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Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 18/20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française

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LOUIS XVIII.

Caractère et aspect physique du nouveau monarque. L'impression qu'on éprouvait d'abord en le voyant, quand on connaissait déjà M. le comte d'Artois, c'était celle d'une extrême différence entre les deux frères. Autant M. le comte d'Artois avait de grâce et d'élégance dans sa tournure svelte et dégagée, autant M. le comte de Provence, devenu Louis XVIII, montrait d'embarras et de pesanteur. Affligé d'un embonpoint déjà incommode à soixante ans (âge dont il approchait en 1814), et de plus goutteux, il marchait avec peine, appuyé sur une canne. Il portait alors un habit bleu avec d'anciennes épaulettes de général, un petit chapeau de forme anglaise, et des guêtres de velours rouge enveloppant en entier ses jambes infirmes. Mais sur ce corps lourd et pesant se dressait droite et fière une tête belle et spirituelle quoiqu'un peu large, différant de celle des Bourbons en ce qu'il avait le nez peu aquilin, et surtout remarquable par un œil vif et dominateur qui aurait pu convenir à un homme de génie et de grand caractère. Autant il y avait de mobilité et d'affabilité dans l'attitude de M. le comte d'Artois, autant il y avait de calme, de hauteur dans celle de Louis XVIII. L'esprit différait chez les deux princes autant que la personne. Tandis que M. le comte d'Artois, profitant de ses avantages personnels, avait jadis cherché et trouvé les (p.~91) plaisirs du monde, avait mené ainsi une vie frivole à la cour de Marie-Antoinette, puis l'heure du malheur arrivant s'était repenti, était devenu dévot, et de son ancienne manière d'être n'avait conservé que la bonté, Louis XVIII, au contraire, privé des avantages physiques de son frère, avait cherché des dédommagements dans l'étude, s'y était appliqué, avait tâché de devenir un esprit sérieux, n'était devenu qu'un esprit orné, avait fréquenté les littérateurs de son temps, ceux de second ordre bien entendu, car ceux de premier ordre, tels que Montesquieu, Voltaire, Rousseau, auraient été trop compromettants pour un prince du sang, avait donné dans la philosophie, même dans la révolution, puis les mécomptes venus, sans se repentir comme M. le comte d'Artois, avait en philosophie conservé des opinions peu religieuses, en politique des opinions sages, et quand son frère se jetait dans les exagérations et les intrigues de l'émigration, avait évité les premières par modération naturelle, les secondes par aversion du mouvement, les unes et les autres pour se distinguer de son puîné, qu'il n'approuvait pas, qu'il aimait encore moins. N'ayant point la méchanceté du cœur, bien qu'il eût celle de l'esprit, volontiers railleur, quelque peu égoïste, recherchant par dessus tout le repos que ses infirmités lui rendaient nécessaire, tenant beaucoup moins à l'exercice qu'au principe de son autorité, dont il avait l'orgueil plus qu'aucun monarque au monde, toujours prêt à la déléguer à qui s'inclinait devant elle, détestant les affaires, les fuyant avec empressement pour le commerce de ses auteurs favoris qui étaient (p.~92) les Latins, qu'il citait souvent et à propos, bel esprit couronné en un mot, infiniment propre par ce qu'il avait et par ce qui lui manquait à ce rôle peu actif de roi constitutionnel, dont les souverains d'Angleterre ont si heureusement pris l'habitude pour eux et pour leur pays, Louis XVIII était garanti par ses défauts autant que par ses qualités, des excès dans lesquels son frère était menacé de tomber. Tel était ce prince, tel l'impartiale histoire doit, ce nous semble, le présenter aux générations futures.

On n'aurait pas fait connaître Louis XVIII tout entier, si on ne parlait d'un personnage qui passait alors pour exercer sur lui la plus grande influence; c'était M. de Blacas. Rôle et caractère de M. de Blacas. Les hommes atteints d'infirmités physiques, princes ou non, ont besoin d'intimité beaucoup plus que les autres. Ce besoin augmente, si, comme Louis XVIII qui était veuf sans enfants, ils n'ont pas de famille, et si, de plus, ils occupent un trône, ils ont le moyen de composer cette intimité d'amis assidus, obséquieux, soumis, qu'on nomme quelquefois des favoris, et auxquels, à tort ou à raison, on s'en prend volontiers de toutes les fautes du règne. Louis XVIII avait eu longtemps auprès de lui M. d'Avaray, et celui-ci étant mort, il l'avait remplacé par M. de Blacas. Issu d'une noble famille de Provence, émigré de bonne heure, partageant tous les sentiments de l'émigration française, y apportant au lieu de fougue une froide obstination, honnête homme, hautain, de grande taille, roide de corps et de caractère, ayant tout le bon sens compatible avec l'esprit de parti, du reste plus (p.~93) soucieux de dominer dans l'intérieur du Prince que dans l'État, ayant en outre comme son maître une utile distraction des affaires dans un goût délicat pour les arts, M. de Blacas pouvait être dans les mains d'un premier ministre habile qui aurait su plier la cour aux desseins du gouvernement, un instrument précieux, car il eût été un moyen de faire parvenir au pied du trône la vérité qu'il aimait quand il avait su la discerner. Quoi qu'il en soit, après avoir salué et flatté Louis XVIII, c'était à M. de Blacas que les courtisans de tous les régimes allaient bientôt apporter leur fade et grossier encens.

Lorsque Louis XVIII, amenant avec lui madame la duchesse d'Angoulême, sa nièce qu'il appelait sa fille, les deux Condé, père et grand-père du duc d'Enghien, affectant ainsi de s'entourer des grandes victimes de la révolution, approcha de Compiègne, la foule des courtisans, ceux qui ne pouvaient être autre chose, et ceux qui auraient pu être beaucoup mieux, les maréchaux par exemple, se précipitèrent au-devant de lui avec un empressement inouï, et s'ils l'avaient osé, si le prince l'avait permis, se seraient jetés à ses genoux. Les maréchaux vont au-devant du Roi. Les maréchaux avaient confié à Berthier, à cause de son âge, de sa situation, de son esprit, le soin de parler pour eux, et lui, brisé par les événements, préoccupé de l'avenir de ses enfants, avait accepté ce rôle, dont au fond du cœur il sentait l'inconvenance. Sans proférer une parole offensante pour le grand homme dont il avait partagé la gloire, il débita les banalités qui se trouvaient alors dans toutes les bouches.— Discours du prince Berthier. Les maréchaux représentants de l'armée, accouraient, (p.~94) disait-il, au-devant d'un père, que la France avait eu le malheur de méconnaître trop longtemps, mais auprès duquel, éclairée par l'expérience et l'infortune, elle revenait avec des transports de joie, bien sûre d'y retrouver le repos, la prospérité, la gloire même, dont elle avait joui sous le sceptre d'Henri IV et de Louis XIV. Les chefs de l'armée s'empressaient d'offrir à ce père leur cœur et leur épée, qui n'ayant jamais appartenu qu'à la France, étaient dus surtout au souverain légitime de cette France restaurée et régénérée.—Si ce n'est le texte même, c'est du moins le sens de la harangue prononcée par Berthier, sens qu'il faut reproduire parce qu'il était celui de tous les discours du moment.

Flatteries du Roi à l'égard des maréchaux. Le Roi bien averti que les maréchaux étaient de tous les hommes de la révolution ceux qu'il était le plus utile et le plus facile de flatter, adoucit par la grâce la plus parfaite tout ce que le rang et la nature lui avaient donné de hauteur. Il leur tendit la main, leur dit que dans son exil il avait applaudi à leurs exploits, que ces exploits avaient été pour son cœur paternel une douce consolation des maux de la France, qu'il était heureux de les rencontrer les premiers en rentrant dans le patrimoine de ses ancêtres, qu'il voulait s'appuyer sur eux, qu'il leur apportait la paix, bien précieux dû à sa famille, mais que si jamais cette paix pouvait être troublée, tout vieux, tout infirme qu'il était, il marcherait à leur tête sous la bannière du vieil honneur français. Scènes au château de Compiègne. Puis aux paroles conformant le geste, Louis XVIII prit le bras de deux des maréchaux pour se mouvoir dans les vastes appartements de Compiègne, distribua (p.~95) des saluts affectueux à la foule des empressés qui l'entouraient, revint toujours de préférence aux maréchaux, adressa à chacun d'eux un mot adapté à sa vie, parla de goutte au vieux républicain Lefebvre qui était goutteux, parla au malheureux Marmont de la blessure qu'il avait reçue à Salamanque, les présenta tous l'un après l'autre à sa nièce, à ses cousins, les retint à dîner, pendant le repas but à l'armée avec une liqueur anglaise, et ne les quitta pas sans les avoir charmés par un mélange de bonne grâce et de dignité, qui n'avait rien de commun avec l'amabilité du comte d'Artois, ni avec la brusquerie de Napoléon, dure mais pleine d'attrait.

Les esprits observateurs remarquèrent avec peine chez cette auguste famille des habitudes étrangères dont elle ne semblait pas même s'apercevoir; ils remarquèrent le costume tout anglais de madame la duchesse d'Angoulême, ainsi que sa froideur que le respect inspiré par ses malheurs faisait aisément excuser; mais les esprits observateurs sont rares, surtout en pareille circonstance. Enthousiasme des invités de Compiègne pour la famille royale. La masse des assistants fut ravie, et il faut avouer qu'il y avait dans ce qu'on voyait de quoi toucher vivement les imaginations, car on y rencontrait deux grands prestiges bien rarement réunis, l'antiquité la plus vénérable et la nouveauté. En présence de cette antique famille, les hommes anciens se retrouvaient à leur place, les hommes nouveaux se croyaient confirmés dans celle qu'ils avaient acquise. Si, à l'arrivée de M. le comte d'Artois, on avait fait des comparaisons désavantageuses pour l'Empire, ce fut bien pis à Compiègne! À entendre les hôtes réunis dans ce château, (p.~96) on savait enfin ce que c'était que la majesté, dont jusqu'ici on n'avait pas même eu l'idée. Et pourtant la plupart de ces hommes avaient eu l'honneur d'approcher le génie dans ce qu'il avait de plus grand et de plus saisissant! Avouons-le néanmoins, s'ils avaient voulu dire qu'entre l'autorité d'un prince destiné au trône par sa naissance, joignant à l'éclat de son origine l'esprit, le savoir, la noblesse du visage, entre cette autorité calme, sereine, ne doutant jamais d'elle-même, et le commandement impérieux, inégal, préoccupé, souvent dur et brusque du génie, il y a une différence très-réelle, ils auraient eu raison. Mais bien peu d'entre eux avaient le tact assez fin pour discerner ces différences, et il était singulier d'entendre Marmont, Ney, Kellermann, Oudinot, Moncey, Berthier, ne parler que de la majesté du roi Louis XVIII, et répéter à tout venant qu'ils n'avaient rien vu de pareil. C'est là l'éternelle comédie humaine, que les hommes ne se lassent jamais de jouer, l'eussent-ils jouée cent fois, et sur laquelle il faut passer rapidement, car on aura beau mettre et remettre ce miroir sous leurs yeux, on ne parviendra point à les corriger de leur idolâtrie pour la puissance qui s'élève! Il devait y avoir à Compiègne quelque chose de plus sérieux que les réceptions officielles, c'étaient les entrevues de Louis XVIII avec les grands personnages ayant dans les mains les ressorts qui faisaient mouvoir les choses.

Déjà le Roi, pendant son voyage fort lent de Calais à Compiègne, avait envoyé M. de Blacas à Paris, pour s'informer auprès du comte d'Artois et des royalistes les plus sûrs de tout ce qu'il avait intérêt (p.~97) à savoir. M. le comte d'Artois lui-même avait couru se jeter dans les bras de son frère, et avait été reçu plus affectueusement que de coutume par Louis XVIII, dont la joie attendrissait le cœur. D'ailleurs, ce qu'il lui apprenait avait de quoi le satisfaire. D'heure en heure les Bourbons étaient plus forts et le Sénat plus faible, et depuis le jour où ce corps, sur le conseil du duc d'Otrante, avait transigé en se contentant d'une promesse vague et générale, la royauté légitime n'avait cessé de gagner du terrain. Cependant il était impossible de contester le fond des choses, et bien que les purs royalistes eussent horreur de tout ce qui portait le nom de Constitution, on ne pouvait se dispenser d'en donner une. Satisfaction que le Roi éprouve en apprenant qu'on ne l'a pas trop engagé. La France, à chaque changement de régime, avait contracté une telle habitude de rédiger par écrit les conditions de son nouvel état, que cette fois encore on était forcé de prendre la plume, et un gouvernement analogue à celui d'Angleterre, avec deux chambres parlant et votant sur les affaires publiques, avec des journaux libres, avec une justice indépendante, avec le maintien des ventes nationales, de la Légion d'honneur, de la nouvelle noblesse, était inévitable. M. le comte d'Artois, M. de Montesquiou, tous les hommes enfin qui depuis un mois avaient mis la main à l'œuvre, étaient obligés d'en convenir. Mais on avait gagné les points auxquels Louis XVIII attachait le plus d'importance. Il n'était pas astreint à accepter le texte même de la Constitution sénatoriale, il était dispensé du serment, de tout ce qui avait l'apparence, en un mot, d'une Constitution imposée. Cette Constitution il pouvait la donner lui-même, (p.~98) la faire sortir spontanément de son autorité royale, ce qui sauvait le principe de la souveraineté légitime, telle que l'entendait le pur royalisme. De plus, il pouvait, quant au personnel, prendre seulement une portion du Sénat, celle qui lui déplairait le moins, la compléter avec une partie de l'ancienne noblesse, garder le Corps législatif dont on était plus content que du Sénat, et composer ainsi un gouvernement plus à son goût. Enfin, pour mieux marquer la différence entre cette manière vraiment royale de procéder, et celle que le Sénat avait d'abord voulu exiger, le Roi entrerait dans Paris sans donner de Constitution, en faisant une simple déclaration générale, à peu près semblable à celle de M. le comte d'Artois, ce qui laisserait le temps de bien peser les termes de la Constitution nouvelle.

Ces points désormais acquis répondaient parfaitement aux vues de Louis XVIII. Il n'avait aucune horreur pour ce genre de gouvernement, qui consiste en deux Chambres tourmentant les ministres et laissant le Roi tranquille, car il avait vu cet ordre de choses marcher très-convenablement en Angleterre. Mais son autorité, celle qui avec son sang coulait dans ses veines, qui lui venait de Louis XIV, d'Henri IV, de saint Louis, d'Hugues Capet, cette autorité était reconnue, et pour lui c'était le point capital. Accorder ce qu'on appelait des garanties écrites, les écrire dans tel style qu'on voudrait, pourvu qu'il fût supposé les avoir écrites lui-même, recevoir des serments et n'en prêter à personne, voilà ce qui convenait à son orgueil royal, et ce qui lui suffisait. Il laisserait ensuite gouverner dans un sens ou dans un autre, (p.~99) pourvu toutefois qu'on ne sortît pas de certaines bornes, et que, relativement à sa personne, on ne l'empêchât point de s'entourer des gens qui lui plairaient. Son frère, ayant sauvegardé tout cela, était le bienvenu, et pour la première fois, selon lui, n'avait pas commis de faute. Après les réceptions officielles commencent les entrevues avec les personnages importants, et le Roi s'y prépare. Bien fixé sur ces points par les renseignements que M. le comte d'Artois, que M. de Blacas, que M. de Montesquiou lui avaient apportés, il savait quelle attitude prendre avec chacun, et on allait le voir causant avec les uns, écoutant avec les autres, digne avec tous, ne promettant rien, mais laissant tout espérer de sa libre sagesse, et bien résolu à ne permettre à qui que ce fût des conseils ressemblant à des conditions.

Importance de sa première entrevue avec M. de Talleyrand. Le personnage essentiel, et avec lequel la première entrevue qu'aurait le Roi devait être de grande importance, était M. de Talleyrand, qui pour quelque temps encore était l'acteur principal de la scène politique. Louis XVIII et M. de Talleyrand avaient fort étudié leur rôle, car ils aimaient la représentation, et y excellaient. M. de Talleyrand avait le rôle le plus difficile, non qu'il fût, sous le rapport de l'esprit, le moindre des deux interlocuteurs, mais parce qu'il l'était sous le rapport de la situation. Les hommes à principes sont dispensés de réussir: le succès est au contraire pour les habiles une condition obligée. Jusqu'ici, entre les personnages qui avaient refusé tout pacte avec la révolution, et ceux qui avaient transigé avec elle, l'avantage avait paru être à ces derniers, car ils semblaient avoir compris où était la force du (p.~100) temps, et s'être associés à elle pour la diriger, tandis que les autres, aveugles et obstinés, n'avaient su que pousser à l'échafaud leur roi et leurs amis. Tout à coup l'aspect du monde avait changé, et c'étaient les entêtés n'ayant voulu se prêter à aucun accommodement, qui se trouvaient avoir deviné juste, et qui, si le dernier mot de notre longue révolution était dit (et l'on croit ordinairement que le mot du jour sera le dernier), semblaient avoir eu raison, et avoir été les habiles. Entre Louis XVIII revenant de l'exil, et M. de Talleyrand ayant servi tour à tour la République et l'Empire, pour retourner après vingt ans aux pieds de la légitimité, l'avantage de la situation était donc au premier. M. de Talleyrand, à la vérité, pouvait se vanter d'avoir contribué au revirement récent des choses, mais les services de cette espèce sont bientôt oubliés. Ces services d'ailleurs, aux yeux des purs royalistes, n'étaient qu'un aveu, une tardive réparation aux vrais principes, et pour le moment Louis XVIII était le vainqueur, M. de Talleyrand le vaincu, bien que celui-ci eût aidé à se vaincre lui-même. Cependant en fait de hauteur d'attitude M. de Talleyrand valait son royal interlocuteur. Il avait de plus un tact exquis, une connaissance parfaite des choses, l'art de les toucher d'un mot, l'art surtout de flatter sans s'abaisser, et de n'être nulle part le second, même en présence des princes et des rois. Louis XVIII et M. de Talleyrand pouvaient donc se rencontrer sans désavantage, et ils s'étaient au surplus fort préparés à une entrevue dont ils sentaient tous deux l'importance.

(p.~101) Première entrevue de Louis XVIII avec M. de Talleyrand. Louis XVIII reçut M. de Talleyrand avec une extrême courtoisie, le remercia de ses services en prince qui croyait tout devoir à son droit, lui fit entendre que ceux qui revenaient de l'exil n'avaient été, après tout, ni les moins avisés, ni les moins habiles, mais passa rapidement sur ce sujet pour en arriver à la situation présente. Au fond, le Roi et son futur premier ministre étaient d'accord, puisque des deux côtés l'essentiel était convenu. C'était d'une part une Constitution écrite, et de l'autre spontanéité dans la manière de la donner. Le Roi s'applique à la rendre polie, mais peu significative. Dès lors on ne pouvait se parler que pour échanger sur chaque chose un assentiment empressé.—Accordez ces deux Chambres qu'on ne peut refuser, et caressez les militaires qu'il suffira de flatter, car ils ne songent et ne s'entendent nullement à gouverner, tel est le langage que tint M. de Talleyrand, et le seul auquel le Roi n'eût aucune objection à opposer. De son côté, Louis XVIII fit entendre à M. de Talleyrand qu'un homme comme lui, maître dans l'art de traiter avec les puissances, et revêtu encore de l'éclat du grand Empire, que Louis XVIII sentait sans l'avouer, serait toujours son représentant auprès de l'Europe. C'était tout ce qu'il fallait à M. de Talleyrand. Contentement affecté de M. de Talleyrand. Le Roi et le ministre se séparèrent donc après une entrevue que la politesse royale avait rendue suffisamment longue, le Roi étant réellement satisfait, et M. de Talleyrand affectant de le paraître. Pourtant on pouvait supposer que ce dernier ne l'était pas complétement, car il ne dit à personne quels motifs il avait de l'être, et il garda sur les incidents de son entrevue une discrétion qui ne lui était pas ordinaire, (p.~102) et qui prouvait l'insignifiance au moins de l'entretien. Il se contenta de dire à ceux qui l'interrogeaient, que le Roi était un homme d'esprit, d'infiniment d'esprit, de cet esprit surtout dont la tradition était perdue depuis la fin du dix-huitième siècle.

L'empereur Alexandre songe à se rendre à Compiègne, pour donner quelques conseils à Louis XVIII. Cependant on annonçait une visite encore plus importante, celle de l'empereur de Russie. Jouant à Paris, avec sincérité et succès, un rôle de générosité, l'empereur Alexandre s'était mêlé de notre sort futur avec une chaleur et une bonne volonté qui auraient dû lui valoir la gratitude des Français, s'il n'était toujours fâcheux de devoir même son bonheur à des mains étrangères. Le roi de Prusse et l'empereur d'Autriche ne se créaient pas de tels soucis. Le roi de Prusse, pourvu qu'il revînt à Berlin avec une bonne paix et de grosses contributions de guerre, l'empereur d'Autriche pourvu qu'il retournât à Vienne avec l'Italie et le Tyrol, s'inquiétaient peu de ce qui adviendrait en France. Les Bourbons s'en tireraient plus ou moins bien, c'était leur affaire et celle des Français. Pourvu que ceux-ci ne songeassent plus à passer le Rhin ou les Alpes, on ne leur demandait pas autre chose. Quant à Napoléon, on l'aurait mieux aimé aux Açores ou à Sainte-Hélène qu'à l'île d'Elbe; mais il y était, on ne s'en occupait plus, du moins pour le moment. Alexandre pensait autrement. Libéral, peu exposé sans doute en fait de liberté à être pris au mot par ses sujets, sincère néanmoins, il aurait trouvé plus digne de sa gloire de laisser les Français libres, et plus sûr aussi de les laisser contents. Fréquentant les hommes (p.~103) qui souhaitaient de sages institutions, notamment M. de Lafayette, qui, à la première espérance d'un gouvernement libre, avait quitté sa retraite de Lagrange, il s'entretenait avec eux de la future Constitution, se confirmait ainsi dans ses tendances généreuses, s'engageait par ses paroles, et avait pris en quelque sorte à tâche de défendre les idées et les intérêts du Sénat, dont il aimait à se dire l'obligé, car c'était à ce corps que les souverains alliés devaient la déchéance de Napoléon. Mécontent, non pas de M. le comte d'Artois, mais de l'émigration accourue à Paris d'Angleterre et des provinces, Alexandre avait envoyé le comte Pozzo di Borgo à Compiègne, pour parler à Louis XVIII le langage de la raison. Mais, quoique fort habile, le comte Pozzo n'était pas parvenu à saisir ce roi, si lourd de corps, si agile d'esprit, se couvrant pour échapper aux étreintes des gens sérieux d'une légèreté à la fois réelle et feinte, et n'avait pu entrer avec lui dans aucune explication satisfaisante. Alexandre avait alors imaginé de se rendre en personne à Compiègne, démarche hardie, car ni le roi de Prusse ni l'empereur d'Autriche n'y étaient allés, mais démarche que l'âge, l'activité du jeune empereur, expliquaient, et qui ne pouvait après tout que flatter infiniment Louis XVIII. Alexandre voulait lui faire entendre qu'il fallait non-seulement donner une Constitution, mais s'entourer des hommes de l'Empire et de la Révolution, renoncer à dater son règne de la mort de Louis XVII, concéder beaucoup aux choses du temps, prendre bien garde surtout à l'armée. Louis XVIII, averti de cette (p.~104) visite, résolut de recevoir l'empereur Alexandre en conséquence, et de s'en tirer à son égard comme à l'égard de tous ceux qui prétendaient lui apporter des conseils, avec de la grâce, de la dignité et des professions de foi infiniment générales.

Accueil adroit et entièrement évasif fait par Louis XVIII à l'empereur Alexandre. À peine Alexandre fut-il annoncé que la foule s'empressa de s'effacer, pour laisser en présence le chef de la coalition européenne et le chef de la vieille dynastie française. Flatté d'une telle visite, et voulant paraître pénétré de gratitude, Louis XVIII ouvrit ses bras au jeune empereur, le reçut en père, mais en père que son âge, son rang, plaçaient au-dessus des souverains de son temps. Tout en le remerciant de l'appui prêté à sa famille, il affecta de reporter les prodigieux événements auxquels on assistait à des causes providentielles et supérieures, et particulièrement à la puissance du grand principe dont il était le représentant. Il parut aussi n'avoir rien à apprendre quand le czar lui parla de l'état nouveau de la France, écouta par politesse, mais en homme à qui un jeune prince n'avait rien à enseigner, ne contesta rien, n'accorda rien, indiqua sur chaque chose des résolutions arrêtées, conformes à son autorité qui ne relevait de personne, à sa sagesse qui n'avait pas besoin de conseils, laissa entrevoir quelles étaient ces résolutions sans les préciser, et en un mot resta presque insaisissable avec le monarque comme il l'avait été avec son ambassadeur. Mauvaise conduite du Corps législatif. Une circonstance acheva de déconcerter l'empereur Alexandre, ce fut l'arrivée du Corps législatif à Compiègne, venant par députation complimenter le Roi, tandis que le Sénat, recommençant (p.~105) avec Louis XVIII son rôle d'abstention et de silence, s'était dispensé de paraître. En voyant accourir au-devant du monarque, et se prosterner devant son autorité légitime avant qu'il eût rien promis, un corps qui avait la prétention de représenter la nation, et qui avait acquis quelque popularité par sa récente résistance à Napoléon, l'abstention du Sénat perdait beaucoup de sa force, et Alexandre devait sembler un conseiller importun. Mécontentement du czar. Ce prince renonça donc à toute insistance trop vive, et revint fort déçu quoique comblé de politesses, n'ayant pu dire que bien peu de paroles, en ayant encore moins obtenu de son auguste interlocuteur, pas plus content que M. de Talleyrand, mais l'avouant plus franchement. Disposant de deux cent mille soldats, et malheureusement maître de la France, il y avait plus de grâce à lui que de confusion à se donner pour éconduit.

Louis XVIII songe à se transporter à Saint-Ouen, et à y faire une dernière station avant d'entrer à Paris. Après avoir employé trois ou quatre jours à se reposer à Compiègne, et à y acquérir une première notion des hommes et des choses, Louis XVIII résolut de se rendre à Saint-Ouen, aux portes de Paris, où il ferait une dernière et courte station avant d'entrer à Paris même. Projet d'une déclaration générale qui doit tenir lieu des engagements exigés par le Sénat. Il était convenu avec son frère, avec les membres du gouvernement provisoire, qu'en publiant une déclaration générale, énonciative des principales garanties constitutionnelles, on en serait quitte avec le Sénat, qu'on obtiendrait même sa visite, et que tout serait dit à ce sujet. Trois semaines auparavant les hommes qui voulaient procurer à la France une liberté solide sous l'ancienne dynastie, auraient pu, en s'appuyant (p.~106) sur Alexandre, barrer le chemin à Louis XVIII jusqu'à ce qu'il eût accordé tout ce qu'on lui demandait. Mais l'entraînement était devenu tel en quelques jours, qu'on ne pouvait plus l'arrêter, et que si on avait voulu l'essayer on aurait semblé s'appuyer sur l'étranger pour arrêter un mouvement tout national. La France, en effet, après avoir mis quelques instants à se rappeler les Bourbons, avait bientôt compris qu'eux seuls étaient possibles, et une fois cette nécessité reconnue, l'attendrissement des uns, la bassesse des autres, avaient donné une telle impulsion aux esprits, que depuis la prise de la Bastille et le retour du général Bonaparte d'Égypte on n'avait rien vu de pareil. Le Sénat, qui s'était affaibli en cédant peu à peu, perdait chaque jour du terrain. Cependant s'il était battu quant à ses intérêts, il ne l'était pas quant aux principes dont il s'était fait le soutien. Il avait voulu une Constitution, et il était certain d'en avoir une, avec les clauses essentielles. Seulement il ne pouvait plus obtenir qu'elle émanât d'un accord réciproque de la nation et du Roi, ce qui aurait imprimé à cette Constitution une force et une inviolabilité qui auraient pu en assurer la durée; et sous ce rapport les Bourbons en croyant avoir gagné leur cause l'avaient perdue, car ils avaient fait prévaloir ce principe de l'octroi royal, duquel ils devaient tirer un jour un coup d'État et leur chute!

Mai 1814. La rédaction de cette déclaration abandonnée à MM. de Vitrolles, de la Maisonfort, Terrier de Montciel, sous la surveillance de M. de Blacas. On était donc convenu de s'en tenir à une simple déclaration générale, et tous les travailleurs de M. le comte d'Artois étaient à l'œuvre, M. de Vitrolles, qui était devenu son principal instrument, (p.~107) aussi bien que MM. de la Maisonfort et Terrier de Montciel, qui formaient un second conseil dans l'entre-sol des Tuileries. Le Roi les laissait faire, dédaignant fort ce genre de littérature, et s'en fiant à M. de Blacas du soin de surveiller et de réviser leur travail. La question entre ces divers rédacteurs était de savoir quelle part on ferait au Sénat, quelle étendue de gratitude on lui témoignerait, et à quel point, tout en faisant ce qu'on voulait, on se donnerait l'air de céder à ses vœux. On remit à s'entendre définitivement à Saint-Ouen même. Le Roi était tout entier d'ailleurs à la joie de rentrer dans sa capitale, et au plaisir de respirer cet encens royal qui n'avait pas depuis tant d'années brûlé devant lui, et dont on l'enivrait aujourd'hui sans mesure.

Arrivée à Saint-Ouen le 1er mai. Il partit pour Saint-Ouen, où il arriva le 1er mai. Dans cette dernière station le flot des empressés déborda de nouveau, et remplit la demeure royale. Présentation du Sénat à Louis XVIII. Le Sénat n'avait pas encore paru devant Louis XVIII. Il fallait faire cesser pourtant cet état de séparation entre le Roi et le corps constituant qui avait rappelé les Bourbons, des mains duquel M. le comte d'Artois avait reçu la lieutenance générale, et que, tout en le détestant, en le méprisant même, personne n'aurait osé dissoudre ou annuler, car ce corps avait derrière lui les fonctionnaires, l'armée, et les souverains alliés. Mais la transaction étant à peu près convenue, c'est-à-dire, étant admis qu'il y aurait une Constitution, que cette Constitution émanerait de l'autorité royale, et que les sénateurs composeraient en grande partie la Chambre haute, il n'y avait véritablement (p.~108) pas de raison pour le Sénat de s'abstenir plus longtemps. Il consentit donc à venir visiter le Roi, et M. de Talleyrand le présenta à Saint-Ouen à Louis XVIII, comme il l'avait présenté aux Tuileries à M. le comte d'Artois. Le discours de M. de Talleyrand, soigneusement rédigé, exprimait les idées qui avaient cours universellement.—Ce n'était plus le Sénat, disait-il, mais la nation entière, qui, éclairée par l'expérience, se portait au-devant du Roi, et le rappelait au trône de ses pères. Le Sénat, partageant les sentiments de la nation, accourait avec elle saluer le monarque. Celui-ci, de son côté, guidé par sa sagesse, allait donner des institutions conformes aux lumières de la raison moderne. Une Charte constitutionnelle réunirait tous les intérêts à ceux du trône, et fortifierait la volonté royale du concours de toutes les volontés. Or le Roi savait mieux que personne que de telles institutions, longtemps et heureusement éprouvées chez un peuple voisin, offraient des appuis et non des obstacles aux monarques amis des lois et pères de leurs peuples, etc...—

Le Roi fit à ce discours une réponse gracieuse, et qui emportait un plein assentiment aux idées émises par le président du Sénat. Chose singulière, le Corps législatif dont la conduite en ces circonstances, dictée par une puérile jalousie, fut peu honorable et assez nuisible, voulut se présenter une seconde fois au Roi, bien qu'il lui eût déjà porté ses hommages à Compiègne. Il répéta les banalités du moment, et après lui, les principaux corps de l'État recommencèrent à défiler et à haranguer. (p.~109) La journée du 2 fut consacrée aux réceptions, et il ne resta guère de temps pour les affaires sérieuses. La déclaration qui devait précéder l'entrée du Roi dans Paris, et qui était en réalité la condition de cette entrée, n'était pas même rédigée à la fin de la journée du 2, où pour mieux dire elle l'était trop, car il y avait cinq ou six projets, un de M. de Vitrolles, un de M. de la Maisonfort, et d'autres encore. Mais le Roi, fatigué et ne tenant guère aux termes dans lesquels on lui ferait dire des choses convenues depuis plusieurs jours, chargea M. de Blacas de veiller à la rédaction définitive de la pièce qu'on allait publier le lendemain. Rédaction de la déclaration de Saint-Ouen dans la nuit du 2 au 3 mai, sans que le Roi la lise avant sa publication. M. de Blacas assembla les divers rédacteurs, passa une partie de la nuit du 2 au 3 avec eux, reçut quelques donneurs de conseil qui apportaient chacun une phrase ou une idée, prit soin de les éconduire presque tous, et ensuite, les expressions qui sentaient trop la gratitude ou la dépendance à l'égard du Sénat étant suffisamment atténuées, adopta le projet de déclaration. M. de Vitrolles, qui en était le principal rédacteur, ayant demandé si on ne le soumettrait pas au Roi, M. de Blacas répondit qu'il ne fallait pas troubler un repos dont le monarque avait grand besoin à la veille d'une journée aussi fatigante que celle qui se préparait, et le texte de la fameuse déclaration de Saint-Ouen fut daté du 2 mai, envoyé à l'imprimerie royale, puis répandu le matin du 3 à un grand nombre d'exemplaires.

Préambule de cette déclaration. Voici le préambule de cette déclaration:

«Rappelé par l'amour de notre peuple au trône de nos pères, éclairé par les malheurs de la nation (p.~110) que nous sommes destiné à gouverner, notre première pensée est d'invoquer cette confiance mutuelle si nécessaire à notre repos, et à son bonheur.

»Après avoir lu attentivement le plan de Constitution proposé par le Sénat, dans sa séance du 6 avril dernier, nous avons reconnu que les bases en étaient bonnes, mais qu'un grand nombre d'articles portant l'empreinte de la précipitation avec laquelle ils ont été rédigés, ils ne peuvent, dans leur forme actuelle, devenir lois fondamentales de l'État.

»Résolu d'adopter une Constitution libérale, voulant qu'elle soit sagement combinée, et ne pouvant en accepter une qu'il est indispensable de rectifier, nous convoquons pour le 10 du mois de juin de la présente année le Sénat et le Corps législatif, nous engageant à mettre sous leurs yeux le travail que nous aurons fait avec une commission choisie dans le sein de ces deux corps, et à donner pour base à cette Constitution les garanties suivantes...»

Garanties qu'elle annonce. Après ce préambule venait l'énonciation des garanties sur lesquelles on ne variait pas: deux Chambres votant sur toutes les affaires de l'État, des ministres responsables obligés de comparaître devant elles, la liberté individuelle, la liberté de la presse, la liberté des cultes, le vote de l'impôt, l'admissibilité de tous les Français aux emplois civils et militaires, l'inamovibilité des juges, le maintien des ventes nationales, de la Légion d'honneur, etc...—Sauf la question fondamentale de l'origine, qui, (p.~111) au lieu d'un contrat, faisait de la future Charte une concession, l'engagement pris de la donner telle qu'on la voulait, était formel, et de plus il était pris envers le Sénat, ce qui consacrait l'importance et l'autorité de ce corps, et assurait l'adoption des solutions les plus désirées, sauf une seule, nous le répétons, que la dynastie aurait dû repousser moins que qui que ce soit, car il eût été bien heureux pour elle d'être engagée de manière à n'en pouvoir revenir.

Entrée de Louis XVIII dans Paris le 3 mai 1814. Sous le bénéfice de cette déclaration, Louis XVIII s'apprêta à faire son entrée dans Paris le 3 mai. Il partit de Saint-Ouen à onze heures du matin, au milieu d'une foule immense accourue à sa rencontre. Il était dans une calèche attelée de huit chevaux, ayant à ses côtés madame la duchesse d'Angoulême, devant lui les deux princes de Condé, à sa portière de droite le comte d'Artois, à sa portière de gauche le duc de Berry, l'un et l'autre à cheval, en arrière de sa voiture les maréchaux, puis la cavalerie de la garde nationale commandée par le comte Charles de Damas. En présence de ce grand spectacle tous les yeux se portèrent sur la garde impériale à pied, dont quelques compagnies avaient gardé le Roi à Compiègne, l'avaient suivi à Saint-Ouen, et l'escortaient encore à son entrée dans Paris. Le public regardait avec une extrême curiosité ces mâles visages hâlés par vingt-cinq ans de guerre, assistant respectueusement à une cérémonie contraire à tous leurs sentiments, ni joyeux ni empressés comme leurs maréchaux, mais fiers et en même temps soumis aux volontés de la France qui volait en ce (p.~112) moment à d'autres destinées. Au milieu des cris ardents et unanimes de Vive le Roi! se firent souvent entendre des cris de Vive la Garde, cris expressifs, qui prouvaient la sympathie des assistants pour ces nobles débris de nos guerres héroïques. Du reste, les royalistes raisonnables eux-mêmes leur tenaient compte de leur attitude à la fois fière et résignée[4].

Excellent accueil que lui fait la population parisienne. L'accueil fait à Louis XVIII fut des plus chaleureux. Cette profonde émotion des souvenirs que les Bourbons avaient le don d'exciter, avait été plus forte peut-être à l'aspect de M. le comte d'Artois, parce qu'on l'éprouvait alors pour la première fois. Mais la réflexion avait convaincu tous les esprits qu'on ne pouvait mieux faire que de rappeler les Bourbons, et qu'avec eux seulement on aurait la paix et un gouvernement tempéré. Cet avis était devenu celui des classes moyennes, juges sains et désintéressés des questions de gouvernement. Elles avaient particulièrement bonne opinion du Roi, à qui sa conduite réservée dans l'émigration avait valu une réputation de sagesse non contestée; elles étaient donc fort bien disposées, et ayant sur le peuple, imitateur de sa nature, une grande influence, elles firent vivement applaudir Louis XVIII en l'applaudissant elles-mêmes. La noble figure de ce monarque, adoucie par le contentement, et seule visible dans cette voiture où son corps disparaissait, (p.~113) plut à tous ceux qui la purent apercevoir. D'ailleurs, épris de la paix, comme on l'était à cette époque, on ne regrettait guère pour le prince appelé à régner la faculté de monter à cheval, et l'imagination du public se prêtait volontiers à cette image, tant reproduite alors, d'un vieux père rentrant au milieu de ses enfants. Madame la duchesse d'Angoulême, dont le visage ordinairement sévère se couvrit plusieurs fois de larmes dans cette journée, les princes de Condé, dont le malheur était présent à tous les esprits, excitèrent un intérêt général. Les acclamations les plus respectueuses accompagnèrent jusqu'à Notre-Dame cette voiture qui contenait presque toute la famille de Bourbon. Après la cérémonie religieuse elle se dirigea par le pont Neuf, où l'on avait relevé en plâtre la statue d'Henri IV, vers les Tuileries, et là tous les assistants se précipitèrent pour soutenir madame la duchesse d'Angoulême, qui, à la vue de ce palais d'où son père et sa mère étaient sortis pour aller au Temple, et du Temple à l'échafaud, tomba en défaillance. À ce touchant spectacle l'attendrissement fut universel. Ramenée ainsi dans le palais de ses pères, cette famille auguste pouvait s'y croire définitivement établie. Pour qu'il en fût ainsi, il ne fallait qu'une chose, c'est qu'en y rentrant, les Bourbons y fissent entrer avec eux les lumières du temps et du pays sur lequel ils venaient régner! On devait le souhaiter pour elle, et pour la France. Mais dans le moment même, ces infortunés émigrés donnaient une nouvelle preuve de la difficulté de les réconcilier avec cette France qu'ils avaient si peu (p.~114) habitée, et encore moins étudiée depuis vingt-cinq ans. Attitude de la garde impériale. Les grenadiers de la garde impériale, qui soit à Compiègne, soit à Saint-Ouen, avaient gardé le Roi, et qui ne songeaient qu'à faire leur devoir près de lui, occupaient les postes des Tuileries. Les gens de la cour, hommes et femmes, apprenant à quels soldats leur sûreté, et surtout celle de la famille royale, était confiée, furent saisis d'épouvante. Ils allèrent chercher le ministre de la guerre Dupont, et lui demandèrent s'il avait perdu l'esprit pour oser remettre la précieuse existence du Roi à de telles mains? On lui retire les postes des Tuileries, malgré l'avis du ministre de la guerre. Le général, habitué à la fidélité du soldat français sous les armes, comprenait à peine ce qu'on lui disait. Il voulut d'abord rire de ces craintes, mais on le ramena malgré lui à ce qu'on appelait le sérieux de la chose, et le soir même, sans aucun égard pour ces braves soldats, qui, le cœur plein de Napoléon, auraient cependant défendu Louis XVIII contre tout venant, on l'obligea de les congédier, et de les renvoyer outrageusement dans leurs casernes. Et voilà quels étaient les cœurs qu'il fallait rapprocher, fondre dans un même amour pour la même dynastie[5].

Le lendemain les corps de l'État recommencèrent à paraître devant la famille royale, répétant toujours les mêmes discours, puis les troupes alliées défilèrent en masse sous les yeux de Louis XVIII assis au balcon de son palais, et entouré des principaux souverains de l'Europe, qui lui cédèrent courtoisement la première place, voulant ainsi prouver à la (p.~115) France la considération qu'ils portaient à son Roi et à elle-même.

Après le temps donné aux cérémonies, Louis XVIII s'occupe enfin du gouvernement. Ces journées données aux cérémonies et aux félicitations, il fallait enfin mettre la main à l'œuvre si laborieuse de réconcilier le passé et le présent, d'accorder quelques dédommagements aux classes frappées d'une longue proscription, sans offusquer la nation qui ne voulait être sacrifiée à aucun intérêt particulier, d'aller chercher à travers vingt-cinq ans de querelles sanglantes, le vrai, le juste, pour en composer le système du gouvernement, œuvre bien difficile, bien près d'être impossible, à moins qu'une raison ferme et éclairée ne se rencontrât ou chez le Roi, ou chez un prince de sa famille, ou chez un de ses ministres capable de prendre sur la cour et le gouvernement un ascendant décisif! Ce phénomène heureux se réaliserait-il? Telle était la question, et elle était alors profondément obscure.

Le gouvernement n'avait eu, pendant la courte gestion de M. le comte d'Artois, qu'un caractère provisoire, et les ministres n'avaient porté que le titre de commissaires aux divers départements ministériels. Il fallait composer un ministère définitif. Louis XVIII, prenant les choses comme il les trouvait, maintint la séparation qui avait existé sous M. le comte d'Artois, entre le Conseil royal éclairant le Prince de ses avis, et les ministres exécutant ses volontés, certains ministres étant membres permanents de ce Conseil, les autres n'y étant appelés que pour les affaires spéciales de leur département. C'était une combinaison bizarre, et fort peu appropriée (p.~116) à la forme de gouvernement qu'on se disposait à donner à la France.

Composition du premier ministère de Louis XVIII. Pour qu'il y ait dans un État libre, fondé sur l'intervention des assemblées délibérantes, l'unité de volonté sans laquelle la promptitude et la vigueur de l'action seraient impossibles, et en même temps la lumière qui ne peut résulter que du concours de toutes les intelligences, il faut que les ministres, chargés de gouverner sous les yeux de la royauté et des Chambres, soient les conseillers uniques de la Couronne, qu'ils conçoivent les résolutions du gouvernement, les fassent agréer au Roi et aux Chambres, et les exécutent ensuite sous leur responsabilité à la fois collective et personnelle. Il faut même, avant de pouvoir amener les grands pouvoirs de l'État à cette unité si désirable, que les ministres y soient amenés eux-mêmes par l'influence de l'un d'entre eux, leur supérieur en intelligence, en caractère, en situation. C'est à cette condition seulement qu'on peut faire concourir toutes les lumières du pays à l'œuvre commune, ce qui est le privilége des États libres, et conserver l'unité d'action qui semble le privilége des gouvernements absolus, et qui ne l'est qu'en apparence, car ils sont souvent les plus tiraillés des gouvernements. Il ne faut donc entre la royauté et les corps délibérants d'autres intermédiaires que les ministres seuls, à la fois auteurs, démonstrateurs et exécuteurs, sous leur responsabilité, des résolutions qui constituent la série des actes du pouvoir. Tout rouage ajouté à celui-là est inutile, et dès lors nuisible. Mais en 1814 l'expérience ne nous avait rien appris encore sur (p.~117) ces graves sujets, et en Angleterre même on agissait bien plus par instinct que par réflexion. Le gouvernement libre était une science dont la pratique existait en Angleterre, et la théorie nulle part.

Le Roi maintient le Conseil royal supérieur, dit conseil d'en haut. Le Roi accepta purement et simplement le legs des circonstances, c'est-à-dire le Conseil royal supérieur, qui n'était, comme on l'a vu, que l'ancien gouvernement provisoire transformé en Conseil du lieutenant général, et au-dessous de lui les ministres, membres ou non de ce Conseil. Il se borna à faire pour chaque emploi des nominations définitives, en maintenant les possesseurs actuels des portefeuilles, ou en les changeant d'après les circonstances qui s'étaient produites. Voici quels furent ses choix.

M. Louis et le général Dupont confirmés, l'un comme ministre des finances, l'autre comme ministre de la guerre. Personne n'aurait voulu remplacer aux finances M. Louis, qui en quelques jours avait acquis la confiance générale. Il fut nommé ministre de ce département. Le général Dupont, connaissant suffisamment l'armée, faisant de son mieux pour la contenter, doué malheureusement de moins de caractère que d'esprit, et ayant de la peine à se tenir ferme au milieu du conflit des prétentions contraires, mais n'ayant pas encore perdu le prestige de sa longue disgrâce, fut maintenu au ministère de la guerre. M. de Malouet, honnête homme laborieux, resta ministre de la marine. On emprunta au Conseil royal pour les appeler au ministère, sans leur faire quitter le conseil, MM. de Talleyrand et de Montesquiou. MM. de Talleyrand et de Montesquiou chargés, l'un du ministère des affaires étrangères, l'autre du ministère de l'intérieur. M. de Talleyrand, bien que M. de Laforest fût commissaire aux affaires étrangères, avait seul dirigé la négociation de l'armistice, et pouvait seul diriger celle (p.~118) de la paix définitive. Il devint ministre titulaire des affaires étrangères, en restant après les princes le membre le plus important du Conseil royal supérieur, qu'on prit l'habitude d'appeler le Conseil d'en haut.

M. l'abbé de Montesquiou, malgré sa qualité d'ecclésiastique, ne voulait être ni cardinal, ni ambassadeur auprès du Saint-Siége; il voulait être ministre en France, et principal ministre. Il abandonnait volontiers la politique extérieure, qu'il croyait réduite par la paix à une longue insignifiance, qui d'ailleurs appartenait de droit à M. de Talleyrand, et il se réservait pour la politique intérieure, qui allait devenir fort active, fort difficile, fort orageuse. Il avait pour s'en mêler plus d'un avantage. Il exerçait une certaine autorité sur son parti; il savait être arrogant avec lui comme avec les autres; il avait quelque habitude des assemblées, et parlait facilement. Mais il était susceptible, n'avait pas assez de vigueur d'esprit et de caractère, et était fort inférieur à la tâche dont il allait assumer le fardeau, tâche qui à la vérité eût été bien lourde pour tout le monde. Du reste le parti royaliste n'avait pas à cette époque un meilleur candidat à offrir à la royauté, et le choix pour le ministère de l'intérieur était dans les circonstances le plus convenable. On dédommagea M. Beugnot, qui avait administré temporairement le département de l'intérieur, en lui confiant la police, sous le titre de direction générale, équivalant presque à un ministère.

M. Dambray nommé chancelier et ministre de la justice. M. Henrion de Pansey, tout respectable qu'il était, perdit l'administration de la justice. On voulait (p.~119) à la tête de la magistrature un homme qui eût appartenu aux anciens parlements, et on choisit un magistrat ayant du savoir, quelque peu de l'éloquence étudiée de d'Aguesseau, et d'ailleurs un caractère doux, honorable, avec toutes les opinions du vieux royalisme. Ce magistrat fut M. Dambray. Enfin on ne voulait pas laisser en dehors des membres du gouvernement officiel un personnage aussi influent à la cour que M. de Blacas, et les ministres désirant l'avoir avec eux, lui offrirent le ministère de la maison du Roi. M. de Blacas venait d'obtenir la charge de grand maître de la garde-robe, la seule des grandes charges de cour qui fût vacante, car toutes les autres avaient été rendues à leurs anciens propriétaires. Enorgueilli de cette insigne faveur, il croyait déchoir en acceptant un ministère. Il fallut beaucoup d'efforts pour le vaincre. On les fit, et on l'obligea d'accepter un portefeuille, qui en le laissant auprès du Roi, sans lui imposer aucune portion du fardeau des affaires, devait l'associer pourtant à la responsabilité collective des ministres.

Position de M. de Vitrolles, resté dans le Conseil malgré ses collègues. Le comte d'Artois avait admis dans le Conseil M. de Vitrolles à titre de secrétaire d'État. Ce rôle d'un secrétaire d'État, placé entre le souverain et les ministres, pour leur transmettre les ordres d'un maître qui ne délibérait qu'avec lui-même, avait dû disparaître en même temps que Napoléon. Dans le nouvel ordre de choses, ce rôle eût tout au plus appartenu à M. de Blacas, et eût été impossible même pour lui. En effet les ministres entendaient travailler directement avec le Roi, et ils avaient (p.~120) déjà refusé d'accepter M. de Vitrolles pour intermédiaire avec le comte d'Artois, ce qui était naturel et légitime dès qu'ils étaient auteurs responsables de leurs actes. Il ne restait donc plus au nouveau secrétaire d'État qu'une fonction, celle de tenir le procès-verbal des séances du Conseil. Mais ce procès-verbal les membres du Conseil n'en voulaient à aucun prix. M. de Montesquiou, M. de Talleyrand, disaient avec raison qu'un procès-verbal gênerait la liberté des délibérations, car la certitude de voir toutes leurs paroles enregistrées, exactement ou non, empêcherait de parler avec une entière franchise les hommes de gouvernement les plus sincères et les plus courageux. Dès lors n'étant pas intermédiaire du travail avec le Roi, ne devant point tenir de procès-verbal, le secrétaire d'État n'avait plus aucune fonction à remplir. Ses collègues firent ce qu'ils purent pour exclure M. de Vitrolles du Conseil royal, en le dédommageant au moyen d'une charge de cour. Mais il s'obstina, fut défendu par les princes, et resta dans le Conseil, ayant pour unique emploi de tenir note des résolutions adoptées, et de correspondre soit avec le Moniteur, soit avec le Télégraphe, peu aimé de ses collègues, les aimant encore moins, brouillé surtout avec M. de Montesquiou, qui ne s'était pas fait faute d'arrogance envers un personnage dont il dédaignait le rang, méconnaissait l'esprit, et niait les services[6].

(p.~121) On adjoignit à cet ensemble de personnages, à titre de ministre d'État chargé des postes, M. Ferrand, homme âgé, instruit, écrivain peu adroit, ayant tout l'entêtement et toute la passion des royalistes extrêmes. Il fut dans l'administration des postes ce qu'était M. Beugnot dans celle de la police, un directeur général, ayant presque rang de ministre.

Défaut d'unité et de direction dans le nouveau cabinet. Tel fut le cabinet définitif de Louis XVIII, si on peut donner le nom de cabinet à une réunion de ministres, où M. de Talleyrand, le plus considérable par la situation, ne devait se mêler que des rapports avec les puissances étrangères, où M. de Montesquiou, le plus important après M. de Talleyrand, ne devait se mêler que des rapports avec les Chambres, où M. de Blacas, le troisième en importance, ne devait se mêler que des rapports avec le Roi, où chacun d'eux enfin devait agir presque isolément, n'étant reliés les uns aux autres ni par un premier ministre qui n'existait pas, ni par le Conseil royal supérieur qui était sans chef, car un roi bel esprit, paresseux, uniquement occupé de lectures classiques, ne pouvait être ce chef. C'était une raison de craindre que ce chaos ministériel n'étant mené par personne, le fût par les passions du temps, fort déraisonnables, fort exigeantes et fort agitées.

Première réunion du Conseil sous la présidence du Roi. Le surlendemain de son entrée à Paris, le Roi convoqua le Conseil royal, auquel pour cette fois furent appelés tous les ministres, et en outre les princes, qui devaient habituellement en faire partie. Le Roi tint au Conseil, à titre de discours d'ouverture, un langage étudié, poli, affectueux. Discours du Roi. Il parla d'une voix (p.~122) claire, avec hauteur et infiniment de succès, touchant à tous les sujets d'une manière assez superficielle, et voulant que le premier jour on dît au moins un mot sur chaque chose. On touche sommairement à toutes les affaires. Il énuméra les objets auxquels on aurait à pourvoir, l'armée notamment qu'il s'agissait de réorganiser et de rattacher à la dynastie, la marine qu'il était urgent de refondre et de proportionner à nos ressources financières, l'ancienne maison militaire du Roi dont on annonçait le rétablissement, les finances qui seraient la mesure de ce qu'on pourrait faire pour l'armée et la marine, les impôts qu'il était indispensable de maintenir et de percevoir malgré d'imprudentes promesses, les souffrances des provinces occupées auxquelles il importait de mettre un terme prochain, les négociations qu'on était pressé de faire aboutir à une paix définitive qui ne fût pas trop humiliante, enfin la Constitution qu'on avait promis de donner au plus tard le 10 juin.

Ce qu'on se propose de faire pour l'armée. Relativement à l'armée la tâche était des plus difficiles. Il fallait se fixer d'abord sur le principe du recrutement, et adopter un parti raisonnable en présence de l'engagement pris par les princes d'abolir la conscription. Du reste, malgré la désertion, la difficulté n'était plus dans le manque des hommes, mais dans leur abondance au contraire, et dans les sentiments qu'ils manifestaient. Il allait rentrer d'Angleterre, d'Allemagne, de Russie, d'Italie, d'Espagne, cent cinquante mille hommes de garnison, et environ autant de prisonniers, tous vieux soldats. On aurait donc quatre cent mille hommes au moins, et plus de quarante mille officiers, (p.~123) au sort desquels on serait obligé de pourvoir. Or le ministre des finances déclarait qu'il pourrait, les dettes de l'État acquittées, consacrer tout au plus deux cents millions à l'armée, c'est-à-dire qu'il aurait à peine de quoi payer la moitié de ce qu'on allait avoir sur les bras. Quant à la marine il fallait bien renoncer aux cent vaisseaux de Napoléon, car si ce nombre était déjà excessif lorsque l'Empire s'étendait de Lubeck à Trieste, et qu'on avait presque le double de matelots, il eût été extravagant avec la France réduite aux frontières de 1790.

On échangea quelques mots sur ces graves sujets. On pressa le ministre de la guerre d'apporter un plan d'organisation qui satisfît autant que possible à tous les intérêts, en se conformant à la détresse temporaire des finances. Projet de grandes réductions dans la marine. On autorisa le ministre de la marine à préparer de larges réductions, car on comptait sur une longue paix avec l'Angleterre, et on ne voulait plus offusquer cette puissance par un coûteux et inutile étalage de nos forces navales. Le Roi, fort sensible à l'extérieur des choses, exprima le désir de changer les noms de plusieurs vaisseaux qui rappelaient des souvenirs révolutionnaires, en laissant à l'Austerlitz, au Friedland par exemple, les noms qui ne rappelaient que des victoires. Idées du ministre des finances en ce qui concerne son administration. Il questionna enfin le ministre des finances, qui ne se fit pas prier pour exprimer de nouveau ses intentions irrévocables. D'abord il posait en principe qu'il fallait payer toutes les dettes de l'État, quelle qu'en fût l'origine, même celles qu'on appelait les dettes de Buonaparte, et qui malheureusement avaient été créées pour soutenir des guerres folles. Mais que (p.~124) l'argent provenant de ces dettes eût été bien ou mal employé, elles avaient été contractées au nom de la France, et il serait aussi scandaleux qu'impolitique de les nier. Sans cette scrupuleuse exactitude à tenir les engagements du Trésor, on n'aurait pas de crédit, et sans crédit, quelque système qu'on adoptât, les impôts étant insuffisants pour plusieurs années, on ne pourrait satisfaire aux besoins les plus pressants de l'État. On y parviendrait, au contraire, avec le crédit, si on faisait ce qu'il fallait pour le mériter. Sa résolution persistante d'acquitter toutes les dettes de l'État, et de maintenir les droits réunis. Mais le crédit ne pouvant subvenir à tout, on devait en outre exiger l'exact acquittement de l'impôt. Or la ville de Bordeaux, en s'intitulant la ville du 12 mars, entendait ne pas acquitter les droits réunis, et encouragées par son exemple, toutes les villes du Midi prétendaient en faire autant. Si le Roi, maintenant qu'il était à la tête du gouvernement, ne parlait pas un langage très-ferme aux populations méridionales, on verrait la ressource de l'impôt disparaître, et par suite tout crédit avec elle. Tel fut le langage du ministre.

Cependant M. le comte d'Artois rappela qu'on avait promis d'abolir les droits réunis.—Il y a une autre promesse, répliqua M. Louis, que vous avez faite, c'est d'acquitter la dette publique, et cette promesse vaut l'autre.—

Le Roi donne son plein assentiment aux idées du ministre des finances. Le Roi, qui n'était jamais fâché de mettre ses neveux, et particulièrement son frère, dans leur tort, donna un plein assentiment aux paroles de M. Louis; il déclara que, sans ôter toute espérance d'adoucissement aux populations égarées par des promesses irréfléchies, il était prêt à leur adresser (p.~125) une proclamation pour les faire rentrer dans le devoir, et leur rappeler que l'impôt était comme la loi, égal pour tous, et que de bonnes opinions, quelque bonnes qu'elles fussent, ne devaient jamais être une dispense d'acquitter les charges de l'État. Il fut convenu que cette proclamation serait immédiatement rédigée, revêtue de la signature royale, et publiée.

Après avoir mis en présence un seul instant les ministres des finances, de la guerre et de la marine, il était évident que l'économie allait devenir une loi rigoureuse pour le nouveau gouvernement, car sans économie il serait impossible de suffire aux divers services, et notamment d'assurer le sort de l'armée, qu'il importait au plus haut point de s'attacher. Ce n'était donc pas le cas de songer à des dépenses, ou de luxe ou de parti, qui ne seraient pas d'une impérieuse nécessité. Malgré le besoin d'économie, Louis XVIII annonce l'intention de rétablir l'ancienne maison militaire du Roi. Pourtant Louis XVIII, du ton le plus simple et le plus arrêté, parla de l'ancienne maison militaire du Roi, comme d'une institution définitivement rétablie. Déjà, dit-il, les anciens titulaires des compagnies de gardes du corps avaient repris leurs titres. C'étaient MM. d'Havré, de Grammont, de Poix, de Luxembourg. Mais ce n'était pas assez, il voulait augmenter le nombre des compagnies, pour nommer deux nouveaux titulaires choisis dans l'armée impériale. Il voulait de plus rétablir les compagnies rouges. Son parti à cet égard était pris, car selon lui, c'était faute d'une maison militaire fortement constituée, que la royauté en 1789 avait essuyé tant de malheurs, et la France avec elle.—

(p.~126) Pour comprendre ce qu'il y avait d'imprudent dans le rétablissement de cette ancienne maison militaire, il faut savoir qu'il s'agissait, sous le nom de compagnies rouges, de réunir deux ou trois mille gentilshommes, les uns fort âgés, les autres au contraire à peine adolescents, incapables non pas de courage, il s'en fallait, mais d'un service militaire effectif; de leur donner à tous des uniformes somptueux, un grade d'officier qui ne serait guère au-dessous de celui de capitaine; de réunir en outre, sous le nom de gardes du corps, trois mille jeunes gens, qui auraient le grade de sous-lieutenants de cavalerie, d'y ajouter en artillerie et infanterie encore quatre mille hommes, ce qui ferait environ dix mille, coûtant comme quarante ou cinquante mille, dans un moment où on serait peut-être obligé de rejeter hors des rangs de l'armée deux cent mille soldats, avec trente mille officiers éprouvés, couverts de blessures, et condamnés à tomber dans la misère. Immense dépense de l'ancienne maison militaire, devant comprendre près de dix mille hommes.La maison du Roi ainsi constituée ne devait pas coûter moins de 20 millions, et, la Liste civile en payât-elle une partie, c'était une grande imprudence que de distraire une pareille somme du budget de la guerre, et de donner à l'armée, fort peu disposée à interpréter favorablement les suppressions qu'elle allait subir, l'occasion de comparer sa misère à l'opulence de la maison du Roi. Louis XVIII indiqua bien qu'on respecterait la situation de la garde impériale, mais comment concilier toutes ces choses, comment surtout suffire à la dépense des unes et des autres?

Ainsi les princes de Bourbon arrivaient avec des (p.~127) déterminations prises d'avance sur les sujets les plus graves. Ils voulaient dans ce cas-ci fournir de l'emploi à des gentilshommes pauvres (seule excuse spécieuse pour une telle faute), et ils en étaient à croire que six mille gentilshommes, bien armés, auraient arrêté la révolution française, opinion qu'ils n'étaient pas du reste les seuls à professer. Cette auguste famille devait bientôt éprouver ce qu'on peut faire contre une révolution, même avec les gentilshommes les plus braves! Le Conseil royal, par divers motifs, n'ose pas s'opposer au rétablissement de la maison militaire. En présence d'une résolution qui semblait irrévocable, aucun membre du Conseil n'osa élever d'objection. Le ministre des finances lui-même garda le silence. Il donnait l'argent qu'il pouvait donner, mettait son énergie à n'en pas accorder davantage, et s'en rapportait, quant à l'emploi, au ministre de la guerre, plus intéressé que lui dans la question. Ce dernier se serait bien gardé de se brouiller avec la noblesse française, qui voulait rentrer par cette voie dans la carrière militaire. M. de Talleyrand, M. de Montesquiou, étaient assez puissants pour ne pas la craindre, mais le premier aimait à la ménager, le second était de son avis en cette occasion, et de la sorte il n'y eut aucune résistance opposée à une mesure qui devait être fatale à la dynastie. Comme témoignage de sollicitude envers l'armée, comme preuve de l'attention avec laquelle on veillerait à ses intérêts, le Roi annonça qu'il formerait un Conseil supérieur de la guerre, composé des princes, de plusieurs maréchaux, et de quelques lieutenants généraux les plus distingués de chaque arme. Il ajouta qu'il le présiderait lui-même.

(p.~128) On parle aussi dans cette première séance des souffrances des provinces occupées, et on songe aux moyens d'y mettre un terme. Après ce sujet on parla des souffrances des provinces occupées. On pouvait déjà s'apercevoir que la convention du 23 avril avait été pour nous une insigne duperie. Les troupes étrangères qui auraient dû se retirer au fur et à mesure de la remise des places que nous avions promis d'évacuer, ne s'étaient pas même ébranlées. Les chefs entendaient faire vendre à leur profit le matériel contenu dans les magasins et arsenaux dont ils s'étaient emparés. Ils poussaient même leurs prétentions jusqu'à vouloir prendre des magasins de sel, jusqu'à vouloir opérer pour leur compte des coupes de bois, et cherchaient dans ces contestations un nouveau motif de retarder leur départ. Les sacrifices qu'on avait faits en évacuant tant de postes lointains de la plus haute importance, restaient donc sans compensation, et le soulagement immédiat qu'on avait espéré de la convention du 23 avril était reconnu tout à fait illusoire.

Le Roi s'exprima très-vivement sur ce point, et le duc de Berry, toujours fougueux dans ses sentiments, dit qu'il ne fallait pas souffrir qu'on dévastât la France sous des prétextes désormais sans fondement, Napoléon étant déjà rendu à l'île d'Elbe, et tous les commandants des armées françaises s'étant soumis au nouvel ordre de choses. M. de Talleyrand fut chargé de s'aboucher avec les souverains et leurs ministres, et de s'expliquer avec eux de la façon la plus catégorique. On le chargea également d'aborder l'important sujet de la paix, et enfin, quant à la Constitution, le Roi, comme nous l'avons annoncé déjà, n'en dit rien ou presque rien. Toutefois il était (p.~129) urgent de tenir l'engagement pris envers le Sénat et le Corps législatif, convoqués pour le 10 juin. De leur côté les souverains alliés témoignaient le désir de quitter la France, rappelés chez eux par leurs propres affaires, et pressés aussi de se faire leur part des dépouilles arrachées au grand empire. Louis XVIII, sans parler au Conseil du travail de la Constitution, témoigne le désir de le hâter, et fixe au 31 mai au lieu du 10 juin, la réunion du Sénat et du Corps législatif. Ils tenaient donc à la prochaine conclusion de la paix, et ils insinuaient souvent, Alexandre plus que tous les autres, qu'ils ne regarderaient leurs engagements comme entièrement remplis envers la France, et particulièrement envers ceux qui les avaient délivrés de Napoléon, que lorsque la question de la Constitution serait vidée. Pour ces divers motifs, Louis XVIII manifesta l'intention d'avancer le jour de la convocation du Sénat et du Corps législatif, laquelle fut fixée au 31 mai au lieu du 10 juin, ce qui entraînait l'obligation de hâter d'autant la rédaction de la Constitution nouvelle.

Succès personnel du Roi dans cette première séance. Dans cet examen tout préliminaire des grandes affaires de l'État, Louis XVIII parut à ses conseillers digne, bien disant, peut-être un peu superficiel à ceux qui comme M. de Talleyrand, M. Louis, le général Dessoles, étaient capables de pénétrer au fond des choses. Néanmoins les membres du Conseil furent satisfaits, et suivant l'usage affectèrent de l'être encore plus qu'ils ne l'étaient réellement.

Réclamations de M. de Talleyrand contre les excès commis par les troupes étrangères. À l'égard de tous les sujets qu'on avait abordés, il y avait urgence. M. de Talleyrand, à qui le ministre de l'intérieur avait fait connaître les horribles exactions commises dans nos provinces, en entretint les monarques alliés et leurs ministres. Il suffisait d'exhiber le texte de la convention du 23 avril pour (p.~130) les mettre dans leur tort, car il était dit qu'à la date de cette convention, les réquisitions cesseraient, que les troupes alliées commenceraient leur mouvement de retraite, et que les territoires traversés leur devraient seulement la nourriture pendant le trajet. Bien que les articles de la convention pussent dans leur application occasionner des abus, ce qu'on se permettait était si exorbitant, si odieux, qu'il n'y avait pas d'excuse à faire valoir. Alexandre en parut sincèrement indigné, assura qu'il avait envoyé des ordres, et qu'il allait les renouveler. Le roi de Prusse, avare, et aimant les petits profits pour son armée, fut réellement embarrassé, et promit aussi de donner de nouvelles instructions. Le prince de Schwarzenberg tint un bon langage, mais d'une sincérité douteuse. M. de Talleyrand dit aux ministres alliés, que puisqu'on était d'accord sur l'injustice de tout ce qui se passait, on ne trouverait pas mauvais que le Roi dans une proclamation qu'il adresserait à ses sujets, leur enjoignît de refuser tout concours aux exactions commises journellement, tant réquisitions que ventes d'objets appartenant à l'État. Ils n'osèrent pas contredire, car c'eût été s'avouer complices de la conduite de leurs subordonnés, et sur-le-champ on rédigea une proclamation conforme aux vérités qu'ils reconnaissaient, et qui fut portée au Conseil royal. On y porta en même temps celle qui avait rapport à la perception des droits réunis, toujours fort difficile, avons-nous dit, dans les provinces du Midi.

Proclamation aux provinces occupées pour les autoriser à résister aux réquisitions illégales des généraux étrangers. La proclamation destinée aux provinces occupées leur rappelait la convention du 23 avril, dont l'intention (p.~131) avait été de faire jouir la France d'une paix anticipée. Elle engageait les habitants de ces provinces à en remplir fidèlement les conditions, à bien traiter par conséquent les armées alliées, et à leur fournir pendant leur retraite les vivres dont elles auraient besoin. Mais elle leur rappelait aussi l'obligation contractée envers la France de ne plus lever de contributions de guerre, de respecter les propriétés privées et publiques, leur enjoignait de se refuser à toute exigence illégale, et leur défendait d'acheter les objets qui seraient mis en vente par les armées étrangères, comme bois, sels, objets mobiliers, déclarant d'avance ces ventes irrégulières et de nul effet. La précaution était bonne, car pour les bois par exemple, l'abattage, l'enlèvement, exigeant plusieurs mois, la déclaration de nullité empêcherait les acheteurs de se présenter, vu qu'ils seraient certains de ne pas obtenir livraison de ce qu'ils auraient payé. Il est triste de penser qu'on eût besoin de semblables moyens pour empêcher des Français de concourir à la spoliation du territoire, mais cette triste nécessité existant, la précaution, nous le répétons, était bien imaginée. Elle était de plus annoncée dans un langage digne, ferme, et nullement fait pour blesser les souverains, quoique sévère à l'égard de leurs généraux.

La proclamation fut adoptée et immédiatement publiée. Celle qui concernait les droits réunis fut moins unanimement appuyée, et rencontra beaucoup d'opposition de la part des princes. On était, quand il s'agissait de ce sujet, toujours en présence des engagements pris par le comte d'Artois et par ses fils. (p.~132) Ce prince en effet revint à la charge, rappela les promesses faites aux populations, et allégua l'excellent esprit des provinces récalcitrantes. Mais M. Louis ne se laissant point ébranler par ces considérations, répéta qu'en fait de finances il n'y avait de bien pensants que ceux qui payaient exactement les impôts, et qu'il était indispensable que tout le monde se soumît aux lois, sans quoi il faudrait renoncer à faire le service, et quitter la place pour la laisser à ceux qui se chargeraient de gouverner au milieu d'une pareille anarchie. Le Roi importuné d'entendre sans cesse parler des promesses faites par son frère et par ses neveux, fatigué de ce royalisme qui se manifestait par des refus d'impôt, dit que les Vendéens étaient aussi royalistes que les Bordelais, et qu'ils acquittaient cependant les charges publiques. Proclamation aux provinces méridionales pour leur recommander l'acquittement des droits réunis. Si le Roi eût été mieux informé, il aurait su que les Vendéens, à l'égard de l'impôt sur le sel, ne se comportaient pas mieux que les Bordelais à l'égard de l'impôt sur les vins. Pourtant l'argument restait bon pour d'autres que les Vendéens, et le ministre des finances, appuyé par le Roi et ses collègues, obtint la proclamation dont il s'agissait: elle fut publiée avec celle qui était destinée aux provinces envahies.

Le Roi s'adressant dans cette proclamation aux départements vinicoles, leur disait qu'il voudrait comme Henri IV, comme Louis XII, être appelé le Père du peuple, et pouvoir supprimer tous les impôts onéreux; mais que ces impôts, dont on avait déjà fort adouci la forme, étaient indispensables, jusqu'à ce qu'on eût trouvé le moyen de les remplacer, ou de s'en passer; qu'il y avait envers les créanciers (p.~133) de l'État, envers l'armée, des devoirs sacrés qu'on serait dans l'impossibilité de remplir si les finances étaient désorganisées; qu'il fallait d'ailleurs donner l'exemple du respect des lois, si on ne voulait pas tomber dans une affreuse anarchie; qu'il espérait donc que ses sujets des provinces méridionales, qui lui prodiguaient tous les jours les témoignages de leur amour, lui en donneraient une preuve effective, en se soumettant à des nécessités dont on tâcherait d'abréger la durée; qu'il aimait mieux les avertir que les punir, mais que si après avoir averti, sa voix n'était pas écoutée, il serait obligé de sévir, et sévirait en effet, pour empêcher à la fois la désorganisation des finances, le renversement des lois, et la ruine de l'État.

Ces deux proclamations n'étaient sans doute que des paroles, mais très-utiles à faire entendre, surtout par la bouche du chef de la maison de Bourbon. Les généraux ennemis, placés en présence du désaveu de leurs souverains, et de celui des Bourbons dont ils étaient les alliés, exposés de plus à rencontrer la résistance des populations, devaient être moins audacieux dans leurs exactions, et astreints à beaucoup plus de ménagements. Quant aux provinces révoltées contre l'impôt, le langage affectueux du monarque n'était pas capable assurément de les convertir, mais la résolution très-nette exprimée à l'égard de l'exécution des lois, devait prêter aux autorités une force morale qui leur avait manqué jusqu'ici, et hâter le moment où la perception pourrait être rétablie.

Après avoir expédié les affaires d'urgence, on s'occupe de la paix et de la Constitution. Ces affaires d'urgence une fois expédiées, il restait (p.~134) à s'occuper de la paix, à s'occuper de la Constitution, pour procurer à la France un état régulier et définitif, soit par rapport à l'Europe, soit par rapport à elle-même.

M. de Talleyrand est le négociateur principal de la paix. Deux ordres de questions: celles qui concernent spécialement la France, et celles qui concernent l'équilibre européen. Naturellement M. de Talleyrand devait être le principal agent du gouvernement dans l'importante négociation de la paix, et la tâche, même pour lui, n'était pas facile. On s'était beaucoup entretenu de ce sujet dans les conversations de chaque jour, avant d'arriver à des termes précis. Mais il y avait deux espèces de questions à résoudre, celles qui concernaient particulièrement la France, et celles qui concernaient l'Europe tout entière. Ainsi, bien que les principales puissances belligérantes fussent fixées dans leurs désirs, et tacitement déterminées à se donner licence les unes aux autres de prendre ce qui leur conviendrait; bien que l'Angleterre, notamment, eût résolu de s'attribuer la Belgique pour l'adjoindre à la Hollande et créer ainsi une forte monarchie qui nous éloignât de l'embouchure des grands fleuves; bien que l'Autriche, indépendamment de l'Italie, voulût une partie des bords du Rhin pour les céder à la Bavière en échange du Tyrol; bien que la Russie et la Prusse convoitassent la Pologne et la Saxe pour en trafiquer à elles deux, ce qui les décidait toutes quatre à nous ôter la frontière du Rhin, afin de rendre possibles ces divers arrangements, cependant, même en se permettant réciproquement ces spoliations, il restait tant de questions subsidiaires à trancher, et quant à la proportion à mettre dans les partages, et quant aux combinaisons à adopter pour qu'il subsistât une sorte (p.~135) d'équilibre européen, et pour que les petits États ne fussent pas entièrement sacrifiés aux grands, que l'accord n'était pas facile, et qu'il y avait même certitude de ne l'obtenir qu'après de longs et pénibles efforts. Motifs des puissances de remettre à un congrès général et ultérieur toutes les questions qui les concernent, et de décider immédiatement les questions qui regardent la France. On reconnut donc au premier aspect que, sans supposer les lenteurs du congrès de Westphalie (lequel avait duré plusieurs années), il faudrait au moins quelques mois pour concilier tous les intérêts, et ces quelques mois on ne voulait point les passer à Paris. On avait une autre raison de ne pas débattre ces nombreuses questions à Paris même, c'était de ne pas fournir à la France l'occasion de s'en mêler. Quelque envie qu'on eût d'être d'accord, on avait à peu près la certitude de ne pas l'être, de se brouiller par conséquent plus d'une fois avant de parvenir à une entente définitive, et on ne voulait pas donner à la France l'immense avantage d'assister à ces brouilleries. C'eût été, outre un triomphe moral, lui offrir l'occasion facile de reprendre une forte position, en se mettant avec les uns contre les autres, et en se ménageant ainsi de puissantes alliances. Bien qu'on affectât de vouloir la traiter mieux qu'à Châtillon, au fond on ne s'en souciait guère, et sous les Bourbons comme sous Napoléon, on tenait à la réduire strictement à ses anciennes limites, et de plus à l'exclure autant que possible des grands arrangements européens. Sous les Bourbons il y avait l'irritation de moins, mais il y avait de moins aussi la peur qu'inspirait Napoléon, et l'une compensait à peu près l'autre. M. de Metternich, depuis son arrivée, avait repris la principale influence sur les négociations, et grâce (p.~136) à sa profonde et redoutable sagacité, il avait vu qu'il fallait d'abord fixer les rapports avec nous, et qu'ensuite on en aurait moins de peine à régler les rapports des États de l'Europe entre eux.

Cette pensée prévaut, et on décide qu'on traitera tout de suite à Paris de la paix avec la France, et qu'on remettra toutes les questions européennes à un congrès qui doit se tenir à Vienne. Cette fine pensée avait bientôt pénétré l'esprit des cours alliées, et elles avaient décidé qu'elles concluraient à Paris les arrangements avec la France, et réserveraient pour un congrès, tenu dans une des grandes capitales du continent, les arrangements généraux qui devaient constituer le nouvel équilibre européen. Une extrême déférence étant accordée en ce moment à l'Autriche, qui avait assuré le salut universel en s'unissant à la coalition malgré sa répugnance et malgré la voix du sang, on était convenu que le futur congrès se tiendrait à Vienne.

Communiquées aux négociateurs français, les dispositions qui précèdent ne rencontrèrent de leur part aucune opposition. Au premier aspect en effet, elles paraissaient simples, et dépourvues de malice, car ce qui importait avant tout c'était de mettre fin à la guerre, et par conséquent de traiter d'abord avec la France, contre laquelle on avait pris les armes. Rien n'empêchait ensuite de réserver les questions nombreuses que soulèverait le nouvel ordre de choses à établir en Europe, pour une assemblée postérieure, tenue dans un lieu central, après que les divers monarques auraient eu le temps de rentrer chez eux, de mettre ordre à leurs affaires les plus pressantes, et de se rendre ainsi plus libres pour donner aux arrangements définitifs intéressant le monde entier, l'attention qu'ils méritaient. Il eût été difficile d'objecter quelque chose à un plan aussi (p.~137) spécieux, aussi fondé en apparence. Effectivement on n'objecta rien, car de notre côté nous avions hâte de nous faire honneur de la paix, qui devait produire un si heureux contraste entre le gouvernement des Bourbons et celui de Napoléon.

Conditions possibles de la paix avec la France. Ces résolutions furent donc adoptées, et il fut établi qu'on réglerait d'abord et immédiatement ce qui concernait la France. La question des frontières était la première, et sans comparaison la plus grave. On nous avait dit bien souvent qu'on entendait traiter la France sous les Bourbons tout autrement que sous les Bonaparte. On avait mieux fait que de le dire, on l'avait écrit, et on avait rempli de cette promesse une foule de proclamations publiques. On avait promis à M. de Talleyrand un million de sujets au delà des frontières de 1790. Depuis, dans les entretiens dont la convention du 23 avril avait été l'occasion, on avait parlé d'ajouter environ un million de sujets à notre état territorial de 1790, mais d'une manière vague, et sans engagement bien précis. Quant au principe lui-même des frontières de 1790, on ne s'en était jamais départi, ni directement, ni indirectement, et aucun négociateur au monde, si ce n'est Napoléon victorieux, n'aurait, sous ce rapport, obtenu une concession. En effet, pour l'Angleterre la création du royaume des Pays-Bas, pour l'Autriche la restitution du Tyrol et de l'Italie, pour la Russie l'acquisition de la Pologne, pour la Prusse celle de la Saxe, en dépendaient, puisqu'il était impossible de leur procurer ces satisfactions sans tout ce qu'on allait nous ôter à la gauche du Rhin. Il aurait donc été déraisonnable d'essayer de faire changer ce principe. C'eût été dépenser en pure perte une ténacité (p.~138) de caractère qui pouvait être mieux employée ailleurs. En conséquence on se garda de disputer sur un point aussi arrêté, et on porta son effort sur la manière de tracer cette frontière de 1790, dont l'amélioration nous avait été sérieusement annoncée.

Le Conseil royal recommande à M. de Talleyrand de se procurer le million d'augmentation au nord, et non au midi. On avait donné à M. de Talleyrand, en plein conseil royal, certaines instructions. On lui avait recommandé très-particulièrement de chercher à obtenir au nord de la France le million de sujets promis, et de ne point l'accepter au sud-est, c'est-à-dire en Savoie. La maison de Savoie, qui allait être restaurée en même temps que celle de Bourbon, était pour Louis XVIII une maison parente et amie, dont il lui aurait répugné de recueillir les dépouilles. Ajoutons que notre ancienne frontière avait bien plus besoin de se fortifier au nord qu'au midi. On avait en outre prescrit à M. de Talleyrand d'exiger la restitution intégrale de nos colonies, et de ne consentir à aucune contribution de guerre.

D'après ces instructions, nos négociateurs proposent un tracé nouveau et excellent pour la frontière française. L'idée de chercher au nord et non au midi l'augmentation promise, quoique inspirée en partie par des idées de famille, était du reste fort sage. On pouvait effectivement, sans dépasser la limite indiquée d'un million d'âmes, améliorer singulièrement notre frontière, et sans la rendre ni aussi riche en territoire, ni aussi forte à l'égard de nos voisins, que celle du Rhin, la rendre presque aussi défensive. En la portant un peu en avant, et en la faisant passer par les points suivants (voir la carte no 61), Nieuport, Ypres, Courtray, Tournay, Ath, Mons, Namur, Dinant, Givet, Neufchâteau, Arlon, Luxembourg, Sarrelouis, Kaisers-Lautern, Spire, on pouvait nous assurer (p.~139) une frontière non-seulement plus étendue, mais plus solide, puisqu'à la belle ceinture de places fortes que nous possédions déjà, elle aurait joint la ceinture des places fortes belges. À la célèbre forteresse de Luxembourg nous aurions ajouté l'importante position de Kaisers-Lautern dans les Vosges, et la place de Landau sur le Rhin. C'était un certain dédommagement de la ligne du Rhin, et une immense amélioration par rapport à notre état territorial de 1790. Une telle frontière aurait valu à elle seule qu'on livrât plus d'une bataille pour l'obtenir.

Les deux négociateurs qui assistaient M. de Talleyrand pour les détails, MM. de Laforest et d'Osmond, avaient dessiné avec beaucoup d'intelligence ce nouveau tracé sur la carte. Ils le proposèrent dans la première réunion des négociateurs, à laquelle M. de Talleyrand n'assistait point, parce qu'il se réservait pour l'action personnelle à exercer sur les monarques et les ministres alliés, et ils l'appuyèrent au moyen d'un mémoire très-solidement raisonné. Dans ce mémoire ils rappelaient qu'on avait publiquement et itérativement promis de laisser la France grande et forte, qu'on avait formellement parlé de lui accorder un accroissement d'un million de population, et ils soutinrent que si on ne voulait pas détruire tout équilibre, il fallait qu'en présence des agrandissements que s'étaient adjugés à elles-mêmes toutes les puissances de l'Europe depuis le partage de la Pologne, la France ne fût pas seule condamnée à rester ce qu'elle était à la fin du dernier siècle.

À peine les commissaires étrangers eurent-ils entendu cette lecture, et jeté les yeux sur la carte, (p.~140) qu'ils se récrièrent vivement contre nos prétentions, et en parurent surpris comme d'une chose tout à fait inattendue, et qu'ils n'auraient jamais pu prévoir. Étonnement affecté des négociateurs adverses quand on leur soumet le tracé proposé. On ne leur avait parlé, disaient-ils, que des frontières de 1790. Ils ignoraient si, de vive voix, il avait été question d'une augmentation quelconque; quant à eux, ils en entendaient parler pour la première fois, et n'en trouvaient aucune trace dans leurs instructions. Le commissaire anglais seul, entrant un peu dans le fond des choses, fit remarquer qu'on disloquerait ainsi la Belgique, ce qui serait contraire aux engagements pris envers les Belges de ne pas morceler leur territoire, et de ne pas les donner à divers maîtres. Nos négociateurs répondirent que si les Belges, sous la domination de Napoléon, n'avaient pas grand désir d'appartenir à la France, à cause de la conscription et des droits réunis, il en serait autrement sous les Bourbons; qu'aujourd'hui ils étaient totalement changés, et que ceux qui seraient laissés à la France ne songeraient nullement à réclamer; qu'il n'y aurait de réclamations que de la part de ceux qui seraient livrés à la Hollande, assertion devenue rigoureusement vraie depuis que les Belges avaient eu chez eux les troupes allemandes et anglaises, et qu'ils avaient réfléchi à ce que serait leur sort sous une puissance protestante. Nos adversaires ne répliquèrent rien, et ne donnèrent pas même la seule raison qui eût quelque valeur, c'est que la France aurait ainsi, outre la ceinture de ses places fortes, celle des places belges, et que le futur royaume des Pays-Bas se trouverait sans frontières. Ils ne se défendirent (p.~141) que par un immense étonnement, et en disant que nos prétentions étaient si nouvelles, si peu prévues, qu'il leur était impossible de les discuter, personne n'y étant préparé. Évidemment il fallait se séparer pour en référer chacun à ses supérieurs respectifs.

L'augmentation promise est contestée. Les commissaires français firent part à M. de Talleyrand de l'impression produite par leur première proposition, et celui-ci dut alors s'aboucher avec les personnages essentiels, monarques ou ministres, qui décidaient souverainement des affaires européennes. On lui avait bien fait des promesses au moment de la convention du 23 avril, lorsqu'il s'agissait d'obtenir l'évacuation des positions fortifiées les plus importantes, mais des promesses vagues, et si elles étaient contestées, il ne lui restait guère de moyens de réclamer contre un manque de foi, dont l'allégation seule ressemblerait fort à un outrage. De plus, tirant toute sa force contre l'émigration de la faveur des monarques étrangers, M. de Talleyrand n'était pas complétement à l'aise pour leur parler avec la dernière énergie, comme il aurait fallu le faire pour avoir chance d'être écouté.

M. de Talleyrand s'adresse à lord Castlereagh, à M. de Nesselrode, à M. de Metternich. M. de Talleyrand eut diverses entrevues avec lord Castlereagh, M. de Nesselrode, M. de Metternich, les trois personnages qui pouvaient seuls exercer quelque influence dans cette contestation. Lord Castlereagh représentait la puissance à laquelle Louis XVIII avait témoigné le plus de gratitude et de laquelle on aurait dû attendre un peu de retour. Il n'en fut rien. M. de Talleyrand trouva le ministre anglais simple, amical, mais entier comme le sont (p.~142) les Anglais lorsqu'il s'agit de leurs intérêts. L'Angleterre voulait constituer fortement la monarchie des Pays-Bas, et tout au plus croirait-elle atteindre son but en lui adjoignant la Belgique entière, et assurément elle n'aurait pas contribué à l'affaiblir en lui ôtant ses places fortes. Elle avait toujours présent le souvenir du blocus continental, et elle s'appliquait à nous fermer l'accès du littoral. Ajoutez que, sans le dire, elle voulait dédommager aussi la Hollande des colonies qu'elle s'apprêtait à lui prendre, et notamment du cap de Bonne-Espérance. Refus absolu de lord Castlereagh. Lord Castlereagh se montra donc absolu avec des formes polies, et se prononça de manière à ne pas laisser la moindre espérance. Froideur de M. de Nesselrode, provenant évidemment des mécontentements de l'empereur Alexandre. Le recours à M. de Nesselrode, à M. de Metternich, n'en laissait pas beaucoup plus, bien que l'un et l'autre n'eussent aucun intérêt dans cette affaire, car ni la Russie ni l'Autriche n'attachaient de l'importance à borner notre territoire du côté des Pays-Bas. Mais M. de Talleyrand trouva M. de Nesselrode peu zélé, et reflétant assez exactement les dispositions de son maître. La hauteur de Louis XVIII, son peu d'empressement à satisfaire la Russie dans diverses choses qu'elle avait demandées, l'esprit surtout qui semblait animer les Bourbons, avaient singulièrement déplu à l'empereur Alexandre. Ainsi, tandis que Louis XVIII s'était hâté de conférer le cordon bleu au Prince régent d'Angleterre, il n'avait pas même songé à l'offrir à l'empereur de Russie, qui cependant était le principal auteur de la chute de Napoléon et de la restauration des Bourbons. Alexandre aimait avec chaleur M. de Caulaincourt, et lorsqu'il avait cherché, (p.~143) sans sollicitation du reste de ce noble personnage, à appeler sur lui la faveur royale, Louis XVIII avait à peine écouté. Il avait été question d'unir le duc de Berry avec la grande-duchesse Anne, celle qui avait dû être mariée à Napoléon, et la famille restaurée ne paraissait pas mettre à cette union le moindre zèle, bien qu'on en parlât de temps en temps. Aussi Alexandre était-il devenu froid, et disait-il volontiers à ses alliés qu'il n'était pas bien assuré qu'on eût pris, en rappelant les Bourbons, le parti le meilleur pour la France et pour l'Europe.

Embarras de l'Autriche, toute dévouée à l'Angleterre, et refus qu'elle fait de nous aider. Il n'y avait donc que froideur à attendre du côté des Russes, et c'est effectivement ce qu'on rencontra chez eux. Du côté des Autrichiens nous aurions pu espérer mieux. Si en effet dans la nouvelle cour de France on aimait à dire qu'Alexandre, avec tout son esprit, n'avait pas le sens commun, qu'il était même beaucoup trop prodigue de ses conseils, on se louait au contraire de la sagesse et de la réserve de l'empereur d'Autriche, lequel n'était ni libéral, ni pressé de conseiller les gens qui ne s'adressaient pas à lui, et approuvait fort qu'on ne donnât aux Français que le moins de liberté possible. Aussi, depuis quelque temps, Louis XVIII s'entendait-il mieux avec le beau-père de Napoléon qu'avec aucun des monarques alliés. M. de Metternich se montra doux, amical, très-bien disposé pour les Bourbons qu'il fallait, disait-il, se garder de dépopulariser. Néanmoins il parut extrêmement embarrassé. L'Autriche s'était de nouveau et intimement unie à l'Angleterre son ancienne et constante amie, surtout depuis que la (p.~144) Russie avait acquis tant de prépondérance. Elle était en tout d'accord avec elle, et en attendait pour les affaires d'Italie un concours sans réserve. Or l'Angleterre ayant annoncé la volonté formelle de nous ramener aux frontières de 1790, elle ne pouvait avoir sur ce point un avis différent. M. de Metternich laissa bien voir que son maître n'avait aucune raison personnelle de nous refuser une extension territoriale vers la Belgique, ou vers les provinces rhénanes, mais il laissa voir aussi que la volonté de l'Angleterre serait de tout point celle de l'Autriche. Il ne nia pas absolument le million d'augmentation promis, mais il dit que c'était là une manière de parler, que le million pouvait ne signifier que cinq cent mille âmes; qu'il fallait y faire figurer les enclaves, comme Avignon et la principauté de Montbéliard, ajoutés au territoire de 1790; qu'on pouvait sans doute prendre quelque chose au nord, mais qu'on devait surtout s'étendre vers la Savoie, et que lorsqu'on aurait ramassé çà et là cinq cent mille âmes de plus, rien n'empêcherait de dire que c'était un million; que ce n'était pas pour les puissances une affaire d'amour-propre, qu'elles ne démentiraient pas le gouvernement français, si, pour populariser les Bourbons, il annonçait publiquement qu'il avait acquis un million de sujets au delà des frontières de 1790.

Il était évident que nous allions nous trouver sans appui, car la Prusse ne se mêlerait pas de cette question, ou s'en mêlerait contre nous. Elle se préparait à soulever des questions d'argent, auxquelles elle était particulièrement sensible, et elle ne voulait (p.~145) refroidir, en les contrariant, aucun de ses alliés. Il n'y avait donc, pour le moment du moins, rien à espérer de nos vainqueurs.

M. de Talleyrand a recours au Conseil royal pour lui faire connaître la situation. Il ne restait qu'à en référer au Conseil du Roi pour lui faire connaître cette situation, et prendre ses ordres. Déjà, depuis quelque temps, un déchaînement universel, et, il faut le reconnaître, injuste, s'était produit contre la convention du 23 avril, par laquelle nous avions abandonné la plupart des grandes places européennes. On s'en prend de tout le mal à la convention du 23 avril. À la vérité nous nous étions trompés, et en voulant faire cesser un peu plus tôt les maux de la guerre, nous n'avions pas abrégé d'un jour les souffrances des provinces occupées. Injustice à l'égard de cette convention. Mais l'intention avait été loyale, et de plus partagée par tout le monde, et on n'en tenait pas plus compte dans le public impartial que dans le public prévenu et mécontent. Mais ce qui est plus étrange, ces sentiments avaient envahi le Conseil lui-même, et lorsque M. de Talleyrand exposa l'espèce de manque de foi dont il avait à se plaindre, presque tous les assistants semblèrent s'en prendre à la convention du 23 avril, qui nous avait démunis de tous nos gages, comme si on n'avait pas été universellement d'avis alors de la conclure. Le duc de Berry, avec son impétuosité accoutumée, s'écria, sans songer qu'il accusait son propre père, qu'on recueillait là le prix de la faute qu'on avait commise, en signant si précipitamment ce funeste armistice. Le Roi regarda malicieusement son frère et son neveu, et parut approuver les paroles de ce dernier. Le comte d'Artois, vivement affecté, dit qu'on parlait bien à l'aise aujourd'hui de cette convention, (p.~146) que, dans les premiers instants, le gouvernement avait fait comme il avait pu, et que ceux qui le blâmaient n'auraient probablement pas mieux fait à sa place. Ce prince aurait pu ajouter que l'idée de hâter l'évacuation du territoire dominait alors tellement les esprits, qu'il ne s'était pas élevé une seule objection le jour de la signature de cette convention, ni dans le Conseil ni ailleurs. Il se contenta de témoigner une vive affliction, l'affliction d'un excellent homme qui reçoit le mal sans le rendre, et il resta établi qu'on avait tout perdu en signant trop tôt, et sans compensation, la convention du 23 avril. M. de Talleyrand, qui en était l'auteur, ne répondit aux attaques dont elle était l'objet que par un silence froid et dédaigneux.

Faute de ne pas appeler au futur congrès de Vienne du manque de parole commis envers nous. Pourtant ceux qui critiquaient la convention du 23 avril allaient commettre une faute à peu près semblable, c'est-à-dire une faute de précipitation. Dès qu'on ne pouvait rien obtenir de ce qui avait été promis, il ne restait qu'un recours possible, c'était de s'adresser au congrès lui-même, qui devait sous quelques mois résoudre à Vienne les grandes questions européennes. L'armistice suffisait pour le présent, car il traçait une frontière temporaire, celle de 1790; il exigeait que chacun se retirât sans combattre à cette frontière; il nous rendait 300 mille hommes qu'on pouvait tenir prêts, et si les puissances étaient pressées de trancher les questions qui nous concernaient, elles n'avaient aucune raison à alléguer pour tout décider à notre égard, en ne décidant rien à l'égard d'elles-mêmes. Nous, au contraire, nous avions une raison sans réplique à (p.~147) faire valoir, c'est que les sacrifices exigés de la France auraient une portée toute différente suivant l'usage qu'on ferait des territoires abandonnés par elle; c'est qu'en ce genre tout se réduisant à des questions d'équilibre, il fallait, avant d'accepter la situation qu'on lui destinait, qu'elle connût celle qu'on destinait aux autres. On n'avait rien à opposer à un tel argument, et la France avait un immense avantage à se présenter à Vienne sans que son sort fût fixé, car au milieu des divisions qui allaient inévitablement se produire entre ses oppresseurs, elle devait trouver des alliés qui l'aideraient à obtenir mieux qu'on ne lui offrait. Ce même motif, il est vrai, devait porter les puissances à vouloir régler tout de suite ce qui la concernait; mais le motif était difficile à avouer, et avec de la fermeté on aurait probablement obtenu que tout fût ajourné à Vienne. En tout cas il suffisait que la France ne voulût pas signer, pour qu'on fût dans l'impossibilité de la contraindre.

Aucun membre du Conseil royal, excepté le général Dessoles, ne songe à la ressource d'un appel au congrès de Vienne. Un seul homme dans le Conseil royal comprit bien la conduite qu'il aurait fallu tenir en cette circonstance, et cet homme fut le général Dessoles.—Pourquoi, dit-il, conclure aujourd'hui? Nous ne serons pas plus faibles à Vienne, parce que nous y arriverons sans un acte qui fixe irrévocablement notre sort. On ne sera pas d'accord certainement sur la part que chacun voudra se faire, on aura besoin de nous, et nous trouverons alors des alliés. Il y a donc quelques chances pour qu'on nous traite mieux, et il n'y en a pas une seule pour qu'on nous traite plus mal.—Cette remarque pleine de sagacité ne fut (p.~148) saisie de personne, parce que lorsqu'une préoccupation exclusive domine les esprits, elle les obstrue au point de n'y pas laisser pénétrer les idées les plus simples. Conclure la paix, la publier, en faire jouir le pays, s'en faire honneur, était la passion du moment, comme un mois auparavant régnait celle d'obtenir l'évacuation du territoire. Et pourtant, s'il restait un moyen de réparer la faute de précipitation du 23 avril, c'était une sage lenteur dans la conjoncture actuelle, et le courage de remettre à six mois une conclusion qu'on désirait amener à l'instant même. On renonce à la ligne qui nous aurait procuré les places belges. On ordonna donc à M. de Talleyrand de subir la nécessité, et de se départir du plan de délimitation imaginé par nos commissaires. Une fois la ligne en avant des places belges abandonnée, la question de frontière perdait presque toute son importance. Il ne s'agissait plus que de quelques rectifications, qui pouvaient procurer à notre frontière un tracé un peu plus régulier, et nous donner quelques cent mille sujets d'augmentation, avec une ou deux places fortes de troisième ordre, mais rien qui eût la valeur de Mons, de Namur, de Luxembourg.

Quelques rectifications de frontières accordées du côté de Maubeuge, de Landau, de Chambéry. Après plusieurs jours de discussion, on nous concéda ces rectifications de peu d'importance, qui cependant n'étaient pas à dédaigner. Entre Maubeuge et Givet notre frontière de 1790 formait un rentrant, qui laissait Givet tout à fait en pointe. (Voir la carte no 61.) De ce point de Maubeuge à celui de Givet on traça une ligne légèrement convexe qui supprimait le rentrant, et nous donnait deux places de plus, Philippeville et Marienbourg. En laissant (p.~149) Luxembourg en dehors, on alla joindre la Sarre de manière à nous conserver Sarrelouis. Enfin, sans atteindre le point important de Kaisers-Lautern, on prit un moyen terme entre la ligne que nous demandions, et celle de 1790, et on adopta le cours de la Queich, ce qui nous procurait une rectification de quelque valeur, car Landau, au lieu de rester isolé comme jadis au milieu du territoire allemand, se trouvait parfaitement relié à notre territoire.

Avec ces augmentations, avec les enclaves de Montbéliard et d'Avignon, qu'on ne voulait rendre ni à l'Empire germanique, ni à Rome, nous n'avions pas encore la moitié de ce million d'augmentation, dont il nous était permis de parler, à condition d'y renoncer. On chercha le complément à l'est et au midi, c'est-à-dire en Suisse et en Savoie. On nous donna quelques parties du pays de Gex autour de Genève, puis traçant une limite qui coupait la Savoie en deux, on nous attribua Chambéry et Annecy. Cette frontière valait beaucoup moins que celle qu'avaient demandée nos commissaires, et qu'on aurait pu nous accorder en dédommagement de tout ce que nous avions perdu; mais telle quelle, après tout, elle valait un peu mieux que celle de 1790, à laquelle nous avons été ramenés depuis, en punition des événements de 1815. Ces difficultés ayant disparu grâce à notre résignation, il en pouvait naître d'autres au sujet des arrangements généraux européens, auxquels on avait voulu nous laisser étrangers par le traité de Châtillon, mais desquels on ne pouvait plus avoir la prétention de nous exclure depuis le rétablissement des Bourbons. (p.~150) Certains principes généraux vaguement énoncés, relativement au futur équilibre européen. Sans doute on ne le désirait pas moins, mais on n'aurait plus osé l'avouer. On imagina donc quelques expressions générales, qui constituaient des garanties fort vagues relativement au futur équilibre européen. Ces expressions étaient les suivantes:

Les États de l'Allemagne seront indépendants et unis par un lien fédératif.

La Hollande, placée sous la souveraineté de la maison d'Orange, recevra une augmentation de territoire. Elle ne pourra jamais passer sous la souveraineté d'un prince étranger.

La Suisse indépendante continuera de se gouverner elle-même.

L'Italie, hors des limites des pays qui reviendront à l'Autriche, sera composée d'États souverains.

Les principaux partages de territoire entre les vainqueurs consignés dans des articles secrets. Mais dans ces arrangements européens, énoncés d'une manière si sommaire, il y avait une chose qu'on se serait gardé de faire connaître tout de suite au public, c'étaient les proportions dans lesquelles les territoires enlevés à la France seraient distribués aux principaux copartageants. On nous laissa le triste honneur de recevoir cette confidence, mais dans des articles secrets, bien plus destinés à nous lier qu'à consacrer notre influence. Voici quels étaient ces articles.

«La Hollande recevra les pays cédés par la France entre la mer, la frontière française de 1790, et la Meuse.»

«Les pays cédés par la France sur la rive gauche du Rhin serviront à des compensations entre les États allemands.»

(p.~151) «Les possessions autrichiennes en Italie seront limitées par le Pô, le Tessin, le lac Majeur.»

«Le roi de Sardaigne sera dédommagé de la portion de la Savoie cédée à la France par le territoire de l'ancienne république de Gênes.»

Ainsi, d'après ces bases, la Belgique tout entière devait revenir à la Hollande; la Bavière devait recevoir une partie des anciens électorats ecclésiastiques, en échange du Tyrol restitué à l'Autriche; l'Autriche devait acquérir, outre ses anciens États, tout le territoire de la république de Venise; enfin le royaume de Sardaigne devait absorber Gênes, et la liste des États indépendants allait ainsi se trouver considérablement diminuée. Il n'était pas dit un mot de la Saxe ni de la Pologne, car c'était un sujet auquel personne encore n'osait toucher, tant on prévoyait d'avidité d'un côté, de résistance de l'autre.

Questions relatives aux colonies. Restait à s'entendre sur les colonies. Là il semblait que nous obtiendrions le dédommagement de nos sacrifices sur le continent européen, et que si nous ne recevions pas d'agrandissement, nous n'essuierions pas au moins de diminution. La restitution de nos colonies devait, pour ainsi dire, couler de source. Mais nous n'étions pas au terme de nos sacrifices, et, comme le dit l'un de nos négociateurs, M. de Laforest, on nous versait l'absinthe goutte à goutte.

On parla d'abord de la Martinique, de la Guadeloupe (celle-ci allait être retirée à la Suède pour nous être rendue); on parla également de Bourbon dans la mer des Indes, on en parla avec aisance et (p.~152) comme de possessions dont la restitution n'était pas douteuse. Pourtant on ne disait rien de l'île de France, cette Malte de l'océan Indien. Qu'en voulait-on faire? On nous le laissait ignorer. Enfin on s'expliqua. L'Angleterre veut nous enlever l'île de France. La puissance qui avait pris le cap de Bonne-Espérance à son alliée la Hollande, qui, par un vrai manque de foi, avait pris Malte à l'Europe, déclara qu'outre le Cap et Malte, il lui fallait l'île de France, parce que c'était la route des Indes. On voulait bien nous laisser l'île Bourbon, qui était tout ouverte, mais l'île de France, la grande forteresse de ces mers, on entendait la garder absolument. Qu'opposer à une telle prétention, quand nous n'avions pas un seul allié, quand le seul que nous aurions pu nous ménager, l'empereur de Russie, nous l'avions blessé, mécontenté dans les grandes et les petites choses? Renoncer à traiter actuellement, renvoyer avec indignation ces nombreux dénis de justice à l'Europe assemblée à Vienne, à l'Europe mieux éclairée par l'examen approfondi de toutes les questions, et surtout par le débordement effronté de toutes les ambitions, eût été la seule ressource. Malheureusement on n'y songeait même pas.

On fit part de ces nouvelles exigences au Conseil royal, et la consternation y fut générale. On sentit alors ce que c'était que de dépendre de l'étranger, et de sa générosité. Les Anglais avaient exprimé aussi l'intention de nous enlever quelques-unes de nos Antilles, comme Sainte-Lucie et Tabago, ce qui était peu de chose en comparaison de l'île de France. Résistance de Louis XVIII. Louis XVIII ne pouvant pas prévoir alors ce que le développement du commerce apporterait de valeur (p.~153) à l'île Bourbon, dit avec une apparence de raison: Mais que veut-on que nous fassions de Bourbon sans l'île de France? C'est comme si on nous donnait une place sans la citadelle qui la commande. Qu'on prenne Bourbon avec l'île de France, si on le veut, et qu'on nous laisse tout ce qui nous appartient dans les Antilles.—Ces réflexions avaient un certain degré de justesse, mais à qui les adresser, à qui surtout les faire entendre? Il n'y avait qu'à se soumettre, ou à se livrer aux inspirations du désespoir.

Obstination de lord Castlereagh. Nous eûmes recours aux communications particulières avec le personnage qui disposait de tout dans les affaires maritimes, et de presque tout dans les affaires continentales, avec lord Castlereagh. M. de Talleyrand le trouva calme, et même doux, mais absolu, inébranlable comme un roc. Il n'en obtint rien. M. de Vitrolles, moins réservé, eut un entretien orageux avec ce ministre, et ne provoqua de sa part qu'un aveu presque cynique de l'ambition britannique.— Obligation de céder l'île de France. Toute position sur la route de l'Inde doit nous appartenir, dit lord Castlereagh, et nous appartiendra.—M. de Vitrolles rappela les belles déclarations qu'on avait faites en traversant le Rhin, et plus récemment encore en franchissant les murs de Paris, déclarations qui promettaient de respecter la France et sa grandeur, de lui ôter uniquement ce qu'elle avait pris aux autres, et ce qui, dans ses mains, menaçait la sûreté générale. Lord Castlereagh eut l'air de penser que les puissances remplissaient leurs promesses en ne traitant pas la France comme on avait traité jadis la Pologne.

Il fallait se soumettre encore, car il n'y avait pas (p.~154) moyen de résister à ces ambitions déchaînées, et toutes liguées contre nous. Il n'y aurait eu qu'une réflexion à faire à l'aspect de tels actes, réflexion dont nos oppresseurs ne tenaient aucun compte, c'est qu'on rendait, en agissant ainsi, Napoléon beaucoup moins coupable aux yeux du monde, et les Bourbons moins populaires aux yeux de la France.

Grave question des contributions de guerre. La Prusse demande une contribution énorme. Il ne restait à résoudre qu'une question, question grave aussi, mais surtout humiliante si elle était résolue contre nous, celle des contributions de guerre. Une seule des puissances belligérantes avait à cet égard des prétentions, c'était la Prusse, ce qui nous laissait quelques chances de nous soustraire à son avidité. Toutes les puissances de l'Europe avaient reçu depuis vingt ans la visite de nos armées, et subi les inconvénients attachés à la présence de l'ennemi, mais la Prusse, il faut l'avouer, plus que les autres. Elle entendait être dédommagée non seulement des contributions que Napoléon lui avait imposées, mais des effets de notre présence sur son territoire pendant la campagne de 1812. Elle demandait donc, outre la restitution des titres représentatifs des contributions de guerre non acquittées, et s'élevant à 140 millions déposés dans le domaine extraordinaire, une indemnité de 132 millions, ce qui n'excluait pas ce qu'elle réclamait pour sa part dans la vente de nos arsenaux et de nos magasins. Certes la Prusse avait beaucoup souffert pendant nos longues guerres, mais si on se rappelle qu'en 1792 elle avait pris l'initiative de l'agression, uniquement pour se mêler de nos affaires intérieures, qu'en 1806 elle s'était livrée à des passions folles (p.~155) contre la France, et que tout récemment pendant l'invasion la conduite de ses soldats avait été odieuse, on conviendra que les torts entre elle et la France étaient fort partagés. Aussi devions-nous être moins disposés à céder à ses exigences qu'à celles d'aucune autre puissance. Son roi, honnête mais avare, tenait aux demandes d'argent qu'il avait faites, comme l'Autriche aux provinces italiennes, comme l'Angleterre aux provinces maritimes. On nous présenta donc son compte avec invitation de l'examiner, et sinon avec sommation de l'acquitter, du moins avec un langage qui en approchait.

Refus péremptoire de M. de Talleyrand. M. de Talleyrand repoussa péremptoirement ces demandes, et déclara qu'on ne voulait ni ne pouvait y souscrire. Il en référa immédiatement au Conseil royal. Pour le coup personne n'y tint, et on ressentit enfin le mouvement de désespoir auquel plus d'une fois on avait été près de se livrer. Louis XVIII et ses neveux déclarent qu'ils préfèrent la guerre. Le Roi manifesta une indignation que tout le monde partagea, et dit qu'il aimait mieux dépenser trois cents millions à faire la guerre à la Prusse, que d'en dépenser cent à la satisfaire. Il ajouta qu'il savait combien la France attachait de prix à la paix, que ce désir de la paix était entré pour beaucoup dans l'accueil fait à sa famille; mais qu'elle ne voudrait certainement pas endurer l'excès d'humiliation qu'on prétendait lui infliger; qu'elle ne lui saurait donc pas mauvais gré de résister aux étrangers qui abusaient ainsi de la faculté avec laquelle on les avait reçus, et que pour lui, loin de se croire ingrat envers les cabinets européens, c'est eux qu'il croyait ingrats envers lui, car ils avaient eu autant besoin des Bourbons pour (p.~156) pénétrer en France, que les Bourbons avaient eu besoin d'eux pour y revenir. En conséquence il déclara qu'il refuserait tout net la nouvelle charge qu'on voulait imposer à ses sujets.

Le Conseil tout entier applaudit à cette résolution, en déplorant de nouveau la malheureuse convention du 23 avril. Le duc de Berry s'écria qu'on allait avoir avec les garnisons et les prisonniers rentrés 300 mille hommes, qu'il fallait se mettre à leur tête, se jeter sur les coalisés qui n'étaient que 200 mille, et que sa famille serait à jamais rétablie dans le cœur des Français, après cet acte de patriotique désespoir. M. de Talleyrand ne dit pas non, et se contenta d'ajouter que ces 300 mille hommes, avec lesquels on voulait se ruer sur les coalisés, on les devait à la convention du 23 avril si amèrement attaquée.

M. de Talleyrand trouve appui auprès de l'Angleterre, de l'Autriche, de la Russie, et la contribution de guerre est écartée. M. de Talleyrand, tout en repoussant nettement les exigences de la Prusse, sentait néanmoins que le moyen des 300 mille Français jetés sur les 200 mille étrangers, était bien grave, le général qui savait si bien se servir des Français étant à l'île d'Elbe, et il songea à faire parler la raison. Il vit lord Castlereagh, l'empereur de Russie, M. de Metternich. Il leur dit que le Roi et les Princes étaient résolus à faire échouer le traité de paix sur cette question, quoi qu'il pût en arriver; que c'était d'ailleurs pour une misérable affaire d'argent compromettre non-seulement le grand œuvre de la restauration de la paix, mais celui de la restauration de l'ordre en Europe, car il n'y avait pas un souverain qui ne fût fortement intéressé à la sûreté de Louis XVIII sur son trône; qu'humilier ainsi les (p.~157) Bourbons, les dépopulariser, c'était aller contre le but qu'on se proposait d'atteindre, et que sacrifier de si hauts intérêts à l'avarice de la Prusse n'était ni sensé, ni digne, ni honorable. Lord Castlereagh, toujours raisonnable quand il ne s'agissait plus du royaume des Pays-Bas, du cap de Bonne-Espérance, ou de l'île de France, M. de Metternich, toujours prêt à juger sans illusion flatteuse la conduite de la Prusse, donnèrent raison à M. de Talleyrand. L'empereur Alexandre, dont la délicatesse rougissait de l'avarice de son ami Frédéric-Guillaume, fut du même sentiment, et tous ensemble ils forcèrent le roi de Prusse à céder. L'esprit d'économie était chez ce roi une vertu qui finissait par dégénérer en vice, et il était capable de manquer de sagesse, pour satisfaire un penchant qui chez lui avait la sagesse seule pour origine.

Liquidation modérée relativement à la vente des magasins de l'État. La contribution particulière à la Prusse fut donc écartée. Restait la contribution commune, fondée sur le droit de conquête appliqué aux arsenaux, aux magasins et à certaines propriétés de l'État. D'après la convention du 23 avril les armées étrangères devaient, le jour même de la signature de cette convention, se dessaisir de l'administration des provinces occupées, ne plus lever de contributions, ne plus détenir enfin aucune de nos propriétés publiques. Mais elles prétendaient que pour effets militaires, pour magasins conquis, pour contributions arriérées, pour coupes de bois qu'elles avaient ordonnées dans les forêts de l'État, il leur était dû une somme qu'elles ne rougissaient pas d'évaluer à 182 millions. La Prusse avait dans cette (p.~158) somme la part la plus considérable, et l'Angleterre aucune, car cette dernière puissance, si elle avait été âpre en fait de territoire, était d'une facilité remarquable en fait d'argent. Par exemple, les troupes du duc de Wellington se comportaient dans le Midi avec une discipline parfaite, et un respect absolu des propriétés particulières et publiques. On voyait bien qu'avec les Anglais on avait affaire à une grande nation, ambitieuse mais point avare.

Sur cette autre contribution de guerre mal dissimulée, le Conseil du Roi se montra également absolu. Lord Castlereagh et M. de Nelsserode donnèrent appui à M. de Talleyrand; deux commissaires français, le général Dulauloy et le baron Marchand, chargés de cette liquidation, défendirent énergiquement les intérêts français, et on finit par s'arrêter à une somme de 25 millions, qui d'après les principes du droit de la guerre étaient à peu près dus.

Partage des flottes construites dans les ports étrangers. On avait ajourné à la négociation de la paix définitive le partage du matériel naval contenu dans les ports cédés par la France. Il est certain que tout ce matériel consistant en 26 vaisseaux de ligne à flot et 20 sur chantiers, en un nombre considérable de moindres bâtiments, et en grands approvisionnements, répartis dans les ports de Hambourg, Brême, Amsterdam, Rotterdam, Anvers, Flessingue, Ostende, Gênes, Livourne, Corfou, Venise, que tout ce matériel avait été créé avec l'argent de la France, que les lieux de construction n'avaient fourni que les bras et les matériaux qu'on leur avait payés très-exactement, ce qui avait été pour eux un avantage et non pas une charge, puisqu'on avait (p.~159) occupé la population, et ouvert un débouché aux produits du pays. Il n'y avait en dehors de cette catégorie que la flotte hollandaise, construite avant la réunion à l'Empire, et qui devait revenir de droit à la monarchie des Pays-Bas. Il fut donc stipulé que cette flotte serait rendue purement et simplement, mais que pour les 46 vaisseaux et autres bâtiments de rang inférieur répandus dans les ports précités, deux tiers appartiendraient à la France, et un tiers aux diverses localités maritimes qui les contenaient. Cette décision n'était pas complétement juste, mais la perte était peu regrettable, la France ayant déjà dans ses propres ports beaucoup plus de matériel naval qu'elle ne pouvait en employer.

Conservation des musées formés avec les chefs-d'œuvre conquis par nos armées. Une dernière question restait à régler, celle de nos musées. Il n'en fut point parlé, et avec intention. Les souverains s'étaient habitués à les visiter journellement, à les admirer tels que Napoléon les avait formés, c'est-à-dire avec les richesses de L'Europe civilisée, et ils se faisaient presque un devoir de respecter des collections où ils avaient été reçus avec beaucoup d'empressement, et où ils avaient témoigné une vive admiration. De plus il s'agissait particulièrement en ceci de l'Italie méridionale et de l'Espagne qui n'inspiraient qu'un médiocre intérêt aux puissances représentées à Paris, et de l'orgueil français qu'on tenait fort à ménager. On nous laissa donc les chefs-d'œuvre conquis par nos armées, on nous les laissa par prétérition, pour ainsi dire, en s'abstenant d'en parler. Mais dans les entretiens particuliers on ne manqua pas d'insister sur la concession importante qu'on nous faisait, et elle (p.~160) était effectivement d'un intérêt moral considérable.

Le traité de paix signé le 30 mai. Ce travail fut terminé le 30 mai, qualifié traité de Paris, et renfermé dans des instruments, identiques mais séparés, signés avec l'Angleterre, la Russie, l'Autriche, la Prusse, lesquelles s'engagèrent pour toute l'Europe. On joignit à ces signataires la Suède, à cause de la Guadeloupe qu'elle avait un moment possédée, le Portugal, à cause des portions de la Guyane qu'on nous restituait. La paix avec l'Espagne dut se traiter à part, cette puissance n'ayant aucun représentant à Paris, ce qui s'expliquait par la situation de Ferdinand VII qui n'avait pas encore fait son entrée à Madrid. Du reste la paix avec l'Espagne était, grâce aux Pyrénées, la plus facile de toutes à conclure.

Caractères essentiels de ce traité. Bien qu'on dût regretter l'excellente frontière que nous aurions pu avoir du côté des Pays-Bas en dédommagement de celle du Rhin, et qu'on aurait probablement obtenue, soit en ne se pressant pas de souscrire l'armistice du 23 avril, soit en renvoyant à Vienne la conclusion de la paix définitive, ce traité, dit de Paris, n'était pas aussi malheureux qu'on l'avait craint d'abord. Nous étions exempts de contribution de guerre, nous conservions les immenses richesses en objets d'art acquises au prix de notre sang, nous gagnions sur l'état de 1790 Philippeville et Marienbourg vers les Pays-Bas, le reliement de Landau à notre territoire vers le Rhin, enfin une moitié de la Savoie vers les Alpes. L'île de France était la seule perte grave, et dans les ports cette perte ne pouvait manquer d'être profondément sentie. Le traité de Paris ne devenait douloureux (p.~161) qu'en le comparant à ceux de Campo-Formio et de Lunéville, qui, sans être menaçants pour la sûreté de l'Europe, semblaient nous avoir acquis à jamais nos frontières géographiques, et en songeant que cette acquisition aurait pu, sans les fautes de l'Empire, devenir définitive, la douleur des Français devait être universelle et profonde. On verra tout à l'heure quelle impression le traité du 30 mai produisit sur les esprits.

Travail de la Constitution. On se proposait de publier les conditions de la paix en même temps que la Constitution elle-même, à laquelle on n'avait cessé de travailler pendant le cours des négociations. Les monarques alliés, pressés de retourner dans leurs États, tenaient à voir toutes les affaires de la France terminées à la fois, et insistaient pour que Louis XVIII acquittât les promesses de Saint-Ouen, dont ils se considéraient comme responsables à un certain degré, particulièrement envers les hommes qui s'étaient livrés à eux dans l'espérance d'être garantis contre les passions des émigrés. On travaillait donc à cette Constitution avec beaucoup d'activité, et même avec un esprit libéral, ce qui de la part de Louis XVIII était vraiment méritoire, surtout si on se reporte aux opinions du parti royaliste à cette époque.

Idées du parti royaliste à l'égard de la Constitution future. L'esprit ne manquait pas à ce parti plus qu'aux autres, mais l'étude, et les lumières naissant de l'étude, lui manquaient absolument. Il fallait descendre dans les derniers rangs du parti révolutionnaire pour trouver des préjugés aussi étroits, et aussi opiniâtres. Dans la vieille noblesse militaire, on ne rencontrait qu'une haine aveugle de tout ce (p.~162) qui s'était fait depuis trente années en France, et la conviction qu'il fallait tout ramener par la force à l'ancien régime. Dans la noblesse parlementaire, plus instruite mais pas beaucoup plus éclairée, on ne comprenait qu'une constitution, celle des anciens parlements, contredisant quelquefois les rois et ne les arrêtant jamais. Chez les esprits distingués du parti royaliste, que le malheur et l'inaction avaient portés à l'étude, l'amour du passé, l'aversion du présent s'étaient systématisés, et il s'était formé des théories singulières, sous l'influence de M. de Bonald, écrivain excellent mais paradoxal, ayant le mérite assez rare de rendre en un style sain des idées fausses. Ces théories, réaction inévitable et méritée contre les exagérations de la révolution française, consistaient surtout dans un mépris profond pour les constitutions écrites, qu'elles considéraient comme l'une des vanités les plus impertinentes de l'esprit moderne. Mépris des constitutions écrites. Il est certain qu'à voir le sort des nombreuses constitutions qu'on a mises par écrit depuis soixante-dix années, on ne peut s'empêcher d'éprouver à leur égard le sentiment que manifestaient alors les royalistes. Pourtant ce sentiment, poussé au delà d'une certaine mesure, avait bien aussi sa vanité et son impertinence. Ainsi les disciples de M. de Bonald prétendaient que les constitutions ne s'écrivaient pas, que, filles du temps et non des hommes, elles se formaient peu à peu, comme les grandes œuvres de la nature, et se composaient quelquefois de lois écrites, mais plus souvent d'usages, de traditions, d'habitudes, et que tout cet ensemble constituant la manière d'être d'une (p.~163) nation, était sa vraie constitution, la seule qui ne passât point comme un rêve. Chimère de l'ancienne Constitution française. Partant de ce point, ils soutenaient que l'ancienne France avait sa constitution, laquelle avait duré des siècles, tandis que les constitutions imaginées depuis 1789 s'étaient succédé comme les flots d'une mer en furie. Leur embarras était extrême quand on leur demandait de définir cette constitution, consistant dans une royauté sans limites, contrariée quelquefois par les parlements dont elle se délivrait par des lits de justice ou par la Bastille, convoquant une fois par siècle les États généraux qu'elle était obligée de congédier aussitôt après les avoir réunis, et pouvant si peu se servir de ces institutions quand elle avait à surmonter des difficultés politiques ou financières, que c'était pour avoir voulu en user en 1789 qu'elle en était arrivée aux bouleversements qu'on déplorait. Et effectivement cette constitution tant vantée, mise en œuvre en 1787 par la convocation des notables, en 1789 par celle des États généraux, avait donné, quoi? la révolution française.

C'était donc une assez singulière prétention que celle d'invoquer une constitution qui avait abouti à de tels résultats. Mais la confusion de ses admirateurs eût été bien grande, si on leur avait proposé d'y recourir de nouveau. Où étaient la noblesse, le clergé, les parlements, le tiers état, la nation de 1789? Au lieu d'une noblesse riche, jouissant de nombreux priviléges, et ayant l'armée dans ses mains, une noblesse dispersée, à moitié ruinée, destinée à ne redevenir riche que par les conséquences de la révolution française, étrangère à l'armée, (p.~164) ne l'aimant pas, n'en étant point aimée (nous parlons de 1814), n'ayant plus en un mot aucune influence; au lieu d'un clergé propriétaire, noble, éloquent, habile, et tellement distingué alors qu'il donnait les ministres les plus éminents, un clergé exproprié, fonctionnaire, sorti de toutes les classes de la société, et entièrement dépendant du pouvoir; au lieu d'une magistrature opulente, héréditaire, jugeant comme la noblesse combattait, par privilége, et jugeant bien, une magistrature sortie presque tout entière de la bourgeoisie, de fortune médiocre, nommée comme les autres fonctionnaires par le pouvoir exécutif, intègre mais incapable d'opposer d'autre résistance que celle d'une rigoureuse observation des lois civiles; et enfin au-dessous de tout cela, une nation entièrement transformée, arrivée à une sorte d'unité absolue, n'admettant plus ni distinctions de classes, ni priviléges, ayant le même esprit, les mêmes mœurs, les mêmes ambitions, telle était la France en 1814, et les systématiques du royalisme eussent été cruellement embarrassés, si, les prenant au mot, on les avait chargés de refaire l'ancienne constitution. Ils eussent été aussi embarrassés qu'un architecte ayant toute liberté quant à ses plans, mais condamné à faire usage de matériaux qu'on ne trouverait plus nulle part.

Aussi toutes ces théories n'étaient-elles au fond que des satires de la révolution française, satires souvent justes, éloquentes même, quand elles s'adressaient à ses excès, mais vaines comme la plainte ou le regret de ce qui n'est plus, quand elles tendaient au rétablissement d'un passé qu'aucune (p.~165) puissance au monde n'aurait pu tirer du néant.

Lorsqu'il fallait conclure, tout le monde en arrivait à peu près au même résultat. Parmi ces adversaires des constitutions écrites, ceux qui étaient les moins dépourvus d'esprit pratique, quand on les sommait de conclure, et de mettre la main à l'œuvre, en arrivaient comme tout le monde à la royauté, éclairée, contenue, fortement influencée par les Chambres, qu'on appelle la royauté anglaise, à cause de l'antériorité de l'Angleterre dans l'emploi de cette forme de gouvernement. Seulement ils auraient voulu qu'on ramassât dans les immenses décombres du vieil édifice, un certain nombre d'anciens matériaux, plus ou moins reconnaissables, pour les faire figurer dans l'édifice nouveau. Ainsi ils auraient désiré que, reconstituant l'ancienne noblesse et l'ancien clergé, on en composât la Chambre des pairs, et que prenant les anciennes professions qui formaient jadis le tiers état, et les laissant classées par métiers, on en composât la chambre basse. Là, et point au delà, allaient les prétentions de ceux qu'on forçait à sortir de leurs perpétuelles lamentations sur la ruine du passé. Or c'eût été s'imposer la peine de retrouver et de reconstituer des éléments détruits, présentant avec la société moderne un contraste ridicule, rompant cette grande unité nationale qui fait la force de la France moderne, et révoltant inutilement l'esprit actuel d'égalité pour un résultat absolument nul, car les chambres ainsi composées n'auraient pas eu une prétention de moins que les autres, et n'auraient pas moins engagé avec la royauté une lutte d'influence, tout aussi fatale si, dans cette lutte, la royauté s'était conduite comme elle l'a fait. Ce qu'ils (p.~166) voulaient se serait réduit en réalité à un édifice moderne, ayant extérieurement quelques ornements du moyen âge, sans influence réelle sur la distribution et la destination du monument.

Il n'y avait donc rien de sérieux dans ces théories, qui n'étaient que les préjugés du passé, systématisés après coup par certains esprits distingués et mélancoliques. Les Bourbons en 1814 plus libéraux que leur parti. Il faut reconnaître toutefois que le Roi et ses neveux, obligés d'être plus pratiques que leur parti, et revenant heureusement d'Angleterre, au lieu de revenir de l'un des États du continent, ne partageaient pas ces fausses doctrines, ou du moins se conduisaient comme ne les partageant pas. Sans reconnaître complétement, et sans aimer surtout l'empire de l'opinion publique, ils étaient bien résolus à ne pas la froisser dans les points vraiment essentiels. Or il y avait deux points sur lesquels aucune puissance au monde n'aurait amené l'opinion publique à fléchir, premièrement l'égalité civile, qui consiste à avoir les mêmes droits et les mêmes devoirs, à payer les mêmes impôts, à fournir le même service militaire, à être jugés d'après les mêmes lois, par les mêmes juges, à parvenir aux mêmes emplois, quelles que soient la naissance, la fortune, la religion des individus: secondement la royauté constitutionnelle, c'est-à-dire la royauté contenue, dominée plus ou moins par deux chambres. Le dix-huitième siècle avait formé la première de ces manières de penser, le despotisme de Napoléon la seconde, et l'une et l'autre étaient invincibles.

Il ne s'agissait plus dès lors que de questions de (p.~167) forme ou de rédaction. Le Roi n'était formel que sur le principe de l'octroi royal. Sur la forme, les Bourbons en rentrant en France, avaient, comme on l'a vu, apporté une sorte de préjugé presque insurmontable. Prétendant être rappelés à régner, non en vertu d'un acte du Sénat, mais en vertu de leur droit, ils voulaient octroyer, et non pas subir une constitution, et sur ce point le public, ne prévoyant pas plus que la dynastie elle-même le danger de ce principe absolu, lequel emportait la faculté de modifier arbitrairement la constitution octroyée, était prêt à admettre une prétention qui ne semblait qu'une subtilité de théorie, ou une affaire d'amour-propre. Pourvu que les dispositions essentielles de la constitution fussent accordées, on ne s'inquiétait guère qu'elle vînt du Roi ou du Sénat, d'en haut ou d'en bas. Arrivées à ce terme les choses devaient presque couler de source.

La rédaction de la nouvelle constitution confiée à MM. de Montesquiou, Dambray, Ferrand, Beugnot. Le roi avait confié à MM. de Montesquiou et Ferrand le soin de rédiger la Constitution, certain que le principe de suprématie monarchique, qui seul lui tenait à cœur, ne serait pas en péril dans les mains de ces vieux royalistes. Quant au reste, il s'en fiait encore plus à eux qu'à lui, car il ne s'en souciait guère. Il leur adjoignit M. Beugnot, qui avait la rédaction ingénieuse et facile, et qui était fort capable de trouver les expédients de langage propres à concilier les opinions diverses. Mais il recommanda à M. Beugnot le secret le plus absolu envers M. de Talleyrand. Bien que disposé à laisser ses ministres gouverner, plus que les rois n'y sont disposés ordinairement, Louis XVIII ne voulait cependant pas d'un personnage principal ayant la main à tout. Il entendait que (p.~168) M. de Talleyrand se renfermât dans les affaires étrangères, M. de Montesquiou dans les affaires intérieures, M. de Blacas dans les affaires de cour, et croyait diminuer ainsi leur importance en la divisant. Il ne voulait pas non plus que M. de Talleyrand, en cas de difficulté, appelât l'empereur Alexandre à son secours, et par ces divers motifs, il tenait à le laisser absolument étranger au travail de la Constitution.

La rédaction, ébauchée par M. de Montesquiou, est renvoyée à deux commissions, l'une du Sénat, l'autre du Corps législatif. La rédaction une fois ébauchée par MM. de Montesquiou et Ferrand fut soumise à Louis XVIII, qui sans y rien reprendre, ou presque rien, la renvoya à deux commissions, l'une du Sénat, l'autre du Corps législatif, conformément à la déclaration de Saint-Ouen. La commission du Sénat fut composée de MM. Barthélemy, Serurier (le maréchal), Barbé-Marbois, de Fontanes, Germain Garnier, de Pastoret, de Sémonville, Boissy d'Anglas, Vimar. La commission du Corps législatif fut composée de MM. Lainé, Félix Faulcon, Chabaud-Latour, Bois-Savary, Duhamel, Duchesne de Gillevoisin, Faget de Baure, Clausel de Coussergues, Blanquart de Bailleul. Il n'y avait rien à objecter au choix de ces personnages, qui répondaient aux idées modérées et libérales du temps. Le Roi recommanda de faire autant que possible le travail d'accord avec eux, et se réserva de décider les points contestés, plus encore pour l'honneur de sa prérogative que pour le fond des choses.

Le chancelier exposa le sujet devant les deux commissions réunies à la chancellerie, donna ensuite lecture du projet, et ouvrit la discussion sur la série des articles.

(p.~169) Les principes essentiels sur lesquels repose la royauté non mentionnés dans la Constitution, pour éviter toute rédaction qui pourrait les atténuer. On avait pris soin, dans la rédaction du projet, d'employer des expressions desquelles il résultât bien que la nouvelle Constitution émanait de la royauté seule, de la royauté éclairée sur les besoins du temps, et agissant par l'impulsion de sa propre sagesse, comme elle avait fait jadis en affranchissant les communes, en instituant les parlements, en réformant la législation civile. Aussi avait-on soigneusement évité de parler du retour des Bourbons au trône, des causes de ce retour, de la nature du principe monarchique, de ses conditions héréditaires de mâle en mâle et par ordre de primogéniture, toutes choses consignées dans la constitution du Sénat. M. Boissy d'Anglas en fit la remarque, et se plaignit de cette omission comme d'une lacune regrettable dans l'intérêt même de la royauté. On lui répondit sur-le-champ, et sans hésitation, que ces omissions étaient volontaires, que le droit des Bourbons au trône n'avait pas besoin d'être énoncé, qu'il était préexistant à tout autre droit, que même absents et matériellement remplacés en France par l'usurpation, ils n'avaient pas cessé d'y régner; que le principe et le mode de l'hérédité n'avaient pas besoin non plus d'être exprimés, car ils subsistaient avec l'ancienne constitution de la monarchie française; qu'il s'agissait seulement ici de modifier certaines parties de cette constitution, d'accorder aux Français des droits qui autrefois ne leur étaient pas reconnus; que par conséquent il suffisait d'énoncer les dispositions nouvelles, sans s'occuper de celles qui, au milieu de toutes les vicissitudes du temps, n'avaient pas cessé (p.~170) d'exister virtuellement. M. de Fontanes, jaloux de faire oublier ses complaisances envers Napoléon par ses complaisances envers les Bourbons, s'empressa d'appuyer cette doctrine, en disant qu'il fallait laisser dans l'ombre l'origine des pouvoirs, afin de leur conserver leur antiquité vénérable, et qu'en voulant s'en approcher de trop près on détruisait leur prestige! Comme si on pouvait refaire à volonté, et par convention réciproque, des prestiges évanouis! On ne répliqua rien, et on eut raison. Sans doute, si c'eût été possible, on aurait dû, dans l'intérêt même de la dynastie, insister sur les omissions dont on se plaignait, afin de lui ôter tout moyen de briser un jour le contrat qui l'unissait à la nation. Mais comment lui dévoiler l'avenir, que personne ne voyait alors, pas plus ses contradicteurs qu'elle-même?

Articles de la Constitution contenant les garanties générales. On passa ensuite à l'examen des articles. Les premiers avaient trait à ce qu'on appelait les droits publics des Français, consistant dans l'égalité devant la loi, dans l'équitable répartition des charges publiques, dans la liberté individuelle, la liberté des cultes, la liberté de la presse, dans le respect des propriétés de toute origine, dans la forme du service militaire, et enfin dans l'inviolabilité assurée aux actes et aux opinions depuis 1789. Sur la plupart de ces points on était d'accord. Pourtant sur quelques-uns il y eut discussion, et même changement de rédaction. Après avoir admis pour chaque culte une égale protection, le projet ajoutait que la religion catholique était la religion de l'État. MM. Boissy d'Anglas, Chabaud-Latour, voulurent (p.~171) qu'on précisât le sens de ces mots, et demandèrent ce qu'ils signifiaient, si, par exemple, ils n'emportaient pas quelque avantage de position pour le culte catholique, et si par suite de cet avantage les autres cultes ne seraient pas replacés dans une sorte de dépendance. Article qui déclare la religion catholique la religion de l'État. Il fut répondu que la France était catholique, et qu'il fallait oser le dire. C'était donc purement et simplement un acte de condescendance envers le culte catholique, pour s'excuser auprès de lui de l'égalité effective accordée aux autres. On n'insista pas, car les opposants n'auraient rien gagné à insister. Sur la liberté individuelle, sur la liberté de la presse, il n'y eut presque pas de contestation. Intention de l'article relatif à la liberté de la presse. Quant à la liberté de la presse tout le monde fut d'avis qu'il fallait l'accorder, mais en réprimant les excès auxquels elle n'est que trop disposée à se livrer. À cette époque personne, faute d'expérience, ne pensait aux distinctions qui ont été admises plus tard entre les journaux et les livres, et on ne songeait à soumettre ni les uns ni les autres à un examen préalable, c'est-à-dire à la censure.

Opposition à l'article qui garantit les biens nationaux. Le respect promis aux propriétés de toute origine souleva la question la plus grave de cette époque. Il s'agissait, comme on le devine, des biens dits nationaux, confisqués sur les émigrés ou enlevés à l'Église, vendus à diverses époques de la révolution, payés plus ou moins bien selon les temps, et possédés actuellement par quelques millions de Français. Les inquiétudes des possesseurs étaient naturelles à l'aspect des émigrés, fiers de leur triomphe, confiants dans leur force, et fort irrités (p.~172) contre les détenteurs de leurs biens, qui les avaient souvent acquis à vil prix, pour une poignée d'assignats sans valeur, quelquefois même par des moyens odieux. Mais au maintien de ces ventes tenait le repos de l'État, et ni le Roi ni les princes n'avaient de doute à cet égard. Leur désir de voir les émigrés remis en possession de leur patrimoine était aussi grand que pouvait l'être le désir des émigrés eux-mêmes; mais la certitude d'un bouleversement immédiat les arrêtait, et le Roi avait consenti à cette rédaction claire et positive: Toutes les propriétés sont inviolables, sans aucune exception de celles qu'on appelle nationales, la loi ne mettant aucune différence entre elles.

Intention secrète du parti royaliste à l'égard des biens nationaux, révélée par M. Lainé. Une pareille manière de s'exprimer était parfaitement suffisante, et on n'en pouvait souhaiter une meilleure. Mais elle parut trop significative à certains membres de la commission, qui dévoilèrent en cette occasion les secrets desseins du parti royaliste, et surtout la ruse au moyen de laquelle ce parti voulait échapper à la nécessité qui pesait sur les Bourbons, et qui était la condition principale de leur retour. M. de Fontanes, dans la voie d'expiation où il était entré, s'éleva beaucoup contre la rédaction proposée. Selon lui les mœurs établissaient une différence marquée entre les propriétés patrimoniales, et celles qui portaient le titre de nationales, et si cette différence existait dans la réalité, comment la loi osait-elle déclarer qu'il n'en fallait faire aucune? Jusqu'ici les lois de la révolution elle-même s'étaient bornées à proclamer le maintien des propriétés d'origine nationale, mais elles (p.~173) n'avaient jamais poussé le zèle jusqu'à s'efforcer de leur rendre une valeur morale qui leur manquait. Comment donc pouvait-on choisir le jour même où les Bourbons rentraient en France, pour empirer la condition des infortunés qui avaient été dépouillés de leur patrimoine?—

Il était facile de répondre que ces infortunés, non pas tous sans doute, mais un grand nombre, avaient porté la guerre dans leur pays, que l'intérêt qu'ils inspiraient ne devait donc pas être sans mélange, et que le retour des Bourbons réveillant naturellement leurs espérances, il fallait choisir le moment même de ce retour pour renforcer les garanties données aux acquéreurs de biens nationaux. Pourtant les auteurs du projet se turent, comme pour faire entendre qu'ils cédaient à une nécessité du temps, en la maudissant au fond du cœur. Mais M. Lainé déchira tous les voiles. Il avait vivement épousé la cause de la liberté vingt ans auparavant, et, comme beaucoup d'autres, il avait été violemment ramené en arrière par les excès de la révolution, jusqu'à éprouver presque les sentiments de l'émigration elle-même.—Parlons franchement, s'écria-t-il, nous reconnaissons qu'il faut ménager les acquéreurs de biens nationaux, mais tout en les ménageant nous désirons que les biens dont ils sont détenteurs reviennent à leurs anciens propriétaires. Ainsi le veulent la morale, la justice et le véritable esprit monarchique. Or cela ne peut s'opérer que par des transactions entre les anciens propriétaires et les nouveaux. Ces transactions commencent à s'effectuer en plusieurs endroits, et ce (p.~174) qui les amène c'est l'empire de l'opinion sur les nouveaux propriétaires. Pourquoi donc travailler à rendre moins forte l'opinion morale qui les porte à restituer?—

C'était déclarer tout simplement qu'on voulait par la crainte amener les nouveaux propriétaires à céder aux anciens, et à vil prix, les biens qu'ils avaient acquis. Parmi eux en effet beaucoup les avaient achetés presque pour rien; mais beaucoup aussi les avaient payés en argent, et à un taux approchant du prix réel. D'ailleurs des milliers de transactions avaient déjà fait passer une grande partie de ces biens dans des mains nouvelles, et à peu près sur le pied de leur valeur véritable. Le projet qu'on nourrissait de les faire revenir aux anciens propriétaires était donc moralement injuste, outre qu'il était politiquement insensé.

M. Beugnot fait maintenir l'article attaqué. Les auteurs du projet de constitution persistaient à se taire, lorsque M. Beugnot, ministre d'État, chargé de la police, et rédacteur de l'article en discussion, prit la parole pour le défendre. Il savait, par les rapports qui lui arrivaient journellement, à quel point les espérances indiscrètes des émigrés étaient devenues des menaces sérieuses pour les acquéreurs de biens nationaux, et il fit de l'état des choses un tableau qui alarma fort les deux commissions réunies. Pourtant il ne l'aurait pas emporté encore, s'il n'eût usé d'un subterfuge. La série des garanties générales renfermait l'article qui disait: L'État peut exiger le sacrifice d'une propriété pour cause d'intérêt public légalement constaté, mais avec une indemnité préalable. Il plaça cet article immédiatement après (p.~175) celui qui était contesté, et il le présenta ainsi placé comme pouvant donner ouverture plus tard à une indemnité, que l'État payerait lui-même aux anciens propriétaires. Ce subterfuge, prétexte pour les uns, raison pour les autres, termina la discussion, et la rédaction proposée fut adoptée.

À cette série des droits et des devoirs généraux on avait joint ce qui était relatif au service militaire dû par tous les citoyens. On adopta l'expédient déjà employé de l'abolition de la conscription, en annonçant une loi destinée à fixer ultérieurement le mode de recrutement, ce qui devait amener le rétablissement de l'institution abolie, sauf l'abus, qui tiendrait toujours bien moins à l'institution elle-même qu'au caractère du gouvernement appelé à s'en servir.

Formes du gouvernement du Roi. Les droits généraux une fois consacrés, venaient les formes du gouvernement royal. À ce sujet il n'y avait pas une seule divergence dans les esprits, quand on ne les prenait à aucune des extrémités de l'opinion. Un roi inviolable, chargé de toute la puissance exécutive, représenté par des ministres responsables devant deux chambres d'origine différente, était universellement admis. Tandis que les émigrés nourrissaient des pensées extravagantes, les hommes de la révolution, émigrés d'une autre espèce, n'avaient pas de leur côté des idées plus justes, et demeurés adorateurs fervents de la constitution de 1791, ils auraient désiré une chambre unique. Il n'y avait pas dans les deux commissions, et parmi les gens éclairés, un seul homme de cet avis. Il n'y eut donc pas de discussion à cet égard. (p.~176) Sens véritable de l'article 14. L'article 14 qui attribuait au Roi le droit de faire des règlements pour l'exécution des lois, fut pris dans son sens naturel et simple, et bien qu'on ajoutât ces mots: pour la sûreté de l'État, on ne voulait pas dire que le Roi se servirait du pouvoir réglementaire pour se mettre au-dessus du pouvoir législatif, et pour renverser la Constitution quand il lui plairait. Personne n'eut d'autre pensée que d'accorder à la royauté l'initiative de toutes les mesures de défense au dedans et au dehors qui lui appartient nécessairement, et d'ajouter le pouvoir réglementaire au pouvoir exécutif, ce qui n'est pas moins indispensable, les lois, quelque complètes qu'elles soient, laissant à régler une foule de détails, qu'il faut abandonner forcément à l'autorité chargée de les exécuter. La dictature ne fut donc pas cachée perfidement dans l'article 14, parce que, nous le répétons, on agissait simplement et de bonne foi.

L'initiative législative. Il y avait une question, celle de l'initiative législative, qui alors avait beaucoup plus d'importance qu'elle n'en aurait aujourd'hui, parce que l'expérience n'avait point encore appris que pour le pays la vraie initiative consiste dans la faculté de porter au ministère des hommes de son choix. Les ministres nommés de la sorte présentent les lois dont le pays sent le besoin. Manière indirecte et suffisante de l'assurer. À cette époque on tenait beaucoup à l'initiative, les royalistes pour le Roi, les libéraux pour les deux Chambres. Priver absolument les Chambres d'initiative, comme on le proposait, les réduire purement et simplement à adopter ou à rejeter les propositions royales, parut, même aux auteurs du projet de constitution, bien rigoureux. (p.~177) Pour sortir de l'embarras que tout le monde, jusqu'aux commissaires royaux eux-mêmes, semblait éprouver, une transaction fut proposée. Elle consistait à donner aux Chambres la faculté de s'adresser au Roi, en le suppliant de présenter les projets de loi désirés, avec la précaution, du reste fort sage, d'exiger que la supplique ne pût être transmise à la couronne que lorsqu'elle aurait réuni l'assentiment des deux Chambres. C'était l'initiative elle-même sous une forme infiniment respectueuse, qui ne diminuait ni sa valeur, ni son autorité.

Droit d'amendement. On apporta aussi quelques modifications au droit d'amender les lois soumises aux délibérations des Chambres, droit qui devait ne s'exercer qu'après discussion dans les bureaux, et après consentement des ministres ou commissaires royaux. Dans tous les cas la sanction de la loi devait appartenir au Roi. Ces précautions contre le droit d'amendement étaient excessives, car la discussion des lois, sans la faculté de les modifier, n'est qu'une agitation stérile. Placer les Chambres entre le rejet ou l'adoption pure et simple, c'est les réduire aux résolutions extrêmes, et détruire l'esprit de transaction qui doit être le véritable esprit des pays libres. D'ailleurs la sanction définitive laissée à la couronne garantit à cet égard toute l'étendue de la prérogative royale.

Naturellement les changements apportés par les deux commissions au projet de constitution devaient être soumis à Louis XVIII lui-même, et ne prendre place dans la série des articles qu'après son consentement. Les quatre commissaires royaux lui présentèrent ces amendements, et il les admit sans (p.~178) difficulté, disant qu'il voulait, à moins d'impossibilité démontrée, que le projet réunît l'unanimité des deux commissions.

Institution de la pairie. On adopta ensuite pour chambre haute, au lieu d'un sénat, une pairie, ce qui répondait mieux à l'ancienne monarchie française, étant bien entendu que le Roi choisirait dans le Sénat, non pas tous ses membres, mais ceux qui par leurs services, leur renommée ou leur situation, pourraient figurer sans inconvenance dans le nouvel ordre de choses, et que leurs dotations seraient conservées à ceux même qui ne figureraient pas dans les rangs de la pairie. Il fut établi que les princes seraient pairs par le seul droit de leur naissance. Sur la proposition de M. de Sémonville qui, pour plaire apparemment, désigna clairement M. le duc d'Orléans, il fut décidé que les princes ne siégeraient qu'avec la permission expresse du Roi. Le projet ne contenant point cette précaution, il fallut recourir à Louis XVIII qui l'adopta simplement, sans aucune observation désobligeante pour le prince qu'on avait en vue.

Organisation de la Chambre des députés. La seconde chambre reçut le titre de Chambre des députés. Elle dut pour le présent, et jusqu'à son renouvellement, être composée du Corps législatif tout entier, duquel on était fort satisfait, comme on l'a vu, parce qu'il était jaloux du Sénat, et qu'il s'était montré plus empressé envers les Bourbons. Il fut décidé que les députés seraient élus dans des colléges d'arrondissement, par des électeurs payant 300 francs de contribution, et qu'ils seraient tenus de payer eux-mêmes 1000 francs d'impôt. À ce sujet (p.~179) plusieurs questions avaient surgi. D'abord fallait-il exiger un cens de la part des électeurs et des éligibles, et quelle devait être la quotité de ce cens?

Cens électoral et cens d'éligibilité. Quant aux électeurs, il n'y eut d'hésitation dans l'esprit de personne. Pour les éligibles il s'éleva des doutes. M. Félix Faulcon, homme respectable et respecté, siégeant depuis vingt-cinq ans dans nos assemblées, combattit le cens pour les éligibles, et se cita lui-même comme exemple des inconvénients qui pouvaient résulter d'une condition pareille, car il ne payait pas le cens exigé. Avec tous les égards qui lui étaient dus, on repoussa ses observations, et on dit qu'en donnant au pays la liberté, il fallait chercher ses sûretés dans la grande propriété, et mettre dans les mains de celle-ci cette liberté si nouvelle et si étendue dont on allait faire le périlleux essai. Ces raisons prévalurent. Restait la nature du cens. On trouvait que le mot contribution foncière était un peu trop étroit, et on demanda d'ajouter mobilière, parce que la contribution désignée par ce dernier mot avait beaucoup d'analogie avec l'autre. Après discussion on substitua au mot contribution foncière celui de contributions directes, sans se douter qu'on changeait ainsi les destinées de l'ordre de choses, en introduisant parmi les électeurs la classe des patentables, qui payent non pour les propriétés qu'ils ont, mais pour la profession qu'ils exercent. On ne mit pas même en question la publicité complète des séances des Chambres.

Enfin, relativement à la manière de former la seconde chambre, M. de Montesquiou, agissant ici pour son propre compte, aurait voulu qu'on attribuât (p.~180) à la royauté le pouvoir qui appartenait au Sénat dans la constitution impériale, et qui consistait à choisir les membres du Corps législatif sur une liste de candidats dressée par les colléges électoraux. Pour prouver qu'une telle assemblée ne serait pas plus dépendante qu'une autre, il cita l'assemblée des notables, qui en 1787 avait rejeté toutes les propositions de la royauté. Mais il ne trouva personne pour l'appuyer. La proposition de M. de Montesquiou avait l'inconvénient d'ôter à la chambre la plus populaire, à celle qui était censée représenter le pays, l'apparence de l'indépendance, qui importe autant que l'indépendance elle-même, et la citation qu'il avait faite prouvait que dans les jours de révolution la désignation par le Roi n'était pas une garantie, tandis que dans les temps ordinaires elle avait tous les inconvénients qu'on lui reprochait, et qui faisaient dire qu'on redonnait à la France la constitution impériale. Cette pensée, propre à M. de Montesquiou, n'eut pas de suite.

Attributions des deux Chambres. Sans contestation aucune on attribua à la chambre basse l'initiative en fait de lois financières, et à la chambre haute le pouvoir judiciaire dans certains cas spéciaux, lorsqu'il faudrait, par exemple, juger les ministres. La Chambre des pairs, laissée à la nomination du Roi, devait être en général héréditaire, sauf les cas où le Roi ne voudrait accorder aux pairs nommés qu'un titre viager. Pas une voix ne s'éleva contre l'hérédité, que tout le monde regardait comme une garantie d'indépendance autant que de stabilité.

Il fut stipulé ensuite que le Roi convoquerait les (p.~181) Chambres tous les ans, pourrait dissoudre celle des députés avec obligation d'en convoquer une nouvelle dans les trois mois, et que toute pétition destinée à l'une ou à l'autre Chambre serait toujours présentée par écrit. Ces points réglés on passa à l'ordre judiciaire, constitué d'après les principes d'indépendance qui depuis 1789 n'ont pas varié en France, et enfin aux garanties, transitoires de leur nature, qui concernaient le maintien de la dette publique, de la Légion d'honneur, des grades et pensions de l'armée, des deux noblesses, etc....

Facilité du Roi sur toutes les questions, le principe de son autorité étant sauf. On fut presque toujours d'accord sur ces divers sujets, et sur certains points qui avaient entraîné des amendements, et exigé le recours au Roi, on trouva celui-ci d'une facilité extrême, le principe monarchique étant sauvé à ses yeux dès qu'il donnait la Constitution et ne la subissait pas. Il consentit même à ce qu'il fût dit que les rois, dans la solennité de leur sacre, jureraient d'observer fidèlement la Constitution, ce qui n'était pas un contrat avec la nation, comme nous l'avons vu depuis, mais un engagement envers Dieu, dont l'engagé ou son confesseur restaient juges. Pendant qu'on vidait les questions l'une après l'autre dans le sein des commissions, le Roi n'en dit presque rien au Conseil royal, se bornant à répéter que le travail avançait, et qu'il était content de l'esprit dans lequel il se faisait. Seulement sur deux ou trois points, tels que la conscription et l'initiative législative, il soumit la difficulté au Conseil, mais en peu de mots, comme chose qui le regardait essentiellement et presque exclusivement.

(p.~182) Juin 1814. Les souverains alliés insistent pour que la séance royale reste fixée au 4 juin. On avait accordé quatre jours au delà du terme d'abord fixé, c'est-à-dire jusqu'au 4 juin, pour la promulgation de la Constitution, et M. Beugnot demandait quatre jours de plus, c'est-à-dire jusqu'au 8, pour mettre les articles en ordre, donner un dernier poli à la rédaction, préparer le préambule, et surtout formuler quelques principes généraux qui serviraient de base à la loi électorale, laquelle restait à faire. Il allait les obtenir, lorsque les monarques alliés, pressés de partir depuis que la paix était conclue (elle l'avait été le 30 mai), exprimèrent le désir que tout fût fini le 4 juin au plus tard. Ainsi qu'on a pu le voir, ils se regardaient comme engagés d'honneur à faire donner cette Constitution, sans laquelle les hommes qui leur avaient témoigné confiance seraient sans garantie, l'émigration sans frein, et la France, c'est-à-dire l'Europe, exposée à de nouveaux orages. M. de Metternich dit que des affaires urgentes les rappelaient chez eux, que leurs troupes d'ailleurs ne gagnaient rien à séjourner en France, que leurs officiers s'y ruinaient, et qu'ils ne pouvaient attendre plus longtemps. On informa de cette exigence le Conseil du Roi, qui en parut surpris et offensé.—Qu'ils s'en aillent donc, s'écria vivement M. le duc de Berry; nous n'avons pas besoin d'eux pour constituer le gouvernement de la France, et s'ils sont partis, les concessions que le Roi va faire au pays n'en auront qu'un caractère plus élevé d'indépendance.—Ce prince témoigna surtout le désir d'être débarrassé de l'empereur de Russie, qui était le plus gênant des souverains alliés. Mais les ministres étrangers déclarèrent (p.~183) qu'ayant gardé le moins de troupes possible dans la capitale, ils n'en retireraient les dernières que le jour même où la séance royale serait fixée, et l'accomplissement des promesses de Saint-Ouen hors de doute. Il fallut se rendre, et laisser la séance royale fixée au 4 juin.

Ce qu'il y avait encore à faire importait peu aux yeux du Roi. Les articles relatifs au mode d'élection des députés pouvaient être renvoyés à la loi électorale elle-même; la révision des articles, la rédaction du préambule, étaient des détails à expédier dans une nuit, et ordre fut donné à M. Beugnot d'être prêt pour le jour désigné. Deux questions restaient à résoudre, la date de la nouvelle Constitution, et son titre. La nouvelle Constitution datée de la 19e année du règne, et qualifiée du titre de Charte constitutionnelle. Quant à la date, Louis XVIII n'admit pas de discussion. Suivant lui il avait commencé à régner le jour même où était mort le fils de Louis XVI, il avait régné même lorsque Napoléon, élevé à l'empire par le vœu de la nation française, remportait les victoires d'Austerlitz, d'Iéna, de Friedland, de Wagram, et signait les traités de Presbourg, de Tilsit, de Vienne. Ce n'étaient là que les divers incidents de l'usurpation qui disparaissaient devant l'immuable principe de la légitimité. En conséquence Louis XVIII voulut que la Constitution fût datée de la dix-neuvième année de son règne. Quant au titre il écouta l'avis de chacun. D'après M. Dambray il fallait qualifier la nouvelle constitution du titre d'ordonnance de réformation, comme les ordonnances que les rois rendaient jadis pour réformer certaines parties de la législation française. Ce titre plut d'abord à Louis XVIII. Cependant M. Beugnot en (p.~184) proposa un autre. Lorsque les rois de France avaient accordé une existence légale soit aux communes, soit à divers établissements civils ou religieux, ils leur avaient délivré un titre qui s'était appelé Charte, d'un mot emprunté au latin. Il y avait entre ce qu'on allait faire et ce qu'avait fait Louis le Gros, par exemple, une analogie qui plaisait à l'esprit autant qu'à l'orgueil royal de Louis XVIII, et il adopta le mot, devenu si fameux depuis, de Charte, en y ajoutant l'épithète de constitutionnelle, pour mieux caractériser son objet. Ces deux questions résolues, M. Beugnot n'avait plus qu'à s'occuper de détails de rédaction, et on s'en remit à sa facilité pour en avoir fini dans quelques heures. Le Roi avait écrit lui-même le discours qu'il voulait prononcer, l'avait appris par cœur, afin de le mieux débiter, et rien, excepté ce discours, ne paraissait l'occuper. Après lui le chancelier Dambray devait faire un exposé des principes de la Charte, et M. Ferrand en lire le texte. On devait ensuite promulguer plusieurs ordonnances royales en présence des deux grands corps, convoqués pour l'inauguration des institutions nouvelles. Ainsi on devait lire la liste des pairs, qui comprenait 83 anciens sénateurs, une quarantaine d'anciens ducs, et quelques maréchaux qui n'étaient pas membres du Sénat. Il y avait 55 sénateurs exclus de la pairie, dont 27 comme étrangers et 28 comme régicides ou trop signalés pendant la Révolution et l'Empire. Les anciens sénateurs, compris ou non dans la Chambre des pairs, conservaient leurs dotations à titre de pensions. Le Corps législatif devait être converti en (p.~185) Chambre des députés, et siéger jusqu'à son renouvellement successif.

Le 4 au matin un important déploiement de troupes françaises, et surtout de gardes nationales, précéda la séance royale où allait être accomplie la grande promesse de Saint-Ouen. La majeure portion des troupes étrangères était déjà en route. Le reste s'apprêtait à partir dans la journée, et les jours suivants. L'empereur Alexandre, pressé de rendre visite au prince de Galles avant de retourner dans ses États, n'avait pas attendu la séance royale pour quitter Paris. Départ des souverains étrangers. Le jour même de son départ il avait exigé que les enfants de la reine Hortense, dont il s'était fait le protecteur, reçussent le duché de Saint-Leu avec une dotation assez considérable. Il aurait voulu aussi une situation convenable pour le prince Eugène, mais cette question avait été renvoyée au congrès de Vienne. Il était parti, charmé des Français qu'il avait séduits par sa grâce et sa bonté, mais peu satisfait de la famille royale à qui la tournure de son esprit avait déplu. Le roi de Prusse, l'empereur d'Autriche, avaient quitté Paris presque en même temps. Le matin même de la cérémonie, il y eut grand trouble à la cour. On y répandit le bruit d'un complot ayant pour but de faire sauter la famille royale au moyen d'une forte explosion de poudre. Les agents officieux qui s'étaient empressés d'offrir leurs services au comte d'Artois, et qui commençaient à composer autour de lui une sorte de police volontaire, sous MM. Terrier de Montciel et de la Maisonfort, avaient aperçu sur le quai de la Seine des amas de poudre qui leur (p.~186) paraissaient suspects. Sur-le-champ ils s'en étaient émus, et avaient rempli le château de leurs rumeurs. On alla troubler M. Beugnot, qui se hâtait en ce moment de rédiger le préambule de la Charte, et on le somma de quitter la plume pour vaquer à ses devoirs de directeur de la police. Mais après examen, il fut reconnu que c'était l'artillerie russe qui chargeait ses poudres sur le quai de la Seine pour se mettre ensuite en route.

Cette émotion calmée on se réunit aux Tuileries. M. Beugnot voulut communiquer au Roi le préambule de la Charte. Mais ce prince tout occupé de se répéter à lui-même le discours qu'il allait prononcer devant les Chambres, refusa de l'écouter, disant qu'il s'en fiait à lui de cette rédaction. On partit donc pour le Palais-Bourbon, traitant légèrement des sujets bien graves, parce qu'on n'avait point encore appris par l'expérience d'un gouvernement libre l'influence des mots sur les esprits. À la crainte des poudres maintenant dissipée, en avait succédé une autre. On appréhendait que, soit dans le Sénat, soit dans le Corps législatif, il ne s'élevât quelque réclamation contre la forme dans laquelle la Charte allait être promulguée. Le chancelier avait ordre de retirer la parole à l'imprudent qui la prendrait, mais c'eût été une scène désagréable, fâcheuse pour la dignité royale, et qu'on avait raison de considérer comme très-regrettable si elle avait lieu. Cependant étourdi par les apprêts de la cérémonie, on se mit, sans plus penser à toutes ces éventualités, sur la route du Palais-Bourbon.

Séance royale du 4 juin. Le Roi, en voiture, entouré des princes et des (p.~187) maréchaux, traversa le jardin des Tuileries, et arriva au Palais-Bourbon vers trois heures. Il y fut reçu avec l'ancienne pompe royale, et entra appuyé sur le bras du duc de Grammont. Il prit place sur le trône, ayant à sa droite et à sa gauche, sur des siéges inférieurs, le duc d'Angoulême, le duc de Berry, le duc d'Orléans, le prince de Condé. Il ne manquait à cette séance que le comte d'Artois, malade d'une attaque de goutte et d'un chagrin dont nous dirons bientôt la cause. Le public, rassasié des grands spectacles militaires auxquels il avait tant de fois assisté, et commençant à prendre goût aux spectacles politiques, était accouru en foule. On avait admis dans l'intérieur de la salle tout ce que Paris renfermait de plus considérable, et sur les bancs des deux Chambres, d'abord les pairs nommés, puis le Corps législatif tout entier. Dès que le Roi parut il fut accueilli avec des acclamations unanimes, et pendant quelques instants il entendit les cris de Vive le Roi se renouveler avec une sorte de passion. Touché et rassuré tout à la fois, comptant sur un auditoire bienveillant, il prit la parole, et prononça de la voix la plus sonore et avec un art infini, le discours qui suit, adapté avec beaucoup de tact à la présente solennité.

Discours du Roi. «Messieurs, dit le Roi, lorsque pour la première fois je viens dans cette enceinte m'environner des grands corps de L'État, et des représentants d'une nation qui ne cesse de me prodiguer les plus touchantes marques de son amour, je me félicite d'être devenu le dispensateur des bienfaits que la divine Providence daigne accorder à mon peuple.

(p.~188) »J'ai fait avec l'Autriche, la Russie, l'Angleterre et la Prusse, une paix dans laquelle sont compris leurs alliés, c'est-à-dire tous les princes de la chrétienté. La guerre était universelle; la réconciliation l'est pareillement.

»Le rang que la France a toujours occupé parmi les nations n'a été transféré à aucune autre, et lui demeure sans partage. Tout ce que les autres États acquièrent de sécurité accroît également la sienne, et, par conséquent, ajoute à sa puissance véritable. Ce qu'elle ne conserve pas de ses conquêtes ne doit donc pas être regardé comme retranché de sa force réelle.

»La gloire des armées françaises n'a reçu aucune atteinte; les monuments de leur valeur subsistent, et les chefs-d'œuvre des arts nous appartiennent désormais, par des droits plus stables et plus sacrés que ceux de la victoire.

»Les routes du commerce, si longtemps fermées, vont être libres. Le marché de la France ne sera plus seul ouvert aux productions de son sol et de son industrie. Celles dont l'habitude lui a fait un besoin, ou qui sont nécessaires aux arts qu'elle exerce, lui seront fournies par les possessions qu'elle recouvre. Elle ne sera plus réduite à s'en priver ou à ne les obtenir qu'à des conditions ruineuses. Nos manufactures vont refleurir, nos villes maritimes vont renaître, et tout nous promet qu'un long calme au dehors, et une félicité durable au dedans, seront les heureux fruits de la paix.

»Un souvenir douloureux vient toutefois troubler (p.~189) ma joie. J'étais né, je me flattais de rester toute ma vie le plus fidèle sujet du meilleur des rois, et j'occupe aujourd'hui sa place! Mais, du moins, il n'est pas mort tout entier; il revit dans ce testament qu'il destinait à l'instruction de l'auguste et malheureux enfant auquel je devais succéder! C'est les yeux fixés sur cet immortel ouvrage, c'est pénétré des sentiments qui le dictèrent, c'est guidé par l'expérience et secondé par les conseils de plusieurs d'entre vous, que j'ai rédigé la Charte constitutionnelle dont vous allez entendre la lecture, et qui assoit sur des bases solides la prospérité de l'État.

»Mon chancelier va vous faire connaître avec plus de détail mes intentions paternelles.»

Ce discours simple, digne, adroit, aussi bien prononcé que bien écrit, et consacré à la paix non moins qu'à la Charte, écouté d'abord avec un religieux silence, fut ensuite couvert d'applaudissements. Succès personnel du Roi, et plaisir qu'il en éprouve. Le Roi parut enchanté d'un succès qui n'était pas seulement politique mais personnel. Après lui le chancelier lut un discours dans lequel il donnait les motifs de la Charte, avec l'intention évidente de la recommander aux royalistes comme inévitable, et de bien constater qu'elle émanait de la pleine et entière puissance royale. Puis M. Ferrand lut le texte de la Charte d'une voix un peu sourde, et, autant qu'on en pouvait juger à une lecture rapide, elle satisfit même les esprits difficiles, car sauf l'origine qui était devenue exclusivement royale, elle reproduisait à peu près la constitution du Sénat. Cette lecture terminée, le chancelier admit au (p.~190) serment les pairs et les députés, au milieu d'un silence profond, et d'une vive curiosité excitée tantôt par les grands noms de l'ancienne monarchie, qu'on n'avait pas entendu prononcer depuis longtemps, tantôt par les grands noms de l'Empire, qui avaient retenti tant de fois dans les glorieux bulletins de Napoléon, et qui venaient tout à coup s'inscrire sur cette liste d'inviolable fidélité aux Bourbons.

Heureux effet de cette séance royale. La cérémonie s'accomplit dans un ordre parfait, et sans aucun des incidents qu'on avait redoutés. Louis XVIII rentra aux Tuileries, bruyamment applaudi par les deux Chambres, et individuellement félicité par tous ceux à qui le respect permettait d'adresser un compliment au Roi. Dans cette cérémonie si solennelle il ne vit qu'une chose, son discours; il ne fut sensible qu'à un résultat, son succès personnel. C'est quelquefois une grande habileté aux peuples que d'applaudir les princes, comme c'en est une aussi de savoir se taire devant eux. Cette fois les applaudissements des Chambres et du public furent du plus heureux à-propos, et rendirent le Roi aussi content de la Charte que si elle avait été pour lui un ouvrage de prédilection. À qui doit revenir le mérite d'avoir donné la Charte. Il y avait consenti sans répugnance, ce qui était beaucoup, et il était prêt à l'exécuter de même, ce qui était encore davantage. Mais, pour être juste, il faut reconnaître qu'elle était principalement l'œuvre du Sénat, c'est-à-dire des vieux représentants de la révolution française, retrouvant leurs opinions véritables le jour de la chute de Napoléon, et ne voulant pas que la ruine de cet homme (p.~191) prodigieux fût celle des principes de 1789. Il faut ajouter que la Charte était à quelque degré aussi l'œuvre des monarques alliés, n'aimant pas sans doute les constitutions, mais mettant une sorte de point d'honneur à tenir parole au Sénat pour prix de ses services, craignant la folie de l'émigration, et croyant utile de lui mettre un frein, non-seulement dans l'intérêt de la France mais dans celui de l'Europe. De tout cela nous concluons que la Charte, comme les œuvres qui ne sont pas la fantaisie passagère d'un parti, était l'ouvrage de tout le monde.

Pourtant les apparences (trompeuses ou non) doivent souvent être prises pour la réalité, et on faisait bien d'attribuer la Charte à Louis XVIII, qu'il y eût plus ou moins de part. On lui en sut gré, et tous les hommes éclairés lui en tinrent grand compte. Le Sénat, quoique exclu en partie de la pairie, n'avait pas à se plaindre, car ceux de ses membres qui avaient été exclus ne pouvaient guère figurer dans le nouvel ordre de choses, à part cependant certains personnages dont l'omission était fort regrettable, comme le maréchal Masséna, omis parce qu'il était né à une lieue de la frontière de 1790 (circonstance qu'il aurait fallu feindre d'ignorer), et le maréchal Davout, parce que sa défense de Hambourg avait révolté les puissances. Du reste, exclus et admis, conservaient leurs anciennes dotations. Quant au Corps législatif, il était recueilli tout entier jusqu'au renouvellement par cinquième. La Charte enfin (en mettant de côté la question d'origine, qui alors semblait une pure querelle de mots), la Charte contenait tous les principes de la (p.~192) vraie monarchie représentative, et elle ne déplut qu'aux royalistes extrêmes. Elle reçut l'approbation du meilleur des juges, du moins suspect, car il était du nombre des sénateurs exclus, de Sieyès, qui n'hésita pas à dire qu'avec cette Charte, la France, si elle le voulait, pourrait être libre, et que rien de ce qui était bon de la révolution n'avait péri dans la catastrophe de l'Empire, excepté toutefois nos frontières, la seule perte vraiment grave, et digne de longs regrets.

Publication du traité de paix. Le traité de Paris, publié en même temps que la Charte, n'obtint pas le même succès. Certes on ne pouvait pas aimer la paix plus que la France ne l'aimait alors, et elle avait pour sentir ainsi de bonnes raisons; mais le traité du 30 mai qu'on venait de publier, n'était pas la paix elle-même dont on jouissait depuis le 23 avril, il en était le prix, et ce prix était douloureux. Ce traité réussit moins que la Charte. Aussi la lecture de ce traité produisit-elle un effet des plus pénibles, non-seulement parmi les hommes que la dernière révolution venait d'atteindre, mais parmi les classes impartiales et désintéressées de la nation. On reconnut la main cruelle de l'étranger, surtout dans le tracé de nos frontières. On ne s'était pas flatté sans doute de conserver nos limites géographiques, on n'avait pas espéré que l'Europe victorieuse, arrivée jusqu'à Paris, nous laissât la frontière du Rhin; pourtant, en entendant répéter sans cesse que la France sous les Bourbons serait beaucoup plus ménagée que sous les Bonaparte, on avait fini par se faire quelques illusions. Mais en voyant tout à coup apparaître la triste réalité, en voyant la France, seule (p.~193) entre les puissances, ramenée à l'état de 1790, en voyant surtout nos colonies, dont la restitution devait être le prix de ce que nous abandonnions sur le continent, disparaître en partie, on conçut une irritation profonde, particulièrement dans les ports, où cependant la paix était encore plus désirée qu'ailleurs. Regrets qu'inspire la perte de l'île de France. La perte de l'île de France fut la plus sentie, et on s'en prit à l'Angleterre, qu'on accusait de vouloir empêcher la renaissance de notre commerce. On se répandit en propos amers contre cette éternelle rivale. Après l'Angleterre la puissance la plus maltraitée dans les malédictions de la nation fut l'Autriche. La conduite de l'Autriche, si facile à justifier du point de vue de la politique, mais si peu du point de vue de la nature, avait jeté sur cette puissance une immense défaveur. On était toujours prêt à lui attribuer la plus mauvaise influence, et on le témoignait à son souverain qu'on recevait partout avec une froideur extrême.

Sentiment du pays à l'égard des limites naturelles. Le mieux assurément eût été de ne pas remonter à la cause plus ou moins vraie de nos maux, et de rechercher uniquement les moyens qui nous restaient de les réparer. Mais, suivant l'usage, on aimait mieux se les reprocher les uns aux autres, et y trouver des sujets d'amères récriminations. Injustice des récriminations que les partis s'adressent les uns aux autres en cette occasion. Les hommes de la Révolution et de l'Empire reprochaient aux Bourbons de revenir à la suite de l'étranger, et de ne rentrer en France que pour consommer son humiliation. Les royalistes, au lieu de répondre que s'ils étaient venus à la suite de l'étranger, ils ne l'avaient point amené, et que c'était Napoléon qui par son ambition lui avait ouvert les portes de la (p.~194) France, les royalistes, au lieu de se défendre par cette simple et incontestable vérité, s'attachaient à tourner en ridicule des douleurs patriotiques qu'ils auraient dû respecter, tout en ne les partageant pas. Ils se moquaient des frontières naturelles, de ce but fantastique, disaient-ils, qui coûterait tant de sang aux nations si elles le poursuivaient sérieusement: comme si les nations ne se proposaient pas toutes un certain but territorial, plus ou moins légitime, plus ou moins rapproché, auquel elles tendent avec plus ou moins de prudence, d'habileté, de ménagement pour autrui, mais qui est le mobile constant de leurs efforts! Comme si l'Angleterre n'avait pas toujours travaillé à confondre en un seul les trois royaumes britanniques, sans parler des Indes, et de toutes ses autres ambitions! Comme si la Russie n'avait pas toujours aspiré à se procurer la Finlande, la Bessarabie, la Crimée; l'Autriche à s'assurer le cours du Danube et les bords de l'Adriatique; la Prusse à s'étendre au centre de l'Allemagne, l'Espagne enfin à réunir sous son sceptre la plus grande partie possible de la Péninsule! Les royalistes disaient encore que si nous avions perdu certains territoires, nous aurions au moins une véritable paix avec nos rivaux, ce qui est l'avantage incontestable de tous les procès perdus; que nous serions débarrassés de ces Français aux allures gauches, à l'accent étranger, venant nous disputer les emplois, comme s'il fallait s'applaudir de perdre des Français tels que le financier Corvetto, le jurisconsulte Lasagni, le mathématicien Lagrange, le marin Verhuel, le guerrier Masséna! Ils disaient que si on avait perdu des terres (p.~195) à blé on allait acquérir des terres à sucre, à café, à coton, qui n'étaient pas moins nécessaires. Ils se riaient du commerce de l'Empire, condamné à cheminer péniblement sur des charrettes à travers la vaste étendue du continent, et ils lui comparaient avec orgueil ce commerce maritime, qui avait des ailes, et qui allait nous être rendu. Ils avaient ainsi le tort de railler de nobles douleurs, et de leur opposer leurs joies de parti, comme on avait tort de leur reprocher des désastres qui étaient l'œuvre de Napoléon et non point la leur. On aurait dû se dire que si Napoléon nous avait amoindris en voulant nous faire trop grands, il nous restait une gloire immense, notre unité puissante, les progrès de tout genre que nous devions à la Révolution et à l'Empire, enfin le vivace génie de la France, et qu'avec quelques années de paix et d'un gouvernement sagement libéral, nous aurions bientôt repris la supériorité morale et physique qui n'a jamais cessé de nous appartenir, et qui n'a jamais dépendu de la possession d'une province. C'était la véritable et même l'unique consolation à rechercher. Mais ce que, dans leurs maux, les hommes goûtent autant, quelquefois plus que le soulagement ou la guérison, c'est la plainte. La plainte les console, et d'autant plus qu'elle est plus amère. Il faut donc la leur laisser, en se réservant seulement de ne pas ajouter foi à ce qu'ils disent, surtout quand on a l'honneur de tenir dans ses mains les balances de l'histoire.

FIN DU LIVRE CINQUANTE-QUATRIÈME.

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