Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 19/20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française
HISTOIRE
DU CONSULAT
ET
DE L'EMPIRE.
LIVRE CINQUANTE-SEPTIÈME.
L'ÎLE D'ELBE.
Séjour de lord Castlereagh à Paris. — Il obtient de Louis XVIII la concession du duché de Parme en faveur de Marie-Louise, et promet en retour à ce monarque l'expulsion de Murat. — L'Autriche envoie cent mille hommes en Italie, et la France trente mille en Dauphiné. — État intérieur de la France; redoublement d'inquiétudes chez les acquéreurs de biens nationaux et d'irritation chez les militaires. — Découverte des restes de Louis XVI, et cérémonie funèbre du 21 janvier. — Épuration de la magistrature, et remplacement de M. Muraire par M. de Sèze, de M. Merlin par M. Mourre. — Trouble populaire à l'occasion des funérailles de mademoiselle Raucourt. — Reprise du procès du général Exelmans. — Acquittement de ce général. — Pour la première fois l'armée française disposée à intervenir dans la politique. — Jeunes généraux formant le dessein de renverser les Bourbons. — Complot des frères Lallemand et de Lefebvre-Desnoëttes. — Répugnance des grands personnages de l'Empire à se mêler de semblables entreprises. — M. Fouché, moins scrupuleux, se fait le centre de toutes les menées. — M. de Bassano, qui n'avait pas encore communiqué avec l'île d'Elbe, charge M. Fleury de Chaboulon d'informer Napoléon de ce qui se passe, sans oser y ajouter un conseil. — Établissement de Napoléon à l'île d'Elbe et sa manière d'y vivre. — Organisation de sa petite armée et de sa petite marine. — Ce qu'il fait pour la prospérité de l'île. — État de ses finances. — Impossibilité pour Napoléon d'entretenir plus de deux ans les troupes qu'il a amenées avec lui. — Cette circonstance et les nouvelles qu'il reçoit du continent le disposent à ne pas rester à l'île d'Elbe. — Sa réconciliation avec Murat, et les conseils qu'il lui donne. — Au commencement de l'année 1815 Napoléon apprend que les souverains réunis à Vienne vont se séparer, qu'on songe à le déporter dans d'autres mers, et que les partis sont parvenus en France au dernier degré d'exaspération. — Il prend tout à coup la résolution de quitter l'île d'Elbe avant que les longues nuits, si favorables à son évasion, fassent place aux longs jours. — L'arrivée de M. Fleury de Chaboulon le confirme dans cette résolution. — Préparatifs secrets de son entreprise, dont l'exécution est fixée au 26 février. — Son dernier message à Murat et son embarquement le 26 février au soir. — Circonstances diverses de sa navigation. — Débarquement au golfe Juan le 1er mars. — Surprise et incertitude des habitants de la côte. — Tentative manquée sur Antibes. — Séjour de quelques heures à Cannes. — Choix à faire entre les deux routes, celle des montagnes conduisant à Grenoble, celle du littoral conduisant à Marseille. — Napoléon se décide pour celle de Grenoble, et par ce choix assure le succès de son entreprise. — Départ le 1er mars au soir pour Grasse. — Marche longue et fatigante à travers les montagnes. — Arrivée le second jour à Sisteron. — Motifs pour lesquels cette place ne se trouve pas gardée. — Occupation de Sisteron, et marche sur Gap. — Ce qui se passait en ce moment à Grenoble. — Dispositions de la noblesse, de la bourgeoisie, du peuple et des militaires. — Résolution du préfet et des généraux de faire leur devoir. — Envoi de troupes à La Mure pour barrer la route de Grenoble. — Napoléon, après avoir occupé Gap, se porte sur Grenoble, et rencontre à La Mure le bataillon du 5e de ligne envoyé pour l'arrêter. — Il se présente devant le front du bataillon et découvre sa poitrine aux soldats du 5e. — Ceux-ci répondent à ce mouvement par le cri de Vive l'Empereur! et se précipitent vers Napoléon. — Après ce premier succès, Napoléon continue sa marche sur Grenoble. — En route il rencontre le 7e de ligne, commandé par le colonel de la Bédoyère, lequel se donne à lui. — Arrivée devant Grenoble le soir même. — Les portes étant fermées, le peuple de Grenoble les enfonce et les ouvre à Napoléon. — Langage pacifique et libéral tenu par celui-ci à toutes les autorités civiles et militaires. — Napoléon séjourne le 8 à Grenoble, en dirigeant sur Lyon les troupes dont il s'est emparé, et qui montent à huit mille hommes environ. — Le 9 il s'achemine lui-même sur Lyon. — La nouvelle de son débarquement parvient le 5 mars à Paris. — Effet qu'elle y produit. — On fait partir le comte d'Artois avec le duc d'Orléans pour Lyon, le maréchal Ney pour Besançon, le duc de Bourbon pour la Vendée, le duc d'Angoulême pour Nîmes et Marseille. — Convocation immédiate des Chambres. — Inquiétude des classes moyennes, et profond chagrin des hommes éclairés qui prévoient les conséquences du retour de Napoléon. — Les royalistes modérés, et à leur tête MM. Lainé et de Montesquiou, voudraient qu'on s'entendît avec le parti constitutionnel, en modifiant le ministère et les corps de l'État dans le sens des opinions libérales. — Les royalistes ardents, au contraire, ne voient dans les malheurs actuels que des fautes de faiblesse, et ne veulent se prêter à aucune concession. — Louis XVIII tombe dans une extrême perplexité, et ne prend point de parti. — Suite des événements entre Grenoble et Lyon. — Arrivée du comte d'Artois à Lyon. — Il est accueilli avec froideur par la population, et avec malveillance par les troupes. — Vains efforts du maréchal Macdonald pour engager les militaires de tout grade à faire leur devoir. — L'aspect des choses devient tellement alarmant, que le maréchal Macdonald fait repartir pour Paris le comte d'Artois et le duc d'Orléans. — Il reste seul de sa personne pour organiser la résistance. — L'avant-garde de Napoléon s'étant présentée le 10 mars au soir devant le pont de la Guillotière, les soldats qui gardaient le pont crient: Vive l'Empereur! ouvrent la ville aux troupes impériales, et veulent s'emparer du maréchal Macdonald pour le réconcilier avec Napoléon. — Le maréchal s'enfuit au galop afin de rester fidèle à son devoir. — Entrée triomphale de Napoléon à Lyon. — Comme à Grenoble, il s'efforce de persuader à tout le monde qu'il veut la paix et la liberté. — Décrets qu'il rend pour dissoudre les Chambres, pour convoquer le Corps électoral en champ de mai à Paris, et pour assurer par diverses mesures le succès de son entreprise. — Après avoir séjourné à Lyon le temps indispensablement nécessaire, il part le 13 au matin par la route de la Bourgogne. — Accueil enthousiaste qu'il reçoit à Mâcon et à Chalon. — Message du grand maréchal Bertrand au maréchal Ney. — Sincère disposition de ce dernier à faire son devoir, mais embarras où il se trouve au milieu de populations et de troupes invinciblement entraînées vers Napoléon. — Le maréchal Ney lutte deux jours entiers, et voyant autour de lui les villes et les troupes s'insurger, il cède au torrent, et se rallie à Napoléon. — Marche triomphale de Napoléon à travers la Bourgogne. — Son arrivée à Auxerre le 17 mars. — Projet de s'y arrêter deux jours pour concentrer ses troupes et marcher militairement sur Paris. — État de la capitale pendant ces derniers jours. — Les efforts des royalistes modérés pour amener un rapprochement avec le parti constitutionnel ayant échoué, on ne change que le ministre de la guerre dont on se défie, et le directeur de la police qu'on ne croit pas assez capable. — Avénement du duc de Feltre au ministère de la guerre. — Tentative des frères Lallemand, et son insuccès. — Cette circonstance rend quelque espérance à la cour, et on tient une séance royale où Louis XVIII est fort applaudi. — Projet de la formation d'une armée sous Melun, commandée par le duc de Berry et le maréchal Macdonald. — Séjour de Napoléon à Auxerre. — Son entrevue avec le maréchal Ney qu'il empêche adroitement de lui faire des conditions. — Son départ le 19, et son arrivée à Fontainebleau dans la nuit. — À la nouvelle de son approche, la famille royale se décide à quitter Paris. — Départ de Louis XVIII et de tous les princes dans la nuit du 19 au 20. — Ignorance où l'on est le 20 au matin du départ de la famille royale. — Les officiers à la demi-solde, assemblés tumultueusement sur la place du Carrousel, finissent par apprendre que le palais est vide, et y font arborer le drapeau tricolore. — Tous les grands de l'Empire y accourent. — Napoléon parti de Fontainebleau dans l'après-midi arrive le soir à Paris. — Scène tumultueuse de son entrée aux Tuileries. — Causes et caractère de cette étrange révolution.
Janv. 1815. Séjour de lord Castlereagh à Paris. Parti de Vienne le 15 février 1815, lord Castlereagh était arrivé le 26 à Paris, et s'y était arrêté fort peu de jours, étant impatiemment attendu à Londres par ses collègues, qui n'osaient pas entreprendre en son absence la discussion des actes du congrès. Il obtient de Louis XVIII la concession du duché de Parme en faveur de Marie-Louise, et promet en retour l'expulsion de Murat du trône de Naples. Il avait vu Louis XVIII, avait été reçu par ce prince avec une extrême courtoisie, et avait réussi dans la négociation dont il s'était chargé, laquelle consistait à laisser Parme à Marie-Louise pendant la vie de cette princesse, et à placer provisoirement à Lucques l'héritière de Parme, c'est-à-dire la reine d'Étrurie. Louis XVIII s'était prêté à l'arrangement proposé pour complaire à l'Angleterre, et surtout pour obtenir le concours de cette puissance dans l'affaire de Naples. Du reste, le bruit que produisaient en Italie les armements de Murat simplifiait la solution pour les ministres anglais eux-mêmes, et il était devenu facile de représenter le roi de Naples comme infidèle à ses engagements, comme perturbateur du repos européen, et comme ayant mérité dès lors d'être précipité du trône sur lequel on l'avait momentanément souffert. L'Autriche aux cinquante mille hommes qu'elle avait en Italie s'occupait d'en ajouter cent mille, et Louis XVIII avait décidé dans son Conseil que trente mille Français seraient réunis entre Lyon et Grenoble pour concourir par terre et par mer aux opérations projetées contre Murat. Tout se disposait donc pour détruire en Italie le dernier vestige du vaste empire de Napoléon.
Situation intérieure de la France au moment où le congrès de Vienne allait se séparer. Mais le destin des Bourbons avait décidé qu'ils tomberaient avant Murat lui-même dans le gouffre toujours ouvert des révolutions du siècle, pour en sortir de nouveau, plus durables et malheureusement moins innocents. Leur situation, hélas, ne s'était pas plus améliorée que leur conduite! Absence regrettable des Chambres, qui contenaient le gouvernement, et modéraient l'opinion publique en lui donnant satisfaction. À la fin de décembre tout ce qu'on désirait des Chambres ayant été obtenu, on les avait ajournées au 1er mai 1815, et en se débarrassant d'une gêne apparente, la royauté s'était privée de son meilleur appui, car la Chambre des députés notamment, dans sa marche timide mais sage, était l'expression exacte de l'opinion publique, qui tout en trouvant les Bourbons imprudents, souvent même blessants, souhaitait leur redressement et leur maintien. La Chambre des députés, qui n'était, comme on s'en souvient, que l'ancien Corps législatif continué, en faisant quelquefois retentir à la tribune un blâme sévère contre les folies des émigrés, donnait à l'opinion une satisfaction, au gouvernement un avertissement salutaire, et demeurait comme une sorte de médiateur, qui empêchait que d'un côté l'irritation ne devînt trop grande, et que de l'autre on ne poussât les fautes trop loin. L'absence des Chambres en un pareil moment était donc infiniment regrettable, car la nation et l'émigration allaient s'éloigner de plus en plus l'une de l'autre, sans aucun pouvoir modérateur capable de les rapprocher et de les contenir.
Continuation des alarmes inspirées aux acquéreurs de biens nationaux. Aussi les fautes, et l'effet des fautes augmentaient chaque jour. Les prêtres en chaire ne cessaient de prêcher contre l'usurpation des biens d'Église; les laïques, anciens propriétaires de domaines vendus, obsédaient les nouveaux acquéreurs pour les décider à restituer des biens que ceux-ci avaient souvent acquis à vil prix, mais qu'on voulait leur arracher à un prix plus vil encore. L'article de la Charte garantissant l'inviolabilité des ventes nationales, aurait dû rassurer suffisamment les acquéreurs pourvus de quelque instruction; mais on leur disait que la Charte était une concession aux circonstances tout à fait momentanée, et au milieu de la mobilité des temps, il était naturel qu'ils s'alarmassent. D'ailleurs les journaux les plus accrédités du parti royaliste tenaient sur ce sujet le langage le plus inquiétant, et quand on leur répondait en citant la loi fondamentale, ils répliquaient que la loi avait pu garantir la matérialité des ventes, mais qu'elle n'avait pu en relever la moralité, et faire que ce qui était immoral devînt honnête aux yeux de la conscience publique.—La loi, disaient-ils, garantit les acquisitions nationales, l'opinion les flétrit. On n'y peut rien, et il faut même s'applaudir de cette réaction de la morale universelle contre le crime et la spoliation.—Ce langage, si on avait été conséquent, aurait dû être suivi de mesures spoliatrices, mais on n'osait pas se les permettre, et il était, en attendant, une sorte de violence morale faite aux nouveaux acquéreurs, pour les obliger à se dessaisir eux-mêmes des biens contestés. Ainsi se trouvait réalisée cette parole de M. Lainé dans la commission de la Charte, qu'il fallait sans doute garantir les ventes, mais pas trop, afin d'obliger les nouveaux propriétaires à transiger avec les anciens.—
On avait dans cette vue imaginé une fable des plus significatives. On avait prétendu que le prince de Wagram, Berthier, possesseur de la terre de Grosbois, ayant réuni les titres de ce domaine, les avait déposés aux pieds de Louis XVIII, en le suppliant d'en agréer la restitution; que le Roi les avait acceptés, et gardés une heure, puis avait rappelé le maréchal d'Empire repentant, et lui avait dit: Rentrez en possession du domaine de Grosbois; je ne puis mieux faire que d'en disposer en votre faveur, et que de vous le donner en récompense de vos longs services.—Cette anecdote s'était répandue avec une incroyable rapidité jusque dans les provinces les plus reculées, et y avait trouvé créance. Le prince de Wagram, interpellé de tout côté, avait beau affirmer que c'était là une pure invention, on n'en persistait pas moins à la propager comme si elle eût été vraie. Il avait même voulu obtenir une rétractation des journaux royalistes, et n'y avait pas réussi.
Inutiles efforts de M. Louis pour rassurer les acquéreurs de biens nationaux. M. Louis, craignant l'effet que pouvaient produire sur le crédit les inquiétudes inspirées aux acquéreurs de biens nationaux, avait en plein Conseil, et en quelque sorte de haute lutte, arraché à Louis XVIII la signature de l'ordonnance qui mettait en vente une portion des forêts de l'État, et y avait compris en assez grande quantité d'anciens bois d'Église. L'ordonnance signée, il avait, sans perdre de temps, commencé les adjudications, afin de rassurer les acquéreurs, car il n'était pas supposable qu'on entreprît de nouvelles aliénations, si on voulait revenir sur les anciennes. Le taux fort modique des mises à prix avait attiré des spéculateurs, qui trouvant dans la vente du bois à peu près l'équivalent du prix d'achat, et ayant ainsi la superficie presque pour rien, couraient volontiers la chance de ce genre d'acquisitions. Néanmoins cette mesure n'avait point rétabli la sécurité, et les propriétaires qui avaient acquis pendant la Révolution, fort nombreux dans les campagnes, continuaient de vivre dans de sérieuses alarmes. Or, alarmer les intérêts équivaut à les immoler, car la crainte agit sur les hommes autant et souvent plus que le mal lui-même.
Nouveaux outrages prodigués aux révolutionnaires à l'occasion du 21 janvier. Les manifestations contre la Révolution française n'avaient pas cessé. L'anniversaire du 21 janvier en avait fourni une nouvelle occasion saisie avec empressement. Un homme pieux avait acheté, rue de la Madeleine à Paris, le terrain dans lequel avaient été inhumés le roi Louis XVI, la reine Marie-Antoinette, Madame Élisabeth, et à l'approche du 21 janvier, il avait commencé des fouilles, pour rechercher les restes de ces augustes victimes. Il croyait les avoir retrouvés, et d'après toutes les indications il était fondé à le croire. En conséquence de cette découverte, le gouvernement avait ordonné une cérémonie funèbre pour la translation à Saint-Denis de ces restes si dignes de respect. Mais malheureusement on avait accompagné cette cérémonie de malédictions de tout genre contre la Révolution française, à quoi les hommes que leurs actes, ou simplement leurs opinions, attachaient à cette révolution, avaient répondu par mille doutes et par mille railleries sur la découverte faite rue de la Madeleine. Les royalistes avaient répliqué par de nouvelles injures contre les révolutionnaires, et leur avaient répété que si matériellement on leur pardonnait, et que si, par grande grâce, on ne les envoyait pas à l'échafaud, c'était tout ce qu'il leur était permis de prétendre, en conséquence de la promesse d'oubli contenue dans la Charte, mais qu'on ne pouvait étouffer la conscience publique, et empêcher qu'elle ne jugeât leur crime exécrable. Comme pour mieux assurer le retour de ces tristes récriminations, on avait ordonné une cérémonie annuelle en expiation de l'attentat du 21 janvier.
À tous ces actes on en ajouta de plus significatifs encore à l'égard des personnes. En accordant en principe l'inamovibilité des magistrats, le Roi s'était réservé de donner ou de refuser l'investiture à ceux qui étaient actuellement en fonctions, et de reviser de la sorte le personnel entier de la magistrature. En conséquence les magistrats de tous les degrés attendaient avec anxiété qu'on prononçât sur leur sort, et ils demeuraient dans un état de dépendance qui pouvait être funeste pour les justiciables, et en particulier pour ceux qui possédaient des biens nationaux. Les Chambres avant de se séparer avaient demandé qu'il fût mis fin à cet état d'incertitude, et en janvier 1815 le gouvernement avait commencé par la Cour suprême l'épuration tant redoutée. Destitution de MM. Muraire et Merlin. Il avait exclu de la charge de premier président M. Muraire, à cause de ses affaires privées, de la charge de procureur général M. Merlin, à cause de son vote dans le procès de Louis XVI, et il les avait remplacés par M. de Sèze et M. Mourre. Ces changements étaient naturels, mais il était tout aussi naturel que le parti révolutionnaire y vît la manifestation des sentiments qu'on lui portait, les actes surtout étant suivis du langage le plus amer. Il faudrait pour se pardonner de telles choses, que les partis eussent un esprit de justice qui ne leur a pas été donné.
À la même époque, le clergé cédant cette fois non point à ses passions, mais à des scrupules sincères, faillit amener un véritable soulèvement dans la population parisienne. Funérailles de mademoiselle Raucourt. Une célèbre tragédienne, mademoiselle Raucourt, venait de mourir. On présenta son cercueil à l'église Saint-Roch, sans s'être d'avance entendu avec le curé, pour obtenir de lui les prières des morts. Il eût été plus sage au curé d'éviter un éclat, et de supposer ces manifestations de repentir qui autorisent à considérer les personnes vouées à la carrière du théâtre comme réintégrées dans le sein de l'Église. Le curé refusa obstinément de recevoir le cercueil. Bientôt la foule s'accrut, et le public, voyant dans cette scène une nouvelle preuve de l'intolérance du clergé, força les portes de l'église. Le cercueil fut introduit violemment, et on ne sait ce qui serait arrivé, si un ordre royal, parti des Tuileries, n'avait prescrit au curé d'accorder à la défunte les honneurs funèbres.
D'après les règles canoniques le curé avait raison, et comme le clergé n'a plus la tenue des registres de l'état civil, comme ses refus n'ont plus aucune influence sur l'état des personnes, et n'ont d'autre conséquence que la privation d'honneurs que l'Église a le droit d'accorder ou de dénier selon ses croyances, le curé de Saint-Roch était bien autorisé à refuser les prières qu'on lui demandait, et les amis de la défunte auraient dû la conduire au cimetière sans la présenter à l'église. Mais l'abus que l'on fait de ses droits prive souvent de leur exercice le plus légitime. Les prédications incendiaires du clergé avaient tellement irrité les esprits, qu'on ne voulait pas même lui pardonner ses exigences les plus fondées, et il est probable que si le curé n'avait pas obtempéré à l'ordre royal, la foule ameutée aurait commis quelque profanation déplorable, que l'armée et même la garde nationale auraient mis peu d'empressement à réprimer.
De toutes les scènes de cette époque la plus fâcheuse, celle qui produisit le plus d'éclat, fut le procès intenté au général Exelmans.
Reprise imprudente du procès intenté au général Exelmans. Déjà nous avons fait connaître l'espèce de faute reprochée à cet illustre général. Parmi les lettres saisies sur lord Oxford, et destinées à la cour de Naples, on en avait trouvé une dans laquelle le général Exelmans renouvelait à Murat, dont il était l'ami et l'obligé, l'assurance d'un absolu dévouement, et lui disait que si son trône était menacé, de nombreux officiers français iraient lui offrir leur épée. On savait dans le public que la cour de France s'efforçait d'obtenir à Vienne la dépossession de Murat, mais la guerre n'était pas déclarée contre lui, et par conséquent il n'y avait dans la lettre saisie rien de contraire à la discipline militaire. Seulement le général Exelmans ayant été maintenu en activité, on pouvait lui reprocher de ne pas ménager les dispositions fort connues d'un gouvernement qui s'était montré bienveillant à son égard. C'était tout au plus de sa part un défaut de convenance, nullement une violation de ses devoirs. Le général Dupont en avait jugé ainsi, et s'était contenté de lui adresser une réprimande, et de lui enjoindre un peu plus de circonspection à l'avenir. Mais le ministre Dupont avait été remplacé au département de la guerre par le maréchal Soult, et on a vu que ce maréchal, d'abord fort mal disposé pour la Restauration, puis réconcilié avec elle, avait promis de rétablir la discipline dans l'armée, et d'y faire rentrer la fidélité avec la soumission.
Un des moyens qu'il voulait employer était de réveiller l'affaire oubliée du général Exelmans, et en faisant sentir son autorité à l'un des généraux les plus populaires, d'intimider tous les autres. En effet il était d'usage à cette époque, de dire et même de croire, que c'était la faiblesse du gouvernement qui encourageait le mauvais vouloir de l'armée. Le duc de Berry, irrité de ne pas trouver chez les militaires les sentiments qu'il leur témoignait, se montrait imbu de cette fausse pensée, et la soutenait avec la fougue de son caractère. Le maréchal Soult ordonne au général Exelmans de se rendre à Bar-sur-Ornain. Le maréchal Soult, trop soigneux de complaire à ce prince, avait mis le général Exelmans à la demi-solde, et lui avait enjoint de se rendre à Bar-sur-Ornain, son lieu natal, dans une sorte d'exil. À cette époque les officiers à la demi-solde contestaient au ministre de la guerre le droit de leur assigner un séjour. Ils disaient que n'ayant aucun emploi, dès lors aucun devoir à remplir qui exigeât leur présence dans un lieu déterminé, ils étaient libres de choisir leur résidence, et que n'ayant pas les avantages de l'activité, ils ne devaient pas en avoir les charges. De son côté le ministre de la guerre persistait à soutenir son droit, et il avait des raisons d'y tenir, car dans l'état actuel des choses, avec le penchant que les officiers non employés avaient à se rendre à Paris, il importait de pouvoir les disperser par un simple ordre de l'administration. Cet ordre renouvelé bien souvent était resté sans exécution, et les officiers à la demi-solde n'avaient pas cessé d'affluer dans la capitale, où ils tenaient le langage le plus inconvenant et le plus séditieux. Mais c'était une maladresse que de faire résoudre la question sur la personne d'un militaire aussi distingué que le général Exelmans, et pour le délit assez ridicule qu'on lui reprochait.
Le général demande un délai, et n'ayant pu l'obtenir, refuse d'obéir. Le général Exelmans, autour duquel s'était réuni tout ce que Paris renfermait de têtes les plus chaudes, ne se montra pas disposé à obtempérer à un ordre qu'il qualifiait de sentence d'exil, et pour le moment s'en tint à demander un délai, alléguant l'état de sa femme qui venait d'accoucher, et qui avait besoin de ses soins. Il eût été prudent de se contenter de cette demi-obéissance, et de ne pas provoquer une résistance ouverte, par une opiniâtreté outrée dans l'exercice d'un droit contesté. Mais le maréchal Soult insista, et exigea le départ immédiat du général Exelmans. Celui-ci excité par ses jeunes amis, refusa péremptoirement d'obéir. Le maréchal alors sans égard pour l'état où se trouvait la jeune femme du général, envoya chez lui pour le faire arrêter. Arrestation et évasion du général qui demande des juges. Le général arrêté et conduit à Soissons, parvint à se soustraire à ses gardes, et écrivit au ministre pour réclamer des juges, promettant de se constituer prisonnier dès qu'on lui aurait désigné un tribunal régulier devant lequel il pût comparaître.
Grand éclat produit par cette affaire. Cette scène produisit parmi les militaires et dans une grande partie du public une vive sensation. On fut profondément irrité contre le maréchal, devenu de serviteur zélé de l'Empire, serviteur non moins zélé des Bourbons, et persécuteur de ses anciens camarades beaucoup plus que le général Dupont ne l'avait été. On se mit à raconter les violences commises envers l'un des officiers les plus brillants de l'armée, et surtout le trouble causé à sa jeune femme, tout cela pour un délit fort contestable, pour un souvenir donné par lui à Murat, son ancien chef, son bienfaiteur, et on nia, à tort ou à raison, que le ministre eût à l'égard des militaires sans emploi le droit de fixer leur résidence. L'opinion était donc excitée au plus haut point, et par les stimulants les plus propres à agir sur elle.
Cet éclat malheureux une fois produit, il était impossible de s'arrêter, et de laisser le général en fuite, et sans juges. Il fallait nécessairement lui en donner. Le maréchal fit donc au Conseil royal un rapport mal conçu et mal motivé, qui embarrassa même les membres du gouvernement les moins modérés. Il aurait fallu se borner à poursuivre le général pour délit de désobéissance, et il y avait beaucoup à dire en faveur du droit réclamé par le ministre de la guerre. L'État en effet, en accordant une demi-solde à un nombre considérable d'officiers, non pas à titre de retraite, mais à titre de demi-activité, en attendant l'activité entière, devait cependant conserver quelques droits sur eux, et ce n'était pas en réclamer un bien excessif que de prétendre leur assigner un séjour, car on pouvait avoir besoin d'eux dans tel endroit ou dans tel autre, et on devait avoir l'autorité de les y envoyer. Le ministre ne s'en tint pas à ce grief de désobéissance très-soutenable, et il proposa de déférer le général Exelmans au conseil de guerre de la 16e division militaire, siégeant à Lille, comme prévenu de correspondance avec l'ennemi, d'espionnage, de désobéissance, de manque de respect au Roi, et de violation du serment de chevalier de Saint-Louis. Discussion des griefs allégués contre le général. Quoiqu'on commençât dans le gouvernement à être fort irrité contre les militaires, on fut étonné de voir accumuler de tels griefs. Le général Dessoles déplora la nécessité où l'on s'était mis de sévir contre un officier aussi distingué que le général Exelmans, et trouva surtout bien étrange de l'accuser d'espionnage. Légèreté de ces griefs. Il dit du reste qu'il fallait tâcher d'obtenir pour l'exemple une condamnation, mais avec la pensée de faire grâce immédiatement. Le comte d'Artois, avec une violence peu conforme à sa bonté ordinaire, s'écria qu'on devait bien se garder de faire grâce, qu'il fallait sévir au contraire, afin de ramener les militaires à l'obéissance. Le duc de Berry tint le même langage, et ne put toutefois s'empêcher de considérer le grief d'espionnage comme peu convenable. Le Roi lui-même et M. de Jaucourt, qui l'un et l'autre étaient dans le secret des affaires étrangères (M. de Jaucourt remplaçait M. de Talleyrand par intérim), trouvèrent hasardé non-seulement le grief d'espionnage, mais celui de correspondance avec l'ennemi. Ils savaient combien il avait été difficile à Vienne de contester le titre royal de Murat; ils savaient que jusqu'à ses dernières imprudences ce titre ne lui avait pas été dénié, qu'on lui avait même laissé la qualification d'allié, et qu'en ce moment encore on ne lui avait pas donné celle d'ennemi, bien qu'on eût menacé de le traiter comme tel, au premier mouvement de ses troupes. Le Roi et le ministre intérimaire des affaires étrangères ne dissimulèrent donc pas qu'il serait difficile d'appliquer officiellement à Murat le titre d'ennemi, ce qui résulterait nécessairement de l'accusation intentée au général Exelmans, contre lequel on n'avait d'autre fait à alléguer que les lettres adressées à la cour de Naples.
Le maréchal Soult engagé d'amour-propre soutint avec obstination les termes de son rapport. Le général qui régnait à Naples, ainsi qu'il qualifiait Murat, n'était, selon lui, que l'usurpateur de l'un des trônes de la maison de Bourbon, dès lors l'ennemi de la France, et quiconque lui avait écrit, avait correspondu avec l'ennemi. Le délit d'espionnage, selon lui, était suffisamment caractérisé par cette seule circonstance d'avoir fait part à Murat de la disposition où étaient beaucoup d'officiers français de lui offrir leur épée. Pour la désobéissance, elle était flagrante, puisque le général avait contesté le droit du ministre d'assigner un séjour aux officiers à la demi-solde, et avait non-seulement contesté ce droit en principe, mais refusé en fait de s'y soumettre. Quant au manque de respect envers le Roi, quant à la violation du serment de chevalier de Saint-Louis, les raisons du ministre étaient de la plus mince valeur, et ces griefs étaient du reste les moins importants. Le maréchal s'obstina tellement à soutenir ce système d'accusation, que, par condescendance autant que par paresse d'esprit, le Roi lui permit de motiver son rapport comme il voulut, se réservant, dans le cas d'une condamnation, d'user à propos du droit de faire grâce. Le duc de Berry quoique ayant des doutes sur la valeur des griefs articulés, se récria contre la disposition à l'indulgence que le Roi laissait paraître, et répéta qu'il faudrait bien se garder de faire grâce, car, disait-il, c'était la faiblesse qui perdait l'armée. Le Roi, impatienté, lui répondit: Mon neveu, n'allez pas plus vite que la justice, et attendez qu'elle ait prononcé.—
Le maréchal Soult persiste, et renvoie le général Exelmans devant la juridiction de la 16e division militaire. On laissa donc le ministre de la guerre intenter au général Exelmans un procès qui reposait, comme on vient de le voir, sur les griefs les moins sérieux. Lorsque le général Exelmans apprit qu'il était renvoyé devant le conseil de guerre de la 16e division militaire, il n'hésita pas à se constituer prisonnier, d'après l'avis de ses nombreux amis, qui avec raison ne croyaient pas qu'il y eût un seul militaire, et même un seul magistrat, capable de le condamner.
Comparution du général. Le général se rendit à Lille et comparut le 23 janvier devant le conseil de guerre de la 16e division militaire. Le rapporteur ayant énoncé les griefs articulés par le maréchal Soult, le général fit des réponses simples et convenables, d'un ton de modération qui ne lui était pas habituel, mais qu'on lui avait sagement conseillé. Ses réponses. Quant au grief de correspondance avec l'ennemi, il répondit que la France étant en ce moment en paix avec tous les États de l'Europe, il était impossible de prétendre qu'il eût correspondu avec un ennemi, et que si par hasard la France en avait un, cet ennemi actuellement ignoré ne pouvait être considéré comme tel qu'après une déclaration de guerre, ou des hostilités caractérisées. À l'égard du reproche d'espionnage, il déclara, avec un sentiment de dignité compris et approuvé de tous les assistants, qu'il n'y répondrait même pas. Quant à la désobéissance, il soutint que le ministre n'ayant dans l'état des choses aucun service à exiger des officiers à la demi-solde, s'arrogeait par rapport à eux le droit d'exil, en prétendant les faire changer de résidence à sa volonté. Relativement au délit d'offense envers le Roi, il affirma que plein de respect pour Sa Majesté Louis XVIII, il était certain de n'avoir rien écrit qui fût contraire à ce respect. Enfin quant au reproche d'avoir manqué aux obligations de chevalier de Saint-Louis, il répondit assez légèrement que sans doute il ne connaissait pas ces obligations, car il n'en pouvait découvrir aucune qui fût contraire à ce qu'il avait fait.
Son acquittement triomphal. Ces réponses étaient si naturelles, et si fondées, qu'elles rendaient toute défense à peu près inutile. Le débat fut court, et presque sans délibérer le conseil de guerre acquitta le général à l'unanimité. On se figure aisément la joie, et surtout la manifestation de cette joie parmi les militaires accourus en foule pour accompagner le général. Il fut ramené chez lui en triomphe, et en quelques jours l'impression ressentie à Lille se propagea dans toute la France parmi les nombreux ennemis du gouvernement. Ses amis éclairés déplorèrent un procès où l'on avait posé d'une manière si maladroite, et fait résoudre d'une manière si dangereuse tant de graves questions à la fois. Les conséquences évidentes de ce procès, c'était que l'armée ne considérait pas Murat comme ennemi, ne reconnaissait pas au ministre de la guerre le droit d'assigner une résidence aux officiers à la demi-solde, et enfin que, juges ou accusés, tous les militaires ne craignaient pas de se mettre en opposition flagrante envers l'autorité établie.
Dispositions des diverses classes de la France à l'égard des Bourbons. Jamais circonstance n'avait fait ressortir en traits plus frappants la faiblesse de la royauté restaurée. Sur qui s'appuyer en effet, contre tant d'ennemis si maladroitement provoqués, lorsque la force publique était manifestement hostile? Sans doute il restait la garde nationale, composée des classes moyennes, lesquelles souhaitaient le maintien des Bourbons contenus par une sage intervention des pouvoirs publics. Mais à Paris la morgue des gardes du corps, dans les provinces celle des nobles rentrés, partout l'intolérance du clergé, les menaces contre les acquéreurs de biens nationaux, les souffrances de l'industrie ruinée par l'introduction des produits anglais, les pertes de territoire injustement imputées à la Restauration, enfin le réveil de l'esprit libéral dont les Bourbons faisaient un ennemi au lieu d'en faire un allié, avaient fort altéré les dispositions de ces classes moyennes, et parmi elles ce n'était plus que les esprits infiniment sages qui pensaient qu'il fallait soutenir les Bourbons en essayant de les corriger. Mais ce sentiment renfermé dans un nombre de gens très-restreint, suffirait-il pour soutenir les Bourbons contre tant d'hostilités de tout genre? Personne ne le croyait, et la pensée d'un prochain changement, pensée qui souvent amène ce qu'elle prévoit, avait pénétré dans tous les esprits. En effet, quand cette opinion fatale qu'un gouvernement ne peut pas durer, vient à se répandre, les indifférents déjà froids se refroidissent davantage, les intéressés tournent les yeux ailleurs, les amis effarés commettent encore plus de fautes, et les fonctionnaires chargés de la défense hésitent à se compromettre pour un pouvoir qui ne pourra les récompenser ni de leurs efforts, ni de leurs dangers. Ces derniers surtout se montraient alors aussi mal disposés que possible. Ils appartenaient presque tous à l'Empire, car les royalistes, nobles ou non nobles, émigrés ou demeurés sur le sol, malgré leur bonne volonté de prendre les places, n'avaient pu les obtenir du gouvernement, tant ils étaient étrangers à la connaissance des affaires. Beaucoup s'étaient dirigés, comme on l'a vu, vers les emplois militaires, ce qui avait produit sur l'armée le plus déplorable effet. Les autres avaient songé aux emplois de finances, mais M. Louis ayant le fanatisme de son état, les avait impitoyablement repoussés. Quelques-uns aspiraient aux emplois administratifs, mais l'abbé de Montesquiou, non moins hautain avec ses amis qu'avec ses adversaires, avait dit qu'il ne suffisait pas d'avoir émigré pour connaître la France et être capable de l'administrer, et par dédain autant que par paresse, il n'avait pas changé vingt préfets sur quatre-vingt-sept. Enfin quant à ceux qui songeaient à la magistrature, on était bien décidé à les y admettre, mais l'épuration depuis longtemps annoncée de cette magistrature était à peine commencée, et ils n'avaient pas eu le temps d'y trouver place, tandis que la destitution de MM. Muraire et Merlin avait été pour les magistrats en fonctions un véritable sujet d'alarme. Ainsi l'armée profondément hostile, les fonctionnaires presque tous originaires de l'Empire, suspects à la dynastie qu'ils n'aimaient pas, travaillés en dessous par les royalistes qui voulaient leurs emplois, et fatigués de l'hypocrisie à laquelle ils étaient condamnés, les classes moyennes favorables d'abord, refroidies depuis, le peuple des campagnes complétement aliéné à cause des biens nationaux, le peuple des villes inclinant vers les révolutionnaires par goût et par habitude, enfin quelques amis peu nombreux et peu écoutés parmi les hommes éclairés qui prévoyaient le danger du rétablissement de l'Empire, telle était en résumé la situation des diverses classes de la société française à l'égard des Bourbons, situation se dessinant plus clairement à chacun des incidents qui se succédaient avec une étrange rapidité.
L'armée française pour la première fois disposée à intervenir dans la politique. Parmi toutes ces classes, ou froides ou hostiles, la plus redoutable, celle des militaires, avait le sentiment que le gouvernement dépendait d'elle seule, et qu'il serait renversé dès qu'elle le voudrait. Cette disposition ne s'était jamais vue dans notre armée, et fort heureusement ne s'est pas revue depuis, car il n'y a rien de plus dangereux qu'une armée qui veut prendre aux révolutions de l'État une autre part que celle de maintenir l'ordre au nom des lois. Elle est bientôt le plus funeste et le plus abject des instruments de révolution, car elle devient rapidement licencieuse, indisciplinée, insatiable, et quelquefois lâche, bonne à opprimer l'État au dedans, impuissante à le défendre au dehors, le déshonorant et se déshonorant, jusqu'à ce qu'on la détruise par le fer et le feu, comme il est arrivé des prétoriens dans l'antiquité, des strélitz, des mameluks, des janissaires dans les temps modernes. Jusqu'ici en effet, les révolutions accomplies en France n'avaient eu aucun rapport à l'armée, qu'elles n'avaient eue ni pour cause, ni pour but, ni pour moyen. Mais la révolution de 1814, accomplie par toute l'Europe en armes, contre un chef militaire qui avait abusé de son génie et de la bravoure de ses soldats, semblait avoir été spécialement dirigée contre l'armée française, qui l'avait profondément ressenti. Flattée un moment par les Bourbons dans la personne de ses chefs, elle n'avait pas tardé à s'apercevoir qu'entre elle et le gouvernement il y avait toute la différence imaginable entre un parti qui avait défendu le sol et un parti qui avait voulu l'envahir, et cette fois (l'unique, nous le répétons, dans notre siècle) l'idée lui était venue de jouer un rôle politique, un rôle révolutionnaire.—Jetons ces émigrés à la porte, était le propos de toute la jeunesse militaire, accumulée à Paris.—Soit que Napoléon revînt se mettre à sa tête, ce qu'elle souhaitait ardemment (sans savoir, hélas! ce qu'elle désirait), soit qu'il ne vînt pas, elle était résolue à renverser le gouvernement de ses propres mains, et le plus tôt possible. Les officiers sans emploi l'annonçaient hautement, et lorsqu'ils parlaient de la sorte, ils trouvaient ceux qui étaient employés, ou silencieusement ou explicitement approbateurs, et prêts à les seconder. Quant aux soldats, il n'y avait pas un doute à concevoir sur leurs sentiments, car les jeunes ayant quitté le drapeau par suite de la désertion générale en 1814, et ayant été remplacés par les vieux, revenus des prisons ou des garnisons lointaines, l'armée était, surtout dans les derniers rangs, aussi hostile aux Bourbons que dévouée à Napoléon.
Un ministre de la guerre, quel qu'il fût, ne pouvait être que fort insuffisant pour vaincre de telles dispositions, et le maréchal Soult qu'on avait choisi dans l'espérance qu'il en triompherait, n'y avait guère réussi. Son essai de sévérité envers le général Exelmans avait au contraire amené les choses à un état de fermentation des plus inquiétants. Il n'était pas possible que des officiers de tout grade, généraux, colonels, chefs de bataillon, jusqu'à de simples sous-lieutenants, restés à la demi-solde, et réunis à Paris au nombre de plusieurs milliers, répétassent sans cesse qu'il fallait renvoyer les émigrés à l'étranger, sans que des propos ils songeassent à passer à l'action. Bien qu'ils fussent assez nombreux pour tenter à eux seuls un coup de main, ils sentaient que le résultat serait infiniment plus assuré s'ils avaient avec eux quelques-uns de leurs camarades pourvus de commandements, et pouvant disposer de corps de troupes au signal qu'on leur donnerait. Sous ce rapport ils étaient parfaitement servis par les circonstances, car parmi leurs camarades les plus pétulants s'en trouvaient qui avaient des commandements à très-petite distance de Paris. Le brillant Lefebvre-Desnoëttes était resté à la tête de la cavalerie de la garde, stationnée dans le Nord. Complot des frères Lallemand. Les frères Lallemand, officiers du plus grand mérite et des plus animés contre la Restauration, commandaient, l'un le département de l'Aisne, l'autre l'artillerie de La Fère. Enfin l'un des premiers divisionnaires de l'Empire, Drouet, comte d'Erlon, fils de l'ancien maître de poste de Varennes, était à la tête de la 16e division militaire à Lille. Ils pouvaient à eux quatre réunir quinze ou vingt mille hommes, les amener à Paris, les joindre aux quelques mille officiers à la demi-solde qui s'y étaient agglomérés, et n'ayant à craindre dans cette capitale que la maison du Roi, ils avaient la presque certitude de réussir. Toutefois, malgré ces conditions si menaçantes pour le gouvernement, leur succès était moins certain qu'ils ne le croyaient, ainsi que le résultat le prouva bientôt, car très-heureusement le sentiment de l'obéissance est tel dans l'armée française, qu'il n'est pas facile d'entraîner des troupes, même dans le sens de leurs passions, si c'est en sens contraire de leurs devoirs. Nature de ce complot. Néanmoins, les officiers mécontents étaient pleins de confiance, et il est vrai que jamais conspirateurs n'avaient été autant fondés à croire au succès de leur entreprise. Ils s'étaient mis d'accord entre eux, officiers sans emploi, officiers en activité, et comprenant très-bien que dans les entreprises de ce genre un grand nom est une importante condition de réussite, ils avaient songé au seul grand nom militaire laissé dans la disgrâce, à celui du maréchal Davout. Ce personnage grave et sévère, le plus ferme observateur de la discipline militaire, était peu propre à conspirer. Pourtant la conduite tenue à son égard l'avait profondément blessé, et cette conduite était vraiment inqualifiable, car il était proscrit à la demande de l'ennemi, pour la défense de Hambourg, l'une des plus mémorables dont l'histoire ait conservé le souvenir. Aussi n'avait-il pas repoussé les jeunes et pétulants généraux qui s'étaient adressés à lui. Disposé ainsi qu'eux à considérer les Bourbons comme des étrangers, se flattant de pouvoir par un mot expédié à l'île d'Elbe faire revenir Napoléon, le remettre à la tête de l'Empire, l'entreprise proposée n'était à ses yeux que la substitution d'un gouvernement national à un gouvernement antinational, imposé à la France par l'Europe. Le maréchal, sans s'engager précisément avec les jeunes artisans de ce projet, leur avait montré assez de sympathie pour leur inspirer la confiance qu'il serait leur chef, et tout joyeux d'une telle adhésion, indiscrets comme des gens joyeux, ils n'avaient guère fait mystère de leurs espérances.
Effort pour y mêler des personnages politiques, et soin de ceux-ci à n'y pas entrer. Cependant à travailler ainsi pour Napoléon, il fallait travailler avec lui, avec son assentiment, avec son concours, et dès lors se mettre en communication avec ceux qui étaient supposés le représenter. Tout en cherchant spécialement les grands noms militaires de l'Empire, les hommes qui voulaient se débarrasser des Bourbons avaient songé aussi aux grands noms civils, afin d'entrer en rapport avec Napoléon par leur intermédiaire. Ils ne pouvaient recourir au prudent Cambacérès que sa timidité et sa gravité rendaient inabordable, au sauvage Caulaincourt qui fuyait toutes les relations, au trop suspect et trop surveillé duc de Rovigo qu'il était impossible d'approcher sans se dénoncer soi-même à la police, et ils s'étaient tournés vers les deux hommes qui passaient pour avoir la confiance personnelle de Napoléon, MM. Lavallette et de Bassano. Mais M. Lavallette avait reçu de Napoléon pendant la dernière campagne un dépôt de seize cent mille francs en espèces métalliques, composant toute la fortune personnelle de l'ancien Empereur, et il l'avait soigneusement gardé pour le restituer à la première demande. Dans sa fidélité, craignant de trahir un dépôt qui pouvait devenir le pain de son maître, il l'avait caché avec beaucoup de précautions dans sa propre maison, et pour le mieux cacher, il se cachait lui-même en ne voyant personne. Prudence de M. de Bassano. C'était donc au fidèle et toujours accessible duc de Bassano que les auteurs de l'entreprise projetée avaient eu recours. Ils l'avaient à la fois charmé et terrifié, charmé en lui prouvant qu'on ne cessait pas de penser à Napoléon, terrifié en l'informant d'un projet compromettant pour tant de monde, particulièrement pour Napoléon lui-même, qui, à l'île d'Elbe, restait placé sous la main des puissances, et exposé à subir le contre-coup de toutes leurs inquiétudes. Ce qui contribuait à intimider M. de Bassano, c'est que, depuis le départ de Napoléon pour l'île d'Elbe, il n'en avait reçu aucune communication, et n'avait osé lui en adresser aucune. Les hommes qui avaient servi Napoléon étaient si habitués à attendre son initiative, que jamais ils ne se seraient permis de la prévenir, et depuis sa chute ils n'avaient pas changé. Les fautes des Bourbons leur avaient rendu l'espérance, sans leur inspirer une spontanéité d'action dont ils avaient toujours été dépourvus. M. de Bassano, intimement lié avec les jeunes généraux qui s'agitaient en ce moment, leur avait déclaré qu'il était sans rapports avec Napoléon, qu'il ne pouvait par conséquent leur donner ni son avis, ni son assentiment, encore moins l'autorité de son nom, puis il les avait suppliés de ne pas compromettre leur ancien chef, qui, toujours à la merci de ses ennemis, pouvait, sur un mot parti de Vienne, être transporté violemment dans des régions lointaines et sous un ciel meurtrier. Cette réserve n'avait été prise que comme une prudence ordinaire aux personnages politiques, et les jeunes têtes impatientes de relever l'Empire n'avaient été ni découragées, ni jetées dans le doute par la manière de s'exprimer de l'ancien confident de l'Empereur.
Il y avait un autre concours qu'il était tout aussi naturel de désirer et d'espérer, c'était celui du parti révolutionnaire. Les Bourbons auraient eu pour les révolutionnaires, et en particulier pour les votants, des ménagements que leur cœur rendait impossibles, qu'ils n'auraient probablement pas réussi à se les concilier. Mais si à cette difficulté fondamentale on ajoute les sanglants outrages prodigués tous les jours aux révolutionnaires par les gazettes royalistes, on comprendra que leur antipathie se fût transformée en une haine violente. Sous l'influence de ces dispositions, Carnot avait écrit et laissé publier le fameux mémoire dont nous avons parlé; Sieyès d'une modération dédaigneuse avait passé à un déchaînement qui ne lui était pas ordinaire, et une quantité d'autres personnages du même parti avaient suivi son exemple, à l'exception toutefois de Barras, qui, peu jaloux de retomber sous l'ingrat général dont il avait commencé la fortune, désirait mourir paisiblement sous les Bourbons, auxquels il faisait parvenir de sages conseils fort peu écoutés. Hors celui-là, les révolutionnaires étaient exaspérés. Satisfaits d'abord de la chute de Napoléon, ils la déploraient maintenant, et désiraient hautement son retour. M. Fouché seul, parmi les révolutionnaires, paraît disposé à se mêler au complot projeté. À leur tête, on voyait comme de coutume se remuer M. Fouché, qui cherchait toujours à ressaisir un rôle, et s'en faisait un en se mêlant de tout. Tandis qu'il s'était mis, comme on l'a vu, en rapport avec les agents de M. le comte d'Artois, et avec M. le comte d'Artois lui-même, promettant de sauver les Bourbons si les Bourbons se confiaient à lui, il écrivait à M. de Metternich à Vienne, pour lui donner sur la manière d'arranger l'Europe ses idées, que M. de Metternich ne demandait pas; il écrivait à Napoléon pour lui conseiller de s'enfuir en Amérique, désirant sincèrement en débarrasser l'Europe et s'en débarrasser lui-même. Puis, toujours allant et venant d'un parti à l'autre, après avoir excité les révolutionnaires contre les émigrés, il faisait aux émigrés un épouvantail de l'agitation régnante, dans l'espoir qu'on l'appellerait pour la calmer. Pourtant le dernier remaniement ministériel, qui avait amené le maréchal Soult à la guerre, M. d'André à la police, lui ôtant l'espoir prochain d'un retour au pouvoir, il avait comme les hommes de son parti, mais par d'autres motifs, passé de l'indulgence à la colère envers les Bourbons, et il était prêt à s'adjoindre à quiconque voudrait les renverser. Il était donc bien difficile qu'il se tramât quelque chose contre eux, sans qu'il fût de l'entreprise et qu'il y eût le premier rôle. Mais les bonapartistes se défiaient profondément de lui, et lui préféraient le comte Thibaudeau, ancien conventionnel, ancien régicide, ancien préfet de l'Empire, habile et dur, retiré à Paris, où il avait fui le ressentiment des Marseillais exaspérés contre son administration. Révolutionnaire par sentiment, bonapartiste par ambition, sûr du reste dans ses relations, il avait été le lien des révolutionnaires avec les bonapartistes, jusqu'au moment où M. Fouché s'était mis au cœur de toutes les menées pour les diriger à son gré et à son profit. M. Fouché présentant aux révolutionnaires sa qualité de régicide pour gage, aux bonapartistes celle du plus ancien ministre de Napoléon, et offrant à tous et pour titre essentiel une activité et un savoir-faire célèbres, était bientôt devenu le personnage principal, et n'avait pas tardé à vouloir imposer ses idées. Or sa principale idée c'était de renverser les Bourbons sans leur substituer Napoléon lui-même. Idées particulières à M. Fouché. Il disait qu'à un état de choses nouveau, il fallait un prince nouveau, libéral comme la génération présente, n'inspirant pas à l'Europe la haine dont Napoléon était l'objet, n'étant pas exposé comme lui à voir six cent mille hommes repasser le Rhin pour le détrôner; il disait que la France, fatiguée de guerre et de despotisme, ne voulait pas plus de Napoléon que des Bourbons, et qu'il n'y avait que deux princes souhaitables, le duc d'Orléans, ou Napoléon II sous la régence de Marie-Louise; que le duc d'Orléans, enlacé dans les liens de sa famille, ne pouvait pas se séparer d'elle pour prêter la main à une révolution; que ses manifestations favorables se bornaient à plus de politesse envers les hommes de l'armée et de la Révolution, mais qu'il était impossible d'établir sur de pareils fondements une entreprise telle qu'un changement de gouvernement; que la seule solution convenable, c'était le Roi de Rome avec la régence de Marie-Louise; qu'en se proposant un tel but on aurait l'Autriche, par l'Autriche l'Europe, avec l'Europe la paix; qu'on aurait en outre l'armée heureuse de voir renaître l'Empire, Napoléon lui-même dédommagé dans la personne de son fils du trône qu'il aurait perdu, enfin les révolutionnaires et les libéraux parfaitement satisfaits, car trouvant dans le fils la gloire du père sans son despotisme, débarrassés en même temps des avanies de l'émigration, ils auraient toutes les raisons imaginables de se rattacher à un régime qui leur procurerait les avantages de l'Empire sans aucun de ses inconvénients.
Fév. 1815. Ces raisons, quoique très-sensées sous plusieurs rapports, péchaient comme toutes celles qu'on alléguait pour tenter une révolution nouvelle, par un côté fondamental, c'était de supposer qu'on pût donner aux Bourbons un autre remplaçant que Napoléon. La régence de Marie-Louise était un pur rêve, car l'Autriche n'aurait livré ni Marie-Louise ni son fils, et cette princesse eût été aussi incapable de ce rôle que peu désireuse de le remplir. M. le duc d'Orléans qui pouvait être amené un jour, la couronne étant vacante, à céder au vœu irrésistible de l'opinion publique, n'aurait ni devancé ni provoqué ce vœu, qui alors était encore très-vague. Marie-Louise, le duc d'Orléans étant impossibles par des motifs différents, il fallait ou se proposer Napoléon pour but, ce qui était une provocation insensée et désastreuse à l'Europe, ou conserver les Bourbons en les redressant, seule chose en effet qui fût alors honnête et raisonnable. M. Fouché, plus sage en apparence, était donc en réalité aussi étourdi et moins innocent que les folles têtes qu'il prétendait diriger. Il produisait néanmoins par ses discours quelque impression sur beaucoup d'anciens serviteurs de l'Empire qui se rappelaient le despotisme, l'ambition de Napoléon, qui redoutaient son ressentiment (car presque tous l'avaient abandonné), et surtout l'effet de sa présence sur l'Europe. Il était difficile cependant de persuader aux jeunes généraux qui étaient prêts à risquer leur tête, de songer à d'autres qu'à Napoléon, et on avait laissé de côté cette question, pour ne s'occuper que du premier but, celui de renverser les Bourbons. Les auteurs du projet de renversement ne voyaient qu'une manière de s'y prendre, c'était de réunir les troupes dont disposaient quelques-uns d'entre eux, de les amener à Paris, de les joindre aux officiers à la demi-solde, et avec ces moyens d'exécuter un coup de main. Aux mois de janvier et de février 1815, on en était venu à parler de ce plan avec une indiscrétion singulière qui choquait déjà le maréchal Davout, trop grave pour des entreprises conduites aussi légèrement, et qui alarmait M. de Bassano, craignant toujours de compromettre Napoléon sans l'avoir consulté. Aussi M. de Bassano répétait-il à ces jeunes militaires, qu'il n'avait aucune communication avec l'île d'Elbe, que dès lors il ne pouvait leur assurer aucun concours, et qu'il les suppliait de ne pas compromettre Napoléon, qu'une imprudence exposerait à être déporté aux extrémités du globe. M. Lavallette, bien qu'il se cachât, avait pourtant fini par les rencontrer, et par les entretenir de ce qui les occupait. Il les avait suppliés de se tenir tranquilles, de ne pas chercher à devancer les volontés de Napoléon, et ils avaient répondu qu'ils n'avaient besoin de l'assentiment ni du concours de personne pour renverser un gouvernement antipathique à la nation comme à eux, et dont l'existence était entièrement dans leurs mains. Ils avaient donc persisté dans leurs projets, et ils fréquentaient surtout M. Fouché, qui avait cherché à se les attacher parce qu'il voyait en eux un fil de plus à mouvoir, et qui avait employé pour y réussir le moyen facile de les écouter sans les contredire.
Le complot des jeunes militaires est si légèrement conçu qu'il mérite à peine le nom de complot. Si on appelle conspiration tout désir de renversement accompagné de propos menaçants, assurément il y en avait une dans ce que nous venons de rapporter. Mais si on appelle conspiration un projet bien conçu, entre gens sérieux, voulant fermement atteindre un but, décidés à y risquer leur tête, et ayant combiné leurs moyens avec prudence et précision, il est impossible de dire qu'il y eût ici quelque chose de semblable. Ces jeunes officiers voulaient sans contredit se débarrasser des Bourbons, même au prix de leur vie qu'ils n'avaient pas l'habitude de ménager; quelques-uns, pourvus de commandements actifs, avaient dans les mains de puissants moyens d'action, et de leur part on ne peut nier qu'il y eût conspiration. Mais de la part des prétendus chefs il en était autrement. Le maréchal Davout avait écouté, sans s'y engager, des projets qui flattaient son ressentiment, mais qui blessaient son bon sens et ses habitudes de discipline. M. Lavallette avait repoussé toute confidence. M. de Bassano, tout en fermant un peu moins l'oreille que M. Lavallette, avait pris soin de ne compromettre Napoléon à aucun degré, en affirmant qu'il ne lui avait rien dit, et ne lui dirait rien; et quant aux ducs de Vicence et de Rovigo, quant au prince Cambacérès, on ne leur avait pas même parlé. Le maréchal Ney, et les autres chefs de l'armée réputés mécontents, ignoraient complétement ce qui se passait, étaient suspects d'ailleurs à leurs anciens camarades à cause des faveurs royales qu'ils avaient acceptées, et savaient seulement, comme le public, que Paris regorgeait d'officiers à la demi-solde prêts aux plus grands coups de tête. Le seul personnage qui, par son désir d'avoir la main partout, fût entré dans ces projets, c'était M. Fouché, et au fond il en était devenu le véritable chef, uniquement parce que loin de décourager les auteurs de l'entreprise, il s'était fait leur confident, leur conseiller, et rarement leur modérateur. À vrai dire, s'il y avait conspiration, c'était de sa part, et de la part des militaires dont il flattait les passions et favorisait les projets. Mais c'est tout au plus si on pouvait l'affirmer d'eux et de lui, car rien n'était fixé, ni l'époque, ni le plan, ni les coopérateurs de l'entreprise. Erreur de la police, qui cherche les conspirateurs où ils ne sont pas. La police en voulant voir des complots partout, ne savait pas discerner le seul qui eût une ombre de réalité. Elle veillait sur les militaires en général, mais sur ceux que nous venons d'indiquer moins que sur les autres. Quant à M. Fouché lui-même, elle était loin d'apercevoir en lui le personnage dangereux dont il aurait fallu suivre toutes les démarches. La police officielle le signalait bien comme un personnage suspect dont il y avait à se défier, mais la police officieuse de M. le comte d'Artois le peignait comme le plus habile des hommes, comme le plus puissant, comme celui dans les mains duquel il fallait remettre le salut de la dynastie et de la France. À entendre cette police, les véritables conspirateurs étaient M. Cambacérès, qui voyait à peine quelques amis à l'heure de son dîner; MM. de Bassano et Lavallette, qui prenaient soin, ainsi que nous venons de le dire, de se séparer de toute entreprise sérieuse; le duc de Rovigo que tout le monde évitait tant il était compromis, et qui évitait tout le monde tant il trouvait ses amis ingrats envers lui; et enfin la reine Hortense, qui avait accepté la protection de l'empereur Alexandre et les bons traitements de Louis XVIII, qui était occupée à plaider contre son mari pour la possession de ses enfants, et qui, bien que toujours attachée à Napoléon, était tellement abattue par sa chute, qu'elle n'imaginait pas que son retour fût possible. D'après cette même police qu'on appelait celle du château, le prince Cambacérès, M. de Bassano, M. Lavallette, la reine Hortense, étaient en correspondance secrète avec Napoléon, recevaient une part de ses trésors pour soudoyer les complots qui se tramaient, et les ramifications de ce complot allaient plus loin encore, car M. de Metternich, brouillé avec les puissances du Nord, et mis par la reine de Naples en rapport avec Napoléon, songeait à le ramener sur la scène, pour se venger d'alliés ingrats qui voulaient s'emparer de la Saxe et de la Pologne.
Les faits déjà exposés dans cette histoire suffisent pour montrer ce qu'il y avait de fondé dans ces suppositions. MM. de Cambacérès, de Bassano, Lavallette, étaient certainement investis de toute la confiance de Napoléon, et justement parce qu'ils la méritaient se seraient bien gardés d'en faire part au premier venu. La reine Hortense était fort dévouée à son beau-père, mais dans le moment la mère avait presque étouffé chez elle la fille adoptive. M. de Metternich était mécontent de la Prusse et de la Russie, il avait eu de la peine à se détacher de la cour de Naples, mais on a pu voir s'il songeait à se servir de Napoléon pour résister aux prétentions des Russes et des Prussiens; et quant à Napoléon, on jugera bientôt s'il avait de l'argent à consacrer à de telles entreprises, et s'il avait la main dans celles qui se préparaient en France. Le véritable inconvénient de ces extravagantes inventions, auxquelles les gouvernements prêtent trop souvent l'oreille quand une froide et solide raison ne les dirige pas, c'est de détourner leur attention des dangers réels pour la porter sur des dangers imaginaires, c'est de leur faire quitter, comme à la chasse, les vraies pistes pour se jeter sur les fausses. On négligeait M. Fouché, que les agents de toutes les polices ménageaient et prônaient même, on ne pensait pas à un seul des jeunes généraux qui avaient des commandements dans le Nord, et dont l'audace pouvait bientôt devenir dangereuse, et on attachait ses yeux et sa haine sur des hommes qui sans doute faisaient des vœux contre le gouvernement, mais dont aucun n'était prêt à lever la main contre lui. On assiégeait ainsi de mille rapports alarmants M. le comte d'Artois qui, toujours effaré, croyait tout, Louis XVIII qui, fatigué de ces perpétuelles alarmes, ne croyait rien, et le gouvernement, faute d'avoir à sa tête un esprit ferme et sagace, flottait entre tout croire et ne rien croire, passait ainsi à côté de tous les périls, non pas sans en avoir peur, mais sans les discerner.
Désir de M. de Bassano d'avertir Napoléon de ce qui se passe. M. de Bassano à la fois inquiet et satisfait de ce qu'il apprenait, frémissait cependant à l'idée de voir une entreprise aussi grave que celle dont il s'agissait, tentée sans que Napoléon en fût averti, car elle pouvait contrarier ses vues, elle pouvait l'exposer à des mesures cruelles, et enfin, exécutée sans lui, elle pouvait profiter à d'autres qu'à lui. Ce fidèle serviteur aurait donc voulu informer Napoléon de ce qui se passait, et tandis qu'il en cherchait le moyen, l'empressement d'un jeune homme inconnu le lui offrit à l'improviste.
L'occasion lui en est offerte par M. Fleury de Chaboulon. Un auditeur de l'Empire, M. Fleury de Chaboulon, ayant de l'esprit, de l'ardeur, de l'ambition, s'ennuyant à Paris de n'être rien, avait résolu d'aller à l'île d'Elbe pour mettre son activité inoccupée au service de l'Empereur détrôné. Mais il voulait y arriver avec une recommandation propre à lui assurer un accueil favorable. Il s'adressa donc à M. de Bassano, qui l'écouta d'abord avec réserve, qui s'ouvrit davantage lorsqu'il eut reconnu sa bonne foi, et finit par lui confier la mission d'exposer verbalement à Napoléon la véritable situation de la France, c'est-à-dire l'impopularité croissante des Bourbons, le refroidissement des classes moyennes pour eux, l'irritation des acquéreurs de biens nationaux, l'exaspération de l'armée, la disposition des jeunes militaires à tout risquer, enfin l'opinion universellement accréditée, que l'état des choses ne pouvait durer, et qu'il changerait ou au profit de la famille Bonaparte, ou à celui de la famille d'Orléans. Nature de la mission que M. de Bassano donne à M. Fleury de Chaboulon. M. Fleury de Chaboulon pressant M. de Bassano de s'expliquer plus clairement, et d'aboutir à un avis donné à Napoléon, celui par exemple de quitter l'île l'Elbe, et de débarquer en France, M. de Bassano répondit avec raison qu'il ne pouvait prendre une pareille responsabilité, que d'ailleurs à un homme tel que Napoléon on ne donnait pas de conseil, et surtout un semblable conseil. M. Fleury de Chaboulon fut seulement chargé de porter à l'île d'Elbe l'exposé exact de la situation, avec recommandation expresse de ne rien dire qui fût une incitation à agir dans un sens ou dans un autre. M. de Bassano refusa de lui confier aucun écrit, mais lui remit un signe de reconnaissance qui attestât à Napoléon de quelle part il venait. Voyage de M. Fleury de Chaboulon à l'île d'Elbe. M. Fleury de Chaboulon partit en janvier, passa par l'Italie, tomba malade en route, et ne put être rendu à l'île d'Elbe que dans le courant du mois de février.
Vie de Napoléon à l'île d'Elbe. Avant de faire connaître les résultats de sa mission, il convient d'exposer comment Napoléon vivait à l'île d'Elbe, depuis qu'il avait passé de l'empire du monde à la souveraineté de l'une des plus petites îles de la Méditerranée. C'est un curieux spectacle en effet, et digne des regards de l'histoire, que celui de cette activité prodigieuse, qui après s'être étendue sur l'Europe entière, était renfermée maintenant dans un espace de quelques lieues, et s'exerçait sur douze ou quinze mille sujets et un millier de soldats! Notre tâche serait incomplétement remplie si nous négligions de le retracer.
Napoléon transporté à l'île d'Elbe sur la frégate anglaise l' Undaunted, avait mouillé le 3 mai 1814 dans la rade de Porto-Ferrajo, et avait débarqué dans la journée du 4. Quelques jours avant son arrivée les habitants l'avaient brûlé en effigie par les motifs qui avaient tourné contre lui tous les peuples de l'Empire: la guerre, la conscription, les droits réunis. Accueil qu'il avait reçu des habitants à son arrivée. En apprenant sa venue ils avaient oublié leur colère de la veille, et étaient accourus, poussés par le sentiment d'une ardente curiosité. Puis ils avaient manifesté une joie bruyante, en songeant qu'ils seraient affranchis du joug de la Toscane, que le nouveau monarque leur apporterait de vastes trésors, attirerait chez eux un commerce considérable, et avec son génie créateur ferait bientôt de leur île quelque chose d'extraordinaire. Ils l'avaient conduit en pompe à l'église, et y avaient chanté un Te Deum. Il s'était prêté de bonne grâce à leurs désirs, comme s'il avait pu partager à quelque degré leur joie puérile.
Prenant avec soumission les choses qui s'offraient à lui, ne semblant pas s'apercevoir qu'elles fussent petites, il s'était mis à l'œuvre le lendemain même de son arrivée, et avait commencé par faire à cheval le tour de l'île. Après en avoir parcouru l'étendue en quelques heures, il avait arrêté le plan de son nouveau règne, avec le zèle que quinze ans auparavant il apportait à réorganiser la France.
Ses premiers soins donnés à la défense de Porto-Ferrajo. Ses premiers soins furent consacrés à la ville de Porto-Ferrajo, située sur une hauteur, à l'entrée d'un beau golfe tourné vers l'Italie, et ayant vue sur les montagnes de l'Étrurie. Elle avait été jadis fortifiée, et pouvait devenir une place capable de quelque résistance. Napoléon s'appliqua sur-le-champ à la mettre en complet état de défense. En se faisant suivre à l'île d'Elbe par un détachement de sa garde, il s'était assuré plusieurs centaines d'hommes dévoués, soit pour se défendre contre une basse violence, soit pour servir de fondement à quelque entreprise hasardeuse, si jamais il en voulait tenter une. Ces compagnons d'exil au nombre d'un millier, enfermés dans une bonne place maritime avec des vivres et des munitions, pouvaient s'y défendre quelques semaines, et lui donner le temps de se dérober, si les souverains regrettant de l'avoir laissé trop près de l'Europe, songeaient à le déporter dans l'Océan. Il se hâta donc de faire réparer les remparts de Porto-Ferrajo, d'y réunir l'artillerie qui avait été répandue sur les côtes de l'île pendant la dernière guerre, de la hisser sur les murs, d'achever et d'armer les forts qui dominaient la rade, de préparer des magasins, d'y rassembler des vivres et des munitions. En très-peu de semaines Porto-Ferrajo devint une place qui aurait exigé pour s'en emparer une assez grosse expédition. Napoléon gagnait à ces précautions, outre des moyens de défense très-réels, l'avantage d'être plus sûrement averti de ce qu'on méditerait contre lui, par l'étendue même des forces qu'il faudrait déployer pour le violenter. Il ne borna pas là sa prévoyance. Moyens d'évasion préparés dans l'île de Pianosa. Une île très-petite, dépendante de sa souveraineté, celle de Pianosa, distante de trois lieues, présentait des circonstances favorables à ses desseins. Cette île, plate, couverte de bons pâturages, très-précieux en ces climats, était surmontée d'un rocher taillé à pic, et d'un fort où cinquante hommes étaient presque inexpugnables. Il fit mettre le fort en état de défense, y envoya des vivres et une petite garnison, et, sans dire son secret à personne, il disposa les choses de manière que du fort on pût dans la nuit descendre au rivage, s'embarquer, et prendre le large, ce que la position de l'île rendait facile, car elle est située non pas du côté de la Toscane, mais du côté de la pleine mer. Napoléon avait donc la ressource, si on venait pour l'enlever, de se réfugier dans cette île de Pianosa pendant la nuit, et puis de s'y embarquer n'importe pour quelles régions. Afin d'en utiliser les pâturages, il y fit transporter ses chevaux et son bétail, de sorte qu'il éloignait, en profitant des avantages de l'île, toute idée d'un établissement militaire.
Police établie à l'île d'Elbe. Après avoir pourvu à la défense de l'île d'Elbe, Napoléon y organisa une police des plus vigilantes. On ne pouvait aborder qu'à Porto-Ferrajo, capitale de l'île, ou bien à Rio, Porto-Longone, Campo, petits ports situés, les uns à l'ouest, les autres à l'est, et destinés ceux-ci au service des mines, ceux-là au commerce des denrées du pays. Des postes de gendarmes devaient interdire l'accès des côtes partout ailleurs, et une police de mer bien organisée dans chacun des ports laissés ouverts, soumettait les arrivants, quels qu'ils fussent, à un examen prompt et sûr. Quatre ou cinq heures après chaque arrivage sur les points les plus éloignés de Porto-Ferrajo, Napoléon savait qui était venu dans son île, et pourquoi on y était venu. Il avait pour en agir ainsi d'assez graves motifs. Le gouvernement français avait placé en Corse un ancien ami de Georges, le général Brulart, qu'on avait élevé à un grade et à un commandement supérieurs à sa position, évidemment pour en faire le surveillant de l'île d'Elbe. Rien assurément n'était plus légitime qu'une semblable surveillance de la part du gouvernement français, mais des avis parvenus à Napoléon lui avaient fait craindre que cette surveillance ne fût pas le seul objet qu'on eût en vue, et qu'un attentat contre sa personne n'eût été médité. Au surplus, il ne ressort des documents trouvés depuis aucun indice accusateur contre le général Brulart; toutefois il est certain que des intrigants, correspondant avec ce qu'on appelait la police du château, se vantaient de pouvoir faire assassiner Napoléon, et même d'y travailler; il est certain encore que des sicaires d'origine corse furent arrêtés, et que les motifs de leur présence dans l'île d'Elbe restèrent fort équivoques. Napoléon les renvoya en leur déclarant qu'à l'avenir le premier d'entre eux surpris dans l'île d'Elbe serait fusillé, et il ajouta qu'au premier grief fondé, il ferait enlever le général Brulart en pleine ville d'Ajaccio par cinquante hommes déterminés, et en ferait à la face de l'Europe une justice éclatante. Nous devons ajouter que, soit crainte, soit innocence d'intentions, le général Brulart se tint tranquille, et que de sa part rien ne parut aller au delà d'une légitime surveillance.
Ainsi Napoléon avait pris ses mesures, soit contre un assassinat, soit contre un projet d'enlèvement, car ayant rendu nécessaire pour le violenter une forte expédition, il était assuré d'être toujours averti en temps utile.
Organisation de la petite armée de Napoléon. Quant au personnel de ses forces, il avait montré autant d'art à disposer d'un millier d'hommes, que jadis à disposer d'un million. Avant de quitter Fontainebleau, Drouot lui avait choisi avec beaucoup de soin, parmi les soldats de la vieille garde, tous prêts à le suivre, environ 600 grenadiers et chasseurs à pied, une centaine de cavaliers, et une vingtaine de marins, en tout 724 hommes d'élite. Ayant voyagé à pied de Fontainebleau à Savone, embarqués ensuite sur des bâtiments anglais, ils avaient abordé à Porto-Ferrajo vers la fin de mai. Napoléon qui avait craint un moment qu'on ne voulût les retenir, les avait vus arriver avec une joie dans laquelle il entrait autant de prévoyance que de plaisir de retrouver d'anciens compagnons d'armes. Il avait caserné les hommes de son mieux, et envoyé les chevaux dans les pâturages de Pianosa. N'ayant pas dans son île grand usage à faire des cavaliers, il les avait convertis en canonniers, et il employait le loisir de l'exil à les instruire. Une soixantaine de Polonais se trouvant à Parme, et ayant obtenu la permission de s'embarquer à Livourne, Napoléon avait payé le fret, et s'était renforcé d'un nouveau détachement d'hommes dévoués. Quelques officiers français mourant de faim étaient aussi venus le joindre à travers l'Italie, voyageant comme ils pouvaient, et il les avait également accueillis. Sa troupe s'était ainsi élevée à huit cents hommes environ, malgré quelques morts et malades manquant au nombre primitif.
À ces huit cents hommes Napoléon trouva le moyen d'ajouter un renfort de soldats durs et intrépides. Sous son règne la garde des îles avait été confiée à des bataillons d'infanterie légère, dans lesquels on plaçait les conscrits enclins à la désertion, la plupart indociles mais vigoureux et braves. Deux de ces bataillons, appartenant au 35e léger, et contenant des Provençaux, des Liguriens, des Toscans, des Corses, tenaient garnison à l'île d'Elbe en 1814. Au moment où ils allaient s'embarquer pour la France, Napoléon leur déclara qu'il garderait auprès de lui ceux d'entre eux qui voudraient entrer à son service. Il en retint ainsi environ trois cents, Corses pour la plupart, lesquels, sauf quelques déserteurs peu nombreux, lui demeurèrent invariablement fidèles. Il disposait par conséquent de 1100 hommes de troupes régulières, et de la première qualité. Il y joignit quatre cents hommes du pays, organisés de la manière suivante.
L'île d'Elbe possédait un bataillon de milice de quatre compagnies, assez bien discipliné, et composé d'aussi bons soldats que les Corses. Napoléon ordonna que chacune des quatre compagnies formant ce bataillon, aurait tous les mois vingt-cinq hommes de garde, et soixante-quinze laissés dans leurs champs, ce qui supposait cent hommes de service, et trois cents toujours disponibles au premier appel. On ne payait que les cent hommes de service, lesquels faisaient la police dans l'intérieur de l'île et sur les côtes. La nouvelle armée de Napoléon comptait donc 1500 soldats, valant presque tous la vieille garde par le mélange avec elle.
Ce n'étaient point là les vaines occupations d'un maniaque, s'amusant avec des hochets qui lui rappelaient son ancienne grandeur: c'était pour lui, ainsi que nous venons de le dire, un moyen de se garantir, ou contre une violence, ou contre une déportation lointaine, laquelle ne pouvait jamais être une surprise, s'il était en mesure de se défendre quelques jours; c'était enfin, si un nouvel avenir s'ouvrait devant lui, un moyen de descendre sur le continent, et d'y tenter un nouveau rôle, sans s'exposer à être arrêté par quelques gendarmes et fusillé sur une grande route.
À sa petite armée Napoléon ajoute une marine proportionnée. Dans les mêmes vues Napoléon avait pris soin de se créer une marine. Il avait trouvé à Porto-Ferrajo un brick, l'Inconstant, en assez bon état, comportant 60 hommes d'équipage, une goëlette, la Caroline, en exigeant 16. Il avait acheté à Livourne une felouque, l'Étoile, à laquelle il fallait 14 hommes, et deux avisos, la Mouche et l'Abeille, auxquels il en fallait 18 pour les deux. Ces bâtiments supposaient par conséquent une centaine de marins, et avec une ou deux felouques, qu'il était facile de se procurer, Napoléon avait de quoi embarquer les onze cents hommes composant sa petite armée régulière. C'était tout ce dont il avait besoin si jamais il songeait à sortir de son île, chose fort douteuse à ses yeux, mais possible. Ces cent et quelques marins avaient été rangés dans ses dépenses indispensables, et, en y ajoutant un petit nombre de matelots levés dans le pays, il pouvait en vingt-quatre heures compléter l'équipement de sa flottille. En attendant, au moyen de ses deux avisos il correspondait avec les ports de Gênes, de Livourne, de Naples, en recevait des provisions, des lettres, des journaux; il faisait avec la goëlette la Caroline la police de la rade de Porto-Ferrajo, puis de temps en temps il promenait sur le brick l'Inconstant le pavillon de son petit État, pavillon blanc, barré d'amarante et semé d'étoiles, et habituait ainsi les marines anglaise, française, génoise, turque, à voir ses couleurs dans la mer de Toscane.
Napoléon se ménage une habitation de ville et une habitation de campagne. Ces soins donnés à sa sûreté et à son avenir, quel qu'il pût être, Napoléon songea à embellir son séjour, à le rendre supportable pour lui, pour sa famille, pour ses soldats, à développer la prospérité de son petit peuple, et enfin à ménager ses finances de manière à en assurer la durée. En arrivant il s'était logé d'abord à l'hôtel de ville de Porto-Ferrajo, et s'était ensuite transporté dans un palais des anciens gouverneurs, fort délabré et fort insuffisant. Il résolut d'y ajouter un corps de bâtiment, pour le régulariser et l'agrandir, et pour se mettre en mesure d'y recevoir convenablement sa mère, ses sœurs, même sa femme, si contre toute vraisemblance celle-ci se décidait à venir. Il acheta des meubles à Gênes, et finit par rendre ce séjour habitable. Il construisit un bâtiment pour les officiers de son bataillon, afin qu'ils fussent réunis sous sa main, et un peu mieux logés que dans la ville. Outre sa résidence à Porto-Ferrajo, il voulut avoir une maison des champs, et il entreprit d'en construire une, à la fois simple et décente, dans le val San-Martino, charmante vallée débouchant sur la rade de Porto-Ferrajo, et ayant vue sur les montagnes d'Italie. Il y exécuta des défrichements et des plantations, et prêta fort à rire au maire, homme simple et peu habitué à flatter, en prétendant qu'il y sèmerait bientôt cinq cents sacs de blé.—Vous riez, monsieur le maire, lui dit-il vivement, c'est que vous ne savez pas comment les choses se développent et grandissent. Je sèmerai cinquante sacs la première année, cent la seconde, deux cents la troisième, et ainsi de suite.—À cette entreprise agricole, comme à son grand empire, il ne devait manquer, hélas, que le temps! Embellissements faits à la ville de Porto-Ferrajo, et mesures imaginées pour développer la prospérité de l'île d'Elbe. Après avoir préparé sa double résidence à la ville et à la campagne, il s'occupa de sa capitale, Porto-Ferrajo, qui était une ville de trois mille habitants. Il en fit nettoyer et paver les rues; il y construisit une jolie fontaine qui versait des eaux jaillissantes; il rendit carrossables deux grandes routes traversant l'île entière, et qui partant de Porto-Ferrajo allaient, l'une à Porto-Longone, port principal pour les relations avec l'Italie, l'autre à Campo, petit port tourné vers l'île de Pianosa et la grande mer.
Ses finances ne lui permettaient pas d'affecter plus de six à sept cent mille francs à ces divers travaux (somme dont il ne faut pas mesurer l'importance sur les dépenses de l'époque actuelle), et il parvint à s'y renfermer, en usant des bras de ses soldats auxquels il payait un modique salaire, en fournissant la pierre, le marbre, la brique, les ciments, les bois. Montant à cheval une partie du jour, il appliquait à ces objets, infiniment petits, ce puissant regard naguère fixé sur le monde, et toujours sûr dans les moindres choses comme dans les plus grandes. Il consacra également ses soins à tout ce qui pouvait améliorer le sol et faire prospérer le commerce de son île. Il voulait la couvrir de mûriers pour y développer l'industrie de la soie, et il commença par planter de ces arbres précieux les deux routes qu'il venait de créer. Près de Campo se trouvaient des carrières de beau marbre; il en ordonna l'exploitation. Les salines et les pêcheries de thon constituaient deux des plus gros revenus du pays. Il s'occupa d'en améliorer l'exploitation et le produit. Enfin il donna toute son attention aux mines de fer, composant la principale richesse de l'île d'Elbe. Ces mines fournissaient depuis longtemps un minerai excellent en qualité, contenant plus de quatre-vingts pour cent de métal pur. Mais faute de combustible on ne pouvait le convertir en fer, et on était réduit à le vendre aux négociants italiens qui se chargeaient de le traiter. Napoléon se hâta de recommencer sur une grande échelle l'extraction de ce minerai presque réduite à rien, et dans cette vue il s'efforça d'attirer des ouvriers en les nourrissant avec des blés achetés sur le continent italien. Les finances de Napoléon constituent la principale difficulté de sa nouvelle existence. Mais pour toutes ces entreprises, l'exiguïté de ses finances était un obstacle difficile à surmonter. À en croire les habitants de son île, ses soldats, le public européen, et surtout les Bourbons, il avait emporté avec lui d'immenses trésors, car, excepté sa personne physique, on ne pouvait croire à rien de petit lorsqu'il s'agissait de lui. En pensant à ces trésors, ses ennemis tremblaient, et ses naïfs sujets tressaillaient de joie. Mais ces trésors n'étaient que chimère, car cet homme, le plus ambitieux des hommes, était de tous le moins occupé de ce qui le concernait personnellement. Il avait marché jusqu'au jour suprême de son abdication sans se demander de quoi il vivrait loin du trône. Ayant eu l'art d'économiser sur sa liste civile 150 millions, qu'il avait dépensés non pour lui, mais pour les besoins extraordinaires de la guerre, il compta pour la première fois au moment de quitter Fontainebleau, et il se trouva qu'il n'avait que les quelques millions transportés à Blois, et dont la plus grande partie avait été enlevée à l'Impératrice par l'envoyé du Gouvernement provisoire, M. Dudon. Heureusement qu'avant cet enlèvement, il avait eu le temps d'envoyer chercher 2,500,000 francs, que les lanciers de la garde avaient escortés, et d'ordonner à l'Impératrice d'en prendre 2,900,000 pour elle-même. Sur ces 2,900,000 francs, l'Impératrice avait pu lui en expédier encore 900,000, ce qui portait son trésor lorsqu'il était parti pour l'île d'Elbe à 3,400,000 francs. État exact de ses finances. Cette somme consistant en or et en argent, suivit ses voitures et lui parvint à Porto-Ferrajo. C'était là son unique ressource pour le faire vivre à l'île d'Elbe, lui et ses soldats, s'il se résignait à y finir ses jours. En effet, le subside annuel de 2 millions, stipulé par le traité du 11 avril, n'avait point été acquitté, et il ne lui restait d'autres revenus que ceux de l'île. Or, ces revenus étaient fort peu de chose. La ville de Porto-Ferrajo rapportait en droits d'entrée et autres environ cent mille francs; l'île elle-même rapportait cent autres mille francs en contributions directes. Les pêcheries, les salines, les mines, dans leur état actuel, produisaient à peu près 320,000 francs, ce qui composait un total de 520,000. Sur cette somme, les dépenses municipales de Porto-Ferrajo et des autres petits bourgs de l'île, celles des routes, dans l'état où Napoléon les avait mises, absorbaient au moins 200,000 francs, ce qui laissait un produit net d'à peu près 300,000 francs par an. Or, il fallait que Napoléon entretînt sa maison, sa marine et son armée, et ces trois objets n'exigeaient pas moins de 15 à 1,600,000 francs. C'était par conséquent une somme de 1,200,000 francs au moins à prendre annuellement sur son trésor, déjà réduit de 3,400,000 francs à 2,800,000 par la dépense des bâtiments. Il ne pouvait donc pas vivre longtemps à l'île d'Elbe, si on ne lui payait le subside convenu, à moins de licencier sa garde, c'est-à-dire de se priver des fidèles soldats qui l'avaient suivi, de se livrer sans défense à la première troupe de bandits qui voudrait l'assassiner, et de renoncer enfin à un noyau d'armée dont il ne pouvait se passer, quelque entreprise qu'il fût amené à tenter plus tard. Aussi, sans avoir encore formé aucune espèce de projet, il s'appliquait à veiller sur ses moindres dépenses, au point d'étonner ceux qui étaient le plus habitués à son esprit d'ordre, et même jusqu'à faire crier autour de lui à l'avarice. Son extrême économie. Dès le sixième mois de son séjour, il avait cessé d'exiger le service des miliciens de l'île, lesquels, comme nous l'avons dit, avaient toujours un quart de leur effectif sous les armes. C'était l'entretien de cent hommes de moins à payer. Il avait changé la formation de son bataillon de vieille garde, et ramené le cadre de six compagnies à quatre. Il avait réduit ses écuries au plus strict nécessaire, n'avait conservé que les voitures indispensables pour sa mère, sa sœur et lui-même, et n'avait gardé en chevaux de selle que ce qu'il lui fallait pour parcourir l'île à cheval avec Drouot, Bertrand et quelques hommes d'escorte. Il avait fixé à un taux très-modeste, quoique convenable, le traitement de ses principaux officiers, sans pouvoir toutefois rien faire accepter à Drouot. Ce dernier, ayant le toit et la table de son ancien général, n'avait nul besoin, disait-il, d'autre chose pour vivre.
Manière de vivre de Napoléon à l'île d'Elbe. Tels avaient été les arrangements de Napoléon à l'île d'Elbe pour le présent et pour l'avenir. Sa vie du reste était calme et remplie, car c'est le propre des esprits supérieurs de savoir se soumettre aux sévérités du sort, surtout quand ils les ont méritées, et de s'intéresser aux petites choses, parce qu'elles ont leur profondeur comme les grandes. Sa mère, dure et impérieuse, mais exacte à remplir ses devoirs, avait cru de sa dignité de partager le nouveau destin de son fils, et elle était à Porto-Ferrajo l'objet des respects de la cour exilée. La princesse Pauline Borghèse, qui poussait jusqu'à la passion l'amitié qu'elle ressentait pour son frère, n'avait pas manqué de venir aussi, et sa présence était infiniment douce à Napoléon. Elle s'était fort appliquée à le réconcilier avec Murat, ce qui n'avait pas été très-difficile. Napoléon avait peu de rancune, parce qu'il connaissait les hommes. Il savait que Murat était léger, vain, dévoré du désir de régner, mais bon autant que brave, et il lui avait pardonné d'avoir cédé aux circonstances qui étaient extraordinaires. Murat repentant, surtout depuis qu'il avait senti la duperie autant que l'ingratitude de sa conduite, avait envoyé à l'île d'Elbe l'expression de son repentir, et en retour Napoléon avait chargé la princesse Pauline d'aller à Naples apporter à Murat, avec son pardon, le conseil d'être prudent, et de se tenir prêt pour les événements imprévus qui pouvaient encore éclater. La princesse avait porté à Murat ce message qui l'avait ravi, et elle était revenue ensuite tenir fidèle compagnie à son frère. Elle était le centre d'une petite société, composée des habitants les mieux élevés de l'île, qui vivaient autour de Napoléon comme autour de leur souverain. On avait disposé un théâtre dans lequel Napoléon admettait cette société, et très-habituellement les soldats de sa garde. Il s'y montrait doux, poli, serein, et même attentif, comme s'il n'eût pas assisté jadis aux chefs-d'œuvre de la scène française représentés par les premiers acteurs du siècle. Les devoirs de sa modeste souveraineté remplis, il passait son temps avec Bertrand et Drouot, tantôt à cheval et courant à travers l'île pour inspecter ses travaux, tantôt à pied ou en canot. Quelquefois il s'embarquait avec ses officiers dans une grande chaloupe à demi pontée, et allait faire en mer des courses d'une et deux journées, reconnu et salué par toutes les marines. Dans ces longues promenades par terre ou par eau, il s'entretenait gaiement ou gravement selon les sujets, quelquefois avec la vive humeur d'un jeune homme, le plus souvent avec la gravité d'un génie vaste et profond. Pensées dont il se nourrit habituellement. Il nourrissait toujours la pensée d'écrire l'histoire de son règne, et discutait les points obscurs de sa carrière avec assez de franchise, revenant fréquemment sur l'irréparable refus de la paix de Prague. C'était la seule faute qu'il avouât sans difficulté.—J'ai eu tort, disait-il, mais qu'on se mette à ma place. J'avais gagné tant de victoires, et tout récemment encore celles de Lutzen et de Bautzen, où j'avais rétabli ma puissance en deux journées! Je comptais sur mes soldats et sur moi-même, et j'ai voulu jeter une dernière fois les dés en l'air. J'ai perdu, mais ceux qui me blâment n'ont jamais bu à la coupe enivrante de la fortune...—Drouot l'écoutait la tête baissée, n'osant lui dire qu'il est peu sage de jouer ainsi sa propre existence, mais qu'il est coupable de jouer celle de ses enfants, et criminel celle de sa nation! L'honnête homme se taisait, ne se pardonnant ce silence que parce que son maître était vaincu et proscrit.
Dans cette vie paisible où il rêvait d'élever un monument historique immortel, Napoléon était presque heureux, car au calme il joignait un reste d'espoir. Napoléon en lisant les journaux, et en voyant ce qui se passe en France, commence à croire qu'il aura des motifs de sortir de l'île d'Elbe. Il lisait les journaux avec soin, et avec une pénétration qui lui faisait deviner la vérité à travers les mille assertions des journalistes, comme s'il avait assisté aux délibérations des cabinets. Selon lui, la Révolution française, arrêtée un moment dans sa marche, reprenait son cours irrésistible. L'ancien régime et la Révolution allaient se livrer de nouveaux et terribles combats, et au milieu de ces troubles il devait trouver l'occasion de reparaître sur la scène. Il ne savait pas précisément s'il régnerait encore; il était certain en tout cas qu'il ne pourrait pas régner de la même manière, car les esprits un moment paralysés par l'effroi de la Révolution, avaient repris leur animation et leur indépendance. Que serait-il encore, que deviendrait-il, quel rôle aurait-il à jouer? Il n'en savait rien, mais à voir la gaucherie des Bourbons à Paris, l'ambition des puissances à Vienne, il se disait que le monde n'était pas près de se rasseoir, et dans le monde agité sa place devait toujours être grande comme lui. Telles étaient ses prévisions confuses, et elles suffisaient pour que son immense activité, actuellement enfermée dans son âme, ne l'étouffât point. Il jouissait donc d'un repos éclairé par un rayon d'espérance. Quelquefois le langage outrageant des feuilles publiques finissait par le remuer. Un jour qu'il avait reçu un grand nombre de gazettes, il en avait trouvé une qui disait qu'il était devenu fou, que ses plus fidèles serviteurs, Bertrand, Drouot, que ses proches les plus dévoués, sa mère, sa sœur, n'avaient pu supporter la violence de son caractère, et qu'ils l'avaient quitté. Il se rendit dans le salon où sa mère, sa sœur, Bertrand, Drouot, se réunissaient, et jetant une masse de journaux sur une table, Vous ne savez pas, leur dit-il, vous ne savez pas que je suis devenu fou.... Aucun de vous n'a pu supporter les emportements de mon caractère, vous ma mère, vous Drouot, vous êtes tous partis...—Puis il leur donna à lire ces feuilles en répétant: Je suis fou! je suis fou!... Il se rassit, et se vengea en discutant les affaires du monde, les fautes des uns, les fautes des autres, avec une sagacité merveilleuse.—Les Bourbons, l'Europe, s'écria-t-il, n'en ont pas pour six mois de la situation actuelle.—
Il menait ainsi à l'île d'Elbe une vie tolérable, voyant tous les jours plus clairement que la scène du monde allait redevenir abordable pour lui. Dans cette disposition il était avide de nouvelles et il aurait voulu en avoir d'autres que celles qu'il trouvait dans les gazettes. Il avait bien envoyé quelques agents sur le continent italien, et ceux-ci lui avaient rapporté que l'Italie tout entière se lèverait à son apparition s'il voulait y descendre; mais cette perspective ne l'avait guère tenté, car ce n'était pas avec les Italiens qu'il se flattait de tenir tête à l'Europe. C'est sur la France qu'il aurait voulu recevoir des renseignements, mais il n'osait pas écrire aux hommes considérables qui l'avaient servi, de peur de les compromettre, et ceux-ci, de peur de le compromettre lui-même, avaient gardé une égale réserve. Il avait été mieux informé de ce qui se passait à Vienne. Napoléon apprend par M. Meneval qu'à Vienne on forme le projet de le déporter dans l'Océan, et que les souverains vont quitter le congrès. Ce n'était pas sa femme qui l'avait tenu au courant, c'était M. Meneval, dont la fidélité et le zèle ne s'étaient point démentis, et qui lui envoyait par le commerce de Gênes des nouvelles fréquentes de son fils et du congrès. M. Meneval tenait ses renseignements de madame de Brignole, noble Génoise d'un rare esprit, d'un grand dévouement à la France, et ayant vainement essayé de faire entendre la voix du devoir à Marie-Louise, dont elle était l'une des dames d'honneur. Madame de Brignole recevait ses informations des principaux personnages de Vienne, et notamment de M. le duc de Dalberg son gendre, ministre de Louis XVIII. Elle suivait les événements avec une extrême sollicitude, et avait appris le projet de déporter Napoléon dans une île de l'océan Atlantique. M. Meneval n'avait pas manqué de faire part de ce projet à Napoléon en exagérant la probabilité de l'exécution, car, ainsi que nous l'avons dit, on se préparait à quitter Vienne sans avoir rien décidé sur ce sujet. À cette nouvelle M. Meneval en avait ajouté une autre, celle de la séparation prochaine du congrès, et du départ des souverains pour le 20 février au plus tard.
Fermentation produite par ces nouvelles dans l'esprit de Napoléon. Ces diverses informations avaient produit sur Napoléon une impression extrêmement vive, et provoqué chez lui de profondes réflexions sur sa situation présente et future. Il s'était déjà dit plus d'une fois qu'il ne pouvait pas mourir dans cette île, que pour lui, pour sa gloire même, il valait mieux une fin tragique qu'une molle vieillesse dans cette tranquille prison de l'île d'Elbe. Aux raisons tirées de ce qui se passe à Vienne, se joint l'impossibilité financière d'entretenir sa petite armée. L'ennui visible de ses compagnons d'infortune l'encourageait fort dans ces pensées. Le grand maréchal Bertrand souffrait un peu moins de l'exil, depuis l'arrivée de sa famille; Drouot avait son attitude ordinaire, celle de la simple vertu dans l'accomplissement de ses devoirs. Il n'en était pas ainsi des autres. Soldats et officiers, la première chaleur du dévouement passée, s'ennuyaient profondément de leur oisiveté. Ils le témoignaient souvent à Napoléon, et dans leur familiarité lui disaient: Sire, quand partons-nous pour la France?—Il leur répondait par le silence et un sourire amical, mais il devinait ce qui se passait au fond de leur cœur, et prévoyait bien que leur patience n'égalerait pas la durée de son exil. Il cherchait à occuper les soldats en les faisant travailler à ses routes, à son jardin, moyennant un supplément de solde, et laissait ceux qui ne voulaient rien faire ravager les vignes de son domaine de San-Martino, en riant de leurs innocentes déprédations.—Nous venons de Saint-Cloud, lui disaient-ils, quand il les rencontrait sur la route mangeant encore les raisins qu'ils lui avaient dérobé.—C'est bien, leur répondait-il, mais il sentait toute l'étendue de leur ennui, et en souffrait plus qu'eux. Une vingtaine d'entre eux ne pouvant plus y tenir, lui avaient demandé leur congé, et il le leur avait accordé en termes honorables. Il est vrai qu'en revanche il lui était arrivé quelques officiers du continent, mais ceux-ci avaient fui l'ennui de France, sans connaître encore l'ennui de l'île d'Elbe. À ces dispositions trop manifestes de ses soldats, qui lui faisaient craindre de ne pouvoir les retenir longtemps auprès de lui, se joignait la réflexion fort simple qu'il serait bientôt dans l'impossibilité de les nourrir, car il avait emporté 3,400,000 francs à Porto-Ferrajo, et il ne devait plus lui en rester que 2,400,000, lorsque ses travaux seraient finis, et c'était tout juste de quoi payer pendant deux ans sa marine et son armée. Il aurait suffi de ces seules raisons, sans compter l'activité indomptable de son âme, pour lui faire résoudre en lui-même le parti de s'élancer de nouveau dans le champ des grandes aventures. Pourtant ces réflexions n'avaient encore provoqué chez Napoléon aucune détermination précise, lorsqu'il apprit le double fait que nous venons de rapporter, c'est qu'on voulait l'enlever pour le transférer dans l'Océan, et que les souverains après avoir achevé leurs travaux allaient se séparer. Il n'en fallut pas davantage pour mettre son âme ardente en fermentation. Par tous ces motifs, Napoléon incline à quitter l'île d'Elbe. Deux considérations puissantes le frappèrent sur-le-champ. D'abord si les souverains allaient se séparer, la résolution qui le concernait devait être arrêtée, et une fois arrêtée on ne la laisserait pas longtemps sans exécution. Secondement, les souverains devant bientôt quitter Vienne et rentrer chacun chez eux, l'occasion serait bonne pour tenter une révolution en France, car une fois partis il ne leur serait pas facile de se réunir de nouveau, et tout concert établi de loin, par correspondance de cabinet à cabinet, serait lent, incomplet, de médiocre vigueur. Les longues nuits sont une raison de ne pas différer. Ces deux considérations étaient d'un grand poids, mais comme Napoléon en toutes choses pensait immédiatement aux moyens d'exécution, il trouva dans la saison elle-même un motif de prendre un parti immédiat. On était à la moitié de février 1815, et les grandes nuits allaient faire place aux grands jours. Or, pour s'échapper de l'île d'Elbe sur une flottille qui porterait ses soldats, il fallait à Napoléon de très-longues nuits. Cette dernière raison le décida presque, et à tout événement il ordonna le 16 février de faire entrer le brick l'Inconstant dans la darse, pour le réparer, le peindre comme un bâtiment anglais, le pourvoir de quelques mois de vivres. Le même jour il prescrivit à son agent des mines à Rio, de noliser deux gros transports, sous prétexte d'envoyer du minerai en terre ferme. Du reste il ne dit rien de ses projets à personne.
La lecture des gazettes, racontant le procès Exelmans, donne à Napoléon la certitude d'être bien accueilli en France. Tandis qu'il inclinait ainsi à s'échapper de sa prison, il reçut, après avoir été privé de communications pendant deux ou trois semaines, une quantité de gazettes à la fois. Il les dévora, et y trouva avec une vive satisfaction de nouveaux indices de la fermentation des esprits en France, car elles contenaient le récit du procès Exelmans, celui de l'émeute occasionnée par les funérailles de mademoiselle Raucourt, et prouvaient que les militaires et le peuple de Paris étaient mûrs pour une révolution. Le Journal des Débats notamment, assez exactement informé par le duc de Dalberg de ce qui se passait à Vienne, lui apporta la confirmation de la séparation prochaine des souverains, et cette concordance avec les rapports de M. Meneval corrobora chez lui la résolution de faire ses préparatifs de départ.
Arrivée soudaine de M. Fleury de Chaboulon. En ce moment on lui annonça l'arrivée à Porto-Ferrajo d'un jeune homme inconnu qui se disait chargé d'une mission importante auprès de lui. Ce jeune homme était M. Fleury de Chaboulon, dont il vient d'être parlé. À peine débarqué à Porto-Ferrajo il avait demandé à être conduit chez le général Bertrand, en se donnant pour un envoyé de M. de Bassano. Entretien de ce jeune homme avec Napoléon. Napoléon l'admit sur-le-champ auprès de lui, l'accueillit d'abord avec une certaine méfiance, l'observa des pieds à la tête, vit bientôt qu'il avait affaire à un jeune homme plein de bonne foi et d'ardeur, et quand il en eut reçu la révélation d'une circonstance secrète, connue de M. de Bassano et de lui seul (c'était le moyen imaginé par M. de Bassano pour accréditer M. Fleury de Chaboulon), il lui prêta une oreille attentive.—On se souvient donc encore de moi en France? dit-il d'un ton de mécontentement; M. de Bassano ne m'a donc pas oublié?...—M. Fleury de Chaboulon ayant donné les motifs de la réserve extrême dans laquelle les plus fidèles serviteurs de l'Empire s'étaient renfermés, Napoléon n'insista pas un instant sur ce léger reproche, et écouta l'exposé de l'état des choses, fait avec agitation mais avec sincérité par son interlocuteur. Quoique M. Fleury de Chaboulon ne lui apprît rien, et que sur la simple lecture des journaux il eût tout deviné, il fut charmé d'en recevoir la confirmation par un témoin oculaire, et surtout par un témoin qui lui rapportait les propres paroles de M. de Bassano. Ce qui le toucha, et ce qui devait le toucher particulièrement, ce fut la révélation positive des sentiments de l'armée, et de l'impatience qu'elle manifestait d'échapper à l'autorité des Bourbons. C'était une forte raison de croire qu'à la première apparition de son ancien général elle ferait éclater ses sentiments, et pour une âme audacieuse comme celle de Napoléon, la présomption du succès suffisait pour décider l'entreprise. Aussi après avoir entendu l'envoyé de M. de Bassano, il résolut de partir immédiatement. Voulant cependant le faire expliquer davantage, il lui posa la question suivante:—Concluez, lui dit-il. M. de Bassano me conseille-t-il de m'embarquer et de descendre en France?...—Le jeune homme interrogé avec ce regard perçant auquel personne ne résistait, n'osa ni assumer sur lui, ni faire peser sur M. de Bassano une responsabilité aussi grande, et il répondit en tremblant, que M. de Bassano ne donnait aucun conseil, et lui avait expressément recommandé de se renfermer dans le pur exposé des faits. Napoléon n'insista pas, et, comprenant qu'on n'avait pu prendre vis-à-vis de lui une aussi lourde responsabilité, il renvoya M. de Chaboulon sans lui annoncer ses projets, mais en les lui laissant entrevoir. Craignant que l'émotion de ce jeune homme, initié pour la première fois de sa vie à d'importants secrets, n'amenât quelque indiscrétion, il lui donna une mission imaginaire pour Naples, en lui prescrivant, quand il l'aurait remplie, de se rendre en France auprès de M. de Bassano, qui lui transmettrait de nouveaux ordres[1]. À cette époque Napoléon devait avoir renversé le trône des Bourbons, ou succombé sur une grande route.
Napoléon prend le parti de quitter l'île d'Elbe, et s'entretient avec sa mère de cette résolution. Gardant son secret pour lui seul, Napoléon s'en ouvrit cependant à sa mère.—Je ne puis, lui dit-il, mourir dans cette île, et terminer ma carrière dans un repos qui serait peu digne de moi. D'ailleurs, faute d'argent, je serais bientôt seul ici, et dès lors exposé à toutes les violences de mes nombreux ennemis. La France est agitée. Les Bourbons ont soulevé contre eux toutes les convictions et tous les intérêts attachés à la Révolution. L'armée me désire. Tout me fait espérer qu'à ma vue elle volera vers moi. Je puis sans doute rencontrer sur mon chemin un obstacle imprévu, je puis rencontrer un officier fidèle aux Bourbons qui arrête l'élan des troupes, et alors je succomberai en quelques heures. Cette fin vaut mieux qu'un séjour prolongé dans cette île, avec l'avenir qui m'y attend. Je veux donc partir, et tenter encore une fois la fortune. Quel est votre avis, ma mère?—Cette énergique femme éprouva un saisissement en écoutant cette confidence, et recula d'effroi, car elle comprenait que son fils, malgré sa gloire, pourrait bien expirer sur les côtes de France comme un malfaiteur vulgaire.—Laissez-moi, lui répondit-elle, être mère un moment, et je vous dirai ensuite mon sentiment.—Elle se recueillit, garda quelque temps le silence, puis d'un ton ferme et inspiré: Partez, mon fils, lui dit-elle, partez, et suivez votre destinée. Vous échouerez peut-être, et votre mort suivra de près une tentative manquée. Mais vous ne pouvez demeurer ici, je le vois avec douleur; du reste, espérons que Dieu, qui vous a protégé au milieu de tant de batailles, vous protégera encore une fois.—Ces paroles dites, elle embrassa son fils avec une violente émotion[2].
Le parti de Napoléon déjà pris, le fut plus résolûment encore. Tout à fait au dernier moment, il s'ouvrit à Bertrand, qu'il remplit de joie, car Bertrand avait du mérite à braver l'exil, vu qu'il en souffrait malgré la présence de sa famille. Opinion de Drouot. Napoléon s'expliqua aussi avec Drouot, qu'il remplit de trouble. Ce héros, le plus honnête des hommes, se demandait si le devoir de partager l'infortune de Napoléon s'étendait jusqu'à le suivre dans une entreprise qui pouvait exposer la France à d'affreux malheurs. Napoléon combattit ces doutes en lui montrant l'état de la France, divisée, déchirée par les partis, condamnée à de prochaines tentatives des uns ou des autres, indignement traitée par l'Europe, et ayant chance, au contraire, de se relever sous la main vigoureuse qui l'avait organisée en 1800. Les idées nouvelles d'ailleurs avec lesquelles Napoléon retournait en France après dix mois de réflexions profondes, sa résolution de ne pas retomber dans l'abîme de la guerre si la chose dépendait de lui, de traiter le peuple français en peuple libre et de lui rendre une large part à son gouvernement, étaient des raisons de plus d'espérer qu'on parviendrait peut-être à procurer à la France le repos, l'union, une liberté modérée, une situation forte, tout ce qu'elle aurait eu, si, dans son premier règne, Napoléon avait su se contenir. Le dévouement faisant le reste, Drouot se soumit aux volontés de son maître, et se prêta aux préparatifs secrets de la prochaine expédition. Préparatifs de départ. Sous un prétexte spécieux, Napoléon fit venir à Porto-Ferrajo le bataillon corse cantonné dans l'île, et fit confectionner des vêtements pour l'habiller à neuf. Mais il laissa dans les pâturages de Pianosa les chevaux des lanciers polonais, dont le déplacement n'aurait pas été suffisamment motivé, et dont le transport eût été difficile. On réunit en hommes tout ce qui était valide, au nombre d'environ onze cents, dont huit cents de la garde, et trois cents Corses, Piémontais ou Toscans, reste du 35e léger trouvé dans l'île. Aucun de ces hommes ne soupçonnait l'entreprise projetée; ils pouvaient supposer qu'on allait les passer en revue, car les travaux continuaient comme à l'ordinaire. Une circonstance d'ailleurs favorisait le projet d'évasion. Les Anglais avaient conservé dans cette mer, pour y surveiller l'île d'Elbe, le colonel Campbell, l'un des commissaires qui avaient accompagné Napoléon de Fontainebleau à Porto-Ferrajo, et afin de mieux dissimuler le rôle de cet agent, lui avaient donné une mission auprès de la cour de Toscane. Le colonel Campbell allait et venait de Florence à Livourne, de Livourne à Porto-Ferrajo, et était un vrai surveillant sans le paraître. Absence du commissaire anglais. Dans ce moment il avait quitté Porto-Ferrajo pour se rendre à Livourne. L'œil de la politique anglaise était donc fermé, et il ne restait que ses croisières, toujours faciles à tromper ou à éviter. Pour mieux assurer le secret de ses préparatifs, Napoléon, deux jours avant de s'embarquer, fit mettre l'embargo sur tous les bâtiments entrés dans l'île d'Elbe, et ne permit plus une seule communication avec la mer. Il fit saisir par son officier d'ordonnance Vantini un gros bâtiment, parmi ceux qui étaient dans le port, et avec ce bâtiment, avec l'Inconstant de 26 canons, avec la goëlette la Caroline, la felouque l'Étoile, l'aviso la Mouche, et deux autres transports frétés à Rio, en tout sept bâtiments, il s'assura le moyen d'embarquer ses onze cents hommes et quatre pièces de canon de campagne.
Le départ fixé au 26 février. Enfin, après avoir bien ruminé sa résolution et son plan, après s'être dit qu'il ne pouvait finir sa carrière dans cette île si voisine de France, sans être bientôt seul faute de moyens pour nourrir ses soldats, et exposé aux coups des plus vulgaires assassins, sans être d'ailleurs prochainement déporté par les puissances européennes; après s'être dit que dans l'état de la France d'autres tenteraient peut-être ce qu'il allait faire, sans avoir la même chance de réussir, qu'en se montrant sa présence suffirait pour attirer à lui toute l'armée, et mettre les Bourbons en fuite; que les souverains à la veille de se séparer, ainsi que l'attestaient les nouvelles reçues, ne seraient pas faciles à réunir de nouveau, qu'ils hésiteraient à reprendre les armes pour les Bourbons, en les voyant si fragiles, et en le trouvant lui si pacifique (car il était résolu à l'être), qu'il avait donc toute chance de rétablir d'un coup de baguette magique le trône impérial, qu'enfin il fallait se hâter pendant que les nuits étaient longues encore; après s'être dit tout cela une dernière fois, il adopta le 26 février pour le jour de sa fabuleuse entreprise.
Message à Murat avant de quitter l'île d'Elbe. Avant de partir il expédia un message à Naples par l'un des deux avisos qui servaient à ses communications avec les côtes d'Italie. En mandant à Murat son embarquement pour la France, Napoléon le chargeait d'envoyer un courrier à Vienne, afin d'annoncer à la cour d'Autriche qu'il arriverait dans peu à Paris, mais qu'il y arriverait avec la ferme résolution de maintenir la paix, et de se renfermer dans le traité de Paris du 30 mai 1814. Il lui traçait en outre la conduite à tenir comme roi de Naples. Il lui recommandait expressément de préparer ses troupes, de les concentrer dans les Marches où elles étaient en partie réunies, mais de ne pas prendre l'initiative des hostilités, d'attendre patiemment ce qui se passerait à Paris et à Vienne avant d'opérer aucun mouvement, et s'il était absolument réduit à combattre, de rétrograder plutôt que d'avancer jusqu'à ce qu'on pût lui tendre la main, car plus la bataille se livrerait près de Naples, plus il serait fort, et plus les Autrichiens seraient faibles.
L'ÎLE D'ELBE.
Le 26 jusqu'au milieu du jour, Napoléon laissa ses soldats continuer les travaux auxquels ils étaient employés. Dans l'après-midi on les convoqua subitement, on leur fit manger la soupe, et puis on les rassembla sur le port avec armes et bagages, en leur disant qu'ils allaient monter à bord des bâtiments. Embarquement et enthousiasme des troupes. Bien qu'on ne leur eût pas avoué que c'était pour se diriger vers la France, ils n'eurent pas un doute, et se livrèrent à des transports de joie inexprimables. Sortir de leur immobilité fatigante, se déplacer, agir, revoir la France, revenir au faîte de la puissance et de la gloire, étaient autant de perspectives qui les ravissaient, et ils remplirent la rade de Porto-Ferrajo des cris de Vive l'Empereur! Les habitants, seuls attristés de ce départ, car il leur semblait que la fortune de leur île s'en allait avec Napoléon, entouraient, silencieux et mornes, la foule animée et bruyante qui s'embarquait. Beaucoup d'entre eux, liés avec nos officiers et nos soldats, leur faisaient de touchants adieux en souhaitant l'heureux succès de leur entreprise, et se consolaient en pensant que si l'étoile de Napoléon, comme ils en étaient convaincus, s'élevait de nouveau radieuse au ciel, il rejaillirait sur leur île quelques-uns de ses rayons. Napoléon ne tarda pas à paraître, accompagné de Bertrand, de Drouot, de Cambronne, et de tout l'état-major qui l'avait suivi dans l'exil. Il venait de dîner avec sa mère et sa sœur, et les embrassant à plusieurs reprises, tâchant en vain d'essuyer leurs larmes, leur rappelant l'espèce de miracle qui, au milieu de tous les feux de l'Europe, avait protégé vingt ans sa personne, il les quitta le cœur ému mais ferme, et descendit au rivage le front rayonnant d'espérance. Sa présence fit éclater de nouveaux cris d'enthousiasme, et bientôt la petite armée de onze cents hommes qui allait conquérir l'empire de France à la face de toute l'Europe, fut à bord des sept bâtiments destinés à la transporter. Environ trois cents hommes avec l'état-major s'embarquèrent sur le brick l'Inconstant; le reste fut réparti sur la goëlette la Caroline, et sur les cinq autres bâtiments composant la flottille. Départ le 26 à sept heures du soir. Vers sept heures du soir, la foule étant sur le quai, la mère et la sœur de Napoléon aux fenêtres du palais, la flottille impériale mit à la voile, se dirigeant vers le cap Saint-André. Elle voulait, en prenant cette direction, déborder l'île d'Elbe, et s'élever au nord, entre l'île de Capraia et la côte d'Italie, le plus loin possible des parages fréquentés par les croisières. Le vent soufflant du sud en ce moment, la fortune semblait vouloir favoriser cette audacieuse expédition, et protéger une dernière fois l'homme extraordinaire qu'elle avait plusieurs fois transporté au delà des Alpes, conduit en Égypte, ramené sain et sauf en France, secondé dans toutes ses entreprises des bords du Tage à ceux du Borysthène, et abandonné à Moscou seulement! Lui accorderait-elle encore une de ces faveurs dont elle avait rempli sa prodigieuse vie? Là était le doute, qui du reste n'en était pas un pour Napoléon et ses soldats, tant ils étaient confiants.
Premières circonstances de la navigation. Bientôt commencèrent les alternatives qui se produisent même dans les plus brillantes réussites. L'heureux vent du sud faiblit sensiblement, et arrivée en vue du cap Saint-André la flottille demeura immobile. À peine put-on s'élever quelque peu au nord vers l'île de Capraia, et le 27 au matin on n'avait franchi que sept ou huit lieues. On se trouvait dans les eaux mêmes des croisières anglaise et française, et exposé à les rencontrer. Le péril était grand. Le capitaine de frégate Chautard, qui était venu joindre Napoléon à l'île d'Elbe, le capitaine Taillade, qui commandait le brick l'Inconstant, et plusieurs marins étaient d'avis de rentrer à Porto-Ferrajo, afin d'y attendre sous voile un vent meilleur. C'était pour éviter un péril se jeter dans un autre, car malgré l'embargo mis à Porto-Ferrajo sur tous les bâtiments, un avis pouvait être parvenu aux Anglais, et dans ce cas on aurait été enfermé dans Porto-Ferrajo par une apparition subite des forces britanniques, surpris en flagrant délit d'attentat à la paix générale, et consigné dans une île non plus en souverain mais en prisonnier. Il valait donc mieux persévérer, et rester en panne jusqu'à ce que soufflât de nouveau ce vent si désiré du sud. Napoléon qui avait des hasards de ce monde une expérience sans égale, savait que dans toute entreprise il faut voir de sang-froid les aspects si divers que prennent les événements, et prendre patience jusqu'au retour des circonstances favorables. Le plus grand danger après tout c'était de rencontrer la croisière française, composée de deux frégates et d'un brick. Or, on connaissait l'esprit qui animait les équipages, et il était possible de les enlever sans coup férir, en sautant à l'abordage avec les aigles et les trois couleurs. Il attendit donc avec la résolution de sortir d'embarras par un coup d'audace, si on était aperçu par la croisière française.
À midi le vent fraîchit, et on s'éleva à la hauteur de Livourne. À droite vers la côte de Gênes on voyait une frégate, et une autre à gauche vers le large; au loin un vaisseau de ligne, poussé par un vent d'arrière, semblait se diriger à toutes voiles sur la flottille. C'étaient là des périls qu'il fallait braver, en se fiant du résultat à la fortune. Rencontre avec le brick français le Zéphire. On continua de naviguer, et tout à coup on se trouva bord à bord avec un brick de guerre français, le Zéphire, commandé par le lieutenant de vaisseau Andrieux, bon officier, que la petite marine de l'île d'Elbe rencontrait souvent. On pouvait essayer d'enlever ce brick, mais Napoléon ne voulut pas courir sans nécessité la chance d'une pareille tentative. Il fit coucher ses grenadiers sur le pont, et ordonna au capitaine Taillade, qui connaissait le commandant Andrieux, de parlementer avec lui. Le capitaine Taillade prenant son porte-voix, salua le commandant Andrieux, et lui demanda où il allait.—À Livourne, répondit celui-ci, et vous?—À Gênes, repartit le capitaine Taillade; et il offrit de se charger des commissions du Zéphire, ce que le commandant Andrieux n'accepta point, n'en ayant, disait-il, aucune pour ce port. Et comment se porte l'Empereur? demanda l'officier de la marine royale.—Très-bien, répondit le capitaine Taillade.—Tant mieux, ajouta le commandant Andrieux; et il poursuivit son chemin, sans soupçonner la rencontre qu'il venait de faire, et l'immensité de choses qu'il venait de laisser passer sans s'en apercevoir.
Mars 1815. À la nuit on vit disparaître les bâtiments de guerre qui avaient donné de l'inquiétude quelques heures auparavant, et on mit le cap sur la France. On employa la journée du 28 à traverser le golfe de Gênes, sans autre rencontre que celle d'un vaisseau de 74 qu'on prit d'abord pour un croiseur ennemi, mais qui bientôt ne parut plus s'occuper de la flottille, et le 1er mars au matin, jour à jamais mémorable, quoique bien funeste pour la France et pour Napoléon, on découvrit la côte avec une satisfaction indicible. À midi on aperçut Antibes et les îles Sainte-Marguerite. Arrivée le 1er mars dans le golfe Juan. À trois heures on mouilla dans le golfe Juan, et Napoléon ayant surmonté de la manière la plus heureuse les premières difficultés de son entreprise, put croire au retour de son ancienne fortune, et ses soldats qui le croyaient comme lui, firent retentir les airs du cri de Vive l'Empereur!
Heureux débarquement. À un signal donné, et au bruit du canon, on arbora sur tous les bâtiments le drapeau tricolore, chaque soldat prit la cocarde aux trois couleurs, et on mit les chaloupes à la mer pour opérer le débarquement. Napoléon ordonna au capitaine d'infanterie Lamouret d'aller avec vingt-cinq hommes s'emparer d'une batterie de côte, située au milieu du golfe. Le capitaine Lamouret s'y transporta en chaloupe, ne trouva que des douaniers charmés d'apprendre l'arrivée de Napoléon, et fort pressés de se donner à lui. On toucha terre avec une joie facile à comprendre, et tandis que les chaloupes opéraient le va-et-vient des bâtiments à la côte, le capitaine Lamouret imagina de se diriger sur Antibes pour enlever la place, ce qui eût procuré un point d'appui d'une assez grande importance.
Fausse tentative sur Antibes. Ce téméraire officier se présenta en effet devant Antibes, aborda le poste qui gardait la porte, et en fut très-bien accueilli. Le général Corsin, commandant Antibes, était en ce moment en visite aux îles Sainte-Marguerite. Le colonel Cuneo d'Ornano le remplaçait. Celui-ci apprenant ce dont il s'agissait, et tenant à remplir ses devoirs militaires, laissa entrer les vingt-cinq grenadiers, puis ordonna de lever tout à coup le pont-levis, et les fit ainsi prisonniers. Mais ils se mirent à parler aux soldats du 87e, en garnison à Antibes, et les émurent à tel point que ceux-ci criant Vive l'Empereur! voulurent absolument livrer la place à Napoléon. Le colonel d'Ornano parvint à les calmer, et en attendant désarma les vingt-cinq grenadiers, auxquels il promit de rendre leurs armes dès que les faits seraient mieux éclaircis.
Ces vingt-cinq hommes trop confiants se trouvaient donc perdus pour Napoléon, et on aurait pu regarder ce début comme de fort mauvais augure, si, en même temps, on n'avait vu une multitude de soldats du 87e se jeter à bas des remparts, et courir vers Cannes pour se joindre, disaient-ils, à leur empereur.
À cinq heures le débarquement était terminé. Les onze cents hommes de Napoléon, avec quatre pièces de canon et leur bagage, étaient descendus à terre, et avaient établi leur bivouac dans un champ d'oliviers, sur la route d'Antibes à Cannes. Curiosité de la population, sans aucune manifestation prononcée. D'abord les habitants en voyant plusieurs bâtiments chargés de monde tirer le canon, crurent que c'étaient des Barbaresques qui enlevaient des pêcheurs, et furent épouvantés. Mais bientôt mieux renseignés, ils accoururent avec curiosité, sans se prononcer ni dans un sens ni dans un autre, car les populations du littoral n'étaient pas en général très-favorables à l'Empire, qui leur avait valu quinze ans de guerre maritime. Napoléon envoya Cambronne à la tête d'une avant-garde à Cannes, pour commander des vivres et acheter des chevaux, et sachant que pour attirer les gens il ne faut pas commencer par froisser leurs intérêts, il fit tout payer argent comptant. Les vivres furent en effet préparés, et quelques mulets, quelques chevaux achetés. Malgré l'ordre de ne laisser sortir personne de Cannes, surtout par la route qui menait à Toulon, un officier de gendarmerie, auquel Cambronne avait proposé d'acheter des chevaux et qui avait feint de vouloir les céder, s'échappa au galop pour aller à Draguignan donner avis au préfet du Var du grand événement qui venait de s'accomplir. Heureusement pour Napoléon, cet officier ayant remarqué que l'artillerie qu'on avait débarquée était placée sur la route de Toulon, s'en fia aux premières apparences, et alla répandre la nouvelle que l'expédition se dirigeait vers la Provence, c'est-à-dire vers Toulon et Marseille.
Bivouac à Cannes. Il n'en était rien, comme on va le voir. Dans le champ d'oliviers où Napoléon avait établi son bivouac, on lui avait dressé un siége et une table, et il y avait déployé ses cartes. Les deux routes qui s'offrent à Napoléon. Deux routes s'offraient: l'une d'un parcours facile, celle de la basse Provence, aboutissant à Toulon et Marseille, l'autre, celle du Dauphiné, hérissée de montagnes escarpées, couverte alors de neige et de glace, et coupée d'affreux défilés où cinquante hommes déterminés auraient pu arrêter une armée. Cette dernière, tracée au milieu des Alpes françaises, était en plusieurs endroits non carrossable, de façon qu'il fallait, si on la préférait, commencer par se séparer de son artillerie. Malgré ces difficultés effrayantes au premier aspect, Napoléon n'hésita point, et par le choix qu'il fit en ce moment assura le succès de son aventureuse entreprise.
Motifs profonds qui décident Napoléon à préférer celle des montagnes, et à négliger celle du littoral. Les obstacles physiques dont la route des Alpes était hérissée consistaient dans des chemins escarpés ou couverts de glace, dans des défilés à forcer ou à tourner, et ces obstacles on pouvait les surmonter avec de la patience, de l'opiniâtreté, de l'audace. Napoléon amenait avec lui onze cents hommes, capables de tout, et très-suffisants pour triompher de la résistance qui pouvait s'offrir dans ces contrées, où il était impossible qu'il trouvât autre chose que de petites garnisons commandées par un capitaine ou un chef de bataillon. Au contraire les obstacles moraux qui l'attendaient sur la route du littoral étaient bien autrement redoutables. En suivant cette route qui passe par Toulon, Marseille, Avignon, Valence, il devait rencontrer des populations violentes, animées d'un royalisme furieux, et capables de retenir le zèle des troupes pour lui. De plus il allait trouver sur son chemin des autorités d'un ordre élevé, des amiraux à Toulon, un maréchal de France à Marseille (c'était Masséna qui commandait dans cette ville). Or, dans l'entreprise qu'il tentait, les hauts grades étaient le plus grand des dangers. Dans l'armée, les soldats, presque tous anciens au service, venus des prisons ou des garnisons étrangères, éprouvaient pour Napoléon un véritable fanatisme. Les officiers partageaient cette disposition, mais avec un peu plus de réserve, parce qu'ils étaient gênés par leurs serments et par le sentiment de leur devoir. Les généraux, les maréchaux surtout, plus retenus encore par ces mêmes considérations, et d'ailleurs appréciant mieux le danger du rétablissement de l'Empire, craignant aussi de se compromettre gravement, devaient céder plus difficilement que les officiers à l'entraînement des troupes. Il y avait donc moins de chances d'enlever un maréchal à la tête de huit ou dix mille hommes, qu'un colonel ou un capitaine à la tête de quelques centaines de soldats.
Par toutes ces raisons il fallait éviter les autorités supérieures, civiles ou militaires, et préférer les chemins même les plus mauvais, si on devait n'y rencontrer que des officiers de grade inférieur. Sur la route du Dauphiné, Napoléon ne pouvait avoir affaire, comme nous venons de le dire, qu'à de petites garnisons faiblement commandées, et à des paysans qui n'aimaient ni les nobles, ni les prêtres, et qui presque tous étaient acquéreurs de biens nationaux. La plus grande ville à traverser, en prenant par les montagnes, était Grenoble. Or, Napoléon savait que les Grenoblais, animés d'un fort esprit militaire, comme toutes les populations de la frontière, et fidèles aux traditions libérales, depuis la fameuse assemblée de Vizille, étaient tout à fait opposés aux Bourbons. Il avait dans sa garde un chirurgien, Dauphinois de naissance, le docteur Émery, qui avait entretenu des relations secrètes avec sa ville natale, et qui répondait de ses compatriotes. Napoléon choisit donc la route des montagnes, en laissant sur sa gauche la belle route du littoral et le royalisme marseillais, et fit preuve ici encore une fois de ce coup d'œil supérieur, qui lui avait si souvent procuré les plus grands triomphes militaires, et qui devait lui procurer en cette occasion le plus grand triomphe politique que jamais ait obtenu un chef d'empire ou de parti. Il fit toutes ses dispositions en conséquence.
Napoléon abandonne son artillerie, et met son bagage sur des mulets. Il prit le parti d'abandonner son artillerie, dont il n'avait pas un sérieux besoin, car l'idée d'un combat à coups de canon n'entrait guère dans son esprit. Les onze cents hommes qu'il avait suffisaient pour le garantir de la main des gendarmes, ou de la résistance d'un chef de bataillon, et quant aux autres résistances c'était sur l'effet de sa présence qu'il comptait pour les faire évanouir. Ou bien à la vue de sa redingote, de son chapeau si fameux, le premier détachement envoyé à sa rencontre tomberait à ses pieds, et successivement l'armée tout entière, ou bien il expirerait sur la grande route de la mort des plus vils malfaiteurs: là était la question qui ne pouvait pas évidemment se décider à coups de canon. Renonçant à son artillerie qui n'aurait pas pu le suivre, il fit charger sur des mulets son petit trésor, reste de ce qu'il avait porté à l'île d'Elbe, et montant à 17 ou 1800 mille francs. Le surplus avait été, ou dépensé à l'île d'Elbe, ou laissé à sa mère. Il résolut de quitter Cannes vers minuit. En même temps, il envoya à Grasse pour faire préparer des vivres, et pour livrer à l'impression deux proclamations dont ses officiers avaient déjà fait de nombreuses copies à bord du brick l'Inconstant, et qui étaient destinées l'une au peuple français, l'autre à l'armée. Ces proclamations contenaient ce qui suit, ou textuellement, ou en substance.
Ses proclamations au peuple et à l'armée. «Français, disait-il dans la première, les victoires de Champaubert, de Montmirail, de Château-Thierry, de Vauchamp, de Mormans, de Montereau, de Craonne, de Reims, d'Arcis-sur-Aube, de Saint-Dizier, l'insurrection des braves paysans de la Lorraine, de la Champagne, de l'Alsace, de la Franche-Comté, de la Bourgogne, la position que j'avais prise sur les derrières de l'armée ennemie, en la séparant de ses magasins, de ses munitions de guerre, de ses équipages, l'avaient placée dans une situation désespérée. Les Français ne furent jamais sur le point d'être plus puissants, et l'élite des troupes coalisées eût trouvé son tombeau dans ces vastes contrées qu'elles avaient si cruellement ravagées, lorsque la trahison du duc de Raguse livra la capitale et désorganisa l'armée. Au même moment, la défection du duc de Castiglione, à qui j'avais confié des forces suffisantes pour battre les Autrichiens, et qui en paraissant sur les derrières de l'ennemi eût complété notre triomphe, acheva notre ruine. La conduite inattendue de ces deux généraux, qui trahirent à la fois leur patrie, leur prince et leur bienfaiteur, changea ainsi le destin de la guerre. Dans ces tristes circonstances, mon cœur fut déchiré, mais mon âme demeura inébranlable. Je ne consultai que l'intérêt de la patrie, je m'exilai sur un rocher au milieu des mers, je conservai une existence qui pouvait encore vous être utile....»
Après avoir ainsi expliqué ses revers, Napoléon cherchait à caractériser l'esprit de l'émigration, qui s'appuyait, disait-il, sur l'étranger, et voulait rétablir les abus du régime féodal. Il ajoutait:
«Français, dans mon exil, j'ai entendu vos plaintes et vos vœux; j'ai traversé les mers au milieu des périls de toute espèce; j'arrive parmi vous reprendre mes droits qui sont les vôtres. Tout ce que des individus ont fait, écrit ou dit depuis la prise de Paris, je l'ignorerai toujours, et je ne conserverai que le souvenir des importants services qu'ils ont rendus, car il est des événements d'une telle nature qu'ils sont au-dessus de l'organisation humaine.... Français, il n'est aucune nation, quelque petite qu'elle soit, qui n'ait eu le droit, et n'ait tenté de se soustraire au déshonneur d'obéir à un prince imposé par un ennemi momentanément victorieux. Lorsque Charles VII rentra dans Paris et renversa le trône éphémère de Henri VI, il reconnut tenir son trône de la vaillance de ses braves, et non du prince régent d'Angleterre. C'est aussi à vous seuls et aux braves de l'armée que je me fais, et ferai toujours gloire de tout devoir.»
«Soldats!
»Nous n'avons pas été vaincus: deux hommes sortis de nos rangs ont trahi nos lauriers, leur pays, leur prince, leur bienfaiteur.
»Ceux que nous avons vus pendant vingt-cinq ans parcourir toute l'Europe pour nous susciter des ennemis, qui ont passé leur vie à combattre contre nous, dans les rangs des armées étrangères, en maudissant notre belle France, prétendraient-ils commander et enchaîner nos aigles, eux qui n'ont jamais pu en soutenir les regards? Souffrirons-nous qu'ils héritent du fruit de nos travaux, qu'ils s'emparent de nos honneurs, de nos biens, qu'ils calomnient notre gloire? Si leur règne durait, tout serait perdu, même le souvenir de nos plus mémorables journées.
»Votre général, appelé au trône par le choix du peuple, et élevé sur vos pavois, vous est rendu: venez le joindre.
»Arrachez ces couleurs que la nation a proscrites, et qui pendant vingt-cinq ans servirent de ralliement à tous les ennemis de la France. Arborez cette cocarde tricolore que vous portiez dans nos grandes journées. Nous devons oublier que nous avons été les maîtres des nations, mais nous ne devons pas souffrir qu'aucune se mêle de nos affaires. Qui prétendrait être maître chez nous? Qui en aurait le pouvoir? Reprenez ces aigles que vous aviez à Ulm, à Austerlitz, à Iéna, à Eylau, à Wagram, à Friedland, à Tudela, à Eckmühl, à Essling, à Smolensk, à la Moskova, à Lutzen, à Wurtchen, à Montmirail... Venez vous ranger sous les drapeaux de votre chef. Son existence ne se compose que de la vôtre; ses droits ne sont que ceux du peuple et les vôtres; son intérêt, son honneur, sa gloire ne sont autres que votre intérêt, votre honneur, votre gloire. La victoire marchera au pas de charge; l'aigle avec les couleurs nationales volera de clocher en clocher jusqu'aux tours de Notre-Dame. Alors vous pourrez montrer avec honneur vos cicatrices; alors vous pourrez vous vanter de ce que vous aurez fait: vous serez les libérateurs de la patrie.»
Ainsi dans ces proclamations ardentes, empreintes de toutes les passions du temps, mais touchant avec habileté à tous les points essentiels du moment, Napoléon, sans s'inquiéter d'être juste, livrait aux fureurs des soldats Augereau et Marmont, qu'il savait odieux à l'armée. Aux droits des Bourbons, il opposait le droit populaire, et touchait ainsi les masses par leur côté le plus sensible. Il promettait adroitement l'oubli, en imputant certaines faiblesses à la toute-puissance des révolutions, faisait appel à la cocarde tricolore qu'il savait cachée dans le sac des soldats, leur rappelait leur immortelle gloire flétrie par la haine maladroite des émigrés, et en une image saisissante, restée populaire, il annonçait la victoire à ses partisans. Ces proclamations n'étaient pas le moins profond, et ne devaient pas être le moins efficace de ses calculs.
Avant de se mettre en route il fit repartir pour l'île d'Elbe son heureuse flottille, afin qu'elle annonçât à sa mère et à sa sœur le succès de la première moitié de son entreprise, et ordonna au brick l'Inconstant de les transporter à Naples, pour qu'elles pussent y attendre en sûreté la fin de cette crise.
Rencontre avec le prince de Monaco. Vers le soir il s'était approché de Cannes, et on lui amena à son bivouac, par suite de l'ordre qu'il avait donné d'arrêter toutes les voitures, le prince de Monaco, passé, comme tant d'hommes du temps, d'un culte à l'autre, de l'Empire à la Restauration. Il le fit relâcher sur-le-champ, l'accueillit avec gaieté, et lui demanda où il allait.—Je retourne chez moi, répondit le prince.—Et moi aussi, répliqua Napoléon. Puis il quitta le petit souverain de Monaco, en lui souhaitant bon voyage.
À minuit il partit pour Grasse, suivant Cambronne qui avait pris les devants avec un détachement de cent hommes. Au centre se trouvait le bataillon de la vieille garde, escortant le trésor et les munitions, puis venait le bataillon corse formant l'arrière-garde.
Au sortir de Cannes commençait la route de montagnes qu'il fallait suivre pendant quatre-vingts lieues pour atteindre Grenoble. Arrivée à Grasse le 2 mars au matin. On arriva le 2 mars à Grasse, vers la pointe du jour. Les quelques heures passées aux environs de Cannes avaient été employées à préparer des rations, à se procurer des chevaux, et surtout à imprimer les deux proclamations. À dater de ce moment, Napoléon était décidé à ne plus perdre une heure, afin d'arriver à Grenoble avant tous les ordres expédiés de Paris. Il déjeuna debout, entouré de son état-major, un peu en dehors de la ville de Grasse, sous les yeux de la population curieuse mais perplexe, et ne manifestant rien de l'enthousiasme qu'il espérait bientôt rencontrer.
Départ de Grasse. Passage de la montagne. À huit heures du matin il se mit en route, toujours précédé de son avant-garde, et employa plusieurs heures à gravir par un sentier couvert de glace la chaîne élevée qui sépare les bords de la mer du bassin de la Durance. La plus grande partie de la route se fit à pied. Les hommes qui avaient su se procurer des chevaux cheminaient à côté de leurs montures, les autres suivaient en portant leur équipement sur les épaules. Le froid était rigoureux, et Napoléon fut souvent obligé de descendre de cheval pour se réchauffer en marchant, exercice auquel il était peu habitué. Plus d'une fois il trébucha dans la neige, et il s'arrêta pour se reposer un moment dans une espèce de chalet occupé par une vieille femme et quelques vaches. Tandis qu'il ranimait ses forces devant un feu de broussailles, il s'adressa à cette paysanne, qui ne savait pas quels hôtes elle venait de recevoir sous son toit de chaume, et lui demanda si on avait des nouvelles de Paris. Entretien avec une vieille femme gardienne de troupeaux. Elle parut fort étonnée d'une question à laquelle elle était peu accoutumée, et naturellement elle répondit qu'elle ne savait rien.—Vous ne savez donc pas ce que fait le Roi? reprit Napoléon.—Le Roi! repartit la vieille femme avec plus d'étonnement encore, le Roi!... vous voulez dire l'Empereur... il est toujours là-bas.—Cette habitante des Alpes ignorait donc que Napoléon avait été précipité du trône, et remplacé par Louis XVIII! Les témoins de cette scène furent comme frappés de stupeur en présence d'une aussi étrange ignorance. Napoléon, qui n'était pas le moins surpris, regarda Drouot, et lui dit: Eh bien, Drouot, à quoi sert de troubler le monde pour le remplir de notre nom?—Il sortit tout pensif, et songeant à la vanité de la gloire. On se remit en marche, et on alla prendre gîte le soir à Seranon, petit hameau composé de quelques fermes. Les soldats couchèrent dans les granges, et Napoléon trouva un lit convenable dans la maison de campagne d'un habitant de Grasse. On avait dans cette première journée franchi un espace de quinze lieues, sans avoir eu à surmonter d'autre obstacle que celui de la glace et des rochers. Les hommes étaient extrêmement fatigués, mais l'enthousiasme de leur entreprise les soutenait, et ils étaient prêts à réaliser la prophétie de l'aigle volant de clocher en clocher.
Le 3 mars on partit de grand matin. On rencontra encore des chemins montueux et couverts de neige, et le soir, après avoir parcouru une distance à peu près égale à celle de la veille, on vint coucher à Barrême, dans la vallée même de la Durance, mais à dix lieues de ses bords.
Le 4 on était en route de bonne heure malgré la fatigue croissante; on fit une halte à Digne pour y déjeuner, et on poussa jusqu'à Malijay. On était presque au bord de la Durance, et il fallait la remonter par Sisteron et Gap, pour se jeter ensuite par un col étroit dans le bassin de l'Isère. On allait rencontrer ici un obstacle des plus inquiétants. Arrivée devant Sisteron. À Sisteron, la route passait de la rive gauche sur la rive droite de la Durance, et traversait un pont que les feux de la place auraient rendu inaccessible s'il avait été défendu. Importance de ce poste. Un officier fidèle aux Bourbons, en fermant seulement les portes de cette chétive forteresse, pouvait arrêter la colonne expéditionnaire. Il aurait fallu dans ce cas qu'elle descendît la Durance pour la franchir au-dessous, perdît des heures précieuses, laissât ainsi à tous les commandants des environs le loisir de se reconnaître, et à la fougueuse population marseillaise le temps de se précipiter sur les traces de Napoléon. Le danger était donc fort grand, mais toujours confiant dans son ascendant, Napoléon marcha sans hésiter sur Sisteron.
Le trouble des commandants militaires est cause que Sisteron n'est point gardé. Il avait deviné juste, et dans leur trouble ceux qui lui étaient opposés, au lieu d'accumuler les difficultés sur sa route, les faisaient disparaître. En effet, d'après les indications de l'officier de gendarmerie dont nous avons parlé, le préfet du Var, croyant que Napoléon se dirigeait sur Toulon et Marseille, avait placé dans la forêt de l'Esterel, c'est-à-dire sur la route du littoral, tout ce qu'il avait pu réunir de gardes nationales et de troupes, les premières fort zélées, les secondes au contraire animées de sentiments très-équivoques. Ces précautions prises dans la journée du 2, il avait expédié au maréchal Masséna à Marseille une estafette qui ne pouvait arriver que le 3 mars, et une autre à Grenoble qui ne pouvait y parvenir que le 4. En même temps il avait tâché d'informer de ce qui se passait tous les commandants des petites places des Alpes, sans leur donner des instructions que du reste, malgré son zèle, il aurait été incapable de leur tracer. Dans cet état de choses, chaque commandant, frappé d'une sorte de saisissement en apprenant la terrible nouvelle, n'avait songé qu'à se retirer derrière ses murailles, sans oser en sortir pour barrer le chemin à Napoléon. Le général Loverdo, qui avait sous son autorité le département des Basses-Alpes, avait replié le peu de troupes dont il disposait sur la basse Durance et sur Aix; de leur côté les commandants d'Embrun et de Mont-Dauphin, pressés de s'enfermer dans les places confiées à leur honneur, avaient rappelé tous leurs postes sur la haute Durance, et de la sorte Sisteron, situé entre-deux, s'était trouvé sans défense. Cette espèce de mouvement de contraction, naturel chez des gens surpris et effrayés, avait ainsi ouvert le chemin à Napoléon, sans que la trahison y fût pour rien. Son nom seul avait produit ces résolutions irréfléchies dont il allait si bien profiter.
Entrée à Sisteron. Cambronne se présentant devant Sisteron à la tête de cent hommes, y pénétra sans difficulté le 5, et Napoléon vint y déjeuner, après avoir vu tomber comme par enchantement l'un des plus grands obstacles de sa route. Il commençait à rencontrer ici l'esprit des montagnards du Dauphiné, montagnards braves, très-sensibles à la gloire des armes, haïssant l'étranger, détestant ce qu'on appelait les nobles et les prêtres, alarmés outre mesure des prédications du clergé sur les biens nationaux et la dîme, et par tous ces motifs enthousiastes de Napoléon. On les voyait descendre en foule des montagnes au cri de Vive l'Empereur! fournir avec empressement des vivres, des chevaux, tout ce qu'on leur demandait, le donner volontiers gratis, et plus volontiers encore pour de l'argent.
Malgré le bon accueil qu'il avait reçu à Sisteron, Napoléon n'eut garde de s'y arrêter, et il alla coucher à Gap, afin de s'emparer des défilés qui conduisent du bassin de la Durance dans celui de l'Isère. Sa troupe était exténuée de fatigue, car il lui faisait faire dix ou douze lieues par jour, quand ce n'était pas quinze, et beaucoup d'hommes restaient en arrière. Mais les paysans les recueillaient, les voituraient, et il suffisait de quelques heures de repos pour que les traînards eussent rejoint. Arrivé à Gap le 5 au soir, il avait franchi près de cinquante lieues en quatre jours, par d'affreux chemins de montagnes, marche d'armée prodigieuse et qui allait devenir plus surprenante encore les jours suivants.
Prompte traversée de Gap, et arrivée à Corps. Napoléon, fort bien reçu à Gap, y apprit cependant des nouvelles qui ne lui permettaient point d'y séjourner. Il avait envoyé un émissaire pour sonder la garnison d'Embrun, et cet émissaire avait rapporté que les soldats étaient prêts au premier signal à prendre la cocarde tricolore, mais que le sentiment du devoir retenant les officiers, ceux-ci, loin de vouloir livrer la place, songeaient au contraire à occuper le défilé dit de Saint-Bonnet, qui communique de la vallée de la Durance dans celle du Drac, affluent de l'Isère. Ce défilé commence au sortir de Gap, traverse une haute montagne au col dit de Saint-Guignes, et descend ensuite sur Saint-Bonnet. Napoléon craignant d'être prévenu à un passage aussi dangereux, y achemina son avant-garde le 6 de très-bonne heure, et la suivit lui-même après avoir attendu jusqu'à midi la queue de sa colonne à Gap. Le défilé n'était point gardé, et il put aller coucher le soir au bourg de Corps, sur la limite du département de l'Isère. Jusqu'ici tout lui avait parfaitement réussi: il était en plein Dauphiné, et pouvait même ressentir déjà les émotions de la ville de Grenoble, profondément agitée à son approche. S'il enlevait cette ville, importante par son site, ses ouvrages, son arsenal, sa nombreuse garnison, et la valeur politique et morale de ses habitants, il était presque maître de la France, car Grenoble lui donnait Lyon, et Lyon lui donnait Paris. Ne voulant négliger aucune précaution il se fit précéder par le docteur Émery, qui avait des intelligences dans Grenoble, et qui pouvait y préparer les esprits en sa faveur.
L'estafette expédiée de Draguignan par le préfet du Var était arrivée à Grenoble le samedi 4 mars, dans la soirée. Un savant illustre, M. Fourier, était préfet de l'Isère. Le général Marchand, l'un des officiers de l'Empire les plus estimés, commandait à Grenoble, siége de la 7e division militaire. Le préfet et le général furent très-désagréablement surpris par la nouvelle qu'on leur mandait, car, outre ce qu'elle avait de grave pour la France entière, elle s'aggravait pour eux de la responsabilité qui allait peser sur leur tête. Situation de Grenoble. Embarras du préfet et du général commandant la division, et leur résolution de faire leur devoir. En effet le préfet du Var, mieux informé, venait de leur indiquer la direction de Grasse, Digne, Gap et Grenoble, comme celle que Napoléon avait dû prendre. L'orage se portait donc directement sur eux. Par une disposition assez naturelle à tous les gouvernements qui apprennent un événement fâcheux, ils tinrent la nouvelle cachée, ce qui du reste avait l'avantage de leur laisser quelques heures de calme pour délibérer sur la conduite à tenir. M. Fourier était du nombre de ces savants que les agitations publiques importunent, et qui ne demandent aux gouvernements qu'ils servent, que l'aisance dans l'étude. Il aurait donc fort désiré que la Providence eût écarté de lui cette terrible épreuve. Attaché à Napoléon par des souvenirs de gloire (il avait été de l'expédition d'Égypte), aux Bourbons par estime et par amour du repos, il n'avait de préférence bien marquée pour aucune des deux dynasties, et était fort disposé à en vouloir à celui qui venait troubler sa paisible vie: Ajoutez à ce sentiment un honnête amour de son devoir, et on comprendra qu'il voulût d'abord être fidèle aux Bourbons, sans toutefois pousser le dévouement jusqu'au martyre. Quant au général Marchand, quoique largement associé à la gloire impériale, il était sévère observateur de la discipline militaire, et, tout en désapprouvant la conduite de l'émigration, il était assez intelligent pour comprendre les dangers auxquels le retour de Napoléon allait exposer la France. La difficulté n'était pas dans le nombre, mais dans la fidélité des troupes. Sa résolution était beaucoup plus ferme que celle du préfet, mais à cette heure le plus ou le moins d'énergie ne procurait guère de moyens de résistance. Les troupes ne manquaient pas dans le pays. Le mouvement de concentration vers les Alpes, ordonné à la suite des imprudences de Murat, avait commencé, et il y avait dans la Franche-Comté, le Lyonnais, le Dauphiné, plus de soldats que n'en comportait l'effectif général de l'armée. Malheureusement en présence de Napoléon, ce n'était pas le nombre des troupes qui importait, mais leur fidélité. Résisteraient-elles à son nom, et bientôt à sa présence? Le général Marchand connaissait assez l'armée pour en douter. Il convoqua en secret les chefs de corps, et ceux-ci déclarèrent que, prêts à faire leur devoir, ils répondaient médiocrement de leurs officiers, et nullement de leurs soldats. On était même assez mal partagé à Grenoble quant au choix des régiments. Composition de la 7e division militaire, et énumération des troupes qui l'occupaient. À côté du 5e d'infanterie, bien discipliné et bien commandé, on avait le 4e d'artillerie, dans lequel Napoléon avait fait ses premières armes, et qui depuis la dissolution de l'artillerie de la garde impériale, en avait reçu plusieurs compagnies. On avait aussi le 3e du génie, animé de sentiments peu favorables aux Bourbons, et on craignait avec raison l'ordinaire influence des corps savants sur le reste des troupes. Le général Marchand conçut donc de vives inquiétudes, et attendit pour prendre un parti l'arrivée du général Mouton-Duvernet, qui commandait la subdivision de Valence. La 7e division militaire, formée alors de quatre départements, était partagée en deux subdivisions, celle de Grenoble qui comprenait l'Isère et le Mont-Blanc, celle de Valence qui comprenait la Drôme et les Hautes-Alpes. Il en résultait que le général Mouton-Duvernet, pour aller donner des ordres dans les Hautes-Alpes, c'est-à-dire à Gap, était obligé de passer par Grenoble.
Ce général informé de son côté des événements, avait pris à la hâte quelques précautions pour la défense du pont de Romans sur l'Isère, en cas que Napoléon suivît les bords du Rhône, puis était parti précipitamment pour les Hautes-Alpes, et il était arrivé à Grenoble le dimanche 5, au matin. Là, dans une réunion composée du préfet Fourier, du général Marchand, du général Mouton-Duvernet, et de quelques officiers d'état-major, on avait délibéré sur les mesures qu'il convenait d'adopter. Il n'était pas aisé d'en imaginer qui répondissent aux justes inquiétudes des esprits prévoyants.
Fâcheuse alternative où l'on se trouvait de livrer à Napoléon ou du terrain ou des troupes. Envoyer des troupes à la rencontre de Napoléon c'était probablement les lui livrer, car malgré la fidélité des chefs, il était peu vraisemblable qu'elles résistassent à sa présence. Les rappeler à soi pour faire le vide autour de lui, c'était lui livrer du pays, et souvent des postes de la plus haute importance, comme celui de Sisteron par exemple. Ainsi, quoi qu'on fît, on était exposé à lui abandonner ou des hommes ou du terrain. Cependant l'occupation de Grenoble par l'ennemi était un fait si grave, que toute incertitude cessait par rapport à elle. Cette capitale du Dauphiné, outre qu'elle avait une grande importance morale, était une place anciennement fortifiée; elle contenait une école d'artillerie, une école du génie, et un matériel immense, consistant en 80 mille fusils, 200 bouches à feu, et tout l'attirail qui accompagne un pareil dépôt d'armes. On ne pouvait donc pas déserter un poste d'une telle valeur. On prend le parti de concentrer à Grenoble toutes les troupes réunies en Dauphiné. Il fut convenu qu'on y réunirait toutes les troupes répandues dans le Dauphiné et la partie de la Savoie restée à la France. On envoya à Chambéry l'ordre d'en faire partir les deux régiments d'infanterie qui s'y trouvaient, les 7e et 11e de ligne, et à Vienne celui d'expédier le 4e de hussards dont on avait un extrême besoin, car on manquait de cavalerie. Malheureusement le 4e de hussards, quoique commandé par un officier excellent et plein d'honneur, le major Blot, était si peu sûr, que, pendant la récente visite du comte d'Artois, on n'avait pu l'empêcher de crier Vive l'Empereur! Mais il fallait se servir de ce qu'on avait, et on se flatta qu'en réunissant une masse considérable de troupes, on parviendrait à ranimer chez elles l'esprit militaire, et avec l'esprit militaire le sentiment des devoirs attachés à cette noble profession. Ces résolutions adoptées, le général Mouton-Duvernet partit pour les Hautes-Alpes, en suivant la route même de Gap, par laquelle arrivait Napoléon. Ce général espérait le devancer au passage important de Saint-Bonnet, et prendre des précautions matérielles qui peut-être suffiraient pour l'arrêter.
La nouvelle, d'abord renfermée entre les principales autorités de la ville, s'était bientôt répandue, et dans le milieu de la journée du dimanche elle était devenue publique. Le préfet, le général, crurent alors qu'il convenait de l'annoncer officiellement, et publièrent une proclamation dans laquelle ils engageaient les fonctionnaires de toutes les classes à remplir leurs devoirs, promettant de leur donner eux-mêmes l'exemple. Sentiments divers de la population de Grenoble. Grenoble offrait un échantillon complet de l'état de la France à cette époque. On y voyait quelques anciens nobles affichant imprudemment leurs espérances et leurs vœux, mais ayant compris depuis le procès Exelmans, depuis les funérailles de mademoiselle Raucourt, qu'ils devaient se contenir s'ils ne voulaient s'exposer à de nouveaux malheurs. On y voyait une bourgeoisie nombreuse, riche, éclairée, n'ayant donné ni dans les excès ni dans les brusques retours de l'esprit révolutionnaire, admirant le génie de Napoléon, détestant ses fautes, profondément blessée de la conduite de l'émigration, mais sentant vivement le danger d'un rétablissement de l'Empire en présence de l'Europe en armes. On y voyait enfin un peuple laborieux, aisé, brave, moins combattu dans ses sentiments que la bourgeoisie parce qu'il était moins éclairé, passionné pour la gloire militaire, ayant en aversion ce qu'on appelait les nobles et les prêtres, partageant en un mot toutes les dispositions des paysans du Dauphiné, bien que pour sentir comme eux il n'eût pas le motif intéressé des biens nationaux.
On devine, sans qu'il soit besoin de le dire, les émotions que la nouvelle de l'approche de Napoléon dut produire parmi ces diverses classes. La noblesse poussa des cris de colère, et courut chez les autorités pour les exciter à faire leur devoir, en les menaçant de tout son courroux si elles montraient la moindre hésitation. Mais tout en criant, s'agitant, elle n'apportait aucun moyen sérieux de résistance. Toutefois elle en avait un à sa disposition, c'était de fournir quelques hommes dévoués qui tireraient le premier coup de fusil, seule manière d'engager les troupes et de les décider. Elle promettait de trouver ces quelques hommes, mais on en doutait, et elle en doutait elle-même. La bourgeoisie se montra inquiète et partagée, car si elle condamnait la marche politique des Bourbons, elle entrevoyait clairement les périls attachés à leur chute. Quant au peuple, dans les rangs duquel s'étaient mêlés beaucoup d'officiers à la demi-solde, il tressaillit de joie, et ne cacha guère ses désirs et ses espérances. Les fonctionnaires dissimulaient plus que jamais leurs véritables sentiments, mais au fond du cœur ils souhaitaient le succès de Napoléon, pour être dispensés envers les Bourbons d'une hypocrisie fatigante, qui les humiliait sans les rassurer sur la conservation de leurs emplois. Une population disposée de la sorte ne présentait donc pas beaucoup de ressource. Si on avait possédé une garde nationale unie et bien organisée, on aurait pu en la mêlant aux troupes les contenir par le bon exemple. Mais les nobles avaient comme partout affecté de se renfermer dans la cavalerie de la garde nationale, et laissé à la bourgeoisie seule le soin de composer l'infanterie. Celle-ci ayant manifesté plus d'une fois une vive opposition à la marche du gouvernement, avait été, sous divers prétextes, privée de ses fusils, et elle était en ce moment désarmée et désorganisée. On n'avait par conséquent sous la main que les troupes de ligne, dont la fidélité était le grand problème du jour.
Extrême agitation parmi toutes les classes de la population, lorsqu'on apprend l'approche de Napoléon. Toute la fin de la journée du dimanche 5, toute la première moitié du lundi 6, se passèrent en vives agitations, en une succession rapide d'espérances et de craintes, qui à chaque instant faisait de la joie des uns un sujet de vive douleur pour les autres. Tantôt on disait Napoléon poursuivi, arrêté, fusillé, et les royalistes promenaient dans les rues des visages riants, même provocants, puis rentraient chez eux pour mander à Lyon et à Paris les plus heureuses nouvelles: tantôt on disait Napoléon vainqueur de tous les obstacles, arrivé presque aux portes de Grenoble, et alors c'étaient les royalistes qui étaient tristes et silencieux, et à son tour le peuple transporté de joie courait les rues en criant Vive l'Empereur! Les officiers à la demi-solde, dont l'influence fut alors funeste, cherchaient à s'approcher des troupes, à se mettre en rapport avec elles, trouvaient les officiers gênés et silencieux, mais les soldats expansifs, joyeux, et ayant la cocarde tricolore cachée au fond de leurs schakos. Les généraux instruits du danger de semblables relations essayèrent de les interdire, tinrent pour cela les troupes ou casernées ou sous les armes, mais ils ne réussirent qu'à les mécontenter, sans empêcher ces communications en quelque sorte électriques qui tiennent à la parfaite communauté des sentiments.
Le lundi 6, au milieu du jour, on eut des nouvelles du général Mouton-Duvernet. S'étant avancé en toute hâte sur la route de Gap par Vizille, ce général avait rencontré un voyageur qu'il avait fait arrêter. C'était le docteur Émery, dépêché à Grenoble par Napoléon. Il avait questionné ce voyageur, qui avait déclaré ne rien savoir, être parti de l'île d'Elbe depuis plusieurs mois, et revenir tranquillement à Grenoble, sa patrie, pour y fixer son séjour. Trompé par ces déclarations, le général Mouton-Duvernet avait laissé passer le docteur Émery, et s'était ensuite porté en avant. Il avait bientôt appris que Napoléon, après avoir couché la veille à Gap, marchait ce jour-là même sur Corps, où il allait arriver, après avoir franchi le défilé de Saint-Bonnet. Il n'était donc plus temps de l'arrêter, et rebrousser chemin vers Grenoble était la seule chose que le général Mouton-Duvernet eût à faire. En route, ce général s'étant ravisé à l'égard du docteur Émery, avait fait courir après lui pour s'emparer de sa personne. Mais le docteur, fort alerte, avait eu le temps de gagner Grenoble, où il était allé se cacher chez des amis qu'il avait chargés de répandre les proclamations de Napoléon et la nouvelle de son approche.
Quand on sut à Grenoble qu'il n'avait pas été possible de devancer Napoléon aux défilés qui séparent le bassin de la Durance de celui de l'Isère, qu'il serait dans la soirée à Corps, et peut-être le lendemain à Grenoble, l'agitation redoubla. D'une part, on disait que rien ne lui résisterait, et que les troupes envoyées à sa rencontre ne serviraient qu'à augmenter ses forces; de l'autre, on prétendait qu'une armée, commandée par le comte d'Artois et plusieurs maréchaux, se réunissait à Lyon pour arrêter l'évadé de l'île d'Elbe, et le punir d'une manière éclatante. Les royalistes, qui répandaient cette nouvelle afin de reprendre courage, ne parvenaient guère à se rassurer. Ils entouraient les autorités, les gourmandaient, les accusaient de ne rien faire, sans faire davantage eux-mêmes, et leur reprochaient amèrement de s'enfermer passivement dans Grenoble. À les entendre, c'était ouvrir toutes les issues à Napoléon, et lui livrer la France. On citait un nouvel endroit où il serait possible de l'arrêter en faisant sauter un pont. Ce pont était celui de Ponthaut sur une petite rivière, la Bonne, qui se jette dans le Drac, affluent de l'Isère, et barre la route de Gap. On disait qu'en faisant sauter ce pont, on réduirait Napoléon à se réfugier dans les montagnes, ou bien à descendre dans la plaine, c'est-à-dire au bord du Rhône, où les forces assemblées à Lyon ne manqueraient pas de le détruire. On envoie un bataillon du 5e avec une compagnie d'artillerie et une du génie au pont de Ponthaut, dans l'espérance d'arrêter Napoléon au passage de la Bonne. On insista tellement auprès des autorités civiles et militaires, que le préfet et le général prirent le parti d'envoyer à ce pont de la Bonne une compagnie d'artillerie, une compagnie du génie, et un bataillon du 5e de ligne, dont on augurait bien à cause de sa parfaite discipline. Ce bataillon était commandé par un officier très-distingué, nommé Lessard, ayant servi jadis dans la garde impériale, mais rigoureux observateur de ses devoirs, et résolu à tenir ses serments. On suivit ces troupes jusqu'à la porte de Bonne par laquelle elles sortirent, les royalistes se confiant en leur excellente tenue, les bonapartistes, au contraire, disant que les regards, les gestes des soldats ne laissaient aucun doute sur la conduite qu'ils tiendraient en présence de Napoléon.
Arrivée des troupes mandées à Grenoble, et notamment du 7e de ligne commandé par le colonel de La Bédoyère. La colonne étant partie dans la soirée, on ne pouvait avoir de ses nouvelles que le lendemain, et on les attendit avec impatience. Le lendemain, mardi 7, arrivèrent le 11e et le 7e de ligne, venus de Chambéry, et le 4e de hussards venu de Vienne. En même temps on s'était mis à l'ouvrage, et on avait activement travaillé à l'armement de la place, en tirant les canons de l'arsenal pour les hisser sur les murailles. Les royalistes fondaient beaucoup d'espérances sur l'un des deux régiments d'infanterie arrivés de Chambéry, sur le 7e, commandé par le colonel de La Bédoyère, jeune officier des plus brillants, ayant fait les campagnes les plus rudes de l'Empire, très-ancien gentilhomme, allié par sa femme à la famille des Damas, protégé de la cour, et paraissant lui être dévoué. On racontait qu'en entrant dans Grenoble, il avait distribué à ses soldats une somme d'argent prise sur ses propres deniers, et on ne doutait pas qu'il ne l'eût fait pour s'attacher son régiment et le maintenir dans la voie du devoir.
Réunion des chefs de corps chez le général Marchand; leur langage, et le silence du colonel de La Bédoyère. Ce jeune colonel dînait en ce moment avec les officiers de la garnison chez le général Marchand, qui les avait réunis à sa table pour mieux s'assurer de leurs dispositions. La plupart, sous les yeux de l'autorité supérieure, manifestaient assez de zèle, mais quelques-uns plus sincères, tout en affirmant qu'ils feraient leur devoir, n'avaient pas caché qu'il leur en coûterait de le faire contre Napoléon. Au milieu de ces manifestations diverses, le colonel de La Bédoyère s'était tu, et ce silence, de la part d'un officier supposé royaliste, avait paru singulier, mais nullement inquiétant, tant le doute semblait impossible à son égard. On quitta la table vers deux heures, et comme à cette heure les troupes envoyées au pont de Ponthaut devaient être en face de Napoléon, et que la crise approchait, chacun se retira pour vaquer à ses fonctions.
Arrivée à La Mure des troupes envoyées pour détruire le pont de Ponthaut. En effet, les troupes parties la veille au soir s'étaient dirigées par Vizille, La Frey, La Mure, sur Ponthaut, les deux compagnies du génie et de l'artillerie en semant la route de leurs cocardes blanches et en tenant de fort mauvais propos, le bataillon du 5e au contraire en ne donnant aucun signe de ses sentiments. Les deux compagnies du génie et de l'artillerie s'étaient arrêtées au village de La Mure, à une petite distance du pont de Ponthaut sur la Bonne. Le maire et les habitants de La Mure en apprenant ce qu'on venait faire s'émurent vivement, et s'opposèrent à la destruction d'un pont qui était leur principal moyen de communication avec la Provence. Ils alléguèrent pour raison de leur résistance qu'un peu au-dessus de Ponthaut la Bonne était guéable, et que tout le tort qu'on ferait à la colonne impériale serait de l'obliger à passer la rivière dans une eau assez froide. Les soldats du génie feignirent de trouver suffisantes les raisons des habitants de La Mure, et sans insister ils demandèrent des logements, qu'on s'empressa de leur procurer en attendant l'arrivée du 5e de ligne.
Napoléon, comme nous l'avons dit, était venu coucher au bourg de Corps, très-pressé qu'il avait été de s'emparer des défilés entre Gap et Grenoble. Il les avait franchis heureusement, et s'avançait avec confiance en voyant l'esprit des populations se manifester autour de lui par des cris continuels de Vive l'Empereur! Pourtant il savait bien que le lendemain serait le jour décisif, car il rencontrerait pour la première fois un rassemblement de troupes, et de la conduite que tiendrait ce rassemblement dépendrait le sort de son aventureuse expédition. Rencontre de ces troupes avec l'avant-garde de Cambronne. Tandis qu'il se préparait à prendre quelques heures de repos à Corps, il avait eu soin d'envoyer Cambronne, avec une avant-garde de 200 hommes, pour s'assurer du pont de la Bonne et en empêcher la destruction. Les lanciers polonais, pourvus de chevaux depuis qu'on avait pénétré dans l'intérieur, avaient devancé Cambronne, et franchissant la Bonne, étaient venus demander des logements au maire de La Mure. Les soldats des deux partis se mêlent, et s'entretiennent les uns avec les autres. À cette heure, c'est-à-dire vers minuit, arrivait le bataillon du 5e. Bientôt on se mêla, et les lanciers cherchant à fraterniser avec les soldats du 5e les trouvèrent bien disposés, mais gênés par la présence de leurs officiers. Le chef de bataillon du 5e ramène sa troupe en arrière. Néanmoins il s'établit entre eux de nombreux entretiens, et déjà les soldats du 5e inclinaient visiblement vers les lanciers, lorsque le chef de bataillon Lessard survenu presque aussitôt, et redoutant pour sa troupe le contact des soldats de l'île d'Elbe, résolut de la faire rétrograder, et de rebrousser jusqu'au village de La Frey. Cambronne en fait autant, et La Mure se trouve évacué. De son côté, Cambronne arrivé aussi à La Mure, craignant qu'au milieu de ces pourparlers un homme pris de vin ne provoquât une collision, ce que Napoléon lui avait recommandé d'éviter, alla chercher ses gens pour ainsi dire un à un, afin de les ramener en deçà de Ponthaut. Ainsi de part et d'autre on abandonna spontanément La Mure. Toutefois le pont de Ponthaut resta au pouvoir de Cambronne.
La nuit se passa de la sorte, l'anxiété la plus vive régnant chez ceux qui étaient chargés d'arrêter Napoléon, comme chez ceux qui le suivaient. Le chef de bataillon du 5e prend position. Pendant ce temps, le chef de bataillon du 5e avait fait une marche rétrograde de quelques heures pour empêcher toute communication entre ses soldats et ceux de Napoléon, et s'était arrêté dans une bonne position, ayant à droite des montagnes, à gauche des étangs. Il était là en mesure de se défendre, et procurait à sa troupe un peu de repos. Il attendit jusque vers midi, ne voyant rien venir, et se flattant déjà que Napoléon aurait changé de route, ce qui l'eût déchargé d'une immense responsabilité. Vers une heure quelques lanciers se montrèrent, et plusieurs d'entre eux s'approchèrent assez pour être entendus des soldats du 5e, leur annonçant que l'Empereur allait paraître, les pressant de ne pas tirer et de se donner à lui. Le brave chef de bataillon, fidèle à son devoir, les somma de s'éloigner, menaçant de faire feu s'ils s'obstinaient à donner à sa troupe des conseils de défection.
Ces cavaliers se replièrent sur une colonne plus considérable qui s'avançait, et paraissait être de plusieurs centaines d'hommes. Arrivée de Napoléon à La Mure le 7 au matin. Cette colonne était celle de l'île d'Elbe dirigée par Napoléon lui-même. Il avait couché à Corps, était venu à La Mure, où il avait laissé à sa troupe le temps de manger la soupe, et s'était ensuite dirigé sur la position où on lui disait que se trouvait un bataillon du 5e de ligne avec quelques troupes d'artillerie et du génie, dans l'attitude de gens prêts à se défendre. Les lanciers qui s'étaient repliés lui avaient dit que les officiers semblaient disposés à résister, mais que probablement les soldats ne feraient pas feu. Napoléon regarda quelque temps avec sa lunette la troupe qui était devant lui, pour observer sa contenance et sa position. Dans ce moment survinrent des officiers à la demi-solde, déguisés en bourgeois, qui lui donnèrent des détails sur les sentiments de la troupe chargée de lui barrer le chemin.—L'artillerie et le génie ne tireraient pas, assuraient-ils. Quant à l'infanterie, l'officier qui la commandait ordonnerait certainement le feu, mais on doutait qu'il fût obéi.—Napoléon, après avoir entendu ce rapport, résolut de marcher en avant, et de décider par un acte d'audace une question qui ne pouvait plus être décidée autrement. Il rangea sur la gauche de la route l'avant-garde de Cambronne, sur la droite le gros de sa colonne, et en avant la cinquantaine de cavaliers qu'il était parvenu à monter. Puis d'une voix distincte il commanda à ses soldats de mettre l'arme sous le bras gauche, la pointe en bas, et il prescrivit à l'un de ses aides de camp de se porter sur le front du 5e, de lui dire qu'il allait s'avancer, et que ceux qui tireraient répondraient à la France et à la postérité des événements qu'ils auraient amenés. Il avait raison, hélas! et ceux qu'il interpellait ainsi allaient décider si Waterloo serait inscrit ou non sur les sanglantes pages de notre histoire!
Ses ordres donnés, il ébranla sa colonne et marcha en tête, suivi de Cambronne, Drouot et Bertrand. L'aide de camp envoyé en avant aborda le bataillon, lui répéta les paroles de l'Empereur, et le lui montra de la main, qui s'approchait. À cet aspect les soldats du 5e furent saisis d'une anxiété extraordinaire, et regardant tantôt Napoléon, tantôt leur chef, semblaient implorer ce dernier pour qu'il ne leur imposât pas un devoir impossible à remplir. Le chef de bataillon les voyant troublés, éperdus, devina bien qu'ils étaient incapables de tenir devant leur ancien maître, et d'une voix ferme ordonna de battre en retraite.—Que voulez-vous que je fasse? dit-il à un aide de camp du général Marchand, qui était eu mission auprès de lui; ils sont pâles comme la mort, et tremblent à l'idée de faire feu sur cet homme.—Tandis qu'il bat en retraite, les cinquante lanciers de Napoléon courent au galop sur le 5e, non pour le charger, mais pour le joindre et lui parler. Le brave Lessard croyant qu'il va être attaqué ordonne sur-le-champ à ses soldats de s'arrêter, et de présenter la baïonnette aux assaillants. Les lanciers, arrivés sur les baïonnettes du 5e, le sabre dans le fourreau, crient: Amis, ne tirez pas; voici l'Empereur qui s'avance.—Et en effet, Napoléon, arrivé aussitôt qu'eux, se trouve devant le bataillon et à portée de la voix. Napoléon se présente devant les soldats du 5e et leur découvre sa poitrine. S'arrêtant alors, Soldats du 5e, s'écrie-t-il, me reconnaissez-vous?—Oui, oui! répondent plusieurs centaines de voix.—Ouvrant alors sa redingote, et découvrant sa poitrine: Quel est celui de vous, ajoute-t-il, qui voudrait tirer sur son empereur?— Ils courent à lui en criant Vive l'Empereur! Transportés à ces derniers mots, artilleurs et fantassins mettent leurs schakos au bout de leurs sabres et de leurs baïonnettes en criant Vive l'Empereur! puis rompent leurs rangs, entourent Napoléon, et baisent ses mains en l'appelant leur général, leur empereur, leur père! Le chef de bataillon du 5e abandonné de sa troupe ne sait que devenir, lorsque Napoléon, se débarrassant des mains des soldats, court à lui, lui demande son nom, son grade, ses services, puis ajoute: Entretien de Napoléon avec le chef de bataillon du 5e. Mon ami, qui vous a fait chef de bataillon?—Vous, Sire.—Qui vous a fait capitaine?—Vous, Sire.—Et vous vouliez faire tirer sur moi!—Oui, réplique ce brave homme, pour remplir mon devoir.—Il remet ensuite son épée à Napoléon, qui la prend, lui serre la main, et d'une voix où ne perce pas la moindre irritation, lui dit: Venez me retrouver à Grenoble.—En ce moment le geste, l'accent de Napoléon indiquent qu'il ne prend l'épée de ce digne officier que pour la lui rendre. Napoléon ne doute plus de son succès définitif. S'adressant alors à Drouot et à Bertrand, Tout est fini, leur dit-il, dans dix jours nous serons aux Tuileries.—En effet, après ce grave événement, la question paraissait résolue, et il n'était plus douteux qu'il régnerait encore. Combien de temps, personne ne le savait!