Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 19/20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française
LIVRE CINQUANTE-NEUVIÈME.
LE CHAMP DE MAI.
Publication de l'Acte additionnel. — Effet qu'il produit. — Quoiqu'il contienne la plus libérale, la mieux rédigée de toutes les constitutions que la France ait jamais obtenues, il est très-mal accueilli. — Motifs de ce mauvais accueil. — La France ne croit pas plus à Napoléon quand il parle de liberté, que l'Europe lorsqu'il parle de paix. — Déchaînement des royalistes et froideur des révolutionnaires. — Le parti constitutionnel est le seul qui accueille favorablement l'Acte additionnel, et néanmoins il reste défiant. — Importance du rôle de M. de Lafayette en cette circonstance. — Le parti constitutionnel met des conditions à son adhésion, et exige la convocation immédiate des Chambres. — Napoléon voudrait différer, pour n'avoir pas des Chambres assemblées pendant les premières opérations de la campagne. — On lui force la main, et avant même l'acceptation définitive de l'Acte additionnel, il se décide à le mettre à exécution, en convoquant immédiatement les Chambres. — Il appelle en même temps le corps électoral au Champ de Mai. — Ces mesures produisent un certain apaisement dans les esprits. — Suite des événements à Vienne et à Londres. — Quoique très-animées, les puissances cependant ne laissent pas de considérer comme fort grave la lutte qui se prépare. — L'Autriche voudrait essayer de se débarrasser de Napoléon en lui suscitant des embarras intérieurs. — Tentative d'une négociation occulte avec M. Fouché. — Envoi à Bâle d'un agent secret. — Napoléon découvre cette sourde menée, et, pour la déjouer, dépêche M. Fleury de Chaboulon à Bâle. — Explication violente avec M. Fouché, surpris en trahison flagrante. — Pour le moment cette menée n'a pas de suite. — La coalition persiste, et le ministère britannique, poussé à bout, finit par avouer au Parlement le projet de recommencer immédiatement la guerre. — L'opposition se dit trompée, le Parlement le croit, et vote néanmoins la guerre à une grande majorité. — Marche des armées ennemies vers la France. — Aventures de Murat en Italie. — Sa folle entreprise et sa triste fin. — Il s'enfuit en Provence. — Sinistre augure que tout le monde en tire pour Napoléon, et que ce dernier en tire lui-même. — Progrès des préparatifs militaires. — Formation spontanée des fédérés. — Services que Napoléon espère en obtenir pour la défense de Lyon et de Paris. — Tandis que les révolutionnaires se décident à appuyer Napoléon, les loyalistes lèvent le masque, et commencent la guerre civile en Vendée. — Premiers mouvements insurrectionnels dans les quatre subdivisions de l'ancienne Vendée, et combat d'Aizenay. — Promptes mesures de Napoléon. — Il se prive de vingt mille hommes qui lui eussent été bien utiles contre l'ennemi extérieur, et les dirige sur la Vendée. — En même temps il charge M. Fouché de négocier un armistice avec les chefs vendéens. — Résultat et esprit des élections. — Réunion de la Chambre des pairs et de celle des représentants. — Dispositions de celle-ci. — Tout en voulant sincèrement soutenir Napoléon contre l'étranger, elle est préoccupée de la crainte de paraître servile. — Ses premiers actes marqués au coin d'une extrême susceptibilité. — Napoléon en est vivement affecté. — Champ de Mai. — Grandeur et tristesse de cette cérémonie. — Adresses des deux Chambres. — Conseils dignes et sévères de Napoléon. — Ses profondes remarques sur ce qui manque à son gouvernement pour subsister devant des Chambres. — Sinistres présages. — Il quitte Paris le 12 juin pour se mettre à la tête de l'armée. — Adieux à ses ministres et à sa famille. — Dernières considérations sur cette tentative de rétablissement de l'Empire.
Avril 1815. Malgré sa valeur réelle, l'Acte additionnel est très-mal accueilli. Jamais la liberté n'avait été plus complétement donnée à la France que dans l'Acte additionnel, et cependant jamais elle ne fut plus mal reçue. Les hommes, vieux ou jeunes, qui après un long sommeil de l'esprit public étaient revenus à l'amour de la liberté, avaient tous une manière différente de l'entendre, l'expérience ne les ayant pas encore amenés à un système commun. Ils s'étaient généralement imaginé que quelques centaines de constituants seraient appelés à discuter les diverses formes de gouvernement, et que de cette discussion sortirait la forme que chacun d'eux préférait. La plupart s'étaient flattés d'être du nombre de ces constituants, et le Conseil d'État lui-même avait espéré qu'au lieu de lui communiquer simplement la constitution nouvelle, on la lui donnerait à rédiger. L'esprit de système et les prétentions personnelles étaient donc frustrés à la fois par le mode adopté. De plus on détestait les anciennes constitutions impériales, qu'on rendait responsables avec quelque raison des malheurs du premier Empire, et on avait nourri l'espoir d'un changement radical, qui trancherait profondément avec le passé pour le fond et pour la forme. La forme et le titre sont la première cause de ce mauvais accueil. Au lieu de cela, trouver un matin au Moniteur, tout fait, et sans possibilité d'y rien changer, un simple acte, dit additionnel aux constitutions impériales, lequel ne paraissait être qu'une légère modification, tandis qu'on aurait voulu un changement complet, lequel encore n'avait d'autre garantie de solidité que l'acceptation muette dans les mairies, les justices de paix, etc., fut une déception universelle et cruelle. On s'était promis un ordre de choses absolument nouveau, qui serait l'ouvrage de tout le monde et recevrait une sanction solennelle, et l'on avait, ou l'on croyait avoir une insignifiante modification, mesurée par le pouvoir lui-même, et sanctionnée par un mode banal, qui ne procurait aucune sécurité, car avec ce mode rien ne garantissait que les actes additionnels ne se succéderaient pas les uns aux autres, comme jadis les sénatus-consultes. Obtenir peu, et ce peu n'y pouvoir pas compter, fut naturellement pour tous les esprits un motif de se dire et de se croire indignement trompés.
On était donc prévenu par le titre de l'œuvre, même avant de l'avoir lue. En la lisant, il aurait fallu des lumières qu'on n'avait pas alors pour reconnaître qu'elle contenait la véritable monarchie constitutionnelle, telle du moins que le législateur peut l'écrire, la pratique elle-même n'étant jamais que l'ouvrage du temps. Mais à cette époque les amis de la liberté, s'ils ne manquaient pas d'instruction, manquaient tout à fait d'expérience. L'hérédité de la pairie est la seconde. Les uns en ne trouvant pas dans l'Acte additionnel la république ou à peu près, les autres en y trouvant deux Chambres, furent exaspérés; tous furent révoltés en y trouvant une Chambre héréditaire, et cette disposition, comme l'avait prévu Napoléon, devint une cause de réprobation générale. Ainsi, au mécontentement du titre qui n'indiquait qu'une modification au lieu d'un changement radical, au mécontentement de la forme qui rappelait la Charte octroyée de Louis XVIII, s'ajouta le mécontentement naissant du fond lui-même. Pour les anciens républicains, c'était la monarchie; pour les monarchistes de 1791, c'était la monarchie avec deux Chambres, la monarchie Mounier en un mot; pour les jeunes libéraux enfin, un peu plus avancés que les deux classes précédentes, c'était la monarchie aristocratique, parce que la pairie était héréditaire. Partout se répand l'idée que Napoléon, en se disant changé, est au fond toujours le même. Les journaux retentirent unanimement des mêmes diatribes, et les royalistes rassurés par les ménagements de la police impériale, se joignirent aux républicains, ennemis de la monarchie, aux monarchistes, ennemis des deux Chambres, aux jeunes libéraux, ennemis de l'hérédité, pour répéter ces reproches fort singulièrement placés dans leur bouche, que l'Acte additionnel était une charte octroyée comme celle de Louis XVIII, consacrant la monarchie féodale des deux Chambres, dont une héréditaire. Ils contribuèrent ainsi à propager l'idée, déjà fort répandue, que Napoléon n'était point changé, qu'après avoir beaucoup promis en arrivant il ne tenait rien maintenant qu'il se croyait établi, que revenu à ses anciennes pratiques il tirait de son despotisme personnel un simulacre de constitution, le remplissait des mêmes choses que les Bourbons, le donnait dans la même forme, l'octroyait en un mot par un mode d'octroi à lui, celui des registres ouverts chez les officiers publics, manière de procéder aussi insolente, aussi illusoire que celle qu'avait employée Louis XVIII. Déclamations des royalistes écoutées par les patriotes. Cette idée pénétra rapidement dans des esprits ouverts à la défiance, et y causa le mal le plus à redouter dans le moment, en refroidissant le zèle des amis de la Révolution et de la liberté, les seuls disposés à courir à la frontière. Tout homme qu'on dégoûtait ou décourageait parmi eux, était non pas seulement un partisan ôté à Napoléon, mais un soldat enlevé à la défense du pays. Tandis que les patriotes de toute nuance, excités par les royalistes, déclaraient l'Acte additionnel une œuvre ténébreuse du despotisme, les hommes au contraire qui reprochaient au gouvernement de se livrer au parti révolutionnaire, et qui se faisaient même de leurs craintes affectées un prétexte pour se tenir à l'écart en attendant que la victoire eût prononcé, ces hommes allaient disant partout qu'on ne reconnaissait plus Napoléon, qu'il n'avait plus aucune volonté, aucune énergie, qu'il se laissait mener par des fous, qu'il avait donné une constitution anarchique, et qu'après avoir consenti à devenir l'instrument des jacobins et des régicides, il serait bientôt leur dupe et leur victime.
Défaut général de sang-froid, tenant à la gravité de la situation. Au fond chacun était intérieurement agité par le sentiment de la grande crise qui se préparait, et qu'on voyait approcher à pas de géant avec les armées européennes. Les partis sentaient tous leur sort attaché au résultat de cette crise, et le défaut de sang-froid se joignant à l'erreur de leurs jugements, ils en étaient plus impressionnables, et dès lors plus déraisonnables encore que de coutume.
Napoléon discernait cette disposition des esprits, et il était vivement affecté des défiances qu'il inspirait. Il avait bien prévu que la pairie héréditaire ne réussirait pas, mais il ne se serait jamais douté qu'on abusât aussi gravement du titre donné au nouvel acte. Chagrin de Napoléon, et efforts qu'il fait pour garder tout son calme. Pourtant il s'efforçait de conserver quelque calme au milieu du trouble général.—Vous le voyez, dit-il à M. Lavallette qu'il mandait sans cesse auprès de lui, pour épancher en sûreté les sentiments dont son cœur était plein, vous le voyez, toutes les têtes sont atteintes de vertige. Moi seul, dans ce vaste empire, j'ai conservé mon sang-froid, et si je le perdais, je ne sais ce que nous deviendrions!— Son ancien despotisme cause essentielle de l'incrédulité qu'il rencontre. En effet, il faisait un continuel effort sur lui-même pour contenir sa bouillante nature, s'interdisait la moindre vivacité, écoutait les plus ridicules objections avec un calme, une douceur, qu'il ne montrait ordinairement que dans les grands périls, se gardait d'ajouter au feu de toutes les passions le feu des siennes, et expiait ainsi, dans des souffrances qui n'avaient pour témoins que Dieu et quelques amis, les fautes de son long despotisme! Mais, hélas! si les fautes sont expiables devant Dieu, elles sont irréparables devant les hommes. Dieu voit le repentir, et il s'en contente! Les hommes n'ont ni sa vue ni sa clémence: ils n'aperçoivent que les fautes, et à leur rude justice il faut le châtiment matériel, complet, éclatant! Napoléon allait en faire bientôt une terrible et mémorable épreuve.
Vive approbation donnée à l'Acte additionnel par le parti constitutionnel. L'Acte additionnel ne trouva de défenseurs que parmi les anciens constitutionnels, et seulement parmi les plus sages. Le rôle brillant de rédacteur de la nouvelle constitution déféré à M. Benjamin Constant, les avait à la fois flattés et rassurés. En lisant l'œuvre elle-même, ils furent encore plus satisfaits. Madame de Staël, que son rare esprit et sa parfaite connaissance de l'Angleterre garantissaient des erreurs régnantes, approuva hautement l'Acte additionnel. L'école fort éclairée des publicistes genevois, qui suivait l'impulsion de madame de Staël et de M. Benjamin Constant, l'approuva également. Défense de cet acte par M. de Sismondi. Le plus savant de ces publicistes, M. de Sismondi, en entreprit dans le Moniteur la défense en règle. Il s'attacha, dans une suite d'articles remarquables, à démontrer que la forme adoptée ne ressemblait en rien à l'octroi de Louis XVIII, car ce prince n'avait admis que son propre droit, et dès lors s'était réservé la faculté de retirer ce qu'il donnait, tandis que Napoléon avait reconnu formellement la souveraineté nationale, lui avait déféré son ouvrage, et si elle l'agréait, était irrévocablement engagé envers elle; que le mode employé pour rédiger et faire accepter la nouvelle constitution, quoique laissant beaucoup de part au pouvoir, était la seule admissible dans les circonstances actuelles, car la réunion des assemblées primaires pour élire une constituante, la réunion de cette constituante, outre la difficulté de telles opérations en présence de l'ennemi, auraient eu l'inconvénient de livrer à une dispute interminable une œuvre sur les bases de laquelle tous les esprits sensés étaient d'accord; que si Napoléon n'eût pas été de bonne foi, il aurait pu en effet recourir à ce moyen, laisser disputer sans fin cette constituante, pendant qu'il irait combattre l'ennemi extérieur, puis, revenu vainqueur, livrer cette assemblée au ridicule, la dissoudre, et reprendre son ancien pouvoir tout entier; qu'au contraire, en présentant lui-même sur-le-champ une œuvre complète, une œuvre qui, sauf un point, ne laissait rien à désirer aux amis sincères de la liberté, il prouvait la résolution sérieuse de se dépouiller de son ancien pouvoir, et de doter le pays de la vraie monarchie constitutionnelle; que la comparaison de la nouvelle constitution avec celles qui l'avaient précédée démontrait que c'était la meilleure que la France eût jamais obtenue, car à certains égards elle était plus libérale même que celle d'Angleterre; qu'enfin le maintien des sénatus-consultes antérieurs était la chose du monde la plus naturelle et la plus nécessaire, car ces sénatus-consultes étant formellement annulés dans toutes les dispositions qui étaient contraires à l'Acte additionnel, on n'avait plus à les craindre sous le rapport politique, et que sous les autres rapports il fallait les laisser subsister, sous peine de voir la législation civile, la législation administrative, c'est-à-dire l'organisation entière de l'État crouler d'un seul coup; qu'en donnant une constitution nouvelle, on ne pouvait avoir d'autre prétention que celle de changer la forme politique du gouvernement, mais qu'on devait laisser au temps seul le soin de modifier la législation civile et administrative, en se conformant pour la manière de procéder à l'Acte additionnel.
Ce qu'écrivait M. de Sismondi était la vérité même, mais la vérité pour les esprits sages et non prévenus. Les autres, et c'était le grand nombre, inspirés par leur défiance ou par le déplaisir que leur causaient certaines dispositions de l'Acte additionnel, avaient cru revoir dans cet acte Napoléon tout entier avec son caractère et son despotisme: avec son caractère, il était bien possible qu'ils eussent raison, car quoiqu'il eût reçu de ses malheurs une forte impression, il se pouvait qu'il ne fût pas suffisamment changé, mais avec son despotisme ils avaient tort, car on venait d'obtenir mieux que la constitution anglaise, et puisqu'on avait fait la faute énorme de rappeler Napoléon, il fallait bien contre l'étranger se servir de lui, tel quel, et tâcher de lui rendre possible et supportable le rôle de monarque constitutionnel. M. de Lafayette, malgré les susceptibilités de son libéralisme, était plus juste. Il avait désapprouvé la forme de l'Acte additionnel, mais l'avait pardonnée en faveur du fond, et avait complimenté son ami, M. Benjamin Constant.— Approbation de M. de Lafayette, donnée cependant à une condition, celle de la convocation immédiate des Chambres. Votre constitution, lui avait-il écrit, vaut mieux que sa réputation, mais il faut y faire croire, et pour qu'on y croie la mettre immédiatement en vigueur.—
M. de Lafayette venait de passer quatorze ans dans sa terre de Lagrange, et quoiqu'il sût gré à Napoléon de l'avoir tiré autrefois des cachots d'Olmütz, il ne lui pardonnait pas d'avoir enlevé toute liberté à la France. Cependant, n'ayant aucun mauvais sentiment pour un homme qui lui avait rendu un grand service, ayant même un certain goût pour sa personne et son génie, il était à l'égard de sa prétendue conversion d'une incrédulité invincible. Il changeait si peu lui-même, qu'il ne comprenait guère que les autres pussent changer. Toutefois, dans l'ardeur dont il était plein, il ne demandait pas mieux que de se prêter à des essais de liberté, n'importe avec qui, avec Napoléon comme avec les Bourbons, d'autant qu'avec Napoléon, s'il trouvait plus de danger pour la liberté politique, il trouvait aussi plus de sécurité sous le rapport des principes sociaux de 1789, et plus de grandeur, plus d'indépendance vis-à-vis de l'étranger. Complétement satisfait, sauf un point, du contenu de l'Acte additionnel, il tenait essentiellement à la mise en pratique, et était prêt à déposer la plus grande partie de ses défiances, si on convoquait les Chambres tout de suite. Selon lui, une fois que les hommes marquants du parti libéral seraient réunis dans une assemblée, Napoléon n'était plus à craindre. On se servirait de son épée pour repousser l'ennemi, et puis après s'en être servi, si on n'était pas content de lui, on le déposerait au besoin, on le remplacerait par son fils, et on fonderait ainsi la monarchie constitutionnelle. Cette manière de raisonner avait l'inconvénient d'autoriser Napoléon à raisonner de même, à dire aussi qu'une fois vainqueur il renverrait les amis de la liberté s'il n'était pas content d'eux, et ce qu'on aurait gagné à le charger des entraves d'une assemblée immédiatement convoquée, ce serait de lui lier les mains envers l'ennemi extérieur, sans les lui lier bien sûrement envers la liberté.
Efforts qu'on fait pour conquérir M. de Lafayette. Quoi qu'il en soit, M. de Lafayette était prêt, nous le répétons, à se tenir pour satisfait si on ne lui faisait pas attendre la convocation des Chambres. Or il était l'homme qu'on mettait le plus de prix à contenter, car il était avec Carnot l'homme le plus respecté de la Révolution parmi ceux qui avaient survécu. S'il n'avait pas eu comme Carnot l'honneur d'organiser la victoire, il avait eu celui de ne voter ni la mort de Louis XVI, ni la mort d'aucun citoyen. Le rattacher à l'Empire, c'eût été ménager à Napoléon le garant le plus accrédité sous le rapport des intentions libérales. Aussi faisait-on de grands efforts pour le conquérir. Plusieurs personnes s'y appliquaient, le général Matthieu Dumas, le prince Joseph, M. Benjamin Constant. Le général Matthieu Dumas, le prince Joseph, M. Benjamin Constant s'y appliquent. Le général Matthieu Dumas, tout occupé d'organiser les gardes nationales dans l'intérêt de la défense du pays, tenant à la liberté sans doute, mais plus encore au triomphe de nos armes, profitait de ses anciennes relations avec M. de Lafayette pour le rapprocher de Joseph. Joseph de son côté avait eu quelques relations avec M. de Lafayette, mais interrompues par ses deux royautés de Naples et d'Espagne, et il avait essayé de le revoir dans les circonstances actuelles, guidé par la double et honnête intention de préparer à Napoléon un appui et un lien. Il se montrait à l'illustre patriote de 1789 franchement libéral, et effectivement il l'était devenu sous le joug de son frère, si lourd à porter; mais il croyait l'être encore plus qu'il ne l'était, ce qui du reste lui rendait son rôle plus facile. M. de Lafayette fait toujours dépendre son adhésion de la convocation immédiate des Chambres. M. de Lafayette, avec une politesse assez hautaine, écoutait ses discours, et lui répondait qu'il croirait tout ce qu'on voudrait, si on convoquait les Chambres; à quoi Joseph ne dissimulait pas que Napoléon opposerait une vive résistance, craignant beaucoup de laisser à Paris une assemblée qui divaguerait pendant qu'il se battrait.
M. Benjamin Constant s'était fait aussi le courtisan de M. de Lafayette.—Vous êtes, lui disait-il, ma conscience, ce qui signifiait qu'il le regardait dans les circonstances présentes comme son excuse. En effet, M. Benjamin Constant ne pouvait se dissimuler que sa conduite, même au milieu des changements effrontés du temps, avait été remarquée, et jugée assez peu favorablement, car devenir le conseiller d'État d'un prince sur la tête duquel il appelait naguère l'exécration publique, n'était pas facilement explicable. Mais avoir M. de Lafayette pour ami, pour approbateur, c'était avoir réponse à tous les reproches. M. Benjamin Constant cherchait donc à persuader M. de Lafayette, qui à lui comme à Joseph répondait imperturbablement qu'il croirait tout ce qu'on dirait, et approuverait tout ce qu'on ferait, si on convoquait les Chambres. Il y avait à cette convocation précipitée une objection de légalité fort grave, c'était de mettre en pratique la Constitution avant qu'elle eût été acceptée. Difficulté légale qui n'arrête pas M. de Lafayette. Quelque grave qu'elle fût cette objection n'arrêtait ni M. de Lafayette, ni les partisans de la convocation immédiate. Bien qu'ils blâmassent un mode d'acceptation dans lequel la volonté populaire était traitée fort légèrement, ils ne craignaient pas de traiter cette volonté plus légèrement encore, en la supposant connue d'avance, et en n'attendant pas même qu'elle se fût prononcée. Suivant eux, il importait peu de manquer à toutes les formes envers le peuple, pourvu qu'on satisfît à ses désirs. Pourtant il s'agissait de faire agréer une proposition de ce genre à celui qui pouvait seul prononcer, et ce n'était pas chose facile.
Raisons de Napoléon pour résister à la convocation immédiate. Napoléon en effet, tout en étant complétement décidé à mettre en pratique la nouvelle Constitution, tout en désirant même que l'essai qu'on allait faire réussît, parce que le succès du parti libéral était le sien, tandis que son insuccès était le triomphe des Bourbons, redoutait la convocation des Chambres, et craignait qu'au premier bruit du canon elles ne manquassent, non pas de courage (la Convention avait montré le contraire), mais de sang-froid. Il s'attendait à traverser de cruelles vicissitudes, à se trouver peut-être sous les murs de Paris combattant pour en disputer l'entrée à l'Europe, et ne désespérait pas de triompher, si on ne se troublait pas, si on savait considérer avec calme toutes les horreurs d'une guerre à outrance. Or, avec le coup d'œil pénétrant dont il était doué, il entrevoyait qu'une Chambre des représentants formée dans les circonstances actuelles serait un résumé de tous les partis, qu'une journée malheureuse, vraisemblable même dans l'hypothèse du succès définitif, au lieu d'être une raison de s'unir et de persévérer, deviendrait peut-être une occasion de se diviser, peut-être même de lui arracher l'épée avec laquelle il défendrait la France, et il est impossible de dire que cette opinion fût dénuée de sincérité et de fondement, car les assemblées à la fois neuves et désunies sont assurément de mauvais instruments de guerre. Aussi aurait-il voulu profiter de tous les délais résultant régulièrement de l'Acte additionnel, pour différer la réunion des Chambres, pour se ménager ainsi deux mois pendant lesquels il aurait eu le temps de frapper les premiers coups sur l'ennemi, et, à la manière dont il dirigeait les opérations militaires, il était possible qu'il eût enfanté des événements tels que la campagne, sinon la guerre, fût décidée dans ces deux mois. Alors son ascendant et les courages étant raffermis par le succès, la réunion des Chambres pourrait être essayée sans danger.
La réunion des Chambres n'en était pas moins le seul moyen de vaincre l'incrédulité générale. Quand on songe aux événements postérieurs, lesquels amenèrent ce qui est bien pis que la défaite d'une dynastie, la défaite du pays, on ne peut s'empêcher de considérer comme très-sage l'opinion de Napoléon en ce moment. Mais la défiance qu'il inspirait à l'Europe sous le rapport des intentions pacifiques, il l'inspirait à la France sous le rapport des intentions libérales. Outre l'éloignement peu réfléchi qu'on avait pour certaines dispositions de l'Acte additionnel, on éprouvait partout le sentiment que c'était une promesse trompeuse, sur laquelle Napoléon reviendrait à la première victoire, et si quelque chose pouvait vaincre l'incrédulité universelle, c'était le spectacle d'une assemblée placée à côté du gouvernement, discutant contradictoirement avec lui les affaires publiques, le surveillant attentivement, et toujours prête à déconcerter ses entreprises inconstitutionnelles. Ainsi telle était, grâce à ses fautes passées, l'affreuse position de Napoléon, que la convocation immédiate des Chambres l'exposait à avoir l'anarchie derrière lui, tandis qu'il aurait l'ennemi en face, et qu'au contraire la non-convocation lui ôtait la confiance publique, qui seule pouvait lui procurer des soldats!
Efforts du prince Joseph et de M. Benjamin Constant pour triompher de la résistance de Napoléon. Joseph, par zèle sincère, par désir aussi de se donner de l'importance, tâchait d'obtenir de son frère des concessions qui le missent en crédit auprès des constitutionnels, et avait par ce motif fort insisté pour qu'on réunît tout de suite les Chambres. M. Benjamin Constant, pour complaire à ses amis, pour se ménager surtout la faveur de M. de Lafayette, qui se servait avec infiniment de finesse du désir qu'on avait de son approbation, avait fortement appuyé les conclusions de Joseph. L'un et l'autre disaient que l'Acte additionnel n'avait pas réussi; que personne ne le prenait au sérieux; qu'il fallait quelque chose qui parlât aux yeux, et que la présence de six cents représentants et de deux cents pairs autour du trône pourrait seule faire croire à la réalité des promesses impériales. Napoléon se défendait vivement, en disant qu'il savait bien que l'Acte additionnel n'avait pas réussi, que le titre qui était sa faute, et la pairie héréditaire qui était celle de M. Constant, l'avaient ruiné dans l'opinion publique; que la disposition des esprits était aux chimères, et non à ce qui était positif et sain; que cette fâcheuse tendance s'aggravait tous les jours; qu'avec des sacrifices, n'importe lesquels, on ne la guérirait pas; que pour opposer un remède à un mal qui n'avait de remède que le temps, il n'irait pas se mettre sur les bras une assemblée constituante, lorsque sur ses bras déjà si chargés allaient se trouver toutes les armées de l'Europe.—Il résista donc plusieurs jours aux instances dont il était assailli, et qui provenaient du parti constitutionnel, jaloux tout à la fois de créer de nouvelles excuses à son adhésion, et de s'entourer d'une nombreuse assemblée où il espérait siéger en maître.
Mais l'obsession ne fut pas moindre que la résistance, et elle était appuyée par un déchaînement inouï de la presse périodique, particulièrement de la presse royaliste, qui reprochait à l'Acte additionnel de ne pas reconnaître assez explicitement la souveraineté nationale. Efforts unanimes de la presse dans le même sens. Malheureusement les hommes qui s'intitulaient patriotes se laissaient prendre au piége de ces déclamations. Raisons qui ébranlent la résolution de Napoléon, sans du reste changer sa conviction. Napoléon n'en était pas dupe, mais il avait besoin du parti révolutionnaire et libéral pour tenir tête à l'intérieur au parti royaliste, à l'extérieur aux armées coalisées, et il lui importait au plus haut point de ne pas laisser refroidir le zèle qui poussait aux frontières les anciens soldats, surtout les gardes nationaux mobilisés. Ce qui disposait ces braves gens, les uns à remplir les vides de nos régiments, les autres à se jeter dans les places, c'était le bruit qu'on faisait à leurs oreilles en répétant qu'il fallait courir aux frontières pour écarter l'étranger, les Bourbons, les nobles, les prêtres, la contre-révolution, en un mot. Or si le parti révolutionnaire et libéral qui disait ces choses, venait par mécontentement à se taire, il pouvait en résulter une tiédeur funeste qui priverait l'armée de soutien, et l'exposerait à se trouver seule aux prises avec l'ennemi; or cette armée était héroïque sans doute, mais numériquement insuffisante pour résister à l'Europe conjurée. Cette raison exerçait une influence considérable et tous les jours plus grande sur l'esprit de Napoléon, qui voyait une funeste impopularité succéder peu à peu à l'enthousiasme avec lequel les amis de la Révolution l'avaient accueilli à son débarquement. Pourtant cette raison n'aurait probablement pas suffi, si une autre, qui vint s'ajouter à la première, n'avait entraîné sa détermination.
Dernière considération qui le décide. Tandis qu'au dedans, à l'aide des défiances qu'il inspirait, on cherchait à le peindre comme un despote incorrigible, usant aujourd'hui de finesse, mais toujours prêt à revenir à ses penchants invétérés, au dehors on le représentait comme un tyran farouche, entouré de soldats aussi farouches que lui, n'osant pas faire un pas hors des rangs de ses légions, inspirant la terreur et l'éprouvant, odieux en un mot à la nation française, sur laquelle il était venu de nouveau appesantir son joug de fer. Vainement se montrait-il sur la place du Carrousel, dans des revues presque quotidiennes, et où tout le monde pouvait l'approcher; on répondait aux récits fort exacts du Moniteur que s'il se présentait quelque part c'était toujours entouré de soldats. Cette persistance dans un pareil mensonge finissait par agir sur l'opinion de l'Europe, et par persuader à celle-ci qu'il suffirait de battre cent ou deux cent mille mameluks pour venir à bout du tyran, et qu'on trouverait ensuite la France pressée de se débarrasser de sa tyrannie. Il importait autant de répondre à cette seconde fausseté qu'à la première. Il prend le parti de convoquer les Chambres immédiatement. La convocation immédiate des Chambres, quels que fussent ses inconvénients, avait le double avantage de faire tomber les mauvais bruits du dedans et du dehors, de prouver d'un côté que Napoléon avait donné sérieusement l'Acte additionnel, puisque sans attendre les délais légaux il mettait la nation en jouissance effective de ses droits, et de l'autre qu'il ne craignait pas le contact avec elle, puisqu'il s'entourait de ses représentants.—Eh bien, dit-il à Joseph et à M. Benjamin Constant, qui persistaient à demander l'exécution anticipée de l'Acte additionnel, j'en ai pris mon parti, je convoquerai les Chambres, et je ferai cesser ainsi tous les doutes sur mes intentions; je prouverai ma confiance dans cette nation qu'on dit que je crains, en appelant ses élus autour de moi.—Il ne restait qu'une difficulté, c'était de devancer le vœu populaire, en se dispensant d'attendre l'acceptation de la Constitution pour la mettre en vigueur. On rédigea un décret, et on le fit précéder d'un préambule qui expliquait cette manière d'agir par l'impatience que Napoléon éprouvait de s'entourer des représentants de la nation, et de les avoir quelques jours auprès de sa personne avant de partir pour l'armée. Au préambule adroitement écrit succédait le décret qui convoquait immédiatement les colléges électoraux afin d'élire six cent vingt-neuf représentants. Ce même décret portait en outre que les colléges qui avaient autrefois des présidents à vie nommés par l'Empereur, les choisiraient eux-mêmes lors de la prochaine élection. Décret qui ordonne les élections et convoque les Chambres pour la fin de mai. Le décret fut rendu le 30 avril, et on espérait qu'un mois suffisant pour les opérations électorales, les représentants pourraient se joindre aux électeurs dans la grande assemblée du Champ de Mai, fixée au 26. On ne s'en tint pas à cette grave concession. Afin de prouver par un acte de plus qu'on voulait mettre la nation en possession de tous ses droits, un nouveau décret accorda aux communes la nomination par la voie élective des maires et officiers municipaux. Cette mesure était exclusivement applicable aux communes dans lesquelles les maires étaient à la nomination des préfets, et elle était motivée sur l'ignorance où les nouveaux préfets devaient être du mérite de leurs administrés. Mais comme cette catégorie comprenait la plus grande quantité des communes, et notamment les plus petites, elle livrait dans les campagnes la composition des autorités municipales au parti patriote. Les acquéreurs de biens nationaux devaient y figurer en grand nombre; et, comme calcul de parti, la mesure était certainement bien conçue.
Mai 1815. Apaisement momentané du parti libéral. Quelle que fût la mauvaise humeur des opposants, elle devait être apaisée ou confondue, du moins pour quelques jours, par des mesures qui tendaient à rendre si prompte et si sérieuse l'exécution de l'Acte additionnel. Il était difficile de dire que c'était un leurre, une promesse vaine dont l'accomplissement remis à la paix, serait ajourné indéfiniment. Il était également difficile en Europe de dépeindre comme un tyran farouche, réduit à se cacher, l'homme qui allait de son propre mouvement se placer au milieu des représentants du pays. Napoléon prouvait ainsi tout à la fois sa sincérité et sa force morale.
Satisfaction de M. de Lafayette. M. de Lafayette cette fois fut pleinement satisfait, et il ne s'en cacha point. Le prince Joseph avait été chargé de lui offrir la pairie; il la refusa, disant qu'il ne pouvait accepter d'autre mandat que celui du pays, et il résolut de se présenter aux électeurs du département de la Marne. Il refuse la pairie pour se faire nommer député de la Marne. M. Benjamin Constant de son côté, lui racontant avec joie la victoire remportée sur les répugnances de l'Empereur, lui demanda en retour son appui auprès d'un collége électoral quelconque, afin de devenir membre de la seconde Chambre. Services qu'il rend au gouvernement auprès de l'étranger. M. de Lafayette consentit à tout, car il était en ce moment dans une disposition à ne rien refuser. On lui demanda un autre service que son patriotisme ne pouvait hésiter à rendre, et qu'il rendit avec le plus grand empressement. M. Crawfurd, ministre des États-Unis à Paris, avec lequel il avait des relations d'amitié, retournait en Amérique pour y devenir ministre de la guerre. Il devait passer par l'Angleterre où il avait des amis et du crédit. M. de Lafayette obtint qu'il se chargeât de lettres destinées aux principaux personnages d'Angleterre et écrites en faveur de la paix. Lettres écrites par madame de Staël pour disposer les ministres anglais à la paix. Madame de Staël, qui grâce à sa longue opposition à l'Empire était peu suspecte de partialité pour Napoléon, et qui par son esprit, par sa brillante renommée pouvait exercer quelque influence sur les ministres britanniques, leur adressa des lettres pressantes pour leur conseiller de se retirer de la coalition. Napoléon, suivant elle, n'était plus un despote, isolé dans la nation, mais un monarque libéral, appuyé sur la France. Le peuple et l'armée l'entouraient de leur dévouement; la lutte serait donc terrible, et dans l'intérêt de l'humanité et de la liberté, il valait mieux accepter Napoléon corrigé, lié par de fortes institutions, et franchement converti à la paix s'il ne l'était à la liberté, que de verser des torrents de sang pour le détrôner sans aucune certitude de réussir. Accueilli, écouté, cru, pris au pied de la lettre, il donnerait la paix et la liberté qu'il promettait. Repoussé, combattu, vainqueur, il n'accepterait plus le traité de Paris, et pas davantage peut-être les conséquences de l'Acte additionnel. Les intérêts de l'Europe, de l'humanité, de la liberté, étaient donc d'accord, et commandaient une politique pacifique. Les raisons données par madame de Staël étaient, comme on le voit, aussi spécieuses que spirituellement et patriotiquement présentées.
Esprit qui se manifeste dans les provinces à l'approche des dangers qui menacent la France. Tandis que le parti constitutionnel récompensait Napoléon de ses sacrifices par un appui chaleureux, il se passait dans les provinces un fait d'une assez grande importance, surtout dans l'intérêt de la résistance à l'étranger, intérêt qui touchait Napoléon plus que tous les autres. Bien qu'après le long silence du premier empire on fût revenu avec ardeur à la politique et au goût de la contradiction, dans certaines provinces menacées par l'ennemi, la présence du danger faisait taire l'esprit de chicane et de subtilité. Par exemple, en Champagne, en Bourgogne, en Lorraine, en Alsace, en Franche-Comté, en Dauphiné, les populations se prêtaient avec le zèle le plus louable aux mesures de défense. Les anciens militaires rejoignaient leurs drapeaux, et les hommes désignés pour faire partie de la garde nationale mobilisée, répondaient avec empressement à l'appel des officiers chargés de leur organisation. Tandis que cet excellent esprit se manifestait dans les provinces de l'Est, il s'en manifestait un pareil et non moins honorable, quoique inspiré par d'autres motifs, dans les provinces de l'Ouest. On a vu par le récit de ce qui s'était passé à Angers, à Nantes, au Mans, à Rennes, pendant les onze mois de la première Restauration, que la bourgeoisie des villes avait été à la fois blessée et alarmée de l'attitude de la noblesse et du peuple des campagnes, et de leur audace à reprendre les armes en pleine paix. Depuis le 20 mars, l'avantage de la possession du pouvoir avait repassé du côté de cette bourgeoisie, et elle s'en était réjouie dans un intérêt de sécurité bien plus que d'ambition. Mais les mouvements des chefs vendéens, leurs relations presque publiques avec l'Angleterre, l'annonce et même l'apparition sur les côtes de bâtiments anglais chargés d'armes, enfin quelques violences exercées dans les campagnes, avaient excité une agitation extraordinaire à Nantes, à Vannes, à Quimper, à Rennes, au Mans, à Angers, etc. La population de Nantes surtout, jadis si malheureuse entre les attaques des Vendéens d'un côté, et les égorgements de Carrier de l'autre, ne voyait pas approcher sans frémir le renouvellement de la guerre civile. Idée de se fédérer née spontanément chez les citoyens de la Bretagne. Les esprits fermentaient, et au bruit d'un assassinat commis sur un vieillard, d'honnêtes habitants de Nantes s'émurent, et conçurent la pensée de former avec les principales villes des cinq départements de la Bretagne, un pacte d'alliance par lequel ils promettaient de se porter mutuellement secours, en cas de danger extérieur ou intérieur, et d'appeler ce pacte du nom de Fédération bretonne, à l'imitation de la fédération de 1790. À peine produite cette idée, si bien appropriée aux circonstances, envahit toutes les têtes, et plusieurs centaines de Nantais partirent pour Rennes, où la même idée avait germé, et où ils étaient attendus impatiemment. Ils y furent reçus avec enthousiasme, fêtés, logés chez les principaux habitants, et on remit à quelques personnes de sens rassis le soin de libeller le pacte qui devait confédérer les citoyens de la Bretagne contre l'ennemi du dedans et du dehors. Rien n'était plus pur que l'intention des braves Bretons en cette circonstance, et plus dégagé de tout esprit de faction. Intentions véritables de ces premiers fédérés. Esprit et statuts de leur institution. Ils ne prétendaient ni dominer le pouvoir, ni opprimer les classes élevées de la nation, mais se défendre contre les incendies et les assassinats de l'ancienne chouannerie, et contre les débarquements des Anglais. Toutefois la disposition dominante dans ces réunions était fortement libérale. On convint de rédiger un préambule dans lequel seraient exposés les motifs de l'association, et d'y joindre quelques articles statutaires qui préciseraient les engagements qu'on prenait les uns envers les autres. Il fut stipulé d'abord que les fédérés ne formeraient point un corps séparé des autres citoyens, ayant son uniforme, ses armes, ses chefs, et agissant pour son compte, mais qu'ils viendraient se ranger dans l'organisation existante et légale de la garde nationale; que cette organisation étant répandue dans tout l'Empire, ils pourraient toujours y trouver place, de manière à être utiles partout où il y aurait des dangers à conjurer; que leurs obligations consisteraient à se mettre à la disposition des autorités publiques, à se rendre à leur premier appel soit dans les bataillons mobilisés, soit dans les bataillons sédentaires, et quand le cadre légal de la garde nationale manquerait, à se porter individuellement là où les appelleraient les maires, les sous-préfets, les préfets, pour leur prêter secours chaque fois qu'il y aurait à repousser une atteinte contre l'ordre public. Enfin ils s'obligeaient à un autre genre de service, celui-ci tout moral, consistant à dissiper autant qu'il serait en eux les fausses notions par lesquelles on essayait de tromper les simples habitants des campagnes, à prêcher par leur exemple et leur parole l'accomplissement des devoirs civiques, à se mettre en un mot à la disposition du gouvernement impérial pour la défense intérieure et extérieure du pays.
Malgré les inconvénients attachés à toute association politique, celle-ci, inspirée par un vif sentiment des dangers publics, exempte de toute vue particulière, se réduisant exclusivement au rôle d'auxiliaire du pouvoir, donnait moins qu'aucune autre prise à la critique, et pouvait même rendre au pays d'immenses services.
On rédigea le préambule et l'acte, et on entra en rapport avec le préfet pour lui soumettre l'un et l'autre. Le gouvernement, comme on le voit, n'avait pas eu la moindre part à ce mouvement tout spontané, et provoqué uniquement par les inquiétudes de la partie la plus indépendante et la plus honnête de la population bretonne. Bien que Napoléon eût été longtemps populaire dans les provinces de l'Ouest qu'il avait pacifiées, néanmoins ses dernières guerres de 1812 et de 1813 l'avaient beaucoup dépopularisé. On le considérait comme un vrai danger, et si on avait applaudi à son retour parce qu'il venait mettre fin à l'influence de l'émigration, c'était à la condition de lui lier les mains par de fortes lois. Dans cette disposition, ne voulant pas donner à la nouvelle fédération une couleur bonapartiste, les fédérés s'étaient abstenus de parler de l'Empereur. Des gens sages leur firent sentir qu'une telle association serait bien près de devenir un péril si elle était formée en dehors du gouvernement, qu'elle ne rendrait même de véritables services qu'en s'unissant étroitement à lui, que d'ailleurs elle ne serait autorisée qu'à ce prix. Le préambule fut alors remanié, et répondit aux intentions des bons citoyens, qui étaient prêts à seconder Napoléon de toutes leurs forces, mais à la condition d'une liberté sage et réelle.
La plupart des villes de la Bretagne envoyèrent des députations à Rennes, et plusieurs jours se passèrent en fêtes, en réjouissances, en promesses de dévouement réciproque. On compta très-promptement plus de vingt mille fédérés dans les départements de la Loire-Inférieure, du Morbihan, du Finistère, des Côtes-du-Nord, d'Ille-et-Vilaine, composant l'ancienne Bretagne. À peine cette conduite des Bretons fut-elle connue, qu'elle produisit un grand retentissement dans les départements voisins, et de proche en proche dans toute la France. Les Angevins menacés des mêmes dangers que les Bretons, s'assemblèrent pour suivre leur exemple. Imitation de cette fédération dans les provinces frontières de l'Est. La Bourgogne animée d'une autre haine que celle des chouans, de la haine des Russes, des Autrichiens, des Prussiens, envoya des députés à Dijon pour signer un acte de fédération, et elle adopta purement et simplement le texte de la fédération bretonne. La Lorraine, la Franche-Comté, le Lyonnais, le Dauphiné, se montrèrent prêts à en faire autant. Au milieu de ce mouvement des esprits, particulier aux provinces menacées par la guerre civile ou par la guerre étrangère, il n'était pas possible que la grande ville de Paris restât indifférente et inactive. Mais dans Paris il y a plusieurs Paris, et tandis que les classes nobles regrettaient les Bourbons, que les classes moyennes regrettaient la paix, le peuple des faubourgs animé d'une haine brutale pour ce qu'on appelait les nobles et les prêtres, et d'une haine patriotique pour ce qu'on appelait l'étranger, avait toujours regretté de n'avoir pas eu des fusils en 1814 pour défendre les murs de la capitale. L'idée de la fédération s'introduit à Paris. Là se trouvaient avec des hommes compromis dans les désordres de 1793, des jeunes gens sincèrement patriotes, de braves militaires retirés du service, et les uns comme les autres excitèrent le peuple des faubourgs à imiter les Bretons et les Bourguignons. Le mouvement commencé dans les faubourgs Saint-Marceau et Saint-Antoine, se propagea bientôt dans les autres. On adopta l'acte des Bretons, mais les Parisiens voulurent avoir leur préambule particulier, ainsi qu'on l'avait fait ailleurs, car tout en adoptant exactement le dispositif imaginé en Bretagne, chacun entendait le motiver à sa manière et suivant le sentiment de sa province. Les fédérés de Paris s'adressèrent à Napoléon lui-même, demandèrent à être reçus par lui, passés en revue, et autorisés à lui lire une adresse.
Ces diverses fédérations avaient pris naissance dans les derniers jours d'avril et les premiers jours de mai. L'Acte additionnel publié dans l'intervalle avait bien causé quelque mécontentement, mais son effet, corrigé par le décret de convocation des Chambres, n'avait point arrêté l'élan qui animait les provinces menacées de la guerre civile ou de la guerre étrangère, et elles avaient continué à se fédérer. Opinion du gouvernement à l'égard des fédérations. Le gouvernement n'avait eu aucune part, nous le répétons, ni à la conception, ni à la propagation de ces fédérations provinciales. Les hommes qui le composaient avaient sur ce sujet des sentiments très-divers. Ceux qui voulaient se sauver à tout prix de l'étranger et de la contre-révolution opérée par l'étranger, devaient accueillir avec empressement le concours spontané de la partie vive des populations. Ceux au contraire qui déploraient les sacrifices faits par Napoléon aux tendances libérales, voyaient ou affectaient de voir partout le parti révolutionnaire prêt à dévorer le pouvoir, et manifestaient pour les fédérations une sorte d'horreur. Ils considéraient ce mouvement, surtout à Paris où il était plus près d'eux, comme une abomination et un grave péril. Napoléon, sans les avoir provoquées, les voit avec plaisir, surtout pour la défense de la capitale. Si Napoléon semblait l'encourager, ou seulement le souffrir, ils étaient décidés à ne plus reconnaître en lui qu'un instrument malheureux et déshonoré des jacobins. Quant à lui il souriait de ces craintes, laissait dire ce qu'on voulait sur ce sujet, et était satisfait du mouvement qui venait de se produire. Aimant l'ordre par goût, par raison, par intérêt, il n'avait aucun penchant pour ce qu'on appelait les jacobins; mais il les jugeait, et n'en avait pas la peur que certaines gens en éprouvaient, et dans le moment il se réjouissait de voir se lever pour la défense du pays des bras vigoureux, qui en Bretagne contiendraient les chouans, et à Paris disputeraient l'entrée de la capitale aux Anglais, aux Prussiens, aux Russes. Dussent-ils à la paix lui créer des embarras, il ne s'inquiétait guère de ce qui arriverait lorsque l'ennemi serait expulsé du territoire, et il était certain d'avoir alors contre des désordres populaires, outre l'armée, les Chambres elles-mêmes, qui pouvaient bien être plus libérales que lui, mais qui ne le seraient jamais jusqu'à favoriser les entreprises de la démagogie.
Manière dont il entend employer les fédérés à Paris. Aussi ne mit-il aucune hésitation à permettre, et même à seconder les fédérations. Ainsi que nous venons de le dire, il les trouvait utiles pour soutenir l'esprit public contre les royalistes à Lyon, à Marseille, à Bordeaux, à Nantes, à Rennes, etc., et très-utiles à Paris pour concourir à la défense de la capitale. Ce dernier point était à ses yeux le plus important. Son projet, comme on l'a vu déjà, était de couvrir Paris de solides ouvrages en terre, n'ayant pas le loisir d'en construire en maçonnerie, d'y amener deux cents bouches à feu de la marine servies par des marins, d'y placer encore deux cents bouches à feu de campagne servies par les jeunes gens des écoles, et il pensait que si à quinze ou dix-huit mille hommes des dépôts il pouvait joindre vingt-cinq mille hommes des faubourgs, gens robustes et anciens soldats pour la plupart, Paris défendu par quarante mille hommes d'infanterie et dix mille canonniers, serait imprenable, et qu'alors manœuvrant librement au dehors avec l'armée active, il viendrait à bout de toutes les coalitions. La garde nationale n'entrait point dans ce calcul, non parce qu'il doutait de son courage, mais parce qu'il suspectait toujours ses dispositions, et voyait avec sa finesse ordinaire, que quoique ralliée à lui par nécessité, elle regrettait au fond du cœur la paix et la liberté sous les Bourbons. Il n'était pas même décidé à lui laisser des armes, et se réservait à cet égard de prendre un parti au dernier instant. Comment il entend les organiser. Quant aux fédérés, il était décidé à les constituer régulièrement, à mettre à leur tête des officiers sûrs, à les incorporer même dans la garde nationale sous un titre quelconque, ce qui permettrait à l'heure du péril de se servir d'eux, et au besoin de leur transmettre les fusils de cette garde. Pour le moment il résolut de ne pas les armer encore, d'abord pour prendre le temps de les connaître et de les organiser, et ensuite parce qu'il n'était pas assez riche en matériel pour prodiguer les fusils[12].
Il confia au brave général Darricau la mission de les organiser sous le titre de tirailleurs attachés à la garde nationale de Paris, et chargés en cette qualité de la défense extérieure de la capitale. Il consentit même à les passer en revue un dimanche, et à écouter l'adresse qu'ils désiraient lui présenter. Il choisit ce même jour pour passer également en revue le 10e de ligne, ce fameux régiment qui seul de toute l'armée avait combattu pour les Bourbons. Ce régiment n'était ni autrement fait ni autrement inspiré que les 7e, 58e, 83e d'infanterie, qui, en Dauphiné, s'étaient donnés à Napoléon avec tant d'empressement. Mais les circonstances particulières dans lesquelles le 10e s'était trouvé, l'avaient retenu quelques jours de plus au service des Bourbons. Il était dans l'armée signalé comme très-mauvais, et on lui imputait même au pont de la Drôme une trahison dont il était fort innocent, et que nous avons essayé, dans notre récit, de représenter sous ses couleurs véritables. Napoléon l'avait fait venir à Paris pour le voir et lui adresser des paroles qui retentissent dans tous les cœurs.
Le dimanche 14 mai Napoléon passe en revue les fédérés et 10e de ligne. Le dimanche 14 mai ayant été choisi pour la revue des fédérés et du 10e, ce fut une grande rumeur dans toute la cour contre cette double témérité. Ceux qui déploraient les complaisances de Napoléon pour le parti révolutionnaire étaient scandalisés, et disaient derrière lui qu'il se livrait à la canaille, et qu'on ne pourrait bientôt plus demeurer à ses côtés. Ceux au contraire qui dévoués entièrement à Napoléon, ne cherchaient aucun faux prétexte pour s'éloigner, étaient sérieusement effrayés de le voir en présence du 10e, dans les rangs duquel avait été préparé, disait-on, un projet d'assassinat. Ces derniers, pleins d'alarmes sincères pour Napoléon, entouraient sa personne ce jour-là jusqu'à se rendre importuns.
Napoléon, sans s'inquiéter des fausses lamentations des uns, des craintes exagérées des autres, descendit du palais dans la cour des Tuileries, et commença par passer en revue les fédérés. Ils étaient plusieurs milliers, sans uniforme, quelques-uns assez mal vêtus, mais pour la plupart vieux soldats, et portant sur leurs visages hâlés l'énergique expression de leurs sentiments. Plusieurs fois il se retourna vers son entourage, et se moquant des scrupules de certaines gens, il dit en souriant: Voilà des hommes comme il me les faut pour se faire tuer sous les murs de Paris.—Puis il entendit patiemment le discours que l'orateur des fédérés était chargé de lui adresser, et que cet orateur lut de son mieux. Allocution des fédérés. «Sire, dit-il, nous avons reçu les Bourbons avec froideur, parce qu'ils étaient devenus étrangers à la France, et que nous n'aimons pas les rois imposés par l'ennemi. Nous vous avons accueilli avec enthousiasme, parce que vous êtes l'homme de la nation, le défenseur de la patrie, et que nous attendons de vous une glorieuse indépendance et une sage liberté. Vous nous assurerez ces deux biens précieux; vous consacrerez à jamais les droits du peuple; vous régnerez par la Constitution et les lois. Nous venons vous offrir nos bras, notre courage et notre sang pour la défense de la capitale.....
»La plupart d'entre nous ont fait sous vos ordres les guerres de la liberté et celles de la gloire; nous sommes presque tous d'anciens défenseurs de la patrie; la patrie doit remettre avec confiance des armes à ceux qui ont versé leur sang pour elle. Donnez-nous, Sire, des fusils; nous jurons entre vos mains de ne combattre que pour sa cause et la vôtre. Nous ne sommes les instruments d'aucun parti, les agents d'aucune faction. Nous avons entendu l'appel de la patrie, nous accourons à la voix de notre souverain; c'est dire assez ce que la nation doit attendre de nous. Citoyens, nous obéissons à nos magistrats et aux lois; soldats, nous obéirons à nos chefs. Nous ne voulons que conserver l'honneur national, et rendre impossible l'entrée de l'ennemi dans cette capitale, si elle pouvait être menacée d'un nouvel affront, etc....»
Réponse de Napoléon. L'Empereur répondit en ces termes:
«Soldats fédérés, je suis revenu seul, parce que je comptais sur le peuple des villes, sur les habitants des campagnes et les soldats de l'armée, dont je connaissais l'attachement à l'honneur national. Vous avez justifié ma confiance. J'accepte votre offre; je vous donnerai des armes. Je vous donnerai pour vous guider des officiers couverts d'honorables blessures et accoutumés à voir l'ennemi fuir devant eux. Vos bras robustes et faits aux plus pénibles travaux sont plus propres que tous autres au maniement des armes. Quant au courage, vous êtes Français! Vous serez les éclaireurs de la garde nationale. Je serai sans inquiétude pour la capitale lorsque la garde nationale et vous, vous serez chargés de sa défense; et s'il est vrai que les étrangers persistent dans le projet impie d'attenter à notre indépendance et à notre honneur, je pourrai profiter de la victoire sans être arrêté par aucune sollicitude. Soldats fédérés, je suis bien aise de vous voir. J'ai confiance en vous. Vive la nation!»—Après cette allocution, les fédérés défilèrent, et, si l'on juge les hommes sur l'habit, on dut être affecté assez péniblement. On dut l'être surtout de voir cet empereur, jadis si puissant, si orgueilleux, entouré de si belles troupes, obligé aujourd'hui de recourir à des défenseurs sans uniforme et sans fusils! Ces soldats certainement en valaient d'autres, et il faisait bien de les accueillir: mais que dire de la politique qui l'avait conduit à de telles extrémités?
Après avoir passé en revue les fédérés, Napoléon se dirigea vers le 10e de ligne, le fit former en carré, et mit pied à terre pour se placer au centre du carré. Une troupe inquiète d'officiers se pressait autour de lui; il les fit éloigner, ne garda que deux ou trois aides de camp auprès de sa personne, et d'une voix vibrante adressa au régiment du duc d'Angoulême ces énergiques paroles.
Paroles adressées au 10e de ligne. «Soldats du 10e, vous êtes les seuls de toute l'armée qui ayez osé tirer sur le drapeau tricolore, sur ce drapeau sacré de nos victoires, que nous avons porté dans toutes les capitales. Je devrais, pour un tel crime, rayer votre numéro des numéros de l'armée, et vous faire sortir à jamais de ses rangs. Mais je veux croire que vos chefs vous ont seuls entraînés, et que la faute de votre indigne conduite est à eux et non à vous. Je changerai ces chefs, je vous en donnerai de meilleurs, puis je vous enverrai à l'avant-garde. Il ne se tirera nulle part un coup de fusil que vous n'y soyez, et lorsqu'à force de dévouement et de courage vous aurez lavé votre honte dans votre sang, je vous rendrai vos drapeaux, et j'espère que d'ici à peu de temps vous serez redevenus dignes de les porter.»
Repentir et soumission du 10e de ligne. Ces soldats, que Napoléon avait si peu flattés, poussèrent des cris violents de Vive l'Empereur! et, levant les mains vers lui, disaient que ce n'était pas leur faute, mais celle de leurs officiers, qu'ils les avaient suivis à contre-cœur, qu'à peine libres ils avaient fait éclater leurs vrais sentiments, et qu'on verrait, partout où on les placerait, qu'ils valaient les autres soldats de l'armée. Loin donc de recevoir des coups de fusil, Napoléon n'avait recueilli que des acclamations enthousiastes et des démonstrations de dévouement. Ce n'est pas en effet en flattant les hommes, mais en leur parlant énergiquement, qu'on parvient à les dominer et à les conduire à de grands buts.
Napoléon, en ce moment, ne se comportait pas autrement à l'égard de l'esprit public, et pour lui donner le ressort convenable il avait pris le parti de faire connaître la vérité tout entière. Tandis qu'autrefois il avait tout dissimulé, aujourd'hui il ne cachait plus rien; il laissait publier les articles des journaux étrangers où l'on s'attaquait violemment à sa personne, où l'on montrait aussi contre la France une haine insensée.
Nature des sentiments qu'on éprouve en France à l'égard de Napoléon. La France pouvait voir clairement que l'expulsion des Bourbons et le rétablissement de Napoléon, en lui donnant quelques garanties de plus sous le rapport des principes sociaux de 1789, mais des doutes sous le rapport de la liberté, allaient lui coûter en outre une cruelle effusion de sang. C'était à elle cependant à soutenir ce qu'elle avait fait ou laissé faire, et les bons citoyens qui auraient voulu voir Napoléon arrêté à tout prix entre Cannes et Paris, parce qu'ils trouvaient avec les Bourbons la fondation de la liberté plus facile et la paix certaine, aujourd'hui que Napoléon était revenu avec des intentions évidemment plus sages, pensaient qu'il fallait lui prêter tout l'appui possible, afin de s'épargner le danger et la honte d'une contre-révolution opérée par les baïonnettes étrangères. Il arrivait journellement des municipalités, des tribunaux, des colléges électoraux, des adresses exprimant le désir de trouver sous Napoléon la liberté au dedans et l'indépendance au dehors, ce qui entraînait l'obligation de le contenir et de le soutenir. Ce double sentiment était exprimé partout, en termes plus ou moins convenables, suivant que ces adresses partaient de localités plus ou moins éclairées, mais il était universel. Il animait les colléges électoraux, où se préparaient au milieu du déchaînement de la presse, soit royaliste soit révolutionnaire, des élections marquées du caractère à la fois bonapartiste et libéral du moment. La liberté d'écrire était complète; néanmoins, tandis qu'on laissait tout imprimer, M. Fouché avait arrêté un numéro du Censeur, journal célèbre du temps, publié en volumes, comme nous l'avons dit, pour échapper à la censure pendant la première Restauration, et empreint du libéralisme honnête de la jeunesse. Napoléon, averti par les réclamations que cet acte avait soulevées, s'était hâté d'ordonner la restitution du volume, quoiqu'il fût rempli de vives attaques contre lui. Il paraissait donc sincère dans sa résolution de respecter la liberté d'écrire, et du reste, la tolérance dont il faisait preuve, loin de lui nuire le servait, car plus le pays était livré à lui-même, plus il manifestait franchement les deux sentiments dont il était plein, désir d'obtenir une sage liberté, et résolution de faire respecter par l'étranger l'indépendance nationale. Efforts de Napoléon pour rendre la guerre nationale. Pour exciter l'esprit public, on avait laissé former dans un café, dit café Montansier, place du Palais-Royal, une sorte de club, où se réunissaient beaucoup d'officiers et d'anciens révolutionnaires, et où l'on entendait tour à tour des chants patriotiques et militaires, ou des déclamations virulentes contre l'étranger, les Bourbons, l'émigration, etc. L'animation contre tout ce qu'on appelait de ces divers noms était grande, soit dans les faubourgs de Paris, soit dans les provinces de l'Est et de l'Ouest, menacées les unes de la guerre étrangère, les autres de la guerre civile, et malgré l'improbation manifestée contre l'Acte additionnel, les soutiens semblaient ne devoir pas manquer à Napoléon, si en défendant le sol, et en fondant la liberté, il restait fidèle aux deux conditions de son nouveau rôle.
Crainte des puissances qu'elle ne le devienne. Tandis qu'on s'efforçait en France de rendre la guerre nationale, on craignait en Europe qu'elle ne le devînt, et on commençait à faire des réflexions sérieuses sur la conduite à tenir. On continuait de repousser les messagers de Napoléon, et on venait d'en arrêter encore un expédié tout récemment de Paris. Persistance à arrêter les courriers de Napoléon. En effet, après l'arrestation à Stuttgard de M. de Flahault, chargé d'annoncer à Vienne le rétablissement de l'Empire, le cabinet français avait imaginé l'envoi d'un nouveau messager, assez bien choisi pour la mission qu'on lui destinait: c'était M. de Stassart, Belge de naissance, attaché au service de Marie-Louise, devenu depuis le retour de cette princesse en Autriche l'un des chambellans de l'empereur François, et actuellement de passage à Paris, où l'avaient attiré des affaires privées. Un tel personnage, retournant auprès de sa cour, avait des chances de franchir la frontière que n'avait aucun autre. On l'avait chargé de deux lettres, l'une de M. le duc de Vicence pour M. de Metternich, et l'autre de Napoléon pour l'empereur François. Cette fois il n'était plus question de paix ou de guerre, de politique en un mot, mais des droits sacrés de la famille, des droits d'un époux sur son épouse, d'un père sur son fils, et Napoléon, s'adressant directement à son beau-père, redemandait sa femme, et sinon sa femme, au moins son fils qu'on n'avait aucun motif légitime de lui refuser. M. le duc de Vicence ajoutait quelques réflexions sur cette étrange interdiction de tous rapports diplomatiques, dans laquelle on persévérait avec tant d'obstination, et rappelait en passant l'offre si souvent réitérée de maintenir la paix aux conditions du traité de Paris. Arrestation de M. de Stassart. M. de Stassart, plus heureux que les courriers des affaires étrangères arrêtés à Kehl et à Mayence, plus heureux que M. de Flahault arrêté à Stuttgard, était parvenu jusqu'à Lintz vers les derniers jours d'avril, mais retenu là sous le prétexte d'une irrégularité de passe-ports, il avait été obligé de livrer ses dépêches, qui avaient été envoyées à Vienne et déposées sur la table du congrès. Ses dépêches lues en plein congrès. La lecture des lettres interceptées n'avait guère ému les membres du congrès, et ne leur avait rien appris qu'ils ne sussent parfaitement. Bien qu'elles persévèrent dans leurs sentiments, les puissances éprouvent un certain embarras du jugement porté en Europe sur la déclaration du 13 mars. Néanmoins ils n'étaient ni les uns ni les autres dans les dispositions qui les animaient lorsqu'ils avaient signé le 13 mars la fameuse déclaration contre Napoléon, et le jugement porté soit en France, soit en Angleterre contre cette déclaration n'avait pas laissé de les toucher beaucoup. Ils avaient donc songé à une seconde déclaration, non pas plus pacifique que la première, mais moins sauvage dans la forme, et mieux raisonnée. Ils voulaient aussi répondre à l'opposition anglaise qui disait qu'on faisait la guerre uniquement pour les Bourbons, et en même temps calmer les esprits en France, afin d'empêcher que la guerre n'y devînt nationale. Projet d'une nouvelle déclaration justificative des précédentes. Ce dernier motif était de beaucoup le plus déterminant, car bien que les gazettes anglaises et allemandes s'appliquassent à représenter Napoléon comme appuyé sur l'armée seule, le public européen commençait à voir que de nombreux intérêts s'attachaient à lui, et non-seulement des intérêts, mais des convictions sincères, celles notamment de tous les hommes qui étaient indignés contre la prétention affichée par l'Europe de nous imposer un gouvernement. Difficulté de se mettre d'accord. On avait par ces motifs essayé dans le congrès de trouver une rédaction qui satisfît aux diverses convenances de la situation, mais on n'y avait guère réussi. On avait cherché des termes admissibles pour dire que, sans vouloir s'ingérer dans le gouvernement de la France, sans vouloir lui imposer ni la personne d'un monarque, ni un système particulier d'institutions, les puissances se bornaient à donner l'exclusion à un seul homme dans l'intérêt du repos de tous, parce qu'une expérience prolongée avait démontré que le repos de tous était impossible avec cet homme. On ne voudrait pas faire mention des Bourbons. Bien qu'exclure un souverain, quand il n'y en avait que deux de possibles, ce fût pour ainsi dire imposer le choix de l'autre, les écrivains du congrès étaient parvenus néanmoins à exprimer ces idées d'une manière assez conciliable avec le droit des gens, et même pour donner encore moins de prise à la principale objection du Parlement britannique, ils avaient omis de nommer les Bourbons. Mais cette omission avait à l'instant soulevé les réclamations des deux cours d'Espagne et de Sicile. La légation britannique elle-même avait trouvé que ne pas nommer les Bourbons, c'était beaucoup trop les négliger, et peut-être donner ouverture à des prétentions dangereuses. Lord Clancarty, membre principal de cette légation depuis le départ de lord Castlereagh et de lord Wellington, avait appuyé les cours de Madrid et de Palerme, lesquelles demandaient à qui les souverains alliés destinaient le trône de France s'ils en écartaient Louis XVIII? Songeraient-ils à la régence de Marie-Louise, à la royauté du duc d'Orléans, ou à la république? Dans l'impossibilité de s'expliquer clairement sur ces divers sujets, les membres du congrès s'étaient séparés sans accepter aucun texte de déclaration, car s'ils trouvaient que le nom des Bourbons effacé de ce texte y manquait sensiblement, ils trouvaient aussi que son insertion provoquait des objections extrêmement embarrassantes.
Vues particulières de la Russie et de l'Autriche. Deux cours avaient surtout des objections à une profession de foi trop explicite en faveur des Bourbons, c'étaient la Russie et l'Autriche, l'une et l'autre par des motifs entièrement différents. Alexandre était toujours aussi implacable à l'égard de Napoléon, soit parce qu'il était piqué du ridicule que lui avait valu le traité du 11 avril, soit parce qu'il ne voulait pas voir remonter sur la scène du monde un personnage qui ne laissait plus que des places secondaires dès qu'il y paraissait. La Russie toujours violemment prononcée contre Napoléon, est froide à l'égard des Bourbons. Mais s'il était aussi résolu que jamais contre la personne de Napoléon, il n'était aucunement d'avis de lui donner encore une fois Louis XVIII pour successeur. Outre que Louis XVIII l'avait blessé de beaucoup de manières, il regardait le rétablissement des Bourbons comme une œuvre qui ne serait pas plus durable la seconde fois que la première. L'Autriche, en concluant à peu près de même, raisonnait autrement. L'Autriche, quoique très-portée pour les Bourbons, ne voudrait pas se lier envers eux, afin d'être libre de recourir à certaines manœuvres dans l'intérieur de la France. Elle excluait non moins formellement Napoléon, elle ne souhaitait en aucune façon la régence de Marie-Louise, et, les Bonaparte exclus, elle préférait les Bourbons à tous autres. Il n'y avait pas en effet en France et en Europe un plus pur royaliste que l'empereur François. Mais le moyen de renverser les Bonaparte était la guerre, et l'Autriche y répugnait, non par faiblesse, ce qui n'est pas son défaut ordinaire, mais par prudence. Elle sortait à peine d'une lutte violente, et s'en était tirée avec un bonheur qui, depuis un siècle, n'avait plus couronné ses entreprises. Elle en sortait avec son ancienne part de la Pologne, avec la frontière de l'Inn, avec l'Illyrie, avec l'Italie jusqu'au Pô et au Tessin. Le plus grand succès imaginable dans la future guerre ne pourrait pas lui valoir davantage, et accroîtrait, si on était vainqueur, les prétentions des deux cours du Nord, toujours fortement unies, la Russie et la Prusse. Il n'y avait pas dans tout cela de quoi lui inspirer un goût bien vif pour la guerre. De plus, les nouvelles qu'on recevait de France s'accordaient à représenter Napoléon comme assuré de l'appui du parti révolutionnaire et libéral, et comme pouvant disposer dès lors d'une grande portion des forces nationales. Une seule combinaison pouvait le priver de cet appui, c'était celle qui, en donnant satisfaction aux révolutionnaires et aux libéraux, les détacherait de Napoléon qu'ils craignaient, et dont ils se défiaient toujours beaucoup. Le but de ces manœuvres serait de détacher de Napoléon les libéraux et les révolutionnaires, en leur laissant le choix d'un souverain. Susciter à Napoléon de graves embarras intérieurs était donc une politique que l'Autriche n'aurait pas voulu négliger, et qui, sans exclure absolument les Bourbons, exigeait qu'on ne se liât pas irrévocablement à eux. Dans cette vue, M. de Metternich, très-bien informé de ce qui se passait à Paris, avait songé à M. le duc d'Otrante, et l'avait jugé tout à fait approprié aux fins qu'il se proposait. On songe à M. Fouché pour nouer ces intrigues. Flatter la vanité et l'ambition d'un tel homme lui avait paru un moyen assuré d'introduire la confusion dans les affaires de France, et il avait imaginé d'envoyer un agent secret, pour demander à M. Fouché un moyen de résoudre autrement que par une guerre horrible la question qui divisait en ce moment la France et l'Europe. Envoi d'un agent à Bâle nommé Werner, avec invitation à M. Fouché d'en envoyer un dans la même ville. M. de Metternich avait fait choix pour ce rôle d'un personnage prudent et digne de confiance, nommé Werner, et l'avait expédié à Bâle. Il avait en même temps chargé un employé d'une maison de banque, allant à Paris pour affaires de sa profession, de remettre une lettre à M. Fouché pour l'informer de ce qu'on pensait, et l'inviter à envoyer à Bâle quelqu'un avec qui M. Werner pût s'aboucher. Ainsi tandis qu'à Vienne on disputait sans parvenir à s'entendre sur la nouvelle déclaration à faire, M. Werner était parti pour Bâle, où il était arrivé le 1er mai, et où il attendait qu'on lui dépêchât de Paris l'interlocuteur sûr avec lequel il pourrait traiter.
Cette ouverture, parvenue à M. Fouché, est découverte par Napoléon. Le commis de banque, porteur de la lettre de M. de Metternich, ne parvint pas sans peine à communiquer avec M. Fouché, et, dans les efforts qu'il fit, il laissa échapper quelques signes de sa présence à Paris et de sa singulière mission. M. de Caulaincourt en fut averti, et avec sa fidélité accoutumée il prévint Napoléon, qui fit chercher, saisir, interroger le commis de banque, et sut bientôt que des communications étaient ou déjà établies, ou à la veille de s'établir, entre M. Fouché et M. de Metternich. Bien qu'il eût juré de dépouiller le vieil homme, et qu'il y eût jusque-là réussi, il se retrouva un moment tout entier. Il vit avec sa bouillante imagination mille trahisons cachées sous la trame qu'on venait de découvrir, et cédant à son caractère aussi emporté que son esprit, il songea un moment à faire arrêter M. Fouché, à saisir ses papiers, à dénoncer et punir sa perfidie, ce qu'il espérait faire aux applaudissements de la France qui estimait peu ce ministre, et qui, éclairée sur ses noirceurs, approuverait son châtiment.
Napoléon imagine d'expédier à Bâle M. Fleury de Chaboulon, pour y jouer, à l'insu de M. Fouché, le rôle de son envoyé. Mais ce ne fut là qu'un emportement passager. Napoléon voulut réfléchir, examiner, et se décider en complète connaissance de cause. M. Fouché étant venu travailler avec lui, il retrouva en le voyant son imperturbable sang-froid des champs de bataille, lui parla longuement, confidentiellement des affaires de l'Europe, et surtout des intrigues qui se croisaient à Vienne, de manière à provoquer les épanchements de son interlocuteur, en s'approchant le plus près possible du fait dont il cherchait à obtenir l'aveu. Le rusé ministre ne comprit rien à cette tactique, quoiqu'il eût reçu la lettre de M. de Metternich, et au lieu de désarmer son maître par un aveu sincère, il persista à se taire. Plus d'une fois Napoléon fut près d'éclater, mais il se contint, ne dit rien de plus, et renvoya M. Fouché trompé autant que trompeur, et ne se doutant pas de l'espèce d'examen qu'il venait de subir. Napoléon pensa que le moyen le plus sûr de découvrir le secret de cette trame dont il s'exagérait la perfidie, était d'expédier sur-le-champ à Bâle un homme de confiance, porteur des signes de reconnaissance dont on avait obtenu la communication, et en mesure dès lors de s'aboucher avec M. Werner, et de surprendre ainsi l'intrigue à sa source. Il choisit pour cette mission le jeune auditeur qui était venu le joindre à l'île d'Elbe, et dont il avait récompensé le courage et la dextérité en l'attachant à son cabinet, M. Fleury de Chaboulon. Il le manda, lui traça la conduite à tenir, lui donna des ordres pour les autorités de la frontière, afin qu'on ne laissât passer que lui seul, et que le véritable agent de M. Fouché, si M. Fouché en envoyait un, fût arrêté et mis dans l'impossibilité de remplir sa mission.
Rencontre à Bâle de M. Werner et de M. Fleury de Chaboulon. M. Fleury de Chaboulon partit sur-le-champ. Arrivé à la frontière il communiqua aux autorités les ordres convenus, passa seul, trouva M. Werner à Bâle, et se mit à jouer adroitement son rôle auprès de lui. M. Werner, complétement abusé, lui dit naïvement pourquoi il était envoyé. M. Fleury de Chaboulon put constater d'abord que ce qu'on appelait la trame ourdie par M. Fouché était bien récente, et qu'elle commençait à peine; que rien par conséquent n'avait précédé la présente communication; que, pour la première fois de sa vie, M. Fouché en fait de sourdes menées, était non pas provocateur mais provoqué, qu'enfin il ne s'agissait point d'assassiner Napoléon, ce que celui-ci avait cru d'abord, mais de le détrôner, sans recourir à la cruelle et chanceuse extrémité de la guerre. M. Werner affirma vivement à M. Fleury qu'on n'en voulait nullement à la vie de Napoléon, repoussa même avec indignation toute supposition de ce genre, mais déclara qu'on en voulait à sa puissance; que jamais à aucun prix l'Europe ne le souffrirait sur le trône de France; que lui mis à part elle admettrait tous les gouvernements dont la nation française pourrait s'accommoder, la république exceptée; qu'elle avait grande confiance dans les lumières et l'influence de M. le duc d'Otrante, qu'elle connaissait sa haine pour Napoléon, et qu'elle était prête à s'entendre avec lui pour résoudre la difficulté, en épargnant au monde une nouvelle et horrible effusion de sang.
M. Fleury de Chaboulon tient le langage qu'aurait dû tenir M. Fouché s'il avait été fidèle. M. Fleury de Chaboulon jouant très-bien le rôle d'agent de M. Fouché, répondit que ce ministre avait eu effectivement à se plaindre de Napoléon, et avait pu en concevoir quelque ressentiment, mais qu'il avait immolé toute rancune à l'intérêt du pays; que sans doute il aurait voulu en 1814 d'autres arrangements que ceux qui avaient prévalu, que depuis il n'aurait peut-être pas souhaité le retour de Napoléon, mais qu'actuellement il était convaincu que Napoléon était nécessaire, que lui seul pouvait rasseoir la France sur ses bases, rapprocher les partis, et constituer un gouvernement durable; que Napoléon était revenu avec des idées saines sur toutes choses, qu'il était décidé à maintenir la paix et à donner à la France des institutions sagement libérales; que d'ailleurs on voudrait en vain le renverser, que l'armée, les hommes engagés dans la Révolution, les acquéreurs de biens nationaux, la jeunesse imbue d'idées nouvelles, presque toutes les classes de la nation enfin, l'émigration exceptée, voyaient en lui le représentant de leurs opinions ou de leurs intérêts, et surtout le représentant de l'indépendance nationale; que des milliers de volontaires se levaient chaque jour pour seconder l'armée; qu'à quatre cent mille soldats de ligne Napoléon allait joindre quatre cent mille gardes nationaux d'élite, et que la lutte avec lui serait terrible; que la campagne de 1814, où, grâce à son génie la coalition avait couru tant de dangers, n'était rien à côté de ce qu'on rencontrerait en 1815, parce qu'au lieu de forces détruites ou dispersées de Dantzig à Valence, on aurait affaire en Champagne à toutes les forces réunies de la France; qu'il valait donc mieux s'entendre que de s'égorger pour la famille des Bourbons, dont la France ne pouvait plus vouloir dès qu'on cherchait à la lui imposer par la force; que le duc d'Otrante serait heureux d'être l'intermédiaire d'un semblable rapprochement, et qu'il demandait que M. de Metternich lui fît connaître ses idées sur un pareil sujet, pour tâcher d'y adapter les siennes, si, comme il n'en doutait pas, elles étaient conformes à la grande sagesse de cet homme d'État éminent.
Étonnement de M. Werner. L'envoyé de M. de Metternich, qui de très-bonne foi se croyait en présence du mandataire du duc d'Otrante, était confondu de surprise en entendant un langage si peu conforme à celui qu'il avait attendu, répétait avec une naïve obstination qu'il était bien étonné d'un tel discours, que M. le duc d'Otrante passait pour ne point aimer Napoléon, pour n'avoir jamais eu aucune illusion à son sujet, pour être un homme sage prêt à entrer dans tous les arrangements raisonnables; que du reste en présence de dispositions si peu prévues de sa part, lui M. Werner ne pouvait rien dire, car il était bien plutôt venu pour écouter des propositions que pour en faire. Les deux interlocuteurs conviennent de retourner auprès de leurs commettants, pour avoir des instructions nouvelles. Les deux interlocuteurs, après s'être expliqués davantage, convinrent de retourner auprès de leurs commettants pour leur communiquer ce qu'ils avaient appris, et pour revenir bientôt munis d'instructions mieux adaptées au véritable état des choses. M. Fleury de Chaboulon, à qui Napoléon avait fait sa leçon, insista pour que M. Werner revînt mieux renseigné sur les dispositions des puissances à l'égard de divers sujets fort importants, tels que la transmission de la couronne au roi de Rome dans le cas où Napoléon abdiquerait, et le choix du prince Eugène comme régent, si Marie-Louise ne voulait pas retourner en France pour défendre les droits de son fils. Après ces explications, les deux envoyés se séparèrent avec promesse de se revoir à Bâle sous peu de jours.
Pendant ce temps, Napoléon a une violente explication avec M. Fouché. Pendant ce temps Napoléon avait eu un nouvel entretien des plus graves avec M. Fouché. Soit qu'en voyant le silence obstiné du ministre de la police il éprouvât une irritation intérieure qui commençait à percer, soit qu'un avis émané, dit-on, de M. Réal, eût averti M. Fouché, ce dernier, avec une indifférence affectée, avoua à Napoléon qu'il avait reçu une lettre de M. de Metternich apportée par un individu obscur et sans caractère, à laquelle il n'avait attaché aucune importance, et dont par ce motif il n'avait pas cru devoir parler. Napoléon, pour recevoir M. Fouché, avait quitté M. Lavallette qui était resté dans une pièce voisine d'où on pouvait tout entendre. Il ne put se contenir devant la duplicité du ministre de la police; il lui déclara qu'il savait tout, qu'une pareille communication émanant du principal personnage de la coalition, contenant l'offre de l'envoi d'un agent à Bâle, était la plus importante qu'on pût imaginer dans les circonstances actuelles, et qu'il était impossible qu'elle fût l'objet d'une distraction. Puis d'un ton amer et accablant: Vous êtes un traître, dit-il à M. Fouché de manière à être entendu de la pièce voisine, et je pourrais vous faire expier votre trahison aux grands applaudissements de la France.... Si mon gouvernement ne vous convient point, pourquoi ne pas le déclarer, pourquoi vous obstiner à rester mon ministre?....—M. Fouché, comme un serviteur très-habitué aux emportements de son maître, et ayant renoncé depuis longtemps à se faire respecter, balbutia quelques explications embarrassées, puis se retira, rencontra sur son chemin M. Lavallette, et le sourire de l'indifférence au visage, se contenta de lui dire: L'Empereur est toujours le même, toujours plein de défiance, voyant des trahisons partout, et s'en prenant à tout le monde de ce que l'Europe ne veut pas de lui.—M. Fouché n'en dit pas davantage, comme si à de tels outrages, mérités ou immérités, il était permis de n'opposer que l'indifférence!
Grave faute que commet Napoléon en s'emportant. Napoléon qui depuis deux mois avait remporté de nombreuses victoires sur lui-même, n'avait pas été maître de lui cette fois, et avait commis une grande faute, car on ne dit pas de telles choses, ou bien on brise celui à qui on les a fait entendre. Quand il était au faîte de sa grandeur il pouvait se livrer ainsi au plaisir d'exhaler son mécontentement, et il en était quitte pour se créer un ennemi impuissant; mais en ce moment il se préparait dans celui qu'il avait appelé traître, un traître véritable, et des plus dangereux. Il était d'ailleurs injuste envers M. Fouché, car bien que ce ministre se fût à bon droit rendu suspect en cachant des ouvertures aussi sérieuses que celles dont il s'agissait, il ressortait évidemment de ce qu'on avait recueilli à Bâle que si des trahisons étaient à craindre, aucune n'était accomplie encore. Il eût donc mieux valu avertir froidement le ministre, lui faire voir qu'on était au courant, lui montrer qu'on le surveillait, et ne pas éclater, puisque la situation très-grave, très-délicate où on se trouvait, ne permettait pas de pousser l'éclat jusqu'à un châtiment sévère. En effet, M. Fouché avait eu l'art de se faire passer auprès du public pour un conseiller indépendant, capable de donner de sages avis à son maître, et même de lui résister. En le frappant, Napoléon aurait paru aux yeux de beaucoup de gens ne vouloir supporter aucun conseil, et aux yeux de tous être abandonné de la fortune, puisqu'il l'était de M. Fouché. Ne pouvant frapper, il aurait donc mieux fait de se taire. Du reste, après cet éclat, il s'en tint à une indulgence méprisante, qui n'était pas propre à lui ramener M. Fouché. Voyant que rien n'était entamé encore, il résolut d'attendre et de tenir toujours fixés sur le ministre de la police ses yeux pénétrants. La fausse négociation de Bâle continuée, mais sans résultat. Il raconta ce qui s'était passé à M. Fleury de Chaboulon, l'autorisa à voir M. Fouché, et à s'entendre avec lui, afin de poursuivre cette bizarre négociation de Bâle, et de savoir ce que dirait l'agent de M. de Metternich en réponse aux questions qu'on lui avait posées. M. Fleury de Chaboulon se rendit chez le duc d'Otrante qui lui parla de l'Empereur comme d'un enfant qui ne savait ni se contenir ni se conduire, qui était encore une fois en voie de se perdre, et qu'il fallait servir non pour lui, mais pour la cause commune. Puis, après s'être vengé par de mauvais propos des mépris de Napoléon, il convint avec M. de Chaboulon de la manière d'amener une seconde entrevue, et d'en tirer les éclaircissements les plus utiles qu'on pourrait.
M. Werner déclare qu'on ne donne l'exclusion qu'à Napoléon, et que lui exclu, on est prêt à admettre le gouvernement que voudra la France. M. Fleury de Chaboulon retourna effectivement à Bâle, et y retrouva M. Werner exact au rendez-vous. Cette fois prenant un rôle un peu moins passif, M. Werner, qui toujours croyait parler au représentant du duc d'Otrante, s'expliqua plus clairement sur les intentions des puissances réunies à Vienne. D'abord il fut comme la première fois, et plus encore s'il est possible, affirmatif sur ce qui regardait la personne de Napoléon, à laquelle on donnait l'exclusion absolue, comme tout à fait incompatible avec le repos général. Puis il déclara que Napoléon exclu, on ne demanderait pas mieux que de résoudre à l'amiable les difficultés survenues, aucun des souverains, disait-il, n'en voulant à la France elle-même, et n'entendant lui imposer un gouvernement. Ce que les puissances préféraient, ce qui amènerait pour la France les meilleurs rapports avec elles, c'était le rétablissement des Bourbons. Si la France voulait se prêter à ce rétablissement, il serait pris avec elle des arrangements de nature à rassurer les opinions et les intérêts nés de la Révolution française. La Charte subirait les modifications nécessaires; la plus grande partie des emplois seraient réservés aux nouvelles familles; les émigrés rentrés depuis le 1er avril 1814 seraient éloignés des affaires; il serait formé un ministère homogène et indépendant, et constitué de telle manière que les influences de cour en fussent écartées. M. Werner ajouta que si les Français repoussaient la branche aînée de Bourbon, les puissances coalisées ne repousseraient pas absolument la branche cadette, et qu'enfin, s'il le fallait, elles consentiraient à l'avénement du fils de Napoléon au trône impérial, sauf à choisir, à défaut de Marie-Louise, le personnage qui pourrait être le plus convenablement chargé de la régence. Mais la condition absolue, irrévocable, était toujours que Napoléon cessât de régner, et qu'il se remît entre les mains de son beau-père, qui le traiterait avec les égards commandés par l'honneur et la parenté.
Vains efforts de M. Fleury de Chaboulon pour persuader à son interlocuteur qu'il faut accepter Napoléon. M. Fleury de Chaboulon essaya vainement de revenir sur tout ce qu'il avait déjà dit, et notamment sur l'immensité des forces dont Napoléon allait disposer, M. Werner l'écouta avec politesse, mais ne lui fit jamais que cette réponse, c'est que, Napoléon exclu, on serait prêt à transiger sur tous les points, même sur la transmission de la couronne à son fils, en choisissant un régent qui conciliât l'intérêt de la France avec celui de la paix. Après mille répétitions superflues, les deux agents se quittèrent, se promettant de se revoir, si leurs commettants le croyaient convenable et utile.
La négociation abandonnée comme inutile. M. Fleury de Chaboulon revenu à Paris raconta tout à Napoléon et au duc d'Otrante, et reçut ordre de ne plus continuer des communications considérées désormais comme sans objet. Napoléon en conclut qu'on était quelque peu ébranlé à Vienne, puisqu'on lui offrait de laisser régner son fils; il en conçut même une certaine espérance de trouver les volontés moins fermes, moins opiniâtres qu'il ne l'avait supposé, et de les vaincre avec une ou deux batailles, ce qu'il n'espérait pas d'abord. M. Fouché en prend occasion de dire partout que la personne de Napoléon est la seule cause des maux qui menacent la France. De son côté, M. Fouché en conclut que Napoléon était le seul obstacle à la paix; que lui, duc d'Otrante, avait eu bien raison de se prononcer pour la régence de Marie-Louise, qu'un tel arrangement aurait fait cesser sur-le-champ les dangers dont la France et l'Europe étaient menacées, et que si Napoléon entendait bien ses intérêts et ceux de sa dynastie, il reviendrait à cet arrangement, et abdiquerait en faveur de son fils, en restant à la tête de l'armée jusqu'à ce qu'on fût d'accord avec les puissances; qu'il irait ensuite se choisir une retraite honorée et tranquille dans quelque coin du monde, seule fin qui lui fût permise après avoir tant tourmenté les hommes. M. Fouché se mit même à répéter ces choses avec une légèreté imprudente, et qui n'était explicable que parce qu'il sentait Napoléon affaibli. Napoléon le laisse dire, et l'observe, avec la résolution de le frapper au besoin. Napoléon connaissant une partie de ces propos ajourna sa vengeance, se disant qu'il fallait laisser M. Fouché intriguer et parler, ce qui était un besoin de sa nature remuante, sauf à le frapper en cas de flagrant délit; que ses intrigues et ses propos ne décideraient rien; que la victoire seule prononcerait; que vainqueur il le soumettrait ou le briserait, que vaincu au contraire, un ennemi de plus, fût-ce M. Fouché, ne rendrait pas sa perte plus certaine, car elle était inévitable en cas de défaite. Cette opinion, vraie sans doute, était toutefois exagérée, car même après une défaite, la fidélité de ceux que Napoléon laissait derrière lui aurait pu en diminuer les conséquences, et donner peut-être le temps de la réparer.
Le résultat obtenu par M. de Metternich était d'avoir mis la désunion dans le gouvernement français. M. de Metternich n'avait pas fait, comme on le voit, une tentative complétement infructueuse, puisqu'il avait semé la désunion dans le sein du gouvernement français, puisqu'il avait fourni à M. Fouché l'occasion de se convaincre que Napoléon le détestait et le méprisait toujours, que Napoléon écarté tout pouvait être arrangé, et arrangé par les propres mains de lui, duc d'Otrante, car on était prêt à Vienne à l'accepter pour instrument d'une révolution nouvelle. Montrer en perspective à M. le duc d'Otrante, pour cette année 1815, le rôle de M. de Talleyrand en 1814, c'était flatter la plus vive et la plus dangereuse de ses passions, et lui inspirer un ardent désir de la satisfaire. Le ministre d'Autriche était donc loin d'avoir perdu sa peine, mais il ignorait la portée du mal qu'il avait fait à notre cause, et du bien qu'il avait fait à la sienne. Quoi qu'il en soit, on éprouvait toujours à Vienne le besoin d'ajouter quelques explications à la déclaration du 13 mars, et de parler à l'Europe et à la France au moyen d'une déclaration nouvelle. On finit par se mettre d'accord à Vienne sur la nouvelle déclaration à faire. Jusque-là on n'avait pas pu se mettre d'accord sur un projet de rédaction qui satisfît à toutes les convenances, les uns trouvant injuste et inconvenant de taire le nom des Bourbons, les autres jugeant imprudent d'afficher l'intention de les imposer à la France. Dans l'embarras qu'on éprouvait on se servit d'un moyen assez commode que les circonstances offraient elles-mêmes. Le traité du 25 mars était revenu à Vienne ratifié par toutes les cours. L'Angleterre seule avait ajouté à l'article 8 une réserve dont l'objet était de dire qu'en formant des vœux pour les Bourbons, les puissances avaient pour but essentiel, et même unique, de sauvegarder la sûreté commune de l'Europe menacée par la présence de Napoléon sur le trône de France. Il fallait répondre à cette réserve, et dire dans quelle mesure on y adhérait. C'était le cas dès lors d'une dépêche particulière de cabinet à cabinet, qui permettait de s'expliquer avec moins de solennité que dans une déclaration européenne, et de mieux observer les nuances, grâce à plus d'étendue et d'abandon dans le langage. On profite de la réserve ajoutée par l'Angleterre à l'article 8 du traité, pour lui répondre et s'expliquer sur la question capitale. En conséquence lord Clancarty dans une dépêche adressée à lord Castlereagh, fut chargé de déclarer au cabinet britannique que le congrès admettait pleinement la réserve à l'article 8, car il entendait cet article comme l'Angleterre elle-même; que la déclaration du 13 mars, le refus de toute communication avec la France, l'arrestation de ses courriers, signifiaient purement et simplement qu'on regardait la présence du chef actuel de la France à la tête de ce grand pays comme incompatible avec la paix européenne; que de nombreuses expériences ne laissaient aucun doute sur ce qu'il fallait attendre de lui si on lui permettait de s'établir; qu'il profiterait de la première occasion pour reprendre les armes, et pour essayer d'appesantir encore une fois sur l'Europe un joug qu'elle était résolue à ne plus souffrir; qu'on était donc en guerre avec lui et ses adhérents, non par choix mais par nécessité; qu'au surplus les puissances ne prétendaient en aucune manière contester le droit qu'avait la France de se choisir un gouvernement, ni gêner l'exercice de ce droit; On déclare que l'Europe n'entend pas imposer un gouvernement à la France, et qu'en excluant Napoléon, elle n'est occupée que de sa sûreté. que malgré l'intérêt général dont le roi Louis XVIII était l'objet de la part des souverains, ceux-ci ne chercheraient nullement à violenter les Français en faveur d'une dynastie quelconque; qu'ils se borneraient à exiger de la dynastie préférée des garanties pour la tranquillité permanente de l'Europe, et que rassurés sous ce rapport ils s'abstiendraient de toute ingérence dans les affaires intérieures d'une nation grande et libre.
Lord Clancarty terminait sa dépêche en disant que pour être bien certain de ne pas rendre inexactement la pensée des divers cabinets, il avait communiqué sa dépêche à leurs principaux ministres, que ceux-ci l'avaient unanimement approuvée, et qu'il avait été autorisé à le déclarer.
Pendant qu'à Vienne on s'y prenait de la sorte pour mettre d'accord ceux qui voulaient se prononcer formellement en faveur des Bourbons, et ceux qui voulaient qu'on se bornât à donner l'exclusion à Napoléon, le cabinet britannique contraint par l'opposition de s'expliquer, avait fini par avouer la politique de la guerre, et avait réussi à y engager le Parlement. Voici en effet ce qui venait de se passer à Londres.
Le traité du 25 mars, connu à Londres, y provoque une dernière discussion, qui devient décisive. Vers la fin d'avril le traité du 25 mars, portant renouvellement de l'alliance de Chaumont, avait été publié dans divers journaux, et son texte remplissait de surprise les membres du Parlement auxquels on avait dit qu'on armait par pure précaution, et sans aucun parti pris de déclarer la guerre à la France. Le ministère connaissait-il, ou ne connaissait-il pas ce traité du 25 mars, lorsqu'on avait discuté le message royal dans la séance du 7 avril? S'il le connaissait, il avait trompé le Parlement, et manqué à la probité politique, qui, dans un pays libre, peut permettre de se taire, mais ne doit jamais autoriser à mentir. On interpelle lord Castlereagh, et on lui dit qu'il a trompé le Parlement, si à la date du 7 avril il connaissait le traité du 25 mars. M. Whitbread, l'un des chefs les plus habiles et les plus actifs de l'opposition, interpella vivement lord Castlereagh, et lui demanda, au milieu du Parlement silencieux et confus du rôle qu'on lui avait fait jouer, si le traité dit du 25 mars, publié dans diverses feuilles, était ou n'était pas authentique. Lord Castlereagh pris au dépourvu balbutia quelques mots de réponse, et avoua le fond du traité, sans en avouer les termes.—Quelles sont les différences, s'écria l'opposition, entre le traité véritable, et celui qui a été publié?—Lord Castlereagh ne pouvant les signaler, puisqu'il n'y en avait pas, répondit que le traité n'étant pas encore universellement ratifié, il lui était interdit d'entrer dans aucune explication. À travers ces défaites l'opposition discerna clairement que le traité était authentique, que le gouvernement s'était engagé avec les alliés de l'Angleterre à recommencer immédiatement la guerre, et que le cabinet l'avait complétement abusée en lui parlant de simples précautions à prendre, car il était impossible d'admettre que le traité signé le 25 mars à Vienne, ne fût pas connu le 7 avril à Londres, c'est-à-dire treize jours après sa signature. Lord Castlereagh, obligé enfin de répondre, fixe au 28 avril le jour des explications. D'ailleurs lord Castlereagh n'osant pas pousser l'inexactitude jusqu'à une imposture matérielle, avoua que le 7 avril il connaissait le traité.—Alors vous nous avez indignement trompés, répliquèrent violemment tous les membres de l'opposition, et le ministre britannique fut singulièrement embarrassé. Il y avait de quoi, car bien que les mœurs publiques eussent encore beaucoup de progrès à faire, jamais on n'avait trompé le Parlement d'une manière aussi audacieuse. M. Whitbread dit alors que puisque le moment n'était pas venu de s'expliquer, il fallait que le Parlement suspendît ses séances jusqu'au jour où l'on serait en mesure de lui révéler la vérité tout entière, car il ne pourrait que se tromper, voter à contre-sens, tant qu'il ignorerait la situation véritable. Lord Castlereagh poussé à bout, accepta le lundi 28 avril pour communiquer le traité et en justifier le contenu.
Le 28 avril la communication eut lieu, et il s'éleva une discussion des plus véhémentes au sein du Parlement britannique. M. Whitbread après avoir répété qu'on avait abusé le Parlement, car on avait parlé de simples précautions tandis qu'il s'agissait de la guerre, que cette guerre était dangereuse et nullement nécessaire aux intérêts de la Grande-Bretagne, demanda qu'il fût présenté une adresse respectueuse à la Couronne pour la supplier d'aviser aux moyens de maintenir la paix. Langage de lord Castlereagh. Lord Castlereagh prit ensuite la parole, et débuta par quelques personnalités, en disant que si antérieurement on avait écouté M. Whitbread et ses amis, on aurait abandonné la lutte contre Napoléon la veille même du triomphe, et que l'Angleterre serait bien loin de se trouver dans la magnifique position qu'elle avait conquise pour avoir suivi des conseils contraires à ceux de ces messieurs. Puis il chercha par des subtilités et des demi-mensonges à répondre au reproche de duplicité envers le Parlement.—Qu'avait-on annoncé le 7 avril? Qu'on allait se mettre en mesure de faire face aux événements, c'est-à-dire entreprendre des préparatifs; mais on n'avait pris aucun engagement précis dans le sens de la paix ou de la guerre. L'Angleterre a dû armer par précaution, et laisser aux puissances du continent le soin de décider la paix ou la guerre. On n'avait pris que celui de sauvegarder le mieux possible les intérêts britanniques, et ces intérêts consistaient essentiellement dans une étroite union avec les puissances continentales. Or, ces puissances étant par leur situation géographique plus menacées que l'Angleterre, on avait dû leur laisser le soin de décider la question. Loin de les pousser à la guerre, on leur en avait au contraire montré le péril; mais pensant unanimement qu'elles ne pouvaient ni désarmer avec sécurité devant un homme tel que Napoléon, ni rester éternellement armées sans s'exposer à des charges écrasantes, elles avaient décidément adopté le parti de l'action immédiate. Dès lors, l'Angleterre avait-elle pu se séparer d'elles, et rompre un accord auquel on avait dû la délivrance de l'Europe, et auquel on devait encore sa sûreté? Personne n'oserait le soutenir. Les puissances ayant opté pour la guerre, l'Angleterre n'a pu se séparer d'elles. Personne non plus n'oserait avancer que ces puissances eussent tort. Était-il possible en effet qu'elles vécussent dans un état d'inquiétude perpétuelle, et que par suite de cette inquiétude elles restassent éternellement en armes? N'était-il pas évident, par exemple, que Napoléon, dès qu'on l'aurait laissé s'établir, dès qu'on lui aurait permis de réunir trois à quatre cent mille hommes, saisirait la première occasion d'accabler encore ses voisins? À la vérité on le disait changé, et revenu à des idées pacifiques: changé, oui, mais en paroles, et pour endormir la vigilance des puissances; mais bien fous seraient ceux qui croiraient à un tel changement! Au premier instant favorable, dès qu'il apercevrait un affaiblissement de forces chez les puissances, ou un commencement de désunion entre elles, il se jetterait sur l'Europe, et la mettrait de nouveau à la chaîne. C'était une vérité dont ne pouvait douter aucun esprit sensé. Il fallait donc profiter de ce qu'on était prêt, car il y avait des cas où attaquer n'était que se défendre. On objectait, il est vrai, qu'on trouverait derrière l'homme dont il s'agissait, une grande nation, la nation française. S'il en était ainsi, et si la nation française, par faiblesse ou par ambition, soutenait cet homme, eh bien! il fallait qu'elle en portât la peine! L'intérêt du monde entier est de se débarrasser d'un homme qui menace le repos universel. L'Europe ne pouvait rester exposée à une ruine inévitable, parce qu'il plaisait à une nation de se donner un tel chef, ou parce qu'il plaisait à une armée corrompue, avide de richesses et d'honneurs, de placer à sa tête un conquérant barbare qui prétendait renouveler les folles entreprises des conquérants asiatiques! Les puissances alliées ne voulaient pas imposer à la France un gouvernement, elles voulaient seulement la réduire à l'impossibilité de nuire à autrui, et de mettre éternellement en question le repos et l'existence du monde.—
Telle avait été la substance des explications de lord Castlereagh. Bien qu'il n'eût pas annoncé la guerre comme certaine et comme irrévocablement arrêtée en principe, il avait cependant tellement insisté sur les motifs de la faire, que ses paroles équivalaient à la déclaration de guerre elle-même. Réponse de M. Ponsonby. Beaucoup d'orateurs répondirent à lord Castlereagh, mais l'un d'eux mérita d'être distingué, ce fut M. Ponsonby, membre très-modéré du Parlement, celui qui le 7 avril avait décidé la majorité à voter dans le sens du message royal, parce que l'Angleterre suivant lui restait libre alors d'adopter la paix ou la guerre. M. Ponsonby pouvait donc plus qu'aucun autre se plaindre d'avoir été trompé. Il était évident, dit-il, que le 7 avril le cabinet avait voulu donner à croire au Parlement qu'il y avait encore une alternative entre la paix et la guerre, tandis qu'en fait il n'en existait plus, et que la guerre était résolue, puisqu'à cette époque le traité du 25 mars était signé à Vienne et parvenu à Londres. (M. Ponsonby aurait pu l'affirmer bien plus positivement s'il avait connu les dépêches de lord Castlereagh.) Le Parlement avait donc cru ce jour-là voter de simples précautions, tandis qu'en réalité il avait voté la guerre. Il s'attache à démontrer qu'on a trompé le Parlement, et que les avantages de la guerre ne sont pas en proportion avec les périls. Les ministres l'avaient par conséquent trompé. Or, disait M. Ponsonby avec une indignation fortement significative de la part d'un esprit modéré, une telle manière d'agir ne serait pas tolérable dans la vie privée; qu'en penser lorsqu'elle était employée dans la vie publique, et que les intérêts auxquels on manquait étaient ceux non pas d'un individu, mais de tout un pays? Quant aux motifs de la guerre, M. Ponsonby les déclarait tout à fait insuffisants, surtout en les mettant en comparaison avec la gravité de cette guerre. Sans doute, ajoutait-il, l'Angleterre ne devait pas se séparer des puissances continentales, mais elle avait apparemment le droit de leur adresser des conseils, et était-il bien certain que le gouvernement britannique leur eût montré, comme il s'en vantait, tous les dangers de cette nouvelle lutte? Ces dangers étaient graves, car on allait braver à la fois un grand homme et une grande nation. Cet homme, M. Ponsonby ne l'avait jamais estimé sous le rapport des qualités morales, mais on ne pouvait contester ni ses talents prodigieux, ni l'énergie de la nation à la tête de laquelle il était placé. Insulter cette nation, lui attribuer tous les vices, pour s'arroger à soi toutes les vertus, ce n'était pas discuter sérieusement un tel sujet. Il n'en restait pas moins vrai qu'on se trouvait en présence d'un homme extraordinaire, auquel on donnait l'appui de la nation la plus redoutable, en menaçant l'indépendance de cette nation de la façon la moins dissimulée. On ne voulait pas, disait-on, lui imposer un gouvernement, mais seulement lui en interdire un dans l'intérêt général! Si, par exemple, ajoutait encore M. Ponsonby, indépendamment de ce gouvernement qu'on prétendait lui interdire, il y en avait deux ou trois autres à choisir, on pourrait comprendre que ce ne fût pas lui en imposer un. Mais tout homme clairvoyant devait reconnaître qu'il n'y avait pour la France de possibles que les Bonaparte ou les Bourbons, et dès lors exclure les Bonaparte, n'était-ce pas imposer les Bourbons? Or, on venait d'essayer ces derniers: ils avaient malgré leurs qualités morales blessé la nation par leurs fautes, et c'était la froisser presque tout entière que de vouloir les lui rendre. C'était poursuivre au delà de toute raison la politique de M. Pitt, que de renouveler la guerre pour les Bourbons, lorsque après avoir été miraculeusement replacés sur le trône ils n'avaient pas su s'y maintenir. Il serait plus sage d'attendre, pour voir si la conduite de Napoléon sera en rapport avec ses promesses. À raisonner de la sorte, l'auguste dynastie qui occupait aujourd'hui le trône d'Angleterre ne régnerait pas, car l'Angleterre aurait dû poursuivre jusqu'à extinction le rétablissement des Stuarts. Si encore les conditions qu'on se vantait d'avoir obtenues pour la Grande-Bretagne à la dernière paix étaient compromises, soit; mais Bonaparte offrait la paix, l'offrait avec instance, aux conditions des traités de Paris et de Vienne. Fallait-il donc verser encore des torrents de sang, doubler la dette, prolonger indéfiniment l' income-tax, pour des avantages qui n'étaient plus contestés? Il était impossible, disait-on, de compter sur la parole de Napoléon: c'était un ambitieux sans foi. Mais franchement, depuis le congrès de Vienne, était-il permis d'élever contre quelqu'un le reproche d'ambition? Quant au caractère manifesté antérieurement par Napoléon, sans doute ce caractère entreprenant avait dû inspirer de fortes inquiétudes, et il était vrai que les hommes ne changeaient guère: mais ce qui était tout aussi vrai, c'est qu'avec l'âge leur conduite se modifiait, et que tel qui ne pouvait souffrir le repos, finissait par s'y faire et par l'aimer. D'ailleurs, chez un homme de génie l'intérêt bien entendu suffisait quelquefois pour modifier la conduite. Napoléon qui haïssait l'Angleterre, ne venait-il pas, en abolissant la traite des noirs, de prouver le désir ardent de lui complaire? En rendant la liberté au duc d'Angoulême, après qu'on avait mis sa propre tête à prix, n'avait-il pas agi tout autrement qu'en 1804 à l'égard du duc d'Enghien? Cet homme entier, incorrigible, n'était donc pas aussi immuable qu'on le disait, et si pour prévenir un prétendu danger on allait le pousser à bout, l'obliger à combattre, forcer la nation française à s'unir à lui, ne pouvait-il pas remporter une ou deux victoires éclatantes, et alors que deviendraient ces avantages de la dernière paix qu'on mettait tant d'importance à conserver? Que deviendraient ces puissances du continent à la sécurité desquelles on sacrifiait toute prudence et toute raison? N'aurait-on pas fait dans ce cas le plus mauvais des calculs, et pour n'avoir pas voulu croire à un changement sinon de caractère, du moins de conduite, changement que l'intérêt rendait vraisemblable, n'aurait-on pas risqué et le prix non contesté d'une longue guerre, et la sécurité des puissances, car certes Napoléon, redevenu vainqueur, n'accorderait plus la paix de Paris? On aurait donc, par excès de prévoyance, manqué de prévoyance véritable, et créé le danger qu'on voulait prévenir.—
Vote définitif. Telles étaient les raisons alléguées de part et d'autre dans le Parlement britannique, et toutes, comme on le voit, se réduisaient à cette raison unique: Pouvait-on croire à Napoléon, à ses assurances de paix?—Le doute de la France était donc celui du monde, et on allait déclarer la guerre à Napoléon non pour ce qu'il voulait en ce moment, mais pour ce qu'il avait voulu et fait jadis. Il offrait la paix, il la demandait par toutes les voies publiques et détournées, il la demandait humblement, et un doute universel répondait à ses instances. La guerre adoptée par 273 voix contre 72. Ce doute, en effet, était la seule réponse aux excellents raisonnements de l'opposition anglaise, et le Parlement, tout en les appréciant, repoussa par 273 voix contre 72 l'adresse pacifique de M. Whitbread.
La guerre votée en Angleterre, est commencée de fait en Italie. Dès ce moment la guerre nous était déclarée à Londres pour le compte de l'Europe entière, et malheureusement, tandis qu'elle était résolue en principe à Londres, elle était commencée de fait en Italie. On a vu que l'infortuné Murat avait été mis en rapport avec l'île d'Elbe par la princesse Pauline qui s'était alternativement transportée de Porto-Ferrajo à Naples, et de Naples à Porto-Ferrajo. Sages conseils que Napoléon avait fait donner à Murat en s'embarquant pour la France. Elle avait par son zèle, et avec le secours de la reine de Naples, opéré une secrète réconciliation de famille entre Napoléon et Murat, et préparé leur action commune pour le cas d'événements nouveaux, faciles à prévoir bien que difficiles à préciser d'avance. Napoléon, en quittant Porto-Ferrajo, avait expédié un message à Murat pour le prévenir de son départ de l'île d'Elbe, pour le charger d'écrire à Vienne et d'y annoncer sa résolution de s'en tenir au traité de Paris, pour lui conseiller de ne pas prendre l'initiative des hostilités, d'attendre que la France, replacée sous le sceptre des Bonaparte, pût lui tendre une main secourable, de se replier s'il était attaqué, afin de mettre de son côté l'avantage des distances et de la concentration des forces, et de livrer bataille sur le Garigliano plutôt que sur le Pô. Ces conseils étaient dignes de celui qui les donnait, mais fort au-dessus de l'intelligence de celui qui les recevait. La tête de Murat, en apprenant l'heureux débarquement de Napoléon et son entrée à Grenoble, avait pris feu. Il n'avait pas douté du triomphe de son beau-frère, et dans son exaltation s'occupant à peine des Autrichiens, il avait été surtout préoccupé du danger de voir l'Italie repasser aussi vite que la France sous le sceptre impérial, et la couronne de fer lui échapper de nouveau, car ce prince infortuné ne se bornait pas à rêver la conservation du royaume de Naples, il rêvait d'en doubler ou d'en tripler l'étendue. Murat ne suit aucun des conseils donnés par son beau-frère, et entre tout à coup en action. Il ne fit donc rien de ce qui lui était si sagement recommandé. D'abord, à la première nouvelle du départ de Napoléon, loin d'adresser à Vienne le message dont il était chargé, et dont l'intention était de calmer l'Autriche à son profit autant qu'à celui de la France, il commença par recourir à ses dissimulations ordinaires. Il manda les ministres d'Autriche et d'Angleterre pour leur déclarer qu'il avait absolument ignoré la tentative de son beau-frère, ce qui était un mensonge inutile, car personne ne voulait croire qu'il n'en fût pas instruit, et il aurait mieux valu avouer qu'il la connaissait, pour avoir occasion d'annoncer à l'Autriche et à l'Angleterre que leurs intérêts n'auraient pas à en souffrir. Puis, quand le succès de Napoléon parut assuré, il songea non pas à se tenir hors de portée des Autrichiens en restant au midi de la Péninsule, mais à se saisir tout de suite de l'Italie entière, et à s'en proclamer le roi avant que l'Empire fût rétabli en deçà et au delà des Alpes. Il envahit les Marches, pour être en possession du royaume d'Italie, aussitôt que Napoléon le sera de l'Empire de France. Il prit donc le parti de se mettre incontinent en marche, sous divers prétextes qui pussent ne pas trop offusquer l'Autriche et l'Angleterre, qu'il désirait tromper le plus longtemps possible. Il avait précédemment occupé les Marches, en représaille de ce que le Pape n'avait pas voulu le reconnaître, et partant de ce précédent, il imagina de s'avancer avec des forces considérables jusqu'aux bords du Pô, disant à l'Autriche et à l'Angleterre que dans les circonstances présentes il croyait devoir se reporter à la ligne de l'armistice de 1814, époque où il avait été stipulé que les Autrichiens seraient à la gauche du Pô, et les Napolitains à la droite. Une pareille proposition n'était soutenable que si Murat reprenait entièrement la position de 1814, c'est-à-dire celle d'allié de la coalition contre la France. Il ne dit rien qui fût contraire à cette supposition, il fit même parvenir aux Anglais les assurances les plus tranquillisantes. Avant de partir pour se mettre à la tête de ses troupes, il confia la régence du royaume à sa femme, qui fit de grands efforts pour le détourner de sa folle entreprise; mais il ne tint aucun compte de ses conseils, lui remit les pouvoirs les plus étendus, et lui laissa 10 mille hommes de l'armée active pour garder Naples, précaution nécessaire dans l'état des esprits, mais qui aurait dû être pour lui une raison déterminante de ne pas se porter en avant, et de se concentrer au contraire derrière le Garigliano. Forces réelles de Murat. Il pouvait disposer encore d'environ 50 mille hommes bien équipés, ayant assez bonne apparence, mais privés de leurs officiers français, qui avaient quitté le service napolitain, les uns par dégoût, les autres pour obéir à l'ordonnance de rappel de Louis XVIII. Murat avait de plus 30 mille hommes de milices, difficiles à employer hors de chez eux, et surtout dans une guerre où les rivalités de dynasties allaient exercer une grande influence. Il se mit donc en campagne avec 50 mille hommes, en y comprenant ce qui était déjà dans les Marches.
Il en laisse une partie à la reine, dirige un détachement sur la Toscane, et s'avance avec le corps principal dans les Légations. Cette première et regrettable division des forces napolitaines ne fut pas la seule. Murat détacha encore une colonne qui, à travers l'État romain, devait se rendre en Toscane pour en expulser le général autrichien Nugent. Cette colonne, forte de 7 à 8 mille Napolitains, avait ordre de passer en vue de Rome pour se diriger par Viterbe et Arezzo sur Florence, et rejoindre l'armée principale à Bologne. L'apparition d'une force armée si près du Vatican n'était pas de nature à plaire au Pape, et surtout à le rassurer sur les intentions de la cour de Naples. Murat lui envoya le général Campana pour protester de son dévouement au saint-siége, et le supplier de rester à Rome, car la prétention de ce nouveau roi d'Italie était d'imiter Napoléon en toutes choses, et en créant un royaume d'Italie, d'avoir dans ses États, paisible, honoré, richement doté, et soi-disant indépendant, le chef de l'Église catholique. Mais le Pape n'était pas facile à persuader, et après avoir refusé d'être le sujet du moderne Charlemagne, voulait encore moins être celui d'un petit prince italien, que sa bravoure sans génie n'autorisait pas à se croire fondateur d'empire. Le Pape quitte Rome, et tous les princes italiens suivent son exemple. Insensible aux assurances de Murat, Pie VII quitta sa capitale avec la plupart des cardinaux, et fut suivi de tout ce que Rome contenait de plus considérable, notamment du roi d'Espagne Charles IV, de sa femme, du prince de la Paix, de la reine d'Étrurie, etc. Ils se retirèrent tous à Gênes. Les autres cours d'Italie suivirent cet exemple. Le grand-duc de Toscane se rendit à Livourne, où l'appui des Anglais lui était assuré; le roi de Sardaigne alla joindre la cour pontificale à Gênes, où se trouvait lord Bentinck.
Les troupes napolitaines destinées à la Toscane passèrent sous les murs de Rome sans y entrer, et prirent la route de Florence par Arezzo. Murat avec le corps principal prit celle d'Ancône et de Rimini.
Murat, tout en prenant l'offensive, essaie de dissimuler avec les Anglais et les Autrichiens. En avançant ainsi, son langage n'avait pas cessé d'être des plus pacifiques à l'égard des Autrichiens et des Anglais. Il ne voulait, disait-il, en se transportant sur le Pô, que se replacer dans les termes de l'armistice de 1814, ce qui était une insinuation d'alliance bien plutôt qu'une menace d'hostilité. Pourtant cette espèce de comédie ne pouvait être de longue durée, et l'infortuné Murat allait être contraint de s'expliquer clairement, et de faire enfin briller aux yeux des peuples d'Italie cette couronne qu'il avait l'ambition de mettre sur sa tête. Napoléon lui avait expédié messages sur messages pour le calmer, et venait en dernier lieu de lui dépêcher le général Belliard, excellent conseiller en fait de politique comme en fait de guerre. Mais ces messages n'avaient pu joindre Murat en route, et il n'avait eu pour se guider que les rumeurs de la renommée, et quelques lettres de Joseph, qui lui avait envoyé de Suisse des nouvelles de la marche triomphale de Napoléon, et adressé de vives instances pour qu'il se ralliât à la cause de la France.
Il apprend à Ancône le succès définitif de Napoléon. Arrivé à Ancône, Murat apprit que Napoléon avait dépassé Lyon, que l'armée française se livrait à lui partout où il paraissait, que dès lors le succès n'était plus douteux. Ces nouvelles opérèrent sur lui un effet magique. À cette nouvelle, il n'en est que plus pressé de se mettre en possession du royaume d'Italie, de crainte de voir reparaître le prince Eugène. Il vit aussitôt Napoléon rétabli sur le trône, prêt à étendre de nouveau la main sur l'Italie, et les Autrichiens expulsés de cette contrée aussi vite que les Bourbons de France. Il conclut de ces visions qu'il fallait ne pas se laisser devancer, qu'il devait au contraire chasser lui-même les Autrichiens d'Italie, se mettre à leur place, et s'offrir ainsi à Napoléon comme un auxiliaire disposant de vingt millions d'Italiens, et dès lors n'étant pas facile à déposséder au profit du prince Eugène. Ce qui augmentait sa fermentation d'esprit c'était le voisinage des Autrichiens qui de leur côté avaient occupé les Légations, et qu'on allait rencontrer au sortir des Marches. Il fallait donc, ou s'arrêter à la frontière même des Marches, et y attendre les événements, ou se prononcer immédiatement en attaquant les Autrichiens. Délibération avec ses ministres. Une grande délibération s'établit à ce sujet entre Murat et trois de ses ministres qui l'avaient accompagné. Ces derniers supplient en vain Murat de différer son entrée en action. Tous trois le supplièrent de gagner du temps, et de ne pas encore jeter le gant aux puissances coalisées. Jusque-là, en effet, il n'avait rien entrepris qui ne pût se justifier soit aux yeux de l'Autriche, soit aux yeux de l'Angleterre. Il avait annoncé qu'il allait occuper la ligne de l'ancien armistice, et en s'arrêtant même avant de l'avoir atteinte, il prouvait la sincérité de ses intentions. Il pouvait ainsi attendre en sécurité les événements de France, avec l'avantage de ne pas se compromettre lui-même, de ne pas compromettre Napoléon, et enfin de n'avoir pas porté trop loin de Naples le théâtre de la guerre si on en venait aux mains. Les raisons abondaient par conséquent, et surabondaient en faveur de l'expectative. Mais Murat regardait le succès de Napoléon comme aussi certain en Italie qu'en France, par la seule puissance de sa renommée. Il voyait l'Empire français à peine rétabli à Paris, se relever immédiatement à Milan par un simple contre-coup, et le prince Eugène de nouveau proclamé vice-roi. Ce dernier souci le tourmentait, et il voulait en se présentant à Napoléon avoir un double titre à ses yeux, celui d'avoir expulsé les Autrichiens de l'Italie, et celui d'en être le possesseur de fait. Une lettre de Joseph mal interprétée le décide, et il passe le Rubicon. Tandis que ses ministres employaient les plus grands efforts pour le décider à ne pas commencer les hostilités, et semblaient même l'avoir ébranlé dans ses résolutions, il reçut tout à coup une nouvelle lettre de Joseph, datée de Prangins, et dans laquelle ce prince, lui annonçant les derniers triomphes de Napoléon, le conjurait de se rallier à lui, de le seconder en Italie par les armes et par la politique, de rassurer en même temps les Autrichiens pour les détacher de la coalition, et ajoutait ces mots malheureux: Parlez, agissez suivant votre cœur; marchez aux Alpes, mais ne les dépassez pas[13].—Cette lettre écrite dans le désordre de la joie contenait la plus déplorable contradiction, car elle conseillait de se conduire politiquement à l'égard des Autrichiens, et en même temps de marcher aux Alpes. Pourtant si elle avait été lue avec un peu plus de réflexion qu'on n'en avait mis à l'écrire, Murat y aurait vu d'abord que Joseph n'avait aucune idée de la situation. Si Joseph en effet avait su que les Autrichiens occupaient les deux rives du Pô, il n'aurait pas cru possible de concilier une conduite politique à leur égard avec une marche vers les Alpes. Évidemment il ignorait que les Autrichiens étaient déjà sur la droite du Pô, et il les croyait comme en 1814 confinés à la gauche de ce fleuve, ce qui aurait permis, sans conflit avec eux, de joindre le pied des Alpes dans une partie au moins de la chaîne. Évidemment aussi le conseil de marcher aux Alpes, et de ne pas les dépasser, était moins une invitation d'y marcher, qu'une recommandation de ne pas violer la frontière de France. Premier combat avec les Autrichiens, qui se retirent pour se concentrer. Malheureusement Mural ne tenant compte que du conseil de marcher aux Alpes, voulut s'emparer immédiatement de toute l'Italie: il n'écouta ni les conseils, ni même les supplications de ses ministres, passa la frontière des Légations, et refoula les avant-gardes de la cavalerie autrichienne sur Césène. Les Autrichiens qui n'étaient pas en force, et qui ne pouvaient tenir tête à une armée de quarante et quelques mille hommes, se replièrent en bon ordre sur la route de Bologne. Le général Bianchi les commandait. De part et d'autre les pertes furent insignifiantes.
C'est le 31 mars que Murat avait jeté le masque, et de sa propre main posé la couronne d'Italie sur sa tête. Ce même jour il publia, en la datant de Rimini, une proclamation des plus déclamatoires, pour appeler les Italiens à l'indépendance et leur promettre l'unité de l'Italie. Murat se proclame roi d'Italie, sans parler de Napoléon ni de la France. Mais dans cette proclamation il ne parlait ni de Napoléon ni de la France, par deux motifs assez mesquins, le premier de se ménager encore avec les Anglais, et le second de ne pas rappeler la vice-royauté du prince Eugène. C'était fort mal calculer, car après avoir rompu avec les Autrichiens, la prétention de temporiser avec les Anglais était une chimère, et c'était une autre chimère que de vouloir à cette époque créer un parti purement italien, qui ne fût ni autrichien ni français. Alors en effet, à la suite de longues guerres contre l'Autriche, on ne connaissait que deux manières d'être en Italie, être partisan des Autrichiens ou partisan des Français. D'ailleurs les Italiens, éloignés de Napoléon en 1814 par les souffrances endurées sous son règne, lui étaient bientôt revenus: ils ne connaissaient que lui, ne pouvaient s'enthousiasmer que pour lui, et Murat les glaçait en taisant ce grand nom pour y substituer le sien, faisait même quelque chose de pis en rappelant sa défection de 1814, qui avait révolté tous les ennemis de la puissance autrichienne en Italie.
Mauvais effet de cette proclamation. Cette proclamation restée sans écho fut donc un premier et fâcheux insuccès. Elle enflamma quelques jeunes têtes, mais laissa froide la nation elle-même, qui n'augurait rien de bon de la conduite de Murat. Séjour à Bologne. Il s'avança jusqu'à Bologne en faisant le coup de sabre avec la cavalerie autrichienne, y réunit quelques Italiens en petit nombre, essaya de composer un gouvernement, et ne rencontra partout que très-peu de concours. Pourtant, dans cette ville populeuse et éclairée de Bologne, où fermentait le patriotisme italien, il aurait pu trouver quelques bras prêts à le servir, bien qu'on lui sût mauvais gré d'avoir laissé percer des vues trop personnelles; mais, avec son imprévoyance ordinaire, il n'avait pas même songé à s'approvisionner de fusils, et eût-il excité un véritable enthousiasme, cet enthousiasme, faute d'armes, serait demeuré stérile.
Marche sur Parme et Plaisance. Après avoir montré deux ou trois jours sa vaine royauté au peuple de Bologne, il continua sa marche sur Modène et Parme, avec le projet de franchir le Pô, et d'aller prendre à Milan la couronne de fer. C'était suivre d'une singulière façon les conseils de Napoléon et même de Joseph, qui avaient tant recommandé de se conduire politiquement envers les Autrichiens. Ceux-ci en se repliant avaient commencé à se concentrer. Combat sur le Panaro. Ils livrèrent sur le Panaro, en avant de Modène, un combat sanglant, et qui coûta environ 800 hommes à chacun des deux partis. Les Napolitains, commandés par Murat, se conduisirent bien, et entrèrent à Modène. Le général Filangieri, fort connu depuis, fut dans cette occasion gravement blessé. Les Autrichiens n'étant pas encore en mesure de prendre l'offensive repassèrent le Pô pour en défendre le cours, en attendant que leurs forces fussent réunies.
Murat songe à se porter sur le Pô supérieur, et à se jeter brusquement sur Milan, en tournant tous les postes autrichiens. Après avoir commis la faute de s'attaquer aux Autrichiens, au lieu de rester dans les Marches et de concentrer son armée en avant des Abruzzes, ce qui laissait place à la fois à la politique et à la guerre, Murat n'avait qu'un moyen de réparer cette faute, si toutefois elle était réparable, c'était de rappeler à lui les troupes envoyées en Toscane, de pousser sur Parme, Plaisance, Pavie, à la tête de cinquante mille soldats, et là, n'ayant qu'un pas à faire pour être à Milan, de s'y porter en traversant le Pô dans sa partie supérieure. Il eût ainsi fait tomber tous les postes autrichiens établis sur le Pô inférieur, et donné un fort ébranlement aux imaginations en entrant dans la capitale de la Lombardie. Ce plan n'était pas sans chances de succès. Murat eut bien cette idée, surtout pour suivre le conseil de Joseph de marcher aux Alpes; mais ne pouvant s'empêcher de mêler toujours l'intrigue aux témérités, il s'était appliqué à rester en rapport avec lord Bentinck, auquel il ne cessait de répéter qu'il n'avait tiré l'épée que parce que les Autrichiens s'étaient conduits sans loyauté à son égard, avaient machiné contre sa couronne après la lui avoir garantie, et que si l'Angleterre voulait au contraire être de bonne foi avec lui, il serait de bonne foi avec elle. Lord Bentinck qui, malgré sa parfaite droiture, ne manquait pas de finesse, lui ayant répondu que pour être cru il fallait qu'il commençât par respecter les États du roi de Sardaigne, Murat eut la simplicité de s'arrêter et de rebrousser chemin. Murat y renonce par déférence pour les Anglais, qu'il continue à ménager. Renonçant à passer le Pô au-dessus de Plaisance, où il eût trouvé ce fleuve moins difficile à franchir et les Autrichiens moins bien établis, il redescendit vers Bologne, pour tenter un passage aux environs de Ferrare. Il se reporte sur le Pô inférieur. Il essaya en effet une attaque sur Occhio-Bello le 8 avril, et après avoir perdu beaucoup de monde, il fut obligé de renoncer au passage de ce grand fleuve. Vaine tentative du 8 avril pour franchir le Pô à Occhio-Bello. Il revint donc dans les Légations, ne sachant plus que faire, n'osant remonter en Piémont à cause des Anglais, ne pouvant forcer un fleuve comme le Pô défendu par les Autrichiens avec toute leur armée, s'étant proclamé roi d'Italie sans qu'une acclamation populaire confirmât cette investiture spontanée, n'ayant plus l'élan de l'offensive pour s'être arrêté, ni même la force de la défensive pour s'être porté trop en avant. Dès ce moment, il était moralement perdu, même avant de l'être matériellement. Il songea alors, mais trop tard, à la sagesse des avis que lui avait donnés son beau-frère, et voulut regagner par les Marches la route des Abruzzes, afin de ne livrer que sur le Garigliano la bataille décisive que Napoléon lui avait conseillé d'éviter, mais en tous cas de ne l'accepter que le plus près possible de Naples. Murat est obligé de se replier sur les Abruzzes. Il se replia donc par Césène et Rimini; mais les Autrichiens, qui avaient eu le temps de se concentrer, le suivirent avec plus de soixante mille hommes, ayant à leur tête les généraux Bianchi et Neiperg (ce dernier venait de quitter Marie-Louise pour servir en Italie). Il était donc très-douteux que Murat pût regagner Capoue et Naples sans être contraint d'en venir à une bataille. Exécutant une retraite des plus difficiles, il livra chaque jour des combats d'arrière-garde, dans lesquels il soutenait les soldats napolitains par sa bravoure personnelle, mais qui finissaient toujours par la perte du terrain disputé. Bientôt la démoralisation et la désertion affaiblirent ses rangs d'une manière alarmante. Murat, pour arrêter la démoralisation parmi ses troupes, se décide à livrer bataille. Enfin arrivé à Tolentino, et ayant la majeure partie de ses troupes dans la main, il voulut décider de son sort dans une lutte désespérée. La bataille fut longue et soutenue même avec assez de vigueur par les Napolitains, à la tête desquels Murat se comporta en héros. Malheureuse journée de Tolentino. Il fit de tels efforts, se jetant de sa personne au milieu des bataillons ennemis où il cherchait la mort à défaut de la victoire, qu'un moment il se flatta de triompher. Malheureusement le général Neiperg étant survenu avec des troupes fraîches, il fallut céder au nombre et à la supériorité de l'armée autrichienne. Les Napolitains vaincus se retirèrent par la route de Fermo et Pescara qui longe la mer. Mais un corps autrichien ayant fait un mouvement de flanc par Salmona, Castel di Sangro et Isernia, les força de reprendre au plus tôt la route directe de Naples. Murat tâchait dans chaque rencontre de contenir l'ennemi, mais après l'effort suprême fait à Tolentino, ses soldats désertaient par milliers. Murat, réduit à une poignée d'hommes, abandonne son armée et se retire à Naples. Bientôt il ne lui resta pas plus de dix à douze mille hommes, et, parvenu aux environs de Capoue, il laissa les débris de son armée au baron de Carascosa, pour ne pas tomber au pouvoir des Autrichiens. Rentré secrètement à Naples, et assez mal accueilli par la reine qui avait vainement essayé d'empêcher sa folle expédition, il lui adressa ces douloureuses paroles: Madame, ne vous étonnez pas de me voir vivant, car j'ai fait tout ce que j'ai pu pour mourir.—Le malheureux Murat disait vrai. Il s'était conduit en héros, mais à la tête des États rien ne supplée à l'esprit politique. Il s'enfuit en Provence. Il s'embarqua sur un bâtiment léger pour la Provence, tandis que sa femme traitait de la reddition de Naples avec les Anglais et les Autrichiens. L'évacuation complète du royaume de Naples par cette branche de la famille Bonaparte était naturellement la condition principale de la capitulation, et la restauration très-prochaine des Bourbons en était la conséquence inévitable. La reine n'avait demandé pour elle et ses enfants que la liberté. Mais cette condition fût, comme tant d'autres, violée par les alliés, et la sœur de Napoléon fut conduite à Trieste. Le 20 mai tout était terminé à Naples.
Fin du règne de Murat. Telle fut la fin de la royauté de Murat. La fin de sa vie, retardée de quelques mois, devait être plus triste encore. Cet infortuné, doué de brillantes qualités militaires, brave jusqu'à l'héroïsme, général de cavalerie accompli si au talent de jeter ses escadrons sur l'ennemi il avait su joindre celui de les conserver, bon, généreux, doué de quelque esprit, fut atteint de la maladie de régner que Napoléon avait communiquée à tous ses proches, même à ses lieutenants, et il en mourut. C'est cette peste morale qui d'un cœur excellent fit un moment un cœur infidèle, presque perfide, et un désastreux allié pour la France, car d'après le jugement de Napoléon, Murat la perdit deux fois, en l'abandonnant en 1814, et en lui revenant trop tôt en 1815. Comment il faut juger sa conduite, et le tort qu'elle fit à la France. La sévérité de ce jugement est exagérée sans doute, car Murat n'avait pas assez d'importance pour perdre la France, bien qu'il en eût assez pour la compromettre gravement. Il est certain que si en 1814 il se fût joint au prince Eugène au lieu de se prononcer contre lui, les Autrichiens auraient été ou retenus en assez grand nombre en Italie pour débarrasser la France d'une partie notable de ses envahisseurs, ou assez contenus pour que le prince Eugène pût descendre sur Lyon par le mont Cenis, ce qui aurait probablement amené de très-heureuses conséquences. Il est certain encore qu'en 1815, si Murat, concentrant 60 mille hommes aux environs d'Ancône, se fût tenu là dans une immobilité imposante, tout à la fois ménageant et occupant les Autrichiens, ceux-ci n'auraient pas eu un seul soldat à présenter ni devant Antibes, ni devant Chambéry, et que 30 mille hommes auraient pu être reportés des Vosges vers les Ardennes, ce qui aurait procuré à Napoléon une tout autre proportion de forces sur le champ de bataille de Waterloo. Sévérité du jugement de Napoléon. Il est donc vrai que si Murat ne perdit pas la France deux fois, comme Napoléon l'en a accusé[14], il la compromit deux fois par ce triste besoin de régner, qui d'un soldat héroïque et généreux fit un roi médiocre, un mauvais parent, et un mauvais Français[15].
Mouvement général des armées coalisées. Quoi qu'il en soit de ces divers jugements, la guerre était finie dès le milieu de mai en Italie, et les Autrichiens étaient libres de reporter vers la France la plus grande partie de leurs forces. Toutes les armées de l'Europe étaient en ce moment dirigées vers nos frontières. Indépendamment de ce que les Autrichiens pouvaient amener sur le Var et sur le mont Cenis, 70 mille de leurs soldats, 40 mille Bavarois, 20 mille Wurtembergeois, 10 mille Badois, 10 mille Allemands des petits princes marchaient vers le Rhin. Ils étaient suivis par 80 mille Russes arrivés déjà à Prague, et par 70 mille autres occupés à traverser la Pologne. Cent vingt mille Prussiens sous Blucher campaient entre la Sambre et la Meuse, avec d'importantes réserves sur l'Oder. Enfin 100 mille Anglais, Hanovriens, Hollando-Belges et Allemands du Nord se concentraient autour de Bruxelles sous lord Wellington. Masse énorme de forces dirigée contre la France. Ce dernier qui s'était efforcé de persuader à Blucher d'attendre la réunion générale des forces européennes avant d'affronter Napoléon, en se voyant dès le milieu de juin en mesure de réunir 250 mille combattants avec les Prussiens, aurait été assez tenté de ne pas attendre la colonne de l'est pour agir au nord, et de commencer au moins le siége de nos places. Mais l'idée de ne pas s'engager les uns sans les autres ayant universellement prévalu, lord Wellington et son voisin Blucher ne s'occupaient que de rassembler leurs troupes, de choisir leurs positions, d'établir entre eux de sûres communications pour le cas d'une subite apparition des Français. Tout était donc en mouvement vers nos frontières, et à la fin de juin 450 mille hommes sans les réserves russes et prussiennes, sans les Autrichiens d'Italie, allaient envahir notre territoire. Les Anglais leur destinaient, en fait de subside, cinq millions sterling à répartir entre la Russie, la Prusse et l'Autriche, deux millions et demi à distribuer entre les petits princes allemands, enfin un million sterling pour la seconde armée russe, total huit millions et demi sterling, ou 212 millions 500 mille francs. Les peuples un peu moins irrités contre la France qu'en 1814, mais les gouvernements beaucoup plus. En général si les peuples étaient un peu moins animés contre la France, les gouvernements au contraire l'étaient davantage. Ainsi les Anglais n'auraient pas voulu que pour rétablir les Bourbons on troublât leur commerce et on perpétuât l' income-tax; les Allemands, ou déçus dans leurs espérances de liberté, ou spoliés comme les Saxons, et tous accablés par les charges de la guerre, n'étaient pas très-satisfaits de la voir recommencer. Les Belges regrettaient les Français depuis qu'ils avaient chez eux les Hollandais, les Anglais, les Prussiens. Les Autrichiens étaient très-mécontents de la prédominance des Russes. Ces divers sentiments avaient partagé le cœur des peuples, et fait rejaillir en partie sur les potentats réunis à Vienne la haine violente qu'un an auparavant ils vouaient exclusivement à Napoléon. Les souverains au contraire étaient plus irrités que jamais, et ne pardonnaient pas à Napoléon de les avoir détournés du festin servi à Vienne à leur ambition. Leurs armées, quoique condamnées à se battre de nouveau, étaient en communauté de sentiments avec eux. Violence inouïe des Prussiens. L'armée prussienne, comme nous l'avons déjà dit, dépassait en exagération toutes les autres. Les officiers prussiens à Liége, froissés par les dispositions qu'on leur montrait, commettaient souvent des violences sur les Belges réputés nos amis, et annonçaient que cette fois ils ne laisseraient pas pierre sur pierre dans les provinces françaises. Ils menaçaient même d'égorger les femmes et les vieillards, mais heureusement n'étaient pas capables de tenir ces féroces promesses. Leurs collisions avec les Saxons étaient journalières. Langage odieux des journaux allemands. Les journaux des bords du Rhin continuaient de tenir le langage le plus extravagant. Les Bourbons, disaient-ils, n'avaient pas su gouverner; mais Napoléon gouvernait trop bien, car il avait plus tiré de la France en deux mois que les Bourbons en une année. Il ne fallait donc ni des uns ni de l'autre. Il fallait (comme ils l'avaient déjà dit) donner à la France une douzaine de rois, et réserver pour l'Allemagne le bienfait d'un empereur unique; il fallait reprendre l'Alsace, la Lorraine, employer les biens nationaux à doter les soldats allemands, et payer ainsi la guerre d'extermination qu'on allait entreprendre. On ne devait prêter l'oreille à aucune proposition, à moins qu'en signe de soumission la France ne livrât Lille, Metz et Strasbourg!—À Gand, l'émigration française correspondait toujours avec les généraux Wellington et Blucher, pour les informer de tout ce qu'on apprenait de France, et elle agitait fort avec eux une grave question, celle d'une nouvelle insurrection vendéenne. Efforts des généraux coalisés pour obtenir des royalistes français une diversion en Vendée. Le duc de Wellington, très-attentif aux préparatifs de Napoléon, aurait voulu qu'on lui causât le gros embarras d'un soulèvement sur les deux bords de la Loire. N'en résultât-il que le détournement de quinze ou vingt mille hommes retenus entre Nantes et La Rochelle tandis qu'on se battrait entre Maubeuge et Charleroy, c'était un grand soulagement pour ceux qui auraient à essuyer le premier choc de l'armée française. Hésitation des Vendéens. Au contraire, les chefs vendéens, trouvant le zèle fort attiédi dans leurs campagnes, avaient montré la résolution assez arrêtée de ne pas devancer les coalisés, et d'attendre pour agir que ceux-ci eussent attiré à eux toutes les forces de la France. Mais sur les instances du duc de Wellington on avait fait partir le marquis de La Rochejaquelein pour aller donner le signal trop différé de l'insurrection, en promettant le secours d'une flotte anglaise chargée d'armes et de munitions.
Tristesse que la catastrophe de Murat inspire à Napoléon. Tel était le sinistre tableau qui se déroulait aux yeux de Napoléon vers la seconde quinzaine du mois de mai. Il serait difficile de rendre à quel point il avait été affecté par la catastrophe de Murat. Bien qu'on ne pût conclure de ce qui était arrivé à Murat et à l'armée napolitaine, ce qui arriverait à lui et à l'armée française, il ne put s'empêcher de voir dans les événements de Naples un sinistre présage. Les dernières faveurs que la fortune lui avait prodiguées de Porto-Ferrajo à Paris ne lui avaient pas fait longtemps illusion: bientôt aux difficultés qui étaient venues l'assaillir, aux rigueurs croissantes de l'Europe, il avait senti que l'implacable fortune n'était point apaisée, et il avait considéré les quelques jours écoulés du 26 février au 20 mars comme les dernières lueurs d'un astre à son déclin. Sinistre augure qu'il en tire, et que ses ennemis en tirent avec lui. En voyant tomber Murat à côté de lui, Murat dont la légèreté lui avait toujours été antipathique, mais qui avait si bien dirigé sa cavalerie sur les champs de bataille de l'Europe, et qui était l'un de ses plus anciens compagnons d'armes, il fut saisi d'une profonde pitié et de sombres préoccupations qu'il voulait en vain cacher, et que ses amis découvraient malgré lui. Quoique mécontent de son beau-frère il fit partir un homme de confiance chargé de lui porter des consolations, de lui faire sentir, toutefois avec douceur, combien ses fautes avaient été nombreuses et graves, et de l'engager à rester quelque temps entre Marseille et Toulon, dans le lieu qui lui agréerait le plus. Ce n'était pas le cas en effet de montrer aux Parisiens le roi de Naples vaincu, et de réjouir les ennemis de l'Empire par la vue d'une victime qui à leurs yeux en présageait une bien plus grande et plus détestée.
Les royalistes semblant deviner, avec l'ordinaire malice des partis, tout ce que Napoléon avait dans l'âme, éprouvaient une joie singulière. Pour eux la fin de Murat était l'image anticipée de la chute de Napoléon. Ils ne tenaient pas compte de la différence, et faisaient remarquer non sans fondement, que si Napoléon et l'armée française étaient bien supérieurs à Murat, le duc de Wellington, le maréchal Blucher, le prince de Schwarzenberg et les cinq cent mille hommes qu'ils commandaient, n'étaient pas moins supérieurs au général Bianchi et à l'armée autrichienne de Tolentino. Usant de la liberté qui leur était laissée, ils disaient tout haut ce que présageait la chute de Murat, l'écrivaient clairement dans certaines feuilles, allaient, venaient, s'agitaient, notamment dans le Midi, à Marseille, à Toulouse, à Bordeaux, et ils commençaient dans la Vendée à former des rassemblements qui pouvaient faire craindre une prise d'armes prochaine.
Napoléon ne songe plus qu'à la guerre, bien qu'il permette à M. Fouché d'envoyer un nouvel émissaire à Vienne, M. de Saint-Léon. Rien de tout cela n'échappait à Napoléon, et il ne voyait plus de remède à cette situation que dans la guerre entreprise promptement, et conduite avec vigueur et bonheur. M. Fouché, par goût pour l'intrigue au dehors aussi bien qu'au dedans, avait voulu faire une nouvelle tentative auprès des puissances, et il avait envoyé à Vienne M. de Saint-Léon, homme d'esprit, vivant dans l'intimité de M. de Talleyrand, d'opinion fort libérale, et très-capable de faire valoir les dangers d'une lutte obstinée pour les Bourbons. M. Fouché avait donné à M. de Saint-Léon une lettre pour M. de Metternich, lettre sensée, presque éloquente, dans laquelle il plaidait chaudement la cause de Napoléon, avec l'espérance que s'il ne gagnait pas la cause de Napoléon, ce qui lui était assez indifférent, il gagnerait peut-être celle de la régence de Marie-Louise, peut-être même celle du duc d'Orléans, et s'épargnerait ainsi le retour des Bourbons. Napoléon ne se faisait guère illusion ni sur les motifs de M. Fouché, ni sur ses chances de succès; néanmoins il le laissait faire, une tentative de ce genre ne pouvant pas nuire, et n'empêchant d'ailleurs aucun de ses préparatifs. Mais la ressource véritable, la ressource unique, il la voyait dans un grand coup prochainement frappé sur la portion des coalisés qui était à sa portée, et il songeait à profiter de ce que l'une des deux colonnes ennemies, celle du prince de Schwarzenberg, était en arrière de l'autre, pour fondre à l'improviste sur Blucher et Wellington cantonnés le long de notre frontière du Nord. Quoique fort attristé, Napoléon a confiance dans ses combinaisons militaires. Déjà il méditait, comme nous l'avons dit, l'un des plans les plus profonds qu'il ait conçus de sa vie, et s'il retrouvait l'espérance, c'était en descendant en lui-même, et en apercevant combien la courte vue de ses ennemis laissait de chances à sa suprême clairvoyance militaire. Avec une victoire comme il en avait tant gagné, et comme il était capable d'en gagner encore, les royalistes se calmeraient, l'Europe sourde aujourd'hui à ses ouvertures prêterait l'oreille, et les difficultés que son gouvernement rencontrait s'aplaniraient. Prodigieuse activité de ses préparatifs. Aussi travaillait-il jour et nuit à préparer entre Paris et Maubeuge une armée de cent cinquante mille hommes, pour la jeter comme une massue sur la tête des Anglais et des Prussiens, les plus voisins de lui. Par ce motif il lui tardait de partir, et les votes sur la Constitution proclamés en assemblée du Champ de Mai, les élections terminées, les deux Chambres réunies, il comptait quitter Paris pour aller en Flandre décider de son destin et de celui du monde en deux ou trois journées. Jamais il n'avait travaillé ni plus activement ni plus fructueusement. Succès de la levée des gardes nationaux mobiles. Les bataillons de gardes nationaux d'élite se formaient avec une extrême facilité, surtout dans les provinces frontières, et il était certain que ces provinces seules donneraient au moins 150 mille hommes. Napoléon dirigeait ces bataillons vers les places fortes, avec une simple blouse à collet de couleur, et avec de vieux fusils qui devaient être réparés dans le loisir des garnisons. Malheureusement le recrutement de l'armée active ne s'opérait pas aussi bien. Le rappel des anciens soldats ne donnait pas ce qu'on s'en était promis. Beaucoup d'entre eux avaient préféré servir dans les gardes nationales mobilisées, parce que c'était un service limité sous le rapport de la durée et du déplacement, et avaient singulièrement contribué à la rapide formation de ces bataillons. D'autres s'étaient mariés, d'autres appartenant aux classes de 1813 et de 1814 n'avaient aucun goût pour la guerre, dont ils n'avaient connu que les désastres. Déficit dans le rappel des anciens militaires. Par toutes ces causes, au lieu de 90 mille anciens soldats qu'on avait espéré recouvrer sur 150 mille qui avaient déserté en 1814, on ne pouvait compter que sur 70 mille, dont 58 mille rendus, et 12 mille en marche pour rejoindre. En les ajoutant aux 180 mille hommes de l'effectif existant au 1er mars, aux 50 mille hommes en congé de semestre qui avaient tous obéi, on pouvait se flatter d'avoir environ 300 mille hommes d'armée active, dont 200 à 210 mille présents dans les bataillons de guerre, les autres laissés aux dépôts ou à l'intérieur. Ce n'était certes pas assez pour la grandeur des périls qui menaçaient la France. Recours à la conscription de 1815. Napoléon était décidé à rappeler la conscription de 1815, que le Conseil d'État avait déclaré appartenir au gouvernement, pour la partie au moins qui en 1814 avait été incorporée. Quant au surplus, il fallait une loi qu'on était occupé à rédiger afin de la soumettre aux Chambres. Les diverses pertes de la conscription de 1815 déduites, on comptait sur 112 mille hommes, dont 45 mille immédiatement appelables. L'armée active devait donc monter à 412 mille hommes, compris les non-valeurs. On espérait porter à 200 mille hommes les gardes nationaux mobilisés, et en y ajoutant 25 mille marins qui allaient se rendre soit à Paris, soit à Lyon, en y ajoutant 20 mille fédérés à Paris, 10 mille à Lyon, la France devait avoir assez de bras pour la défendre. Restait enfin la ressource à laquelle Napoléon songeait déjà, celle de demander aux Chambres assemblées une levée extraordinaire de 150 mille hommes à prendre sur toutes les classes antérieures. Il aurait ainsi environ 800 mille soldats, et avec de l'union dans les pouvoirs, de la persévérance dans les efforts, il n'y avait pas à désespérer du salut de la France.
Force réelle sur laquelle on peut compter dans le moment. Pour le moment il n'y avait de réellement disponibles que les 300 mille hommes d'armée active, qui devaient en donner, comme nous venons de le dire, 200 et quelques mille au feu, plus 200 mille gardes nationaux bien choisis, occupant les places fortes et les défilés de nos frontières. Napoléon avait prescrit de requérir sur-le-champ les 45 mille conscrits de 1815, actuellement appelables, ce qui devait mettre immédiatement à sa disposition 250 mille combattants, force qui dans sa main pouvait servir à frapper un premier coup terrible. Mais, telle quelle, cette force ne devait pas être prête avant la mi-juin.
Il travaillait sans relâche à la réunir et à l'organiser, et écrivait pour cela jusqu'à cent cinquante lettres par jour. Ici c'étaient cent ou deux cents recrues laissées dans un dépôt, et qu'il fallait expédier aux bataillons de guerre; là c'étaient des régiments de cavalerie qui avaient des hommes et pas de chevaux, d'autres qui avaient des chevaux et pas d'hommes, ou qui manquaient de harnachement. Suivant chaque chose avec une précision de mémoire prodigieuse, Napoléon ordonnait, après avoir ordonné veillait à l'exécution de ses ordres au moyen d'officiers allant et venant dans tous les sens, reçus, écoutés sur l'heure quand ils avaient à rendre compte de ce qu'ils avaient vu, toujours réexpédiés à l'instant même, et autant de fois qu'il le fallait pour l'entier accomplissement de leur mission. Départ des troisièmes bataillons. Napoléon avait déjà fait partir les troisièmes bataillons des places où affluaient les gardes nationaux mobiles, et partout il avait formé le quatrième destiné à servir de dépôt. Dans quelques régiments le cinquième bataillon avait été créé, et aussitôt le quatrième avait rejoint les bataillons de guerre. Ce n'était toutefois qu'une exception, et les régiments n'avaient en général que trois bataillons de guerre, ce qui aurait suffi s'ils avaient été plus nombreux; mais malgré tous les efforts bien peu comptaient 600 hommes par bataillon. Soins donnés à la cavalerie. La cavalerie n'attirait pas moins que l'infanterie l'attention de Napoléon. Grâce au dépôt de Versailles, aux levées de chevaux sur la gendarmerie, et aux achats dans les provinces, on pouvait se flatter de réunir à la mi-juin (la garde impériale comprise) 40 mille cavaliers excellents, car tous avaient servi. Les confections d'habillement, les réparations d'armes, étaient l'objet des mêmes soins. Napoléon allait en personne visiter les ateliers de tailleurs, de selliers, d'armuriers, et les animait de sa présence vivifiante. Les officiers d'artillerie employés à la direction du travail des armes rendaient les plus grands services. On avait de quoi donner des fusils neufs à toute l'armée, des fusils réparés aux gardes nationaux mobilisés, et il devait en rester 100 mille pour la conscription de 1815. Si la guerre se prolongeait jusqu'à l'hiver, l'été et l'automne devaient fournir de quoi satisfaire à tous les besoins. Quantité d'hommes levés en deux mois. Au prix de cette prodigieuse activité, Napoléon avait en deux mois (de la fin de mars à la fin de mai) levé, équipé, armé environ 300 mille hommes, dont 50 mille semestriers, 70 mille anciens soldats et 180 mille gardes nationaux d'élite, résultat prodigieux pour qui connaît les difficultés de la haute administration, et qui du reste eût été impossible sans l'immense personnel militaire dont la France disposait à cette époque.
Reploiement des dépôts en cas d'invasion subite. Avec sa prévoyance qui s'appliquait à tout, Napoléon avait calculé que si l'ennemi passait la frontière, les places seraient bloquées et les dépôts avec elles. Il avait donc ordonné le reploiement successif des dépôts, pour la frontière du Nord sur Abbeville, Amiens, Saint-Quentin, Châlons, Bar, Brienne, Arcis-sur-Aube, Nogent; pour la frontière de l'Est, sur Châlon, Dijon, Autun, Troyes; pour les frontières du Midi, sur Avignon et Nîmes. Il était ainsi assuré qu'un brusque mouvement d'invasion, en isolant nos places, n'isolerait pas nos régiments, et ne les priverait pas de leurs ressources en hommes et en matériel. Une commission composée des généraux Rogniat, Dejean, Bernard, Marescot (celui-ci tiré de la disgrâce où il était injustement tombé à la suite de la capitulation de Baylen), s'était occupée de la mise en état de défense de nos places, en première, seconde et troisième ligne. Les réparations urgentes, l'armement et l'approvisionnement étaient ordonnés et en cours d'exécution. De plus, la commission avait signalé les passages de nos frontières où une route coupée, un ouvrage de campagne bien placé, pouvaient donner aux divisions de gardes nationaux mobilisés le moyen de tenir tête à l'ennemi. Enfin, Paris et Lyon, désignés comme les deux postes essentiels, s'étaient déjà couverts de travaux.
Détail de la défense de Paris. Napoléon n'avait point oublié que si en 1814, tandis qu'il manœuvrait autour de Paris, cette grande ville avait pu tenir huit jours, il aurait sauvé sa couronne et la France. Il avait considéré que Lyon à l'est pouvait jouer le rôle de Paris au nord, et il avait prescrit pour ces deux points tout ce que le temps permettait de faire. On a déjà vu que n'ayant pas le loisir d'exécuter autour de Paris des travaux de maçonnerie, il s'était contenté d'ordonner des travaux de campagne. Le général Haxo avait couvert de redoutes les deux versants de Belleville, de manière que de la plaine de Vincennes au sud, à la plaine de Saint-Denis au nord, toutes les hauteurs fussent occupées, et certes, si dans la journée du 30 mars 1814 les soldats de Marmont avaient trouvé un semblable appui, ils n'auraient pas succombé. Le canal Saint-Martin, qui de la Villette va joindre la Seine à Saint-Denis, avait été garni de flèches, de manière à présenter une ligne très-défensive. À Saint-Denis les inondations étaient préparées. Il était peu probable que l'ennemi, perçant cette ligne, osât s'aventurer entre les hauteurs de Montmartre et la Seine, car il se serait exposé à être jeté dans la rivière. Mais, en tout cas, Montmartre, Clichy, l'Étoile, avaient été pourvus de fortes redoutes, qui en faisaient autant de réduits très-solides. Enfin des ouvrages de campagne étaient commencés sur la rive gauche, entre Montrouge et Vaugirard. Les fédérés et un certain nombre de gardes nationaux s'étaient offerts pour prendre part aux travaux de terrassement. Napoléon les avait acceptés pour le bon exemple, mais il avait deux mille travailleurs bien payés, dont les bras plus exacts exécutaient sans interruption les redoutes tracées par le général Haxo.
Tout ayant été dit au public sur nos relations avec l'Europe, Napoléon qui n'avait plus rien à cacher, avait fait commencer l'armement de ces redoutes, d'abord pour présider lui-même à cette opération, et ensuite pour user d'avance, et avant l'apparition de l'ennemi, l'émotion qu'elle devait causer. Il raisonnait donc cette fois autrement qu'en 1814, et au lieu de dissimuler les périls, il s'attachait à les rendre frappants. Sur 300 pièces de gros calibre demandées dans les ports et transportées par mer aux bouches de la Seine, 200 étaient arrivées à Rouen et en route vers Paris. À mesure de leur arrivée on les plaçait sur les ouvrages, quoique inachevés. Pour éviter la confusion des calibres et les erreurs qui en résultent dans les distributions de munitions, Napoléon avait décidé que le 12 et le 6 seraient sur la rive droite, la plus menacée des deux, le 8 et le 4 sur la rive gauche. Il avait fait mettre en batterie sur les points culminants de la butte Saint-Chaumont un certain nombre de grosses pièces venues des ports. Les écoles de Saint-Cyr et d'Alfort, l'école polytechnique, se livraient journellement à l'exercice du canon. Un parc de 200 bouches à feu de campagne était préparé à Vincennes, pour être amené comme artillerie mobile sur les points où on croirait en avoir besoin. Deux régiments de marins tirés de Brest et de Cherbourg étaient en marche sur Paris. Napoléon avait ordonné en outre le recensement et la complète organisation des fédérés, et les avait formés en vingt-quatre bataillons. Sans les armer encore, il avait voulu qu'on leur donnât cent fusils par bataillon, afin d'instruire ceux qui n'avaient jamais servi. Son projet était de réduire successivement la garde nationale à 8 ou 10 mille hommes sûrs, et de remettre aux fédérés les 15 mille fusils qu'on aurait ainsi rendus disponibles. Il n'entrait dans ce projet aucun calcul démagogique, mais une certaine méfiance de la garde nationale, suspecte à ses yeux de royalisme, et une grande confiance dans le dévouement et la bravoure des fédérés, qu'il n'avait aucun scrupule à faire tuer sous les murs de Paris. Grâce à ces soins, dans un mois et demi au plus tard, c'est-à-dire à la fin de juin, Paris devait être à l'abri de toute attaque.
Postes fortifiés compris dans le rayon de la défense de Paris. Le maréchal Davout destiné au commandement de Paris. Napoléon avait rattaché à la défense de la capitale la défense des villes de Nogent-sur-Marne, de Meaux, de Château-Thierry, de Melun, de Montereau, de Nogent-sur-Seine, d'Arcis-sur-Aube, d'Auxerre, et placé tout cet ensemble sous les ordres du maréchal Davout, qu'il se proposait de nommer gouverneur de Paris, avec des pouvoirs extraordinaires. Le défenseur de Hambourg, proscrit par les Bourbons, lui avait semblé réunir au plus haut degré les conditions militaires et politiques pour un tel rôle. Il comptait bien, avec ce qu'il conserverait de la garde nationale, avec les fédérés, les marins, les dépôts, lui laisser de 70 à 80 mille combattants. Avec une telle force, de tels ouvrages et un tel chef, la capitale lui paraissait invincible.
Détail de la défense de Lyon. Napoléon s'était occupé en même temps de la défense de Lyon, et avait prescrit les divers travaux à exécuter. Appliquant à cette seconde capitale les mêmes principes qu'à la première, il avait fait venir de Toulon par le Rhône 150 bouches à feu de gros calibre, et avait ordonné de les placer dans les ouvrages. Un régiment de marine était en route pour s'y rendre. L'école vétérinaire de Lyon était, comme les écoles de Paris, destinée à servir une partie des batteries. Confiant dans l'esprit des Lyonnais, Napoléon avait fixé à 10 mille le nombre des gardes nationaux qui contribueraient à la défense de leur ville. Il leur avait envoyé 10 mille fusils non réparés, et qui devaient être remis en état dans les ateliers extraordinaires créés sur les lieux. Les pays environnants, tels que la Bourgogne, la Franche-Comté, le Dauphiné, l'Auvergne, ayant suivi l'exemple de la Bretagne, il comptait en tirer 10 mille fédérés, lesquels, avec les dépôts, devaient compléter la garnison de Lyon. Le maréchal Suchet chargé de la guerre sur toute la frontière de l'Est. Le maréchal Suchet était chargé de veiller à ces détails. L'ayant rappelé de l'Alsace, Napoléon lui avait donné le commandement de cette frontière en lui disant: Quand vous êtes quelque part, je suis tranquille pour l'endroit où vous êtes; partez donc, et gardez-moi l'Est, pendant que je vais défendre le Nord contre l'Europe entière.—Le maréchal Suchet, avec le 7e corps, devait avoir environ 20 mille hommes de bonnes troupes, plus 12 mille provenant de deux divisions de gardes nationales d'élite, et il pouvait ainsi occuper la Savoie avec 32,000 combattants. Appuyé sur Lyon, bien fortifié, il avait grande chance de tenir tête aux Autrichiens. Sur le bas Rhône, vers Avignon, se trouvaient en réserve quatre des six régiments tirés du 8e corps. Formation du 9e corps sous le maréchal Brune pour la défense des Alpes maritimes. Le maréchal Brune, avec les deux restant, et trois autres tirés de Corse, devait former le 9e corps, chargé d'observer le Var, Toulon et Marseille. Cette dernière ville surtout était l'objet d'une surveillance spéciale. Napoléon avait ordonné de désarmer la garde nationale marseillaise, de la réduire à 1500 hommes sûrs, d'armer les forts Saint-Jean et Nicolas, et d'en enlever les munitions qui n'étaient pas indispensables pour les renfermer dans l'arsenal de Toulon. Il avait fait retrancher le Pont-Saint-Esprit sur le Rhône, et prescrit la mise en état de la petite place de Sisteron, pour arrêter l'ennemi, si après avoir envahi la Provence il essayait de pénétrer dans le Dauphiné et le Lyonnais. Défense du Jura par Lecourbe. Au-dessus de Lyon, et en remontant la Saône, Napoléon (nous l'avons dit) avait placé sous le général Lecourbe un corps supplémentaire, qui n'avait pas de rang dans les neuf corps embrassant la défense du territoire, parce qu'il avait été formé plus tard, et qu'il ne se composait que d'une division de ligne. Napoléon lui avait adjoint deux belles divisions de gardes nationales d'élite, et lui avait confié la trouée de Béfort et les passages du Jura. L'armée d'Alsace ou 5e corps, se liant avec Lecourbe, gardait le Rhin. Ce 5e corps avait été réuni tout entier dans les lignes de Wissembourg. Des bataillons d'élite occupaient Strasbourg, et les places depuis Huningue jusqu'à Landau. D'autres bataillons gardaient les passages des Vosges, tandis que la cavalerie légère battait l'estrade le long du Rhin, aidée par des lanciers volontaires formés dans le pays. Prescriptions diverses pour le cas d'invasion. Il était décidé qu'à la première apparition de l'ennemi le tocsin sonnerait, que les commandants des places s'enfermeraient dans leurs enceintes, que les préfets et les généraux se retireraient emmenant avec eux le bétail, les vivres, et la levée en masse, composée de tous les citoyens de bonne volonté. Ils devaient se porter vers les passages difficiles dont la défense avait été préparée d'avance, y tenir tant que possible, ne se replier qu'à la dernière extrémité, et le faire sur les corps d'armée chargés de couvrir la frontière. Des corps francs, organisés dans les pays où il y avait beaucoup d'anciens militaires, étaient chargés de concourir à ces mesures. Emploi des militaires pensionnés. Enfin, s'ingéniant à mettre en valeur toutes les ressources du pays, Napoléon avait songé à une dernière combinaison qui, dans certaines parties du territoire, pouvait être d'une réelle utilité. Il avait remarqué, en compulsant les états du ministère de la guerre, qu'il y avait 15 mille officiers et 78 mille sous-officiers et soldats en retraite, les uns et les autres pensionnés par l'État. Si un grand nombre étaient incapables de supporter les bivouacs, le froid, la chaud, la faim, beaucoup étaient en état de servir dans l'intérieur d'une ville, de tenir une épée ou un fusil, et de s'y rendre utiles de plus d'une façon. Attachés à la Révolution et à l'Empire, n'aimant pas les Bourbons, ils pouvaient imposer à la malveillance, et Napoléon imagina d'en appeler vingt-cinq ou trente mille, de les distribuer dans les villes d'un esprit douteux, où ils seraient prêts à se réunir en armes autour des autorités, et à leur apporter l'appui de leurs paroles dans les lieux publics, et celui de leurs bras dans les moments de danger. Napoléon voulait que, sans les contraindre, on fît seulement appel à leur zèle, et qu'on leur rendît le déplacement facile en leur donnant, outre leurs pensions, une indemnité de route et les vivres de campagne. Il ordonna d'en envoyer à Marseille, Toulouse, Bordeaux, Nantes, Angers, Tours, Lille, Dunkerque, etc. De la sorte, aucune des forces du pays, depuis les plus jeunes jusqu'aux plus vieilles, ne devait rester oisive ou inutile.
À ces mesures d'une prévoyance universelle et infatigable, Napoléon ajouta toutes celles qu'exigeait particulièrement l'organisation de l'armée avec laquelle il allait combattre. On a vu qu'elle comprenait cinq corps, le 1er réuni autour de Lille sous le comte d'Erlon, le 2e autour de Valenciennes sous le général Reille, le 3e autour de Mézières sous le général Vandamme, le 4e autour de Metz sous le général Gérard, le 6e enfin, formé entre Paris et Laon, sous le comte de Lobau. Napoléon rabattant de gauche à droite sur Maubeuge les corps des généraux d'Erlon et Reille, de droite à gauche sur ce même point de Maubeuge ceux des généraux Vandamme et Gérard, puis les appuyant avec la garde et le 6e corps parti de Paris, se proposait de percer la frontière avec 150 mille hommes. Mouvements ordonnés pour l'armée du Nord, qui doit agir la première, et sous le commandement direct de Napoléon. Le moment n'est pas venu d'exposer par quelle combinaison il se flattait de surprendre ainsi la portion la plus rapprochée et la plus considérable de ses ennemis. Mais ayant résolu d'être en opération le 15 juin, au plus tard, et touchant déjà aux derniers jours de mai, il avait tracé dès cette époque la marche du général Gérard, qui ayant plus de soixante lieues à parcourir pour se rendre au point de concentration, devait être en mouvement avant tous les autres. Napoléon lui avait en très-grand secret fixé le jour où il faudrait qu'il s'ébranlât, et les précautions qu'il aurait à prendre pour donner à son départ toute autre signification que la véritable. Le comte de Lobau, à mesure que ses régiments étaient prêts, avait ordre de les acheminer sur Soissons et Laon, où se réunissait le 6e corps. Napoléon s'occupait activement de la garde, qu'il espérait porter à 20 ou 25 mille hommes, et dont il avait confié l'organisation au général Drouot. La grande réserve d'artillerie était comme d'usage l'objet de tous ses soins, et il poussait la vigilance jusqu'à inspecter lui-même les batteries prêtes à partir, et à signaler un harnais qui manquait[16]. N'ayant pas encore assez de chevaux de trait, même avec les 6 mille retirés de chez les paysans, il venait d'en faire lever 8 à 10 mille, en les payant comptant, dans les provinces voisines des corps d'armée.
Froissement résultant de cet immense mouvement de choses. Tant de choses ne s'accomplissaient pas sans froissement. Le maréchal Davout habitué pendant quinze ans à agir au loin, et dans une sorte d'indépendance, placé maintenant sous une surveillance qui ne lui laissait ni liberté ni repos, éprouvait quelquefois des mouvements d'humeur assez vifs. Il était soumis sans doute, mais point à la manière du duc de Feltre, c'est-à-dire en perdant tout caractère. Il y avait un genre de contrôle qui l'incommodait plus particulièrement, c'était celui qui s'exerçait sur le choix des officiers, et auquel Napoléon tenait expressément depuis qu'il fallait s'assurer non-seulement de la valeur, mais de la fidélité des militaires employés. Il avait été établi que les choix seraient vérifiés par trois personnages de confiance, les comtes de Lobau, de La Bédoyère et de Flahault. Ces deux derniers, fort au courant des dispositions de la jeunesse militaire, critiquaient certaines présentations du ministre de la guerre, et celui-ci accueillait très-mal leurs observations. Napoléon eut donc à intervenir plus d'une fois, et nous ne mentionnerions pas ces détails, si les froissements avec le ministre de la guerre n'avaient eu plus tard des conséquences graves. Il s'éleva notamment une contestation au sujet du général Bourmont, que le maréchal Davout ne voulait pas admettre dans le service actif, et dont les généraux de La Bédoyère et Gérard répondaient sur leur tête. Napoléon ayant fini par adopter l'avis de ces derniers après bien des hésitations, fut obligé de donner au maréchal Davout un ordre formel, et le maréchal ne se rendit que devant une injonction absolue.
Le maréchal Mortier chargé de commander la garde impériale. Napoléon choisit le maréchal Mortier pour commander la garde impériale. Il aurait voulu rappeler auprès de lui Berthier, son chef d'état-major dans toutes les guerres qu'il avait faites, son interprète exact et infatigable, son ami enfin, et le nommer major général de l'armée. Berthier avait commis quelques faiblesses; Napoléon lui avait fait dire de n'y pas plus penser qu'il n'y pensait lui-même, et de venir le rejoindre. Berthier ne résistant pas à cet appel, était en route pour revenir, mais entouré de surveillance, et prêt à rentrer par Bâle, il avait été contraint de rebrousser chemin et de retourner en Allemagne, où l'attendait une mort aussi déplorable que mystérieuse.
Le maréchal Soult nommé major général à défaut de Berthier. Ne sachant comment remplacer son major général, Napoléon eut recours au plus laborieux de ses lieutenants, au maréchal Soult, qui s'était un moment dévoué aux Bourbons en croyant faire une chose durable, et qui, voyant maintenant qu'il s'était trompé, s'appliquait à effacer les traces de cette erreur. La violente proclamation qu'il avait publiée contre Napoléon l'embarrassait, et il avait cherché à la racheter par une autre aussi violente contre les Bourbons, qu'il devait adresser à l'armée en prenant la qualité de major général. Napoléon, dans l'intérêt du maréchal, en adoucit les termes, et la fit publier sous forme d'ordre du jour. Il connaissait trop les hommes pour tenir compte de leurs fluctuations, surtout dans des temps aussi difficiles que ceux qu'on traversait alors. L'essentiel n'était pas qu'ils fussent des politiques conséquents, mais de bons militaires. L'essentiel n'était pas que le maréchal Soult eût servi un seul maître, mais qu'il eût comme major général la clarté, la netteté, l'exactitude de Berthier. Les événements allaient bientôt montrer à quel point Napoléon avait réussi dans son choix. Restitution à tous les régiments de leurs anciens numéros. Il prit enfin une dernière mesure, c'était de restituer à tous les régiments leurs anciens numéros qu'on leur avait ôtés et qu'ils regrettaient beaucoup. Leur rendre ces numéros c'était les satisfaire, et les obliger d'être dignes de leur passé.
Ordre à tous les généraux d'aller se mettre à la tête de leurs troupes. Napoléon enjoignit à tous les généraux d'aller se mettre à la tête de leurs troupes, retint seulement auprès de lui le maréchal Soult, afin de l'initier à ses nouvelles fonctions, et n'attendit pour partir que l'assemblée du Champ de Mai et la réunion des Chambres. Napoléon n'attend pour partir que la célébration de la fête du Champ de Mai. Ce moment approchait, car les votes sur l'Acte additionnel étaient émis, les élections étaient achevées, et les nouveaux élus presque tous rendus à Paris. Le grand déchaînement des journaux, des écrivains de brochures, des discoureurs de lieux publics contre l'Acte additionnel, s'était apaisé en présence des opérations électorales, qui avaient été une diversion pour l'ardeur des esprits, et une preuve qu'on ne voulait pas éluder les promesses de la Constitution, puisque les Chambres étaient convoquées avant l'époque où elles auraient dû l'être. La liberté avait été complète, tant pour les élections que pour le vote de l'Acte additionnel. On avait laissé tout dire, tout imprimer, on avait même admis des votes motivés de la façon la plus blessante. M. de Lafayette à Meaux avait accepté l'Acte additionnel en réservant la souveraineté du peuple, atteinte selon lui par quelques unes des dispositions de cet acte. M. de Kergorlay avait voté contre en protestant pour la souveraineté des Bourbons. Opérations électorales. Le gouvernement seul ne s'était pas défendu, rien n'étant encore organisé pour la défense du pouvoir dans un État libre. Excepté la suspension momentanée du sixième volume du Censeur, suspension levée, comme on l'a vu, par ordre de Napoléon, aucune rigueur d'aucun genre n'avait porté atteinte à l'action des individus, et on avait eu cette liberté confuse, violente, à mille couleurs, des jours de révolution. Liberté qui leur est laissée. Chacun avait proposé sa chimère, et l'avait proposée à sa manière; mais il manquait quelque chose à cet état de révolution, c'était la passion, non pas chez les partis (ils en avaient eu rarement davantage), mais chez la nation elle-même. La nation avait été absente dans les municipalités, dans les justices de paix, dans les notariats, où l'on allait voter pour ou contre l'Acte additionnel, aussi bien que dans les colléges où l'on allait voter pour le choix des représentants. La France y prend peu de part. Dégoûtée de révolutions et de contre-révolutions, elle ne savait à qui, à quoi s'attacher, et dans son malaise elle restait cachée dans ses demeures. Nous parlons ici de la masse intermédiaire, sage, discrète, désintéressée de la nation. Les Bourbons qu'elle n'avait pas désirés, mais qu'après réflexion elle avait jugés les plus aptes à lui procurer un gouvernement pacifique et libéral, l'avaient froissée par un règne de onze mois; Napoléon qui plaisait à son orgueil, et répondait à plusieurs de ses instincts, l'effrayait, et sans chercher s'il était véritablement changé, s'il était converti à la paix et à la liberté, elle apercevait clairement en lui sa destinée fatale, c'est-à-dire la guerre, la guerre acharnée jusqu'à une défaite mortelle de la France ou de l'Europe. Ainsi froissée par les uns, effrayée par l'autre, elle restait, nous le répétons, chez elle, c'est-à-dire au foyer des millions de familles dont elle se compose, et n'allait contribuer par son vote ni à l'adoption de l'Acte additionnel ni à l'élection de ses représentants.
Tandis qu'on avait vu jadis, lorsque la France voulait se donner un sauveur dans la personne du général Bonaparte, trois à quatre millions de citoyens venir déposer leur vote avec empressement, douze ou treize cent mille seulement avaient exprimé un avis sur l'Acte additionnel, et il n'avait paru que cent mille électeurs environ dans les colléges électoraux.
Petit nombre des royalistes participant aux scrutins. Ces nombres restreints indiquaient bien qui était venu dans les mairies, les notariats, les colléges: c'étaient les partis, les partis seuls, chez lesquels la passion ne se refroidit jamais. Quand nous disons les partis, nous disons trop peut-être, car les partisans des Bourbons n'avaient osé paraître ni dans l'un, ni dans l'autre de ces scrutins. Ce n'était pas, certes, que leur liberté eût été gênée, il s'en fallait! Leurs adversaires se piquant de modération de principes, se seraient bien gardés d'atteindre ou même de menacer leur sécurité. Mais les royalistes répugnant à tout ce qui était la pratique des institutions libres, se faisant en outre de leurs adversaires des idées fausses, se les dépeignant comme des terroristes dangereux, manquaient à la fois d'habitude et de courage pour exercer leurs droits. Les plus audacieux seulement avaient osé apporter leur vote, moins par goût pour l'exercice de leurs droits que par bravade. Nombre des votes donnés à l'Acte additionnel. Aussi trois ou quatre mille votants tout au plus, sur treize cent mille, étaient-ils allés déposer leur non contre l'Acte additionnel, et un nombre encore moindre avait-il paru dans les colléges électoraux pour combattre le candidat patriote, bien que tout se fût passé d'ailleurs avec un ordre parfait et un calme des plus rassurants. Le parti révolutionnaire et militaire paraît seul aux élections. Ceux au contraire qui s'étaient montrés en grand nombre dans le scrutin étaient d'anciens révolutionnaires, des acquéreurs de biens nationaux, des amis ardents de la liberté, des amis passionnés de la gloire nationale qu'ils s'obstinaient à personnifier dans Napoléon, des fonctionnaires publics presque tous originaires de 1789, et enfin beaucoup d'hommes éclairés qui se disaient qu'après avoir commis la faute de laisser revenir Napoléon, il fallait défendre dans sa personne l'indépendance de la France, et faire de bonne foi l'essai de monarchie constitutionnelle qu'il proposait d'une manière si spécieuse, la liberté devant être acceptée de toute main, quand on n'est l'esclave ni des préjugés ni des partis. Les choix faits par ces diverses classes d'électeurs étaient généralement bons et d'un caractère modéré. En l'absence des opposants ils avaient élu presque partout des fonctionnaires civils ou militaires faisant des vœux pour la consolidation du nouvel Empire, des acquéreurs de biens nationaux aspirant à recouvrer leur sécurité, des révolutionnaires repentants de leurs excès, tels que Barère par exemple, ou de jeunes libéraux irréprochables, ayant de saines opinions mais peu d'expérience, comme M. Duchêne de Grenoble. Les uns et les autres avaient adopté sincèrement les deux idées dominantes, maintenir Napoléon contre l'Europe, et lui résister s'il revenait à ses penchants despotiques. Qualité des représentants élus. La plupart dévoués à Napoléon, mais non au despotisme. Toutefois ces nouveaux, élus, tenant à Napoléon qui était leur intérêt, plus qu'à la liberté qui était leur opinion, avaient tellement entendu dire qu'en acceptant Napoléon, sa gloire, ses principes sociaux, il ne fallait pas accepter son despotisme, qu'ils allaient se montrer singulièrement susceptibles vis-à-vis du pouvoir impérial, se comporter en libéraux plus qu'en bonapartistes, et cela jusqu'à compromettre la cause de Napoléon pour celle de la liberté, bien que telle ne fût pas leur préférence. Leur susceptibilité sous le rapport des intérêts de la liberté. Aussi aurait-il fallu pour se bien conduire à leur égard un tact, une patience, une dextérité, qui étaient difficiles à trouver chez des ministres paraissant pour la première fois devant des assemblées libres.
Les colléges électoraux déférant au décret qui les invitait à la cérémonie du Champ de Mai, avaient envoyé pour les représenter à cette grande solennité les électeurs les plus zélés, les plus riches, les plus curieux. Ceux-ci étaient arrivés au nombre de quatre à cinq mille à Paris, indépendamment des six cents représentants élus. Ordre à tous les hauts fonctionnaires d'ouvrir leurs maisons aux représentants et aux électeurs. Avec eux étaient venues également les députations des régiments qui devaient recevoir au Champ de Mai les drapeaux destinés à l'armée. Napoléon avait ordonné aux ministres, aux grands dignitaires d'avoir leurs maisons ouvertes, d'y attirer ces députés de toute sorte, et de leur faire bon accueil. On les entendait tous répéter les mêmes choses, c'est-à-dire qu'il fallait tenir tête à l'Europe, et s'efforcer de la vaincre puisqu'on ne pouvait éviter la lutte avec elle, mais immédiatement après conclure la paix, renoncer aux conquêtes, et fonder la vraie monarchie constitutionnelle, pour n'être pas au dehors à la merci de l'étranger, au dedans à la merci d'un homme. Ils trouvaient écho chez les membres du gouvernement qui étaient eux-mêmes de cet avis, mais les uns avec une honorable fidélité envers l'Empereur, comme Carnot, les autres comme M. Fouché, avec un esprit d'intrigue à peine dissimulé. Intrigues du duc d'Otrante auprès des nouveaux députés. Ce dernier, sans avoir besoin d'y être invité, cultivait soigneusement les électeurs en mission à Paris, surtout les députés, et de préférence les plus jeunes, qu'il supposait plus maniables, affectait, comme c'était de mise alors, de se montrer inconciliable avec les Bourbons, mais très-alarmé de la présence de Napoléon à la tête du gouvernement, disant que si celui-ci avait le patriotisme d'abdiquer en faveur du Roi de Rome, tout s'arrangerait à l'instant même, qu'il en avait la certitude, qu'on le lui avait mandé de Vienne....—Ces assertions dans la bouche du ministre de la police exerçaient une influence dangereuse, et du reste ne faisaient pas plus d'honneur à sa perspicacité qu'à sa fidélité, car les puissances, invariablement attachées à la cause des Bourbons, n'auraient accueilli aucun des arrangements qu'il rêvait, et si elles feignaient de n'en vouloir qu'à Napoléon, c'était pour se faire livrer avec lui l'épée de la France. Les propos du duc d'Otrante se répandaient de bouche en bouche, causaient du ravage dans les esprits, arrivaient même jusqu'aux oreilles impériales, bien qu'un peu atténués dans leur forme. Napoléon en apprenait toujours assez pour voir clairement que son ministre de la police le trahissait, mais se maîtrisant mieux qu'autrefois, il attendait que les circonstances fussent moins graves pour faire respecter son autorité, ce qui après tout aurait été parfaitement légitime, car jamais dans un état régulier on n'eût toléré cette conduite d'un ministre dénonçant comme un danger public le monarque qu'il servait. Un bon citoyen pouvait penser ainsi, surtout avant l'entrée de Napoléon à Paris, mais s'il le pensait il ne devait pas accepter le poste de ministre de la police.
Remise de la fête du Champ de Mai, au 1er juin, pour des difficultés de forme. Si tous les procès-verbaux des votes relatifs à l'Acte additionnel ou à l'élection des représentants eussent été envoyés à Paris, on aurait procédé sans délai à leur recensement, et la cérémonie du Champ de Mai, destinée à solenniser l'acceptation de la nouvelle Constitution, aurait pu rester fixée au 26 mai. L'ouverture des Chambres aurait suivi immédiatement, après quoi Napoléon serait parti pour l'armée. Mais il fallait quelques jours de plus pour recueillir les procès-verbaux, et la cérémonie fut remise au 1er juin. Napoléon se proposait d'installer les Chambres trois ou quatre jours après, et de partir du 10 au 12 juin, afin d'être en pleine opération le 15. On désigna dans Paris quatre-vingt-sept lieux de réunion pour les députations des colléges électoraux, qui devaient y recenser les votes de leurs départements et choisir une députation centrale chargée d'opérer le recensement général sous les yeux du prince archichancelier. Elles employèrent à ce travail de pure forme les derniers jours de mai, temps que de son côté Napoléon consacrait à l'achèvement de ses préparatifs militaires. Arrivée à Paris de l'impératrice mère, du cardinal Fesch, du prince Jérôme. À peu près à cette date arrivèrent à Paris sa mère, son oncle le cardinal Fesch, son frère Jérôme, qui étaient parvenus à se dérober à la marine anglaise. Napoléon recommanda au prince Jérôme d'oublier et de faire oublier son ancienne qualité de roi, de n'être désormais que militaire, et lui ordonna de prendre le commandement d'une division dans le 2e corps d'armée (général Reille), ce que ce prince fit avec empressement. Arrivée de Lucien, et sa réconciliation avec Napoléon. À la même époque arriva un autre membre de la famille impériale, le prince Lucien, qui s'était longtemps obstiné à vivre à Rome loin des faveurs et de l'autorité de son frère, et qui n'avait paru céder que depuis les communs désastres de la famille. Il venait à Paris pour deux motifs, également honorables, pour se rallier et pour plaider la cause du Pape. Napoléon, dans un moment où tant de cœurs, après l'enthousiasme passager du 20 mars, se refroidissaient autour de lui, vit le retour de ce frère avec un extrême plaisir. Il lui donna toute satisfaction relativement au Pape. Disposé en effet à maintenir les traités de 1814 à l'égard de souverains qu'il n'aimait guère, et qui se montraient ses adversaires implacables, Napoléon était bien plus porté à les maintenir à l'égard d'un prince inoffensif, qu'il avait aimé même en le persécutant, qui n'était pour lui ni un rival ni un ennemi, et dont l'autorité morale, toujours d'un grand poids, était facile à acquérir au moyen de traitements convenables. Il chargea donc le prince Lucien de dire au Pape (ce qui n'était que la répétition de ses premières instructions) qu'il n'entendait se mêler à l'avenir ni des affaires spirituelles ni des affaires temporelles du Saint-Siége; qu'il ferait de son mieux pour lui conserver tout l'ancien territoire pontifical, les Légations comprises, et qu'en France il lui garantissait l'exercice de l'autorité spirituelle sur la base du Concordat. C'était tout ce qu'il fallait pour satisfaire le Pape et le ramener à nous, si toutefois on ramenait la victoire sous nos drapeaux.
Désir de Napoléon de faire de Lucien le président de la Chambre des représentants. Napoléon logea le prince Lucien au Palais-Royal. Il désirait le faire élire représentant dans l'Isère, département tout à fait dévoué à la cause impériale. Son intention secrète, si Lucien devenait membre de la Chambre des représentants, était de le nommer président de cette Chambre, se souvenant de quelle manière il avait présidé les Cinq-Cents dans la mémorable journée du 18 brumaire.
Pendant ces actes préliminaires de la réunion des Chambres, on reçoit la nouvelle d'une insurrection dans la Vendée. Tandis qu'il se livrait à ces soins si voisins de son départ, Napoléon reçut tout à coup la nouvelle fort grave d'une insurrection dans la Vendée. On a vu que lors de l'apparition du duc de Bourbon dans cette contrée, une tiédeur générale avait accueilli ce prince, et qu'il avait dû, non par timidité mais par prudence, se retirer en Angleterre. On a vu encore que récemment Louis XVIII avait expédié de Gand pour la Vendée, en le faisant passer par Londres, le marquis Louis de La Rochejaquelein, afin de réveiller le zèle attiédi des vieux serviteurs de la maison de Bourbon. Voici comment la Vendée avait répondu à ce dernier appel.
Dispositions des Vendéens en 1815. Les anciens chefs vendéens qui survivaient, MM. d'Autichamp, de Suzannet, de Sapinaud, gens d'expérience, chez lesquels le zèle royaliste était tempéré par le bon sens, trouvant leurs paysans singulièrement modifiés depuis vingt ans, répugnaient à exposer leur province à de nouveaux ravages, pour une vaine tentative de guerre civile qui n'aurait pas de résultat sérieux. Leur hésitation à s'insurger. Ils soutenaient que la Vendée, capable d'opérer une diversion utile lorsque Napoléon serait aux prises avec les forces de l'Europe, était incapable de résister si elle s'engageait contre lui avant la coalition européenne. Ils avaient donc résolu d'attendre que le canon eût retenti sur la Sambre avant de faire une levée de boucliers sur la Loire.
Les esprits ardents au contraire blâmaient cette pusillanimité apparente, et voulaient qu'on expiât par plus d'empressement la faute d'avoir laissé partir M. le duc de Bourbon. Sensibles à ces reproches, le cœur remué par leurs anciens souvenirs, les vieux chefs se mirent à courir les campagnes, pour opérer le dénombrement de leurs paysans, pour voir sur quoi ils pouvaient compter, et donner ainsi la preuve de leur zèle royaliste. Arrivée de M. Louis de La Rochejaquelein. Telles étaient leurs dispositions lorsque parurent les émissaires du marquis Louis de La Rochejaquelein. Ce frère de l'illustre Henri de La Rochejaquelein, n'ayant pas encore servi dans la Vendée, joignait à l'ambition de soutenir l'éclat de son nom, une foi exaltée en sa cause, un grand courage, mais une prudence qui n'égalait pas ses autres qualités. Il avait obtenu des Anglais quelques fusils et quelques munitions, avec la promesse d'un convoi considérable et prochain d'armes, de poudre, d'artillerie et d'argent. Parti avec le premier secours qu'on lui avait remis, il s'était embarqué sur une petite division anglaise, était venu mouiller en vue des Sables-d'Olonne, et avait écrit à son frère Auguste de La Rochejaquelein, pour lui faire part de sa mission, de ses projets, de ses espérances.
Réunion des chefs pour lire ses lettres et délibérer sur leur contenu. À cette nouvelle, une réunion des chefs eut lieu le 11 mai à la Chapelle-Basse-Mer, près de la Loire, dans le territoire de M. de Suzannet, successeur du célèbre Charette. Les personnages présents à cette réunion furent MM. d'Autichamp, de Suzannet et Auguste de La Rochejaquelein, le troisième des frères de ce nom. Il n'y manquait que M. de Sapinaud. Malgré les motifs que ces chefs avaient eus de différer l'insurrection, ils ne résistèrent pas à la lecture des lettres du marquis Louis de La Rochejaquelein, annonçant de grands secours en armes, en munitions, en argent, même en hommes, et la prochaine ouverture des hostilités européennes en Flandre. Résolution de donner le 15 mai le signal de l'insurrection. En conséquence il fut convenu que le 15 mai on sonnerait le tocsin dans toute la Vendée, et qu'on prendrait les armes. Chacun devait commander dans le pays auquel sa famille et ses services antérieurs le rattachaient, M. d'Autichamp en Anjou, M. Auguste de La Rochejaquelein dans les environs de Bressuire, c'est-à-dire dans le Bocage, M. de Sapinaud dans la région dite du Centre, s'étendant entre Mortagne-les-Herbiers, Saint-Fulgent, Bourbon-Vendée, enfin M. de Suzannet dans le Marais. On estimait que M. d'Autichamp pourrait lever 18 mille paysans, M. Auguste de La Rochejaquelein 5 mille, M. de Sapinaud 8 mille, M. de Suzannet 25 mille, en tout 56 mille. C'étaient là des calculs tels qu'on les fait dans la guerre civile, c'est-à-dire sans fondement.
Du 11 au 15 mai arrivèrent des officiers détachés par M. Louis de La Rochejaquelein, annonçant sa prochaine apparition, avec 14,000 fusils, plusieurs millions de cartouches, et un corps de 300 artilleurs anglais. Ce premier convoi devait être suivi d'un autre, trois ou quatre fois plus considérable. Ces nouvelles attestées par des hommes de confiance, confirmèrent les chefs de l'insurrection dans leurs projets, et le jour convenu ils tinrent parole.
Tocsin sonné le 15 mai dans toute la Vendée. Toute la nuit du 14 au 15 mai on entendit le tocsin dans ces malheureuses campagnes, qui vingt-cinq ans auparavant avaient tant versé de sang, tant accumulé de ruines, pour ne point arrêter le cours invincible de la Révolution française, et pour le rendre seulement un peu plus sanglant. Elles n'allaient pas faire beaucoup mieux cette fois; disons-le, elles allaient faire pis, car pour une question de dynastie elles allaient détourner quinze ou vingt mille Français du formidable rendez-vous de Waterloo, et contribuer ainsi au désastre le plus tragique de notre histoire. Aveuglement des malheureux paysans vendéens. Ces pauvres paysans, les uns dominés par leurs souvenirs personnels, les autres par les récits de leurs pères, se levèrent à la voix de leurs chefs, et se présentèrent dans leurs paroisses portant des fusils, des bâtons, des perches armées de faux. Un tiers au plus avaient des fusils en mauvais état, et très-peu de la poudre et des balles. Motifs qui entraînent la plupart d'entre eux. Les ardents entraînèrent les incertains en y employant les encouragements, les reproches, et quelquefois les menaces. La crainte d'être notés comme des lâches ou des bleus en décida un assez grand nombre. Opérations de M. d'Autichamp. M. d'Autichamp, qui avait compté sur 18 mille hommes, n'en put rassembler que 4 ou 5 mille au plus, s'approcha de Chemillé et de Chollet, où se trouvaient quatre bataillons des 15e et 26e de ligne, et malgré le désir qu'il aurait eu d'enlever ces deux points qui commandaient la route d'Angers à Bourbon-Vendée, s'en abstint par prudence. Il craignait d'avoir affaire à trois mille soldats de ligne, et ne se croyait pas en état de les battre avec quatre à cinq mille paysans mal armés. Il laissa quelques détachements en observation, puis se dirigea sur la Sèvre entre Clisson, Tiffauges et Mortagne, pour communiquer avec M. de Suzannet, se joindre à lui, et tenter quelque chose lorsqu'ils seraient réunis.
Opérations de M. Auguste de La Rochejaquelein. M. Auguste de La Rochejaquelein, qui n'avait affaire dans son pays qu'à de la gendarmerie et à des gardes nationaux, se jeta sur Bressuire, en désarma la garde nationale, s'empara de cent cinquante fusils, et sur la nouvelle que son frère Louis était à la côte avec un secours en matériel, résolut de s'y porter afin de se procurer les munitions dont il avait besoin. Mais jugeant dangereux, dans ce mouvement, de laisser sur ses derrières les forces qui occupaient Chollet, il prit le parti d'y marcher hardiment, dans l'espoir d'y rallier M. d'Autichamp, et avec lui d'enlever un poste de si grande importance.
En ce moment, le général Delaborde qui avait sous son gouvernement les 13e, 12e et 22e divisions militaires, c'est-à-dire la Bretagne et la Vendée, avait ordonné aux troupes de se concentrer, et prescrit aux colonels des 15e et 26e de se rendre de Chollet à Bourbon-Vendée, pour y renforcer le général Travot, commandant le département de la Vendée. Combat des Échaubroignes. Le 26e était déjà en marche, et traversait le village des Échaubroignes, lorsqu'il fut surpris le 17 mai par les deux mille cinq cents paysans de M. Auguste de La Rochejaquelein qui débouchaient sur ses derrières en se portant sur Chollet. Bien que les soldats du 26e ne fussent pas plus d'un millier d'hommes, ils s'arrêtèrent, défendirent les Échaubroignes, puis percèrent la masse des insurgés pour rebrousser chemin vers Chollet, dans la crainte de ne pouvoir arriver à Bourbon-Vendée. Ils perdirent une cinquantaine d'hommes en morts ou blessés, et en mirent le double hors de combat du côté des insurgés. Ceux-ci s'étaient battus à leur manière, sans ordre, mais avec une ardeur qui était chez eux le résultat du courage naturel et de la foi.
M. Auguste de La Rochejaquelein fut obligé de s'arrêter, car ces pauvres gens ne pouvaient jamais s'absenter plus de quelques jours, et se croyaient quittes pour un temps envers leur cause, dès qu'ils avaient fait une course ou livré un combat. Néanmoins il retint les quatre ou cinq cents hommes les plus résolus et les mieux armés, pour aller joindre son frère vers la côte.
Mouvement de M. de Suzannet dans le Marais, et de M. de Sapinaud dans la région du centre. Dans ces entrefaites M. de Suzannet, parti de Maisdon, avait réuni son monde entre Machecoul, Clisson, Montaigu, Bourbon-Vendée, s'était porté sur Saint-Léger pour donner la main à M. de Sapinaud, qui, de son côté, rassemblait l'armée du centre. Arrivé à Saint-Léger le 16, il fut informé de la présence de M. Louis de La Rochejaquelein sur la côte de Saint-Gilles avec une petite division anglaise, et il s'y dirigea sans perdre de temps. Ces chefs se portent à la côte de Saint-Gilles pour recevoir les secours de l'Angleterre. Il y trouva M. Louis de La Rochejaquelein descendu à terre avec l'aide des gens du Marais, lesquels avaient assailli les douaniers et les vétérans gardiens de la côte, et favorisé le débarquement à la Croix-de-Vic. Mais la déception de M. de Suzannet fut grande, lorsqu'il sut à quoi se réduisaient les secours si vantés de l'Angleterre. Point d'artilleurs, point d'argent, et 2 mille fusils au lieu de 14 mille, tel était le secours apporté par la division anglaise. C'était une vieille réputation que l'Angleterre s'était acquise parmi ces pauvres paysans, de promettre toujours et de ne jamais tenir ses promesses, réputation que partageaient avec elle les émissaires qui se présentaient en son nom, quelque titrés qu'ils fussent. Les fusils, la poudre et surtout l'argent étaient indispensables aux insurgés vendéens, non que l'avidité eût quelque part à leur conduite, mais ne portant avec eux que leurs fusils rouillés ou leurs bâtons, ils avaient besoin d'armes pour se battre, et d'argent pour se nourrir. Avec de l'argent comptant, quelques paysans expédiés en avant leur faisaient cuire du pain, abattre de la viande, et ils vivaient ainsi sans pâtir, et sans ruiner les campagnes qu'ils traversaient.
Leur déception en voyant le convoi qu'on avait débarqué. Les soldats de M. de Suzannet furent cruellement déçus, s'écrièrent qu'on les trompait comme jadis, et que l'Angleterre ne voulait comme autrefois qu'éterniser la guerre pour ruiner la France. M. Louis de La Rochejaquelein protesta du contraire, répondit de l'arrivée d'un prochain convoi très-considérable, et finit par obtenir quelque créance. M. de Sapinaud survint avec environ deux mille des siens, aussi déçus, aussi mécontents que les paysans de M. de Suzannet, et les uns et les autres rentrèrent dans le Bocage, pour ne pas rester exposés aux coups des bleus, qui allaient inévitablement sortir en force de Nantes et des Sables.
Efforts de M. Louis de La Rochejaquelein pour calmer le mécontentement des insurgés. M. Louis de La Rochejaquelein s'était présenté au nom de Louis XVIII, et joignait à la qualité de représentant du Roi celle d'envoyé du gouvernement britannique. Il se fait décerner le commandement général. Il avait un grand nom, beaucoup d'ardeur, beaucoup de courage, et, bien qu'il fût inférieur d'âge et de grade aux vieux chefs de la Vendée, il fut accepté pour généralissime, grâce à la facilité d'humeur de MM. de Suzannet et de Sapinaud. Cette mesure, adoptée pour mettre de l'ensemble dans les opérations, ne devait pas mettre de l'union dans les cœurs, car M. d'Autichamp, lieutenant général et renommé par ses anciens services, ne pouvait pas se voir avec plaisir placé sous M. Louis de La Rochejaquelein, qui était simple maréchal de camp, et n'avait aucune connaissance de la guerre de la Vendée. Celui-ci écrivit à M. d'Autichamp, qui se soumit comme ses autres compagnons d'armes à un supérieur qu'il croyait donné par le Roi à la Vendée.
Il fallait décider ce qu'on ferait. Les 2 mille fusils mis à terre avaient été pris par les gens du Marais et distribués entre eux. Il avait été débarqué environ 800 mille cartouches, dont une partie fut acheminée vers le corps de M. d'Autichamp, et une autre vers celui de M. Auguste de La Rochejaquelein, sous l'escorte de quelques centaines d'hommes. MM. de Suzannet et de Sapinaud réunis avaient 7 à 8 mille hommes, et, avant que leurs paysans rentrassent chez eux, ils voulaient tenter quelque chose. Désir de faire quelque chose en attendant les nouveaux secours de l'Angleterre. Le but le plus voisin et le plus utile à atteindre eût été Bourbon-Vendée, chef-lieu du département, ou bien les Sables, poste maritime d'un grand prix pour les débarquements futurs. M. de Suzannet par esprit de localité aurait voulu enlever l'île de Noirmoutiers, qui aurait mis à sa disposition un réduit vaste et sûr au milieu du Marais. On hésitait entre ces divers projets lorsque la nouvelle que le général Travot était sorti de Bourbon-Vendée ramena vers ce point les chefs vendéens. Ils imaginèrent qu'ils pourraient profiter de l'absence du général pour s'emparer de son chef-lieu, ou bien l'assaillir lui-même en route s'il avait peu de troupes. Ils vinrent donc coucher à Aizenay le 19 au soir.
Le général Travot avait retiré des Sables quelques détachements, et les joignant à ceux qu'il avait sous la main, il était parti avec douze cents hommes pour Saint-Gilles, afin d'interrompre les débarquements qui s'opéraient dans le Marais. Il avait rencontré le convoi destiné à M. Auguste de La Rochejaquelein, en avait pris une partie, puis s'était reporté vers le grand rassemblement qu'on lui signalait vers Aizenay. Ne tenant pas compte du nombre des insurgés, et se doutant qu'ils devaient marcher peu militairement, il résolut de les attaquer de nuit à Aizenay. Combat d'Aizenay. En effet, il s'y porta dans la nuit du 19 au 20, et les surprit dans un désordre extrême, les uns dormant après une marche fatigante, les autres buvant et mangeant après de longues privations, et aucun ne songeant à se garder. Défaite des insurgés. Il fondit à l'improviste avec un millier d'hommes sur ces six ou sept mille malheureux, les jeta dans une affreuse confusion, en tua ou blessa trois ou quatre cents, et mit les autres en fuite. Ils se réfugièrent d'abord dans les bois voisins d'Aizenay, et rentrèrent pour la plupart chez eux, où ils avaient l'habitude de revenir, vaincus ou vainqueurs, après quelques jours d'absence.
Pendant ce temps, M. d'Autichamp était resté sur la frontière de son district. Apprenant que les 15e et 26e de ligne s'étaient repliés à la position du Pont-Barré, dans la direction d'Angers, il s'était emparé de Chollet, et avait ensuite permis à ses hommes, qui du reste auraient pris la permission s'il ne la leur avait donnée, d'aller se reposer dans leurs familles. M. Auguste de La Rochejaquelein, après avoir recueilli les débris du convoi qui lui était destiné, avait rejoint son frère, et était rentré dans le pays de Bressuire.
Dans quelle situation le combat d'Aizenay laisse les insurgés. Bien que les chefs n'eussent plus auprès d'eux que les hommes les plus dévoués, ils étaient à peu près maîtres du Bocage, c'est-à-dire de tout le pays compris entre Chemillé, Chollet et les Herbiers d'un côté, Bressuire et Machecoul de l'autre. Les petites garnisons impériales s'étaient repliées les unes sur la Loire, les autres vers les villes principales de l'intérieur, telles que Parthenay, Fontenay, Bourbon-Vendée. Les paysans avaient montré leur ancien courage, mais ils n'étaient plus ni aussi fanatiques, ni aussi empressés qu'autrefois, et c'est tout au plus si on était parvenu à en déplacer quinze mille. La presque nullité du premier secours envoyé d'Angleterre les avait fort indisposés, et avait réveillé, comme nous venons de le dire, toutes leurs préventions contre le gouvernement britannique. M. Louis de La Rochejaquelein pour corriger ce fâcheux effet leur affirmait qu'un convoi important allait arriver, et il avait la plus grande peine à les convaincre. Les anciens chefs étaient comme jadis fort divisés. M. d'Autichamp était peu satisfait de se voir soumis à M. Louis de La Rochejaquelein, et celui-ci, aidé d'un officier de l'Empire devenu tout à coup royaliste ardent, le général Canuel, essayait d'imposer à la Vendée une organisation militaire qui n'était pas du goût du pays, et qui pouvait bien ôter aux Vendéens leurs qualités naturelles, sans leur donner les qualités acquises des armées régulières. Son projet, après avoir mis un peu d'ensemble dans les quatre armées vendéennes, était de se porter en masse sur la côte pour y recevoir le convoi de munitions, d'armes et d'argent qu'il attendait d'Angleterre, et qu'il ne cessait pas d'annoncer, afin de rendre le courage à ces pauvres paysans, qui ne pouvaient se battre sans armes ni se nourrir sans argent.
Impression que font éprouver à Napoléon les événements de la Vendée. Tels étaient les événements survenus dans la Vendée pendant les derniers jours de mai. Napoléon n'en fut ni surpris ni sérieusement alarmé. Avec la sûreté ordinaire de son coup d'œil il aperçut bien vite que l'insurrection n'avait plus assez d'élan pour sortir de chez elle, et causer un trouble sérieux dans l'intérieur de la France. Cependant elle suffisait pour entraver ses préparatifs militaires, et il fallait nécessairement des troupes à la frontière du pays insurgé, si on voulait empêcher le mal de s'étendre. C'était donc le sacrifice à faire de quelques-uns de ses régiments, sacrifice bien regrettable dans les circonstances, mais qu'il résolut de réduire à l'indispensable, se disant qu'une bataille gagnée au Nord ferait plus pour la pacification de la Vendée que toutes les forces qu'il pourrait y envoyer. Son désir eût été de laisser le général Delaborde à la tête des troupes destinées à combattre l'insurrection, mais ce général étant malade, il le remplaça par le général Lamarque. Mesures qu'il ordonne. En attendant le départ de ce dernier, il expédia le général Corbineau, dont l'intelligence et l'énergie lui inspiraient la plus juste confiance. Il lui donna pour première instruction de concentrer les troupes, et de résister aux instances des villes où s'étaient réfugiés les acquéreurs de biens nationaux, et qui demandaient toutes des garnisons. Il leur fit dire que c'était à elles à pourvoir à leur sûreté en organisant les gardes nationales. Les points de concentration furent Angers et Nantes sur la Loire, et dans l'intérieur Bourbon-Vendée et Niort. Depuis l'évacuation de nos vastes conquêtes, la gendarmerie était très-nombreuse en France, et il y en avait un dépôt considérable à Versailles. Napoléon la forma en cinq bataillons à pied et trois escadrons à cheval, puis la dirigea sans perte de temps vers les bords de la Loire. Ces bataillons et ces escadrons, composés de soldats éprouvés, devaient servir de points de ralliement aux fédérés et aux gardes nationaux. Il fallait préparer ensuite des colonnes de troupes actives qui pussent pénétrer dans l'intérieur du pays insurgé, et y étouffer l'insurrection. Les 26e et 15e de ligne s'étaient repliés sur Angers. Napoléon les y laissa pour qu'ils eussent le temps de rassembler leur effectif, et leur adjoignit le 27e. À Rochefort se trouvait le 43e, à Nantes le 65e. Napoléon donna des ordres pour les renforcer d'un ou deux régiments tirés du corps du général Clausel, et fit former immédiatement les 3e et 4e bataillons de ces divers régiments. Cette formation terminée, les colonnes placées à la circonférence de l'insurrection devaient y pénétrer concentriquement, et écraser les rebelles partout où ils se montreraient. Napoléon recommanda de ne pas les ménager. Il fit suivre les colonnes par des commissions militaires, avec ordre de juger et d'exécuter sur-le-champ les principaux rebelles pris les armes à la main. Il prescrivit de raser les châteaux de tous les chefs de l'insurrection. Il voulait qu'un châtiment rapide et terrible décourageât ces malheureux paysans qui n'avaient plus, il faut le reconnaître, les prétextes légitimes de 1793 pour se soulever, car on respectait leur culte, leur vie, leurs biens, on leur épargnait même les rigueurs de la conscription, en pratiquant chez eux les levées avec des ménagements qui les réduisaient presque à rien.— Malgré son désir de ne pas affaiblir la grande armée destinée à se battre en Flandre, Napoléon est obligé de se priver de vingt mille hommes. Quand la Vendée verra, dit Napoléon, à quoi elle s'expose, elle réfléchira et se calmera.—Afin d'être plus sûr d'un prompt résultat, il fit partir le 47e en poste pour Laval, où les chouans commençaient à remuer, et en outre une division de jeune garde qui devait être tenue en réserve à Angers sous le général Brayer. Ainsi, malgré sa résolution de détourner le moins possible des forces destinées à la grande armée, cette insurrection déplorable devait le priver de quatre ou cinq régiments, de plusieurs troisièmes bataillons, et d'une division de jeune garde, c'est-à-dire de 20 mille hommes au moins, qui allaient lui manquer sur un champ de bataille où ils auraient pu décider la victoire. C'était un immense malheur, sans autre profit pour les royalistes que de servir un peu leur cause, et de ruiner celle de la France à Waterloo!
Mesures politiques contre les insurgés et les royalistes. Au mouvement que se donnaient les royalistes, Napoléon avait bien entrevu qu'on lui préparait des soulèvements intérieurs, destinés à seconder les attaques de l'extérieur, et il voulait qu'on ne laissât pas le champ libre aux ennemis de tout genre qui, pour le perdre, s'exposaient à perdre la France. Il désirait donc des mesures contre ceux qui fomentaient ostensiblement la guerre civile. Mais il trouva de l'opposition chez certains de ses ministres, qui refusaient, avec raison, de rentrer dans la voie de l'arbitraire, et notamment chez M. Fouché, qui ne songeait, quant à lui, qu'à se préparer des titres auprès de tous les partis, en les ménageant quoi qu'ils fissent. La question était grave, car on était placé entre l'inconvénient de tout permettre à des adversaires fort disposés à se servir des facilités qu'on leur laisserait, et l'inconvénient de recourir aux lois barbares de la Convention et du Directoire. Napoléon exigea la préparation d'une loi modérée et ferme, qui définît avec précision les divers genres de délit tendant à provoquer la guerre civile, ou à conniver avec la guerre étrangère, et la destina à former avec les lois financières la première proposition qu'on présenterait aux Chambres. En attendant, il voulut que le Conseil d'État recherchât dans les lois antérieures les dispositions qui n'étaient ni exagérées, ni cruelles, afin d'en prescrire l'application. Il ordonna d'éloigner du pays insurgé les hommes qui n'y avaient pas leur domicile habituel, de dresser la liste de ceux qui avaient quitté leur résidence ordinaire, soit pour se mettre à la tête des rassemblements, soit pour se rendre à la cour de Gand, et leur fit adresser la sommation de rentrer à cette résidence sous peine de séquestration de leurs biens. À Toulouse, mais surtout à Marseille, des hommes audacieux, signalés comme ennemis implacables, prêchaient l'insurrection à une populace incandescente. Il en fit éloigner quelques-uns, et réduisit la garde nationale de ces villes à un petit nombre d'hommes sûrs, et dans les mains desquels on pouvait sans danger laisser des armes.—Je ne veux pas sévir, dit-il à ses ministres, mais je veux intimider, et si, tandis que six cent mille hommes marchent sur la France, je souffre les tentatives des partis intérieurs, nous aurons à Paris même des insurrections qui tendront la main aux armées coalisées.—Ses ministres se turent, et M. Fouché comme les autres, celui-ci toutefois en se promettant de ne pas exécuter les ordres de son maître, non par respect pour les principes d'une légalité rigoureuse, mais pour en faire son profit personnel auprès des royalistes. Tristes et déplorables temps que ceux de la guerre civile connivant avec la guerre étrangère, temps où l'on est partagé entre la crainte de manquer à la défense du pays, et la crainte de manquer aux principes d'une saine liberté!
Napoléon songe à convenir d'une trêve avec les insurgés. Cependant Napoléon pensa qu'il y avait encore autre chose à faire que d'employer l'intimidation contre les Vendéens. Il était évident pour lui qu'ils ne marchaient pas d'aussi grand cœur qu'autrefois, qu'il y avait parmi eux des divergences et même de l'ébranlement, et il imagina de recourir à la politique.—Ces malheureux Vendéens sont fous, dit-il à ses ministres. Durant tout mon règne, je les ai laissés tranquilles, je n'ai pas inquiété un seul de leurs chefs, pas un seul de leurs prêtres. Bien plus, j'ai rétabli leurs villes, je leur ai donné des routes, j'ai fait pour eux tout ce que m'a permis le temps dont j'ai disposé, et en récompense de pareils traitements ils viennent se jeter sur moi pendant que j'ai l'Europe sur les bras! Malgré la répugnance que j'ai à sévir, je ne puis les laisser faire, et je vais être obligé d'employer à leur égard le fer et le feu. À quoi bon, cependant? Ce n'est pas eux qui décideront la question. Je vais me battre contre leurs amis, les Anglais et les Prussiens, et décider non-seulement du sort de deux dynasties, mais du sort de l'Europe. Si je suis vaincu, leur cause est gagnée; si je suis vainqueur, rien ne pourra assurer leur triomphe. J'extirperai jusqu'aux racines de cette odieuse guerre civile, hommes et choses; je ferai disparaître tout ce qui permet à de pauvres paysans aveuglés d'assassiner leurs compatriotes, ou de se faire assassiner par eux pour les plus absurdes préjugés. Ainsi leur sort ne dépendra pas d'eux, mais de la coalition et de moi. Qu'ils se tiennent donc en repos; qu'ils ne fassent pas ravager leurs champs, incendier leurs chaumières, égorger leurs hommes les plus valides pour un effort inutile. Qu'ils laissent mon armée et celle des étrangers trancher la question dans un duel à mort! Certes il périra dans ce conflit assez d'hommes et des meilleurs, sans qu'on oblige encore les Français à s'égorger les uns les autres. Quelques jours de patience, et tout sera terminé.....— M. Fouché chargé de négocier cette trêve. Vous, duc d'Otrante, ajouta Napoléon, vous avez connu, pratiqué dans le temps les divers chefs vendéens; il doit y en avoir à Paris, mandez-les auprès de vous de gré ou de force, faites-leur entendre raison, et proposez-leur une suspension d'armes, qui épargnera à cette malheureuse France d'inutiles ravages! La trêve que vous leur demanderez n'aura pas besoin d'être longue. Dans quatre semaines leur cause sera gagnée ou perdue, au prix d'un autre sang que le leur, et si elle est perdue, selon leur manière de penser, elle sera certainement gagnée selon leurs vrais intérêts, car je leur ferai cent fois plus de bien par mes lois et mes travaux, que ne leur en feraient les Bourbons, auxquels ils se sacrifient inutilement depuis vingt-cinq années!—