Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 19/20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française
Après quelques instants donnés à la joie, les troupes conquises à La Mure, mêlées avec celles qui arrivaient de l'île d'Elbe, marchèrent confondues vers La Frey et Vizille. Sa marche sur Grenoble. Chemin faisant on rencontra des partisans enthousiastes de l'Empire qui accouraient au-devant de Napoléon, et qui annonçaient qu'un régiment entier se dirigeait de Grenoble vers La Mure, son colonel en tête. Ils semblaient croire aux manifestations des soldats qu'il n'y avait rien à en craindre. Bientôt en effet on aperçut de loin ce régiment qui s'avançait en colonne, et de nouveaux survenants apprirent ce qu'il fallait penser de ses dispositions. Rencontre avec le 7e. C'était le 7e de ligne commandé par le colonel de La Bédoyère, dont le silence à la table du général Marchand avait paru singulier, et en contradiction avec ses sentiments supposés. Dispositions du colonel de La Bédoyère. Le jeune de La Bédoyère avait, comme nous l'avons dit, par sa femme, par sa famille, des liens étroits avec la maison de Bourbon, et on aurait dû croire qu'il lui était dévoué. Mais il nourrissait au fond du cœur des sentiments contraires à son origine et à sa parenté. Il avait conservé pour Napoléon, pour la gloire des armes françaises, un attachement des plus vifs. Partageant les préjugés de la plupart de ses camarades, il voyait dans les Bourbons des créatures de l'étranger, et il ne voulait plus servir. Néanmoins sur les instances de sa famille, il avait consenti à reprendre du service, et il avait accepté le commandement du 7e, se flattant d'après les bruits vagues de guerre qui avaient circulé pendant le congrès de Vienne, qu'on pourrait venger sur les Autrichiens les derniers malheurs de la France. Envoyé en Dauphiné par une fatalité déplorable, et se trouvant sur le chemin de Napoléon, il n'avait pu résister à l'entraînement qui le portait vers lui. Mais incapable d'attendre que la fortune se fût prononcée pour se prononcer lui-même, il avait, en quittant la table du général Marchand, réuni son régiment sur l'une des places de Grenoble, fait tirer d'une caisse l'aigle du 7e, crié Vive l'Empereur! et brandissant son épée, dit à ses soldats: Qui m'aime me suive!—Le régiment presque entier l'avait suivi, et avait pris la route de La Mure, au milieu des applaudissements frénétiques du peuple de Grenoble.
Tels furent les détails rapportés à Napoléon, détails qui étaient de nature à dissiper ses inquiétudes, s'il avait pu en conserver après ce qui venait de se passer à La Mure. Le colonel de La Bédoyère se jette dans les bras de Napoléon. Bientôt le 7e s'étant rapproché, on vit La Bédoyère se jeter à bas de cheval pour courir vers Napoléon, et celui-ci de son côté mettre pied à terre, recevoir dans ses bras le colonel, et le remercier avec effusion du mouvement spontané qui l'avait porté vers lui, dans un moment où tout était incertain encore. La Bédoyère répondit qu'il avait agi de la sorte pour relever la France humiliée, puis, avec l'abandon d'un cœur qui ne se possédait plus, dit à Napoléon qu'il allait trouver la nation bien changée, qu'il devait renoncer à son ancienne manière de gouverner, et qu'il ne pouvait régner qu'à la condition de commencer un nouveau règne[3].—Je le sais, dit Napoléon, je reviens pour relever votre gloire, pour sauver les principes de la Révolution, pour vous assurer une liberté qui, difficile au début de mon règne, est devenue aujourd'hui non-seulement possible mais nécessaire.—
Arrivée à Vizille. Napoléon traversa ensuite Vizille, et après y avoir reçu l'accueil le plus démonstratif, continua sa route vers Grenoble, où il arriva vers les neuf heures du soir dans cette même journée du 7. Il avait exécuté en six jours un trajet de quatre-vingts lieues, à la tête d'une troupe armée, marche, comme il l'a dit lui-même, sans exemple dans l'histoire. Le zèle des habitants fournissant des chevaux, des charrettes à ses soldats, l'avait singulièrement aidé à réaliser ce prodige de vitesse.
Transports du peuple de Grenoble en apprenant l'approche de Napoléon. En cet instant la confusion régnait dans Grenoble. Le général en apprenant le départ du 7e avait fait fermer les portes de la ville, et déposer les clefs chez lui, ce qui n'avait pas empêché quelques soldats du 7e restés en arrière de se jeter à bas des remparts pour rejoindre leurs camarades. La noblesse consternée s'était retirée dans ses maisons; la bourgeoisie partagée entre le plaisir d'être vengée de la noblesse, et la crainte des malheurs qui menaçaient la France, se montrait à peine. Le peuple, livré à lui-même, courait les rues pêle-mêle avec les officiers à la demi-solde, en criant Vive l'Empereur! Poussé au dernier degré d'exaltation par la nouvelle de l'événement de La Mure, que quelques hommes à cheval avaient apportée, il avait couru aux portes de la ville, et les trouvant fermées, il s'était accumulé sur les remparts, attendant que la colonne de l'île d'Elbe apparût à ses yeux impatients.
Lorsque Napoléon fut en vue de Grenoble, des transports de joie éclatèrent. Le peuple qui était sur les remparts se précipita vers la porte pour essayer de l'ouvrir, tandis qu'au dehors des bandes de paysans travaillaient à l'enfoncer. Entrée triomphale à Grenoble. La porte cédant sous ce double effort, s'abattit à l'instant même où Napoléon arrivait à la tête de ses soldats. Il eut la plus grande difficulté à s'avancer à travers les rangs pressés de la foule, et il alla descendre à l'hôtel des Trois Dauphins.
Dès qu'on avait connu son approche, les principales autorités avaient disparu. Le général s'était transporté dans le département du Mont-Blanc, pour y réunir autour de lui ce qui restait de troupes, et tâcher jusqu'au dernier moment de s'acquitter de ses obligations militaires. Le préfet, embarrassé par ses relations passées avec Napoléon, s'était enfui, de peur, s'il le voyait, d'être entraîné hors de la ligne de ses devoirs. Il s'était dirigé vers Lyon, en se faisant excuser auprès de son ancien maître de ce départ précipité. Napoléon logé à l'hôtel des Trois Dauphins. Napoléon ne voulut loger ni à la préfecture ni à l'hôtel de la division militaire, et il resta à l'auberge des Trois Dauphins, où il était d'abord descendu, par suite de la loi qu'il s'était imposée dans cette expédition de payer partout sa dépense, afin de se distinguer en cela des princes de Bourbon, dont les voyages avaient été fort onéreux aux provinces visitées.
Réception des autorités civiles et militaires. À peine établi dans le modeste appartement de l'hôtel des Trois Dauphins, il se mit à recevoir ceux qui se présentèrent, et passa la soirée à entretenir le maire, les autorités municipales, les chefs des troupes, et à se montrer de temps en temps à la fenêtre pour satisfaire l'impatience du peuple. Il remit au lendemain la réception officielle des autorités départementales, ainsi que la revue des troupes.
Le lendemain 8 mars, il employa la première partie de la matinée à donner des ordres pour organiser son gouvernement dans les contrées qu'il venait de conquérir, puis il reçut les autorités civiles, judiciaires et militaires. Toutes, en le félicitant de son triomphe, en lui présageant un triomphe plus complet encore dans sa marche sur Paris, s'applaudirent de le voir revenir pour relever les principes menacés de la Révolution française, et cependant, à travers de nombreuses protestations de dévouement, lui déclarèrent hardiment qu'il fallait se préparer à un nouveau règne, entièrement différent du précédent, à un règne à la fois pacifique et libéral. Bien que le respect pour l'autorité à peine rétablie de Napoléon fût grand, le langage n'était plus celui qu'on tient à un maître, mais au chef d'un État libre. Les visages, en exprimant toujours en sa présence la curiosité et l'admiration, ne révélaient plus cette humble soumission qui se manifestait autrefois dès qu'on le voyait paraître.
Discours de Napoléon à toutes les autorités; sentiments pacifiques et libéraux dont il fait profession. Napoléon ne témoigna ni gêne, ni mécontentement. Tranquille, serein, et comme façonné à son nouveau rôle, il dit à tous ceux qu'il entretint, soit en particulier, soit en public, tantôt avec le langage familier de la conversation, tantôt avec le langage contenu d'une réception officielle, qu'il venait d'employer dix mois à réfléchir au passé, et à tâcher d'en tirer d'utiles leçons; que les outrages dont il avait été l'objet, loin de l'irriter, l'avaient instruit; qu'il voyait ce qu'il fallait à la France, et tâcherait de le lui procurer; que la paix et la liberté étaient, il le savait, un besoin impérieux du temps, et qu'il en ferait désormais la règle de sa conduite; qu'il avait sans doute aimé la grandeur, et trop cédé à l'entraînement des conquêtes, mais qu'il n'était pas le seul coupable; que les puissances de l'Europe par leur soumission, les corps constitués par leur empressement à lui offrir le sang et les trésors de la France, la France elle-même par ses applaudissements, avaient contribué à un entraînement qui avait été général; Napoléon promet la paix. Napoléon promet la paix. que d'ailleurs la tentation de faire de la France la dominatrice des nations était excusable, qu'il fallait se la pardonner, mais n'y plus revenir; qu'il n'aurait pas signé le traité de Paris, car il n'avait pas hésité à descendre du trône plutôt que d'ôter lui-même à la France ce qu'il ne lui avait pas donné, mais que le respect des traités était la loi de tout gouvernement régulier, qu'il acceptait donc le traité de Paris une fois signé, et le prendrait pour base de sa politique; que, moyennant cette déclaration, il ne doutait pas du maintien de la paix; qu'il avait transmis l'expression de ces sentiments à son beau-père, qu'il avait des raisons d'espérer que cette communication lui vaudrait le concours de l'Autriche, qu'il allait encore écrire à Vienne par Turin, et qu'il comptait sur la prochaine arrivée à Paris de sa femme et de son fils.
Il promet la liberté. Quant au gouvernement intérieur de la France, Napoléon empruntant le langage des passions du temps, dit qu'il venait pour sauver les paysans de la dîme, les acquéreurs de biens nationaux d'une spoliation imminente, l'armée d'humiliations insupportables, et assurer enfin le triomphe des principes de 1789, mis en péril par les entreprises de l'émigration; que les Bourbons, eussent-ils les lumières et la force qui leur manquaient, n'auraient jamais pu se comporter autrement qu'ils n'avaient fait; que, représentants d'une royauté féodale, s'appuyant sur les nobles et les prêtres, proscrits avec eux, ils n'avaient pu revenir sans eux; qu'en se gardant d'être injustes ou injurieux pour les Bourbons, on devait tirer de leurs fautes une seule conclusion, c'est qu'ils étaient incompatibles avec la France, et qu'il fallait pour protéger les intérêts nouveaux un gouvernement nouveau, né de ces intérêts, formé par eux et pour eux; que son fils, pour lequel il allait travailler, serait le vrai représentant de ce gouvernement; qu'il venait pour préparer son règne, et le lui ménager digne et tranquille; qu'au surplus s'il n'était pas venu, les Bourbons n'en eussent pas moins succombé au milieu des convulsions qu'ils auraient provoquées; que lui, au contraire, en donnant sécurité aux intérêts nouveaux, satisfaction à l'esprit de liberté, préviendrait les agitations futures en supprimant leur cause; qu'il proposerait lui-même la révision des constitutions impériales, pour en faire sortir la véritable monarchie représentative, seule forme de gouvernement qui fût digne d'une nation aussi éclairée que la France; que quiconque le seconderait dans cette œuvre patriotique serait le bienvenu, car il ne voulait tirer des derniers événements que des leçons et non des sujets de ressentiment; qu'il aurait les bras ouverts pour tous ceux qui épouseraient la cause nationale; qu'on avait bien fait de recevoir les Bourbons, d'essayer encore une fois de leur manière de gouverner, qu'il n'en pouvait vouloir à personne de s'être prêté à cet essai, car il l'avait conseillé en quittant Fontainebleau à ses serviteurs les plus fidèles; mais que l'essai était fait, et qu'il fallait nécessairement en conclure que le gouvernement des Bourbons était impossible; qu'il attendrait donc avec confiance, et accueillerait cordialement le retour de tous les bons Français à la cause de la Révolution, de la liberté, de la France, dont lui et son fils étaient les vrais, les uniques représentants.
Napoléon se montre surtout occupé d'assurer le règne de son fils. Dans tout ce qu'il dit, Napoléon, simple, ouvert, adroit, convint de ce qu'on aurait pu lui reprocher, de manière à faire expirer le blâme en le devançant. Il s'exprima du reste avec une suffisante dignité, mettant les fautes d'autrui et les siennes sur le compte des circonstances, plus fortes, disait-il, que les hommes. Il excusa même les Bourbons en s'appliquant à les montrer moins coupables pour les montrer plus incorrigibles, ne fit jamais mention des droits de sa dynastie que comme des droits de la nation elle-même; parla de son fils plus souvent que de lui-même, afin d'indiquer qu'il reparaissait sur la scène uniquement pour préparer, sur la tête d'un enfant qui serait celui de la France, un règne paisible, libéral et prospère. Ces explications eurent un succès général, même auprès de ceux qui redoutaient cette tentative de rétablissement de l'Empire en face de l'Europe armée, et qui craignaient aussi chez Napoléon ses habitudes d'autorité arbitraire et absolue. On se flatta, ou du moins, le sort en étant jeté, on prit plaisir à se flatter qu'avec ces dispositions, et son génie rajeuni par le repos, la réflexion, le malheur, il parviendrait à surmonter les difficultés de son nouveau rôle, et à donner à la France tout ce qu'il avait le bon esprit de lui promettre.
Toujours libre dans ses pensées au milieu des situations les plus agitées, il s'entretint avec M. Berryat-Saint-Prix de quelques dispositions de nos codes sur lesquelles les jurisconsultes n'étaient pas d'accord, et il lui promit de ranger l'examen, et au besoin le changement de ces dispositions au nombre des réformes législatives dont il allait s'occuper au sein d'une paix profonde, qu'il ne songerait plus, disait-il, à troubler.
Après avoir donné audience aux autorités, Napoléon passe les troupes en revue. Après avoir ainsi donner audience aux diverses autorités, il alla passer la revue des troupes, et naturellement il en fut accueilli avec transport. Le 5e de ligne caserné à Grenoble, les 7e et 11e venus de Chambéry, le 4e de hussards tiré de Vienne, le 3e du génie, le 4e d'artillerie, poussèrent des acclamations dont la vivacité tenait de la frénésie. Deux ou trois chefs de corps avaient par scrupule militaire quitté leur régiment, mais la plupart étaient restés, se tenant pour dégagés de leur serment par l'autorité d'une révolution. Les cocardes tricolores, conservées par les soldats au fond de leurs sacs, avaient reparu avec une promptitude magique; les aigles même, cachées on ne sait où, s'étaient retrouvées au sommet des drapeaux tricolores, et on n'aurait pas dit qu'il venait d'y avoir dans le règne impérial une interruption d'une année. Langage qu'il leur tient. Napoléon parla beaucoup aux soldats de leur gloire flétrie par l'émigration, puis leur répéta qu'il voulait la paix, qu'il y comptait, car il était résolu à ne plus se mêler des affaires d'autrui, mais qu'il ne souffrirait pas qu'on se mêlât des affaires de la France, et que si par malheur on s'en mêlait, il ne doutait pas de les retrouver aussi vaillants et aussi heureux que jadis. Il les dirige immédiatement sur Lyon, en séjournant lui-même à Grenoble vingt-quatre heures de plus. Il ajouta qu'après avoir marché sur Grenoble sous l'escorte de ses compagnons d'exil, sortis avec lui de l'île d'Elbe, il allait sous l'escorte des braves qui venaient de se rallier à sa cause, marcher sur Lyon et Paris, et achever ainsi la conquête de la France, laquelle s'accomplirait comme s'était accomplie celle de la Provence et du Dauphiné, non par les armes, mais par l'élan irrésistible de l'armée et du peuple; que les heures étaient précieuses, qu'il ne fallait pas laisser aux Bourbons le temps de se reconnaître et d'appeler l'étranger à leur secours; qu'il importait donc de partir tout de suite sans perdre un seul instant. Aussi, après avoir fait distribuer aux troupes des rations qui étaient préparées, il les mit lui-même en route vers quatre heures de l'après-midi, en les dirigeant sur Lyon par Bourgoin.
En les quittant Napoléon leur annonça qu'il les suivrait de près, que le lendemain au plus tard il serait à leur tête, et irait s'ouvrir les portes de Lyon, comme il s'était ouvert celles de Grenoble, en montrant le drapeau tricolore. Les 5e, 11e et 7e de ligne, le 3e du génie, le 4e d'artillerie, munis d'un parc de campagne de trente bouches à feu, le 4e de hussards en tête, partirent pour Lyon au cri de Vive l'Empereur! C'était un corps de 7 mille hommes, complétement fanatisés, suffisants pour vaincre des soldats fidèles aux Bourbons si on en rencontrait, mais plus certains encore d'entraîner par le sentiment qui les avait entraînés eux-mêmes toutes les troupes qu'on essayerait de leur opposer.
Napoléon, reprenant l'habitude qu'il avait dans ses campagnes de travailler pendant que ses armées marchaient, rentra à l'hôtel des Trois Dauphins pour y donner des ordres indispensables, se proposant de partir le lendemain sous l'escorte des soldats de l'île d'Elbe, qui grâce à cette disposition auraient goûté une journée de repos. Il devait ainsi arriver le surlendemain 10 aux portes de Lyon, à la tête d'un rassemblement beaucoup plus considérable que tous ceux qu'on pourrait diriger contre lui.
Napoléon adresse au préfet Fourier et au général Marchand l'invitation de le rejoindre. Il était mécontent du préfet Fourier, qui ne l'avait pas attendu, et qui avait fui Grenoble pour ne pas se trouver en sa présence.—Il était en Égypte avec nous, répétait-il; il a trempé dans la Révolution, il a même signé une des adresses envoyées à la Convention contre le malheureux Louis XVI (Napoléon se trompait en ce point), qu'a-t-il donc de commun avec les Bourbons?—Dans son premier mouvement de dépit Napoléon allait prendre un arrêté contre M. Fourier, lorsqu'on lui communiqua les explications que ce préfet, en quittant Grenoble, lui avait adressées par voie indirecte. Il se calma, et lui expédia l'ordre de le venir joindre à Lyon. Message à Marie-Louise. Il expédia le même ordre au général Marchand, puis se mit à écrire à Marie-Louise pour lui annoncer son entrée à Grenoble et la certitude de sa prochaine entrée à Paris, pour la presser de le rejoindre, de lui amener son fils, et de renouveler à l'empereur François l'assurance de ses intentions pacifiques. Il adressa cette lettre au général de Bubna, commandant les troupes autrichiennes à Turin, le même avec lequel il avait traité si amicalement à Dresde en 1813, lui recommanda de la transmettre à Marie-Louise, et voulut que le courrier porteur de son message prît publiquement la route du mont Cenis, afin qu'on crût à des communications établies avec la cour d'Autriche. Le jeudi 9, tous ses ordres étant donnés, il quitta Grenoble à midi, accompagné des vœux du peuple du Dauphiné, et s'achemina sur Lyon.
Impression produite à Paris par la nouvelle du débarquement de Napoléon. Tandis que Napoléon pénétrait ainsi en France, s'emparant successivement des troupes envoyées pour le combattre, le bruit de son apparition avait causé partout une émotion profonde. Cette nouvelle, partie du golfe Juan dans l'après-midi du 1er mars, s'était répandue aussi vite que le permettaient les moyens de communication dont on disposait à cette époque. Elle avait été apportée à Marseille le 3, et avait jeté la population effervescente de cette ville dans un état d'agitation extraordinaire. Cette nouvelle arrive le 5 mars. Elle était arrivée le 5 au matin à Lyon, où elle avait trouvé les habitants partagés, et fort animés les uns contre les autres; enfin transmise par le télégraphe à Paris, elle y était parvenue au milieu de cette même journée du 5. Louis XVIII la reçoit avec peu d'émotion. Remise à l'instant par M. de Vitrolles à Louis XVIII, elle avait singulièrement surpris ce prince, qui prenant en général toutes choses avec assez de sang-froid, s'était montré dans le premier moment plus étonné qu'alarmé, et cherchait pour ainsi dire dans les yeux de ceux qui l'entouraient ce qu'il fallait penser de ce grand événement. Bientôt, à la folle joie des uns, qui croyaient qu'on n'aurait qu'à saisir et à fusiller l'échappé de l'île d'Elbe, à la terreur des autres, qui le voyaient déjà maître de toutes les forces envoyées contre lui, il avait compris que l'événement était de la plus haute gravité, et il avait tâché de démêler dans les avis contradictoires de ses conseillers habituels ce qu'il y avait de plus convenable à faire. Impotent dès son jeune âge, n'ayant agi que très-peu dans l'exil, s'étant même raillé très-souvent de l'activité incessante de son frère, il était devenu inerte autant par habitude que par nature, répugnait aux résolutions promptes et décisives, et était aussi lent d'esprit que de corps dans les occasions difficiles.
Secret gardé; convocation des princes et des ministres. À l'exemple de ses préfets il voulut que l'on tînt la nouvelle secrète le plus longtemps possible. Il n'y avait eu d'abord d'initiés au redoutable mystère que les princes, le ministre de la guerre, personnage indispensable en semblable circonstance, M. de Blacas, qui était toujours instruit de tout, et M. de Vitrolles, qui des débris de l'ancien ministère d'État avait conservé le télégraphe. Les princes furent fort émus, car appelés par leur position à se mettre à la tête des troupes, ils sentaient mieux que personne la difficulté de leur rôle. Quant au maréchal Soult, ministre de la guerre, qui s'était jeté dans les bras des Bourbons comme s'il n'avait jamais dû rencontrer désormais la terrible figure de Napoléon, il fut consterné des embarras qui se dressaient devant lui. Il n'en fit pas moins grande montre de zèle. Réunion de corps d'armée dans diverses directions. L'idée qui se présenta naturellement à tous les esprits, fut de donner aux princes le commandement des divers rassemblements de troupes qu'on allait former, et de placer le principal de ces rassemblements sous les ordres de M. le comte d'Artois, toujours le plus remuant des membres de la famille, et le plus populaire parmi les royalistes extrêmes, qui cette fois pouvaient rendre des services signalés si leur dévouement était aussi actif que bruyant. Napoléon étant en marche depuis le 1er mars, et ayant dû se diriger sur Lyon quelque route qu'il eût prise, celle de Grenoble ou celle de Marseille, c'était à Lyon évidemment qu'on devait le rencontrer, et qu'il fallait accumuler les moyens de résistance. M. le comte d'Artois doit se rendre à Lyon, le duc de Berry en Franche-Comté, le duc d'Angoulême en Languedoc. M. le comte d'Artois offrit avec beaucoup d'empressement de s'y transporter, et cette mesure coulait tellement de source que son offre fut acceptée sur-le-champ. On imagina de lui donner pour lieutenants ses deux fils, le duc de Berry à gauche, le duc d'Angoulême à droite (celui-ci était en ce moment à Bordeaux), l'un et l'autre devant partir des provinces qu'ils avaient l'habitude de visiter, et en amener les forces sur les flancs de Napoléon. Il fut convenu que M. le duc de Berry, qui était connu des provinces militaires de l'Est, se rendrait en Franche-Comté, réunirait à Besançon les troupes de ligne, les gardes nationales de bonne volonté, et les conduirait par Lons-le-Saulnier sur la gauche de Lyon; que M. le duc d'Angoulême, familiarisé avec les populations du Midi, quitterait Bordeaux immédiatement, se rendrait par Toulouse à Nîmes, et prendrait ainsi Napoléon par derrière, avec les forces qu'il aurait rassemblées. Ces combinaisons, que le ministre de la guerre regardait comme très-savantes, supposaient deux conditions: premièrement, qu'on aurait le temps de concentrer les troupes sur ces divers points, et secondement, qu'elles seraient fidèles. Or on délibérait le 5 au soir; les ordres expédiés le 6 ne pouvaient arriver dans chaque lieu que le 7, le 8, le 9, le 10, selon les distances, exigeaient en outre un certain temps pour leur exécution, et on vient de voir que Napoléon devait être dans la journée même du 10 devant Lyon. Quant à la fidélité des troupes, le récit qui précède prouve ce qu'il restait d'espérance fondée sous ce rapport.
Le ministre de la guerre n'en affectait pas moins un grand zèle, une grande activité, et proposait très-sérieusement comme des moyens infaillibles de salut les mesures que nous venons d'énumérer. On le laissa faire, car après tout il savait mieux que les hommes dont la royauté était entourée, comment il fallait s'y prendre pour remuer des soldats. Ignorant ce qui s'était passé à La Mure et à Grenoble, on ne désespéra pas de la fidélité des troupes, et pour s'en mieux assurer, on résolut de placer auprès des princes des chefs populaires et respectés dans l'armée. Le maréchal Ney, commandant en Franche-Comté, fut choisi pour accompagner le duc de Berry. Le maréchal Macdonald, commandant à Bourges, reçut ordre de partir sur-le-champ pour Nîmes, afin d'assister le duc d'Angoulême. Ces deux maréchaux, qui avaient été à Fontainebleau les négociateurs de Napoléon, semblaient parfaitement choisis pour lui être opposés. On ne doutait pas de la rigide probité avec laquelle le maréchal Macdonald remplirait ses devoirs. Quant au maréchal Ney, quoiqu'on le sût mécontent de la cour et pour ce motif retiré dans ses terres, on supposait qu'il devait voir avec peine le retour de Napoléon, surtout en se rappelant les scènes de Fontainebleau, et on se flattait qu'à l'aspect de ce formidable revenant toutes ses passions se réveilleraient.
Le duc d'Orléans adjoint au comte d'Artois. Enfin, pour procurer à M. le comte d'Artois un lieutenant de plus, et un lieutenant de grande importance, on fit un choix, en apparence malicieux, mais en réalité proposé très-innocemment par M. le comte d'Artois lui-même, celui de M. le duc d'Orléans. Ce prince, quoiqu'il se comportât avec beaucoup de réserve, était, comme nous l'avons dit, redevenu l'objet de toutes les défiances de l'émigration. Fort visité chez lui, il était agréable aux militaires qui se souvenaient de ses services dans les armées républicaines, et aux partisans des idées constitutionnelles qui étaient charmés de voir leurs opinions partagées par un membre de la famille royale. Cette espèce de popularité, dont M. le duc d'Orléans ne songeait nullement à abuser, offusquait la cour, et Louis XVIII n'était pas fâché de se débarrasser de lui en le donnant à M. le comte d'Artois, qui, pour sa part, n'était pas fâché d'avoir à ses côtés un Bourbon militaire. Ce choix fut accueilli aussi facilement que les autres, et on chargea le ministre de la guerre de prescrire immédiatement les mouvements de troupes et de matériel qui devaient être la conséquence des combinaisons adoptées. Il fut convenu que M. le comte d'Artois partirait pour Lyon dans la nuit même du 5 au 6 mars. On manda M. le duc d'Orléans aux Tuileries, pour lui communiquer la nouvelle qu'on tenait secrète, et pour lui transmettre par la bouche même du Roi les ordres qui le concernaient. Ce prince ne se fit point attendre.—Eh bien, lui dit Louis XVIII avec une singulière nonchalance, Bonaparte est en France!—M. le duc d'Orléans, apercevant avec son ordinaire sagacité le danger qui menaçait la dynastie, ne dissimula pas ses craintes.—Que voulez-vous que j'y fasse? répondit Louis XVIII avec un mouvement d'impatience; j'aimerais mieux qu'il n'y fût pas, mais il y est, et il faut nous en débarrasser comme nous pourrons.— Sur les observations du duc d'Orléans, M. le duc de Berry est retenu à Paris. M. le duc d'Orléans, convaincu que les mesures adoptées pour la défense de Lyon seraient tardives et inefficaces, se sentait peu de goût pour la mission qu'on lui offrait, et tâcha de persuader au Roi de le garder à Paris, où ne resterait aucun prince du sang s'il s'éloignait, et où la popularité dont il ne se vantait pas, mais qui était reconnue, pourrait être utile. Mais en demandant à rester, il demandait justement ce que le Roi voulait le moins, et il dut se soumettre et partir. Le seul résultat qu'il obtint de ses conseils, fut de faire retenir à Paris M. le duc de Berry. Le maréchal Ney remplace le duc de Berry en Franche-Comté. On pensa, en effet, qu'il fallait laisser auprès du Roi l'un de ses neveux, et que d'ailleurs il ne convenait pas de livrer à lui-même le caractère trop bouillant de M. le duc de Berry. En conséquence on décida que le maréchal Ney se rendrait seul à Besançon. Ce maréchal, qui était dans sa terre des Coudreaux, fut immédiatement appelé à Paris par le télégraphe.
Après les mesures militaires, on s'occupe des mesures politiques. Après avoir pris ces mesures militaires, on convoqua les autres ministres pour s'occuper des mesures politiques. L'impression fut la même chez tous, c'est-à-dire extrêmement vive, mêlée de quelque repentir chez ceux qui sentaient les fautes commises, accompagnée chez les autres d'un seul regret, celui d'avoir été trop doux, c'est-à-dire, trop faibles à les entendre. Aussi voulaient-ils compenser leur récente faiblesse par une grande énergie dans les circonstances présentes. Ordre de courir sus à Napoléon. Sans réfléchir, sans se rendre compte de la gravité de l'acte qu'ils allaient commettre, du terrible droit de représailles auquel ils allaient s'exposer, ils rédigèrent une ordonnance, fondée sur l'article 14 de la Charte, par laquelle il était prescrit à tout citoyen de courir sus à Napoléon, de le prendre mort ou vif, et si on le prenait vivant, de le livrer à une commission militaire, qui lui ferait sur-le-champ l'application des lois existantes, et par conséquent le ferait fusiller. Cette ordonnance fut non-seulement rendue contre Napoléon, mais aussi contre les compagnons et les fauteurs de son entreprise. Il suffisait de l'identité constatée pour que la condamnation et l'exécution fussent immédiates.
À cet acte dictatorial, premier emploi de cet article 14 qui devait être si funeste à la dynastie, on en ajouta un autre fort légitime, fort nécessaire, ce fut de convoquer les Chambres, qui avaient été ajournées au 1er mai. Il n'y avait rien de mieux entendu que de les appeler autour du Roi, pour prendre d'accord avec elles les mesures de défense que les circonstances comportaient, et d'opposer ainsi à Napoléon, représentant du despotisme militaire, la royauté légitime entourée de tout l'appareil de la liberté constitutionnelle. Convocation immédiate des Chambres. Les Chambres furent donc appelées à se réunir dans le plus bref délai possible, et leurs membres présents à Paris furent invités à se rendre à leurs palais respectifs, afin de se constituer dès qu'ils seraient en nombre suffisant pour délibérer.
Première émotion produite par la nouvelle du débarquement. Ces résolutions adoptées le lundi 6 mars, publiées le mardi 7 (jour même où Napoléon entrait à Grenoble), révélèrent au public la grande nouvelle, qu'on avait retenue tant qu'on avait pu, mais qui peu à peu s'était échappée des Tuileries, et avait causé une profonde sensation parmi les gens informés. Pourtant les détails publiés diminuèrent un peu la première émotion. Le gouvernement ne connaissait encore que le débarquement de Napoléon au golfe Juan, à la tête de onze cents hommes, la tentative manquée sur Antibes, et la marche vers les hautes Alpes. Le gouvernement s'applique à en diminuer l'effet. Les préfets en mandant ces faits avaient mis en relief les circonstances les plus favorables, et le gouvernement s'appliqua de son côté à communiquer au public l'impression rassurante qu'on avait cherché à lui inspirer à lui-même. Comme on attachait une extrême importance à la première manifestation des sentiments de l'armée, on appuya beaucoup sur ce qui s'était passé à Antibes, et on présenta Buonaparte, ainsi qu'on l'appelait alors, comme repoussé par les troupes qu'il avait rencontrées en débarquant, et comme obligé de se jeter dans les montagnes, où il ne pouvait tarder de succomber sous les coups de la misère ou de la justice.—Ce lâche brigand, s'écriait-on, indigne de mourir de la mort des héros, mourrait bientôt de la mort des malfaiteurs, et il fallait remercier le ciel qui prenait soin de le faire sortir de la retraite où l'on avait eu la faiblesse de le laisser, pour venir s'offrir lui-même au supplice qu'il n'avait que trop mérité.—Cette manière de considérer la chose fut adoptée par les royalistes ardents, et après s'être remis de leur première terreur, ils ne virent plus dans le grand événement du jour qu'un sujet d'espérance.
Satisfaction secrète du peuple et des révolutionnaires. Le reste du public en jugea autrement. Il ne s'en tint pas à la version officielle, et ne considéra pas Napoléon comme aussi certainement perdu qu'on se plaisait à le dire. La masse du peuple, éprouvant une préférence d'instinct pour l'homme qui avait si puissamment remué son imagination, conçut une secrète joie à la nouvelle de son retour. Les militaires, émus jusqu'au fond de l'âme, se mirent à former pour leur ancien général des vœux qu'ils ne dissimulaient guère, bien que les chefs affectassent une rigide fidélité à leurs devoirs. Les révolutionnaires, après avoir applaudi dix mois auparavant au retour des Bourbons qui les vengeait de Napoléon, applaudirent de même au retour de Napoléon qui les vengeait des Bourbons. Les acquéreurs de biens nationaux, innombrables dans les campagnes, se regardèrent comme sauvés d'une spoliation imminente. Inquiétudes de la bourgeoisie. La bourgeoisie, au contraire, tranquille, désintéressée dans la question des biens nationaux dont elle avait beaucoup moins acheté que les habitants des campagnes, désirant la paix et une liberté modérée, fut saisie d'une profonde inquiétude. Quoique blessée par la partialité des Bourbons pour les nobles et les prêtres, elle aimait mieux conserver les Bourbons en leur résistant, que de courir avec Napoléon de nouvelles chances de guerre, et très-peu de chances de liberté. Ces sentiments étaient surtout ceux de la bourgeoisie de Paris, la plus sage de France, parce qu'elle a beaucoup de lumières, et beaucoup moins de ces intérêts particuliers de province qui font fléchir la rectitude des opinions. Ainsi dans les villes maritimes, ruinées par le blocus continental, la bourgeoisie éprouva une sorte de fureur, tandis que dans les villes manufacturières, dont l'industrie créée par Napoléon avait beaucoup souffert des communications avec l'Angleterre, elle ressentit une joie véritable, balancée seulement par les craintes de guerre.
Douleur des hommes éclairés. Chez les hommes véritablement éclairés, il n'y eut qu'un sentiment, celui de la douleur. Ces hommes en général peu nombreux, mais influents sans chercher à l'être, n'attendirent du retour de Napoléon que d'affreuses calamités. Dangers de tout genre qu'ils entrevoient comme conséquence inévitable du retour de Napoléon. Pour aucun la guerre ne parut douteuse. Le congrès qu'on avait cru près de se dissoudre, s'était prolongé, et il était évident dès lors qu'il ne se séparerait plus, et s'efforcerait de renverser, sans lui laisser le temps de se rasseoir, l'homme qui venait mettre en question tout ce qu'on avait fait à Vienne. Ce serait donc un nouveau duel à mort de la France avec les grandes puissances européennes. Ce premier danger devait suffire à lui seul pour décider tout bon citoyen contre la tentative faite en ce moment. À la vérité le tort en était non-seulement à Napoléon, mais aux Bourbons eux-mêmes, qui par leurs fautes avaient suggéré l'idée et préparé le succès de cette entreprise; mais que le tort fût aux uns ou aux autres, pour la France le malheur était le même.
Sous le rapport des affaires intérieures, les motifs de regrets, sans être aussi graves, étaient sérieux pourtant. Les Bourbons avaient choqué quiconque avait dans le cœur l'amour du sol et l'attachement aux principes de quatre-vingt-neuf, mais enfin on était occupé à leur tenir tête, et à les vaincre constitutionnellement. Les élections de l'année allaient faire arriver un contingent d'opposants modérés, lesquels renforceraient la majorité indépendante qui s'était formée dans la Chambre des députés, et on avait ainsi la certitude d'une victoire régulière, lente peut-être, mais tôt ou tard complète, sur les fâcheux penchants de l'émigration. De la sorte on rétablirait avec les vrais principes de la Révolution française, une liberté sage, légale, pratique, à l'image de celle qui faisait le bonheur de l'Angleterre. C'était au surplus une œuvre commencée, et il valait mieux la mener à fin, que d'en aller entreprendre une autre, et de recommencer ainsi toujours sans jamais rien achever.
D'ailleurs aurait-on avec Napoléon, même éclairé par l'adversité et la réflexion, d'égales chances de succès? C'était fort contestable. Sans doute on n'aurait aucune difficulté avec lui à l'égard des principes de quatre-vingt-neuf, qui composaient en quelque sorte sa philosophie politique; mais sous le rapport de la liberté constitutionnelle, on aurait probablement fort à faire. Même en supposant bien rapide chez lui l'éducation du malheur, ne rencontrerait-on pas sa puissante volonté, son redoutable génie, et pourrait-on le plier à toutes les exigences du régime constitutionnel? Il fallait donc prévoir avec lui une guerre certaine, une liberté douteuse, et c'était plus qu'il n'en fallait pour empêcher les hommes éclairés de souhaiter son retour.
Sentiments et conduite du parti constitutionnel. Il n'y a ni exagération ni partialité à dire que ces hommes se trouvaient presque exclusivement dans les rangs du parti constitutionnel. On appelait parti constitutionnel celui qui cherchait à fonder une liberté régulière sous les Bourbons, en les y soumettant peu à peu par des victoires légalement remportées sur leurs mauvaises tendances. Soit dans les Chambres, soit au dehors, ce parti fut unanime pour se rallier aux Bourbons, et essayer de les soutenir. Sans doute quelques sentiments personnels se mêlaient à la générosité de cette résolution. Ainsi les membres des deux Chambres se sentaient compromis, les uns pour avoir prononcé la déchéance de Napoléon, les autres pour y avoir chaudement adhéré. Certains écrivains, comme M. Benjamin Constant, avaient déployé contre le régime impérial une violence de langage qui devait les rendre au moins incompatibles avec le souverain de l'île d'Elbe, redevenu souverain de la France. Mais indépendamment de quelques motifs particuliers, la plupart furent dirigés par le désir parfaitement honnête de tenir le serment prêté aux Bourbons, d'achever avec eux l'édifice commencé de la liberté constitutionnelle, et d'épargner à la France une nouvelle et fatale lutte avec l'Europe. Les chefs du parti constitutionnel mettaient d'ailleurs à honneur de prouver que leur opposition, manifestée ou par des discours ou par des écrits, s'adressait non à la dynastie des Bourbons, mais à leur marche politique. C'était de la part de ces hommes une conduite loyale, sensée et habile.
Les chefs du parti constitutionnel entourent M. Lainé, président de la seconde Chambre. Ceux qui appartenaient aux Chambres se hâtèrent d'accourir au lieu de leurs séances, de s'y voir, de s'y entretenir, d'épancher dans leurs conversations les sentiments qu'ils éprouvaient, en attendant qu'ils pussent les faire éclater par leurs discours lorsqu'ils seraient en nombre pour délibérer. C'est autour du président de la Chambre des députés, M. Lainé, qu'on chercha surtout à se grouper. M. Lainé, devenu partisan ardent des Bourbons par haine de Napoléon, avait tous les sentiments des royalistes sans leurs préjugés. Il commençait à reconnaître les fautes commises, auxquelles d'ailleurs il n'était pas étranger, et n'était pas homme à cacher ce qu'il ressentait. Il se hâta d'avouer ces fautes, et trouva de l'écho parmi les royalistes modérés, même chez quelques-uns des ministres.
Manière dont se partagent les ministres par suite du grand événement annoncé. Ces derniers, ainsi que nous l'avons déjà dit, ne composaient pas un vrai cabinet. Pour qu'il y ait un cabinet, sous la forme de gouvernement qu'on essayait alors de donner à la France, il faut d'abord que la royauté y consente, en souffrant qu'il s'élève une volonté à côté de la sienne; secondement, il faut qu'il se trouve parmi les ministres un chef, admis comme tel par ses collègues, et accepté à la fois par les Chambres et par la royauté comme leur intermédiaire et leur lien. Or Louis XVIII, ainsi que nous l'avons dit encore, quoique moins effarouché qu'aucun des monarques que nous ayons eus, par le spectacle des assemblées libres, ce qu'il devait à un long séjour en Angleterre, n'avait pas fait jusqu'alors tous les sacrifices d'autorité qu'exige le régime représentatif, et si dans la pratique il cédait beaucoup de son pouvoir royal, c'était autant par ennui des affaires que par bon sens. Quoi qu'il en soit, il ne cherchait pas à se donner un véritable chef de cabinet, et de plus il n'avait autour de lui aucun homme capable de le devenir. M. de Talleyrand, absent et nonchalant, ne pouvait pas l'être, bien qu'il fût le personnage le plus éminent de cette époque. M. de Montesquiou, le plus considérable après M. de Talleyrand, et le seul capable de figurer devant une assemblée, aurait pu être ce chef, si on avait accordé plus d'importance aux Chambres, et s'il avait eu le caractère à la fois souple, ferme et laborieux, que ce rôle exige. Il y avait donc des ministres, comme nous avons déjà eu occasion de le faire remarquer, et point de ministère. Ces ministres se partageaient en gens d'esprit, sentant les fautes commises, portés même à les reconnaître, et en complices ou complaisants de l'émigration, croyant que si on avait eu un tort, c'était de s'être montré trop faible, trop condescendant pour les partis adverses. Les uns reconnaissent les fautes commises, les autres les nient, et tendent plutôt à les aggraver. Parmi les premiers, il fallait ranger M. le baron Louis, exclusivement occupé des finances, et ayant dans sa spécialité déployé les qualités d'un grand ministre; M. Beugnot, fort injustement attaqué par l'émigration dont il avait repoussé l'intervention dans la police, et auquel les royalistes ardents reprochaient avec amertume d'avoir laissé consommer l'évasion de l'île d'Elbe, qu'il aurait dû en sa qualité de ministre de la marine empêcher par des croisières plus vigilantes; M. de Jaucourt, remplaçant temporaire de M. de Talleyrand, ayant peu d'avis en dehors des affaires de son département, homme honnête, intelligent et modéré; enfin M. de Montesquiou, apercevant à quel point on s'était peu à peu laissé entraîner hors du vrai courant des sentiments nationaux, mettant une noble franchise à en convenir, mécontent de tous les partis, mais du sien plus que d'aucun autre, lui imputant volontiers tout le mal qui s'était accompli, et dans son chagrin, aimant à dire que lui et ses collègues n'avaient rien de mieux à faire que de céder la place à des hommes plus populaires et plus capables de sauver la royauté.
MM. Dambray et Ferrand par aveuglement, le maréchal Soult par les engagements qu'il avait pris avec les royalistes extrêmes, partageaient au contraire les idées de l'émigration. Selon eux, il fallait tout simplement être un peu plus royaliste qu'on ne l'avait été, surtout plus rigoureux, frapper à droite et à gauche si on en avait l'occasion, reprendre peut-être quelques-unes des concessions de la Charte (ceci se disait tout bas), et essayer par ces moyens de sauver la monarchie. M. de Blacas ne se prononçait point. Il avait assez de clairvoyance pour reconnaître qu'on s'était trompé, soit dans un sens, soit dans un autre, mais il se regardait comme tellement identifié à la royauté, qu'il ne supposait même pas que le blâme et le changement pussent l'atteindre.
M. de Montesquiou se rapproche du président Lainé; il se montre disposé à faire des sacrifices, et tout d'abord celui de son portefeuille. Les ministres à repentir s'étaient portés vers M. Lainé, et M. de Montesquiou notamment n'avait pas hésité à dire que s'il fallait sacrifier trois ou quatre membres du cabinet, lui compris, il était prêt à les jeter dans le gouffre pour le refermer. M. Lainé avait fort applaudi à ces dispositions, et cherché à s'entourer des chefs de l'opposition modérée, soit dans les Chambres, soit au dehors. M. Lainé s'entoure des chefs de l'opposition. Il en était deux notamment qu'il avait attirés auprès de lui, c'étaient M. Benjamin Constant, dont les écrits avaient produit une vive sensation, et M. de Lafayette, qui, après avoir fait une visite à Louis XVIII au moment de la promulgation de la Charte, pour prouver qu'il était prêt à accepter la liberté sous les Bourbons, était retourné à son domaine de Lagrange, et y vivait paisiblement, en attendant qu'il reçût des électeurs la mission formelle de se mêler des affaires publiques.
Concessions qu'on demande au gouvernement. Entre M. Lainé, M. de Montesquiou et les divers chefs du parti constitutionnel, on avait émis certaines idées, comme de changer trois ou quatre ministres, tels que M. de Montesquiou qui s'offrait en sacrifice, MM. de Blacas, Soult, Ferrand qui ne s'offraient pas, de mettre à leur place des personnages populaires, d'augmenter la Chambre des pairs, d'y appeler des hommes signalés par de grands services civils ou militaires, de compléter la Chambre des députés, en faisant remplacer les deux séries dont les pouvoirs étaient expirés par des députés agréables à l'opinion libérale, et, vu le peu de temps dont on disposait, de confier ces choix à la Chambre elle-même; de réorganiser les gardes nationales, de les composer de la bourgeoisie, généralement bonne, et d'en donner le commandement supérieur à M. de Lafayette; de s'expliquer sur les biens nationaux de manière à dissiper les inquiétudes des acquéreurs; de rechercher enfin les mesures qui avaient froissé l'armée, de les abroger immédiatement, et de leur substituer des dispositions contraires.
M. de Montesquiou juge ces concessions raisonnables, mais n'est plus écouté par la cour, qui lui reproche de montrer de la faiblesse. M. de Montesquiou avait paru croire qu'aucune de ces concessions, même le choix de M. de Lafayette, n'était un prix trop élevé du service qu'on rendrait en sauvant la monarchie. Les ministres opposés aux concessions, et en particulier les sacrifiés, avaient jeté les hauts cris, et M. de Blacas, écoutant tout pour le compte de Louis XVIII qui ne se prononçait pas, demeurait immobile et silencieux. Louis XVIII placé entre des avis contraires, ne prend aucune résolution. En vain M. Lainé, prévoyant que Napoléon marcherait avec sa rapidité ordinaire, insistait-il pour qu'on prît promptement un parti, M. de Montesquiou, désavoué par la cour depuis qu'il montrait des sentiments si sages, ne pouvait guère donner une réponse qu'il n'obtenait pas lui-même, et Louis XVIII, obsédé par les remontrances de la portion raisonnable des royalistes, par les emportements de la portion exaltée, ne sachant qui entendre, qui croire, aimait mieux dans le doute ne pas sortir de ses habitudes, c'est-à-dire garder M. de Blacas et ne renvoyer personne.
Dans cette cruelle perplexité, on ne se bornait pas à consulter les constitutionnels, qui de tous les opposants étaient les seuls sincères, les seuls animés du désir de conserver la dynastie en redressant sa marche, on reprenait certaines relations avec les principaux révolutionnaires, tels que MM. Fouché, Barras et autres, imitant en cela les malades, presque toujours portés à préférer les empiriques qui les flattent, aux vrais médecins qui leur prescrivent des remèdes déplaisants. Il faut ajouter que dans les partis, les entêtés, les fous, lorsqu'ils sont obligés de choisir entre leurs adversaires, pardonnent plus volontiers aux extrêmes qui leur ressemblent, qu'aux modérés avec lesquels ils n'ont pas plus de rapports de caractère que d'opinion.
Nouvelles tentatives auprès de M. Fouché. Celui-ci n'y répond point. Les intermédiaires ordinairement employés auprès de M. Fouché lui firent encore entrevoir le ministère de la police, dont on l'avait dégoûté en le lui faisant trop attendre, mais ils le trouvèrent évasif cette fois, beaucoup moins empressé que de coutume à donner ses conseils, et indiquant clairement qu'il était trop tard. M. d'André, dirigeant la police avec sagesse et modération, chercha même à attirer auprès de lui le duc de Rovigo, pour avoir son avis, et le duc de Rovigo lui répondit sans détour, qu'on avait tellement maltraité les hommes de l'Empire, et en particulier ceux de l'armée, qu'il y avait bien peu de chances d'en ramener aucun.
Tandis que du côté des royalistes on s'agitait sans rien produire, on ne s'agitait pas moins du côté des bonapartistes et des révolutionnaires, et d'une manière tout aussi inefficace pour le but qu'on avait en vue. Agitations et inquiétudes des bonapartistes. Les uns et les autres avaient été surpris comme par un coup de foudre en apprenant l'apparition de Napoléon. M. de Bassano, qui seul s'était mis en communication avec l'île d'Elbe, uniquement pour envoyer quelques informations, n'avait pas été moins surpris que les autres, car M. Fleury de Chaboulon ne lui avait rien mandé depuis son départ, et n'était pas encore revenu. Dans la crainte d'un résultat malheureux, l'ancien et fidèle ministre de Napoléon en était à regretter la part, si petite qu'elle fût, qu'il pouvait avoir eue à la détermination de son maître. Les jeunes militaires, premiers inventeurs du complot que nous avons exposé, lesquels n'avaient eu aucune communication avec l'île d'Elbe, pas même avec le colonel de La Bédoyère, devenus plus ardents que jamais, voulaient agir sur-le-champ, afin de seconder l'entreprise de Napoléon. Les bonapartistes de l'ordre civil, MM. Regnaud de Saint-Jean d'Angély, Boulay de la Meurthe, Thibaudeau, et autres, aussi peu informés que M. de Bassano, craignaient autant d'agir que de ne pas agir, car s'il pouvait être bon d'opérer au nord une diversion en faveur de Napoléon, il était possible d'un autre côté qu'on dérangeât ses plans, en conseillant un mouvement qu'il n'aurait ni prévu ni ordonné. Habitués à attendre, et point à devancer les déterminations de l'Empereur, ils étaient plongés dans les plus étranges perplexités.
Satisfaction des révolutionnaires. Quant aux révolutionnaires, ils furent en général satisfaits. M. Fouché seul éprouve une sorte de dépit du retour de Napoléon. Cependant le principal d'entre eux, M. Fouché, bien qu'il aimât par-dessus tout les événements, toujours agréables à sa nature agitée, avait été fort contrarié par la nouvelle du retour de Napoléon, qui venait déranger ses calculs. Cependant il est d'avis de le seconder. Il croyait en effet avoir les Bourbons dans ses mains, et être en mesure de les maintenir ou de les renverser à son gré, par la position qu'il avait prise au sein de toutes les intrigues, même royalistes.—Nous allions, disait-il à ses affidés, composer un ministère de régicides, tels que Carnot, Garat et moi, de militaires inflexibles, tels que Davout, et nous aurions renvoyé ou dominé les Bourbons. Mais voilà cet homme terrible qui vient nous apporter son despotisme et la guerre. Pourtant, au point où en sont les choses, il faut le seconder, afin de l'enchaîner par nos services, sauf à voir ce que nous ferons ensuite lorsqu'il sera ici, et qu'il sera probablement aussi embarrassé que nous par son triomphe.—
Plus hardi que les bonapartistes à la façon de M. de Bassano, moins respectueux pour l'infaillibilité de l'Empereur, et sachant risquer, sinon sa vie, du moins celle des autres, il fut d'avis de mettre la main à l'œuvre, et de lâcher la bride aux jeunes militaires. Les généraux Lallemand, Lefebvre-Desnoëttes, Drouet d'Erlon, étaient venus à Paris, et il les encouragea dans leur projet d'agir immédiatement. Drouet d'Erlon commandait à Lille sous le maréchal Mortier, et il pouvait disposer de plusieurs régiments d'infanterie. Projets des frères Lallemand, et encouragement que leur donne M. Fouché. Lefebvre-Desnoëttes avait à Cambrai les anciens chasseurs de la garde, devenus chasseurs royaux, et tout près à Arras, les grenadiers à cheval, devenus cuirassiers royaux. Les deux frères Lallemand étaient, l'un commandant dans l'Aisne, l'autre général d'artillerie à La Fère. Il fut convenu que le plus téméraire de tous, et le plus sûr de sa troupe, Lefebvre-Desnoëttes, partirait de Cambrai avec les chasseurs de la garde, se porterait vers l'Aisne, se présenterait devant La Fère, où les frères Lallemand amèneraient les troupes qu'ils auraient réussi à entraîner, qu'ensuite descendant l'Oise en commun, ils se rendraient à Compiègne, où Drouet les rejoindrait avec l'infanterie de Lille. Placés ainsi à la tête de douze ou quinze mille hommes, ils pouvaient exercer une influence considérable sur les événements, décider peut-être le soulèvement de l'armée entière, et tout au moins couper la retraite aux Bourbons, pour les livrer (sains et saufs du reste) à Napoléon, qui en ferait ce qu'il voudrait.
Ce projet devait s'exécuter sur l'heure, sans autre délai que le temps d'aller de Paris à Lille, car on était au commencement de mars, Napoléon avait débarqué le 1er, on ne savait pas plus que le gouvernement la direction qu'il avait prise, mais dans tous les cas il importait d'opérer le plus tôt possible une forte diversion en sa faveur. Le maréchal Davout refuse définitivement son concours. On s'était toujours flatté que le maréchal Davout prendrait le commandement du corps d'armée insurgé, dès qu'on aurait réuni ce corps quelque part, et on avait espéré qu'un si grand nom, à la tête de troupes éprouvées, déciderait les incertains à se joindre au mouvement. Mais on avait mis tant de pétulance, d'indiscrétion dans l'organisation de ce complot, que le maréchal, soit répugnance pour une entreprise qui ne concordait guère avec ses habitudes de discipline, soit crainte d'être compromis par des étourdis, soit aussi crainte de devancer les ordres de Napoléon, vint déclarer à M. de Bassano qu'il ne fallait pas le compter au nombre des collaborateurs de l'œuvre qu'on préparait, beaucoup trop légèrement à son avis. Les jeunes généraux, fort mécontents, répondirent qu'ils sauraient se passer de lui, et sans plus différer ils partirent pour aller tenter, sans leur illustre chef, l'aventure qu'ils avaient depuis si longtemps projetée.
Les royalistes toujours incertains de ce qu'il faut faire, continuent de ne pas prendre de parti. Tandis que les ennemis de la maison de Bourbon se comportaient avec l'activité et l'audace qui leur étaient naturelles, les Bourbons eux-mêmes, assaillis de conseils contradictoires, continuaient d'hésiter entre les résolutions proposées, et se bornaient à quelques mesures militaires qui n'auraient pu être efficaces que s'ils avaient été sûrs de l'armée. Nous avons dit que le duc de Berry, destiné d'abord à la Franche-Comté, devait rester à Paris auprès du Roi, et que le maréchal Ney était chargé de se rendre seul à Besançon. Ce maréchal, mandé par le télégraphe, avait appris avec beaucoup de peine l'événement qui ouvrait de nouveau à Napoléon le chemin du trône. Moins coupable envers son ancien empereur des torts qu'il avait eus, que de ceux dont il s'était vanté, il n'aurait pas désiré se retrouver sous sa main; mais il faut dire à son honneur qu'avec son bon sens de soldat, il entrevoyait comme certaine et nécessairement funeste une nouvelle guerre contre l'Europe si on rétablissait l'Empire. Ses motifs pour voir avec effroi, même avec colère, le retour de Napoléon, n'étaient donc pas moins patriotiques que personnels. Arrivée à Paris du maréchal Ney. N'ayant jamais pris la peine de dissimuler ses sentiments, il les exprima tout haut dès son arrivée à Paris. Enchanté de le trouver dans ces dispositions, on le combla de caresses, on le conduisit chez le Roi qui lui fit l'accueil le plus flatteur, et auquel il promit de ramener Napoléon, vaincu et prisonnier. Les habitués de la cour prétendirent même qu'il avait dit prisonnier dans une cage de fer, propos vrai ou faux, qui ne prouvait rien qu'une intempérance de langage fort pardonnable chez un soldat peu accoutumé à ménager ses paroles. Il part pour la Franche-Comté, en promettant d'amener Napoléon prisonnier aux pieds de Louis XVIII. Le maréchal Ney partit donc, donnant à la cour des espérances qui de sa part étaient données sincèrement, plus sincèrement qu'elles n'étaient reçues, car on affectait de croire à sa fidélité plus qu'on n'y croyait véritablement. Sans se l'avouer, en effet, on pressentait l'entraînement général qui allait emporter les esprits et les cœurs vers l'homme qu'on avait par sa faute constitué le représentant de tous les intérêts moraux et matériels de la Révolution française.
Départ du comte d'Artois pour Lyon. Le comte d'Artois, parti dans la nuit du 5 au 6 mars, arriva le mercredi 8 à Lyon, au milieu d'une agitation extraordinaire des esprits. Nous avons précédemment fait connaître la situation morale de cette grande ville. Un parti peu nombreux mais violent de royalistes aveugles avait fini par éloigner des Bourbons toute la population lyonnaise, qui au surplus s'était toujours regardée comme l'obligée de Napoléon, parce qu'il s'était appliqué à réparer ses malheurs, et qu'il avait ouvert le continent à son commerce. État agité de cette grande ville. Un assassinat récent commis sur un patriote par un royaliste, assassinat demeuré impuni, avait porté l'exaspération au comble, et en apprenant l'approche de la colonne de l'île d'Elbe, tout le monde, à l'exception de quelques esprits sages, avait tressailli de joie. Bientôt même, à la nouvelle des événements de Grenoble, on n'avait plus conservé de doute sur ce qui arriverait prochainement à Lyon.
Insuffisance des moyens du Gouvernement royal. Les royalistes étaient irrités et consternés, disant comme partout qu'on ne faisait rien, mais pas plus qu'ailleurs n'indiquant ce qu'il y avait à faire. Le comte Roger de Damas, gouverneur de la division, ne manquait certes ni de bonne volonté ni de courage, mais il ne disposait d'aucune force sur laquelle il pût compter. La garde nationale, expression la plus fidèle de la population, était froide au moins, sauf la petite portion de cette garde qui servait à cheval, et qui là comme ailleurs était formée par la noblesse du pays. Les troupes de la garnison consistant dans le 24e de ligne et le 13e de dragons cantonnés à Lyon, et dans le 20e de ligne venu de Montbrison, ne dissimulaient aucunement leurs sentiments, et paraissaient prêtes à ouvrir les bras à Napoléon dès qu'il se montrerait aux portes de la ville. On n'avait pas une seule pièce de canon. Le maréchal Soult avait eu la singulière idée d'en faire demander à Grenoble, c'est-à-dire à un arrondissement d'artillerie qui d'après toutes les probabilités devait être envahi lorsque les ordres de Paris y parviendraient. Du reste la privation n'était pas grande, car il faut des bras pour manœuvrer les canons, et on ne pouvait pas plus compter sur les bras de l'artillerie que sur ceux de l'infanterie.
Tel était l'état des choses à Lyon, lorsque M. le comte d'Artois y arriva. Il vit bientôt que le zèle honorable mais peu réfléchi qui l'y avait conduit, ne servirait qu'à l'exposer à une échauffourée. Il fut donc fort au regret d'y être venu, car sans se préoccuper des dangers personnels qu'il pouvait courir, il allait par sa présence rendre infiniment plus grave la perte à peu près certaine de cette grande ville.
Vains efforts de M. le comte d'Artois pour se concilier la population. Il se donna, suivant sa coutume, beaucoup de mouvement, il prodigua les paroles et les caresses, mais en dehors de ceux qui l'approchaient et sur lesquels il agissait par sa bonté et sa grâce, il ne conquit personne. Il avait besoin de quelques fonds pour accorder des gratifications aux troupes, et les caisses du Trésor n'ayant pas été pourvues en temps utile, il trouva partout des excuses au lieu d'argent. Le duc d'Orléans étant arrivé à Lyon vingt-quatre heures après lui, il délibéra avec ce prince sur ce qu'il y avait de plus utile à faire. La question était à Lyon ce qu'elle avait été à Grenoble. Opposer des troupes à Napoléon, c'était les lui livrer; rétrograder en les emmenant avec soi, c'était lui livrer du pays. Ce dernier parti était pourtant le seul à prendre, car d'après toutes les vraisemblances Lyon devant être aux mains de l'ennemi dans deux jours, il valait mieux se retirer avec les troupes que de fournir à Napoléon un renfort de quelques mille hommes. Avis du duc d'Orléans. Le duc d'Orléans s'efforça de prouver au comte d'Artois que le parti de la retraite était le plus sage, mais celui-ci retenu par le chagrin d'abandonner une ville telle que Lyon, voulut avant de faire un pareil sacrifice consulter le maréchal Macdonald, qui allait passer pour se rendre à Nîmes auprès du duc d'Angoulême. Arrivée du maréchal Macdonald. Ce maréchal, dont la voiture s'était cassée en route, n'arriva que le 9 au soir à Lyon. Conduit chez le comte d'Artois qui l'attendait avec impatience, et qui lui ordonna de rester auprès de lui parce que la route de Nîmes était interceptée, le maréchal montra les meilleures dispositions, mais fut très-peu rassuré par le rapport qu'on lui fit de la situation. Ce maréchal s'efforce d'agir sur l'esprit des troupes. Toutefois il ne fut point d'avis d'évacuer Lyon avant d'y être contraint par les événements. Il proposa de couper les ponts du Rhône, si on le pouvait, ou au moins de les barricader; de passer les troupes en revue, de leur parler, de tâcher de les déterminer en faveur de la cause royale, de choisir parmi les royalistes ardents quelques hommes dévoués qui, vêtus en soldats, tireraient le premier coup de fusil, et engageraient ainsi le combat, ce qui déciderait peut-être l'armée à résister à Napoléon. Ces propositions ne firent guère d'illusion à la sagacité du duc d'Orléans, mais ce n'était pas le cas de disputer sur les moyens quand on en avait si peu, et ce prince n'objecta rien. Le comte d'Artois, faute de mieux, agréa ce que lui proposa le maréchal, le chargea de donner les ordres nécessaires, et alla prendre quelque repos en attendant le lendemain. C'était en effet le lendemain 10 que, d'après tous les calculs, Napoléon devait se présenter aux portes de Lyon.
Il fait barricader les ponts et ramener les bateaux à la droite du Rhône. Le maréchal Macdonald passa la nuit à faire couper ou barricader les ponts, à ramener les bateaux de la rive gauche à la rive droite du Rhône, et à recevoir les chefs des régiments qu'il trouva prêts à remplir leur devoir, par honneur mais non par affection, et unanimes dans l'opinion qu'ils avaient conçue des mauvaises dispositions de leurs soldats. Il leur recommanda de préparer au comte d'Artois une réception convenable, et tandis qu'il était occupé de ces soins, le général Brayer, commandant à Lyon, vint lui dire qu'il fallait se garder de montrer le prince aux troupes, car l'accueil était trop douteux pour en courir le risque. Le maréchal se transporta en hâte chez le prince qu'il fit éveiller, l'étonna peu en lui rapportant ces tristes nouvelles, et convint avec lui de commencer la revue sans sa présence, sauf à le faire appeler, si les efforts qu'il allait tenter obtenaient un premier succès.
Revue des troupes le 10 mars au matin. Dès le matin, par une pluie battante, le maréchal fit assembler les 20e et 24e de ligne, ainsi que le 13e de dragons, lesquels au milieu du désordre régnant n'avaient reçu aucune distribution, ce qui ajoutait à leur disposition hostile la mauvaise humeur des privations. Il les fit former en cercle autour de lui, leur rappela les vingt ans de guerre pendant lesquels il avait toujours servi dans leurs rangs, la loyale conduite qu'il avait tenue à Fontainebleau, les fautes qui avaient amené les malheurs de la France en 1814, et leur annonça de plus grands malheurs encore si on livrait le pays à Napoléon, car on aurait de nouveau l'Europe sur les bras, plus unie, plus puissante, plus irritée que jamais! Il parla avec raison, avec chaleur, mais sans succès. Impossibilité d'arracher aux soldats le cri de Vive le Roi. Désirant enfin tirer la conclusion de son discours, il saisit son épée, et, d'une voix forte, cria: Vive le Roi!—Pas une voix ne répondit à la sienne. Un peu déconcerté, il voulut essayer si la présence du comte d'Artois ne produirait pas quelque effet, certain d'ailleurs par l'attitude des troupes qu'il n'en pouvait rien advenir de fâcheux. Le prince accourut, montra aux soldats son visage aimable et attrayant, fut reçu d'eux avec respect, mais avec une invincible froideur. Arrivé devant le 13e de dragons, le maréchal fit sortir des rangs un vieux sous-officier, dont les cheveux gris, et la croix étalée sur sa poitrine, attestaient les longs services. Il lui parla de ses campagnes, et puis l'invita, devant le prince, à crier: Vive le Roi!—Le vieux soldat, ébahi, resta immobile et muet, salua M. le comte d'Artois et rentra dans le rang, sans avoir poussé le cri qu'on lui demandait.
Le comte d'Artois abandonne la revue. Le prince vivement affecté changea de couleur, mais ne témoigna rien, et retourna vers sa demeure, laissant sur le terrain le maréchal qui, pour faire un dernier essai, invita les officiers à le suivre chez lui. Le maréchal Macdonald reçoit chez lui le corps des officiers, et cherche en vain à détruire les préventions dont leur esprit est rempli. Ils y vinrent au nombre d'une centaine, et sans s'écarter des égards dus à l'homme de guerre éprouvé qui leur parlait, exposèrent leurs griefs avec une extrême amertume. Le maréchal pour les calmer convint des torts qu'on avait eus envers l'armée, leur en promit la réparation, mais ne put les ramener, même en leur présentant la perspective d'un duel à mort avec l'Europe. Il les trouva profondément irrités contre la maison du Roi, et contre ce qu'ils appelaient les chouans, blessés du dédain qu'on montrait pour la Légion d'honneur, car en ce moment même le comte Roger de Damas ne la portait point, et quoique convaincus de la presque certitude d'une nouvelle lutte avec l'Europe, résolus à en braver les chances, et à mourir tous pour relever la France, pour la purger, disaient-ils, des émigrés, des chouans, des Autrichiens, des Russes, des Anglais, qu'ils confondaient dans les mêmes appellations et la même haine.
Sur le conseil du maréchal Macdonald, M. le comte d'Artois quitte Lyon. Il n'y avait rien à obtenir d'esprits aussi malheureusement prévenus. Le maréchal se rendit chez M. le comte d'Artois, et bien qu'il n'y eût aucun danger pour sa personne, si ce n'est celui de devenir prisonnier de Napoléon, il l'engagea à partir sur-le-champ avec M. le duc d'Orléans. Quant à lui, il se décida à rester, pour essayer encore d'engager le combat, et d'amener les troupes à prendre parti pour la Restauration contre l'Empire.
Le maréchal Macdonald reste à Lyon pour essayer jusqu'au dernier moment d'amener les troupes à faire leur devoir. Après avoir accompagné les princes jusqu'à leur voiture, il revint vers les ponts du Rhône, afin de voir où en était l'exécution de ses ordres. Les ponts, bien entendu, n'avaient pas été coupés, car la population n'y aurait pas consenti; mais ils n'étaient pas même barricadés. Quant à ces agitateurs royalistes qui avaient tant contribué à indisposer la population lyonnaise, aucun ne s'était offert pour prendre la capote du soldat, et tirer le premier coup de fusil. Le maréchal fit obstruer les ponts du mieux qu'il put, et ordonna l'ouverture d'une tranchée, pour commencer une espèce de tête de pont. Tandis qu'il présidait lui-même à ces travaux, un soldat d'infanterie dont il cherchait à stimuler le zèle, lui répondit avec sang-froid: Allons donc, maréchal, vous êtes un brave homme, qui avez passé votre vie dans nos rangs, et non dans ceux des émigrés! Vous feriez bien mieux de nous conduire auprès de notre empereur qui approche, et qui vous recevrait à bras ouverts...—Il n'y avait ni punitions, ni raisonnements à adresser à des soldats ainsi disposés, et le maréchal attendit dans une anxiété cruelle l'apparition de l'ennemi, que plusieurs officiers, envoyés en reconnaissance, disaient prochaine. Il était trois ou quatre heures de l'après-midi, vendredi 10, et on assurait que Napoléon n'était pas loin du faubourg de la Guillotière.
Marche de Napoléon de Grenoble à Lyon. Napoléon, en effet, que nous avons laissé sortant de Grenoble le 9 à midi, n'avait pas perdu de temps, et s'était hâté de rejoindre ses troupes qu'il avait dès le 8 acheminées vers Lyon. Voyageant dans une calèche ouverte, et n'avançant qu'au pas à cause de l'affluence des populations, sa marche de Grenoble à Lyon, au milieu des campagnards acquéreurs pour la plupart de biens nationaux, et curieux de voir cet homme extraordinaire, fut une sorte de triomphe. On n'entendait de tout côté que les cris de Vive l'Empereur! à bas les nobles! à bas les prêtres! et, à chaque instant, Napoléon était obligé de s'arrêter pour écouter les harangues des maires, et pour leur faire des réponses conformes à leurs passions. Il avait soupé à Rives, couché à Bourgoin, et continué le 10 à marcher sur Lyon où il espérait entrer avant la fin du jour.
Son avant-garde, composée d'un détachement du 4e de hussards, arrive le 10 à quatre heures au faubourg de la Guillotière. Vers quatre heures son avant-garde, composée d'un détachement du 4e de hussards, parut à l'entrée du faubourg de la Guillotière, où se trouvait en observation un détachement du 13e de dragons. À peine ces deux troupes de cavalerie furent-elles en présence l'une de l'autre, qu'elles fraternisèrent au cri de Vive l'Empereur! puis elles parcoururent le faubourg, où le peuple les accueillit en poussant le même cri. Elle fraternise avec le 13e de dragons et avec les troupes qui gardent le pont de la Guillotière. Bientôt peuple et cavaliers se dirigèrent en masse vers le pont de la Guillotière. Au bruit que faisait cette foule, le maréchal Macdonald fit ordonner à deux bataillons de le suivre, et s'avança lui-même vers le pont en prescrivant à ses officiers de mettre l'épée à la main, pour tâcher d'entraîner les troupes, et de faire partir ce premier coup de fusil, duquel il attendait le salut de la cause royale. Tandis qu'il exécutait ce mouvement, les hussards du 4e mêlés aux dragons du 13e parurent, et poussant le cri de Vive l'Empereur! provoquèrent chez les fantassins qui gardaient le pont un mouvement irrésistible. Ceux-ci répondirent par le cri de Vive l'Empereur! puis se jetant sur les barricades qu'on avait essayé d'élever, travaillèrent à les abattre au plus vite. De leur côté les hussards et les dragons, aidés par le peuple du faubourg, se mirent à l'œuvre, et en moins de quelques minutes le passage fut rétabli. Le maréchal Macdonald est réduit à s'enfuir au galop. Le maréchal, à ce spectacle, ne songea plus qu'à s'échapper, pour se soustraire au zèle de ses soldats qui voulaient le conduire à Napoléon, et le forcer de se réconcilier avec lui. Enfonçant les éperons dans les flancs de son cheval, il s'enfuit au galop, accompagné du général Digeon et de ses aides de camp. Il traversa Lyon ventre à terre, serré de près par quelques cavaliers qui, sans intention de lui faire aucun mal, désiraient s'emparer de sa personne pour le rattacher à la cause impériale. Mais le maréchal, s'opiniâtrant dans l'accomplissement de son devoir, par honneur, par intelligence des vrais intérêts de la France, voulait se dérober à une réconciliation qui, de la part de Napoléon, eût été certainement accompagnée des plus éclatantes faveurs. Il fut poursuivi pendant quelques lieues, puis, comme dirent ses soldats, abandonné à sa mauvaise étoile, qu'il s'obstinait à suivre.
Entrée triomphale de Napoléon à Lyon. Au pont de la Guillotière se passait en ce moment une scène d'un autre genre. On avait débarrassé le pont le plus promptement possible, et une foule immense composée de bourgeois offensés par les royalistes, de patriotes tourmentés depuis six mois à titre de révolutionnaires, était accourue à la rencontre de Napoléon, et, mêlée aux troupes, le proclamait empereur. Quant à lui, tranquille et accueillant comme un maître qui rentre dans son domaine, il répondait par des saluts affectueux aux témoignages enthousiastes qu'on lui prodiguait de toutes parts.
Son langage à toutes les autorités. Il alla descendre non pas dans une auberge comme à Grenoble, mais au palais de l'archevêché, qui était pour lui un palais de famille. Les autorités civiles, judiciaires et militaires se hâtèrent de lui apporter leurs hommages et leurs félicitations. Aux unes comme aux autres il répéta les discours qu'il avait déjà tenus à Grenoble, mais cette fois en un langage moins populaire et un peu plus impérial. Il leur dit qu'il venait pour sauver les principes et les intérêts de la Révolution mis en péril par les émigrés, pour rendre à la France sa gloire, sans toutefois lui rendre la guerre qu'il espérait pouvoir éviter; qu'il accepterait les traités signés avec l'Europe, et vivrait en paix avec elle, pourvu qu'elle ne songeât point à se mêler de nos affaires; que les temps étaient changés, qu'il fallait se contenter d'être la plus glorieuse des nations, sans prétendre à maîtriser toutes les autres; qu'au dedans comme au dehors il tiendrait compte des changements survenus, et accorderait à la France toute la liberté dont elle était digne et capable; que si un pouvoir très-étendu était nécessaire quand il avait de vastes projets de conquête, un pouvoir sagement limité suffisait pour administrer la France pacifique et heureuse; qu'il arriverait bientôt à Paris, et qu'il se hâterait de convoquer la nation elle-même, pour modifier de concert avec elle les constitutions de l'Empire, et les adapter au nouvel état des choses.
Ce langage réussit à Lyon comme il avait réussi à Grenoble, et il semblait tellement impossible dans le moment de penser autrement, que personne ne se demanda si Napoléon était sincère. Les réceptions et les harangues terminées, son premier soin à Lyon de même qu'à Grenoble, fut de pousser toujours sur Paris, sans perdre une heure. Napoléon porte en avant les régiments qui viennent de l'accueillir, et donne un peu de repos à ceux qui l'ont suivi. Pour cela il résolut de faire comme il avait déjà fait, de retenir auprès de lui les troupes qui l'avaient escorté, afin de leur procurer un peu de repos, et de porter en avant celles qui venaient de se donner à lui, et qui n'avaient encore essuyé aucune fatigue. Il se proposait de les suivre avec celles qu'il avait amenées de Grenoble, et qui, après une halte d'un jour, seraient capables de se remettre en route. Avec la garnison de Lyon il devait avoir environ 12 mille hommes, et un parc d'artillerie qui se compléterait en passant à Auxonne. Il était douteux que les Bourbons eussent le temps de réunir une force pareille, et surtout qu'ils pussent la décider à se battre. Toutefois Napoléon ne pouvait acheminer sur Paris la division Brayer qui venait de lui livrer Lyon, sans auparavant la voir et lui parler. Il ordonna donc pour le lendemain matin la revue de la garde nationale et des troupes. Revue des troupes. Le lendemain 11 mars, en effet, il passa en revue, sur la place Bellecour, qu'il avait réédifiée, les soldats de l'île d'Elbe, ceux de Grenoble, ceux de Lyon, mêlés à la garde nationale lyonnaise. L'espérance, hélas chimérique! d'avoir à la tête du gouvernement un grand homme, dévoué à la cause de la Révolution, acceptant par bon sens autant que par nécessité la paix et les principes d'une sage liberté, de réunir par conséquent le triple avantage du génie, de la gloire, et d'une origine populaire, tout cela sans guerre et sans despotisme, cette espérance séduisait les imaginations, et rendit à Napoléon le cœur des Lyonnais, aliéné depuis trois ans par ses fautes. Il parcourut le front de la division Brayer, la remercia dignement, en général qui savait parler aux soldats, et l'invita à partir immédiatement pour aller lui conquérir de nouveaux régiments et de nouvelles cités.
Rentré à l'archevêché, il s'occupa sans retard des soins de l'administration, dont il cherchait à chaque pas à ressaisir les fils épars. Le jeune Fleury de Chaboulon, de retour de Naples, vint soudainement tomber à ses pieds, ivre de joie de le voir si miraculeusement échappé à tous les dangers de la mer et de la terre. Napoléon l'accueillit avec bonté, et l'attacha sur-le-champ à son cabinet. Il songea ensuite à choisir un préfet de Lyon. M. Fourier nommé préfet de Lyon. Ainsi qu'on l'a vu, il avait été mécontent à Grenoble du départ précipité de M. Fourier. Mais bientôt calmé par ses explications, il lui avait fait dire de le joindre à Lyon, et M. Fourier, incapable de trahir le pouvoir qui tombait, mais tout aussi incapable de tenir rigueur au pouvoir qui se relevait, s'était hâté de venir. Napoléon le reçut à merveille, puis trouvant convenable, et même piquant de faire préfet de Lyon le préfet qui avait voulu lui interdire l'entrée de Grenoble, il lui donna la préfecture du Rhône, ce que M. Fourier accepta sans difficulté.
Décrets de Lyon. À ces actes administratifs Napoléon en ajouta de plus graves. Arrivé à Lyon, il se regardait comme déjà en possession de l'autorité souveraine, et il résolut d'en user pour frapper au cœur les pouvoirs qui lui étaient opposés. Dissolution des Chambres de Louis XVIII. Il prononça la dissolution des deux Chambres de Louis XVIII, en alléguant contre chacune d'elles les motifs les plus propres à les rendre impopulaires. Il reprocha à celle des pairs d'être composée, ou d'anciens sénateurs de l'Empire qui avaient pactisé avec l'ennemi victorieux, ou d'émigrés qui étaient rentrés à la suite de l'étranger. Quant à la Chambre des députés, il rappela que ses pouvoirs étaient expirés, au moins pour les deux tiers de ses membres, qu'elle s'était prêtée aussi aux communications avec l'ennemi, enfin qu'elle avait émis un vote scandaleux et antinational en accordant, sous prétexte de payer les dettes du Roi, une somme de trente millions, destinée à solder vingt ans de guerre civile.
Après avoir frappé les deux Chambres actuellement en fonctions, il fallait cependant prendre garde de réveiller dans les esprits l'idée de ce despotisme géant, qui durant quinze années avait voulu exister tout seul, et décider tout seul des destinées de la France. Les Chambres de la royauté détruites, Napoléon prit une mesure qui devait préparer la formation des Chambres de l'Empire. Convocation du Champ de Mai. Il décréta que le corps électoral tout entier, réuni sous deux mois à Paris en Champ de Mai, y assisterait au sacre de l'Impératrice et du Roi de Rome, et apporterait aux constitutions impériales les changements commandés par l'état des esprits et par le besoin d'une sage liberté. C'était une manière indirecte d'annoncer, sans la promettre formellement, la prochaine arrivée de Marie-Louise et du Roi de Rome, d'en référer au pays lui-même pour les nouvelles institutions qu'il s'agissait de lui donner, de prendre en même temps pour base du pouvoir impérial la souveraineté de la nation, et non le droit divin invoqué par les Bourbons.
Rétablissement de la magistrature impériale. Napoléon ne se borna point à frapper les grands corps de l'État composant le gouvernement des Bourbons, et à proclamer la formation à bref délai de ceux qui devaient composer le sien, il voulut par quelques autres mesures s'assurer le concours des principaux fonctionnaires. Ainsi les Bourbons avaient annoncé la reconstitution de la magistrature, et, en faisant attendre cette reconstitution, avaient tenu les magistrats dans une inquiétude continuelle. Napoléon déclara nulles les destitutions et les nominations prononcées depuis avril 1814, et ordonna aux anciens magistrats impériaux de remonter immédiatement sur leurs siéges. C'était se donner d'un trait de plume la magistrature tout entière. Il ne prescrivit rien touchant les préfets et sous-préfets, qui pour la plupart étaient ceux de l'Empire restés au service de la Restauration, sur lesquels il était impossible de statuer de loin, et dont il était probable qu'il recouvrerait le plus grand nombre lorsqu'ils seraient en position de faire leur choix. À ces mesures que la politique justifiait, Napoléon en ajouta de moins excusables, destinées les unes à satisfaire les passions du parti révolutionnaire et militaire, les autres à ramener ou à contenir certains ennemis de grande importance en les intimidant sans les frapper. Expulsion des émigrés. Il décida par décret que les émigrés rentrés sans radiation régulière, antérieure à 1814, seraient tenus d'évacuer le territoire, et que ceux d'entre eux qui avaient obtenu des grades militaires en déposeraient les épaulettes, et quitteraient sur-le-champ les rangs de l'armée. Cette mesure, déjà fort rigoureuse mais inévitable, car si on n'y avait pourvu d'avance les soldats auraient expulsé violemment les officiers émigrés qu'on avait introduits dans leurs rangs, fut de beaucoup dépassée par une autre qui n'avait pas l'excuse de la nécessité, et qui, par la notoriété des personnages atteints, devait produire un effet déplorable. Projet de décret comminatoire contre MM. de Talleyrand, de Dalberg, de Vitrolles, etc., contre les maréchaux Marmont et Augereau. Napoléon en voulait à MM. de Talleyrand, de Dalberg, de Vitrolles, Marmont, Augereau, etc., qui avaient, les uns amené l'ennemi, les autres traité avec lui. Il rédigea donc un décret pour ordonner la mise en jugement, et en attendant le séquestre des biens, contre MM. de Talleyrand, de Dalberg, de Vitrolles, contre M. Lynch, maire de Bordeaux, contre les maréchaux Marmont et Augereau, sous le prétexte que tous indistinctement avaient connivé avec les envahisseurs du territoire. Comme la plupart étaient absents, et que les autres ne pouvaient manquer de s'absenter bientôt, c'était une menace qui devait porter sur les biens seulement, et qu'on pouvait faire cesser si ces personnages demandaient à se rallier. Ce n'en était pas moins de la part de Napoléon un acte de réaction violente, qui contrastait avec la clémence promise dans ses proclamations, et qui pouvait faire beaucoup plus de mal à sa cause en alarmant les esprits, qu'aux absents en les menaçant sans les atteindre. Le grand maréchal Bertrand, revêtu de la qualité de major général, devait contre-signer ces décrets, rendus militairement en quelque sorte. Résistance du grand maréchal Bertrand à ce décret. Le caractère généreux du grand maréchal répugnait à de tels actes, et il résista vivement. Il soutint qu'une pareille mesure suffirait pour détruire toute confiance dans les promesses de Napoléon, et pour fournir à ses ennemis l'occasion de dire qu'il revenait en France plein de ressentiments, et aussi enraciné que jamais dans ses habitudes despotiques. Napoléon répondit au grand maréchal qu'il n'entendait rien à la politique, que la clémence ne produisait ses effets qu'accompagnée d'une certaine dose de sévérité, surtout à l'égard d'ennemis dangereux, et quelques-uns implacables; qu'en réalité il ne voulait point exercer de rigueurs, qu'il venait de le prouver en nommant préfet de Lyon M. Fourier, si hautement prononcé contre lui; qu'il fallait pourtant traiter différemment ceux qui avaient cédé aux circonstances, et ceux qui avaient connivé avec l'ennemi pendant que les bons Français versaient leur sang à la frontière; que cette apparence de sévérité serait une immense satisfaction pour tous ceux qui composaient son parti en France; que, du reste, il le répétait, il voulait intimider, non frapper, et qu'il était prêt à ouvrir les bras à quiconque manifesterait l'intention de revenir à lui. Pourtant Napoléon se laissa fléchir par les observations du grand maréchal Bertrand, qui lui disait qu'il ne fallait pas fermer la voie à un raccommodement, et qu'au lieu de ramener les hommes dont il s'agissait, on les éloignerait en les menaçant. Le décret fut donc non pas abandonné mais ajourné.
Nouvelle lettre à Marie-Louise. Napoléon avant de quitter Lyon écrivit de nouveau à Marie-Louise, lui fit connaître les progrès de sa marche, lui annonça son entrée triomphale à Paris pour le 20 mars, jour de naissance du Roi de Rome, et la pressa enfin de revenir en France. Il envoya un message à son frère Joseph, qui était dans le canton de Vaud, pour le charger de faire parvenir à Vienne la lettre écrite à Marie-Louise, pour l'informer aussi de ses prodigieux succès, pour l'autoriser en outre à déclarer officiellement à tous les ministres des puissances résidant en Suisse, l'intention formelle où il était de conserver la paix aux conditions du traité de Paris.
Napoléon quitte Lyon le 13 mars au matin, et prend la route de la Bourgogne. Ayant pourvu à tout, il résolut de quitter Lyon le 13 mars au matin, après y avoir séjourné le 11 et le 12 seulement, c'est-à-dire le temps absolument indispensable pour rallier les troupes qui arrivaient successivement de Grenoble, pour les faire reposer un jour, et les acheminer à la suite de la division Brayer, partie de Lyon dès le 11. Son projet était de choisir entre les deux routes qui menaient de Lyon à Paris, celle de la Bourgogne, beaucoup plus sûre que celle du Bourbonnais, à cause de l'esprit des habitants.
Mouvements qu'on exécute sur ses flancs et ses derrières pour l'arrêter. Tout présageait à Napoléon dans le reste de son voyage, un succès aussi prompt, aussi complet, que celui qu'il avait obtenu de La Mure à Lyon. On se donnait cependant beaucoup de mouvement, soit sur ses derrières, soit sur ses flancs. En effet, les Marseillais en apprenant son débarquement, avaient été saisis d'une irritation indicible. Ils avaient cru voir leur port fermé de nouveau, leur misère encore assurée pour des années, et ils avaient demandé à partir tous pour courir après celui qu'ils appelaient le brigand de l'île d'Elbe. Le maréchal Masséna, destiné malgré sa gloire aux injustices des deux dynasties, n'avait pas plus à se louer de Napoléon que de Louis XVIII. Dégoûté de tout, excepté du repos, il jugeait la situation de la hauteur de son rare bon sens et de son sincère patriotisme. Attaché de cœur à la Révolution, mais craignant une nouvelle lutte avec l'Europe, il voyait dans Louis XVIII la contre-révolution, dans Napoléon la guerre, et n'avait de penchant ni pour l'un ni pour l'autre. Dans cette disposition, il envisageait avec peine plutôt qu'avec plaisir la tentative de son ancien empereur, et était décidé à se renfermer dans la rigoureuse observation de ses devoirs militaires. Marche des Marseillais. Cédant à la demande des Marseillais, il en avait laissé partir douze ou quinze cents, escortés de deux régiments d'infanterie, qui avaient la cocarde tricolore cachée dans leur sac. Cette colonne s'était dirigée sur Grenoble pour prendre Napoléon à revers, et elle ne pouvait certes pas lui faire grand mal, étant à plus de cent lieues de lui. Conduite de Masséna. Masséna avait en outre pris ses précautions à Toulon, pour qu'au milieu du délire des partis on ne livrât pas cette importante place aux Anglais, et il s'était réservé quelques forces à Marseille, afin de ne pas rester à la merci d'une populace furieuse.
À Nîmes commençaient à se réunir quelques troupes de ligne, à la tête desquelles devait se mettre M. le duc d'Angoulême. Mais ces rassemblements, quoique placés sur les derrières de Napoléon, n'étaient pas fort à craindre à la distance où ils se trouvaient de lui. Forces du maréchal Ney à Lons-le-Saulnier. Ce qui présentait plus de gravité, c'était le mouvement du maréchal Ney, envoyé en Franche-Comté, et destiné à se porter par Besançon et Lons-le-Saulnier dans le flanc de Napoléon. Celui-là pouvait joindre l'armée impériale, mais il lui était difficile de réunir au delà de six mille hommes, qui se battraient à contre-cœur, ou ne se battraient même pas contre les douze ou quinze mille de Napoléon, remplis d'enthousiasme, et résolus à passer sur le corps de quiconque voudrait leur résister. Ce dernier danger n'était donc pas très-inquiétant, mais une collision eût fort contrarié Napoléon, qui avait la prétention et l'espérance d'arriver à Paris sans qu'une goutte de sang eût coulé. Il cherchait par ce motif à éviter tout conflit, mais il était décidé à n'écrire ni au maréchal Ney ni à d'autres, désirant tout devoir aux soldats, dont il ne craignait pas d'être l'obligé, et rien aux chefs militaires, dont il n'avait pas été content au moment de sa chute, et desquels il ne voulait pas recevoir de conditions. Bertrand écrit à Ney pour l'inviter à bien réfléchir à sa conduite. Toutefois le grand maréchal Bertrand ne garda pas la même réserve. Il écrivit à Ney pour lui dépeindre la marche triomphale de Cannes à Lyon et lui en prédire la continuation jusqu'à Paris, pour lui faire sentir la gravité de la résolution qu'il allait prendre, le danger de cette résolution pour lui, son inutilité pour les Bourbons, s'il la prenait contraire à la cause impériale. Il chargea quelques vieux sous-officiers de l'île d'Elbe de se rendre au corps de Ney, pour communiquer avec les soldats de ce corps, et les embraser du feu qui les dévorait tous. Du reste il était probable que l'on aurait dépassé Mâcon et Chalon, seuls points par lesquels on pouvait être pris en flanc, lorsque Ney serait en mesure d'agir. Napoléon quitta Lyon le 13 mars au matin, annonçant à tout le monde qu'il serait le 20 à Paris. Il était vraisemblable en effet que la rapidité de son aigle, volant de clocher en clocher, comme il l'avait dit, ne serait pas moins grande de Lyon à Paris, que de Cannes à Lyon.
En s'avançant en Bourgogne, Napoléon allait rencontrer des populations animées au plus haut point de l'esprit qui avait assuré son triomphe dans la première partie de son expédition. Marche de Napoléon sur Mâcon et Chalon. Les pays qui bordent la Saône avaient singulièrement prospéré pendant l'Empire, parce qu'alors les communications fluviales remplaçant les communications maritimes, la Saône était devenue la voie du commerce continental. Indépendamment de cette circonstance, la présence de l'ennemi si mal combattu en 1814 par Augereau, avait exaspéré les habitants, fort patriotes comme tous ceux des provinces frontières. Les imprudences de la noblesse et du clergé avaient fait le reste, et la Franche-Comté, la Bourgogne étaient aussi disposées que le Dauphiné à ouvrir les bras à Napoléon. Accueil enthousiaste des populations de ce pays. Les villes de Mâcon et de Chalon surtout, à la nouvelle des événements de Lyon et de Grenoble, avaient été saisies d'une véritable fièvre. Napoléon fit une pause de quelques instants à Villefranche, et alla coucher le soir à Mâcon, en marchant au milieu d'une affluence et d'un enthousiasme extraordinaires. En apprenant sa prochaine arrivée, les habitants de Mâcon envahirent le siége des autorités, et opérèrent eux-mêmes la révolution. Ainsi le mouvement des esprits était tel que l'approche de Napoléon produisait ce que quelques jours auparavant sa présence aurait pu seule accomplir. Entrée à Mâcon. Il fut reçu à Mâcon avec des transports inouïs, le peuple accourant pêle-mêle avec les troupes, qui abandonnaient leurs chefs ou s'en faisaient suivre. À bas les nobles! à bas les prêtres! à bas les Bourbons! Vive l'Empereur! étaient les cris de cette multitude composée de paysans, de soldats, de marins de la Saône, et animée de tous les sentiments nationaux et révolutionnaires que les Bourbons avaient eu l'imprudence de froisser.
Napoléon reçut les autorités municipales, s'entretint familièrement avec ceux des habitants qui lui adressèrent la parole, leur dit pourquoi il était sorti de l'île d'Elbe, dans des termes à peu près semblables à ceux qu'il avait employés à Lyon et à Grenoble; leur parla de paix, de liberté, et les charma par cette bonhomie dans la grandeur, dont il savait si habilement se servir quand il voulait s'en donner la peine. Il demanda à l'un des officiers municipaux pourquoi, tandis qu'on s'était si bien défendu à Chalon contre les Autrichiens, on s'était si mal défendu à Mâcon, où les sentiments et le courage étaient les mêmes?—C'est votre faute, lui répondit naïvement le Mâconnais. Vous nous aviez donné de mauvaises autorités, vous nous aviez laissés sans armes et sans chefs, et nous n'avons rien pu avec nos bras seuls.—L'Empereur sourit, et lui dit: Cela prouve, mon ami, que nous avons tous fait des fautes; mais il ne faut pas les recommencer. Nous ne nous fierons désormais qu'à de vrais patriotes; nous n'irons pas chercher les étrangers chez eux, mais s'ils viennent chez nous, nous les recevrons de manière à leur ôter l'envie de revenir.—
Départ pour Chalon. Après avoir écouté et dit bien des paroles en compagnie de ces bonnes gens, il prit quelque repos, se proposant de continuer sa route le lendemain sur Chalon.
En ce moment Napoléon pouvait trouver le maréchal Ney sur son flanc droit. Napoléon touchait à la seconde conjoncture décisive de son entreprise, c'était la rencontre possible avec le maréchal Ney. Il ne la redoutait pas précisément, car il avait déjà rallié à sa cause plus de la moitié des troupes concentrées par les Bourbons dans l'est de la France, c'est-à-dire de douze à quinze mille hommes. Situation du maréchal Ney, et force dont il dispose. Or, d'après tous les renseignements, c'est à peine si le maréchal pouvait avoir six mille hommes, probablement mal disposés, et entièrement noyés au milieu d'une population dévouée à l'Empire et à la Révolution. Cependant il était impossible de prévoir ce que pourrait faire la mauvaise tête du maréchal, ainsi qu'on s'exprimait généralement, et Napoléon aurait vivement regretté une collision, dont le résultat n'était pas douteux, mais dont le succès eût ôté quelque chose de son prestige à cette conquête pacifique de la France accomplie sans aucune effusion de sang. Le grand maréchal Bertrand, ainsi que nous l'avons déjà dit, avait seul écrit au maréchal Ney, en son propre nom, et pour lui inspirer de sérieuses réflexions. Quant à Napoléon, il s'était contenté de lui adresser des ordres de mouvement, conçus comme si Ney n'avait jamais cessé d'être sous son commandement. Il lui avait prescrit de diriger ses troupes sur Autun et Auxerre, où il s'attendait à le voir lui-même. Au surplus, on était fort près du maréchal, car on le disait à Lons-le-Saulnier, et si quelques hommes prudents étaient inquiets, le peuple regardait Ney et ses soldats comme aussi conquis que tout ce qu'on avait rencontré de La Mure à Mâcon.
Ses dispositions morales et politiques. Le moment approchait en effet, où allait s'accomplir l'une des scènes les plus étranges de notre longue et prodigieuse révolution. Il est tout à fait isolé de ceux qui complotaient contre les Bourbons. Le maréchal Ney, complétement étranger aux menées des généraux Lallemand et Lefebvre-Desnoëttes, brouillé depuis longtemps avec le maréchal Davout, convaincu que Napoléon lui gardait rancune pour sa conduite à Fontainebleau, n'ayant par conséquent aucune affinité avec les bonapartistes, avait senti s'évanouir son humeur contre les Bourbons, en apprenant le débarquement opéré au golfe Juan, et dans son simple bon sens, il avait regardé cet événement comme précurseur de la guerre étrangère et peut-être de la guerre civile. Aussi avait-il promis de très-bonne foi à Louis XVIII de s'opposer de toutes ses forces à la marche de Napoléon.
Efforts du maréchal Ney pour composer son corps d'armée. Arrivé à Besançon, il avait fait avec zèle, intelligence et résolution, tout ce qu'exigeaient les circonstances. Presque rien n'était prêt de ce qui est nécessaire à la composition d'un corps d'armée, soit par la faute des circonstances, soit par celle des bureaux de la guerre. Il y avait suppléé tant qu'il avait pu, en se plaignant au ministre avec sa rudesse ordinaire. Trouvant les royalistes abattus, et peu disposés à soutenir l'arrogance qui avait tant nui à la cause des Bourbons, il s'était emporté contre eux, et avait contribué à remonter les esprits par cette énergie naturelle qui respirait dans ses yeux, retentissait dans sa voix, se révélait en un mot dans tous les mouvements de sa personne héroïque. Les royalistes du pays, sans partager sa confiance, avaient été charmés de ses sentiments et de son attitude.
Après avoir donné des ordres pour atteler quelques pièces d'artillerie, pour confectionner des cartouches, pour suppléer enfin au matériel qui lui manquait, il avait résolu de distribuer ses troupes en deux divisions, sous deux généraux de confiance. Il pouvait disposer de cinq régiments d'infanterie, le 15e léger cantonné à Saint-Amour, le 81e de ligne à Poligny, le 76e à Bourg, les 60e et 77e déjà réunis à Lons-le-Saulnier, et de trois régiments de cavalerie, le 5e de dragons établi à Lons-le-Saulnier, le 8e de chasseurs en route pour s'y rendre, et le 6e de hussards envoyé à Auxonne pour protéger le dépôt d'artillerie. On lui avait promis en outre le 4e de ligne et le 6e léger, lesquels ne devaient guère arriver que dans une dizaine de jours. Choix des généraux de Bourmont et Lecourbe pour commander ses divisions. Il avait choisi pour les mettre à la tête de ses deux divisions les généraux de Bourmont et Lecourbe. Le général de Bourmont, commandant à Besançon, était sous sa main. Ancien chef de chouans, il avait de quoi rassurer les royalistes; distingué par ses services militaires sous l'Empire, il était fort présentable aux troupes. Il réunissait donc toutes les convenances à la fois, et il ne pouvait refuser de servir activement, lorsqu'il s'agissait de défendre la cause des Bourbons. Il n'en était pas de même du général Lecourbe. Cet officier, le premier de son temps pour la guerre de montagnes, était un vieux républicain, disgracié par Napoléon, vivant dans ses terres, et resté aussi loin des faveurs des Bourbons que de celles de Napoléon. Ney le fit venir, lui rappela leur ancienne confraternité d'armes à l'armée du Rhin, leur commune aversion pour le despotisme impérial, les maux que l'ambition de Napoléon avait causés à la France, les dangers dont cette ambition la menaçait encore, le trouva dépourvu de rancune à l'égard de Napoléon, mais alarmé de son retour qui pouvait être suivi de la guerre civile et de la guerre étrangère, et parvint à lui faire accepter le commandement de l'une des deux divisions qu'on essayait de former en Franche-Comté.
Ses dispositions terminées, le maréchal Ney se porte à Lons-le-Saulnier le 12 mars au matin. Ces arrangements terminés, son artillerie attelée à la hâte, le maréchal partit pour Lons-le-Saulnier avec les généraux Lecourbe et de Bourmont. Arrivé dans cette ville le 12 mars au matin, il y trouva les 60e et 77e de ligne, et le 5e de dragons. On y attendait le 8e de chasseurs. État des esprits à Lons-le-Saulnier et dans la contrée environnante. Il avait deux partis à prendre, ou de se jeter sur Lyon, s'il était temps encore d'en interdire l'entrée à Napoléon, ou s'il était trop tard, de tourner à droite pour se porter sur la Saône, et pour intercepter la route de Paris à travers la Bourgogne. Mais à peine entré à Lons-le-Saulnier, Ney apprit que Lyon était évacué, et il commença à sentir l'immense commotion produite dans le pays par l'approche de Napoléon. Profonde sensation produite par l'approche de Napoléon. Les troupes ne disaient rien, mais malgré leur silence on pouvait apercevoir dans leurs yeux leur profonde émotion. La population curieuse et inquiète, en quête de nouvelles, les désirant favorables à Napoléon, ne prenait guère la peine de cacher ses sentiments. Le clergé s'était enfermé dans les églises. La noblesse désolée était accourue pour chercher auprès du maréchal une confiance qu'elle avait perdue. Le comte de Grivel, ancien militaire, inspecteur des gardes nationales, royaliste dévoué, était venu offrir son épée pour contribuer au salut de la cause royale si gravement compromise.
Efforts du maréchal Ney pour fermer son cœur aux impressions de ceux qui l'entourent. Le maréchal Ney entrevoyait déjà les embarras dans lesquels il s'était jeté, mais plus il sentait approcher de son cœur les impressions qui régnaient autour de lui, plus il se roidissait pour les en éloigner. Son langage énergique. Il disait aux royalistes qui lui parlaient de la gravité de la situation, qu'il la connaissait bien, que ce n'était pas une petite entreprise que de tenir tête à Napoléon, mais qu'il fallait avoir le courage de ce qu'on entreprenait; qu'il n'avait pas besoin de trembleurs autour de lui, que ceux qui avaient peur étaient libres de se retirer; que fût-il seul, il résisterait; qu'il prendrait un fusil, tirerait le premier coup, et obligerait bien ses soldats à se battre. Il gourmande jusqu'aux royalistes eux-mêmes. Les royalistes éperdus lui serraient la main en entendant ce langage, lui témoignaient leur gratitude, leur admiration même, mais ne lui manifestaient pas de grandes espérances, car ils n'en conservaient que de très-faibles. L'attitude des troupes était en effet désespérante.
Revue des troupes, et harangue que leur adresse le maréchal. Quelques heures après son arrivée, le maréchal Ney voulut passer ses régiments en revue. Il fit déployer les 60e et 77e de ligne, le 5e de dragons, et le 8e de chasseurs qui avait rejoint. Après les avoir soigneusement examinés, il réunit les officiers en cercle autour de lui, et leur parla avec chaleur et résolution. Il leur rappela qu'il avait suivi Napoléon jusqu'à Moscou et jusqu'à Fontainebleau, qu'il l'avait servi par conséquent jusqu'au dernier moment, mais qu'après son abdication, il avait comme eux prêté serment aux Bourbons, et entendait rester fidèle à ce serment; que le rétablissement de l'Empire devait inévitablement amener sur la France un déluge de maux, qu'il attirerait sur elle l'Europe tout entière, et ferait recommencer une lutte désastreuse; que tout bon Français devait s'y opposer; que pour sa part il y était décidé, sans vouloir toutefois contraindre personne, et que si parmi ceux qui l'écoutaient il se trouvait des hommes que leurs affections détournaient de leurs devoirs, ils n'avaient qu'à le déclarer, et qu'il les renverrait chez eux, sans qu'il leur en coûtât d'autre peine que celle de sortir des rangs, mais qu'il n'entendait garder auprès de lui que des hommes sûrs et dévoués.
Silence glacial des soldats. Malgré son ascendant ordinaire sur les troupes, le maréchal obtint pour unique réponse un silence glacial, qui lui montrait assez qu'il fallait renvoyer chez eux presque tous ses officiers s'il ne voulait avoir auprès de lui que des hommes de son avis. Propos que tiennent entre eux les officiers. À peine le cercle était-il rompu, que les aides de camp du maréchal entendirent dans tous les rangs les propos les plus fâcheux.—Qu'avions-nous besoin, murmuraient la plupart des officiers, de ce que nous dit là le maréchal? Ne sait-il pas ce que nous pensons? Ne doit-il pas le penser comme nous? Nous sommes dans les rangs, nous y attendrons en bon ordre ce que le sort décidera. Qu'il attende comme nous, et laisse les royalistes qui l'entourent faire les énergumènes, sans se livrer à des manifestations qui ne lui conviennent point!—
Ces propos répétés au maréchal lui déplurent moins que le langage découragé des royalistes qui composaient son état-major.—Qu'on s'en aille, répétait-il avec une sorte d'irritation nerveuse, qu'on s'en aille si on tremble, qu'on me laisse seul, et je saurai bien prendre un fusil des mains d'un grenadier, et tirer le premier coup de feu.—
Plus l'impression générale envahissait son robuste cœur, plus il se défendait, et par cette lutte intérieure il touchait les royalistes clairvoyants sans les rassurer, mais il affligeait les bonapartistes, désolés de le voir s'engager dans une voie sans issue. Plusieurs officiers de M. le comte d'Artois, notamment le duc de Maillé, s'étaient rendus auprès de lui. Le maréchal Ney s'obstine, et donne rendez-vous au comte d'Artois sur la Saône. Il se plaignit amèrement à eux de ce qu'on avait évacué Lyon si facilement, conjura M. le comte d'Artois de ne pas rétrograder davantage, de venir par un mouvement à gauche rejoindre la Saône, tandis qu'il la rejoindrait lui par un mouvement à droite, et soutint qu'en réunissant leurs forces ils réussiraient peut-être à arrêter l'ennemi. Il promit, toujours avec la même sincérité, de s'engager le premier, et ajouta qu'aussitôt son artillerie arrivée, le lendemain probablement, il s'acheminerait sur Mâcon ou Chalon à la rencontre de M. le comte d'Artois. Il ne savait pas, l'infortuné, que le lendemain ce ne serait pas M. le comte d'Artois, déjà retourné à Paris, mais Napoléon lui-même, qui se trouverait sur la Saône!
Suite de nouvelles funestes pendant toute la journée du 13. Le lendemain 13, pendant que Napoléon marchait sur Mâcon, la situation prit tout à coup l'aspect le plus sombre. À chaque instant on recevait la nouvelle que l'incendie avait éclaté, tantôt sur un point, tantôt sur un autre, de manière qu'on en était comme enveloppé de toute part. M. Capelle, préfet de l'Ain, arriva vers le milieu de la journée, poursuivi par les habitants de Bourg qui venaient de s'insurger. Le 76e, qui occupait cette ville, s'était uni aux habitants pour arborer les trois couleurs. Plus près encore, à Saint-Amour, le 15e léger menaçait d'en faire autant. Vers les dix heures du soir, un officier, parti de Mâcon, apporta la nouvelle, envoyée par le préfet lui-même, que la ville de Mâcon s'était soulevée et avait expulsé les autorités royales. À minuit, une dépêche du maire de Chalon annonça qu'un bataillon du 76e, escortant l'artillerie que le maréchal attendait avec impatience, s'était révolté, et conduisait cette artillerie à Napoléon. Une heure après, un officier qui avait suivi la route de la Bourgogne raconta que le 6e de hussards, commandé par le prince de Carignan, s'était porté au galop sur Dijon pour insurger cette ville; et une heure plus tard, on apprit par une dépêche du général Heudelet que cette capitale de la Bourgogne, répondant à l'impulsion des villes voisines, venait de proclamer le rétablissement de l'Empire.
Ces divers messages, successivement parvenus au maréchal pendant cette fatale nuit, furent pour lui comme autant de coups de poignard. Ne pouvant retrouver un sommeil sans cesse interrompu par de si terribles émotions, il se leva, et se mit à se promener en tout sens, s'attendant à de nouveaux coups plus douloureux encore. Il savait qu'un certain nombre de soldats de l'île d'Elbe, venus de Lyon, s'étaient mêlés à ses troupes, et s'efforçaient de leur communiquer le souffle de l'insurrection.
Arrivée dans la nuit du 13 au 14 de voyageurs partis de Lyon, les uns simples négociants, les autres officiers envoyés par Bertrand. Il était dans cet état d'agitation, lorsque vers le milieu de la nuit deux négociants partis de Lyon dans la journée lui furent amenés, et lui causèrent par leur rapport une impression profonde. Ils lui racontèrent avec quelle facilité la révolution en faveur de l'Empire s'était opérée à Lyon, combien on avait de raisons de croire cette révolution déjà effectuée à Paris, et combien il serait inutile de répandre du sang pour s'y opposer. Au même instant survinrent des officiers porteurs de la lettre du grand maréchal Bertrand, connus personnellement du maréchal Ney, et chargés d'ajouter des explications verbales à la lettre qu'ils apportaient. Langage qu'ils tiennent au maréchal Ney, et faux bruits sur lesquels ils s'appuient. Ces officiers, mêlant le faux et le vrai, et répétant ce qu'ils avaient entendu dire autour de Napoléon, donnèrent des paroles du grand maréchal Bertrand un funeste commentaire. Ils assurèrent que tout était concerté depuis longtemps entre Paris, l'île d'Elbe et Vienne; qu'à Paris une vaste conspiration comprenant l'armée entière, et jusqu'au ministre de la guerre, avait déjà renversé, ou allait renverser les Bourbons; que Napoléon placé au centre de cette trame, était d'accord avec son beau-père, que le général autrichien Kohler était allé s'entendre avec lui à Porto-Ferrajo, que les vaisseaux anglais eux-mêmes s'étaient éloignés pour laisser passer la flottille impériale, que les puissances, fatiguées des Bourbons, étaient décidées à accueillir Napoléon s'il s'engageait à conserver la paix et à observer le traité du 30 mai, ce qu'il venait en effet de promettre solennellement; qu'ainsi tout était convenu, arrangé, et qu'il y aurait folie à résister à une révolution préparée de si longue main, entre les plus hauts potentats, et dont les suites en apparence les plus inquiétantes avaient été conjurées d'avance.
Origine de ces faux bruits. On sait, par le récit qui précède, ce qu'il y avait de vrai dans ces assertions. Elles étaient une nouvelle preuve de ce qu'on peut, dans les moments de crise, construire de mensonges au moyen de quelques faits et de quelques propos légèrement recueillis, follement interprétés. En effet Napoléon avait laissé entrevoir autour de lui un accord avec l'Autriche, sans cependant l'affirmer; M. Fleury de Chaboulon avait raconté dans l'état-major quelque chose des menées étourdies des généraux Lefebvre-Desnoëttes et Lallemand, lesquelles, comme on l'a vu, n'avaient point été concertées avec l'île d'Elbe; et de ces indices si légers on avait composé autour de Napoléon le tissu de faussetés apporté au malheureux Ney.— Ney croit Napoléon d'accord avec l'Europe, et suppose la révolution déjà faite à Paris. Voilà, se dit-il, ce que signifient ces paroles de Bertrand, que toutes les mesures sont prises d'une manière infaillible, et ainsi on m'envoyait combattre seul une révolution désirée, préparée par tout le monde, même par l'Europe!...—À partir de ce moment, le maréchal se regarda comme une dupe, victime de son ignorance, sacrifiée au soutien d'une cause perdue, et ne pouvant pas même essayer de se battre, car ses soldats ne voudraient pas le suivre, et, en décidât-il quelques-uns, il ne verserait qu'un sang inutile, dont il serait gravement responsable envers Napoléon et envers la France. L'idée d'aller presque sans soldats combattre ses anciens compagnons d'armes, pour défendre une cour qui avait fait essuyer plus d'une humiliation à sa femme et à lui, pour écarter d'ailleurs des calamités auxquelles il ne croyait plus, Napoléon paraissant d'accord avec les puissances, lui sembla une idée extravagante, et à laquelle il fallait renoncer.
Brusque revirement qui s'opère dans l'esprit du maréchal. Mais comment faire après s'être tant engagé, après avoir tant promis une lutte à outrance contre Napoléon? L'infortuné maréchal était dans une perplexité cruelle. On essaya de lui persuader qu'il n'y avait qu'une manière convenable d'agir, c'était d'agir ouvertement, en disant par exemple dans une proclamation à ses troupes, que la France s'étant formellement prononcée pour Napoléon, lui serviteur obéissant de la France ne voulait pas provoquer la guerre civile pour une dynastie ennemie de la gloire nationale, et à jamais condamnée par ses fautes. On rédigea une proclamation dans ce sens, et Ney parut disposé à la publier, peut-être même à en faire personnellement la lecture à ses soldats. Si dans notre temps, après quarante années de pratique de la liberté, interrompue mais non oubliée, après avoir appris à nous attacher à des principes, à les respecter, à nous respecter en eux, on nous proposait, militaires ou civils, de passer aussi brusquement d'un parti à un autre, nous nous étonnerions, et nous prendrions une telle proposition pour une offense. Mais la France alors n'avait reçu que l'éducation peu morale des révolutions et du despotisme, et en voyant le gouvernement passer si rapidement de mains en mains, on ne comprenait pas une invariabilité de conduite en contradiction avec la variabilité des événements, et bientôt les hommes politiques, plus accoutumés à calculer leurs démarches que les militaires, ne se montrèrent pas beaucoup plus scrupuleux. Le maréchal, outre qu'il ne pouvait avoir que les mœurs du temps, était d'un tempérament fougueux et violent, qui n'admettait pas les milieux en fait de conduite. S'étant brusquement donné aux Bourbons en 1814 par fatigue de la guerre, s'étant aussi brusquement éloigné d'eux par mécontentement de la cour, il leur était brusquement revenu à la nouvelle du débarquement de Cannes, qui avait réveillé dans son esprit les images sanglantes de la guerre civile et de la guerre étrangère, et il avait exprimé la résolution de résister à Napoléon avec une intempérance de langage qui tenait à l'impétuosité de son caractère. Voyant aujourd'hui disparaître à la fois la probabilité de la guerre civile par l'entraînement des soldats vers Napoléon, celle de la guerre étrangère par un prétendu accord avec l'Europe, il ne croyait pas qu'il lui appartînt de vouloir autre chose que ce que voulait la France, et il changeait sans scrupule, avec la mobilité d'un enfant, car enfant est l'homme que ses impressions gouvernent. Un autre, en reconnaissant qu'il s'était trompé, se serait mis à l'écart, laissant passer la fortune qu'il n'avait pas su deviner. Mais le maréchal, par intérêt autant que par caractère, n'entendait pas briser son épée, parce qu'il avait commis une erreur politique en ne prévoyant pas le triomphe de Napoléon. Cédant en outre à quelques-unes de ses secrètes rancunes, il se disait que si avec Napoléon on n'avait ni la guerre civile ni la guerre étrangère, mieux valait lui que les Bourbons, car on serait débarrassé des émigrés, de leurs préjugés, de leur arrogance, de leurs tendances contre-révolutionnaires. Ney consulte les généraux de Bourmont et Lecourbe, qui n'essaient pas de le retenir. Du reste, il voulut avant d'agir consulter les généraux de Bourmont et Lecourbe, ses deux divisionnaires. L'un était, avons-nous dit, un vieux royaliste, l'autre un vieux républicain, fort opposés tous les deux à Napoléon, mais sensés, et voyant bien ce qu'avait d'irrésistible le mouvement qui se prononçait autour d'eux. Le général de Bourmont, doux et fin, quoique militaire énergique, se tut tristement comme reconnaissant la force des choses, et, quant à la manière de s'y soumettre, laissa au maréchal le soin de sa dignité. Lecourbe, ayant conservé la franchise d'un vieil officier de l'armée du Rhin, dit à Ney: Tu renonces à toute résistance, et je crois que tu as raison, car nous voudrions en vain nous mettre en travers de ce torrent. Mais tu aurais mieux fait de suivre mon conseil, de ne pas te mêler de tout cela, et de me laisser dans mes champs.—Sauf cette apostrophe un peu dure, Ney ne rencontra pas autour de lui une objection sérieuse, et il prit soudainement la résolution, dès qu'il ne résistait plus au torrent, de s'y livrer. Sans plus tarder il appela ses aides de camp, qu'il n'instruisit point de ce qu'il allait faire, et ordonna qu'on réunît les troupes sur la principale place de la ville. Arrivé en leur présence, et entouré de son état-major dans les rangs duquel se trouvaient plusieurs officiers royalistes, qu'il avait souvent gourmandés pour leur tiédeur, il tira son épée d'une manière convulsive, et au milieu d'une attente silencieuse, il lut la proclamation célèbre qu'on lui avait rédigée, et qui devait lui coûter la vie.— Ney assemble les troupes, et leur lit une proclamation par laquelle il annonce la chute des Bourbons et le rétablissement de Napoléon. Soldats, s'écria-t-il, la cause des Bourbons est à jamais perdue... La dynastie légitime que la France a adoptée va remonter sur le trône... C'est à l'empereur Napoléon, notre souverain, qu'il appartient désormais de régner sur notre beau pays!..—À ces mots, qui causèrent une indicible surprise autour de lui, une joie furieuse éclata comme le tonnerre dans les rangs des soldats. Enthousiasme frénétique des troupes. Mettant leurs schakos au bout de leurs fusils, ils poussèrent les cris de Vive l'Empereur! vive le maréchal Ney! avec une violence inouïe, puis ils rompirent les rangs, se précipitèrent sur le maréchal, et baisant les uns ses mains, les autres les basques de son habit, ils le remercièrent à leur façon d'avoir cédé au vœu de leur cœur. Ceux qui ne pouvaient l'approcher, entouraient ses aides de camp un peu embarrassés d'hommages qu'ils ne méritaient pas, car ils étaient étrangers au brusque revirement qui venait de s'accomplir, et leur serrant la main, Vous êtes de braves gens, disaient-ils; nous comptions sur vous et sur le maréchal, et nous étions bien certains que vous ne resteriez pas longtemps avec les émigrés.—Les habitants, non moins expressifs dans leurs témoignages, s'étaient joints aux soldats, et Ney rentra chez lui escorté d'une multitude bruyante et remplie d'allégresse.
Chagrin de quelques officiers de Ney. Pourtant en revenant à sa résidence, il trouva la gêne, et même l'improbation sur le visage de la plupart de ses aides de camp. L'un d'eux, ancien émigré, brisa son épée en lui disant: Monsieur le maréchal, il fallait nous avertir, et ne pas nous rendre témoins d'un pareil spectacle.— Rude réponse du maréchal. Et que vouliez-vous que je fisse? lui répondit le maréchal. Est-ce que je puis arrêter la mer avec mes mains?—D'autres, en convenant qu'il était impossible de faire battre les soldats contre Napoléon, lui exprimèrent le regret de ce qu'il prenait sur lui de jouer à si peu d'intervalle de temps deux rôles si contraires.—Vous êtes des enfants, répliqua le maréchal; il faut vouloir une chose ou une autre. Il se rallie non à un homme mais à la France, et à condition que Napoléon se conduira en homme amendé par le malheur. Puis-je aller me cacher comme un poltron, en fuyant la responsabilité des événements? Le maréchal Ney ne peut pas se réfugier dans l'ombre. D'ailleurs il n'y a qu'un moyen de diminuer le mal, c'est de se prononcer tout de suite, pour prévenir la guerre civile, pour nous emparer de l'homme qui revient, et l'empêcher de commettre des folies; car, ajouta-t-il, je n'entends pas me donner à un homme, mais à la France, et si cet homme voulait nous ramener sur la Vistule, je ne le suivrais point!—
Après avoir ainsi rudoyé ses improbateurs, Ney reçut à dîner, outre les généraux, tous les chefs des régiments, un seul excepté qui refusa de s'y rendre. Les officiers du corps de Ney répètent qu'ils veulent de Napoléon, mais sans le despotisme et sans la guerre. Sauf un peu de gêne, provenant de la violation du devoir militaire qu'on se reprochait intérieurement, ce ne fut qu'une longue récapitulation des fautes des Bourbons, qui sans le vouloir ou en le voulant (chacun en jugeait à sa manière), s'étaient livrés à l'émigration, à l'étranger, et avaient affiché des sentiments qui n'étaient pas ceux de la France. Ce ne fut aussi qu'une protestation unanime contre les anciennes fautes de l'Empereur, contre sa folie belliqueuse, contre son despotisme, contre son refus d'écouter les représentations de ses généraux en 1812 et en 1813, ce ne fut enfin qu'une résolution énergique de lui dire la vérité, et d'exiger de sa part des garanties de liberté et de bonne politique.—Je vais le voir, disait Ney, je vais lui parler, et je lui déclarerai que nous ne nous laisserons plus conduire à Moscou. Ce n'est pas à lui que je me donne, c'est à la France, et si nous nous rattachons à lui comme au représentant de notre gloire, ce n'est pas à une restauration du régime impérial que nous entendons nous prêter.—Les généraux Lecourbe et de Bourmont assistèrent à ce dîner, prenant peu de part à ce qui s'y disait, mais admettant comme inévitable, et comme trop motivée par les fautes des Bourbons, la révolution qui venait de s'accomplir.
Ney exécute les ordres de Napoléon, et dirige ses troupes sur la route de la Bourgogne. Le maréchal quitta ses convives pour exécuter les ordres qu'il avait reçus de Lyon, conçus, avons-nous dit, comme si Napoléon n'avait cessé de régner, et prescrivant d'acheminer les troupes sur Autun et Auxonne. Il adressa à sa femme une lettre dans laquelle il racontait ce qu'il avait fait, et qu'il finissait par ces mots caractéristiques: «Mon amie, tu ne pleureras plus en sortant des Tuileries[4].»
L'entreprise si extraordinaire de conquérir la France avec sa personne seule, commencée par Napoléon à La Mure, presque accomplie à Grenoble et à Lyon, ne pouvait plus présenter le moindre doute après la détermination du maréchal Ney. Napoléon qui avait couché le 14 à Chalon, continua sa route par Autun et Avallon, marchant presque au pas des troupes, que tour à tour il suivait ou devançait, pour se ménager des séjours dans les résidences un peu considérables. Arrivée de Napoléon à Auxerre. Il arriva ainsi le 17 à Auxerre, entouré des populations de la Bourgogne, qui s'insurgeaient de concert avec les troupes pour proclamer le rétablissement de l'Empire. Partout il répétait le langage qu'il avait tenu à Lyon, affirmant qu'il apportait la paix, la liberté, et le triomphe définitif des principes de quatre-vingt-neuf. Le préfet de l'Yonne, M. Gamot, beau-frère du maréchal Ney, était venu à sa rencontre jusqu'à Vermanton. Il l'accueillit amicalement, et alla s'établir à la préfecture, où il se hâta de faire ses préparatifs pour sa dernière marche, celle qui devait le conduire à Paris même.
Événements à Paris pendant la marche si rapide de Napoléon. Pendant que Napoléon s'avançait ainsi vers Paris, M. Lainé, stimulé par les événements, n'avait cessé de faire les plus honorables efforts pour réconcilier la dynastie avec l'opposition constitutionnelle. Efforts de M. Lainé pour rapprocher l'opposition constitutionnelle de la dynastie. À mesure que les membres de la Chambre des députés arrivaient à Paris, il les suppliait d'oublier les fautes commises, et de chercher dans ces fautes mêmes l'occasion du bien, en exigeant des réparations qu'on était, disait-il, disposé à leur accorder, telles qu'une large modification du ministère, une augmentation de la Chambre des pairs, le renouvellement des deux tiers de la Chambre des députés (tout cela dans le sens libéral); une loi électorale qui en consacrant l'influence de la propriété consacrerait aussi celle des professions libérales et industrielles, une loi sur la responsabilité ministérielle (garantie à laquelle on tenait beaucoup alors), une nouvelle législation sur la presse, et enfin un système de tarifs qui protégerait l'industrie française contre l'industrie britannique. Ajoutant avec très-bonne intention un mensonge officieux aux promesses qu'il énumérait, M. Lainé affirmait que toutes ces concessions, on y pensait, on s'en occupait même, pour en faire le sujet des travaux de la session, lorsque le génie du mal avait de nouveau mis le pied sur le sol de la France. Ne se bornant pas à tenir ces sages propos dans les entretiens particuliers, M. Lainé conduisit au pied du trône les députés arrivés à Paris, et répéta devant le Roi qu'il fallait reconnaître et oublier les fautes commises, et les réparer par un ensemble de mesures conformes aux besoins du temps et aux vœux de l'opinion publique.
Les chefs du parti constitutionnel, tant ceux qui étaient dans les Chambres, que ceux qui n'y étaient pas, et parmi ces derniers MM. de Lafayette et Benjamin Constant, s'étaient empressés d'entourer M. Lainé, et d'adhérer publiquement à ses idées conciliatrices. Tout allait donc bien de ce côté, mais il fallait amener la cour à ces idées, et M. Lainé n'avait cessé d'insister pour qu'on mît la main à l'œuvre et que l'on commençât par le commencement, c'est-à-dire par le changement de trois ou quatre ministres. M. de Montesquiou seconde M. Lainé, mais la cour refuse de l'écouter. Les royalistes sont convaincus que la seule faute commise c'est d'avoir été faible. Il avait persuadé, comme on l'a vu, M. de Montesquiou, qui s'offrait le premier en sacrifice, mais il n'avait persuadé que lui seul. La cour, rendue par le danger à son exaltation royaliste, loin d'être disposée à des concessions, l'était plutôt à des rigueurs, soutenant que les seules fautes commises étaient des fautes de faiblesse. Louis XVIII placé entre les royalistes modérés et les royalistes violents, ne sachant à qui entendre, inclinant toutefois vers les premiers, mais obligé de commencer le sacrifice d'une partie du ministère par M. de Blacas, que les libéraux mal informés considéraient comme l'agent de l'émigration auprès de la royauté, ne se hâtait pas de prendre un parti, et perdait ainsi en déplorables hésitations le temps que Napoléon employait à s'avancer avec une rapidité foudroyante.
En fait de concessions on n'en veut faire qu'à l'armée. En fait de concessions, on n'avait songé à en faire qu'à l'armée, et celles-là, du reste assez mal conçues, outre le défaut de dignité avaient l'inconvénient de préparer des dangers plutôt que des moyens de salut. Le ministre de la guerre s'était activement occupé des officiers à la demi-solde et des anciens soldats laissés dans leurs foyers. Imprudent appel à tous les officiers à la demi-solde. Il avait rappelé les uns et les autres à l'activité. En conséquence les officiers à la demi-solde avaient reçu ordre de se rendre immédiatement à la suite des régiments, pour y former le cadre de nouveaux bataillons que l'on voulait composer avec les soldats rappelés. Ceux qui n'auraient pas trouvé place dans ces bataillons dits de réserve, devaient être employés dans des bataillons de garde nationale qu'on songeait à mobiliser. Les autres enfin devaient être réunis autour de la personne royale, pour accroître la maison militaire, dont ils auraient les avantages et les honneurs. Tous étaient à l'instant même remis en jouissance de la solde entière. Sans doute il est des situations où aucun remède n'est bon; cependant avec l'esprit qu'on avait laissé naître et s'étendre parmi les officiers à la demi-solde, s'imaginer qu'on parviendrait à les rattacher aux Bourbons dans un moment où ils savaient Napoléon descendu sur le sol de la France, était de la part du ministre de la guerre une bien étrange illusion. Recours tardif et inutile à la garde nationale. La garde nationale elle-même, animée de l'esprit de la bourgeoisie qui n'inclinait pas vers le rétablissement de l'Empire, sur laquelle par conséquent on aurait dû compter, était loin d'être sûre. Appelée à temps, préparée de longue main à la double défense du trône et des libertés publiques, elle aurait pu contenir l'armée, et l'empêcher de se jeter dans les bras de Napoléon. Mais on l'avait laissée presque partout se diviser en cavalerie composée de l'ancienne noblesse, et en infanterie composée de la classe moyenne: or, celle-ci blessée, irritée, mécontente, avait été dissoute dans la plupart des villes. Il n'y avait donc pas grand parti à en tirer. Néanmoins on invita les préfets à former des bataillons de garde nationale mobile sous des officiers à la demi-solde. On les autorisa même à convoquer les Conseils généraux pour voter des contributions destinées à cet emploi. On multipliait ainsi les remèdes, comme on fait à l'égard d'un malade désespéré, sans savoir s'ils seront utiles, uniquement pour ne pas assister à son agonie sans lui rien prescrire. À tout cela le ministre de la guerre avait ajouté une proclamation violente, peu propre à lui concilier l'armée, et de nature au contraire à prêter à rire à tous ceux qui se rappelaient son langage et sa conduite à Toulouse.
En apprenant la nouvelle de l'entrée de Napoléon à Lyon, les royalistes exaspérés croient à une vaste conspiration. Voilà ce qu'on avait fait pour arrêter la marche de Napoléon. Cependant lorsqu'on apprit ses progrès rapides, lorsqu'on sut qu'il était entré à Grenoble, puis à Lyon, ce qu'on avait d'abord nié, déclaré faux, impossible, il fallut se rendre à l'évidence, et renoncer à dire, comme le faisaient les royalistes, que Napoléon n'était venu en France que pour y être fusillé. Mais si on sentit davantage le besoin d'agir, on ne comprit pas mieux dans quel sens il convenait d'agir. L'usage des partis qui ont commis des fautes n'est pas de se croire coupables mais trahis. Les royalistes de toute nuance, en voyant les défections qui venaient de se produire à Grenoble et à Lyon (on ignorait alors celle du maréchal Ney), furent saisis d'une sorte de défiance fébrile, qui s'adressait à tout le monde sans distinction. Leurs soupçons se portent sur tout le monde. Ils virent des traîtres partout, et crièrent à la trahison en présence même des chefs de l'armée qu'on avait tant caressés naguère. Ceux d'entre eus qui n'avaient pas l'âme fière, et il s'en trouvait de tels parmi les plus braves, ne répondaient à ces allusions offensantes que par des protestations outrées de dévouement, et n'en étaient pas pour cela plus fidèles. Les autres étaient indignés, et n'avaient qu'un désir, c'était de voir bientôt punie tant de folie et d'arrogance. Comme il était arrivé quelques mois auparavant, les défiances se portèrent plus particulièrement sur les deux personnages qui dirigeaient l'armée et la police. Après les avoir accusés de ne rien faire, on les accusa de faire trop, lorsqu'ils prirent les mesures que nous venons de rapporter. Les royalistes supposaient qu'il y avait une vaste conspiration dans laquelle entraient tous les officiers de l'armée, depuis les sous-lieutenants jusqu'aux maréchaux. Notre récit a démontré pourtant qu'il n'en était rien, qu'à Grenoble les généraux Marchand et Mouton-Duvernet avaient sincèrement essayé de remplir leurs devoirs, qu'à Lyon le général Brayer ne s'était rendu qu'après que ses troupes avaient ouvert les portes de la ville à l'armée impériale, que La Bédoyère était étranger aux menées des frères Lallemand et de Lefebvre-Desnoëttes, que Napoléon même avait agi indépendamment du faible et étourdi complot de Paris. Mais les vérités de cette nature, c'est l'histoire qui, longtemps après les événements, à force de recherches et d'impartialité, finit par les établir; et dans le moment les partis n'en croient rien. Les royalistes, dans leur supposition d'une vaste conspiration embrassant presque tout le monde, se demandaient si le maréchal Soult lui-même n'en était pas. Ils se croient trahis par le maréchal Soult, et mal servis par M. d'André. Les plus exaltés d'entre eux, que la conduite du maréchal Soult en Bretagne, que son monument de Quiberon, avaient particulièrement charmés, lui restaient fidèles, et soutenaient que lui seul pouvait sauver la monarchie. Les autres, en bien plus grand nombre, voyaient des raisons de se défier jusque dans les actes qui enchantaient quelques-uns d'entre eux. La proclamation violente du maréchal n'était à leurs yeux qu'une feinte pour mieux tromper la dynastie, et la livrer pieds et poings liés à Napoléon. La mesure consistant à réunir à Paris, et à placer auprès du Roi les officiers à la demi-solde qui n'auraient pas trouvé place dans les nouveaux bataillons, mesure tardive et maintenant imprudente, mais imaginée de très-bonne foi, n'était encore à leurs yeux qu'une perfidie. Injustice de ces défiances. Il n'en était rien assurément, car le maréchal Soult, très-capable d'abandonner les gens que la fortune délaissait, ne l'était pas de les trahir, et loin d'avoir une tête profonde, l'avait faible. Il n'en passait pas moins pour un Italien raffiné du quinzième siècle, et tandis que trois mois auparavant, lorsqu'il s'agissait d'expulser le général Dupont, on disait que tout était perdu si on ne prenait pas le maréchal pour ministre de la guerre, aujourd'hui, au contraire, on disait que tout était perdu si on le laissait dans ce poste.
On tenait des propos semblables, mais avec infiniment moins de violence, contre M. d'André, chargé de la police en qualité de directeur général. Ce fonctionnaire, ancien constituant, comme nous l'avons dit, dévoué au Roi avec lequel il avait correspondu quinze ans, aurait dû rassurer les royalistes sous le rapport au moins de la fidélité. Mais dans certains moments l'esprit de parti, comme un cheval effarouché, ne reconnaît pas même les voix les plus amies. Après avoir succédé à M. Beugnot, M. d'André avait été obligé de suivre la même conduite, et de repousser les absurdes inventions de toutes les polices officieuses, que M. le comte d'Artois encourageait en les souffrant, quelquefois en les payant. Dès lors, M. d'André n'avait plus été pour la cour qu'un incapable, sinon un traître.—Il ne veut rien croire de ce qu'on lui dit, était le grand grief articulé contre lui.—Il faut à ce sujet citer un fait, qui serait bien peu digne de l'histoire, s'il ne peignait avec une extrême vérité l'effarement de l'esprit de parti. On ne recevait que peu de nouvelles, car les préfets qui se trouvaient sur la route de Napoléon, saisis, déconcertés à son approche, avaient à peine le temps d'écrire avant son arrivée, et n'y songeaient plus après. Néanmoins le télégraphe était sans cesse en mouvement, soit pour transmettre des ordres administratifs, soit pour questionner les autorités qui ne parlaient pas assez au gré du gouvernement, et pour leur demander les nouvelles qu'elles n'envoyaient point. On supposa donc que si le télégraphe s'agitait si fort, c'était pour le service de Napoléon, et non pour celui de Louis XVIII. On fit appeler le directeur du télégraphe, qui fut fort étonné des soupçons qu'on avait conçus, et donna des explications simples et convaincantes, devant lesquelles il fallut bien se rendre, après avoir laissé percer les plus ridicules terreurs.
Ces faits prouvent à quel point les royalistes étaient troublés. M. de Blacas, sans partager leur exagération ordinaire, ne pouvait cependant se défendre de leurs défiances, et dans sa profonde inquiétude il se demandait, lui aussi, si le maréchal Soult ne serait pas un traître, et M. d'André un incapable. Poussé au désespoir par les nouvelles de Lyon, il imagina de faire en plein conseil subir un interrogatoire au maréchal Soult, comme à une espèce de criminel, et dans son exaltation, il s'était muni d'une paire de pistolets, prêt, disait-il, à se porter aux dernières extrémités s'il trouvait le maréchal en état de trahison. Naturellement le Roi ne devait point assister à une pareille séance, car on ne voulait pas qu'il fût témoin des violences auxquelles on pouvait être amené. Cependant M. de Vitrolles, plus calme, représenta à M. de Blacas que les soupçons conçus à l'égard du maréchal lui semblaient peu fondés, qu'il avait vu en lui un homme troublé par les circonstances, et nullement un traître, qu'on s'était évidemment trompé sur sa capacité en le choisissant pour remplacer le général Dupont, qu'il fallait peut-être le changer, mais s'en tenir là, sans y joindre un esclandre.
Le maréchal, en effet, ne trahissait personne, comme nous l'avons dit, mais était tombé dans un désordre d'esprit qui n'ajoutait pas à la clarté de ses perceptions. Tourmenté par les soupçons des royalistes, il avait cherché à les calmer au moyen d'une proclamation violente, qui n'avait fait que les inquiéter par sa violence même, et tandis qu'il gagnait si peu leur confiance, il voyait s'avancer à pas de géant l'homme qu'il avait outragé de la manière la plus cruelle. Il y avait là de quoi ébranler une tête plus solide que la sienne. Du reste, les mesures qu'il avait prises en rappelant à l'activité les militaires en demi-solde, en prescrivant divers mouvements de troupes, pouvaient être inefficaces, mais n'avaient rien de perfide, et ce n'était pas sa faute si, arrivés en présence de Napoléon, les soldats abandonnaient la cause royale. Ce qu'il aurait fallu, c'eût été de disposer de la fidélité de l'armée, dont personne ne disposait que Napoléon lui-même, à qui on la voulait opposer, et, par conséquent, le maréchal Soult n'avait agi ni mieux ni plus mal qu'un autre. Son seul tort, c'était d'avoir trop promis à la cour, d'avoir trop fait espérer de son énergie et de sa capacité.
On fait subir au maréchal Soult, et en plein conseil, l'interrogatoire le plus offensant. Appelé au Conseil, son attitude y fut conforme à sa situation, c'est-à-dire fort embarrassée. Interrogé presque en coupable, il répondit sans se révolter des soupçons dont il était l'objet, énuméra longuement les mesures qu'il avait prises, protesta plusieurs fois de la pureté de ses intentions, finit presque par y faire croire, donna ainsi une idée un peu meilleure de sa fidélité, mais moins bonne de sa capacité, et ayant souvent répété quand il ne savait plus que dire, que si on doutait de sa loyauté il était prêt à remettre sa démission au Roi, il fut en quelque sorte pris au mot, et sans désemparer conduit par M. de Blacas auprès de Louis XVIII. Le maréchal ayant offert sa démission, on en profite, et on lui retire le portefeuille de la guerre. Ce prince, qui n'entendait rien à toutes les mesures administratives dont on prétendait juger le mérite, mais qui voyait avec son sens fin et droit que le ministre de la guerre n'avait fait ni des merveilles ni des perfidies, et qu'il fallait pourtant sacrifier quelqu'un à la colère du parti royaliste, laissa le maréchal parler aussi longuement qu'il voulut, puis l'offre de sa démission s'étant renouvelée, saisit l'occasion commode qui se présentait, lui dit qu'il faisait grand cas de ses services, qu'il en conserverait un bon souvenir, mais que le fardeau du ministère paraissant le fatiguer dans le moment, il l'en déchargeait, et allait lui donner un successeur. Le maréchal, surpris d'être si facilement cru sur parole quand il montrait le désir de se retirer, aurait voulu revenir sur ce qu'il avait dit, mais le Roi ne s'y prêta point, et il fut obligé de considérer comme définitive sa démission offerte pour la forme. Il sortit du cabinet du Roi fort mécontent d'y laisser son portefeuille, et fut reconduit par MM. de Blacas et de Vitrolles jusqu'aux portes des Tuileries, en protestant toujours de sa loyauté. Il y trouva une foule effarée qui poussait le cri de Vive le Roi! dès qu'elle voyait entrer ou sortir quelque grand personnage, et qui ne manqua pas de répéter ce cri en apercevant le maréchal. Il y répondit en agitant son chapeau à plumes blanches, et en criant lui-même Vive le Roi! puis il se jeta dans sa voiture, et rentra dans les bureaux de la guerre congédié après un ministère de trois mois, accusé de trahison par ceux mêmes auxquels il avait sacrifié son passé, compromis auprès de Napoléon qu'il venait d'injurier violemment dans sa dernière proclamation, et trop heureux s'il eût été tout à fait compromis auprès de ce dernier, car il n'aurait pas encouru la pesante responsabilité de major général dans la funeste journée de Waterloo!
On usa de moins de détours avec M. d'André. C'était un ami sûr, bien que quelques fous affectassent d'en douter, et on lui donna sa démission en alléguant tout simplement l'intérêt du service du Roi. Ces résolutions prises le 11 mars, il fallait pourvoir au remplacement des deux hauts fonctionnaires congédiés. C'était le cas de déférer aux sages avis de M. Lainé, et d'accorder une satisfaction à l'opinion publique. Mais M. de Montesquiou, intermédiaire de M. Lainé, ne paraissait plus qu'un homme sans courage, un faux mérite, depuis qu'il conseillait les concessions, et on ne l'écoutait guère. À mesure même que le danger augmentait, les royalistes extrêmes prenaient plus d'ascendant, et ne voulant pas s'avouer que leur tort était d'avoir éloigné d'eux l'opinion publique, ils imaginèrent que ce qu'il fallait pour les sauver c'étaient des gens habiles, possédant cette infernale habileté qu'ils reconnaissaient à Napoléon, tout en contestant son génie, et ils étaient disposés à les aller chercher partout. Le duc de Feltre chargé de remplacer le maréchal Soult. Il y avait un ancien ministre de la guerre, celui qui pendant dix années avait reçu, transmis et fait exécuter les ordres impériaux, qui, depuis son retour de Blois, n'avait cessé d'adresser à la cour ses humbles assurances de dévouement, c'était le général Clarke, duc de Feltre. Jusqu'ici on avait accueilli son humilité mais non ses services. On résolut d'y recourir, car celui-là devait savoir, si quelqu'un le savait, comment on pouvait combattre Napoléon par des procédés semblables aux siens. On le fit donc appeler, et on le trouva heureux de cette offre, au point d'en oublier le danger. Dès qu'il ne refusait pas de se compromettre dans un pareil moment, on était autorisé à compter sur sa fidélité, et il fut envoyé sur-le-champ au ministère de la guerre, pour y remplacer le maréchal Soult sans perte d'un seul instant.
Puisqu'il ne s'agissait pas de conquérir l'opinion publique, et qu'on ne voulait voir dans ce qui se passait qu'une lutte, où l'emporterait le plus habile dans ce genre d'habileté noire attribuée à Napoléon, c'était le cas de songer à M. Fouché pour le ministère de la police. On lui avait toujours fait espérer ce ministère sans jamais le lui donner, et, comme nous l'avons déjà dit, on avait fini par le rebuter. On venait de reprendre avec lui des communications souvent interrompues, et il avait répondu, en affectant comme auparavant un grand respect pour les Bourbons, mais en déclarant qu'il ne pouvait rien accepter, et qu'au point où en étaient les choses une crise grave était impossible à éviter. Privé de ce maître en fait de police, on était descendu infiniment plus bas en importance, en esprit, en renommée, et on avait cherché à compenser ce qui manquait sous tous ces rapports au nouveau candidat, par la violence de sa haine contre Napoléon. M. de Bourrienne remplace M. d'André à la direction de la police. On s'était adressé à M. de Bourrienne, exclu depuis longtemps de la confiance impériale, devenu par ce motif directeur des postes, et on lui avait confié la police, non pas comme ministre, car il était impossible de lui conférer un pareil titre, mais comme directeur général. On était certain que celui-là devait connaître, haïr, poursuivre sans pitié les hommes de l'Empire, et que de sa part il n'y aurait à leur égard ni connivence ni ménagement.
Ces deux changements sont accordés pour satisfaire l'opinion. Les deux changements dont nous venons de dire l'occasion et les motifs étaient une singulière manière de répondre aux conseils de MM. Lainé et de Montesquiou, qui ne cessaient de demander avec instance qu'on renvoyât quatre ministres, et qu'on les remplaçât par des personnages respectables et populaires. Mais l'exaspération croissait avec le danger, et l'aveuglement avec l'exaspération. On croyait que le salut était une affaire non pas de confiance à inspirer à l'opinion, mais d'astuce profonde, et que le plus habile machinateur, quelque peu estimable qu'il fût, était le seul sauveur à appeler auprès de soi; triste aveuglement, qui attestait non pas la perversité des Bourbons ou des émigrés, fort honnêtes gens pour la plupart, mais la perversité de l'esprit de parti, toujours proportionnée au défaut de lumières!
Retour momentané d'espérance dû à la tentative manquée des frères Lallemand. Ces changements de personnes eurent lieu les 11 et 12 mars, et un succès partiel, obtenu dans le moment, fit luire une espérance passagère. En effet, les généraux Lallemand, Lefebvre-Desnoëttes, d'Erlon, étaient, comme on l'a vu, partis pour le Nord, afin de mettre à exécution leur inutile et imprudente tentative. Lefebvre-Desnoëttes, après s'être concerté avec le comte d'Erlon qui devait amener l'infanterie de Lille sur Compiègne, avec les frères Lallemand qui devaient amener du département de l'Aisne sur La Fère tout ce qu'ils pourraient entraîner de troupes de toutes armes, était parti le 9 mars au matin de Cambray, avec les chasseurs royaux (anciens chasseurs à cheval de la garde), en faisant dire aux cuirassiers royaux (anciens grenadiers à cheval), de venir le joindre. Les chasseurs à cheval habitués à obéir aveuglément au général qui pendant dix ans les avait conduits sur tous les champs de bataille, l'avaient suivi comme de coutume, et le 10 mars au matin s'étaient présentés devant La Fère, dont les portes étaient ouvertes et ne pouvaient se fermer devant des troupes françaises. Comment avorte le complot militaire de ces généraux. Les frères Lallemand accourus de leur côté, avaient essayé d'enlever le régiment d'artillerie qui résidait à La Fère, en disant qu'il s'était opéré à Paris une révolution en faveur de l'Empire, que les Bourbons étaient détrônés et prisonniers, et qu'il fallait se mettre en mouvement pour prêter concours à Napoléon. Ils sont obligés de s'enfuir. Le régiment d'artillerie n'aurait pas demandé mieux que d'écouter les frères Lallemand et de les suivre, mais le général d'Aboville qui se trouvait là, ferme observateur de ses devoirs, avait résisté, et les généraux Lallemand, craignant de perdre du temps, étaient partis pour Compiègne avec Lefebvre-Desnoëttes, espérant trouver les grenadiers à cheval, et surtout l'infanterie de Lille conduite par le comte d'Erlon. Parvenus à Compiègne à la tête des anciens chasseurs de la garde, qui formaient un millier de cavaliers superbes, Lefebvre-Desnoëttes et les frères Lallemand tentèrent d'enlever le 6e de chasseurs, dont les officiers hésitèrent et finirent par résister. Tandis qu'ils échouaient auprès de ce régiment, il leur fallut attendre le comte d'Erlon qui ne paraissait point. Celui-ci, en effet, au moment d'ébranler son infanterie, avait été surpris et complétement paralysé par le maréchal Mortier arrivant de Paris. Le maréchal lui avait dit de se tenir tranquille, de laisser les révolutions s'accomplir sans s'y compromettre, et de se cacher pour l'instant, afin de ne pas être l'objet de quelque acte de sévérité. Le comte d'Erlon avait donc été réduit à l'impuissance d'agir, et obligé même de se dérober pour éviter des poursuites.
Cette nouvelle consterna les généraux Lallemand et Lefebvre-Desnoëttes, qui comprirent trop tard qu'en ces circonstances si graves, où les âmes flottaient entre le devoir et la passion, tout autre que Napoléon, se présentant pour les décider, les embarrasserait au lieu de les entraîner. Ils étaient ainsi sans savoir quel parti prendre, lorsque le commandant en second, Lion, les voyant dans cette perplexité, les questionna vivement, et les força de dire ce qu'ils entendaient faire du corps ainsi compromis. Alors ils lui avouèrent tout, et lui proposèrent de se jeter en partisans sur la route de Lyon, seule chose en effet qu'ils eussent à faire. Le commandant Lion, effrayé d'une telle entreprise, s'y refusa, et les tira en quelque sorte d'embarras en prenant le commandement du corps, pendant qu'ils tâcheraient de s'évader. Il envoya sur l'heure même à Paris, au nom des chasseurs, un acte de soumission et de repentir, fondé sur l'ignorance où ils avaient été des intentions des généraux qui avaient essayé de les égarer.
Ensemble de nouvelles favorables qu'on tâche d'accréditer pour relever les courages. Il ne fallait rien moins que la nouvelle de cette tentative impuissante, répandue à Paris le 12 mars, pour contre-balancer l'effet produit par les désastreuses nouvelles de Grenoble et de Lyon. Ce n'est qu'à la dernière extrémité que les partis se résignent à désespérer de leur salut, et si une espérance inattendue vient briller un moment à leurs yeux, ils s'y rattachent avec ardeur, comme les mourants à la vie quand elle semble leur être rendue. L'espérance cette fois était de nature à tromper même des esprits sages, car bien que les troupes restées fidèles n'eussent résisté qu'à des imprudents, et non pas à Napoléon, on pouvait en conclure, avec un peu de penchant à se faire illusion, que dans la main de chefs énergiques elles tiendraient contre Napoléon lui-même. Les rapports qu'on recevait de Franche-Comté, et en particulier de l'état-major du maréchal Ney (on ignorait encore sa défection), étaient favorables aussi. Les officiers royalistes qui entouraient le maréchal donnaient de sa conduite les témoignages les plus satisfaisants. De son côté le maréchal Oudinot, parti pour Metz, affirmait n'avoir trouvé que d'excellents sentiments dans l'ancienne garde impériale à pied. De tout cela on composa un ensemble de nouvelles rassurantes, auxquelles on se mit à croire et à faire croire. On se dit que de Cannes à Lyon Bonaparte avait pris tout le monde au dépourvu, n'avait rien trouvé de prêt pour la résistance, et qu'il avait triomphé, comme tant de fois en sa vie, en surprenant ses ennemis et en les frappant de stupeur. Mais à partir de ce point, ajoutait-on, il rencontrerait partout une résistance énergique et invincible. Il allait être pris en flanc par le maréchal Ney, et il ne viendrait pas à bout du brave des braves. Le maréchal Oudinot marcherait de Metz pour le prendre en queue. Enfin les troupes réunies à Paris et dans les environs composeraient une armée de quarante mille hommes, que le duc de Berry commanderait en personne, avec le maréchal Macdonald pour chef d'état-major, et sous les yeux du prince et du respectable maréchal qui devait le seconder, chacun ferait son devoir. À cette époque, il était partout question du premier coup de fusil à faire tirer, comme du remède décisif qui sauverait la monarchie, car une fois le conflit engagé, les troupes, disait-on, seraient bien obligées de se battre. Or, on avait à Paris le moyen assuré de faire tirer ce premier coup de fusil, c'était la maison du Roi, forte de cinq mille braves gens, tous profondément dévoués, et quant à ceux-là on ne devait pas douter qu'ils fissent feu. On se flattait d'avoir trente ou quarante mille hommes au moins, tandis que Napoléon n'en pouvait amener que huit ou dix mille à sa suite, et quelque habile général qu'il fût, il ne l'emporterait pas avec une telle disproportion de forces.
Formation de l'armée de Melun sous le duc de Berry et le maréchal Macdonald. Ces raisons étaient spécieuses, et l'esprit de parti s'est souvent payé de moins bonnes. On nomma donc M. le duc de Berry commandant de l'armée de Paris, destinée à camper en avant de Villejuif. On lui donna pour major général le maréchal Macdonald, qui venait de faire à Lyon des prodiges de fidélité et de courage. On chargea M. le duc d'Orléans de se rendre dans le Nord, d'y composer une armée de réserve avec les troupes qui avaient en dernier lieu montré un si bon esprit, de les réunir à Amiens ou à Saint-Quentin, et après les avoir pourvues du matériel nécessaire, de les amener sur Paris, pour former la gauche de M. le duc de Berry, et combattre à ses côtés. On envoya au maréchal Oudinot l'ordre de mettre en mouvement l'infanterie de la vieille garde s'il persistait à compter sur elle, de marcher de manière à prendre par le travers la route de Lyon à Paris, et de promettre le grade d'officier à tout soldat qui s'engagerait à faire feu.
Enrôlement des volontaires royaux. En même temps on ouvrit des registres dans Paris pour l'enrôlement des volontaires. Tous les jours des royalistes ardents se promenaient dans les rues de la capitale, en agitant des drapeaux blancs, et en poussant le cri Aux armes! contre l'usurpateur, le tyran, qui allait attirer sur la France le double fléau du despotisme et de la guerre. Quoique ces démonstrations ne fissent pas sur la population un effet bien marqué, cependant la jeunesse libérale, placée sous l'influence du journal le Censeur, lequel paraissait en forme de volume afin d'échapper à la censure, et s'attachait à montrer tous les dangers du retour de Napoléon, la jeunesse libérale sans être passionnée pour les Bourbons les préférait de beaucoup à Napoléon, et était prête à soutenir ses préférences les armes à la main. Aussi les étudiants en droit s'étaient-ils inscrits en assez grand nombre. On espérait que la garde nationale, inquiète pour la paix comme la jeunesse des écoles pour la liberté, servirait la cause royale avec le même zèle. On s'efforçait donc en ce moment de s'encourager les uns les autres, et de se relever de l'abattement produit par les nouvelles de Grenoble et de Lyon.
Séance à la Chambre des députés. Afin de propager ces sentiments par le retentissement de la tribune, on provoqua une séance des Chambres. Cette séance eut lieu le 13 mars. Discours des ministres. Le nouveau ministre de la guerre, duc de Feltre, et M. de Montesquiou, ministre de l'intérieur, y jouèrent le principal rôle. Le ministre de la guerre proposa de déclarer que les garnisons d'Antibes, de La Fère, de Lille, que les maréchaux Mortier, Macdonald, avaient bien mérité du Roi et de la patrie. Il proposa aussi d'annoncer que les militaires qui rendraient des services dans les circonstances actuelles recevraient des récompenses nationales. Il raconta à cette occasion la tentative du général Lefebvre-Desnoëttes et des frères Lallemand, qu'il qualifia d'infâme; il affirma que les troupes étaient animées d'un excellent esprit, qu'elles rempliraient leur devoir, que d'ailleurs il serait le premier à leur en donner l'exemple, et que si Lyon n'avait pas résisté, c'était uniquement parce que l'artillerie avait manqué. On applaudit à ces explications, à ces espérances, à ces promesses de dévouement, parce qu'on avait un extrême besoin d'y croire. Un membre de la Chambre proposa de placer la Charte sous la protection spéciale de l'armée et des gardes nationales, un autre de payer immédiatement les arrérages de la Légion d'honneur. Bon effet du langage tenu par M. de Montesquiou. Toutes ces motions furent votées à la presque unanimité. Au langage quelque peu puéril du ministre de la guerre, le ministre de l'intérieur fit succéder des paroles sages et dignes, et n'ayant pu faire appeler au ministère les chefs du parti constitutionnel, il les remercia du moins de leur noble conduite en cette occasion. Il loua notamment en très-bons termes les écrivains libéraux, qui oubliaient des dissentiments particuliers pour défendre ce qui était le bien commun de tous, le Roi et la liberté.
Séance royale du 16 mars. L'effet de cette scène ayant semblé favorable, on en prépara une plus solennelle. On annonça que le Roi et les princes se rendraient le 16 à la Chambre des députés, pour y renouveler leur alliance avec la nation, et y donner de formelles assurances de leur fidélité à la Charte constitutionnelle. M. de Montesquiou, M. Lainé, ne pouvant obtenir des incertitudes du Roi, des fâcheuses tendances des princes, qu'on se jetât dans les bras du parti constitutionnel, voulaient au moins que par des démonstrations répétées on parvînt à se concilier l'opinion publique, seule force qui pût être utilement opposée à Napoléon.
Le Roi prépara un discours qu'il rédigea lui-même avec soin, et qu'il apprit par cœur afin de le mieux débiter. Ce discours ayant été communiqué au Conseil, fut jugé un chef-d'œuvre, et il était en effet aussi noble qu'habile. Rassuré par ce suffrage, Louis XVIII partit des Tuileries en grande pompe, revêtu du cordon de la Légion d'honneur, entouré de tous les princes, et marchant à travers une double haie composée de gardes nationaux et de troupes de ligne. Il avait le duc d'Orléans dans sa voiture, et il prit soin de lui faire remarquer qu'il portait la plaque de la Légion d'honneur.—Je voudrais bien, lui répondit le prince, que ce ne fût pas aujourd'hui pour la première fois.—Pendant le trajet, le public, composé surtout de la bourgeoisie de Paris, se montrait affectueux; la garde nationale poussait des cris de Vive le Roi; les troupes gardaient le silence. Tandis que M. le duc de Berry et M. le duc d'Orléans observaient ce spectacle, le Roi n'y donnait aucune attention, et se récitait à lui-même le discours qu'il allait prononcer.
Arrivé au palais Bourbon, Louis XVIII entra dans la salle des séances, et franchit les marches du trône, appuyé sur MM. de Blacas et de Duras. Les membres des deux Chambres se levèrent vivement à l'aspect du monarque, et applaudirent de toutes leurs forces. Les plus expansifs dans leurs témoignages étaient les députés siégeant au côté gauche. Ils voulaient tous la paix, la Charte, le Roi, et tenaient à lui prouver que s'il était sincère avec eux, ils le seraient avec lui. Trois et quatre fois ils se levèrent, en répétant le cri de Vive le Roi! Secondés dans cette manifestation par les députés royalistes, ils firent entendre à Louis XVIII des acclamations qui l'émurent profondément, et qui auraient pu lui faire croire qu'il était sauvé. Malheureusement, ce n'était là que le cri de quelques citoyens éclairés et vraiment patriotes. Le reste de la nation, entraîné par des ressentiments dont les Bourbons étaient la cause involontaire, courait à de nouveaux abîmes!
Le Roi, après s'être remis, prononça, d'une voix claire et bien accentuée, les paroles suivantes:
Discours du Roi.