Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 19/20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française
Tandis que chacun s'occupait de ses intérêts, on connut enfin le 12 mars l'entrée triomphale de Napoléon à Grenoble, et il ne fut plus possible de douter ni de la nature, ni du succès de ses desseins. On s'assembla sur-le-champ, et on laissa à M. de Talleyrand l'initiative des propositions à présenter au congrès. Personne ne songeait à lui contester la qualité de représentant de Louis XVIII, ni à son souverain celle de roi de France, bien qu'on fût assez mécontent des Bourbons. Mais ne voulant, dans l'intérêt commun, admettre à aucun prix la restauration de Napoléon et de sa famille, il fallait nécessairement s'en tenir aux Bourbons, comme à la seule dynastie possible. Quant à M. de Talleyrand lui-même, bien qu'il eût aussi ses mécontentements personnels contre la cour de France, il reconnaissait ainsi que le congrès tout entier et par les mêmes raisons, la nécessité de s'en tenir aux Bourbons, et il était trop engagé d'ailleurs envers eux pour hésiter. Comment avait été faite la déclaration du 13 mars, qui mettait Napoléon hors la loi des nations. Sachant que le meilleur moyen de nuire à Napoléon aux yeux de la France épuisée par vingt-deux ans de guerre, c'était de le lui montrer comme irréconciliable avec l'Europe, il imagina de faire reproduire purement et simplement par le congrès l'ordonnance de Louis XVIII du 6 mars, et de traiter Napoléon comme un malfaiteur qui, ayant rompu son ban, devait être mis à mort sur-le-champ, sa seule identité constatée. Le procédé était étrange à l'égard d'un homme qui avait régné avec tant d'éclat et de durée, mais l'irritation était telle qu'on ne regardait ni aux actes, ni à leur forme. M. de Talleyrand proposa donc de déclarer que Napoléon Bonaparte ayant violé la convention du 11 avril, et détruit ainsi le seul titre légal sur lequel reposât son existence, devait être mis hors la loi des nations, et traité en conséquence, s'il était pris. La générosité d'Alexandre, la modération de l'Autriche, auraient eu quelque chose à objecter à un procédé pareil, mais la colère chez Alexandre, chez l'Autriche la crainte de se rendre suspecte, étouffaient toute objection, et sauf la suppression d'un ou deux termes trop odieux la déclaration fut adoptée, datée du 13 mars, et envoyée par courrier extraordinaire à Strasbourg, pour être publiée le long de nos frontières, afin de rendre à la cause royale, s'il en était temps encore, le service de faire connaître à la France l'implacable unanimité de l'Europe contre Napoléon.
Motifs qui agissent sur chacune des puissances, et les portent aux procédés les plus violents. On passa ensuite quelques jours à attendre des nouvelles, tantôt admettant la certitude du succès de Napoléon, tantôt doutant de ce succès à la moindre lueur d'espérance, et pendant ces quelques jours on ne songea qu'à la guerre immédiate et acharnée, la Prusse par recrudescence de toutes ses haines, la Russie par colère d'avoir été dupe de sa générosité, l'Angleterre par peur de voir lui échapper ses immenses avantages, l'Autriche par froide conviction de ne pouvoir éviter la lutte, et crainte d'inspirer des défiances à ses alliés. Cette dernière puissance, quoique n'ayant pas moins à perdre que les autres, voyait seule la situation avec un peu de calme, grâce au sang-froid de l'empereur François et du prince de Metternich. Elle n'était pas éloignée de croire que Napoléon offrirait tout d'abord d'accepter les traités de Paris et de Vienne; elle admettait même qu'éclairé par l'expérience, il se résignerait aux pertes territoriales de la France, et que, couvert des gloires de la guerre, il songerait à se procurer celles de la paix, et à joindre un rameau d'olivier aux innombrables lauriers qui ombrageaient son front. Politique de l'Autriche en 1815. Mais elle n'en était pas assurée. Il était possible aussi qu'inconsolable d'avoir perdu par sa faute la grandeur de la France, il commençât par prendre quelque repos, et par en laisser prendre à la France, que de la sorte il donnât à l'union européenne le temps de se dissoudre, et que ses forces militaires refaites, celles de ses adversaires diminuées ou dispersées, il recommençât la lutte pour revenir sinon aux traités de Tilsit et de Vienne, du moins à ceux de Campo-Formio et de Lunéville. Cette seconde supposition égalait bien la première en vraisemblance, et fût-elle moins fondée, dans le doute il valait mieux aller au plus sûr, et le plus sûr c'était de travailler tout de suite, par tous les moyens, à la ruine de Napoléon. Froideur et fermeté de ses résolutions. Ainsi sans être aussi haineuse que la Prusse, aussi piquée que la Russie, aussi avide que l'Angleterre, l'Autriche était froidement et fermement résolue. Seulement dans ses conseils il y avait quelques divergences sur les moyens les plus certains de détruire Napoléon. Quelques hommes d'État autrichiens pensaient que Napoléon, revenant après onze mois du règne des Bourbons, et placé en présence des partis subitement réveillés, allait se trouver exposé à de singuliers embarras, et qu'en se bornant à favoriser les divisions intérieures on serait peut-être dispensé d'employer contre lui le moyen terrible et douteux de la guerre. Mais ce calcul astucieux ne répondait pas aux ardentes passions du moment, pouvait rendre suspectes les intentions de l'Autriche, fournir l'occasion de croire par exemple qu'elle souhaitait la régence de Marie-Louise, et nuire ainsi à ce qu'on regardait comme le salut de l'Europe, c'est-à-dire à la parfaite union des coalisés. L'Autriche avait donc adhéré sans passion, mais avec fermeté, au projet d'une guerre de destruction, par deux raisons décisives: la défiance inspirée par Napoléon, et le besoin profondément senti de l'union européenne.
Contrainte exercée sur Marie-Louise pour lui arracher son fils et l'empêcher de retourner en France. Fort attentifs à ne donner aucun ombrage, l'empereur François et M. de Metternich mirent tous leurs soins à s'emparer de Marie-Louise, et à prévenir toute imprudence de sa part. Les moyens pour la soumettre ne leur manquaient pas, car ils avaient la force, et, le duché de Parme aidant, la persuasion. Ils n'avaient pas besoin, hélas! de tant de ressources pour triompher du caractère de cette princesse. Elle était déjà rendue non pas seulement aux volontés de son père, ce qui eût été excusable, mais aux volontés d'un dominateur qui avait pris le plus grand empire sur elle, le comte de Neiperg, devenu son guide, son défenseur, son unique ami. Motifs qui ôtent à Marie-Louise toute idée de résistance. Dans son isolement et sa faiblesse, elle n'avait su résister ni aux soins, ni aux avantages personnels du comte, et avait oublié complétement ce qu'elle devait à son rang, à ses devoirs, à sa douloureuse mais glorieuse destinée. Un moment, en apprenant les premiers succès de Napoléon, elle avait été vivement émue, et comme saisie d'une sorte de regret. Mais bientôt songeant aux chaînes autrichiennes qu'il aurait fallu briser, songeant surtout à ses torts, elle avait préféré la vie tranquille, opulente et libre qui l'attendait à Parme, à tous les hasards d'une carrière orageuse, lesquels étaient fort au-dessus de son courage. Il faut ajouter, pour ne pas calomnier cette princesse, que si elle était épouse faible, elle était mère excellente, et très-sensée quoique peu spirituelle; que si elle croyait au génie de son mari, elle se défiait de sa prudence, et doutait fort de son maintien définitif sur le trône; qu'elle craignait en retournant auprès de lui de compromettre le patrimoine de son fils sans lui assurer la couronne de France, et que faisant la destinée de ce fils d'après ses goûts, elle aimait mieux lui ménager un patrimoine certain en Italie, qu'une grandeur chimérique en France: calcul sans élévation, mais non sans justesse, ainsi que les événements le prouvèrent bientôt.
On lui assure le duché de Parme, et on obtient ainsi son entière soumission. L'empereur François et M. de Metternich la trouvèrent donc toute persuadée, et entièrement résignée aux conditions de leur politique, au prix bien entendu du grand-duché de Parme. Ces conditions étaient qu'elle ne quitterait point Vienne, qu'elle remettrait provisoirement son fils à l'empereur François, que toutes les communications reçues de son époux, directement ou indirectement, seraient aussitôt transmises par elle au cabinet autrichien, qui les déposerait cachetées sur la table du congrès. Elle accepta ces conditions, bien qu'humiliantes; elle livra son fils à l'empereur François, qui avait d'ailleurs pour cet enfant la plus tendre affection, et ce qui était moins excusable encore, elle livra les lettres que Napoléon lui avait adressées par toutes les voies. Explications données par Marie-Louise à M. Meneval pour qu'il les transmette à Napoléon. Pourtant, afin d'agir avec une certaine franchise, elle eut une explication avec M. Meneval, resté auprès d'elle, et demeuré serviteur fidèle de Napoléon. Elle lui dit qu'elle ne retournerait point en France, que n'ayant pas rejoint son époux vaincu et prisonnier, elle ne le rejoindrait pas victorieux et rétabli sur le trône; que fatiguée d'agitations elle voulait se renfermer dans la vie privée, se consacrer à son fils, et lui préparer un avenir modeste et assuré. M. Meneval lui ayant objecté que le duché de Parme, constitué d'abord héréditaire, n'était plus constitué qu'à titre viager, elle répondit qu'elle n'avait pu obtenir davantage, que c'était fort regrettable sans doute, mais que ce duché lui permettrait en faisant de sages économies, d'assurer en vingt ans une grande fortune à son fils, ce qu'elle ne pourrait pas comme simple archiduchesse; qu'il aurait de plus en Bohême des fiefs considérables, accordés en dédommagement de l'hérédité du duché de Parme; qu'il serait archiduc et riche archiduc, ce qui n'était pas commun en Autriche; qu'elle lui préparait donc le bonheur, suivant sa manière de le comprendre; qu'elle n'avait été dans tout cela que mère, et mère selon ses idées, mais mère aussi tendre que dévouée.—Ainsi parlait et pensait très-sincèrement l'épouse de Napoléon, non pas celle qu'il avait prise dans la condition privée, mais celle qu'il avait demandée au sang des Césars! M. Meneval en écoutant ce langage inclina la tête avec douleur, sans ajouter un seul mot, et en laissant voir sans l'exprimer sa respectueuse improbation.
Le Roi de Rome livré à son grand-père. Par suite de ces résolutions le fils de Napoléon fut enlevé à sa mère, et transporté malgré ses plaintes enfantines au palais de son grand-père, qu'il ne devait plus quitter. Les lettres de Napoléon à Marie-Louise lues au congrès. Les lettres parvenues par M. Meneval et par M. de Bubna à Marie-Louise, furent déposées sur la table du congrès, l'Autriche mettant le plus grand soin à prouver à ses alliés qu'il n'existait entre elle et Napoléon aucune entente secrète. Au prix de cette soumission Marie-Louise obtint que toutes les cours lui garantissent la souveraineté viagère des duchés de Parme et de Plaisance.
Effet de ces lettres, et de celles que la reine Hortense avait écrites à son frère le prince Eugène. Bientôt à ces lettres s'en joignirent d'autres, dont on s'était promis à Paris l'effet le plus heureux, et qui causèrent un effet tout contraire à Vienne. Le courrier expédié au prince Eugène par son intendant, et qui était chargé de lettres de la reine Hortense pour son frère, pour Marie-Louise, et pour divers grands personnages, avait été arrêté; les dépêches dont il était porteur avaient été déposées également sur la table du congrès. La lecture de ces lettres produisit sur l'empereur de Russie en particulier une sensation des plus défavorables. Alexandre, qui ne faisait rien avec mesure, n'avait pas quitté à Paris la maison de la reine Hortense, et à Vienne le bras du prince Eugène, dans la compagnie duquel il se promenait tous les jours. Il avait procuré à la reine Hortense le duché de Saint-Leu, et il avait voulu, sans y réussir, ménager une petite souveraineté au prince Eugène. Irritation d'Alexandre, qui se croit trahi par le prince Eugène. Dans l'état d'émotion où venait de le jeter le retour de Napoléon, il se persuada que le frère et la sœur avaient été dans le secret de l'expédition de l'île d'Elbe, qu'il avait donc été trompé par eux, et il s'abandonna à une colère à la fois sincère et affectée, car il était plus commode pour son amour-propre de paraître trahi que dupe. En conséquence il ne parla de rien moins que de faire arrêter le prince Eugène, et de le constituer prisonnier. Il se calme, et se contente de retenir le prince à Vienne. Après un peu de réflexion, et aussi après quelques explications du prince lui-même, il se contenta de sa promesse de ne pas quitter Vienne, et à cette condition il lui laissa sa liberté.
Toutes ces lettres prouvaient, ce qu'il était facile de prévoir, que Napoléon n'avait été ni tué ni arrêté en route, qu'il n'avait pas en représailles essayé de tuer les Bourbons, mais qu'il les avait expulsés de France, et qu'il était remonté sur le trône en promettant la paix et le respect des traités. Mais peu importait aux princes réunis à Vienne que Napoléon se montrât cruel ou généreux, qu'il arrivât corrigé ou non corrigé par les événements, pacifique ou belliqueux, libre ou lié par de nouvelles institutions: les moins prévenus étaient convaincus qu'une fois rétabli sur le trône, les forces de la France refaites, celles de la coalition dispersées, il essayerait de reprendre au moins les frontières de la France, et il faudrait alors que les uns rendissent la moitié du royaume des Pays-Bas, les autres une moitié de la Pologne, de la Saxe, de l'Italie. Il n'y avait donc pas à hésiter, et l'orgueil parlant comme la prévoyance, il fallait profiter de ce que les forces de la France n'étaient pas refaites, de ce que celles de l'Europe n'étaient pas dispersées, pour détruire tout de suite l'homme formidable qui était venu mettre en question la domination qu'on exerçait sur l'Europe, et le partage léonin qu'on en avait fait à Vienne.
Les souverains informés de l'entrée de Napoléon à Paris, renouvellent l'alliance de Chaumont par le traité du 25 mars. Aussi dès qu'on fut un peu plus renseigné, on passa de la première et violente déclaration du 13 mars à des actes plus pratiques et plus redoutables, quoique moins sauvages dans la forme. On résolut la guerre immédiate par un traité qui renouvelait purement et simplement l'alliance de Chaumont. Cette alliance stipulait, comme on s'en souvient, que chacune des quatre puissances coalisées tiendrait 150 mille hommes sur pied, jusqu'à ce que le but de l'alliance eût été pleinement atteint. Ce contingent était loin d'indiquer tous les efforts qu'on voulait faire pour détruire Napoléon, car il était bien entendu que chacune des puissances, formellement obligée à fournir au moins le nombre d'hommes stipulé, emploierait en outre toutes ses ressources au triomphe de la cause commune. Il était convenu qu'on s'entendrait comme par le passé sur la direction des armées coalisées, qu'on ne ferait rien les uns sans les autres, et surtout qu'on n'écouterait aucune parole de l'ennemi sans la renvoyer à la coalition, autorisée seule à négocier et à répondre. Il résultait encore de ce traité que l'Angleterre recommencerait à fournir les 6 millions sterling de subsides qu'elle avait promis pendant la durée de la guerre, et de plus un dédommagement en argent pour tout ce qui manquerait aux 150 mille hommes formant son contingent.
Pour elle donc l'engagement était sinon plus grave au moins plus onéreux: mais on servait tellement ses haines et ses intérêts dans une guerre de cette nature, que les puissances alliées ne se regardaient pas comme ses obligées en acceptant son argent. Seule elle n'était représentée à Vienne ni par un souverain ni par un premier ministre, car lord Castlereagh lui-même était reparti pour Londres. Lord Wellington, présent à Vienne, signe le traité sans y être autorisé par son gouvernement. Mais celui qui remplaçait lord Castlereagh, lord Wellington, s'appuyant sur ses grands services et sur sa popularité en Angleterre, ne redoutait pas la responsabilité. Bien qu'il n'eût reçu aucune instruction (le temps écoulé ne l'avait pas permis), il n'hésita pas à prendre son parti. Il jugea qu'il valait la peine de recommencer la guerre pour maintenir l'état de choses que l'Angleterre venait de faire établir en Europe; il espérait confusément accroître sa gloire dans cette nouvelle guerre, et il ne craignit pas d'engager son gouvernement, certain que personne n'oserait le désavouer en Angleterre, quoi qu'on pût penser de sa conduite. Il signa donc sans la moindre objection, et fut même provocateur plutôt qu'entraîné dans la conclusion des nouveaux arrangements.
Le protocole du 25 mars laissé ouvert pour toutes les puissances qui voudront y adhérer. Le représentant de la France aurait désiré figurer comme partie à ce traité, pour mieux assurer la situation des Bourbons, car il s'était aperçu qu'on leur en voulait beaucoup de leur inhabileté, et que si on était tout à fait d'accord sur la nécessité de renverser Napoléon, on l'était un peu moins sur la manière de le remplacer. Très-animé pour la cause des Bourbons, perdant même en cette occasion le sens juste des convenances dont il était doué à un si haut degré, M. de Talleyrand ne s'aperçut pas de ce qu'aurait de révoltant la signature du plénipotentiaire français au bas d'un traité dont l'objet était une guerre à outrance à la France. Il demandait donc à signer, mais ses coopérateurs lui épargnèrent cette inadvertance, par un motif à eux personnel. Les souverains alliés ne voulaient pas aux yeux de leurs peuples, surtout aux yeux du peuple anglais, paraître recommencer la guerre pour le rétablissement des Bourbons, et tenaient à se montrer uniquement occupés de l'intérêt européen. En conséquence ils décidèrent qu'ils seraient seuls contractants principaux, en accordant toutefois que les autres puissances seraient admises à adhérer. Le traité dont il s'agit, portant renouvellement de l'alliance de Chaumont, fut daté du 25 mars, et expédié immédiatement à Londres pour y recevoir l'adhésion britannique. Jusque-là il demeura secret, non pas précisément dans son contenu, mais au moins dans ses termes.
Conférences chez le prince de Schwarzenberg pour arrêter le plan de campagne. Le but et les moyens étant bien déterminés, on s'occupa de l'emploi à faire de ces moyens. Il y eut des conférences militaires chez le prince de Schwarzenberg, auxquelles l'empereur Alexandre voulut absolument assister. Le prince de Schwarzenberg pour l'Autriche, l'empereur Alexandre et le prince Wolkonsky pour la Russie, M. de Knesebeck pour la Prusse, le duc de Wellington pour l'Angleterre, discutèrent le plan de campagne. On aurait bien désiré commencer les hostilités tout de suite, et le plus animé de ce désir était le duc de Wellington, qui affichait déjà la prétention de jouer le rôle le plus important dans cette campagne. Mais afin d'agir à coup sûr on décida qu'il ne serait rien entrepris avant l'entrée en ligne de forces considérables, de manière que chacune des armées coalisées pût se soutenir par elle-même devant l'ennemi commun. Division de la coalition en trois masses, dont une doit agir en Italie, et deux en France. On partagea les forces de la coalition en trois colonnes principales. La première était destinée à opérer en Italie, où les Autrichiens supposaient que Murat agissait d'accord avec Napoléon. Dans leur zèle pour tout ce qui regardait cette contrée, les Autrichiens se proposaient d'y consacrer 150 mille hommes. Cette portion des forces coalisées avait ordre, Murat repoussé, de se porter par le mont Cenis en Savoie.
Les deux masses dirigées contre la France doivent opérer l'une par l'Est, l'autre par le Nord. Les deux autres colonnes devaient avoir la France pour théâtre d'opération, et Paris pour but. L'une se présentant par l'Est, de Bâle à Mayence, devait se composer d'Autrichiens, de Bavarois, de Badois, de Wurtembergeois, de Hessois, de Russes, et s'élever à 200 mille hommes. Cette colonne de l'Est ne pouvait agir offensivement que lorsque le contingent russe de 80 mille hommes, obligé de traverser la Gallicie, la Bohême, la Franconie, serait arrivé sur le Rhin, ce qui était impossible avant le milieu ou la fin de juin.
On évalue à 800 mille combattants les forces dirigées contre la France. La dernière colonne enfin, et la première en importance, devait agir par le Nord. On aurait voulu la composer des Anglais, des Belges, des Hanovriens, des Allemands du Nord, surtout des Prussiens, et la placer sous les ordres du duc de Wellington, dans la prudence duquel on avait une entière confiance. En ce cas la colonne du Nord aurait pu monter à 250 mille combattants, ce qui eût complété les 600 mille hommes de troupes actives qu'on se flattait de réunir, sans compter les réserves russes, autrichiennes, allemandes, qui porteraient la masse totale des coalisés à 750 ou 800 mille hommes. Les Prussiens, chez qui la haine faisait taire l'orgueil, auraient accepté volontiers le commandement du duc de Wellington, mais l'amour-propre de Blucher faisait obstacle à cette disposition. On s'y prit donc avec adresse pour vaincre cette difficulté. Il fut décidé que les Hollando-Belges devant fournir au moins 40 mille hommes, et ayant à cette guerre un intérêt hors ligne, seraient placés sous les ordres du duc de Wellington, malgré le mérite et le juste amour-propre du brillant prince d'Orange, fils du nouveau roi des Pays-Bas. Les Hanovriens, les Brunswickois, ne pouvaient avoir aucune répugnance à servir sous le généralissime britannique. Lord Wellington chargé de diriger la masse qui doit opérer par le Nord. Lord Wellington aurait ainsi 40 mille Hollando-Belges, environ 20 mille Allemands du Nord, et s'il y ajoutait 60 mille Anglais, il devait réunir sous sa main une masse de 120 mille soldats, sans compter 12 ou 15,000 Portugais qu'il espérait obtenir de la cour de Lisbonne. Il n'attendait rien de l'Espagne. Moyens employés pour amener l'amour-propre de Blucher à supporter la direction de lord Wellington. Toutefois il n'était pas sage de se présenter devant Napoléon avec 120 mille combattants; mais on pensait que Blucher, dans son ardeur, ne voudrait pas laisser à lord Wellington la gloire d'être le premier en ligne, qu'il se porterait en avant avec 100 ou 120 mille Prussiens, que sa passion de combattre le rendrait docile, qu'il se placerait alors, sans en convenir expressément, non pas sous les ordres mais sous la direction du général anglais, que lord Wellington aurait ainsi 240 mille hommes à sa disposition, que cette masse partant du Nord, tandis que celle du prince de Schwarzenberg partirait de l'Est, on ferait comme on avait fait en 1814, et que se poussant les uns les autres sur Paris, on finirait encore une fois par y étouffer Napoléon dans les cent bras de la coalition. Une seconde armée russe suivant la première sous Barclay de Tolly, les réserves prussiennes devant bientôt rejoindre Blucher, on avait encore 150 mille hommes à porter en ligne, et on ne doutait pas avec 600 mille combattants d'accabler Napoléon, à qui on n'en supposait pas plus de 200 mille dans l'état d'épuisement où était la France.
Ces calculs un peu exagérés, mais fort rapprochés de la vérité, furent adoptés comme tout à fait exacts, et le plan dont il s'agit fut immédiatement adopté.
Les troupes autrichiennes destinées à l'Italie étaient déjà en marche, car il n'y avait pas besoin d'exciter à cet égard le zèle du cabinet de Vienne. Il fut convenu que la seconde armée autrichienne serait aussi promptement que possible dirigée sur Bâle, que les Bavarois qui avaient déjà près de 30 mille hommes, se hâteraient d'en réunir 50 mille; que les Wurtembergeois, les Badois, les Hessois, seraient également stimulés, que l'Angleterre serait priée, en sus de ses largesses financières envers les grandes puissances, d'accorder quelque secours aux coalisés du second ordre, et que l'Angleterre, les Pays-Bas ne perdraient pas un jour pour rassembler une première masse de forces capable de tenir tête à Napoléon, s'il devançait l'époque présumée des hostilités, c'est-à-dire le milieu de juin. Départ de lord Wellington pour Bruxelles, afin de préparer l'armée du Nord, et d'exercer toute son influence sur le gouvernement britannique. Le duc de Wellington voulut même partir sur-le-champ pour donner quelque consistance aux troupes belges, hollandaises, hanovriennes, allemandes, concentrées dans les Pays-Bas. Il voulait aussi, en se transportant plus près de Londres, soutenir le courage de son gouvernement, et faire ratifier les engagements qu'il avait pris sans y être autorisé. On le chargea en même temps de donner quelques conseils aux Bourbons, retirés en Belgique, et on lui souhaita bonne chance dans la nouvelle lutte qui allait commencer. Les souverains se décidèrent à rester à Vienne jusqu'à l'arrivée de leurs troupes qu'ils pressaient de toutes les manières, résolus dès qu'elles seraient en ligne de suivre le quartier général du prince de Schwarzenberg, ainsi qu'ils avaient fait pendant la campagne de 1814.
Sur ces entrefaites, M. de Montrond arrive à Vienne pour y remplir la mission secrète dont il est chargé. Sur ces entrefaites, M. de Montrond, chargé d'une mission secrète, était heureusement parvenu à Vienne, grâce à son adresse, à son audace et à des déguisements de toute sorte. Sa première visite fut pour M. de Talleyrand, avec qui le liait la plus ancienne familiarité. Il avait trop de sagacité pour ne pas découvrir tout de suite combien ce grand personnage était engagé dans la cause des Bourbons, et il était aussi trop avisé pour tenter des efforts inutiles. Il s'arrêta donc dès qu'il vit à quel point M. de Talleyrand avait pris son parti, mais il voulait savoir si les autres légations, moins intéressées que celle de France dans la question de dynastie, seraient aussi absolues que M. de Talleyrand. Il trouve les résolutions unanimes contre Napoléon, mais moins unanimes pour les Bourbons. Il aborda M. de Nesselrode, essaya de lui montrer à lui comme aux autres, que la révolution du 20 mars répondait à des passions très-vives en France, non-seulement dans l'armée, mais dans le peuple des villes et des campagnes, que Napoléon trouverait beaucoup de bras à son service, et que la lutte avec lui serait fort redoutable; qu'il fallait donc en apprécier la difficulté avant de la braver, et que si les Bourbons étaient le véritable but de cette lutte, ce but ne valait peut-être pas les efforts qu'on tenterait pour l'atteindre. M. de Montrond avait assez d'esprit, et était assez connu des diplomates auxquels il s'adressait, pour qu'ils fussent en quelque sorte obligés d'entrer en explication avec lui. Tout en tenant compte de ses renseignements, ils ne parurent ni surpris ni découragés. Ils lui dirent qu'à Vienne on ne se faisait pas illusion sur la gravité de cette lutte, mais qu'on était résolu à la poursuivre jusqu'à son dernier terme, c'est-à-dire jusqu'à la chute de Napoléon; que pour ce qui le concernait il y avait un parti pris irrévocable, mais que relativement à ses successeurs, tout en préférant les Bourbons, les alliés étaient prêts à faire ce qui serait jugé le plus convenable.
M. de Montrond, après avoir reconnu l'impossibilité d'agir pour Napoléon, fait une tentative en faveur de Marie-Louise. Cet envoyé singulier de Napoléon, devenu subsidiairement envoyé de M. Fouché, voulut voir s'il y aurait chance pour la régence de Marie-Louise. Mais il trouva l'Autriche entièrement contraire à cette régence, les autres puissances également, et dans le désir de savoir ce que cette princesse pensait elle-même, il chercha à pénétrer dans les jardins de Schœnbrunn. Il s'y présenta comme amateur de fleurs, parvint à entretenir M. Meneval sans donner d'ombrage à la police autrichienne, lui dit que si Marie-Louise voulait mettre l'étiquette de côté et se confier à lui, il la transporterait elle et son fils à Strasbourg, et garantissait même le succès de cet enlèvement. Il est repoussé par tout le monde, même par cette princesse. M. Meneval lui apprit alors que Marie-Louise était pour sa propre régence aussi froide que les souverains réunis à Vienne, et n'avait de passion que pour le nouvel avenir qu'elle s'était ménagé, et dans lequel son fils ne jouait pas le seul rôle. Coup de sonde pour savoir si le duc d'Orléans aurait quelques chances. M. de Montrond n'insista point, remit fidèlement les lettres dont il était porteur, prit les réponses qu'il était résolu à remettre tout aussi exactement, et avant de partir, voyant que Napoléon était impossible (à moins de succès extraordinaires), et Marie-Louise hors de la pensée de toutes les cours, il s'efforça de savoir si un prince auquel il était personnellement attaché, et dont il avait partagé l'exil en Sicile, M. le duc d'Orléans, ne conviendrait pas au bon sens pratique des coalisés. Il trouva l'Angleterre toujours très-zélée pour la personne de Louis XVIII, l'Autriche opiniâtrement attachée au principe de la légitimité, la Prusse indifférente à tout ce qui n'était pas la chute de Napoléon, et la Russie seule, dans la personne de son souverain, inclinant à un changement de dynastie en France au profit de la branche cadette de la maison de Bourbon. M. de Montrond repart pour Paris. Cette vérification terminée, M. de Montrond quitta Vienne sans avoir trahi celui dont il était l'émissaire, l'ayant peu servi parce qu'on ne pouvait rien pour lui, ayant tenté quelque chose pour le prince qu'il chérissait, et du reste décidé à dire à Paris l'exacte vérité, pour laquelle il avait le penchant qu'elle inspire toujours aux esprits supérieurs. Il se chargea d'une longue lettre de M. Meneval, dans laquelle ce fidèle serviteur conservant le respect dont il ne s'écartait jamais, donnait à M. de Caulaincourt sur Marie-Louise et sur la cour de Vienne des détails qu'il importait de ne pas laisser ignorer à Napoléon. M. de Montrond se hâta de retourner à Paris pour apporter le plus tôt possible les renseignements qu'il avait eu l'art de se procurer.
Nécessité de connaître ce qui se passait à Londres, pour avoir une idée complète de l'état de l'Europe. Nous ne connaîtrions pas suffisamment l'état de l'Europe, si, nous bornant à considérer ce qui se passait à Vienne, nous n'arrêtions un moment nos regards sur ce qui se passait à Londres à cette même époque. Bien qu'on se fût conduit à Vienne comme gens qui n'étaient pas changés et qui portaient à Napoléon une haine implacable, en Angleterre, sans vouloir abandonner aucun des avantages acquis, on était cependant sensiblement modifié. Assurément l'intérêt est l'un des mobiles de l'Angleterre, comme de toute nation, quelque éclairée qu'elle soit; mais le sentiment du droit, la sympathie pour les opprimés (ceux, il est vrai, qu'elle n'opprime pas elle-même), l'imagination, l'amour du grand, jouent aussi un rôle dans ses résolutions, et l'on méconnaîtrait l'un des traits remarquables du caractère britannique si on ne tenait compte de ces diverses dispositions. Il est certain que sans être devenue amie ni de Napoléon ni de la France, la Grande-Bretagne n'éprouvait plus les passions ardentes qui l'animaient un an auparavant. Le goût de la paix avait gagné tout le monde en Angleterre. L'ivresse du triomphe calmée, elle s'était livrée aux jouissances de la paix, et elle repaissait son imagination de perspectives commerciales magnifiques. Les onze ou douze mois de repos dont elle venait de jouir lui avaient permis de répandre ses marchandises dans le monde entier, et elle avait fort apprécié une liberté de communications si profitable à son industrie. Les courtes réflexions qu'elle avait eu le temps de faire lui avaient révélé aussi toute l'étendue des charges résultant de la dernière guerre, et elle avait pu aisément se convaincre que si cette guerre lui avait beaucoup rapporté, elle ne lui avait pas moins coûté. Sa dette triplée et arrivée jusqu'à absorber la moitié de son revenu, l' income-tax, si odieux par la forme et le fond, devenu pour ses finances un besoin permanent, étaient des compensations assez lourdes de ses acquisitions dans les deux hémisphères. Ce qu'on appelait le commissariat (c'est-à-dire l'administration ambulante à la suite des armées) avait laissé en Espagne des dettes considérables, et tout récemment en avait contracté en Amérique qu'il était urgent d'acquitter. Les Bourbons avaient perdu, et Napoléon avait gagné quelque chose dans l'esprit des Anglais. Dans cette situation, recommencer la guerre n'était du goût de personne. D'ailleurs pourquoi, et pour qui la recommencer? S'il s'agissait des avantages acquis, Napoléon annonçait la résolution de maintenir la paix sur la base des traités de Paris et de Vienne, et si à la vérité on pouvait douter de sa parole, on avait dans son intérêt même une assez grande garantie de sincérité. En outre son désir de complaire à l'Angleterre était attesté par l'empressement qu'il avait mis à abolir la traite des noirs (Napoléon, en effet, venait de prononcer spontanément cette abolition). Ne sachant pas pourquoi on ferait la guerre, on en était à se demander pour qui? Évidemment c'était pour les Bourbons, et contre Napoléon. Or les Bourbons avaient perdu beaucoup dans l'esprit des Anglais, et Napoléon avait gagné quelque chose.
Le compliment de Louis XVIII au prince régent avait certainement flatté l'Angleterre, mais elle avait conçu du gouvernement des Bourbons une opinion assez sévère. Tandis qu'elle avait trouvé odieux celui de Ferdinand VII en Espagne, elle avait jugé celui de Louis XVIII en France maladroit, peu éclairé, et fait pour attirer à sa famille la catastrophe qui l'avait frappée. S'armer en faveur des Bourbons, et dans le but d'imposer à la France un gouvernement dont l'Angleterre n'eût pas voulu pour elle-même, n'avait paru à personne une conduite sensée. Causes du changement survenu dans la manière de penser des Anglais. Quant à Napoléon il avait gagné tout ce qu'avaient perdu dans l'estime générale les souverains réunis à Vienne. Ce qu'on lui avait le plus reproché c'était son ambition insatiable et subversive. Or les Anglais avaient vu avec une vive improbation l'abandon de la Pologne à Alexandre, le démembrement de la Saxe au profit de la Prusse, l'annexion de Venise à l'Autriche, de Gênes au Piémont, et sans se demander si tous ces sacrifices n'étaient pas la suite forcée des arrangements auxquels ils tenaient le plus, sans se demander si ce qu'ils blâmaient tant chez les autres ils ne le faisaient pas eux-mêmes, ils avaient dit que ce n'était pas la peine de réprouver l'ambition de la France pour l'égaler au moins. De plus comme les Anglais sont doués d'une forte imagination, le retour merveilleux de l'île d'Elbe avait rendu à Napoléon tout son prestige. Ce retour avec l'assentiment apparent de la France l'avait placé sous la protection d'un principe qui est fondamental en Angleterre, et qu'ils avaient soutenu depuis vingt-cinq ans contre leurs divers ministères, celui du gouvernement de fait. En de telles circonstances, recommencer une lutte acharnée, perpétuer l' income-tax dont on avait espéré s'affranchir, ajouter de nouvelles charges à une dette déjà écrasante, se fermer les voies du commerce à peine rouvertes, se jeter enfin dans les souffrances de la guerre quelques mois après s'en être délivré, et tout cela pour des princes peu capables, contre un prince trop capable sans doute, mais sans se donner le temps de savoir s'il ne revenait pas corrigé par le malheur, paraissait aux masses impartiales une conduite déraisonnable, inspirée par les préjugés invétérés de l'école de M. Pitt.
Le cabinet britannique, apercevant les changements survenus dans l'opinion, hésite à se prononcer, quoique inclinant à la guerre. Le cabinet anglais sentait le changement survenu dans l'opinion publique, et s'il eût été présent à Vienne, il ne se serait pas engagé aussi facilement que le duc de Wellington. Lord Liverpool et M. Vansittart, qui n'étaient certainement pas des amis de la France, répugnaient tort à s'engager dans une nouvelle guerre, et quant à lord Castlereagh, s'il était dominé par les liaisons qu'il avait contractées sur le continent, il n'en était pas moins comme ses collègues inquiet de l'état des esprits en Angleterre, et il sentait le besoin de les ménager. Efforts de l'émigration française pour l'entraîner. L'émigration française accourue à Londres cherchait à combattre ces dispositions chez les ministres britanniques. Le duc de Feltre, envoyé par Louis XVIII, leur avait communiqué non-seulement les notions qu'il devait à une longue pratique de l'administration impériale, mais les documents les plus nouveaux, les plus positifs, qu'il s'était procurés au moyen de ses récentes fonctions ministérielles. Il s'était attaché à les rassurer sur le danger de la guerre, en leur prouvant que la France, lorsqu'il avait quitté Paris le 19 mars, n'avait pas 180 mille hommes sous les armes, qu'elle n'aurait pas pu en réunir 50 mille sur un même point, et que Napoléon, avec toute l'activité imaginable, ne parviendrait pas à en amener plus de 100 mille sur un champ de bataille, les places et l'intérieur étant pourvus. À ces raisons s'ajoutaient les promesses de certains royalistes de l'Ouest, affirmant que moyennant quelques ressources en matériel, débarquées sur les côtes de la Bretagne et de la Vendée, les paysans de ces contrées se lèveraient comme autrefois, et opéreraient une sérieuse diversion, que dès lors les forces de Napoléon seraient divisées et beaucoup moins à craindre. De tout cela on concluait qu'au prix d'un effort vigoureux, et surtout prompt, Napoléon pourrait être renversé, et chaque puissance rassurée sur la possession des avantages conquis en 1814. Les ministres anglais en étaient à peser ces raisons pour et contre, lorsqu'ils apprirent que, sans les consulter, lord Wellington les avait engagés de nouveau dans la coalition, et la crainte de rompre l'union européenne, la condescendance à l'égard du négociateur britannique, le penchant de lord Castlereagh pour la politique continentale, enfin l'esprit systématique des ministres torys, décidèrent la question dans le sens de la guerre. Pourtant en présence d'une résistance visible de l'opinion publique, il fallait recourir à la ruse, et lord Castlereagh se prêta à des dissimulations qu'aujourd'hui, grâce au progrès des mœurs publiques, un ministre anglais n'oserait pas se permettre[10]. On résolut donc, en apprenant tout ce qui avait été fait à Vienne, d'user de quelques restrictions pour paraître sauvegarder les principes de la Grande-Bretagne, et de ne publier les engagements contractés que peu à peu, et à mesure que l'entraînement général des choses justifierait le parti pris par le cabinet. Le cabinet britannique se décide dans le sens de la guerre, en usant de précautions pour ne pas heurter l'opinion publique. Ainsi le traité du 25 mars qui renouvelait l'alliance de Chaumont fut ratifié, mais avec une réserve ajoutée à l'article 8. Cet article qui admettait Louis XVIII à adhérer au traité, devait être entendu, disait-on, comme obligeant les souverains européens, dans l'intérêt de leur sécurité mutuelle, à un effort commun contre la puissance de Napoléon, mais non comme obligeant Sa Majesté Britannique à poursuivre la guerre dans la vue d'imposer à la France un gouvernement quelconque. Le traité, parvenu à Londres le 5 avril, fut ratifié et renvoyé le 8 avec cette réserve, spécieuse mais mensongère, car en réalité on voulait très-positivement renverser Napoléon, et lui substituer les Bourbons.
En contractant de tels engagements, il n'était pas possible, dans un pays constitué comme l'Angleterre, de garder le silence envers le Parlement, qui exerce la réalité d'un pouvoir dont la couronne a surtout les honneurs. Message annonçant un armement de pure précaution. On se décida donc le 6 avril, c'est-à-dire le lendemain du jour où le traité du 25 mars était parvenu à Londres, à présenter un message aux deux Chambres. Ce message annonçait qu'en présence des événements survenus en France, la couronne avait cru devoir augmenter ses forces de terre et de mer, et entrer en communication avec ses alliés, afin d'établir avec eux un concert qui pût garantir la sûreté actuelle et future de l'Europe.
Langage du ministère et de l'opposition dans les deux Chambres. Le cabinet demanda la discussion immédiate du message, et l'obtint malgré l'opposition qui aurait désiré la retarder. Cette discussion fut vive et approfondie. Lord Liverpool représenta le cabinet, et lord Grey l'opposition, dans la Chambre haute. Lord Castlereagh prit la parole pour le cabinet, sir Francis Burdett et M. Whitbread la prirent pour l'opposition dans la Chambre des communes. Sauf quelques différences dans les termes, le fond du langage fut le même dans les deux Chambres.
Arguments du ministère, et manière de présenter la question. Le cabinet exposa comme suit l'état des choses. En avril 1814, on s'était conduit envers la France avec la plus extrême générosité. Au lieu de détruire cette puissance qui depuis vingt-cinq ans n'avait cessé de bouleverser l'Europe, au lieu de la punir de ses ravages, on avait eu pour elle les plus grands égards. On lui avait laissé en effet un peu plus que ses frontières de 1790, c'est-à-dire Marienbourg au nord, Landau à l'est, Chambéry au sud, et en outre un musée produit de la spoliation des musées européens. Quant à Napoléon, on lui avait accordé les conditions beaucoup trop indulgentes du traité du 11 avril. Le ministère britannique n'aurait pas signé ce traité imprudent, si lord Castlereagh en arrivant à Paris en avril 1814 ne l'avait trouvé rédigé et fortement appuyé par l'empereur Alexandre. D'ailleurs à cette époque Napoléon avait encore à Lille, à Paris, à Toulouse, à Lyon, au moins 150 mille hommes, et on avait dû tenir compte des dangers d'une lutte prolongée. Ce traité du 11 avril qui lui conférait la souveraineté de l'île d'Elbe et un large revenu, il l'avait violé effrontément, en quittant cette île, et en venant séduire une armée à qui la paix était odieuse, et qui ne rêvait qu'avancements et pillages. On alléguait, il est vrai, pour l'excuse de Napoléon, que le traité avait été violé à son égard. Si le traité avait été violé, comme le prétendaient ses partisans, pourquoi ne réclamait-il pas? Or il n'avait rien dit, ni fait dire. Seulement le cabinet britannique avait appris indirectement que Napoléon manquait d'argent, et avait insisté auprès de la France pour que son subside lui fût payé. Quant au reproche de ne l'avoir pas assez surveillé, on oubliait en le proférant qu'à l'île d'Elbe Napoléon était souverain et non prisonnier, qu'on avait été réduit à faire observer l'île au moyen d'une croisière, et qu'une croisière pouvait toujours être évitée, fût-elle composée de la marine la plus nombreuse; que le colonel Campbell, séjournant tantôt à Livourne, tantôt à Porto-Ferrajo, ne s'était malheureusement pas trouvé à Porto-Ferrajo le 26 février, mais que lors même qu'il s'y serait trouvé, on en aurait usé avec lui comme avec d'autres Anglais qu'on avait mis dans les mains de la gendarmerie; qu'ainsi il n'y avait rien à reprendre dans la conduite du cabinet britannique; que restait le fait grave et alarmant de Napoléon replacé à la tête du gouvernement français par la trahison d'une armée avide de guerre et de butin; que l'Europe ne pouvait consentir à vivre dans de continuelles inquiétudes pour que les militaires français eussent du mouvement, des grades et de l'argent; qu'il ne s'agissait ni d'entreprendre immédiatement la guerre, ni d'imposer tel ou tel souverain à la France, mais de se tenir invariablement unis aux puissances du continent, car cette union avait sauvé l'Europe, et pouvait seule encore la sauver d'un joug insupportable; que l'Angleterre ne désirait point la guerre, qu'elle préférait de beaucoup la paix, mais qu'il était impossible de l'espérer d'un homme sans foi, la promettant aujourd'hui pour la rompre demain; qu'au surplus il fallait laisser la décision de cette question aux puissances du continent, plus directement menacées que l'Angleterre, et qu'il n'y avait pour celle-ci qu'un principe de conduite, c'était l'union indestructible avec ces puissances. L'union avec l'Europe posée comme un principe absolu, et comme motif suffisant d'un armement de précaution. Le message n'avait donc qu'un but, se maintenir en alliance étroite avec les puissances du continent, et se mettre en mesure de répondre à leur appel, si par hasard elles avaient besoin des forces de terre et de mer de la Grande-Bretagne.
On ne pouvait plus adroitement dissimuler sous des vérités générales la vérité matérielle de la guerre résolue et promise à Vienne. Mais l'opposition ne se laissa point prendre au piége de ces raisonnements, et repoussa victorieusement tous les arguments des lords Liverpool et Castlereagh.
D'abord elle demanda si, en fait, et au moment même où l'on parlait, le gouvernement n'avait pas signé à Vienne l'engagement positif d'entreprendre la guerre contre la France, pour renverser Napoléon et rétablir les Bourbons. Soupçonnant la chose sans la savoir exactement, l'opposition avait posé la question en des termes dont lord Castlereagh abusa, avec un défaut de franchise qu'un ministre ne devrait jamais se permettre dans un État libre. Comme en effet on ne s'était pas exprimé de la sorte, comme on n'avait pas dit formellement dans le traité qu'on allait faire la guerre à la France pour substituer les Bourbons aux Bonaparte, bien que ce fût au fond le but qu'on poursuivait, lord Castlereagh, qui depuis deux jours cependant avait dans les mains le texte du traité du 25 mars, répondit, avec une fausseté mal déguisée, que l'Angleterre n'avait rien signé de pareil, et tâcha de faire entendre qu'elle n'avait pris que des engagements éventuels, et de pure précaution, conformes en un mot au message lui-même sur lequel la discussion était ouverte.
Réponse au ministère. L'opposition s'attache à démontrer qu'on fait la guerre pour le rétablissement des Bourbons, et que ce but ne vaut pas les difficultés et les dangers d'une nouvelle lutte. Trompée sur les faits, l'opposition ne se laissa pas vaincre dans les raisonnements. Son thème était que si on avait bien fait autrefois de combattre Napoléon à outrance, on agissait imprudemment et par les vieilles inspirations aristocratiques du parti tory, en prenant aujourd'hui l'engagement, dissimulé mais évident, de le combattre de nouveau; que le traité du 11 avril, conséquence naturelle de la situation en 1814, avait été violé sans pudeur, et de toutes les manières; que non-seulement on n'avait pas payé à Napoléon son subside, ce qui l'avait réduit à vendre une partie des canons de l'île d'Elbe, mais qu'on avait mis en question le duché de Parme assuré à sa femme et à son fils, refusé d'accorder une dotation promise au prince Eugène, et discuté presque publiquement si on ne le déporterait pas lui-même dans une île de l'Océan; qu'on lui avait donné par conséquent tous les droits imaginables de rompre le traité du 11 avril; que, descendu sur le territoire français, il y avait trouvé non-seulement l'armée, mais la nation disposée à lui ouvrir les bras; qu'avec l'armée seule il ne serait pas arrivé en vingt jours à Paris, entouré des acclamations du peuple des villes et des campagnes; qu'évidemment ce n'était pas comme chef d'une troupe de bandits, ainsi qu'on voulait bien le faire croire, qu'il était revenu sans tirer un coup de fusil, mais comme représentant vrai de la Révolution française; que les Bourbons au contraire n'avaient pas vu un bras se lever pour leur défense, ce qui ne prouvait guère que la nation les préférât aux Bonaparte; que dès lors, la guerre qu'on niait, mais qu'on était décidé à commencer sans retard, consistait réellement à prendre parti pour les Bourbons, qui s'étaient rendus suspects et antipathiques à la majorité de la nation française, contre Napoléon, qui était aux yeux des masses le représentant de leurs intérêts; que c'était là une ingérence dans les affaires intérieures d'une nation indépendante, tout à fait contraire aux principes de la Grande-Bretagne, ingérence que moralement il faudrait s'interdire, fût-elle utile aux intérêts britanniques, mais dont il fallait s'abstenir bien plus encore lorsqu'elle pouvait devenir funeste à ces intérêts; que Napoléon ne serait pas ce qu'il était, c'est-à-dire un homme d'un incontestable génie, s'il ne revenait pas modifié par le malheur; qu'évidemment il devait l'être dans une certaine mesure, puisqu'il se hâtait d'accepter les conditions du traité de Paris, par lui obstinément repoussées en 1814; qu'à la vérité, on niait sa bonne foi, et qu'on rappelait son ancienne et immense ambition; que ce qu'on disait de son ambition était assurément très-fondé, mais que depuis le congrès de Vienne, il n'était plus permis de parler de cette ambition sans parler de celles qui avaient usurpé la Pologne, morcelé la Saxe, privé de leur nationalité Venise et Gênes; que l'expérience avait prouvé que ces dernières étaient aussi à craindre, et avaient besoin d'être contenues autant au moins que celle de Napoléon; que dès lors si celui-ci, profitant des leçons de 1813 et 1814, proposait sérieusement la paix, c'était la peine d'y penser avant de se prononcer si brusquement pour la guerre; qu'autant valait lui que d'autres sur le trône de France; que recommencer la guerre, doubler encore une fois la dette anglaise, éterniser l' income-tax, braver enfin les chances d'une lutte qui pouvait devenir terrible si elle devenait nationale de la part de la France, tout cela pour rétablir les Bourbons, était le sacrifice des vrais intérêts de l'Angleterre aux vieux préjugés des torys, et que, si flatteurs que fussent les compliments de Louis XVIII, ils ne méritaient pas qu'on les payât d'un prix aussi considérable.
Perplexité du Parlement. Le Parlement était évidemment touché de ces raisons qui avaient frappé tous les esprits en Angleterre. À la vérité, quelques hommes politiques voyant qu'on avait gagné à Vienne autant que les puissances les plus ambitieuses, et que la guerre était un moyen certain de conserver ce qu'on avait gagné, inclinaient à la faire, mais ceux-là mêmes ne laissaient pas d'avoir des doutes sur le résultat, et ce qui paraissait plus sage à tous, c'était de prendre le temps de réfléchir avant de se décider. M. Ponsonby, placé entre le ministère et l'opposition, se fit l'organe de ce sentiment. L'opposition, en réponse au message, avait proposé une résolution qui tendait positivement à recommander au gouvernement la conservation de la paix. Adopter cette résolution, c'était se prononcer contre la guerre, et la majorité demandait avec raison qu'avant de s'arrêter à un parti quelconque, on laissât la situation s'éclaircir. M. Ponsonby, membre modéré des Communes, appuie le message ministériel. M. Ponsonby prenant Raisons sur lesquelles il se fonde pour appuyer ce message. la parole, dit que si dans le message il voyait la résolution formelle de la guerre, il ne le voterait point, car il était de ceux qui pensaient qu'il ne fallait pas repousser péremptoirement toutes les ouvertures de Napoléon; qu'il ne croyait pas, comme on l'avait dit, qu'il eût été rappelé par l'armée seule, qu'évidemment une grande partie de la nation française inclinait vers lui; qu'il fallait prendre un tel état de choses en grande considération, bien peser les avantages et les dangers de la guerre, préférer la paix si elle était sûre, ne préférer la guerre que si elle était indispensable, et offrait des chances suffisantes de succès, en un mot, examiner, réfléchir, et par conséquent faire au message une réponse conforme à son intention, qui était non pas de se rejeter immédiatement dans une lutte sanglante, mais de rester unis aux puissances du continent, avec des moyens suffisants pour les seconder dans leurs déterminations. Par ces motifs, et par ces motifs seuls, M. Ponsonby n'adoptait pas la proposition de l'opposition. Celle-ci alors pour éclaircir la question, interpella le cabinet plusieurs fois, le somma de déclarer la vérité, et d'avouer qu'en votant dans le sens du message, on votait la guerre certaine, et même très-prochaine. Une dénégation énergique et réitérée partit plusieurs fois des siéges occupés par les membres du cabinet, qui ne craignirent pas ainsi d'avancer un mensonge signalé, mensonge que les ministres britanniques, il faut le dire à l'honneur de leurs institutions, ne se sont jamais permis depuis avec ce degré d'audace.
La proposition de l'opposition n'obtint donc que très-peu de voix, une quarantaine tout au plus, et le ministère se vit appuyé par plus de deux cents.
Adoption du message, et ratification du traité du 25 mars. Ce vote à peine émis le gouvernement fit partir pour Vienne le traité du 25 mars, ratifié avec la réserve illusoire dont nous avons parlé, et il expédia deux membres du cabinet pour Bruxelles, afin de se mettre d'accord sur tous les points avec le duc de Wellington. Envoi de deux membres du cabinet à Bruxelles pour se concerter avec lord Wellington. Vues qu'on lui expose. Ils furent chargés de l'assurer qu'en voulait comme lui la guerre, et qu'on la soutiendrait énergiquement; que tout ce qu'on avait dit n'était qu'une ruse, rendue nécessaire par l'état des esprits en Angleterre; qu'on lui laissait le soin d'expliquer à Louis XVIII le vrai sens de la réserve ajoutée à l'article 8, laquelle était un pur ménagement pour certains scrupules, et n'empêchait pas qu'on ne désirât le rétablissement des Bourbons, et qu'on ne fût prêt à y travailler avec autant d'énergie qu'auparavant. Le gouvernement fit dire en outre à lord Wellington qu'il fournirait les 6 millions sterling promis aux trois grandes puissances, mais qu'il lui était impossible d'aller au delà, et que relativement aux petites puissances allemandes il tâcherait de leur attribuer la plus forte part de la compensation due en argent pour l'incomplet du contingent de 150 mille hommes. Enfin il pressa vivement lord Wellington de bien faire connaître ses plans et ceux de la coalition, pour qu'on pût y prendre confiance et les seconder. En attendant, afin de conformer la conduite au langage tenu dans le Parlement, l'amirauté donna à la marine anglaise l'ordre de respecter le pavillon tricolore qu'elle n'avait pas respecté jusqu'alors, car elle tirait sur ce pavillon en laissant passer librement le pavillon blanc. L'amirauté permit même aux bâtiments de commerce des deux nations de fréquenter les ports de l'une et de l'autre. C'était une feinte de deux ou trois mois à s'imposer jusqu'au jour des premières hostilités.
Prudence de lord Wellington, et efforts qu'il fait pour tempérer les Prussiens et les émigrés français. Arrivés à Bruxelles les représentants du cabinet britannique trouvèrent le duc de Wellington fort disposé à admettre tous les ménagements de forme, pourvu que le fond n'en souffrît point, et dans cette pensée, s'efforçant de contenir les Prussiens d'un côté, les émigrés français de l'autre, pour qu'il ne fût pas commis d'imprudence. Cette double tâche était également difficile, car chez les uns et les autres les passions étaient singulièrement excitées. Les Prussiens étaient parvenus à un degré de fureur difficile à exprimer. Ils parlaient d'entrer de nouveau en France, et cette fois de n'y laisser debout ni un palais ni une chaumière. Folles passions des Prussiens. Leurs principaux corps de troupes campaient aux environs de Liége, et comme cette ville avait conservé des sentiments favorables à la France, ils y commettaient toute sorte de violences, exerçaient contre les habitants une police inquisitoriale, enfermaient ou exilaient ceux qui étaient accusés de connivence avec les Français, et étendaient particulièrement leurs rigueurs sur les troupes saxonnes, qui depuis le morcellement de la Saxe se repentaient fort de leur conduite à Leipzig, et ne prenaient pas la peine de le cacher. Les manifestations de ces troupes avaient été telles qu'il avait fallu les faire passer sur les derrières, pour les désarmer. Blucher voulait en outre trier les soldats saxons qui étaient devenus Prussiens en vertu des derniers arrangements de Vienne, et les incorporer dans son armée. Les Saxons au contraire refusaient de se soumettre à cette dislocation, et menaçaient d'une violente résistance, secondés qu'ils étaient par toutes les sympathies des Liégeois. On avait conseillé à Blucher d'ajourner cette mesure, mais il ne paraissait vouloir écouter aucun conseil de modération. Un journal insensé, le Mercure du Rhin, était l'interprète des passions des Prussiens. Suivant ce journal il ne fallait pas combattre les Français comme des adversaires ordinaires, mais les traiter comme des chiens enragés, dont on se débarrasse en les assommant. Il fallait faire la guerre à Napoléon, sans doute, mais au peuple français plus encore qu'à Napoléon, car ce peuple par son orgueil et son ambition tourmentait l'Europe depuis vingt-cinq ans; il fallait le briser comme corps de nation, le partager en Bourguignons, en Champenois, en Auvergnats, en Bretons, en Aquitains, qui auraient leurs rois particuliers, détacher les Alsaciens, les Lorrains, les Flamands, restituer ceux-ci à l'empire germanique, et rendre à cet empire sa force d'unité en lui donnant un empereur; il fallait par conséquent faire en Allemagne le contraire de ce qu'on ferait en France, puisqu'on lui ôterait ses rois pour leur substituer un empereur, tandis qu'on ôterait à la France son empereur pour lui imposer cinq ou six rois; il fallait prendre les biens nationaux, fruits du pillage révolutionnaire, et en faire ou des dotations pour les armées coalisées, ou le gage d'un papier qui servirait à solder la nouvelle guerre de la coalition. Ces extravagances, délayées dans des articles aussi révoltants par la forme que par le fond, étaient reproduites chaque matin dans ce journal, et colportées sur tous les bords du Rhin.
À ce langage les Prussiens ajoutaient des projets militaires qui n'étaient guère plus sages. Ils auraient voulu marcher tout de suite sur Paris, sans s'inquiéter si les autres armées de la coalition étaient prêtes à soutenir leurs efforts. Ils avaient la prétention à eux seuls, aidés tout au plus de quelques Anglais, Hanovriens et Hollandais, de tout renverser sur leur passage, et de finir la guerre d'un coup.
Emportements des émigrés français. À Gand, où s'était rendu Louis XVIII, se trouvait un autre foyer de passions non moins déraisonnables. Si quelques-uns des ministres qui avaient suivi Louis XVIII, tels que MM. Louis et de Jaucourt, cherchaient dans les événements une leçon, les autres n'y voyaient qu'un motif de rigueurs trop différées. On y disait couramment que l'armée française était un composé de brigands dont il fallait se défaire, qu'on avait trop flatté ses chefs, qu'il fallait revenir d'une telle politique, abattre quelques têtes parmi les généraux et les révolutionnaires fameux, et faire ainsi succéder l'énergie à la faiblesse. On ne voulait voir dans le retour de Napoléon que le résultat d'une vaste conspiration, et dans la conduite de ceux qui avaient favorisé ce retour, qu'une trahison au lieu d'un entraînement. Il y avait une tête vouée d'avance à toutes les malédictions, et on la désignait hautement, c'était celle de l'infortuné maréchal Ney. Ainsi, loin de songer à se corriger, on songeait à se venger, et à se souiller d'un sang dont on devait à jamais regretter l'effusion!
Mesure gardée par Louis XVIII. Il faut reconnaître, à l'éloge de Louis XVIII, que s'il manquait de chaleur d'âme, il était exempt aussi de ces passions déplorables, qu'il laissait dire ces folies sans les répéter, sans les encourager, et se bornait à souhaiter que la coalition le rétablît bientôt sur le trône. Il admettait même la nécessité d'accorder à son frère, à ses neveux, aux gens de la cour, moins de part au gouvernement, et beaucoup plus à ses ministres. Malheureusement certains diplomates étrangers, que leurs lumières auraient dû garantir des égarements du moment, en fournissaient eux-mêmes l'exemple, et le comte Pozzo écrivait sur ce sujet à lord Castlereagh une lettre où à beaucoup de sens politique se joignaient les paroles furieuses qui suivent. Langage du comte Pozzo di Borgo. «Nous avons laissé Louis XVIII front à front avec tous les démons de la révolution, et nous l'avons chargé de nos imprudences et des siennes. Bonaparte étant survenu dans cette position, l'armée a renversé le trône qu'elle devait soutenir, le peuple a été étonné et stupide; il applaudira davantage à la pièce contraire, lorsque, comme je l'espère, nous lui donnerons cette pièce. Mais il ne faudra pas nous contenter des compliments qui nous attendent. Si nous voulons notre repos, il faut mettre le Roi à même de disperser l'armée et d'en créer une nouvelle, et de purger la France de cinquante grands criminels dont l'existence est incompatible avec la paix. Les Français doivent se charger de l'exécution, et les alliés leur donner l'occasion de pouvoir le faire. Notre salut est dû à notre union, et notre union est beaucoup l'effet d'une heureuse combinaison de circonstances qui ne se renouvellera pas aisément.» Ces paroles, dans la bouche d'un homme remarquable par la supériorité de son esprit, et qui plus tard fit preuve de la plus haute raison, prouvent quelles passions aveugles animaient alors l'Europe tout entière.
Conférences entre les Anglais et les Prussiens sur le plan de campagne. C'est au milieu de ces emportements que le sage duc de Wellington était chargé d'apporter quelque calme, et, comme on le pense bien, il y avait de la peine. Mais comme il s'agissait surtout d'opérations militaires, et qu'en cette matière il avait une grande autorité et un pouvoir formel, il se contentait de faire prévaloir sous ce rapport les vues de sa prudence, et quant au reste il laissait dire. Pourtant il déplorait le langage des journaux publiés sur les bords du Rhin, et exprimait la crainte qu'on ne renouvelât la faute du manifeste du duc de Brunswick. Il conseillait au maréchal Blucher de ménager les Saxons, et de ne pas chercher encore à incorporer ceux qui appartenaient à la Prusse. Il conseillait au roi Louis XVIII d'écarter les influences de cour, d'adopter, à l'exemple de l'Angleterre, un ministère sérieusement responsable, et concentrant dans sa main la puissance avec la responsabilité. Quant à la question militaire, il tint des conférences à Gand avec les représentants du cabinet britannique, avec les généraux prussiens, et avec le duc de Feltre, ministre de la guerre de Louis XVIII. Lord Wellington fait adopter ses vues, et prend un grand ascendant sur les Prussiens. Bien que dans ces conférences on évaluât très-bas les forces de la France, le duc de Wellington trouva dans tout ce qu'on lui dit des motifs de prudence plutôt que de témérité. Il parvint à persuader au général Gneisenau, représentant de Blucher, qu'il y avait peu d'avantage à se presser, qu'il fallait d'abord se serrer aux Anglais avec le gros de l'armée prussienne, afin de composer au Nord une masse de 250 mille hommes, et attendre ensuite qu'une force égale s'avançât par l'Est sous le prince de Schwarzenberg, et fût même assez rapprochée pour faire sentir vivement son action. Différer ainsi la victoire pour la rendre plus certaine, marcher méthodiquement en deux grosses colonnes, dont chacune serait de beaucoup supérieure aux forces supposées de Napoléon, assurer sa marche en prenant les places qu'on trouverait sur son chemin, puis acculer Napoléon sur Paris, et l'étouffer sous la réunion accablante de 4 à 500 mille combattants, en évitant de donner prise à son génie manœuvrier, tel était le plan du duc de Wellington, calqué sur la campagne de 1814, dont il ne retranchait que les imprudences de Blucher. Le général Gneisenau, qui était homme d'esprit, se rendit à ces vues, et promit de la part de l'armée prussienne autant de déférence aux conseils du général anglais que de dévouement à la cause commune. Il fut convenu que la concentration des troupes destinées à opérer vers le nord de la France s'exécuterait le plus tôt possible; que les Anglais, les Hollando-Belges, les Hanovriens, les Brunswickois, etc., composant l'armée propre du duc de Wellington, s'assembleraient prochainement entre Bruxelles et Mons, et borderaient la rive gauche de la Sambre, tandis que les Prussiens viendraient en border la rive droite en se portant sans perte de temps de Liége sur Charleroy; qu'ils se tiendraient en communication étroite les uns avec les autres au moyen de ponts nombreux, prêts à se porter secours si, pendant qu'ils attendraient le reste des coalisés, leur terrible adversaire fondait sur eux à l'improviste. La calme et forte raison de lord Wellington prit dès lors dans les conseils prussiens un ascendant qui devait pour notre malheur exercer une immense influence sur la suite des événements.
Effet produit sur l'esprit de Napoléon par la connaissance acquise des projets de la coalition. Telles avaient été les négociations et les combinaisons militaires du côté des puissances coalisées, du 20 mars au 10 avril. Napoléon ne s'était fait aucune illusion: pourtant, en voyant ses courriers arrêtés à Mayence, à Kehl, à Turin, en voyant surtout M. de Flahault, parvenu jusqu'à Stuttgard, obligé de rebrousser chemin, il comprit que les passions étaient plus violentes encore qu'il ne l'avait imaginé. Du reste le retour de son émissaire secret, M. de Montrond, ajouta à la connaissance générale qu'il avait de l'état des choses, la connaissance précise de particularités qui auraient affligé son cœur, s'il eût été moins habitué aux coups du sort. Il sut par les diverses communications dont M. de Montrond était chargé, que sa femme, dominée par le goût du repos, par le vulgaire intérêt du duché de Parme, peut-être par des sentiments moins avouables, s'était livrée et avait livré son fils à l'autorité du congrès, et qu'elle ne viendrait point à Paris. Il reconnut que la résolution de le combattre était poussée jusqu'à la fureur, et qu'on voulait le frapper d'une véritable excommunication politique, emportant interdiction des rapports les plus simples, même de ceux que le droit public, dans l'intérêt de l'humanité, commande d'entretenir en temps de guerre. Il est peu surpris, et il se décide à faire connaître la vérité tout entière à la France. Il n'avait au fond jamais douté de ce qu'il venait d'apprendre, seulement il trouvait que la réalité dépassait ses prévisions, et il n'en était ni surpris, ni courroucé, car il sentait bien qu'il s'était attiré ce débordement de colères. Il n'y a pas au monde de juge plus infaillible, surtout contre lui-même, qu'un grand esprit qui a failli, qui sent ses fautes, et qui voudrait les réparer! Napoléon était donc résolu, malgré sa bouillante nature, à ne céder à aucun emportement, à tout supporter, et à tout dire au public. Jusqu'alors il s'était contenté, en passant des revues, de répéter qu'il ne se mêlerait plus des affaires des autres nations, mais qu'il ne souffrirait pas qu'on se mêlât de celles de la France, et il n'avait pu aller plus loin, n'ayant reçu aucune déclaration de guerre. Si en effet il eût devancé les manifestations des cabinets étrangers, on n'aurait pas manqué d'imputer à son esprit querelleur cette promptitude à prêter des intentions hostiles à l'Europe. Mais après des faits patents, officiels, comme ceux qui venaient de se produire, il n'y avait plus à hésiter: il fallait parler ouvertement, pour que la France sût à quel état de dépendance on prétendait la réduire, car on ne voulait pas même lui permettre de choisir son gouvernement, pour que les nations de l'Europe sussent aussi qu'on allait de nouveau verser leur sang, non en vue de leur indépendance, ou même de leur ambition, puisque Napoléon concédait jusqu'aux arrangements de Vienne, mais afin de satisfaire les passions de leurs maîtres, pour que la nation anglaise enfin sût à quel point on la trompait. Il était urgent en outre de promulguer les décrets relatifs aux anciens militaires, aux gardes nationaux mobilisés, et aux diverses mesures d'armement, car si le travail préliminaire avait pu jusqu'ici se faire dans les bureaux, la publicité officielle du Moniteur était désormais nécessaire pour obtenir l'obéissance de ceux qu'on allait appeler à la défense du pays. L'orgueil seul de Napoléon aurait pu souffrir de ce qu'il allait publier, mais sa gloire passée lui rendait toutes les humiliations bien supportables, et d'ailleurs cet orgueil qui avait tant failli, ne pouvait plus intéresser le monde qu'en s'humiliant pour un grand but, celui d'éclairer l'Europe sur la justice de sa cause.
Publication de la déclaration du 13 mars, et commentaire de cette déclaration par le Conseil d'État. Il commença par faire publier comme officielle la déclaration du 13 mars, dont il n'avait été parlé que d'une manière vague, et comme d'une pièce douteuse. Il la fit suivre d'une consultation du Conseil d'État, qui était en ce moment l'autorité morale la plus haute, les Chambres étant dissoutes. Ce corps, après avoir constaté l'authenticité de la déclaration du 13 mars, soutenait que cette pièce, émanée réellement des souverains réunis en congrès, outrageait à la fois le droit, la vérité des faits, le bon sens, et n'était qu'une provocation pure et simple à l'assassinat. Il soutenait que Napoléon à l'île d'Elbe était, d'après le traité du 11 avril, un souverain véritable, que l'étendue du territoire n'était d'aucune considération, que les droits attachés à la souveraineté lui avaient été assurés, que dès lors en débarquant au golfe Juan, et en commettant ainsi un acte d'agression contre un monarque imposé à la France, il n'avait encouru que les conséquences attachées à l'exercice du droit de la guerre, c'est-à-dire la diminution ou la privation de ses États, même la captivité de sa personne, s'il avait été vaincu, mais nullement la mort, qui n'était permise que sur le champ de bataille contre des combattants refusant de se rendre; qu'en le mettant hors la loi, et en provoquant chacun à lui courir sus, l'ordonnance du Roi du 6 mars et la déclaration du congrès de Vienne du 13 avaient pris le caractère d'une provocation à l'assassinat, interdite entre nations civilisées; que d'ailleurs dans l'acte du 13 mars la vérité des faits était aussi outragée que le droit; que le traité du 11 avril avait été violé de toutes les manières, qu'on avait pris ou séquestré les propriétés privées de la famille Bonaparte, refusé d'acquitter soit à Napoléon lui-même, soit à ses proches le subside stipulé, refusé également à certaines catégories de militaires la somme de deux millions que Napoléon avait été autorisé à leur distribuer; que le duché de Parme promis à Marie-Louise avait été mis en question, et retiré à son fils auquel il était dû; que la dotation promise au prince Eugène avait été déniée; qu'enfin Marie-Louise et son fils avaient été empêchés (ce qui était vrai pour une certaine époque) de se rendre à l'île d'Elbe auprès de leur époux et père; qu'ainsi la violation du traité du 11 avril était le fait du gouvernement royal, non du monarque sorti de l'île d'Elbe, que dès lors celui-ci n'avait point été l'agresseur; que sous un autre rapport, celui des vœux de la France, il avait été plus fondé encore à se conduire comme il l'avait fait, car il avait su que la nation française humiliée dans sa gloire, menacée dans ses droits, exposée à un bouleversement prochain par les attaques incessantes aux acquéreurs de biens nationaux, désirait qu'on l'affranchît des périls sans nombre suspendus sur sa tête; qu'ainsi Napoléon autorisé par la violation du traité du 11 avril à ne plus en observer les conditions, avait reçu l'approbation la plus éclatante de sa conduite par l'accueil que la France lui avait fait; qu'il n'avait donc point de torts, tandis qu'on les avait eus tous envers lui, surtout en se rendant coupable d'une provocation à l'assassinat, à laquelle il avait répondu en remettant le duc d'Angoulême en liberté, et en laissant en France les duchesses d'Orléans et de Bourbon.
Rapport de M. de Caulaincourt exposant l'arrestation de tous les courriers français. Cette déclaration, quelque bien motivée qu'elle fût, n'avait que l'importance banale d'une récrimination: mais Napoléon la fit suivre d'une pièce plus grave, c'était un rapport de M. de Caulaincourt sur les tentatives infructueuses qu'il avait faites pour établir des relations diplomatiques avec les puissances européennes. Dans ce rapport inséré le 13 avril au Moniteur, on ne parlait pas, bien entendu, de la mission secrète confiée à M. de Montrond, mais des courriers envoyés pour annoncer les intentions pacifiques de l'Empereur, courriers arrêtés à Turin, à Kehl, à Mayence; on y racontait l'arrestation de M. de Flahault à Stuttgard, le refus de recevoir à Douvres le message au prince régent, et le renvoi de ce message au congrès de Vienne. Ces faits étaient exposés avec une parfaite modération de langage, mais aussi avec une fermeté qui ne laissait percer aucune crainte. Les pièces refusées étaient insérées textuellement dans le Moniteur, pour rendre la France et l'Europe juges de la conduite des deux parties, celle qui voulait parler, celle qui ne voulait pas entendre. La conclusion tirée de ces communications était qu'il ne fallait ni se faire illusion, ni s'alarmer, mais voir les choses telles qu'elles étaient, et se préparer à repousser des hostilités qui, sans être absolument certaines, devenaient infiniment probables.
Insertion au Moniteur des discussions du Parlement d'Angleterre, et des articles des journaux allemands les plus violents. Napoléon fit en outre publier les discussions du parlement d'Angleterre, les extraits les plus significatifs des journaux étrangers, et notamment les articles du Mercure du Rhin. Par là le public se trouvait averti, et ne pouvait plus douter des intentions des puissances. Rien ne s'opposait dès lors à la promulgation des décrets relatifs à l'armement de la France, et c'était à l'armée qui avait voulu le rétablissement de l'Empire, c'était aux habitants des campagnes qui avaient voulu garantir l'inviolabilité des acquisitions nationales, c'était à tous les hommes enfin qui avaient désiré venger la Révolution des entreprises de l'émigration, à s'unir pour soutenir le chef qu'ils avaient rétabli sur le trône. On pouvait au surplus compter sur un zèle véritable de leur part, et sur des efforts qui, bien dirigés, avaient quelque chance de réussir, si toutefois la fortune n'était pas trop contraire.
Ayant fait connaître la vérité tout entière, Napoléon publie les décrets relatifs à l'armement de la France. En conséquence Napoléon fit publier avec les divers actes que nous venons de mentionner, les décrets relatifs au rappel des anciens militaires et à l'organisation des gardes nationales mobiles. Ces décrets, fondés sur des lois antérieures, dont ils ordonnaient et réglaient l'exécution, avaient un caractère parfaitement légal, et n'étaient plus un usage du pouvoir absolu que Napoléon s'était jadis attribué. Les anciens militaires étaient appelés à venir défendre la cause de la France, si chère à leur cœur, avec promesse d'être à la paix immédiatement renvoyés dans leurs foyers. Ils avaient le choix ou de se rendre aux régiments dans lesquels ils avaient servi jadis, ou de joindre les régiments les plus voisins. Les gardes nationaux étaient astreints au service sédentaire de 20 à 60 ans. De 20 à 40, ils pouvaient, suivant leur âge, leur force physique, leurs goûts, leur situation de famille, être appelés à faire partie des compagnies d'élite, et à servir dans les places ou sur les ailes de l'armée active. Un comité d'arrondissement composé du sous-préfet, d'un membre du conseil d'arrondissement, d'un officier de gendarmerie, avait mission de désigner les hommes qui, sous le titre de grenadiers ou chasseurs, composeraient ces compagnies d'élite. Ceux qui avaient de l'aisance étaient tenus de s'habiller à leurs frais, les autres devaient être habillés aux frais des départements. L'État se chargeait d'armer les uns et les autres. Les officiers, à partir du grade de chef de bataillon, devaient être nommés par l'Empereur, et au-dessous de ce grade par les comités de département, sur la présentation des comités d'arrondissement. Les ministres de la police et de l'intérieur avaient joint à ces décrets des circulaires aux préfets, dans lesquelles ils cherchaient à exciter le zèle des citoyens, et disaient sur l'intérêt qu'on avait à défendre la dynastie impériale des choses qui, dans leur bouche, étaient beaucoup mieux placées que dans la bouche de l'Empereur.
Quoique ces décrets eussent été tardivement publiés, aucun temps n'avait été perdu pour leur exécution. Ce dernier du reste n'avait pas besoin que son activité fût stimulée: il travaillait jour et nuit à diriger ou à presser le zèle de l'administration, au moyen de cette attention universelle et infatigable qui embrassait à la fois l'ensemble et les détails. Il n'avait pu insérer plus tôt au Moniteur les décrets relatifs aux anciens militaires et aux gardes nationaux, car en publiant des mesures aussi significatives avant des actes patents des cabinets étrangers, il se serait donné les apparences de la provocation au lieu de celles de la défense légitime. Soin avec lequel Napoléon les fait exécuter. Mais il n'y avait heureusement pas de temps perdu, car ces décrets, publiés plus tôt, n'auraient trouvé ni à Paris, ni dans les provinces, des agents prêts à les mettre à exécution. Pour le décret notamment qui était relatif à la garde nationale, il avait fallu créer toute une administration nouvelle, et quant à celui qui concernait les anciens militaires, comme il s'adressait à des hommes dont l'éducation était faite, les quelques jours de retard étaient peu regrettables, car à l'instant même de leur arrivée au corps, ils étaient propres à entrer dans les bataillons de guerre. Départ des troisièmes bataillons. Les hommes en congé de semestre commençant à arriver dans les régiments, Napoléon ordonna de diriger vers les corps d'armée les troisièmes bataillons, n'eussent-ils que 400 hommes, sauf à les compléter plus tard. Mobilisation des gardes nationaux. Quant aux gardes nationaux à mobiliser, il prescrivit de procéder sur-le-champ à la formation des bataillons d'élite, de leur donner une simple blouse avec un collet de couleur, et des fusils non réparés, et de les diriger sur les places les plus voisines, pour rendre immédiatement disponibles les troupes de ligne. L'organisation, l'équipement, l'armement de ces bataillons devaient s'achever dans les places. Mesures relatives à la cavalerie. Quant à la cavalerie, Napoléon s'étant aperçu que les achats de chevaux s'exécutaient lentement, que le licenciement de la maison du Roi n'avait procuré que 300 chevaux au lieu de 3 mille qu'il avait espérés, résolut d'en prendre tout de suite 7 à 8 mille à la gendarmerie, en les lui payant immédiatement, afin qu'elle pût les remplacer sans retard. Emprunt de sept à huit mille chevaux à la gendarmerie. C'étaient des chevaux bien dressés, bien nourris, auxquels il ne manquait qu'un peu d'habitude de la fatigue. Achats dans les campagnes. Il renouvela l'ordre de faire partir des officiers de remonte pour courir la France l'argent à la main, et y acheter des chevaux. Il répétait que de Cannes à Grenoble il avait trouvé en à acheter tant qu'il avait voulu, qu'en se transportant chez les agriculteurs, on en recueillerait un grand nombre, que c'était d'ailleurs par l'ensemble et la variété des moyens qu'on arrivait en toutes choses à se procurer les quantités nécessaires. En attendant il ne négligeait pas le dépôt de Versailles, et n'en remettait le soin qu'à lui-même. Ateliers d'armes et d'habillements. Les ateliers d'armes et d'habillements avaient été développés de manière à obtenir par jour mille fusils neufs, deux mille réparés, et mille habillements complets. C'est avec une surveillance continue et l'argent comptant qu'il s'assurait ces résultats.
Napoléon, non content des déclarations de son cabinet, veut faire une manifestation personnelle en passant en revue la garde nationale de Paris. Non content de la publicité donnée aux actes des puissances envers la France, il voulut faire une manifestation personnelle, et la faire devant la garde nationale de Paris, qu'on lui avait rendue suspecte au moment de son arrivée. Cette garde se composait du haut et moyen commerce de la capitale, de cette bonne bourgeoisie en un mot, qui aurait mieux aimé corriger les Bourbons en leur résistant légalement, que les renverser pour les remplacer par Napoléon, de qui elle attendait la guerre et peu de liberté. Toutefois si Napoléon était revenu sans elle, et presque malgré elle, il était revenu par une sorte de prodige, et sans verser une goutte de sang; il se présentait comme amendé sous les rapports les plus essentiels; il éloignait l'émigration, relevait les principes de 1789, faisait reluire la gloire de la France si chère au peuple de la capitale, et enfin il était menacé par l'Europe qui voulait le détruire par des moyens révoltants et attentatoires à l'indépendance nationale! Dispositions de la bourgeoisie de Paris. C'étaient là bien des motifs pour lui ramener la bourgeoisie parisienne, et, disons-le, tous les bons citoyens dont elle était remplie. Certainement il aurait fallu ne pas le laisser revenir, l'en empêcher même à tout prix, si on l'avait pu; mais une fois remis en possession du pouvoir, donnant des signes frappants de retour à une politique saine au dedans comme au dehors, proscrit par l'Europe d'une manière qui impliquait la négation de tous nos droits, le soutenir était à la fois un acte de bon sens et de vrai patriotisme.
Du reste, dans un corps nombreux il y a toujours de toutes les opinions, en quantité plus ou moins grande selon l'esprit qui y règne, et il suffit d'ôter la parole aux uns, de la donner aux autres, pour en modifier les sentiments apparents, et quelquefois même les sentiments réels. Outre que par le fait seul du rétablissement paisible de Napoléon et par ses professions de foi, la garde nationale était fort apaisée, on avait changé beaucoup de ses officiers, et ranimé le zèle des hommes qui détestaient l'émigration et l'étranger. Elle était donc disposée à faire à l'Empereur un accueil infiniment plus favorable que dans les premiers jours.
Revue de la garde nationale parisienne le 16 avril. On la réunit le dimanche 16 avril sur la place du Carrousel, et on fit ranger d'un côté les quarante-huit bataillons dont elle se composait, et de l'autre les troupes belles et nombreuses qui traversaient la capitale pour se rendre aux frontières. Napoléon s'était réservé le commandement personnel de la milice parisienne, et n'avait délégué au général Durosnel, son aide de camp, que le commandement en second. Il en parcourut les rangs à cheval avec cette assurance imposante qu'il devait à la fermeté de son caractère et à vingt ans de commandement sur les plus grandes armées de l'univers. Les vives acclamations d'une minorité ardente, que la masse ne désapprouvait point mais n'imitait pas non plus, donnèrent presque à cette revue l'apparence de l'enthousiasme. Après avoir parcouru les rangs des quarante-huit bataillons Napoléon fit former les officiers en cercle autour de lui, et leur adressa, d'une voix claire et vibrante, l'allocution suivante.
Allocution de Napoléon. «Soldats de la garde nationale de Paris, je suis bien aise de vous voir. Je vous ai formés il y a quinze mois pour le maintien de la tranquillité publique dans la capitale et pour sa sûreté. Vous avez rempli mon attente; vous avez versé votre sang pour la défense de Paris, et si les troupes ennemies sont entrées dans vos murs, la faute n'en est pas à vous, mais à la trahison, et surtout à la fatalité qui s'est attachée à nos affaires dans ces malheureuses circonstances.
»Le trône royal ne convenait pas à la France. Il ne donnait aucune sûreté au peuple sur ses intérêts les plus précieux. Il nous avait été imposé par l'étranger, et s'il eût existé il eût été un monument de honte et de malheur. Je suis arrivé armé de toute la force du peuple et de l'armée pour faire disparaître cette tache, et rendre tout leur éclat à l'honneur et à la gloire de la France.
»Soldats de la garde nationale, ce matin même le télégraphe de Lyon m'a appris que le drapeau tricolore flotte à Antibes et à Marseille. Cent coups de canon, tirés sur toutes nos frontières, apprendront aux étrangers que nos dissensions civiles sont terminées; je dis les étrangers, parce que nous ne connaissons pas encore d'ennemis. S'ils rassemblent leurs troupes, nous rassemblerons les nôtres. Nos armées sont toutes composées de braves qui se sont signalés dans cent batailles, et qui présenteront à l'étranger une barrière de fer, tandis que de nombreux bataillons de grenadiers et de chasseurs des gardes nationales garantiront nos frontières. Je ne me mêlerai point des affaires des autres nations; malheur aux gouvernements qui se mêleraient des nôtres!...
»Soldats de la garde nationale, vous avez été forcés d'arborer des couleurs repoussées par la France, mais les couleurs nationales étaient dans vos cœurs. Vous jurez de les prendre toujours pour signe de ralliement, et de défendre ce trône impérial, seule et naturelle garantie de vos droits. Vous jurez de ne jamais souffrir que des étrangers, chez lesquels nous avons paru plusieurs fois en maîtres, se mêlent de notre gouvernement. Vous jurez enfin de tout sacrifier à l'honneur et à l'indépendance de la France!...»
Accueil fait aux paroles de Napoléon. Ce discours, parfaitement approprié à l'auditoire, et qui faisait sentir la gravité de la situation, fut chaleureusement applaudi par les officiers auxquels il s'adressait. Ils crièrent tous en agitant leurs épées: Nous le jurons, nous le jurons!—Napoléon vit ensuite défiler sous ses yeux vingt mille hommes de garde nationale, à peu près autant de troupes de ligne, et il eut lieu de se féliciter de cette journée. Il avait dit à la France ce qu'il voulait qu'elle sût, et il avait fait sa paix avec la garde nationale parisienne, c'est-à-dire avec cette partie sage et honnête de la population, qui a toujours une influence décisive sur la destinée des gouvernements.
La résidence de Napoléon transférée à l'Élysée. Le lendemain 17 il quitta les Tuileries pour s'établir au palais de l'Élysée, qu'il trouvait plus agréable à habiter au printemps, et qui lui permettait d'interrompre son immense travail par quelques promenades sous de beaux ombrages. D'ailleurs il avait sensiblement changé de manière d'être. Il avait toujours été simple, naturel, familier même, mais jamais il n'avait été aussi accessible. Il convenait en effet à sa position présente de se laisser approcher, afin de pouvoir persuader ceux qu'il avait besoin de ramener à sa personne et à sa nouvelle façon de penser. Sa manière d'y vivre. À l'Élysée, où la reine Hortense faisait les honneurs, il pouvait avec moins d'appareil qu'aux Tuileries appeler à sa table les personnages divers qu'il désirait entretenir, et sur lesquels il voulait exercer non-seulement l'ascendant, mais le charme puissant de son esprit.
Son frère Joseph était revenu de Suisse fort à propos, car le jour même de son départ il allait être arrêté par ordre de la coalition. Napoléon l'établit au Palais-Royal, avec le titre de prince français, un traitement convenable, et la recommandation expresse de beaucoup d'économie et de modestie. Ces précautions n'étaient pas inutiles, la vue de ce frère ayant déjà causé certaines défiances. On craignait tout ce qui rappelait l'ancien Empire, et surtout ce vaste système de royautés de famille qui avait tant contribué à soulever l'Europe contre la France. Napoléon avait envoyé une frégate chercher sa mère qui de l'île d'Elbe s'était rendue à Naples, sa sœur qu'on détenait à Livourne, et ceux de ses frères qui avaient pu se soustraire aux mains de la coalition. Il lui était doux de les avoir auprès de lui, mais il désirait que leur attitude n'offusquât en rien le nouvel esprit qui se manifestait en France, et entendait leur imposer la simplicité qu'il s'imposait à lui-même par goût autant que par calcul. Tristesse de Napoléon succédant bientôt à la joie de son retour. D'heure en heure d'ailleurs il s'attristait sans le laisser voir, et ses partisans s'attristaient également sans se rendre compte de ce qu'ils éprouvaient, et sans savoir le dissimuler aussi bien que lui.
Le retour triomphal de Napoléon en France avait exercé sur les imaginations une sorte de prestige: Causes de cette tristesse. non-seulement ses amis personnels, mais tous ceux qui avaient trouvé dans le rétablissement de l'Empire la satisfaction de leurs passions, de leurs intérêts, ou de leurs préjugés, avaient éprouvé un instant d'enthousiasme dont ils n'avaient pu se défendre. Mais cet enivrement avait été de courte durée, et bientôt les difficultés avaient apparu, difficultés énormes au dedans et au dehors: Profonde division des partis. au dedans, division profonde des partis, diversité complète dans leurs vues, et par exemple, les bonapartistes bornant leurs prétentions au maintien de l'Empire, tandis que les révolutionnaires entendaient se servir de Napoléon un moment pour s'en débarrasser ensuite quand l'étranger serait repoussé: au dehors, passion effrénée de détruire l'homme redoutable qui était venu s'emparer encore une fois des forces de la France, et la France elle-même, dont on détestait l'énergie sans cesse renaissante. Haine implacable de l'Europe. Bien qu'autrefois les partisans de Napoléon eussent une immense confiance dans sa fortune et dans son génie, bien que les derniers événements eussent en partie relevé cette confiance, ils étaient saisis d'une inquiétude secrète en voyant toutes les puissances de l'Europe marcher contre nous avec une ardeur incroyable, et ils se demandaient si la France aurait le moyen de résister à tant d'ennemis, si en moins d'une année elle aurait pu refaire assez complétement ses forces pour leur tenir tête à tous, si Napoléon enfin par ses combinaisons parviendrait à les écraser, car il ne faudrait pas moins que les écraser pour désarmer leur haine implacable. Secrets pressentiments de Napoléon et de ses partisans. Lui-même, quoique doué d'une fermeté indomptable, n'avait plus cette audace sereine des temps passés, inspirée par une suite de succès prodigieux. Il était sérieux, même triste, cherchait à le dissimuler à tous les regards, et y réussissait grâce à la prodigieuse animation de son esprit. Mais il retombait sur lui-même dès qu'il se trouvait seul, ou dans son intimité qui était réduite à cinq ou six personnes, la reine Hortense, le prince Cambacérès, M. de Caulaincourt, M. de Bassano, M. Lavallette, et Carnot enfin qui en l'approchant de plus près s'était attaché à lui cordialement. Au milieu de ces personnages, qui avaient quelquefois le conseil jamais le reproche à la bouche, Napoléon parlait de toutes choses avec une sincérité parfaite, et vraiment noble lorsqu'il s'agissait de ses fautes. Il disait que les négociations tentées au dehors n'étaient pas même des négociations, qu'on aurait dans deux mois l'Europe entière sur les bras, et que pour lui résister on aurait des forces un peu refaites sans doute par une année de repos, mais tellement inférieures en nombre qu'il faudrait des prodiges pour triompher. Napoléon n'espère son salut que de prodigieux efforts de génie et d'héroïsme. Il avait le sentiment que les souverains, élevés par sa ruine à un rang qu'ils n'avaient jamais occupé en Europe, ne consentiraient pas facilement à en descendre, que vaincus dans une campagne ils en recommenceraient une seconde, qu'il faudrait par conséquent se résigner à une lutte à mort, lutte que l'armée, que certaines provinces frontières soutiendraient avec vigueur et persévérance, mais que la nation, toujours prévenue contre les guerres du premier Empire, soutiendrait à contre-cœur, parce qu'elle se croirait comme jadis sacrifiée à un seul homme. Napoléon ne se flattait donc pas beaucoup, et n'avait pas pris les acclamations des soldats ravis de revoir leur ancien général, des acquéreurs de biens nationaux charmés de recouvrer la sécurité perdue, des révolutionnaires débarrassés des outrages de l'émigration, pour l'assentiment sérieux et unanime de la nation. Ses entretiens secrets avec les hommes de son intimité. Il ne croyait de sa part ni à l'effort enthousiaste de 1793, ni à l'effort honnête et généreux de 1813; il ne comptait que sur ses soldats et sur lui-même, et s'il conservait quelques espérances c'était en songeant aux chances imprévues que la guerre fait naître, et dont un homme de génie comme lui pouvait profiter jusqu'à changer en un jour la face des choses. Chagrin de n'être pas cru lorsqu'il parle de paix et de liberté. Ce qu'il sentait le plus et avec le plus d'amertume, sans oser dire qu'il y eût injustice, c'était l'incrédulité qu'il rencontrait partout en parlant de paix et de liberté.—Oui, disait-il, j'ai eu de vastes desseins, mais puis-je les avoir encore? Quelqu'un peut-il supposer que je pense aujourd'hui à la Vistule, à l'Elbe, même au Rhin? Ah! certes, c'est une bien grande douleur que de renoncer à ces frontières géographiques, noble conquête de la Révolution, et s'il ne fallait y sacrifier que la vie de mes soldats et la mienne, le sacrifice serait bientôt fait! Mais il ne s'agit pas même de cette ambition patriotique, puisque j'accepte le traité de Paris; il s'agit de sauver notre indépendance, de ne pas recevoir la contre-révolution des mains de l'étranger. Ah! je ne demande au sort qu'une ou deux victoires, pour rétablir le prestige de nos armes, pour reconquérir le droit d'être maîtres chez nous, et notre gloire relevée, notre indépendance reconquise, je suis prêt à conclure la paix la plus modeste. Mais, hélas! l'Europe ne veut pas croire à cette disposition, et la France pas davantage!—Napoléon, bien entendu, ne s'exprimait ainsi que dans ses entretiens les plus intimes, et ces entretiens portaient encore sur un autre sujet non moins grave, non moins urgent, c'est-à-dire sur la nouvelle constitution à donner à la France. Il avait promis à Grenoble, à Lyon, et partout où il avait passé, de modifier profondément les institutions impériales. La France l'avait pris au mot, et il n'y avait pas moyen de manquer de parole. Nécessité pour Napoléon de donner la liberté. Ce qu'on appelait dès cette époque la monarchie constitutionnelle, c'est-à-dire un monarque représenté par des ministres responsables, devant des Chambres qui accordent ou refusent leur confiance à ces ministres, et les obligent à gouverner au grand jour d'une publicité quotidienne, était alors le vœu presque unanime de la nation, qui ne voulait plus qu'un seul homme pût mener à Moscou la fortune de la France. Qu'il eût, ou qu'il n'eût pas le goût de cette monarchie constitutionnelle, Napoléon, dont l'esprit ferme ne savait pas marchander avec la nécessité, était résolu à en faire l'essai.
Indépendamment du mérite de l'institution en elle-même, il avait pour agir ainsi une raison de position tout à fait décisive. Pour s'excuser en effet d'avoir expulsé les Bourbons et d'avoir exposé la France à une guerre effroyable, il fallait qu'il fût autre chose qu'eux. Par exemple sa nature et son origine le garantissaient de paraître un complaisant de l'étranger, ou un complice du clergé et de la noblesse, car il était à la fois la gloire et l'égalité civile personnifiées. Mais il y avait une chose qu'il n'était pas, que les Bourbons étaient plus que lui, c'était la liberté: et il est vrai qu'on l'aurait plutôt cru pacifique que libéral. Il était donc obligé en venant remplacer les Bourbons, au prix de si grands dangers pour la France, de donner cette liberté, et de la donner, non pas en hésitant comme Louis XVIII, et en cherchant à en reprendre la moitié après l'avoir donnée, mais franchement et complétement. Or, nous le répétons, son parti à cet égard était pris, sinon par goût, au moins par clairvoyance.
Sa conviction qu'il la fallait accorder franchement. Quant au mérite de l'institution en elle-même, sans l'aimer, car une volonté comme la sienne ne pouvait guère aimer les entraves, il paraissait sous certains rapports entièrement converti, et particulièrement sous le plus important de tous, celui de la libre discussion des actes du pouvoir par la presse quotidienne.
Sans doute s'il y a quelque chose qui au premier aspect révolte les âmes honnêtes, c'est d'entendre quotidiennement le vrai et le faux, et le faux bien plus souvent que le vrai, d'entendre l'ignorance ou l'improbité prétendre redresser les hommes les plus savants, les plus probes, et tout défigurer cyniquement, impudemment, sans mesure. Mais il y a dans l'état contraire, c'est-à-dire dans le silence forcé d'une nation éclairée, de quoi surpasser les inconvénients de la liberté la plus excessive. Sa nouvelle manière de penser relativement à la liberté de la presse. En effet un pouvoir couvert par le silence peut tout, et qui peut tout est tenté de tout faire, de sorte qu'en y regardant bien on se trouve placé dans cette alternative: ou laisser dire, ou laisser commettre des indignités. Or le choix ne saurait être douteux, et à la pratique on reconnaît bientôt qu'il vaut mieux laisser dire des indignités, pour que ceux qui gouvernent soient empêchés d'en commettre. De plus, le défaut de contradiction engendre peu à peu une telle défiance, qu'un gouvernement peut moins se défendre contre les faux bruits, contre la calomnie échangée de bouche en bouche, qu'il ne le peut contre une presse l'attaquant à la face du ciel. À la vérité cette sourde défiance du public, qui dans le régime du silence accueille si volontiers la calomnie, et devient ainsi la punition du pouvoir absolu, opère moins vite que la calomnie audacieuse de la presse libre, mais ce mal lent et sourd qui mine, est au moins aussi funeste quand il a gagné les masses, que le mal patent de la licence. On peut atteindre ce dernier par la réponse contradictoire: impossible d'atteindre l'autre dans l'ombre où il se cache. Sans compter qu'il arrive un jour, jour bien mal choisi, car c'est celui du malheur, où toutes les barrières venant à tomber à la fois, la passion longtemps contenue éclate, verse sur vous l'énorme arriéré de vingt ans d'injures, et vous accable quand il n'y a plus une voix pour vous défendre, plus une oreille pour vous écouter!
Ces expériences Napoléon venait de les faire, et suivant sa destinée toujours extrême, il les avait faites complètes et terribles. Disposant pendant son premier règne de tous les organes de l'opinion, il avait vu naître dans le public une telle incrédulité, qu'il ne lui était plus permis de démentir un fait faux, ni d'attester un fait vrai, à ce point que le pouvoir était pour ainsi dire sans voix, et que l'on ajoutait plus de foi aux bulletins de l'ennemi qui mentaient, qu'à ceux du gouvernement qui disaient vrai. Aussi, comme nous l'avons déjà rapporté, Napoléon avait-il renoncé en 1813 et 1814 à publier des bulletins, et se contentait-il d'insérer au Moniteur des lettres qu'on donnait comme écrites par des officiers de l'armée à divers personnages de l'État. Enfin était venu le jour du malheur, et resté seul ou presque seul à Fontainebleau, Napoléon avait entendu s'élever un cri de malédiction qui l'avait accompagné à l'île d'Elbe, et qui ne l'y avait pas laissé reposer un instant, lui apportant avec de justes reproches, d'odieuses et révoltantes calomnies, non-seulement sur ses grands actes publics, mais sur sa vie intime et privée. Son orgueil, haut comme son génie, avait surnagé pour ainsi dire sur cette mer d'infamies, et après tant d'horreurs il avait vu, ses fautes restant évidentes, sa gloire survivre, et amener encore à ses pieds l'armée et les masses populaires!
Échappé à cet orage, il était revenu complétement éclairé, et déclarait tout haut que c'était une fausse prudence que de vouloir enchaîner la presse; et effectivement, le 25 mars, il avait, comme on l'a vu, aboli la censure.
La liberté de la presse conduisait forcément à toutes les autres libertés. Mais lorsqu'on laisse tout écrire sur les affaires publiques, il n'y a plus qu'un pas à faire pour laisser tout dire devant une assemblée, et Napoléon n'était pas éloigné de croire qu'on pouvait gouverner avec des Chambres attaquant, tourmentant, renvoyant les ministres. L'expérience apprend en effet que si la liberté de la presse est souvent la calomnie sans réponse, la liberté de la tribune au contraire, est la calomnie avec la réponse instantanée devant les mêmes auditeurs qui ont entendu l'accusation, et avec la solennelle réparation du vote immédiat. Or il n'y a pas un homme ferme et droit qui ne préfère la discussion de ses actes devant une assemblée, obligée d'écouter la défense comme l'attaque, et de prononcer sur-le-champ, à la défense par écrit devant des lecteurs qui ont accueilli l'accusation par malice, qui se dispensent de lire la réfutation par légèreté, et ne se donnent guère la peine d'être justes, parce qu'ils n'ont pas mission expresse de l'être.
Ainsi une fois la libre discussion des actes du pouvoir admise par écrit, il ne pouvait plus y avoir d'objection à la permettre par la parole, et la concession d'assemblées libres s'ensuivait. Napoléon d'ailleurs avait fort observé l'Angleterre tout en la combattant à outrance, parce qu'il cherchait la révélation de ses desseins dans les discussions de son Parlement, et il était loin d'avoir de la constitution anglaise la peur qu'éprouvent pour elle les esprits médiocres ou timides. Il n'y pouvait voir que des obstacles à sa volonté, et à cet égard, il était, dans le moment du moins, résigné à en rencontrer de nombreux et de puissants; il était résigné à avoir des ministres attaqués, des lois rejetées, des résolutions formellement arrêtées.—Autrefois, répétait-il, de telles résistances auraient contrarié mes projets; mais aujourd'hui en fait de projets je n'ai plus que celui de gagner une bataille, de reconquérir notre indépendance, de venger le malheur d'avoir vu deux cent mille étrangers dans notre capitale, et cela fait, d'avoir la paix!... La paix obtenue, sur la seule base de notre indépendance, quand il ne s'agira plus que d'administrer notre bel empire de France, je ne serai véritablement pas humilié d'entendre ses représentants m'opposer des objections et même des refus. Napoléon résigné à rencontrer des obstacles à ses volontés, et occupé uniquement du désir de vaincre l'Europe encore une fois. Après avoir dominé et vaincu le monde, se laisser contredire n'a rien de tellement déplaisant que je ne puisse m'y soumettre. En tout cas, mon fils s'y fera, et je tâcherai de l'y préparer par mes leçons et mes exemples, mais qu'on me laisse vaincre, vaincre une seule fois ces monarques jadis si humbles, aujourd'hui si arrogants, voilà ce que je demande au Ciel et à la nation!...—
En tenant ce langage, Napoléon était sincère, mais se connaissait-il bien lui-même? Plus tard, lorsqu'il aurait vaincu l'Europe encore une fois, ce qu'il demandait si instamment à Dieu et aux hommes, saurait-il supporter la contradiction, et non pas seulement la contradiction juste dans le fond, modérée dans la forme, mais la contradiction absurde au fond, révoltante dans la forme, comme elle se produit souvent dans les États libres, saurait-il, disons-nous, en sourire, et attendre des faits seuls sa lente justification? Personne à cet égard ne pouvait entrevoir l'avenir, et pas plus lui que les autres; mais il se regardait comme obligé par sa situation à changer complétement les institutions impériales, car en n'apportant pas la paix, il fallait au moins qu'il apportât la liberté. Les hommes qui le soutenaient, c'est-à-dire les révolutionnaires, les gens éclairés, la jeunesse, voulaient la liberté franche et entière, et ne se seraient nullement contentés de ce qu'on appelait les principes de quatre-vingt-neuf, c'est-à-dire de l'égalité civile. Converti ou non sur le mérite de la liberté, Napoléon l'était donc sur sa nécessité, et par ce motif il était résolu à la donner. Ce qu'elle amènerait dans l'avenir, il l'ignorait, et cherchait à peine à le pénétrer, car il éprouvait actuellement un bien autre souci que celui de savoir s'il serait plus ou moins gêné par les institutions nouvelles! il éprouvait celui de savoir s'il vaincrait l'Europe, ce qui était pour lui, pour son parti, composé de militaires, de révolutionnaires, d'acquéreurs de biens nationaux, la question d'existence. Là était sa vraie, son unique préoccupation, et celle-là effaçait toutes les autres. Tout ce qu'il faudrait pour contenter les hommes qui le soutenaient, il était prêt à le faire, parce que la mesure de ses concessions devait être celle de leur zèle à le soutenir, et avec la netteté de vues d'un homme supérieur, il ne discutait pas sur ce qui était nécessaire. Il était par ces motifs fermement décidé à faire un essai complet de la monarchie constitutionnelle, et en désirait même le succès, car l'insuccès eût été le triomphe des Bourbons. Napoléon craignait seulement la réunion des assemblées pendant les premiers mois d'une guerre formidable, dont le théâtre pouvait se trouver transporté sous les murs de Paris. Cependant il n'était pas sans quelques appréhensions sur ce qui arriverait dans les premiers jours de cet essai. En effet, si avec les années, dans un pays où elles ont duré longtemps, les assemblées deviennent un bon instrument de gouvernement, elles sont à leur début un instrument douteux, et souvent dangereux. Quand l'art de les conduire est devenu un art véritable, dans lequel excellent des chefs qui savent allier aux vues de la politique le talent de parler aux hommes, quand surtout elles ont existé assez longtemps pour être habituées aux événements, et avoir habitué le pays à leurs agitations, elles ne sont point à craindre, et elles offrent plus de ressource même dans le péril qu'un gouvernement absolu, sans lien avec la nation. Mais quand elles existent de la veille, quand on n'a pas d'hommes rompus au métier de les conduire, en essayer pour la première fois au milieu d'une guerre formidable, est une entreprise critique, que Napoléon redoutait singulièrement.
Dans les temps modernes, le Parlement britannique a su garder une attitude convenable pendant la guerre, soit habitude, soit sécurité due à la protection des mers. Dans les temps anciens, le Sénat romain, bien autrement admirable, avait vendu le champ sur lequel campait Annibal. Mais c'était une vieille assemblée, accoutumée à gouverner Rome dans la prospérité et les revers. Personne ne pouvait se flatter en 1815 de réunir en France ou le Sénat romain, ou le Parlement britannique. Or Napoléon était convaincu que dans la lutte qui allait s'engager, on aurait des extrémités cruelles à traverser, et que si on perdait son sang-froid, on perdrait la partie. Si au contraire on ne se troublait pas plus qu'il ne s'était troublé après Brienne, après Craonne et Laon, il était possible de triompher. Malheureusement il se défiait non du courage, mais du calme d'assemblées neuves, formées de la veille, partagées en factions de tout genre, et ne voyant souvent dans un événement fâcheux qu'une occasion opportune de satisfaire leurs passions. Il craignait qu'au premier revers, la terreur des uns, la colère des autres, l'intrigue de quelques-uns, ne fissent naître un chaos, dont l'ennemi profiterait pour arriver encore une fois au cœur du pays. Aussi, tout en voulant faire l'épreuve de la liberté, il redoutait cet essai fait immédiatement, sous le canon de l'Europe.
Son désir eût été de donner la monarchie constitutionnelle tout entière, en ajournant la réunion des Chambres jusqu'après les premiers événements de la guerre. Cette appréhension lui avait inspiré la pensée de donner tout simplement, et avec très-peu de différence, la constitution anglaise, et d'en ajourner jusqu'après les premières hostilités la mise en pratique. Il n'y avait dans ce projet aucune perfidie, mais un secret pressentiment du danger de réunir une assemblée inexpérimentée, en présence des armées étrangères marchant sur Paris. S'il eût été de mauvaise foi, il aurait eu un moyen facile et certain de tromper les amis de la liberté, en mettant le tort non de son côté, mais du leur, c'était de convoquer tout de suite une assemblée constituante, et de lui confier le soin d'élaborer une constitution en revisant les sénatus-consultes impériaux. Dans l'état des esprits, entre les anciens révolutionnaires restés les uns à la constitution de 1791, les autres aux constitutions de 1793 ou de 1795, et les nouveaux libéraux ramenés par la réflexion aux institutions britanniques, la lutte aurait été inévitablement longue et violente, l'accord impossible, et tandis que cette lice politique eût été ouverte, Napoléon conservant provisoirement la plénitude du pouvoir impérial, aurait pu gagner des batailles, terminer la guerre, se servir ensuite contre cette assemblée de l'incohérence de ses vues, du ridicule de sa conduite, la dissoudre, et constituer la France comme il l'aurait voulu.
Danger d'exciter par cette conduite la défiance des esprits. Ce plan était d'un succès à peu près assuré, mais il fallait commencer par convoquer une assemblée, et Napoléon le craignait pendant les premiers mois d'une guerre effroyable dont le théâtre serait placé entre Lille et Paris. De plus ne sachant quelle constitution on lui proposerait, il aimait mieux en faire une lui-même tout de suite, la faire la meilleure possible, puis la présenter au consentement du pays, par la voie usuelle à cette époque des votes écrits, forme illusoire, mais de peu d'importance si le fond était bon. Telle était sa véritable pensée; mais même en agissant de bonne foi parviendrait-il à vaincre la profonde défiance des esprits? N'ayant pas été cru de l'Europe lorsqu'il parlait de paix, serait-il cru de la France lorsqu'il parlerait de liberté, et ce qui ne serait de sa part que prudence vraie, ne serait-il pas pris pour arrière-pensée de despote? Là était son danger: dans la voie si périlleuse où il s'était engagé en revenant de l'île d'Elbe, il allait marcher courbé sous le poids énorme de ses fautes passées, et il se pouvait qu'à cette dernière partie de sa carrière, la Providence lui infligeât un supplice souvent réservé à de glorieux coupables, celui de voir repousser leur repentir, même le plus sincère.
Le moment était donc venu de se fixer sur les questions constitutionnelles, et d'arrêter enfin le mode de gouvernement à donner à la France. La fermentation des esprits sous ce rapport était au comble. On écrivait dans tous les sens, et habituellement dans les plus extrêmes. De vieux républicains se réveillant d'un long sommeil, des royalistes qui naguère trouvaient criminels les moindres vœux pour la liberté, demandaient la république, ou à peu près. D'autres réclamaient la royauté démantelée de 1791; d'autres, et parmi ceux-ci les jeunes gens, dégagés des préjugés de l'ancien régime comme de ceux du nouveau, penchaient plutôt vers la constitution britannique, sans toutefois en connaître encore le vrai mécanisme. Pourtant avec une vue vague de la chose, c'était le gouvernement qu'ils préféraient, et il faut ajouter que la majorité du pays inclinait de leur côté. Elle aurait désiré tout simplement la Charte de 1814 un peu élargie.
Opinion des divers partis, et de leurs principaux personnages, sur la question du gouvernement à donner à la France. En général tous ceux qui n'étaient pas des révolutionnaires entêtés, inaccessibles aux leçons de l'expérience, ou des royalistes poussant au désordre par intérêt de parti, souhaitaient la monarchie constitutionnelle. Sieyès. L'illustre Sieyès, dont le grand esprit avait pénétré le profond mécanisme de la monarchie anglaise, ne demandait pas autre chose pour la France, et quoique n'aimant pas Napoléon, était d'avis qu'il fallait se rattacher à lui pour sauver avec son secours la double cause de la Révolution et de l'indépendance nationale. Carnot. Carnot, exaspéré par une année de règne des Bourbons, touché par les procédés de Napoléon, et par l'aveu qu'il faisait de ses fautes, voulait qu'on essayât d'allier sous lui la monarchie avec la liberté. Fouché. Fouché, peu sensible aux théories, craignant surtout Napoléon qu'il avait vu revenir avec regret, ne désirant pas précisément sa chute qui aurait ramené immédiatement les Bourbons, mais cherchant des garanties contre lui, visait à diminuer son pouvoir au profit des oppositions quelconques qui pourraient naître dans les Chambres futures, et qu'il se flattait de mener par l'intrigue. Comme tout le monde, il ne voulait que la monarchie constitutionnelle, mais en y diminuant le plus possible le pouvoir du souverain.
Le parti constitutionnel. Le parti constitutionnel (ainsi qu'on le nommait sous Louis XVIII) avait été dispersé par la révolution du 20 mars, et ses principaux membres, fort compromis, s'étaient hâtés de fuir la vengeance de Napoléon. Ils s'étaient bientôt rassurés en voyant sa manière d'agir, et plusieurs étaient restés à Paris, où on les laissait vivre tranquillement. Madame de Staël, M. de Lafayette, M. Benjamin Constant. Madame de Staël n'avait pas quitté sa demeure; M. de Lafayette était rentré à son château de Lagrange. Le plus actif et le plus compromis de tous par ses écrits outrageants contre l'Empire, et particulièrement par son fameux article inséré le 19 mars dans le Journal des Débats, M. Benjamin Constant, s'était procuré un passe-port du ministre d'Amérique, M. Crawfurd, et se tenait caché en attendant qu'il lui convînt d'en faire usage. Ces divers personnages fort détachés des Bourbons par les derniers événements, étaient disposés, si on les rassurait, et si ce qu'on disait des intentions libérales de Napoléon se vérifiait, à tenter avec lui l'essai de monarchie constitutionnelle qu'ils avaient vainement commencé sous Louis XVIII. Le prince Joseph. Le prince Joseph, qui avait déploré la faculté laissée à Napoléon de tout faire jusqu'à se perdre, partageait exactement les sentiments du parti constitutionnel, avait cherché à nouer des relations avec les chefs de ce parti, notamment avec M. de Lafayette et madame de Staël, et s'efforçait de persuader à Napoléon de se mettre en rapport avec eux, à quoi Napoléon ne montrait aucune répugnance.
Opinion des anciens hommes d'État de l'Empire, Cambacérès, de Bassano, Molé, etc. Quant aux hommes d'État de l'Empire, pour la plupart anciens révolutionnaires dégoûtés de la liberté, ou anciens royalistes rattachés à Napoléon par le prestige de la force et de la gloire, ayant contracté sous lui la douce habitude de l'autorité non contestée, ils se sentaient peu de goût et peu de confiance pour les essais de liberté qu'on allait tenter. L'archichancelier Cambacérès, avec son sens pratique, reconnaissait néanmoins qu'on ne pouvait pas faire autrement; mais servant par pure obéissance depuis le 20 mars, il bornait sa coopération à l'administration de la justice. MM. Mollien, de Gaëte, Decrès, avaient repris avec leurs fonctions l'usage de laisser Napoléon résoudre lui seul les grandes difficultés. M. de Bassano approuvait Napoléon selon sa coutume, mais sans avoir dans le résultat sa confiance accoutumée. M. Molé répugnait à la fois aux hommes et aux choses du jour, et affichait des doutes qui lui permettaient de se tenir dans une demi-retraite, dans une demi-adhésion. Il n'avait en effet accepté que l'administration peu compromettante des ponts et chaussées. Mais en somme les plus vives impulsions poussaient vers une monarchie constitutionnelle très-libérale. Brochures, journaux, plans de tout genre adressés à Napoléon. On écrivait dans ce sens force brochures, force articles de journaux, et on adressait même à Napoléon de nombreux mémoires sur la future constitution, mémoires la plupart du temps très-étranges, car en général les gens qui adressent à un prince des plans qu'on ne leur demande pas, sont ou des intrigants cherchant à produire leur personne, ou des extravagants cherchant à produire leurs rêves. Napoléon parcourait ces factums, tantôt s'irritait, tantôt riait de leur contenu, mais le plus souvent s'attristait d'un pareil état des esprits à la veille d'une lutte sanglante contre l'Europe. Son confident actuel était M. Lavallette. Il considérait tout autant le vieux Cambacérès, aimait tout autant M. de Bassano, mais sa vive pensée qui avait besoin de se répandre ne trouvait dans le premier qu'un écho éteint, et dans le second qu'un écho monotone. Il s'épanchait donc plus volontiers avec M. Lavallette, esprit fin, sûr, indépendant, conseillant sans jamais prendre les airs de la sagesse méconnue lorsque ses conseils étaient repoussés. Napoléon s'entretenait quelquefois avec lui une partie de la nuit, même après avoir travaillé toute la journée.
Sentiments que lui inspire cet état des esprits. En lisant certains avis donnés avec le ton de l'exigence et quelquefois même de la menace, il s'emportait, parcourait d'un pas rapide les salons de l'Élysée, et s'écriait qu'après tout la France ne connaissait aucun de ces tribuns, qu'elle ne connaissait que lui, n'avait confiance qu'en lui, et que s'il laissait faire, l'armée et le peuple auraient bientôt écrasé les royalistes et fermé la bouche aux chicaneurs. Puis avant que M. Lavallette lui eût montré l'indignité d'un tel rôle, il revenait, se bornait à sourire des extravagances étalées sur sa table, et comparant la France de 1800 qui le suppliait de la débarrasser des bavards, avec la France de 1815 qui réclamait une liberté sans limites, il demandait si tout cela était bien sérieux, et si des vœux si changeants attestaient un besoin réel et une conviction profonde. À cela, M. Lavallette répliquait avec raison qu'il ne fallait tenir compte ni des esprits, ni des temps extrêmes, mais qu'en prenant la France dans sa disposition la plus habituelle on la trouverait voulant avec persévérance une liberté tempérée, qui la garantît à la fois des égarements d'un homme et des désordres de la multitude; que la question pour elle avait toujours consisté dans la mesure, non dans le fond des choses, et que si on y regardait bien on reconnaîtrait que depuis 1789 elle avait exactement voulu ce qu'elle voulait aujourd'hui. Napoléon se rendait à ces sages observations, mais alors il s'affligeait de la diversité, de la confusion des idées du temps présent, et s'en affligeait à cause de la crise militaire qu'on allait traverser, se demandant si avec la maladresse, hélas! trop visible, des amis de la liberté on pourrait faire face à la lutte effroyable qu'on aurait bientôt à soutenir.—Faire, disait-il, un premier essai de liberté au bruit du canon! et quel bruit! jamais on n'en aura entendu un pareil!...—Quoi qu'il en soit il ne songeait pas le moins du monde à résister aux amis de la liberté, car pour lui il n'y avait pas de milieu, il fallait qu'il fût avec eux ou avec les royalistes: or comme il ne pouvait s'appuyer sur les derniers, il fallait bien qu'il s'appuyât sur les premiers. Du reste, de même qu'à la guerre il devenait doux, calme, en présence du danger, il montrait dans cette nouvelle situation une douceur singulière, ne manifestait aucune impatience, s'efforçait de ramener à la raison ceux qui s'en écartaient, et au fond était beaucoup moins soucieux de la part de pouvoir qu'on lui laisserait, que des moyens qu'on lui accorderait pour combattre et vaincre l'ennemi extérieur.
Nous avons dit sa secrète pensée: c'était de ne pas se mettre sur les bras une assemblée constituante, bien que ce fût un moyen assuré de tuer la liberté par le ridicule qui résulterait de la confusion des idées, mais de s'entourer de quelques hommes capables, de rédiger avec eux une constitution qui ne laissât rien à désirer aux vrais libéraux, de la promulguer solennellement, puis de courir à l'ennemi, et de ne convoquer les nouvelles Chambres qu'après avoir mis les armées coalisées à une suffisante distance de la capitale. Hasard qui met M. Benjamin Constant à la disposition de Napoléon. En fait d'hommes capables de rédiger une constitution, le hasard en plaça un sous sa main qui était le mieux choisi quoique le moins prévu dans la circonstance. L'écrivain fougueux qui le 19 mars avait dénoncé Napoléon à la France comme une calamité, et avait pris au nom des amis de la liberté l'engagement de ne jamais se rattacher à lui, M. Benjamin Constant, était demeuré caché à Paris, ainsi que nous venons de le dire, cherchant moins à se procurer le moyen de s'évader qu'à s'enquérir s'il y aurait sûreté à rester. On s'était adressé au général Sébastiani, esprit indulgent comme tout esprit politique, et avec la confiance qu'il n'y avait aucun danger à lui livrer le secret de M. Benjamin Constant. Dès qu'il fut informé de la présence de ce personnage à Paris, le général se rendit chez l'Empereur, et lui annonça que M. Benjamin Constant était en France et à sa discrétion.—Ah, vous le tenez! s'écria Napoléon, comme s'il eût été heureux de pouvoir exercer une vengeance ardemment désirée.—Le général surpris allait presque s'alarmer, mais Napoléon ne lui en laissa pas le temps.—Soyez tranquille, lui dit-il, je ne veux faire aucun mal à votre protégé; envoyez-le-moi, et il sera content.—Napoléon avait entrevu sur-le-champ qu'il pouvait en cette occasion donner une preuve éclatante de générosité, conquérir la première plume de l'époque, et trouver le rédacteur le plus autorisé de sa future constitution, en pardonnant et en élevant à un poste considérable le plus injurieux de ses adversaires: et à peine avait-il entrevu la chose comme possible, qu'il l'avait résolue. On se demandera s'il n'entrait pas dans cette conduite plus de mépris des hommes que de vraie générosité, et on appréciera mal le sentiment qui l'animait. Ce sentiment n'était autre que la clémence tant vantée de César, c'est-à-dire une connaissance approfondie des hommes, un discernement très-fin du peu de solidité de leurs passions, une grande facilité d'humeur à leur égard, et un grand art de les ramener en les séduisant. Napoléon, au lieu de faire arrêter M. Benjamin Constant, lui adresse l'invitation de se rendre auprès de lui. Quoi qu'il en soit, Napoléon fit adresser à M. Benjamin Constant par le chambellan de service, l'invitation la plus polie de se rendre auprès de lui.
Aujourd'hui que quarante années de discussion publique nous ont enseigné la pratique (très-momentanément oubliée, je l'espère) des institutions libres, et par suite le respect de nous-mêmes, bien peu de personnes répondraient à une telle invitation, ou bien elles iraient demander respectueusement au souverain la permission de conserver leur dignité, en restant étrangères à un gouvernement qu'elles auraient violemment combattu. M. Benjamin Constant répond à l'invitation qui lui est adressée. M. Benjamin Constant, mécontent des Bourbons qui avaient si mal répondu à la bonne volonté des constitutionnels, tout plein des assurances libérales données par Napoléon, convaincu aussi de la nécessité de se rattacher au seul homme qui pût sauver la France de l'invasion, déféra sans hésiter à l'invitation qu'il avait reçue.
Attitude de Napoléon devant M. Benjamin Constant. Napoléon avait bien des attitudes à prendre devant cet homme de tant d'esprit, qui à cette heure était à sa merci. Il aurait pu être ou caressant ou dur, et dans les deux cas il eût manqué de convenance. Il fut simple, poli et plein de franchise.
Franchise de ses explications. Ne s'occupant en rien du passé, il ne parla que de l'œuvre pour laquelle M. Benjamin Constant était appelé. Il lui dit qu'ayant promis à la France une constitution libérale, il la voulait donner, et la donner telle qu'elle convenait, sans les restrictions d'un pouvoir timide, ou les complaisances calculées d'un pouvoir astucieux, accordant tout d'abord plus qu'il ne fallait pour avoir le droit de tout retirer ensuite; que les esprits étaient fort animés sur ce sujet, et naturellement peu raisonnables; qu'il n'était pas sûr que ce fût leur dernier mot, car ils avaient bien varié depuis 1800, époque où ils ne voulaient aucune liberté, tandis que maintenant ils les réclamaient toutes; qu'il ne fallait pas du reste s'y tromper, que les vœux pour une constitution libre étaient les vœux d'une minorité; que les masses populaires ne voulaient que lui Napoléon, et lui demandaient uniquement de les délivrer des nobles, des prêtres et de l'étranger; mais qu'il entendait tenir grand compte des vœux des hommes éclairés, et se montrer aussi éclairé qu'eux; qu'il avait donc la ferme résolution d'accorder la monarchie constitutionnelle; qu'il n'y en avait qu'une, il le savait, laquelle consistait dans des ministres responsables, obligés de discuter au sein de Chambres les affaires du pays, et dans une liberté complète de la presse, sans aucune censure préalable; que sur ce dernier point notamment il était convaincu; que vouloir enchaîner la presse était puéril; qu'il n'y aurait par conséquent aucune difficulté de fond avec lui, et qu'il s'agirait uniquement de trouver la forme convenable sans l'humilier; que l'on pouvait sans doute se demander s'il s'accommoderait à la longue des entraves au-devant desquelles il allait; que la défiance à cet égard était permise, qu'il ne s'en offensait point, mais qu'il était très-préparé à subir les désagréments du régime constitutionnel, et qu'en tout cas il espérait qu'on le ménagerait; qu'autrefois il avait eu de vastes desseins, que pour de tels desseins le gouvernement constitutionnel eût été un obstacle, mais qu'un seul intérêt le préoccupait désormais, c'était de résister à l'ennemi extérieur; que la lutte serait terrible, il ne fallait pas se le dissimuler; qu'il laissait parler de négociations, mais qu'en réalité on ne négociait pas; qu'il fallait de toute nécessité se battre à outrance, et qu'on ne lui en refuserait certainement pas les moyens; qu'après avoir rejeté l'ennemi hors du territoire, il se hâterait de conclure la paix; qu'alors, lorsqu'il s'agirait simplement d'administrer le pays, le concours éclairé de ses représentants, fussent-ils un peu tracassiers, ne lui déplairait pas; qu'on n'avait point à quarante-six ans le caractère qu'on avait eu à vingt-six; qu'il se sentait changé, qu'en tout cas le gouvernement, partagé mais fortement appuyé, d'une monarchie libérale, conviendrait beaucoup mieux à son fils; qu'il travaillait pour ce fils bien plus que pour lui-même; que par conséquent il ne pouvait y avoir entre lui et les amis éclairés de la liberté aucun dissentiment sérieux; que la question consistait tout entière dans la forme à trouver, et qu'on respecterait, il l'espérait bien, sa dignité et sa gloire, qui étaient celles de la France.
Napoléon livre à M. Benjamin Constant tous les plans qu'on lui a envoyés, et le charge de rédiger une constitution. Ces paroles prononcées d'un ton calme, ferme, convaincu, et à l'ombre de tant de lauriers, saisirent vivement l'imagination impressionnable de M. Benjamin Constant, le persuadèrent complétement ou à peu près, et il remercia le sort qui l'avait rendu prisonnier d'un tel vainqueur. Napoléon lui livra ensuite un amas de projets de constitution, les uns signés, les autres anonymes. Jusque-là poli mais sérieux, il se dérida tout à coup en prenant en main certains de ces projets, dont il énonçait le sens, puis l'auteur.—En voici un d'un républicain, disait-il; en voici un autre d'un monarchiste à la façon de Mounier; en voici un troisième d'un royaliste pur...—Puis exposant le contenu, Napoléon souriait du contraste des idées avec le nom des auteurs, car les républicains ne proposaient souvent que le despotisme, et les royalistes l'anarchie.—Faites de tout cela ce que vous voudrez, ajouta-t-il, arrêtez vos idées, qui sans doute le sont déjà, trouvez une forme, et venez me revoir, nous n'aurons pas de peine à nous mettre d'accord.—Napoléon congédia ensuite M. Benjamin Constant, sans l'avoir ni caressé ni maltraité, mais en l'ayant dominé par la simplicité, le charme et la fermeté de son esprit, devant lequel toute question se présentait non pas comme à résoudre, mais comme résolue.
M. Benjamin Constant accepte la mission qui lui est donnée. M. Benjamin Constant était l'homme du temps qui, outre son talent d'écrire, clair, piquant, incisif, possédait le mieux la théorie de la monarchie constitutionnelle. Il ne lui manquait que d'avoir appris par l'expérience où résident les points essentiels de ce mécanisme, et bien qu'il fût plus près de les connaître qu'aucun de ses contemporains, il ne savait pas encore avec la dernière précision à quoi il fallait tenir essentiellement, et en quoi il était permis de se montrer facile. Mais il n'avait dans l'esprit aucune des erreurs régnantes, et ayant été le publiciste employé par le parti libéral contre la première Restauration, il avait un crédit, comme rédacteur de constitution, dont nul autre en France n'aurait pu se prévaloir.
Ses idées étant arrêtées, son travail ne pouvait être bien long, du moins sous le rapport de la conception, et il revint bientôt auprès de Napoléon. Fréquentes entrevues avec Napoléon, et accord complet avec lui. Il le trouva aussi naturel, mais plus accueillant encore, le rapprochement entre ces deux hommes devenant à chaque entrevue non pas plus facile, mais plus séant. Cette fois l'entretien roula sur les détails de la constitution future, et sur aucun point il ne se révéla de désaccord entre les deux interlocuteurs. Facilité à concéder la liberté de la presse. Napoléon admit sans contestation que la presse quotidienne devait être exempte de toute censure préalable, et relever dans ses écarts des tribunaux seuls. C'était accorder d'un coup les points les plus contestés en cette matière. Sur ce sujet Napoléon était, avons-nous dit, pleinement converti par son expérience antérieure. Quant aux deux Chambres, à l'obligation pour les ministres de s'y rendre, d'y justifier leurs actes, M. Benjamin Constant ne rencontra pas plus de difficulté de la part de Napoléon, ce qui était accepter le partage du gouvernement avec elles, et plus que le partage, car si dans ce système le monarque se réserve l'action il laisse aux Chambres la direction, et ce n'est là du reste qu'obéir à la nécessité des choses. En effet on veut en vain gouverner en dehors des vrais sentiments d'une nation, en dehors de ses idées dominantes: si on l'essaye quelques jours, on est bientôt forcé d'y renoncer. Le mieux dès lors est de subir de bonne grâce ce qu'on ne peut empêcher, et d'accepter le moyen le plus direct d'introduire la pensée de la nation dans le gouvernement, ce qui revient à faire dépendre les ministres du vote des Chambres dans tous leurs actes.
Attributions des Chambres. Napoléon concéda en outre que les Chambres amenderaient les lois à leur gré, sauf le droit pour le gouvernement de ne pas sanctionner les lois ainsi amendées; qu'elles pourraient non pas supplier, comme dans la Charte de Louis XVIII, mais inviter le gouvernement à présenter certaines lois désirées par l'opinion publique, et en indiquer les dispositions, à condition toutefois que l'invitation ne serait présentée à l'Empereur que lorsque les deux Chambres seraient d'accord. La Chambre des députés dut avoir le privilége d'être saisie la première des propositions d'impôt; la Chambre des pairs dut avoir le privilége de la haute juridiction d'État sur les ministres, sur les chefs militaires, sur tous les hommes revêtus d'un grand pouvoir. C'était donc la monarchie constitutionnelle tout entière, et sans une seule réserve. Restait la composition des Chambres.
Leur composition. Pour la Chambre des députés, la moindre en dignité, la plus forte en influence, Napoléon admit sans contestation l'élection directe. Si on avait eu le temps, on aurait pu rédiger une loi électorale, qui eût indiqué tout de suite la catégorie de citoyens investie du droit de nommer les députés. La matière était nouvelle et grave, et il était difficile, dans l'état des connaissances acquises, de se fixer sur les questions qu'elle soulèverait. On imagina de se servir du système existant en y apportant quelques modifications. C'était le système de Sieyès, lequel consistait à faire désigner par l'universalité des citoyens environ cent mille électeurs à vie, répartis en deux classes de colléges, colléges d'arrondissement, colléges de département. Il avait l'avantage apparent d'associer tous les citoyens à l'élection, mais le vice profond, inhérent au suffrage universel, d'être illusoire, car ce qu'il y a de sérieux dans l'intervention du pays, est d'appeler à voter non pas la totalité des citoyens, mais la portion réellement éclairée et capable d'avoir un avis. Cependant les cent mille électeurs alors inscrits sur les listes offraient un échantillon de la nation suffisant pour avoir sa vraie pensée. On renonça à la combinaison subtile de faire présenter des candidats par les colléges d'arrondissement aux colléges de département, et par les colléges de département au Sénat, ce qui n'était qu'une manière de faire expirer la véritable opinion du pays, non pas précisément entre deux guichets, mais entre deux scrutins. Napoléon concéda que les colléges d'arrondissement nommeraient directement 300 députés, et les colléges de département à peu près autant, et toujours directement, ce qui devait procurer une assemblée presque égale en nombre à la Chambre des communes d'Angleterre. M. Benjamin Constant accepta ces bases, lesquelles constituaient une immense amélioration, car même sous la Charte de 1814 on n'avait eu que l'ancien Corps législatif, qui était nommé par le Sénat sur des listes de candidats dressées par les colléges électoraux. Napoléon admit ce que l'expérience a consacré depuis comme seule combinaison raisonnable, le renouvellement intégral de la seconde Chambre tous les cinq ans.
Constitution de la Chambre haute. Quant à la composition de la première Chambre, il y eut plus de difficulté entre Napoléon et M. Benjamin Constant, non que l'un voulût concéder moins, et l'autre obtenir plus, mais parce que le sujet lui-même soulevait les doutes les plus graves.
M. Benjamin Constant incline vers l'hérédité; Napoléon en est d'avis, mais craint l'effet qu'elle produira sur les esprits. M. Benjamin Constant, sans être absolument fixé, inclinait vers une pairie héréditaire. Il regardait cette institution comme celle qui, dans la composition d'une Chambre haute, offrait le plus heureux mélange de gravité et d'indépendance d'esprit. Napoléon, en étant de cet avis plus que M. Benjamin Constant lui-même, répugnait cependant à introduire l'hérédité dans la nouvelle constitution. Avec son langage si net et si heureusement figuré, Il faut, disait-il, une aristocratie, et il la faut surtout dans un État libre, où la démocratie a toujours une influence prépondérante. Un gouvernement qui essaye de se mouvoir dans un seul élément, est comme un ballon dans les airs, inévitablement emporté dans la direction où soufflent les vents. Au contraire, celui qui est placé entre deux éléments, et peut se servir de l'un ou de l'autre à son gré, n'est point asservi. Il est comme un vaisseau qui est porté sur les flots, et qui n'use des vents que pour marcher. Le vent le pousse, mais ne le domine pas.—On ne pouvait rendre sous une forme plus ingénieuse une pensée plus profonde. Mais tout en pensant de la sorte, Napoléon craignait, dans l'état des choses, de ne pouvoir se servir utilement de ce qu'il y avait d'aristocratie en France.—L'ancienne noblesse est contre moi, disait-il, et la nouvelle est bien nouvelle. Tout cela ne ressemble pas à l'aristocratie anglaise, née avec la constitution anglaise, ayant contribué à la donner au pays, et n'ayant pas cessé de la pratiquer... D'ailleurs, ajoutait-il, nous avons un peuple plein de préventions contre la noblesse héréditaire. Ce qui l'anime le plus en ce moment, ce qui le fait courir au-devant de moi, c'est la haine des nobles et des prêtres, et si vous lui présentez la pairie héréditaire vous lui ferez jeter les hauts cris, sans être bien assuré d'avoir créé une véritable aristocratie avec une Chambre des pairs qui pour assez longtemps sera composée de chambellans et de généraux...—
Ajournement de la question. En présence de ces motifs divers Napoléon était profondément perplexe, car si l'hérédité de la pairie était conforme à ses convictions, il en craignait l'effet sur l'esprit ombrageux des libéraux français.
Difficulté relative à l'abolition de la confiscation. Quant aux garanties générales, telles que l'inamovibilité de la magistrature, la liberté individuelle, la liberté des cultes, etc., il les admettait sans contestation, et se bornait à demander une rédaction claire, précise, ne prêtant point à l'équivoque. Il n'y eut qu'une de ces garanties qu'il contesta, et même avec beaucoup de vivacité, ce fut l'abolition de la confiscation. Motifs de Napoléon pour vouloir qu'on ne mentionne pas l'abolition de la confiscation. Il ne voulait pas, bien entendu, stipuler le contraire; il désirait le silence.—Je ne songe, dit-il, à prendre le bien de personne, et ne veux en rien imiter la Convention nationale. Mais on me prépare une nouvelle émigration. Si la guerre se prolonge vous allez avoir un soulèvement en Vendée. Qu'elle se prolonge ou non, vous aurez des rassemblements sur nos frontières comme ceux de Coblentz. Déjà il s'en forme un à Gand, où figurent des hommes que j'ai comblés d'honneurs et de richesses. Ce rassemblement grandira tous les jours, et si je n'ai pas terminé la lutte en trois mois, il s'organisera là un gouvernement dont les ordres seront par certaines classes de Français mieux obéis que les miens. Ne croyez pas que je veuille faire tomber la tête ou prendre la fortune de qui que ce soit. Mais je ne puis rester désarmé, et si je n'ai pas dans les mains des moyens d'intimidation, je ne saurai comment me défendre contre ce gouvernement extérieur, reconnu et obéi au dedans. Actuellement j'ai à Besançon, j'ai à Marseille d'anciens préfets de Louis XVIII qui donnent des ordres secrets. Je vais les expulser, mais ils se tiendront à la frontière, et feront là autant de mal qu'à l'intérieur même. Il faut que je puisse contenir les ennemis résolus, et ramener les irrésolus. Soyez sûr qu'avec la faculté de séquestrer les biens, sans les confisquer, j'agirai même sur Talleyrand. Du reste, à la paix, je rétablirai cette garantie qui est indispensable, je le reconnais; jusque-là je désire qu'on s'abstienne d'en parler.—
Prétextes que les royalistes fournissaient à Napoléon pour soutenir son thème. Cette mauvaise disposition fut la seule que Napoléon laissa percer dans le travail de la nouvelle constitution, mais il se montra obstinément attaché à ce qu'il demandait. Il avait tort sans doute de vouloir se réserver une portion quelconque de pouvoir arbitraire, car quelques moyens d'intimidation de plus ou de moins ne pouvaient ni le sauver ni le perdre, et c'était uniquement sur le champ de bataille que son sort devait se décider. Mais il faut reconnaître, pour être entièrement vrai, que les royalistes se conduisaient de manière à excuser la mauvaise pensée de Napoléon. D'abord épouvantés, ils s'étaient tenus paisibles: rassurés bientôt en voyant la liberté laissée à tous les partis de parler, d'écrire, de se mouvoir, ils en profitaient largement, allaient, venaient publiquement de Paris dans la Vendée, de Paris à Gand, préparant évidemment la guerre civile en Vendée, et des mouvements royalistes au sein de la capitale. Pour le moment il n'y avait pas à s'en inquiéter, mais si l'ennemi arrivait sous les murs de Paris, le danger pouvait devenir sérieux, et on comprend, tout en désapprouvant Napoléon, qu'un homme d'action, habitué à ne pas s'arrêter devant les obstacles, placé en outre dans un temps bien voisin encore des doctrines révolutionnaires, demandât des moyens d'intimidation sans même vouloir en user.
Ajournement de cette difficulté. Question grave au sujet du titre à donner à la nouvelle Constitution. M. Benjamin Constant ajourna cette contestation, bien résolu d'ailleurs à y revenir. Il y avait une dernière question, toute de forme, et sur laquelle Napoléon paraissait encore plus irrévocablement fixé, s'il était possible, c'était le titre et le mode de présentation du nouvel acte constitutionnel. Il voulait octroyer cette nouvelle Charte comme Louis XVIII avait octroyé la sienne, mais en sauvant les apparences, et en cette matière les apparences sont beaucoup, car elles emportent la reconnaissance ou la négation du droit.—J'ai reconnu, disait-il, la souveraineté nationale, et ce n'est pas une grande faveur que je lui ai faite, car en réalité la nation est souveraine, et il n'y a de souverain durable que celui dont elle veut. Ainsi je ne prétends pas, à l'exemple de Louis XVIII, me présenter comme tirant de mon droit seul la constitution que je vais donner à la France; mais si je ne prétends pas la tirer de mon droit, je veux la tirer de mon bon sens, la faire la meilleure possible, et à cet égard vous et moi nous valons mieux qu'une assemblée qui n'en finirait pas, et qui bouleverserait peut-être le pays sans aboutir à aucun résultat. Idées sur l'origine des constitutions. L'œuvre une fois terminée, et le mieux que nous pourrons, je l'offrirai à l'acceptation nationale, suivant le mode adopté pour les anciennes constitutions impériales, celui de l'inscription des votes sur des registres ouverts dans les mairies. On dira que ce mode est illusoire; j'en conviens. Il n'est pas plus illusoire cependant que la convocation d'assemblées primaires, qui offrirait un mode plus compliqué mais pas beaucoup plus sérieux. En ce genre, l'essentiel est de faire bien, et quant à la forme, pourvu qu'elle n'emporte pas la négation du fond, la plus simple est celle qu'il faut préférer. La véritable acceptation du peuple c'est la durée, qui est son assentiment éclairé, donné par lui après l'expérience faite d'une constitution.—
M. Benjamin Constant aurait voulu que la nouvelle Constitution ne se rattachât point à l'ancien Empire. M. Benjamin Constant n'était nullement disposé à contester ces idées, car il était d'avis lui aussi d'éviter, soit une assemblée constituante qui aurait travaillé une année sans rien produire, soit des assemblées primaires qui auraient pu amener une confusion désastreuse, et d'employer la forme d'acceptation la plus abrégée, pourvu qu'elle emportât la reconnaissance expresse de la souveraineté nationale. Toutefois il aurait souhaité que la nouvelle constitution se distinguât des anciennes constitutions impériales non-seulement par le fond (c'était accordé), mais par la forme; qu'elle s'en distinguât surtout par le titre, afin d'inspirer confiance, et de ne pas l'exposer à être confondue avec les anciens sénatus-consultes, qui, une fois sortis du cerveau de Napoléon, étaient aussitôt convertis en lois fondamentales de l'État par la servilité du Sénat. En conséquence il disait que sans être dupe des hypocrisies de forme, il fallait, par un moyen ou par un autre, conjurer la défiance générale, et pour cela donner à la constitution actuelle un caractère nouveau, et qui la distinguât tout à fait des précédentes.— Napoléon veut au contraire rattacher le présent au passé. Non, non, répondait Napoléon, on veut m'ôter mon passé, faire de moi ce que je ne suis pas, un autre homme, effacer ainsi quinze ans de règne, effacer ma gloire, effacer celle de la France, comme si tout était mauvais dans ce premier règne!... Je n'y consentirai pas. Je puis bien céder à l'expérience, et surtout aux circonstances qui n'admettent plus la dictature dont j'ai joui, mais je n'entends pas me laisser humilier. D'ailleurs, croyez-moi, la France veut son vieil empereur, un peu changé sans doute, mais lui et pas un autre...—
Sur ce point Napoléon se montra inébranlable, car il voyait dans une forme absolument nouvelle une intention de l'humilier en lui imposant le désaveu de tout son passé. Il fallut donc considérer la constitution à laquelle on travaillait comme une simple modification des anciennes, et nullement comme un ordre de choses entièrement distinct du précédent. En cela Napoléon était pour ce qu'il appelait sa gloire, aussi opiniâtre et aussi susceptible que Louis XVIII pour ce qu'il appelait son droit. C'était une faute grave, car la constitution de 1815 était totalement différente de celles de 1802 et de 1804; et tandis qu'en général on veut paraître donner plus qu'on ne donne, il s'exposait cette fois à paraître donner moins qu'il ne donnait en réalité: calcul détestable, et triste fruit de l'orgueil! Il eût mieux valu cent fois, dans l'état des esprits, promettre plus qu'on ne faisait, que de faire plus qu'on ne promettait.
La nouvelle Constitution intitulée Acte additionnel aux constitutions de l'Empire. De cette contestation il résulta le nouveau titre, si malheureusement célèbre, d'Acte additionnel aux constitutions de l'Empire, titre qui devait tendre à persuader au public qu'on n'apportait qu'une modification, tandis qu'en réalité on apportait un changement radical à l'ancien état de choses. M. Constant enchanté d'avoir obtenu le fond céda sur la forme, à laquelle il avait lui-même le tort, naturel à un esprit philosophique, de ne pas attacher assez d'importance. Il prit la plume et rédigea en termes simples, clairs, élégants, la constitution la meilleure et la mieux écrite qui ait été accordée à la France dans la longue série de ses révolutions. Il vit, revit l'Empereur, et se mit d'accord avec lui sur tous les points, même sur celui de la pairie héréditaire. L'hérédité de la pairie définitivement adoptée. Quant à ce dernier, Napoléon après avoir résisté par les motifs que nous avons exposés, après avoir répété qu'on courait risque de frapper la nouvelle œuvre d'une impopularité fâcheuse en y introduisant l'hérédité, parut se raviser cependant à l'égard d'une raison qui l'avait fort préoccupé, c'était la difficulté d'utiliser l'aristocratie dans l'état présent de la France. Il dit qu'après deux ou trois batailles gagnées, s'il les gagnait, après la paix conclue, s'il parvenait à la conclure, l'ancienne noblesse reviendrait probablement à lui comme elle l'avait déjà fait, et que la pairie héréditaire serait pour elle un appât beaucoup plus puissant que le Sénat; qu'il aurait donc ainsi le moyen de la rallier, et que les deux noblesses, ancienne et nouvelle, fondues l'une avec l'autre, finiraient peut-être par composer un corps aristocratique assez imposant. Il se rendit donc sur l'hérédité de la pairie, mais persista obstinément à garder le silence sur l'article de la confiscation.
L'Acte additionnel envoyé au Conseil d'État, et M. Benjamin Constant nommé membre de ce conseil pour y défendre son œuvre. La nouvelle constitution avait été assez promptement terminée, une seule question divisant ses auteurs, et la plume du rédacteur étant fort exercée: mais il fallait la faire sortir de ce mystère, et lui donner l'appui d'une autorité considérable. On s'en entretenait déjà dans le public, on parlait des conférences secrètes dont elle était l'objet, et la jalousie n'avait pas manqué de naître, soit au sein du Conseil d'État, soit chez certains révolutionnaires qui avaient mis la main à nos diverses constitutions, et qui se voyaient avec peine frustrés de toute participation à celle-ci. Examen du nouvel acte constitutionnel par le Conseil d'État. Il était temps de la soumettre au Conseil d'État, et pour que M. Benjamin Constant pût soutenir son œuvre[11], il fallait qu'il eût droit de siéger dans ce conseil. Il y avait là un prétexte fort naturel de le nommer conseiller d'État, et Napoléon par une voie simple et adroitement choisie, eut la satisfaction de conquérir son ennemi naguère le plus violent, tandis que cet ennemi eut de son côté la satisfaction d'être conquis d'une manière plausible et presque avouable. Aujourd'hui on est beaucoup plus étonné qu'on ne le fut alors de ce brusque ralliement. On avait assisté à de si étranges revirements en 1814, les mœurs politiques étaient si peu formées, qu'on le remarqua sans en être cependant ni très-surpris, ni très-indigné. M. Benjamin Constant fut donc nommé conseiller d'État, afin de pouvoir travailler officiellement à la Constitution. Quelques personnages tels que le prince Cambacérès, MM. Regnaud de Saint-Jean d'Angély, Boulay de la Meurthe et les présidents des diverses sections du Conseil d'État, furent appelés à l'Élysée pour prendre part à des conférences préalables, et il s'y éleva peu d'objections contre le nouveau travail, qui, sauf le titre, sauf le silence gardé sur la confiscation, ne pouvait en soulever de sérieuses. Cependant on fit quelques remaniements de rédaction, et on inséra un article nouveau, assez inutile, mais répondant à toutes les passions du temps. En effet pour les bonapartistes la dynastie, pour les acquéreurs de biens nationaux les ventes dites nationales, pour les paysans l'abolition des dîmes et des droits féodaux, pour les révolutionnaires de diverses nuances la condamnation irrévocable de l'ancien régime, étaient des objets sacrés passant avant tous les autres. Article général ajouté. On inséra donc un article final portant le numéro 67, lequel disait que le peuple français, en déléguant ses pouvoirs aux autorités instituées par la nouvelle constitution, ne leur conférait cependant pas le droit de proposer le rétablissement des Bourbons (la dynastie impériale fût-elle éteinte), le droit de rétablir l'ancienne noblesse féodale, les priviléges seigneuriaux, les dîmes, les priviléges de culte, le droit surtout de porter atteinte à l'irrévocabilité de la vente des biens nationaux, et interdisait formellement à quelque individu que ce fût toute proposition de ce genre. Cet article avait une seule valeur, c'était de ranger les objets essentiels dans une catégorie à part, et de leur donner une espèce de caractère sacré, tant que la Constitution, il est vrai, resterait sacrée elle-même.
Le nouvel acte fut ensuite porté au Conseil d'État. On ne fit presque aucune objection en séance générale; mais dans les conversations particulières qui s'établirent, on critiqua le titre d'Acte additionnel aux constitutions de l'Empire, qui le distinguait trop peu des constitutions passées, et le laissait exposé à ces faciles changements qui s'opéraient jadis au moyen d'un sénatus-consulte toujours adopté par le Sénat à la presque unanimité, et toujours sanctionné dans les mairies par quelques millions de oui contre quelques milliers de non. Tout le monde aussi releva le silence gardé sur la confiscation, et en parut alarmé. La remarque fort simple que la Charte de 1814 prononçait l'abolition de la confiscation, et qu'on serait justement scandalisé de ne pas la retrouver dans l'Acte additionnel, cette remarque fut faite universellement, même en séance générale, et on pressa vivement les présidents de section, en particulier M. Benjamin Constant, d'insister auprès de l'Empereur pour qu'il consentît à remplir une lacune si regrettable, et destinée à être si mal interprétée.
Dernière conférence, où la confiscation donne lieu à une scène fort vive. Le 21 avril au soir il y eut une dernière conférence à l'Élysée, et la rédaction fut définitivement arrêtée. Le mandat donné aux divers collaborateurs du nouvel acte constitutionnel fut fidèlement exécuté, et on supplia Napoléon de combler la lacune relative à la confiscation. On fit naturellement valoir auprès de lui l'article de la Charte de 1814 qui abolissait cette peine barbare. Napoléon répondit que cet article n'était de la part des Bourbons qu'une véritable hypocrisie. Leur empressement à supprimer nominalement la confiscation n'avait eu, disait-il, d'autre cause que l'intention de flétrir l'origine des biens nationaux, confisqués sur les nobles et les prêtres. Mais leur respect pour la propriété était feint, car ils n'avaient rien négligé pour dépouiller les nouveaux acquéreurs de leurs biens, directement ou indirectement. Il ne fallait donc pas se laisser prendre à de faux semblants, et être dupes d'une disposition menteuse. Quant à lui, il ne voulait en réalité prendre le bien de personne, mais on lui ôterait en insistant le seul moyen qu'il eût d'intimider le nouveau Coblentz.— Paroles de Napoléon. Pourtant, comme sans nier ce qu'il disait des Bourbons, on persistait à soutenir le principe de la propriété, qui en lui-même était sacré, et qu'il était peu séant de méconnaître dans un moment où l'on se piquait de proclamer les droits des citoyens, jusque-là méconnus ou incomplétement reconnus, Napoléon se leva les yeux enflammés, le geste menaçant, et parcourant d'un pas rapide la pièce où l'on discutait, il dit qu'on l'entraînait dans une voie qui n'était pas la sienne; qu'on donnait ainsi un dangereux essor aux plus mauvaises doctrines du jour, qu'on les encourageait, qu'on les excitait; que l'opinion se gâtait d'heure en heure, et devenait détestable; que la France, la vraie France, cherchait le vieux bras de l'Empereur, et ne le trouvait plus; qu'on allait le livrer désarmé à toutes les factions; que le peuple et l'armée abhorraient les émigrés, lui en voudraient de son indulgence envers eux, et ne lui pardonneraient pas de leur laisser des richesses qui allaient servir à solder la guerre étrangère; que si du reste le moyen sortait un peu de la mansuétude du régime libéral, il fallait le concéder aux circonstances; qu'on voulait faire de lui un ange, qu'il n'en était pas un, et qu'il fallait le prendre tel quel, c'est-à-dire pour un homme qui n'avait pas l'habitude de se laisser attaquer impunément...— L'abolition de la confiscation n'est pas mentionnée. Après cette sortie, laquelle n'était que la répétition de ce qu'on entendait dire tous les jours à certains hommes effrayés du prétendu mouvement révolutionnaire, Napoléon se calma, mais sans avoir permis d'insérer l'article relatif à l'abolition de la confiscation, et en promettant solennellement de rétablir cet article après la paix, comme font tous les pouvoirs qui s'engagent à renoncer à l'arbitraire l'urgence passée, c'est-à-dire lorsque le mal est irréparable pour leurs victimes et pour eux-mêmes.
On se rendit devant la colère de Napoléon, et M. Benjamin Constant comme les autres, car il était impatient de voir au Moniteur une œuvre dont il était fier, et dont il aurait pu justement s'enorgueillir sans cette omission.
Insertion au Moniteur, le 23 avril, de l'Acte additionnel. Le dimanche 23 avril le Moniteur publia la nouvelle constitution, sous le titre d'Acte additionnel aux constitutions de l'Empire. Le préambule était fort adroit. Préambule de l'Acte additionnel. Il rappelait qu'à diverses époques l'Empereur, en profitant de l'expérience acquise, avait modifié les constitutions précédentes, notamment en l'an VIII, en l'an X, en l'an XII, mais toujours en renvoyant ces modifications au consentement du peuple; que tout occupé alors d'établir un vaste système fédératif en Europe (Napoléon appelait ainsi son projet de monarchie universelle), il avait été obligé d'ajourner certaines dispositions nécessaires à la liberté des citoyens; qu'amené aujourd'hui à renoncer à ce vaste système fédératif, et à se vouer exclusivement au bonheur de la France, il avait résolu de modifier les constitutions impériales, en conservant du passé ce qu'il avait de bon, mais en empruntant aux lumières du temps présent ce qui était propre à consacrer les droits des citoyens, en donnant au système représentatif toute son extension, en combinant en un mot le plus haut point de liberté politique avec la force nécessaire pour faire respecter par l'étranger l'indépendance du peuple français et la dignité de la couronne.
Dispositions principales. D'après le dispositif l'Empereur était chargé du pouvoir exécutif, et exerçait le pouvoir législatif en concurrence avec deux Chambres. De ces deux Chambres l'une, celle des pairs, était héréditaire, et à la nomination de l'Empereur, sans limite quant au nombre de ses membres; l'autre, celle des représentants, était élective, renouvelable en entier tous les cinq ans, et formée de 629 membres, élus directement par les deux séries de colléges de département et d'arrondissement. Toutefois, le commerce devait avoir 23 représentants spéciaux choisis d'après un mode particulier. La Chambre des représentants nommait son président, sauf l'approbation de l'Empereur. La Chambre des pairs avait le privilége de la haute juridiction d'État sur les ministres, les chefs militaires, etc.; la Chambre des représentants avait l'initiative, la priorité des résolutions en matière de finances et de levées d'hommes. Le budget devait être voté tous les ans. Les Chambres pouvaient amender les lois, elles pouvaient même en proposer en vertu de leur propre initiative, et celles-ci étaient envoyées à l'Empereur si elles avaient réuni le vote favorable des deux branches de la législature. Les ministres pouvaient être membres de l'une ou de l'autre Chambre, avaient la faculté de s'y présenter s'ils ne l'étaient pas, et étaient tenus de s'y rendre pour fournir sur leurs actes toutes les explications qu'elles demanderaient. Ils étaient responsables, et, en cas de mise en accusation, ils étaient accusés par la Chambre des représentants, et jugés par la Chambre des pairs. L'Empereur avait le droit de dissoudre la Chambre des représentants, à la condition d'en réunir une nouvelle dans six mois au plus tard. La magistrature était inamovible; les tribunaux militaires n'avaient de juridiction que sur les délits militaires; les Français étaient libres de leur personne, ne devaient être ni détenus ni exilés arbitrairement, et ne relevaient que de leurs juges naturels. L'état de siége ne pouvait être établi qu'en cas d'invasion de l'ennemi, ou de troubles civils. Dans ce dernier cas il ne pouvait être établi que par une loi, ou en l'absence des Chambres par un décret, qui devait être converti en loi le plus tôt possible. Tout Français avait le droit d'imprimer son opinion sans aucune censure préalable, à charge d'en répondre devant la justice, comprenant toujours le jury pour les délits de la presse. Le droit de pétition individuelle était garanti. Les cultes étaient déclarés égaux et libres. Enfin la dynastie, les biens nationaux, l'abrogation de la dîme et des anciens priviléges, étaient, comme on l'a vu, placés sous une garantie spéciale, puisqu'il était défendu aux membres des deux Chambres de faire aucune proposition qui fût de nature à y porter atteinte.
Forme de l'acceptation. Les dispositions des sénatus-consultes antérieurs, contraires au nouvel acte, étaient annulées. Les autres étaient maintenues. Le présent Acte additionnel devait être envoyé à l'acceptation du peuple français qui serait admis au chef-lieu des mairies, chez les juges de paix, notaires, etc., à voter par oui ou non sur des registres ouverts à cet effet. Le recensement des votes devait être fait dans l'assemblée du Champ de Mai, composée de tous les membres des colléges électoraux qui voudraient se rendre à Paris.
L'Acte additionnel contenait la plus grande somme de liberté qui ait jamais été donnée à la France. Jamais la liberté, toute celle qui est raisonnablement désirable, n'avait été plus complétement accordée à la France, sauf l'article relatif à la confiscation, lequel était ajourné. Napoléon l'avait accordée aussi entière, non par ruse, mais parce qu'avec son grand esprit il avait compris qu'obligé de la donner, il la fallait donner avec ses conditions nécessaires; parce qu'il était alors exclusivement occupé d'une seule idée, celle de vaincre l'Europe conjurée contre lui, et que ce résultat obtenu, le plus ou le moins de pouvoir dont il jouirait était à ses yeux un objet secondaire; parce qu'il se figurait que dans la pratique de la Constitution on lui concéderait à lui plus qu'à un autre, grâce à sa gloire, à son génie, à l'énergie de sa volonté; parce qu'enfin songeant à son fils plus qu'à lui-même, il ne désirait pas pour ce fils au delà des pouvoirs d'un roi d'Angleterre.
Il nous reste à voir comment fut reçue cette liberté si complétement donnée, et on trouvera dans le récit qui va suivre une nouvelle preuve qu'en politique, comme en toutes choses, il ne suffit pas que les remèdes soient bons, il faut qu'ils soient appliqués à temps.
FIN DU LIVRE CINQUANTE-HUITIÈME.