait une ville libre, on supprimait une ancienne république, ou l'on sécularisait un bien de l'Église germanique. L'Autriche prenait Venise, le Piémont prenait Gênes, sans qu'il s'élevât une seule objection. Malheur à qui n'intéressait pas vivement l'un des quatre! Le Danemark qui n'intéressait que la liberté des mers, considérée alors comme une affaire purement française, le Danemark était dépouillé de la Norvége pour assurer la popularité du prince Bernadotte en Suède. On lui donnait en compensation la Poméranie suédoise; mais la Prusse désirait cette province pour se ménager une continuité de littoral de Stralsund à Memel, et on enlevait au Danemark cette faible indemnité, qu'on lui payait avec une indemnité plus illusoire encore, le duché de Lawenbourg, et quelques milliers d'écus. La malheureuse Saxe, qui nous avait abandonnés pour se rattacher aux coalisés sur le champ de bataille de Leipzig, et qui à ce titre aurait dû rencontrer quelque indulgence chez les vainqueurs, était défendue parce que sa conservation importait à l'Autriche et à l'Allemagne; mais quoique défendue elle perdait la moitié de son territoire au profit de la Prusse, qui pendant dix années s'était plainte amèrement (p.~630) des coups portés à l'existence des États allemands. La Pologne était défendue aussi par la jalousie de l'Autriche et de l'Angleterre envers la Russie; mais elle était livrée à l'empereur Alexandre sous un prétexte qui servait à colorer l'ambition de l'un, la faiblesse des autres, celui de reconstituer ce royaume, et de le placer sous l'autorité d'un seul maître: triste illusion qui ne pouvait pas être de longue durée, car la Pologne en recouvrant avec cette demi-indépendance le désir et le moyen de secouer le joug russe, devait s'insurger bientôt, devenir en punition de sa révolte simple province de l'empire des czars, et l'Europe de son côté devait apprendre qu'elle avait tout simplement agrandi la Russie de la Pologne tout entière. L'Autriche désirait l'Italie, qui ne pouvait intéresser que la France dont on se souciait peu, et on livrait à l'Autriche, à ses princes, à son influence, l'Italie entière, fardeau accablant dont le cabinet de Vienne devait un jour sentir et regretter le poids. Quant à l'Angleterre, on ne comptait pas avec elle. À Gibraltar elle voulait ajouter Malte, les îles Ioniennes, le Cap, l'île de France, une partie des Antilles, et ce n'était pas l'occasion d'une seule difficulté. Elle désirait les bouches de l'Escaut et du Rhin, pour constituer contre nous le royaume des Pays-Bas, et sans avoir égard à l'antipathie des Belges pour les Hollandais, ses vœux étaient satisfaits à l'instant même. Quelquefois cependant l'un ou l'autre de ces quatre copartageants du monde, frappé non de son avidité personnelle mais de celle de ses trois associés, était prêt à la leur reprocher, mais le reproche expirait (p.~631) sur ses lèvres, tant une leçon de modération eût paru étrange dans l'une de ces quatre bouches!
Ce n'est pas un ressentiment vulgaire qui nous arrache ces réflexions, mais après avoir relevé les torts de Napoléon, nous avons le droit de relever les torts de ceux qui succédèrent à sa domination, et qui, sous prétexte de venger l'Europe, ne firent que se la partager. C'est le devoir de l'histoire de signaler les excès de tous, sans distinction, et on nous permettra de rappeler que les nôtres étaient ceux d'un homme et non ceux de la France elle-même, qu'en entrant chez elle on lui avait solennellement promis de faire cette différence et de lui en tenir compte, promesse, hélas! bientôt oubliée, comme on a pu le voir au traité de Paris.
Esprit du congrès sous le rapport politique. Après avoir considéré le congrès de Vienne sous le rapport de la simple équité, il faut le considérer sous le rapport de la politique. De politique il n'en eut qu'une, celle d'accumuler les précautions contre la France. Au lieu d'être replacée sous le sceptre des Bourbons, la France aurait été encore dans les mains du conquérant redoutable contre lequel on avait tant de représailles à exercer, tant de précautions à prendre, qu'on n'aurait pas autrement agi envers elle. À cet égard on n'eut qu'à laisser faire l'Angleterre, et elle n'y négligea rien. Toute pleine du souvenir du blocus continental, elle tenait surtout à nous opposer des barrières le long du littoral de la mer du Nord et de la Méditerranée, et elle voulait que jamais nous ne pussions reprendre le chemin d'Anvers ou de Gênes. C'est dans cette vue qu'elle avait édifié le royaume des Pays-Bas, et c'est dans (p.~632) cette vue aussi qu'elle favorisa tant le rétablissement du royaume de Piémont. Elle avait bien choisi en choisissant pour nous les opposer les maisons d'Orange et de Savoie, car outre les griefs récents de ces deux maisons, l'une avait fait sa grandeur en luttant contre la France, l'autre en se servant d'elle, et en la trahissant après s'en être servie.
Elle leur confia donc Anvers et Gênes. Elle ne s'en tint pas là: recueillant une idée de M. Pitt, elle obligea la Prusse à recevoir les provinces rhénanes, afin de la mettre à jamais en défiance à notre égard. Ce n'était pas encore assez de précautions à son gré; elle voulut placer la Bavière dans la même position, et d'accord avec l'Autriche elle lui rendit le palatinat du Rhin. L'Autriche, non par haine mais par calcul, entra dans ces vues, à condition toutefois, en compromettant les autres avec la France, de n'être pas compromise elle-même, car jamais par exemple elle ne prêta l'oreille à la proposition de reprendre la Belgique. La Prusse, quoique fort irritée contre nous, s'aperçut du rôle qu'on voulait lui faire jouer, s'en plaignit à l'Angleterre, insista pour avoir la Saxe au lieu des provinces rhénanes, mais n'ayant pu avoir la Saxe finit par accepter ce qu'on lui donnait. Alexandre discerna bien tous ces calculs, en sourit plus d'une fois, nous aurait volontiers tendu la main pour nous aider à y échapper, mais nous voyant les alliés obstinés et inexplicables de l'Angleterre et de l'Autriche en ce moment, il s'écarta de nous en exprimant son mépris pour la sottise de notre politique.
Politique dite de la Sainte-Alliance. En accumulant ainsi autour de nous les intérêts (p.~633) défiants, les royaumes ennemis, le congrès de Vienne a été l'origine de cette politique de Sainte-Alliance, qui a régi l'Europe près d'un demi-siècle; politique destinée dans l'intention de ses auteurs à être éternelle, mais qui a cédé, comme toutes choses, à l'action lente et successive du temps, car le royaume des Pays-Bas fondé sur l'union de deux peuples incompatibles s'est brisé, l'Angleterre autrefois l'ennemie opiniâtre des révolutions a semblé depuis les regarder d'un autre œil, la maison de Savoie après quarante ans d'hostilité aveugle contre la France est revenue tout à coup à la politique de se servir d'elle, et l'Autriche accablée de son fardeau italien en a déposé une partie; politique affaiblie par conséquent et presque évanouie, mais que les jalousies de l'Europe et les imprudences de la France peuvent toujours faire renaître, et qu'il est désirable pour toutes deux de voir disparaître à jamais, car pour l'Europe elle a le grave inconvénient de lui faire négliger tous ses intérêts pour un seul, celui de nous contenir, de la constituer en quelque sorte l'adversaire de l'esprit humain, la protectrice des abus du passé, souvent la patronne de mauvais gouvernements, et par-dessus tout de donner à la démagogie la redoutable alliance de la France; politique qui n'est pas moins funeste pour la France elle-même qu'elle isole entièrement, qu'elle condamne à être en contradiction permanente avec l'Europe, à voir ses desseins les plus légitimes repoussés parce qu'ils viennent d'elle, à n'avoir d'alliés ni dans la guerre ni dans la paix, à se faire la triste complice de la démagogie, à être l'effroi du monde dont elle pourrait (p.~634) être l'amour; politique dont il serait coupable et insensé à elle de provoquer le retour en alarmant l'Europe, et en la réduisant à chercher son salut dans l'union de toutes les nations contre nous!
Du reste, à l'époque dont nous parlons, cette politique était naturelle, elle résultait forcément d'une longue et effroyable lutte, et il ne faut pas la reprocher trop amèrement aux diplomates qui, en échafaudant cette politique d'antagonisme contre la France, se croyaient en état de défense légitime. Il ne faut pas non plus oublier que les personnages qui dirigeaient le congrès, quoique ennemis de la France, surtout de la Révolution française qu'ils avaient combattue vingt-cinq ans, et entraînés par une réaction violente, s'efforcèrent cependant de contenir cette réaction dans de certaines limites. En beaucoup de choses ils se conduisirent en esprits parfaitement sages, car ils étaient après tout les premiers hommes de leur siècle, les plus habiles, les plus éclairés, et quoique à la tête de la contre-révolution européenne, ils se montrèrent plus raisonnables que les contre-révolutionnaires allemands, suisses, italiens, espagnols, français, ne l'étaient chez eux. Quelques principes du congrès de Vienne restés dans le droit public. Pouvant arrêter les contre-révolutionnaires suisses ils le firent, et réduits à ne donner que des conseils à ceux d'Espagne et de France, ils leur en donnèrent d'excellents. Enfin en écoutant chacun l'ambition de leur pays dans le tracé des frontières des États, ils laissèrent néanmoins dans les traités de cette époque, sur l'abolition de l'esclavage, sur la liberté des fleuves, des principes dignes de la Révolution française, dont ils étaient (p.~635) par naissance et par devoir les ennemis inflexibles.
Conduite du gouvernement français au congrès de Vienne. Maintenant, après avoir parlé de l'Europe victorieuse et de sa conduite à Vienne, parlons de nous, parlons de la conduite de notre gouvernement, et précisons le plus possible le jugement qu'on en doit porter.
Trois occasions se présentèrent pour régler le sort de la France: l'armistice du 23 avril, le traité de paix du 30 mai, et le congrès de Vienne.
Armistice du 23 avril trop sévèrement jugé. Une longue impopularité a pesé et pèse encore sur l'armistice du 23 avril, par lequel le négociateur français abandonna d'un trait de plume, comme on l'a dit, toutes les grandes places de l'Europe avec un immense matériel de guerre. Cette impopularité, dont M. le comte d'Artois et M. de Talleyrand ont porté le poids, nous semble tout à fait imméritée. Un cri unanime et violent demandait l'évacuation du territoire français; ce cri, qui était celui de la souffrance, était irréfléchi. Quoi qu'on fît, il était impossible d'obtenir avant deux mois la retraite des troupes coalisées, et dans cet intervalle de temps la paix pouvait être signée, et fut signée en effet. Il aurait donc fallu ajourner l'armistice à la paix elle-même, ce qui était sans inconvénient, puisque l'effusion du sang avait cessé de fait partout, et alors on eût peut-être obtenu quelque compensation pour la remise des places européennes. Mais le cri qui réclamait l'évacuation de notre territoire était si naturel et si puissant, qu'y résister était pour ainsi dire au-dessus des forces humaines, et qu'on fut fort excusable d'y céder. Or, en demandant l'évacuation de notre territoire, on faisait naître aussitôt la (p.~636) demande d'évacuation des territoires étrangers que nous occupions encore, et l'une de ces demandes rendait l'autre irrésistible. À la vérité on peut dire qu'en abandonnant Magdebourg, Hambourg, le Texel, Bréda, Berg-op-Zoom, il eût été possible de retenir Anvers, Luxembourg, Mayence. Mais si nous l'avions tenté les négociateurs adverses auraient vu dans nos efforts l'arrière-pensée de conserver la ligne du Rhin, et jamais ils ne s'y seraient prêtés. Ainsi le désir passionné d'obtenir l'évacuation du territoire français rendait inévitable l'évacuation du territoire étranger, et l'armistice du 23 avril en découlait forcément. Le cri populaire qui a condamné cet armistice après l'avoir impérieusement réclamé, est donc tout à fait injuste, et il faut absoudre, si on veut être équitable, le prince et le négociateur qui le signèrent.
La faute véritable du gouvernement fut de conclure à Paris la paix définitive. Mais l'armistice signé, rien n'obligeait à traiter de la paix tout de suite, à Paris même, et de joindre à la précipitation de l'armistice la précipitation du traité définitif. À Paris, nos adversaires étaient unis pour nous dépouiller; à Vienne, ils devaient être divisés pour se partager nos dépouilles. Il fallait donc attendre d'être à Vienne pour régler notre sort. Il n'y avait pas une bonne raison de se hâter, car l'armistice avait créé pour tout le monde un état supportable. Le sang ne coulait nulle part; les puissances étaient en possession des places qu'elles avaient si ardemment désirées; les Prussiens avaient Magdebourg, les Anglais Anvers, les Allemands Luxembourg et Mayence. Nous étions à la ligne des frontières de 1790, par conséquent le (p.~637) temps qui s'écoulait ne créait en notre faveur aucun préjugé qu'on pût craindre. En outre, les puissances ne voulant décider séparément du sort d'aucune d'elles, ne pouvaient adopter pour nous un principe différent. Enfin l'armistice tant attaqué venait de nous rendre 300 mille hommes, qui nous permettaient d'avoir une volonté, et notre refus de signer eût suffi pour tout arrêter. Ce qui prouve la vérité de ce que nous avançons ici, c'est que les négociateurs de la coalition, depuis la remise des places, avaient cessé d'être pressants. Pressants, hélas, c'est nous qui l'étions, par imprévoyance d'abord, car, seul dans le conseil, le général Dessoles aperçut l'avantage que nous aurions d'arriver libres à Vienne, et ensuite par impatience, impatience de signer, de publier et de célébrer la paix qui était le titre essentiel, la gloire, le bienfait éclatant des Bourbons!
C'est par ces deux motifs, imprévoyance et impatience, qu'après une première faute de précipitation fort excusable, celle de signer l'armistice du 23 avril, nous en commîmes une seconde, celle-ci tout à fait inexcusable, de conclure à Paris avec nos adversaires encore unis, la paix du 30 mai, qu'il n'aurait fallu conclure qu'à Vienne, avec nos ennemis infailliblement divisés.
Une autre faute fut de prendre trop tôt son parti à Vienne, et de ne pas le prendre dans le plus grand intérêt de la France. La paix de Paris signée, il était difficile de changer notre sort à Vienne. Pourtant toute ressource n'était pas perdue, à condition de ne pas opter trop vite entre les deux partis qui allaient partager l'Europe, et de ne pas ajouter à la chaîne déjà bien lourde du traité de Paris, la chaîne plus lourde encore (p.~638) de résolutions prématurées. Rien ne pressait, en effet, quant au choix à faire entre les puissances dont les divisions étaient déjà frappantes. Nous nous trouvions placés entre la Prusse et la Russie d'un côté, voulant à tout prix la Saxe et la Pologne, prêtes même à se relâcher de leur hostilité contre nous si nous servions leurs désirs, et l'Angleterre et l'Autriche de l'autre, qui n'avaient qu'un but, celui de nous enchaîner, et d'organiser l'Europe entière contre nous. Il semble à ce simple exposé des faits, que le choix n'aurait pas dû être douteux, car si l'intérêt que nous avions à Dresde, à Posen, était un intérêt européen, celui que nous avions sur l'Escaut, sur le Rhin, sur les Alpes, était un intérêt exclusivement français. Or, la Saxe à Leipzig, l'Europe à Paris, nous avaient autorisés par leur conduite à préférer les intérêts français à tous autres. Et en supposant qu'il fallût se défier également de ces ambitions contraires, c'était alors une raison de plus d'attendre, de réfléchir avant de nous prononcer. Si en arrivant à Vienne, M. de Talleyrand, moins impatient de faire un choix dont le mérite était fort contestable, de professer dogmatiquement le principe de la légitimité, moins pressé enfin d'avoir aux grandes affaires une part qui ne pouvait lui échapper, se fût contenté de dire, avec le flegme déconcertant dont il possédait si bien le secret, que la France traitée sans ménagement en mai 1814, trompée même, car on lui avait promis une augmentation de territoire et de population qu'on lui avait ensuite déniée, était libre de n'écouter désormais que ses convenances, qu'elle ne troublerait (p.~639) plus le monde pour son ambition, mais que lorsque le monde serait troublé par l'ambition des autres, elle prendrait le parti que lui conseillerait sa politique, et qu'ensuite elle eût attendu sans se prononcer la recherche dont elle n'aurait pas manqué d'être l'objet de la part des intérêts divisés, son rôle eût considérablement changé. Alexandre et Frédéric-Guillaume étaient si ardents, si peu contenus, qu'ils lui eussent tout offert, et comme sur le Rhin, sur l'Escaut, sur les Alpes, il n'y avait que des intérêts anglais ou autrichiens, ils nous auraient concédé de ce côté ce que nous aurions voulu, et eussent proportionné leurs offres à notre lenteur à nous décider. Le conflit étant poussé jusqu'à la guerre, il est incontestable qu'on nous aurait rendu une partie au moins de la rive gauche du Rhin. Au contraire, les choses n'allant pas aussi loin, l'Angleterre et l'Autriche effrayées de nous voir unis à la Russie et à la Prusse, cédant aux prétentions de celles-ci, nous aurions obtenu sans guerre un résultat bien préférable à celui qui prévalut, au lieu de la Prusse nous aurions eu la maison de Saxe sur le Rhin, où elle eût remplacé ces voisins si doux, si commodes, si regrettables, les électeurs ecclésiastiques de Mayence, de Trêves et de Cologne, que nous avions jadis, et dont la place est aujourd'hui occupée par les puissances les plus militaires de la Confédération, la Bavière et la Prusse. Ainsi, quoi qu'il arrivât, guerre ou paix, notre sort était meilleur: guerre, nous avions chance d'obtenir une frontière plus avantageuse, paix, nous avions le plus pacifique des voisinages. Mais il n'en fut point (p.~640) ainsi. Le cabinet de Paris, sans unité et sans prévoyance, ne s'occupant que de ce qu'on mettait directement sous ses yeux, le roi Louis XVIII, spirituel mais distrait, éprouvant pour la politique extérieure une assez grande indifférence, et regardant comme un fatal héritage de Napoléon d'être trop mêlé aux affaires du dehors, laissèrent à M. de Talleyrand toute liberté d'agir comme il l'entendrait, s'en fiant à son habileté, à son expérience, à son autorité sur la diplomatie européenne. Celui-ci arrivé à Vienne avec la résolution de se donner pour le représentant de la légitimité en Europe, trouvant les quatre décidés à tout faire entre eux, fut tellement irrité de cette prétention, si flatté au contraire de l'empressement que lui témoignèrent les petites cours allemandes, qu'il n'y tint pas, se mit à la tête de ces petites cours, devint ainsi le défenseur obligé de la Saxe, prit dès lors parti pour l'Autriche et l'Angleterre, qui étaient irrévocablement résolues à nous enfermer dans le traité de Paris, contre la Prusse et la Russie qui étaient prêtes à améliorer notre sort, et déclara bien haut que la France ne voulait rien pour elle-même, rien que le triomphe des principes, c'est-à-dire de la légitimité.
Triste résultat du traité du 3 janvier s'il eût reçu son exécution. Dès ce jour il n'y avait plus rien d'utile à faire. Nous étions sans doute en bonne compagnie en nous trouvant avec l'Autriche et l'Angleterre, bien que la compagnie de la Prusse et de la Russie ne fût point à dédaigner. Mais ce qui pouvait nous arriver de plus heureux dans cette alliance, c'était de nous égorger de nouveau avec les Prussiens et les Russes, pour que l'Autriche eût toute l'Italie, pour que (p.~641) l'Angleterre eût Malte, Corfou, le Cap, l'île de France, pour que les royaumes des Pays-Bas et de Piémont demeurassent comme de grosses forteresses construites à nos portes, pour que la Prusse et l'Autriche séparées par la Saxe fussent moins jalouses l'une de l'autre, pour que l'Allemagne eût la Russie moins près d'elle, et si nous étions vainqueurs pour le compte de nos maîtres, de rester, nous, enfermés dans les traités de 1815! En vérité ce n'était pas la peine en vue de tels résultats, de risquer sitôt les bienfaits de la paix si récemment rétablie.
Mais ce n'est pas tout; même en prenant ce parti, qui assurément n'était pas le meilleur, encore fallait-il ne pas tant se presser d'offrir nos secours, et attendre au moins qu'on nous les demandât. Mais piqué au vif, M. de Talleyrand commit la faute qui lui était la moins naturelle, une faute de précipitation. Certain, s'il avait su attendre, d'être bientôt admis partout, compté pour tout ce que valait la France, il se fit solliciteur de sollicité qu'il aurait pu être, et en apportant le secours de cent cinquante mille Français, il se donna le rôle de l'obligé au lieu de se donner celui de l'obligeant, et consentit, pour le cas de guerre, à l'inqualifiable condition de rester sous la loi du traité de Paris! Dans son impatience même d'être de quelque chose avec les grandes puissances, il oublia de stipuler l'expulsion de Murat, seule affaire que Louis XVIII eût à cœur, et si Murat n'avait fourni lui-même la solution qu'on avait tant de peine à découvrir, on aurait quitté Vienne sans l'avoir trouvée! Négociateur incomparable, plein de dignité, de hauteur, (p.~642) d'esprit d'à-propos, quand il fallait réprimer les saillies de vainqueurs insolents, mais politique moins prévoyant que négociateur habile, M. de Talleyrand eut le tort, après avoir signé trop tôt la paix à Paris, de prendre trop tôt son parti à Vienne, et son parti pris de se prononcer pour les puissances dont nous n'avions rien à obtenir, contre celles dont nous avions quelque amélioration à espérer, et en choisissant ainsi ses alliés, de ne se réserver que l'honneur de les servir gratuitement, pour le triomphe de ce qu'on appelait alors le principe de la légitimité. Sans aucun doute, si en temps ordinaire, dans un ordre de choses régulier, au milieu de l'Europe tranquille, où chaque prince se serait trouvé à la place marquée par le temps et les traités, on était venu nous proposer de supprimer un royaume comme celui de Saxe, même avec de grands avantages pour la France, la justice et la vraie politique auraient dû nous porter à nous y opposer, car tout bouleversement qui n'est pas inévitable, toute dépossession qui n'est pas commandée par la plus évidente équité, ou par l'irrésistible marche du temps, est inhumaine, imprudente et dangereuse, et M. de Talleyrand en soutenant la Saxe eût servi à la fois la cause du bon droit et de la vraie politique. Mais au milieu du naufrage de l'ancien monde, dans un moment où le sort d'aucun État n'était fait, où celui de tous était à faire, et où chacun cherchait à faire le sien avec les dépouilles de la France, dans un moment où les puissances du continent après avoir dévoré la Pologne n'éprouvaient aucun scrupule à dévorer encore Venise, (p.~643) Gênes, les villes libres, les princes médiatisés d'Allemagne, où l'Angleterre envahissait toutes les positions maritimes du globe, et où les petits États eux-mêmes n'étaient pas moins avides que les grands, où chacun en un mot ne songeait qu'à soi, il était permis à la France de songer à elle, et de ne pas faire consister toute sa politique dans la conservation d'un État allemand, qui intéressait d'autres qu'elle, et qui avait perdu ses titres à notre dévouement. En d'autres temps défendre la Saxe aurait été la politique non-seulement la plus généreuse, mais la plus sage; à une époque où tous les droits établis avaient succombé avec les traités dans une effroyable guerre de vingt-deux années, et où tous les droits étaient à créer à nouveau, M. de Talleyrand négligea trop la France pour la Saxe, et sa conduite qui autrement serait incompréhensible, ne s'explique que par l'impatience de jouer un rôle, et de professer hautement un principe que les puissances ne pouvaient pas prendre au sérieux, car les diplomaties autrichienne, anglaise, française, qui le défendaient si chaudement à Dresde, le sacrifiaient à Venise, à Gênes, à Malte, à Stockholm, et en cent principautés d'Allemagne!
Ainsi deux fois en deux ans, le sort de la France fut décidé par les plus frivoles motifs. À Prague, en 1813, Napoléon pouvant conserver à la France bien au delà de sa grandeur désirable, ne le fit point, aveuglé qu'il était par une ambition insensée! En 1814, les Bourbons, pouvant recouvrer quelques parcelles de notre grandeur perdue, en laissèrent passer l'occasion, par impatience de publier (p.~644) la paix dont ils faisaient leur titre principal, par inattention, par inexpérience, par goût de professer et de laisser professer à Vienne un principe qui flattait l'orgueil de leur sang. Triste sort de notre pays, livré à tous les vents des révolutions, d'avoir tantôt dépendu de la folie d'un homme, et tantôt de la maladresse d'un parti! Vœu pour la formation d'une véritable politique de gouvernement, indépendante des intérêts de parti et de dynastie. Heureusement la grandeur matérielle n'est pas tout, et la France par sa grandeur morale a retrouvé le rôle que les événements lui avaient fait perdre; mais en présence des spectacles affligeants que nous venons de retracer, faisons des vœux pour qu'il se forme en France une vraie politique de gouvernement, qui, sans intérêt de dynastie ou de parti, sans entraînement du moment, sans goût dominant pour la paix ou pour la guerre, sans préoccupation exclusive en un mot, conduite par la seule raison d'État, dirige les affaires du pays dans l'unique vue de sa sûreté et de sa grandeur! Dieu veuille nous accorder ce bienfait, et alors la France aura ce qu'elle n'a jamais eu, au moins d'une manière durable, un sort proportionné à son esprit, à son courage, à l'immense effusion de son sang!
FIN DU LIVRE CINQUANTE-SIXIÈME ET DU DIX-HUITIÈME VOLUME.