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Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 19/20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française

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LIVRE CINQUANTE-HUITIÈME.
L'ACTE ADDITIONNEL.

Langage pacifique et libéral de Napoléon dans ses premiers entretiens. — Choix de ses ministres arrêté dans la soirée même du 20 mars. — Le prince Cambacérès provisoirement chargé de l'administration de la justice; le maréchal Davout appelé au ministère de la guerre, le duc d'Otrante à celui de la police, le général Carnot à celui de l'intérieur, le duc de Vicence à celui des affaires étrangères, etc.... — Le comte de Lobau nommé commandant de la première division militaire, avec mission de rétablir la discipline dans les régiments qui doivent presque tous traverser la capitale. — Le 21 mars au matin Napoléon se met à l'œuvre, et se saisit de toutes les parties du gouvernement. — Devait-il profiter de l'impulsion de ses succès pour envahir la Belgique, et se porter d'un trait sur le Rhin? — Raisons péremptoires contre une telle résolution. — Napoléon prend le parti de s'arrêter, et d'organiser ses forces militaires, en offrant la paix à l'Europe sur la base du traité de Paris. — Ordre au général Exelmans de suivre avec trois mille chevaux la retraite de la cour fugitive. — Séjour de Louis XVIII à Lille. — Accueil froid mais respectueux des troupes. — Conseil auquel assistent le duc d'Orléans et plusieurs maréchaux. — Le duc d'Orléans conseille au Roi de se rendre à Dunkerque et de s'y établir. — Louis XVIII approuve d'abord cet avis, puis change de résolution et se retire à Gand. — Les troupes et les maréchaux l'accompagnent jusqu'à la frontière, en refusant de le suivre au delà. — Licenciement de la maison militaire. — Pacification du nord et de l'est de la France. — Courte apparition du duc de Bourbon en Vendée, et sa prompte retraite en Angleterre. — La politique des chefs vendéens est d'attendre la guerre générale avant d'essayer une prise d'armes. — Madame la duchesse d'Angoulême s'arrête à Bordeaux, où la population paraît disposée à la soutenir. — Le général Clausel chargé de ramener Bordeaux à l'autorité impériale. — M. de Vitrolles essaie d'établir un gouvernement royal à Toulouse. — Voyage de M. le duc d'Angoulême à Marseille. — Ce prince réunit quelques régiments pour marcher sur Lyon. — Les troubles du Midi n'inquiètent guère Napoléon, qui regarde la France comme définitivement pacifiée par le départ de Louis XVIII. — Tout en affichant les sentiments les plus pacifiques Napoléon, certain d'avoir la guerre, commence ses préparatifs militaires sur la plus grande échelle. — Son plan conçu et ordonné du 25 au 27 mars. — Formation de huit corps d'armée, sous le titre de corps d'observation, dont cinq entre Maubeuge et Paris, destinés à agir les premiers. — Reconstitution de la garde impériale. — Pour ne pas recourir à la conscription Napoléon rappelle les semestriers, les militaires en congé illimité, et se flatte de réunir ainsi 400 mille hommes dans les cadres de l'armée active. — Il se réserve de rappeler plus tard la conscription de 1815, pour laquelle il croit n'avoir pas besoin de loi. — Les officiers à la demi-solde employés à former les 4e et 5e bataillons. — Napoléon mobilise 200 mille hommes de gardes nationales d'élite afin de leur confier la défense des places et de quelques portions de la frontière. — Création d'ateliers extraordinaires d'armes et d'habillements, et rétablissement du dépôt de Versailles. — Armement de Paris et de Lyon. — La marine appelée à contribuer à la défense de ces points importants. — Après avoir donné ces ordres, Napoléon expédie quelques troupes au général Clausel pour soumettre Bordeaux, et envoie le général Grouchy à Lyon pour réprimer les tentatives du duc d'Angoulême. — Réception, le 28 mars, des grands corps de l'État. — Renouvellement, sous une forme plus solennelle, de la promesse de maintenir la paix, et de modifier profondément les institutions impériales. — Prompte répression des essais de résistance dans le Midi. — Entrée du général Clausel à Bordeaux, et embarquement de madame la duchesse d'Angoulême. — Arrestation de M. de Vitrolles à Toulouse. — Campagne de M. le duc d'Angoulême sur le Rhône. — Capitulation de ce prince. — Napoléon le fait embarquer à Cette. — Soumission générale à l'Empire. — Continuation des préparatifs de Napoléon, et formation d'un 9e corps. — État de l'Europe. — Refus de recevoir les courriers français, et singulière exaltation des esprits à Vienne. — Déclaration du congrès du 13 mars, par laquelle Napoléon est mis hors la loi des nations. — Cette déclaration envoyée par courriers extraordinaires sur toutes les frontières de France. — On enlève le Roi de Rome à Marie-Louise, et on oblige cette princesse à se prononcer entre Napoléon et la coalition. — Marie-Louise renonce à son époux, et consent à rester à Vienne sous la garde de son père et des souverains. — En apprenant le succès définitif de Napoléon et son entrée à Paris, le congrès renouvelle l'alliance de Chaumont par le traité du 25 mars. — Le duc de Wellington, quoique sans instructions de son gouvernement, ne craint pas d'engager l'Angleterre, et signe le traité du 25 mars. — Plan de campagne, et projet de faire marcher 800 mille hommes contre la France. — Deux principaux rassemblements, un à l'Est sous le prince de Schwarzenberg, un au Nord sous lord Wellington et Blucher. — Départ de lord Wellington pour Bruxelles, et envoi du traité du 25 mars à Londres. — État des esprits en Angleterre. — La masse de la nation anglaise, dégoûtée de la guerre, mécontente des Bourbons, et frappée des déclarations réitérées de Napoléon, voudrait qu'on mît ses dispositions pacifiques à l'épreuve. — Le cabinet, décidé à ratifier les engagements contractés par lord Wellington, mais embarrassé par l'état de l'opinion, prend le parti de dissimuler avec le Parlement, et lui propose un message trompeur qui n'annonce que de simples précautions, tandis qu'on ratifie en secret le traité du 25 mars, et qu'on se prononce ainsi pour la guerre. — Discussion et adoption du message au Parlement, dans la croyance qu'il ne s'agit que de simples précautions. — Deux membres du cabinet britannique envoyés en Belgique pour s'entendre avec lord Wellington. — État de la cour de Gand. — Violences des Allemands et menace de partager la France. — Lord Wellington s'efforce de calmer ces emportements, et malgré l'impatience des Prussiens empêche qu'on ne commence les hostilités avant la concentration de toutes les forces coalisées. — Napoléon, en présence des déclarations de l'Europe, n'ayant plus rien à dissimuler, se décide à dire toute la vérité à la nation. — Publication, le 13 avril, du rapport de M. de Caulaincourt, où sont exposées sans réserve les humiliations qu'on vient d'essuyer. — Revue de la garde nationale, et langage énergique de Napoléon. — Napoléon redouble d'activité dans ses préparatifs militaires, et fait insérer au Moniteur les décrets relatifs à l'armement de la France, lesquels s'étaient exécutés jusque-là sans aucune publicité. — Tristesse de Napoléon et du public. — Napoléon se décide enfin à tenir la promesse qu'il a faite de modifier les institutions impériales. — Il n'hésite pas à donner purement et simplement la monarchie constitutionnelle. — Son opinion sur les diverses questions qui se rattachent à cette grave matière. — Il ne veut pas convoquer une Constituante, de peur d'avoir en pleine guerre une assemblée révolutionnaire sur les bras. — Il prend la résolution de rédiger lui-même, ou de faire rédiger une constitution nouvelle, et de la présenter à l'acceptation de la France. — Ayant appris que M. Benjamin Constant est resté caché à Paris, il le fait appeler, et lui confie la rédaction de la nouvelle constitution. — Napoléon paraît d'accord sur tous les points avec M. Constant, sauf l'abolition de la confiscation, l'hérédité de la pairie et le titre de la nouvelle constitution. — Napoléon veut absolument la qualifier d'Acte additionnel aux constitutions de l'Empire. — Le projet est envoyé au Conseil d'État, et M. Benjamin Constant est nommé conseiller d'État pour soutenir son ouvrage. — Rédaction définitive et promulgation de la nouvelle constitution sous le titre d'Acte additionnel. — Caractère de cet acte.

Mars 1815. Aspect des Tuileries pendant la soirée du 20 mars. Le palais des Tuileries pendant la soirée du 20 mars présenta le spectacle d'une joie confuse et bruyante, que le respect, toujours fort amoindri par les révolutions, ne contenait plus, de rencontres fortuites entre personnages qui ne s'étaient pas vus depuis une année, et qui ne croyaient plus se revoir en ce palais. Dès qu'il en paraissait un auquel on avait cessé de penser, et qui avait eu le mérite, alors fort rare, de se dérober à la faveur des Bourbons, on l'applaudissait en oubliant la majesté du lieu et du maître qui était revenu l'habiter. On vit avec beaucoup d'intérêt défiler à travers les rangs serrés de cette foule la reine d'Espagne et la reine Hortense. Celle-ci, comme nous l'avons dit, protégée par l'empereur Alexandre, était demeurée à Paris, où elle avait obtenu pour ses enfants le duché de Saint-Leu. L'empereur, affectueux pour tous les assistants, ne fut sévère que pour elle.— Entretien de Napoléon avec la reine Hortense. Vous à Paris! lui dit-il en l'apercevant; c'est vous seule que je n'aurais pas voulu y trouver.—J'y suis restée, répondit-elle en pleurant, pour soigner ma mère.—Mais après la mort de votre mère...—Après cette mort, j'ai trouvé dans l'empereur Alexandre un protecteur pour mes enfants, et je me suis efforcée d'assurer leur avenir!...—Vos enfants!... il valait mieux pour eux la misère et l'exil que la protection de l'empereur de Russie.—Mais vous, Sire, n'avez-vous pas permis que le roi de Rome dût le duché de Parme à la générosité de ce prince?—Ne répondant rien à cet argument péremptoire, Napoléon reprit: Et ce procès, qui vous l'a conseillé? (La princesse venait de plaider devant les tribunaux français, pour disputer ses enfants à son mari)... On vous a fait étaler des misères de famille qu'il fallait cacher, et vous avez perdu votre procès... c'est bien fait...—Regrettant bientôt cette sévérité, et ouvrant les bras à une fille adoptive qu'il aimait, Napoléon l'embrassa en lui disant: Je suis un bon père, vous le savez, ne parlons plus de tout ceci... Vous avez donc vu mourir cette pauvre Joséphine!... Au milieu de nos désastres, sa mort m'a navré le cœur...—Cette courte explication terminée, Napoléon redevint pour la reine Hortense le père le plus affectueux, et continua de se montrer tel pendant tout son séjour en France.

Accueil fait aux divers dignitaires de l'Empire. On vit ensuite arriver le prince Cambacérès, cassé, vieilli, à peine capable de ressentir un mouvement de joie, M. de Bassano, plus ravi encore de retrouver son maître que de recouvrer la faveur souveraine. Napoléon accueillit le premier avec la considération qu'il avait toujours accordée à sa haute sagesse, le second, avec une amitié démonstrative. Il les entretint longuement tous les deux. Puis vinrent les ducs de Vicence, de Gaëte, de Rovigo, Decrès, les comtes Mollien, Regnaud de Saint-Jean d'Angély, Lavallette, Defermon. Un murmure favorable, toujours mesuré sur leur conduite récente, accueillit ces divers personnages. Lorsque parut le maréchal Davout, que sa mémorable défense de Hambourg et sa proscription avaient rendu cher aux bonapartistes, des applaudissements bruyants éclatèrent, et il fallut rappeler aux assistants qu'on n'était pas dans un lieu public.

Entrevue avec le maréchal Davout. Napoléon n'avait pas vu le maréchal depuis la lugubre séparation à Smorgoni, en 1812, lorsqu'il quitta l'armée de Russie. Le maréchal retiré d'abord sur le bas Elbe, puis renfermé dans Hambourg, y avait tenu le drapeau tricolore arboré jusqu'à la fin d'avril, en face de toutes les armées européennes, et quand il était rentré à Paris les Bourbons régnaient depuis deux mois. Napoléon l'embrassa, le complimenta sur sa glorieuse défense de Hambourg, lui parla de son mémoire justificatif qu'il loua beaucoup, et ajouta malicieusement: J'ai vu avec plaisir en lisant ce mémoire que mes lettres vous avaient été utiles...—Le maréchal en effet avait cité pour sa justification quelques passages des terribles lettres que Napoléon lui avait écrites de Dresde, en omettant cependant ceux qui ordonnaient des rigueurs excessives, laissées du reste sans exécution.—Je n'ai cité, répondit le maréchal, qu'une très-petite partie des lettres de Votre Majesté, parce qu'elle était absente... Aujourd'hui je les citerais en entier.—Napoléon sourit de cette réponse, et témoigna au maréchal la plus haute estime.

Entrevue avec le duc d'Otrante. Bientôt se présenta un personnage tout différent, que d'imbéciles courtisans se hâtèrent de conduire à l'Empereur comme celui dont l'adhésion importait le plus, c'était le duc d'Otrante. À force de jouer l'homme nécessaire, M. Fouché l'était devenu aux yeux du public, et on le prenait pour l'auteur de cette prétendue conspiration, dont la journée actuelle semblait le triomphe: chimère funeste, à laquelle les bonapartistes avaient la sottise de croire, que les émigrés fugitifs se promettaient de punir par le sang, et qui devait faire tomber les têtes les plus illustres! Ces courtisans avaient vanté à Napoléon les services, les dangers même de M. Fouché, et en le voyant paraître, ils s'écrièrent: Laissez passer M. le duc d'Otrante! comme si ce personnage avait dû amener enchaînés aux pieds de Napoléon tous les partis dont on le supposait le secret moteur. Napoléon n'était pas dupe de la commune illusion, mais sentant la nécessité de ménager tout le monde, il reçut M. Fouché comme un vieil ami de la Révolution et de l'Empire, en mettant cependant une nuance entre son accueil d'aujourd'hui et celui d'autrefois, en lui montrant moins de familiarité et moins de dureté. M. Fouché dit à Napoléon qu'il avait bien fait de venir, car la France n'y tenait plus, et ne manqua pas de raconter avec une sorte de nonchalance que c'était lui, duc d'Otrante, qui avait fait marcher les troupes de Flandre, pour opérer une diversion en sa faveur, et que si ce mouvement n'avait pas réussi, la faute en était à l'étourderie des exécuteurs.

Langage tenu par Napoléon aux divers personnages de l'Empire accourus auprès de lui. Napoléon écouta complaisamment tout ce que M. Fouché et d'autres lui dirent pour se faire valoir.—Je vois, leur dit-il, qu'on a conspiré, et, continua-t-il en souriant, je veux bien croire que c'est pour moi. Quant à moi je n'ai conspiré avec personne. Mes seuls correspondants ont été les journaux. Lorsque j'ai vu en les lisant de quelle manière on traitait l'armée, les acquéreurs de biens nationaux, et en général tous les hommes qui avaient lié leur cause à celle de la Révolution, je n'ai plus douté des sentiments de la France, et j'ai résolu de venir la délivrer de l'influence des émigrés. D'ailleurs j'étais certain qu'on voulait m'enlever pour me transporter entre les tropiques. J'ai choisi le moment où le congrès devait être dissous, et où les nuits étaient encore assez longues pour couvrir mon évasion. Une fois échappé à la mer, je me suis présenté aux soldats et je leur ai demandé s'ils voulaient tirer sur moi. Ils m'ont répondu en criant: Vive l'Empereur! Les paysans ont répété ce cri, en y ajoutant: À bas les nobles! à bas les prêtres! Ils m'ont suivi de ville en ville, et lorsqu'ils ne pouvaient aller plus loin, ils livraient à d'autres le soin de m'escorter jusqu'à Paris. Après les Provençaux les Dauphinois, après les Dauphinois les Lyonnais, après les Lyonnais les Bourguignons, m'ont fait cortége, et les vrais conspirateurs qui m'ont préparé tous ces amis ont été les Bourbons eux-mêmes. Maintenant il faut profiter de leurs fautes, et des nôtres, ajouta-t-il en inclinant la tête avec un sourire modeste. Il ne s'agit pas de recommencer le passé. Je viens de demeurer une année à l'île d'Elbe, et là, comme dans un tombeau, j'ai pu entendre la voix de la postérité. Je sais ce qu'il faut éviter, je sais ce qu'il faut vouloir. J'avais conçu jadis de magnifiques rêves pour la France. Au lendemain de Marengo, d'Austerlitz, d'Iéna, de Friedland, ces rêves étaient pardonnables. Je n'ai pas besoin de vous dire que j'y ai renoncé... Hélas, il ne m'est plus permis de rêver après tout ce que j'ai vu. Je veux la paix, et moi qui n'aurais jamais consenti à signer le traité de Paris, je m'engage, maintenant qu'il est signé, à l'exécuter fidèlement. J'ai écrit à Vienne, à ma femme, à mon beau-père, pour offrir la paix à ces conditions. Sans doute la haine contre nous est grande, mais en laissant à chacun ce qu'il a pris, l'intérêt peut-être fera taire la passion. L'Autriche a de puissants motifs de nous ménager. L'Angleterre est écrasée de dettes. Alexandre par vanité, les Prussiens par haine, seront seuls tentés de recommencer; mais il n'est pas sûr qu'ils soient suivis. Nous serons prêts d'ailleurs, et si après nous être présentés à l'Europe le traité de Paris à la main, on ne nous écoute pas, nous prierons Dieu de nous assister, et, je l'espère, nous serons victorieux encore une fois...—Mais, continua Napoléon, ce n'est pas la paix seule que je veux donner à la France, c'est la liberté. Notre rôle est de faire résolument, et bien, tout ce que les Bourbons n'ont pas su faire. Ils ont alarmé les intérêts légitimes de la Révolution, et ont outragé notre gloire tout en voulant caresser les chefs de l'armée: il faut rassurer ces intérêts, et relever cette gloire. Il faut plus, il faut donner franchement la liberté qu'ils ont donnée contraints et forcés, et tandis qu'ils l'offraient d'une main, essayant de la retirer de l'autre. J'ai aimé le pouvoir sans limites, et j'en avais besoin lorsque je cherchais à reconstituer la France et à fonder un empire immense. Il ne m'est plus nécessaire aujourd'hui... Qu'on me laisse apaiser ou vaincre l'étranger, et je me contenterai ensuite de l'autorité d'un roi constitutionnel... Je ne suis plus jeune, bientôt je n'aurai plus la même activité; d'ailleurs, ce sera bien assez pour mon fils de l'autorité d'un roi d'Angleterre!... Seulement gardons-nous d'être des maladroits, et d'échouer dans nos essais de liberté, car nous rendrions à la France le besoin et le goût du pouvoir absolu. Pour moi, sauver la cause de la Révolution, assurer notre indépendance par la politique ou la victoire, et puis préparer le trône constitutionnel de mon fils, voilà la seule gloire à laquelle j'aspire. Je me croirai assez puissant si je réussis dans cette double tâche. Après les premiers soins donnés à la réorganisation de notre armée et au rétablissement de nos rapports avec l'Europe, je m'occuperai avec vous de revoir nos constitutions, et de les approprier à l'état des esprits. Et sans tarder, nous rendrons, dès demain, la liberté de la presse. La liberté de la presse! s'écria Napoléon, pourquoi la craindrais-je désormais?... Après ce qu'elle écrit depuis un an, elle n'a plus rien à dire de moi, et il lui reste encore quelque chose à dire de mes adversaires...—

Satisfaction et confiance qu'inspire le langage de Napoléon. Ces discours que nous résumons, adressés soit aux uns, soit aux autres, avec un esprit infini, un parfait naturel, et une complète apparence de bonne foi, répondaient si bien à la situation et aux préoccupations de ceux qui les écoutaient, qu'il ne venait à la pensée de personne d'en contester la sincérité. Sans doute les plus clairvoyants, si l'émotion du moment leur avait permis de réfléchir, se seraient demandé si Napoléon serait capable de soumettre son caractère aux dures épreuves de la liberté. Mais ces clairvoyants eux-mêmes, étourdis par l'événement auquel ils assistaient, par le prodige d'un retour si miraculeusement exécuté, songeaient bien plus à jouir du présent qu'à se plonger dans l'avenir, pour y chercher des sujets de tristesse.

Après quelques paroles dites pour expliquer ses nouvelles intentions, Napoléon s'occupe de composer un ministère. Quoi qu'il en soit, il n'entrait guère dans les habitudes de Napoléon, bien qu'il fût éloquent et qu'il aimât à parler, de perdre son temps en vains discours. Ce qu'il avait dit, était nécessaire pour apprendre à tous dans quelles dispositions il arrivait. Il y avait quelque chose d'aussi nécessaire et d'aussi pressant, c'était de composer un ministère. Composer un ministère n'importait guère jadis, quand Napoléon était tout, l'ensemble et le détail du gouvernement. Mais aujourd'hui, voulant associer le pays à son action, et lui prouver ses intentions par ses choix, il était obligé d'apporter beaucoup de réflexion et de discernement dans la désignation de ministres qui ne pourraient plus être de simples commis.

Après avoir conféré le soir même avec le prince Cambacérès, dont il appréciait toujours le grand sens, et M. de Bassano, dont il venait d'éprouver l'invariable dévouement, Napoléon arrêta la liste de ses ministres avec sa promptitude de résolution accoutumée. Retour du duc Decrès à la marine, du duc de Gaëte aux finances, de M. Mollien au trésor. Il y en avait plusieurs qu'il suffisait de remettre à leur place, car ils étaient dignes de la conserver sous tous les régimes, c'étaient le duc Decrès à la marine, le duc de Gaëte aux finances, le comte Mollien à l'administration du trésor, et enfin le duc de Vicence aux affaires étrangères. Sur ces divers choix, aucun doute ne pouvait s'élever. Il n'en était pas de même pour la guerre, l'intérieur, la police, la justice. Il fallait là des choix nouveaux et caractéristiques. Le duc de Feltre avait suivi les Bourbons, il ne pouvait donc plus être question de lui. Résolution d'appeler le maréchal Davout au ministère de la guerre, le général Carnot au ministère de l'intérieur, M. Fouché au ministère de la police, M. de Caulaincourt aux affaires étrangères. Mais on pouvait le remplacer avantageusement par un personnage que la voix publique aurait indiqué elle-même si elle avait eu le temps de se faire entendre, c'était le défenseur de Hambourg, le maréchal Davout, administrateur probe, ferme et laborieux, autant qu'homme de guerre intrépide, joignant à ses mérites essentiels un grand mérite de circonstance, celui d'avoir été le seul maréchal proscrit par les Bourbons. Napoléon résolut de lui proposer et de lui faire accepter le portefeuille de la guerre.

Pour le ministère de l'intérieur, il aurait désiré M. Lavallette, dont la droiture de cœur égalait la droiture d'esprit, et avec lequel il avait depuis vingt ans l'habitude de s'épancher sans réserve. On lui objecta que pour un ministère aussi important, il fallait un personnage plus éclatant et qui indiquât mieux ses intentions nouvelles, et on lui proposa l'illustre Carnot, type des révolutionnaires honnêtes, ayant joint à ses anciens titres d'organisateur de la victoire et de proscrit de fructidor, ceux de défenseur d'Anvers, et d'auteur du Mémoire au Roi. À peine indiqué, ce choix plut à Napoléon. Carnot avait gagné son cœur en demandant du service en 1814, et en résistant hardiment à la Restauration. Seulement il craignait la signification républicaine de son nom, car la France, disait-il, est aujourd'hui éprise de la monarchie constitutionnelle (ce mot était devenu usuel depuis une année), mais elle n'a pas cessé d'avoir peur de la république.—Tenant toutefois à ce choix, Napoléon imagina un moyen d'en corriger la signification en donnant à Carnot le titre de comte, comme récompense méritée de sa belle conduite à Anvers.

Le ministère de la police n'importait pas moins que celui de l'intérieur, et Napoléon aurait voulu y replacer le duc de Rovigo, quoique ce dernier l'eût souvent importuné par sa franchise. Ce fut, dès qu'il en parla, un récri universel, non contre la personne du duc de Rovigo, mais contre l'ancien arbitraire impérial dont il était la représentation vivante. Napoléon n'insista pas, mais accueillit assez mal le nom du duc d'Otrante qui se trouva simultanément dans toutes les bouches. Il voyait dans M. Fouché plus qu'un intrigant toujours en haleine, il y voyait un ennemi secret, capable des plus dangereuses machinations. On lui dit que M. Fouché avait ajouté au régicide de nouvelles incompatibilités avec les Bourbons, puisqu'il s'était exposé à être incarcéré.—Brouillé avec les Bourbons, répondit Napoléon, il est possible qu'il le soit, mais cela même n'est pas certain. En tout cas il ne l'est ni avec le duc d'Orléans, ni avec la république, ni avec je ne sais quelle régence de Marie-Louise qu'il a imaginée, et dont il colporte le projet depuis l'an dernier.—On répliqua que le duc d'Otrante, irrévocablement séparé des Bourbons par le sang de Louis XVI et par une récente arrestation, serait définitivement rattaché à l'Empire par le portefeuille de la police; que d'ailleurs au milieu du réveil des partis, il avait seul assez de dextérité pour les diriger, les contenir sans les froisser, qu'en un mot il était nécessaire.

Napoléon ne convint que de ce dernier mérite, dû au hasard des circonstances, et il céda, sans espérer de M. Fouché tous les services qu'on semblait en attendre. Mais il sentit qu'il serait dangereux d'en faire un ennemi déclaré, en le frustrant d'un poste qu'il ambitionnait ardemment. Au surplus il résolut de lui donner un surveillant, en plaçant le duc de Rovigo qui était son ennemi à la tête de la gendarmerie. Il dédommageait ainsi un serviteur fidèle, et le mettait en sentinelle auprès du ministre trop peu sûr qu'il était obligé de prendre.

Restait à remplir le ministère de la justice. Napoléon voulait le confier, au moins par intérim, au prince Cambacérès, qui seul avait assez de tact et d'autorité pour rallier la magistrature, inquiète, divisée, mécontente de l'esprit rétrograde des Bourbons, mais alarmée de l'esprit entreprenant de Napoléon, et hésitante entre les maîtres qui s'étaient succédé depuis une année. On ne pouvait qu'applaudir à un tel choix, si Napoléon parvenait à décider le timide archichancelier à prendre au gouvernement une part quelconque.

Napoléon s'adresse aux divers personnages sur lesquels il avait arrêté sa pensée, afin d'avoir leur acceptation. Les personnages dont il fallait s'assurer le consentement étaient actuellement dans le salon des Tuileries, et sous la main de Napoléon. Il s'en saisit à l'instant même, et, un seul excepté, ne les laissa pas sortir sans les avoir nommés. MM. Decrès, de Gaëte, Mollien, consentirent à reprendre d'anciens postes où tout le monde s'attendait à les revoir. Le duc de Vicence enclin en tout temps, et plus encore aujourd'hui, à mal augurer des événements, n'espérait pas assez la conservation de la paix pour entreprendre la mission de la maintenir. M. de Caulaincourt hésite à accepter les affaires étrangères, et remet son acceptation aux jours suivants. Il résista donc aux instances de Napoléon, et tout dévoué qu'il était, il quitta les Tuileries sans avoir accepté le département des affaires étrangères. Le prince Cambacérès, dégoûté des choses et des hommes, n'avait aucun penchant à se charger d'un ministère, ce qui d'ailleurs pour un ancien grand dignitaire était un amoindrissement de situation. Il est vrai qu'avec le régime constitutionnel qui était annoncé, un ministre responsable pouvait devenir supérieur même aux anciens dignitaires. Ces considérations n'étaient pas de nature à toucher le prince Cambacérès; il céda néanmoins par dévouement et par obéissance à Napoléon, et reçut le titre de prince archichancelier, administrant provisoirement la justice.

Résistance du maréchal Davout. Napoléon prit ensuite à part le maréchal Davout et lui annonça ses intentions. Le maréchal lui exprima le désir de servir activement à la tête des troupes, comme il avait toujours fait, et lui objecta en outre le peu de sympathie qu'il inspirait à l'armée, où sa dureté était devenue proverbiale.—C'est justement cette dureté, jointe à votre probité incontestée, lui répondit Napoléon, dont j'ai besoin. L'armée a été infectée depuis un an par la faveur. Les Bourbons ont prodigué les grades. Tous ceux qui ont épousé ma cause, et le nombre en est considérable, attendent des faveurs à leur tour, et n'en seront pas moins avides. Il me faut un ministre inflexible, et dont l'impartiale justice, dirigée par le seul amour du bien public, ne puisse être taxée de tendance au royalisme. Votre situation vous met au-dessus du soupçon, et vous me rendrez des services que je ne puis attendre d'aucun autre.—Comme le maréchal continuait de résister, l'Empereur ajouta: Motifs qui décident son acceptation. Vous êtes un homme sûr, je puis vous dire tout. Je laisse croire que je suis d'accord avec une au moins des puissances européennes, et que j'ai notamment de secrètes communications avec mon beau-père, l'empereur d'Autriche. Il n'en est rien: je suis seul, seul, entendez-vous, en face de l'Europe. Je m'attends à la trouver unie et implacable. Il faut donc nous battre à outrance, et pour cela préparer en trois mois des moyens formidables. J'ai besoin d'un administrateur infatigable autant qu'intègre, et en outre quand je partirai pour l'armée, il me faut ici quelqu'un de sûr, à qui je puisse déléguer une autorité absolue sur Paris. Vous voyez qu'il ne s'agit pas d'écouter nos goûts, mais de vaincre ou de mourir. Notre existence à tous en dépend.—À ces franches et énergiques paroles, le maréchal Davout obéit en soldat, et il accepta le ministère de la guerre en échangeant avec Napoléon un fort serrement de main.

Napoléon entretint ensuite le duc de Rovigo, et avec son adresse accoutumée lui parla du ministère de la police de manière à provoquer un refus. Ce fidèle serviteur comprenait en effet que la police ne pouvait plus être dans ses mains, et il exposa lui-même les raisons pour lesquelles il ne devait pas s'en charger. Napoléon feignant de se rendre à ses désirs, lui annonça qu'il lui confiait la gendarmerie, et par conséquent la surveillance de M. Fouché. M. Fouché préférait les affaires étrangères. Il accepte la police. Enfin il prit en particulier le duc d'Otrante. Ce dernier, qui le croirait? aurait voulu non pas la police, qui lui convenait si bien, mais les affaires étrangères. De même que M. de Talleyrand était l'intermédiaire des Bourbons auprès de l'Europe, il aurait voulu être auprès d'elle celui de Napoléon. Il avait la présomption de croire qu'il pourrait par ses intrigues au dehors, ou ramener les puissances européennes à l'Empereur, ou, si la chose était impossible, leur faire agréer quelqu'un qu'il choisirait lui-même, comme Marie-Louise, le duc d'Orléans, ou tout autre. Il se persuadait qu'il arriverait ainsi plus sûrement au grand rôle qu'il rêvait depuis que la carrière des révolutions était rouverte. Il eut donc la hardiesse d'insinuer qu'il serait plus utile au dehors qu'au dedans. Napoléon qui avait discerné d'un coup d'œil la profonde vanité de M. Fouché, se défendit d'en rire, car le malheur lui avait appris à se contenir. Il s'excusa de ne pas le mettre à la tête des affaires étrangères en citant le nom du duc de Vicence, devant lequel toute prétention devait tomber. Il lui adressa d'ailleurs des choses obligeantes sur les grands services qu'il était appelé à rendre dans le ministère de la police, et alors M. Fouché accepta le poste offert, voyant bien qu'on ne lui en offrirait point d'autre.

Carnot étant absent, on remet sa nomination au lendemain. Il ne restait plus à obtenir que le consentement du futur ministre de l'intérieur. Mais le sauvage Carnot n'était pas aux Tuileries. Vivant seul, dans l'un des faubourgs de Paris, ne connaissant les événements qu'avec le public, il ne savait pas encore l'arrivée de Napoléon aux Tuileries. Il était tard, Napoléon le fit mander pour le lendemain matin.

Ainsi s'acheva cette journée du 20 mars, commencée dans la forêt de Fontainebleau, et terminée à Paris au milieu de l'ancienne cour impériale, par la formation d'un ministère. Il fut convenu que le Moniteur du lendemain publierait les nouveaux choix, excepté ceux de MM. Carnot et de Caulaincourt. M. de Bassano, toujours dévoué à l'Empereur, reprit la secrétairerie d'État, M. Lavallette les postes, et tous les anciens présidents du Conseil d'État furent réintégrés dans leur présidence.

Le 21 mars Napoléon, sans perdre un moment, donne ses premiers ordres. Le lendemain 21, après quelques courtes heures de repos, Napoléon recommença cette active correspondance au moyen de laquelle il faisait mouvoir si puissamment les ressorts du gouvernement. Il traça d'abord au maréchal Davout ce qu'il avait à faire pour se saisir de sa vaste administration, que les circonstances allaient rendre si importante. Il fait annoncer partout son entrée à Paris pour déterminer la révolution dans toute la France. Il lui ordonna d'annoncer dans toute la France la journée du 20 mars, soit par le télégraphe, soit par des courriers extraordinaires, afin de décider les troupes qui n'avaient pas encore fait éclater leurs sentiments, et les autorités locales qui hésitaient à prendre parti. Il lui recommanda d'expédier des officiers hardis et intelligents dans les départements où les préfets voudraient résister au rétablissement de l'Empire, afin de se servir des troupes contre eux; d'envoyer surtout des instructions aux commandants des places frontières pour y arborer le drapeau tricolore, et en fermer les portes à l'ennemi qui serait peut-être tenté de les surprendre. Il prescrivit au ministre de la police de s'occuper sur-le-champ des préfets et des sous-préfets pour les confirmer ou les révoquer suivant leur conduite, et au nouveau commandant de la gendarmerie, duc de Rovigo, de s'emparer le plus tôt possible de cette troupe si précieuse par son intelligence, sa vigilance et son dévouement à ses devoirs. Le comte de Lobau chargé de la première division militaire afin de réorganiser les régiments qui doivent presque tous y passer. Il manda le comte de Lobau, dont le sens, le tact et l'autorité morale dans l'armée étaient éprouvés, pour lui conférer le commandement de Paris et des troupes qui devaient y passer. Napoléon en prenant cette mesure avait une intention digne de la profondeur de son esprit. La révolution qui venait de le replacer sur le trône était au fond une révolution militaire. La plupart des régiments avaient été obligés de se prononcer pour lui en présence d'officiers, les uns embarrassés quoique dévoués à sa cause, les autres tout à fait contraires, et à l'égard de ces derniers, du reste bien peu nombreux, les soldats se trouvaient dans un état de révolte qu'il fallait faire cesser au plus tôt, si on ne voulait pas tomber dans une véritable anarchie. Le comte de Lobau était merveilleusement choisi pour porter remède à un semblable état de choses. Napoléon lui donna, outre le commandement de la première division militaire, une autorité dictatoriale sur les troupes de passage, avec mission de changer les officiers, ou de les réconcilier avec leurs soldats, et de rétablir ainsi l'ordre et la discipline dans l'armée. Le projet de Napoléon était d'amener successivement presque tous les régiments à Paris, au moins pour quelques jours, afin de les faire passer sous la main douce et ferme du comte de Lobau. Il lui recommanda d'entreprendre à l'instant même ce genre de reconstitution, car sur les quinze ou vingt mille hommes qui étaient actuellement réunis dans la capitale, sur le nombre à peu près égal qui allait y arriver, il lui fallait en choisir vingt mille environ, en bon état, pour les diriger sur Lille, afin de tenir tête, ou à quelque tentative royaliste de la part des princes fugitifs, ou à quelque pointe, peu vraisemblable mais possible, de l'armée anglo-hollandaise cantonnée en Belgique.

Grave question qui s'élevait au moment de l'entrée de Napoléon à Paris. Les précautions à prendre de ce côté faisaient naître une question qui n'en était pas une pour Napoléon, mais qu'il discuta le matin même avec le nouveau ministre de la guerre. Devait-il profiter de l'élan des esprits, et pousser jusqu'au Rhin? Devait-il, comme l'ont imaginé depuis certains critiques[6], poursuivre sa marche triomphale vers le Nord, et aller accomplir jusqu'aux bords du Rhin la révolution qu'il venait d'opérer du Rhône à la Seine, de manière à recouvrer d'un seul coup les anciennes frontières de la France avec la France elle-même? Le projet était séduisant, car avec l'enthousiasme qui régnait, il était sûr de ne rencontrer aucun obstacle jusqu'à Lille, et pouvait se flatter de surmonter ceux qu'il rencontrerait de Lille à Cologne. Pourtant ce projet tout éblouissant qu'il paraissait, n'ébranla pas un instant les résolutions d'une prudence, nouvelle chez lui mais fortement arrêtée.

Puissantes raisons qui s'y opposent. D'abord, pendant sa marche sur Paris, Napoléon avait recueilli des nouvelles du Midi, lesquelles sans être alarmantes méritaient toutefois quelque attention. On lui disait, ce qui était vrai, que Marseille était en feu, et que la population de la basse Provence marchait sur Grenoble et Lyon sous la conduite du duc d'Angoulême. La matinée du 21 lui procura en même temps des nouvelles de Bordeaux et de l'Ouest. État inquiétant du midi de la France. On lui mandait que sous l'influence de madame la duchesse d'Angoulême, Bordeaux imitant Marseille, essayait d'insurger les départements au delà de la Garonne, et avait quelque chance d'y réussir; que M. le duc de Bourbon, établi à Angers, y fomentait un soulèvement dans la Vendée; que le maréchal Saint-Cyr accouru à Orléans avec des pouvoirs extraordinaires de Louis XVIII, y avait fait disparaître la cocarde tricolore, arborée par les troupes sous l'impulsion du général Pajol, mis ce général aux arrêts, et relevé le drapeau blanc sur les bords de la Loire. Enfin, et ceci était plus grave, on assurait qu'il ne fallait pas se fier à la garde nationale parisienne. Cette garde, composée de la bourgeoisie de la capitale, n'avait pas vu avec plaisir la chute du trône constitutionnel de Louis XVIII, et craignait par-dessus tout la guerre. Si même on jugeait de ses dispositions d'après le langage de quelques-uns de ses officiers, on était fondé à lui prêter des intentions véritablement hostiles.

Dispositions incertaines de la garde nationale de Paris. Il n'y avait pas dans tous ces faits matière à inquiétude sérieuse pour un esprit aussi ferme que celui de Napoléon. Il connaissait la sagesse de la garde nationale de Paris, il savait que, mécontente au premier moment, elle lui redeviendrait bientôt favorable lorsqu'elle serait instruite de ses intentions pacifiques et libérales, et lorsqu'on aurait éloigné de ses rangs quelques officiers qui cherchaient le bruit et l'importance. Quant aux tentatives royalistes dans l'Ouest et le Midi, il était persuadé que le prodigieux effet de son entrée à Paris suffirait pour les déjouer, et en tout cas il était loin de croire que les Bourbons, n'ayant pas réussi à lui résister lorsqu'ils étaient maîtres de Paris, pussent, fugitifs et relégués aux extrémités du territoire, trouver des forces qui leur avaient fait défaut lorsqu'ils disposaient de la plénitude de l'autorité souveraine. Cependant c'eût été leur faire la partie trop belle que de s'éloigner du siége du gouvernement avant d'en avoir saisi fortement les rênes; que de se lancer témérairement à travers la Belgique et les provinces rhénanes avec les seules troupes organisées qui fussent disponibles, en ne laissant à Paris que des ministres nommés de la veille, des régiments épars ou disloqués, et en s'exposant ainsi à voir renaître derrière soi l'autorité des Bourbons, qu'on avait renversée en passant. Mais il y avait de bien autres considérations encore et de plus graves à opposer à un tel projet.

D'abord on ne pouvait pas, en ramassant toutes les troupes disponibles de Paris à Lille, réunir plus de 25 à 30 mille hommes d'infanterie, 4 à 5 mille hommes de cavalerie, et 50 à 60 bouches à feu médiocrement attelées[7]. Forces qu'on devait rencontrer soit en Belgique soit dans les provinces rhénanes, et qui auraient été d'une supériorité numérique écrasante. Or savait-on ce qu'on trouverait en Belgique? Des peuples assurément très-bien disposés pour nous, mais des troupes fidèles à leur souverain, et trois ou quatre fois plus nombreuses que celles que nous amènerions. On devait en effet rencontrer aux environs de Bruxelles 20 mille Hollando-Belges, 30 mille Anglais et Hanovriens, qu'on pousserait en marchant vers Liège sur 30 mille Prussiens, et on serait ainsi en présence de 80 mille ennemis avec environ 30 à 36 mille combattants. En faisant un pas de plus, on rencontrerait encore 20 mille Prussiens, 18 mille Bavarois, 20 ou 30 mille Wurtembergeois, Badois, Hessois, etc., et on aurait en arrivant aux bords du Rhin 140 ou 150 mille ennemis sur les bras. On irait donc chercher bien loin une défaite, possible sur la Meuse, presque certaine sur le Rhin; on disséminerait ses forces qui n'étaient que trop éparpillées; on augmenterait la difficulté administrative déjà bien grande de réorganiser l'armée, en portant ses cadres vides de Lille, Mézières, Nancy, jusqu'à Cologne, Coblentz, Mayence; on compromettrait, en poussant les alliés les uns sur les autres, le plan qui faisait déjà la principale espérance de Napoléon, et qui consistait à profiter de la dispersion de ses adversaires pour se jeter au milieu d'eux, et les battre les uns après les autres; enfin, et par-dessus tout, en rendant les hostilités immédiates, on se priverait des trois mois qu'on était assuré d'avoir si on ne prenait pas l'initiative, trois mois bien plus précieux pour nous que pour l'ennemi, car il avait quelque chose et nous n'avions rien, et ces trois mois employés comme Napoléon savait le faire, serviraient à compenser l'énorme inégalité de forces qui existait entre la France et l'Europe coalisée.

Dans tout ce qui précède nous n'avons pas parlé de la situation nouvelle de Napoléon devant la France, situation des plus difficiles, et qui lui défendait absolument, péremptoirement, toute opération immédiate au delà de nos frontières.

Raisons politiques qui se joignaient aux raisons militaires, pour obliger Napoléon à s'arrêter à Paris. En effet, comment s'était présenté Napoléon en débarquant à Cannes? Il s'était présenté en libérateur qui venait débarrasser la France des émigrés, mais sans attenter ni à la liberté ni à la paix. Paix et liberté étaient les deux mots qui n'avaient cessé de remplir ses discours depuis Grenoble. Proférer ces mots était facile, mais y faire croire ne l'était pas autant. Afin d'y parvenir, Napoléon avait déclaré partout, et avait même écrit à Vienne des diverses villes où il avait passé, qu'il acceptait le traité de Paris, et l'observerait fidèlement, bien qu'il n'eût pas voulu le signer. Cette déclaration avait charmé tous ceux qui l'avaient entendue, car ils avaient compris que s'il y avait une seule chance de sauver la paix, c'était d'annoncer sur-le-champ qu'on acceptait l'œuvre des puissances, c'est-à-dire l'ancienne frontière de 1789, un peu agrandie vers Landau et Chambéry. Or, si le lendemain de son entrée à Paris, Napoléon s'était élancé d'un bond sur la Meuse et le Rhin, on aurait nécessairement cru voir en lui le même homme qui avait conduit la fortune de la France à Moscou, pour la ramener par la route de Leipzig sur les hauteurs de Montmartre; on n'aurait plus douté de retrouver le conquérant, et avec le conquérant le despote qui avait perdu le pays et sa grandeur. Moralement il n'aurait eu personne pour lui, et matériellement il aurait eu quelques cadres vides, portés à l'immense distance du Rhin, où la difficulté de les recruter eût été triplée.

Si donc aux raisons militaires et administratives, on ajoute les raisons politiques, on peut affirmer qu'il y avait non-seulement de puissants motifs de s'arrêter à Paris, mais nécessité absolue et indiscutable.

Aussi le parti de Napoléon était-il pris, une fois parvenu au centre de l'Empire, de s'y saisir des rênes du gouvernement, d'y offrir la paix aux puissances sur la base des traités de Paris et de Vienne, d'y endurer les refus humiliants auxquels il serait vraisemblablement exposé, de rendre ces refus publics au lieu de les dissimuler, afin de mettre avec lui l'orgueil de la nation, de profiter du répit de ces pourparlers pour armer avec son activité ordinaire, de tenir ses corps entre la capitale et la frontière du Nord pour rendre ses opérations plus faciles, puis en feignant l'inaction, de fondre tout à coup sur l'ennemi en pénétrant brusquement au milieu de ses cantonnements dispersés. C'étaient là les seules idées sensées, solides, dignes du génie administratif et militaire de Napoléon.

Formation d'un corps de vingt mille hommes, qui, sous le général Reille, doit se porter à la frontière du Nord pour en protéger les places. Ayant confié au comte de Lobau le soin de réunir dans sa main les troupes qui étaient à Paris, ou qui devaient y venir, de les inspecter rapidement, d'y remettre l'union et la discipline, il lui prescrivit de former tout de suite un corps d'une vingtaine de mille hommes, que commanderait le sage et brave général Reille, et qui s'avancerait sur Lille, où l'on disait que Louis XVIII avait le projet de s'établir avec sa maison militaire, et peut-être un renfort de troupes étrangères. Heureusement le maréchal Mortier commandait à Lille sous l'autorité supérieure du duc d'Orléans. On était assuré que ce maréchal, s'il recevait Louis XVIII dans cette place, comme c'était son devoir, ne consentirait pas à y admettre les troupes anglaises et prussiennes, et que le duc d'Orléans ne voudrait pas se conduire autrement que le maréchal Mortier; que par conséquent Lille, s'il devenait momentanément un lieu de repos pour Louis XVIII, ne serait pas livré à l'ennemi. Pourtant il fallait surveiller non-seulement cette place, mais toutes celles de la frontière du Nord, et le général Reille aurait les moyens de suffire à cette tâche avec les 20 ou 30 mille hommes qu'on allait successivement placer sous ses ordres. Le général Reille ne pouvant pas être prêt avant trois ou quatre jours, Napoléon ordonna au général Exelmans de réunir immédiatement la cavalerie disponible, et de suivre avec trois mille chevaux la cour fugitive. Le général Exelmans doit suivre avec trois mille chevaux la cour fugitive. La mission du général Exelmans consistait uniquement à pousser cette cour hors du territoire avec les ménagements convenables, sauf peut-être à lui reprendre le petit trésor dont elle s'était munie, et les diamants de la Couronne qu'elle avait placés dans ses fourgons. On était certain que le général Exelmans, malgré ses griefs personnels, n'ajouterait pas à la rigueur de sa mission, et Napoléon désirait qu'il en fût ainsi, parce qu'il mettait de l'orgueil à faire contraster sa conduite avec celle des hommes qui avaient mis sa tête à prix.

Quant au Midi, avant de rien prescrire, il voulut savoir avec précision ce qui s'y passait. D'ailleurs il lui fallait le temps de rassembler quelques troupes indépendamment de celles qu'on allait donner au général Reille, et en attendant l'esprit de Lyon et de Grenoble le rassurait pleinement sur ce qu'on tenterait de ce côté. Ordres relatifs à l'Ouest et au Midi. Relativement à l'Ouest, il expédia un officier pour Orléans, afin d'intimer au maréchal Saint-Cyr, sous la menace des peines les plus sévères, l'ordre de restituer le commandement au général Pajol, et il fit partir pour Bordeaux le général Clausel avec mission d'y marcher avec les troupes qu'il trouverait sur son chemin, et d'en expulser madame la duchesse d'Angoulême, qui, toute respectable qu'elle était, ne pouvait devenir un ennemi bien redoutable.

Après avoir consacré à ces soins urgents la matinée du 21, il employa le reste de la journée à passer la revue tant des corps qui étaient à Paris, que de ceux qui l'avaient suivi depuis Grenoble, et qui avaient eu le temps de venir de Fontainebleau. C'était une occasion naturelle de se montrer aux Parisiens qui ne l'avaient pas encore vu, et de tenir un langage qui, sortant du cercle de ses entretiens intimes, pût être reporté par tous les échos de la France à tous les échos de l'Europe.

Revue militaire le 21 mars au matin. On réunit sur la place du Carrousel environ vingt-cinq mille hommes, comprenant les troupes venues de Grenoble à Fontainebleau, celles du camp de Villejuif, et surtout le bataillon de l'île d'Elbe, qui avait exécuté à pied et en vingt jours la prodigieuse marche de deux cent quarante lieues. La garde nationale parisienne n'y fut point appelée, parce qu'elle n'avait point été préparée par quelques changements d'officiers à figurer dans une solennité où l'on allait célébrer le rétablissement de l'Empire. Mais la population avertie était accourue, et parmi les plus empressés se trouvaient naturellement ceux qui haïssaient les émigrés, ceux à qui la gloire impériale n'avait pas cessé d'être chère, et beaucoup de curieux que la merveilleuse expédition de l'île d'Elbe avait arrachés à leur indifférence. Du reste on peut toujours ménager une fête brillante à un gouvernement, car tout gouvernement, si dépourvu qu'il soit, a ses partisans qui sont présents à ses solennités tandis que ses adversaires en sont absents, et qui applaudissent assez pour simuler l'universalité des citoyens. Ici d'ailleurs il y avait dans les événements accomplis de quoi toucher la population la plus froide. Le peuple des faubourgs en effet se rendit à la place du Carrousel pour applaudir l'homme qui plus qu'aucun autre avait remué son imagination, pour applaudir surtout les huit cents grenadiers et chasseurs de la garde, qui, après avoir suivi leur général dans l'exil, le ramenaient triomphant sur le trône de France. Ces vieux soldats, couverts de cicatrices, épuisés de fatigue, portant des chaussures en lambeaux, émurent vivement les assistants, et bon nombre d'entre eux répondirent non par des cris, mais par des larmes, aux acclamations de la foule. Les regards avides du public ne les quittaient que pour chercher sous sa redingote populaire le personnage fabuleux, qui venait de réaliser un nouveau miracle digne de sa fortune passée. On le trouvait engraissé, mais fortement bruni, ce qui corrigeait l'effet de son embonpoint, et promenant toujours autour de lui l'œil enflammé du génie. Il fit former les troupes en masse serrée autour de son cheval, les officiers en avant, et leur adressa de sa voix vibrante quelques paroles énergiques et passionnées. Véhémente allocution aux troupes. «Soldats, leur dit-il, je suis venu avec huit cents hommes en France, parce que je comptais sur l'amour du peuple et sur la mémoire de l'armée. Je n'ai pas été trompé dans mon attente. Soldats, je vous en remercie! La gloire de ce que nous venons d'accomplir est toute au peuple et à vous. La mienne, à moi, c'est de vous avoir connus et devinés... Le trône des Bourbons était illégitime, parce que renversé par la nation il y a vingt ans, il n'avait été relevé que par des mains étrangères, parce qu'il n'offrait de garanties qu'à une minorité arrogante, dont les prétentions étaient contraires à vos droits. Le trône impérial peut seul garantir les intérêts de la nation, et le plus noble de ces intérêts, celui de notre gloire. Soldats, nous allons marcher pour chasser du territoire ces princes complices et instruments de l'ennemi, et arrivés à la frontière, nous nous y arrêterons... Nous ne voulons pas nous mêler des affaires des autres nations, mais malheur à celles qui voudraient se mêler des nôtres!—Puis faisant approcher les officiers du bataillon de l'île d'Elbe, et les montrant aux troupes, Soldats, reprit Napoléon, voilà les officiers qui m'ont accompagné dans mon infortune; ils sont tous mes amis, ils sont tous chers à mon cœur! Chaque fois que je les voyais, je croyais revoir l'armée elle-même, car dans ces huit cents braves il y a des représentants de tous les régiments. Leur présence me rappelait ces immortelles journées, qui jamais ne s'effaceront ni de votre mémoire ni de la mienne. En les aimant, c'est vous que j'aimais! Ils vous ont rapporté intactes et toujours glorieuses ces aigles que la trahison avait couvertes un moment d'un crêpe funèbre. Soldats, je vous les rends; jurez-moi que vous les suivrez partout où l'intérêt de la patrie les appellera!...—Nous le jurons!» répondirent-ils en agitant leurs baïonnettes, en brandissant leurs sabres.— Grand effet produit par cette revue. L'émotion fut grande, parce que les sentiments auxquels s'adressait Napoléon étaient profonds chez les hommes qui écoutaient son allocution véhémente.

Napoléon rentra ensuite dans l'intérieur du palais au milieu d'une affluence considérable, le regard animé et comme entouré d'un prestige nouveau. Les hauts fonctionnaires qui ne s'étaient pas présentés la veille, soit qu'ils n'eussent point été avertis, soit qu'ils hésitassent encore, se montrèrent dans cette journée du 21, et l'Empereur fut en quelque sorte universellement reconnu et proclamé. Carnot accepte le ministère de l'intérieur, et M. de Caulaincourt celui des affaires étrangères. Carnot arraché à sa retraite était venu aux Tuileries, et poussé par un sentiment que partageaient tous ses amis, celui de s'unir à Napoléon pour défendre en commun la cause de la Révolution, avait accepté le ministère de l'intérieur. Le titre de comte ne lui plaisait guère; il ne jugea pas conforme à la gravité de la situation d'en faire une difficulté. Le duc de Vicence accepta également le ministère des affaires étrangères. Le gouvernement de Napoléon se trouva donc complet, et il put immédiatement mettre la main à son immense tâche.

Tandis que Napoléon vaquait à ces premiers soins, Louis XVIII avait continué sa retraite sur Lille. Ainsi qu'on l'a vu, les royalistes extrêmes avaient tâché de l'attirer en Vendée, tandis que les royalistes modérés, soucieux de ménager les sentiments de la France, avaient voulu l'amener à Lille, pour qu'il assistât sans passer la frontière à la lutte qui allait s'engager entre l'Europe et l'Empire rétabli. Retraite de Louis XVIII vers Lille. N'ayant pas grande confiance dans l'asile qu'il pourrait trouver au sein d'une ville française, répugnant au séjour de la Belgique, Louis XVIII n'avait de goût que pour le pays où il avait durant six années joui d'un parfait repos. Aussi, délivré des fous et des sages dès qu'il avait passé Saint-Denis, il avait cédé à son penchant, et pris la route d'Abbeville, qui devait le conduire à Calais, de Calais à Londres.

Débris dont la cour fugitive est suivie. Pendant ce temps le comte d'Artois et le duc de Berry restés à la tête de la maison militaire, avaient suivi la route de Beauvais au pas de l'infanterie. Rien n'était plus pénible à voir que la maison militaire en ce moment. Remplie de gens dévoués, mais pour la plupart étrangers au service militaire, incomplétement équipée, elle formait une longue queue de traînards, qui faute de chevaux avaient mis sur des charrettes leurs personnes et leurs équipements. Il n'y avait de fortement organisée que la compagnie des gardes du corps du maréchal Marmont, composée avec soin d'anciens soldats, et bien tenue comme l'étaient ordinairement les troupes confiées à ce maréchal. Le reste offrait l'aspect le plus triste et le plus désolé. Il y avait un spectacle plus triste encore, c'était celui des troupes réunies à Saint-Denis.

Nous avons dit que pour dissimuler au public le prochain départ de la famille royale, on avait dirigé sur Villejuif les troupes destinées à l'armée de Melun, et qu'une fois la sortie du Roi opérée sans obstacle, on leur avait expédié l'ordre de se rabattre sur Saint-Denis. Elles n'avaient point obéi, comme on l'a vu, et il n'avait paru à Saint-Denis que le très-petit nombre de celles qu'on y avait envoyées directement. Parmi ces dernières figuraient une grande partie de l'artillerie, un bataillon d'officiers à la demi-solde, plus quelques jeunes gens de l'école de droit qui avaient suivi Louis XVIII sous le nom de volontaires royaux, et qui représentaient la jeunesse honnête, espérant la liberté des Bourbons et ne l'attendant pas des Bonaparte. Le maréchal Macdonald s'était transporté à Saint-Denis pour y recueillir ces débris, et les conduire à Louis XVIII. Mais arrivé dans l'après-midi du 20, il trouva le bataillon des officiers à la demi-solde en pleine révolte, s'efforçant d'insurger l'artillerie, et ravageant même les bagages du cortége royal. Le maréchal s'efforça de mettre un terme à ce scandale, mais quoique personnellement respecté, il fut réduit à s'éloigner, et à rejoindre la maison militaire, qu'il rencontra en marche et dans l'état que nous venons de décrire. Le maréchal Macdonald suit le Roi, et le rejoint à Abbeville. Il quitta ensuite le comte d'Artois et le duc de Berry pour se rendre auprès du Roi, et essayer de faire prévaloir le conseil qu'il n'avait cessé de donner, celui de se retirer à Lille.

État dans lequel il le trouve. Parvenu le 21 au soir à Abbeville il se présenta au Roi, qu'il trouva entre M. de Blacas et le prince Berthier, parfaitement calme, et paraissant plus sensible à l'incommodité de ce brusque déplacement qu'à la perte du trône. Conservant peu d'espérance, attribuant ses nouveaux malheurs à son frère et aux émigrés, convaincu que l'Europe n'éprouverait qu'un médiocre intérêt pour des gens qui n'avaient pas su se soutenir, Louis XVIII était plus pressé de gagner son asile d'Hartwell que de sauver par une conduite habile les restes d'un avenir dont il doutait fort. Il parla uniquement de sa fatigue, de sa goutte, des gênes auxquelles l'exposait la perte de son bagage, et n'écouta qu'avec une sorte de distraction tout ce que lui dit le maréchal pour le ramener dans la direction de Lille. Ce brave et sage militaire, qui joignait à une rare intrépidité, à une profonde expérience de la guerre, beaucoup de sens politique, lui rappela le mauvais effet produit par les compliments qu'il avait faits au prince régent en quittant Londres, le reproche universellement adressé aux Bourbons de préférer l'étranger à la France, et particulièrement l'Angleterre à tous les autres pays, l'inconvénient de justifier ces préventions en se hâtant de passer la frontière, et de la passer pour gagner Londres. Conseils qu'il lui donne. Il insista donc avec véhémence pour que le Roi se rendît à Lille, et qu'il restât au moins sur le bord extrême du territoire. À Lille il serait en sûreté, et pourrait toujours se mettre à l'abri en faisant une ou deux lieues pour sortir de France.

Louis XVIII consent à se rendre à Lille. Louis XVIII lui répondit avec finesse qu'il ne serait pas à Lille plus en sûreté qu'ailleurs, parce qu'il y faudrait une garnison, que toute garnison se comporterait comme les troupes dont on avait essayé de se servir, et qu'appeler à Lille les Anglais ou les Prussiens serait aux yeux de la France la pire des conduites. Sensible du reste aux observations d'un serviteur aussi loyal que le maréchal Macdonald, il consentit à suivre son avis; seulement il lui demanda le temps de prendre un peu de nourriture, et l'engagea à le précéder, en promettant de le rejoindre dans quelques heures. Pendant cette espèce de conseil, le maréchal avait parlé seul. M. de Blacas, jugeant tous les partis également mauvais, n'avait presque rien dit, bien qu'il préférât visiblement la retraite sur Lille. L'infortuné Berthier, aussi étonné de se trouver où il était, que le public de l'y voir, avait montré sur son visage abattu et silencieux les perplexités de son âme: triste punition dans la personne d'un honnête homme de ce désir d'être de tous les régimes, et de conserver malgré son passé sa place dans tous!

Le maréchal y précède le Roi. Le maréchal Macdonald prit donc immédiatement la route de Béthune, afin d'aller préparer à Lille l'établissement de la famille royale. Il arriva le 22 mars au matin devant cette place, occupée par le duc d'Orléans qui en avait fermé les portes. On doit se souvenir que ce prince avait reçu le commandement des troupes du Nord, avec mission d'y former une réserve, qui viendrait prendre la gauche du duc de Berry si on se battait en avant de Paris, et couvrirait la retraite de la famille royale si on était obligé d'abandonner la capitale. Ce prince, le seul qui jouît de quelque popularité parmi les troupes, les avait trouvées tranquilles mais évidemment mal disposées pour la cause royale, et avait eu soin de les tenir séparées, pour retarder en les divisant l'explosion de leurs sentiments. Il avait dirigé sur Lille celles dont la discipline lui semblait un peu moins ébranlée, et s'était enfermé dans cette place avec six à sept mille hommes et le maréchal Mortier, également résolu à y donner asile au roi et à en refuser l'accès aux Prussiens et aux Anglais. Ayant appris le 21 au matin par le télégraphe que Napoléon était entré à Paris, il avait interdit toute communication extérieure, dans la double intention d'empêcher les émissaires bonapartistes de pénétrer dans la ville, et les soldats de déserter.

Difficultés que le maréchal éprouve pour entrer dans la place. Les ordres du duc d'Orléans avaient été si ponctuellement exécutés, que les clefs de la ville avaient été déposées à l'état-major de la place, et que les gardiens s'étant absentés il n'y avait personne pour répondre. Le maréchal Macdonald ne sachant comment se faire entendre, fut obligé d'écrire un billet au crayon, de l'attacher à une pierre, et de le jeter à la sentinelle qui gardait le rempart. Comme le billet portait sur la suscription qu'il était du maréchal Macdonald, la sentinelle le remit au poste le plus voisin, et ce poste à l'état-major. La porte fut bientôt ouverte et le maréchal fut conduit auprès du duc d'Orléans, qui lui apprit l'état des choses, et lui donna la certitude que le Roi recevrait des troupes une hospitalité respectueuse mais courte, à condition toutefois de ne chercher à introduire dans la place ni la maison militaire, ni les Anglais.

Arrivée de Louis XVIII à la suite du maréchal. Accueil qu'il reçoit. Louis XVIII arriva en effet dans l'après-midi du 22, et fut reçu avec tous les honneurs dus au souverain. La population de Lille, pieuse et royaliste, poussa des cris violents de Vive le Roi! tandis que les troupes bordant la haie et présentant les armes gardèrent un morne silence.

Conseil tenu devant Louis XVIII. À peine arrivé, Louis XVIII voulut entendre le prince et les maréchaux sur la conduite qu'il convenait de tenir. M. le duc d'Orléans lui conseille de se rendre immédiatement à Dunkerque. En présence du Roi, de M. de Blacas, du prince Berthier, des maréchaux Macdonald et Mortier, M. le duc d'Orléans exposa la situation avec une parfaite netteté de vues et de langage. Il approuva fort le maréchal Macdonald d'avoir conseillé au Roi de rester le plus possible sur le territoire français, mais il démontra en même temps que la ville de Lille serait à peine habitable quelques heures, que le spectacle qu'on venait d'avoir sous les yeux, celui d'une population bruyamment sympathique et de troupes froidement respectueuses, était l'expression vraie de l'état des choses; que les troupes étaient maîtresses de Lille, qu'elles ne souffriraient pas qu'il fût commis la moindre inconvenance envers le Roi, qu'elles s'en feraient même un point d'honneur, mais qu'elles étaient imbues de l'idée qu'on voulait livrer la place aux Anglais, que dans cette défiance elles ne consentiraient jamais à y laisser entrer la maison militaire, encore moins à en sortir elles-mêmes, si par hasard on voulait se débarrasser de leur présence; que du reste, en supposant qu'on parvînt à les éloigner, ce n'était pas avec douze cents hommes de la garde nationale et trois à quatre mille cavaliers écloppés de la maison militaire, qu'on pourrait défendre une forteresse où il fallait au moins douze mille hommes de la meilleure infanterie pour être en sûreté; que pendant quelques jours les troupes se prêteraient à former la garde du Roi, mais qu'elles ne soutiendraient pas longtemps ce rôle, surtout quand viendraient les ordres de Paris; Motifs donnés pour choisir Dunkerque. que le meilleur parti était de se transporter à Dunkerque, où la population était aussi royaliste qu'à Lille; que là il faudrait peu de garnison, et qu'on y suffirait avec la maison militaire convertie en infanterie; qu'on y aurait d'ailleurs la ressource de la mer, et le refuge de l'Angleterre au besoin; qu'en demeurant par ce choix sur le territoire français, on y serait en même temps plus éloigné du théâtre de la guerre; que probablement on retiendrait dans son parti Calais, Ardres, Gravelines, qu'on y aurait un peu de marine, qu'on formerait ainsi un petit royaume maritime, où le drapeau blanc continuerait de flotter sans aucune apparence de complicité avec le drapeau ennemi qui allait envahir la France.

Le départ remis au lendemain. Le maréchal Mortier appuya vivement cet avis plein de sagesse, et le prince Berthier ne le contredit point. M. de Blacas l'approuva. Le maréchal Macdonald en l'adoptant, n'éleva d'objection que sur un point, la précipitation du départ, qui donnerait au Roi l'apparence d'un fugitif, saisi de peur ou chassé de Lille. Le duc d'Orléans ayant répondu qu'on avait vingt-cinq lieues à faire pour gagner Dunkerque, et que ce qui était facile le jour même serait peut-être difficile le lendemain, l'avis du départ immédiat sembla prévaloir, sauf néanmoins l'extrême lassitude du Roi, qui exigeait quelques heures de repos.

On se sépara donc avec ordre de préparer le départ; mais toujours perplexe et fatigué le Roi le remit au lendemain. Le duc d'Orléans et les maréchaux employèrent la fin du jour à visiter les troupes et à leur parler.— Les troupes respectueuses mais défiantes, craignent qu'on ne veuille livrer Lille aux Anglais. Le Roi est en sûreté parmi nous, répondirent les officiers auxquels on s'adressa; mais nous savons qu'on veut livrer la place à l'ennemi, et que c'est le projet des émigrés dont le Roi est entouré. Si donc la maison militaire se présente, nous ferons feu sur elle.—Malgré toutes les assurances contraires il n'y eut aucun moyen de dissiper ces préventions, et ce qui contribuait à les enraciner dans l'esprit des troupes, c'est que des gens de l'entourage royal disaient qu'il fallait mettre un terme à cette comédie d'un faux respect pour la personne du souverain, sous lequel se cachait une trahison prochaine, et que le plus simple était d'introduire dix mille Anglais dans la place. Ces imprudents propos étaient crus, et ceux du duc d'Orléans considérés comme un pur effet de sa crédulité. Il était dès lors évident qu'on pourrait à peine passer un jour ou deux dans cette situation équivoque.

Croyant apercevoir la maison militaire, elles sont prêtes à faire feu. Le lendemain 23 il y eut une fausse alerte. Quelques coureurs s'étant montrés en vue des remparts de Lille, le bruit se répandit que c'était la maison du Roi qui approchait. En un instant les troupes manifestèrent la plus vive émotion, et elles se déclarèrent prêtes à tirer sur les nouveaux arrivants. Le duc d'Orléans, les maréchaux, eurent une peine extrême à les calmer, et elles parurent toujours convaincues qu'on songeait à livrer la place aux Anglais. En présence de pareilles dispositions, il n'était plus possible que le Roi prolongeât son séjour à Lille. Impossibilité de laisser plus longtemps la cour à Lille. Le conseil qu'il avait tenu la veille avec le duc d'Orléans, avec M. de Blacas, avec les maréchaux Berthier, Macdonald, Mortier, s'assembla de nouveau le matin même, et reconnut à l'unanimité la nécessité de quitter une ville gardée par des troupes pleines d'égards pour Louis XVIII, mais dévouées à Napoléon, et toujours disposées au premier incident à proclamer l'autorité impériale. Il n'y avait divergence que sur le lieu où le Roi se retirerait en sortant de Lille. Insistance pour la retraite à Dunkerque. Le duc d'Orléans, appuyé par les trois maréchaux, insista de nouveau pour Dunkerque. Louis XVIII préfère se rendre en Belgique. Le Roi ne repoussa pas cet avis, mais il dit que dans l'état des choses il croyait trop dangereux de faire sur le territoire français les vingt-cinq lieues qui le séparaient de Dunkerque, et il annonça qu'il allait prendre d'abord la route de la Belgique, sauf à gagner Dunkerque par le territoire belge. Les raisons que lui présenta le duc d'Orléans pour ne pas abandonner un instant le territoire national n'ayant point changé sa résolution, le maréchal Macdonald d'un ton respectueux mais ferme lui déclara qu'il était, à son grand regret, obligé de le quitter; que jamais il n'émigrerait, surtout pour se rendre dans un pays rempli des troupes de la coalition; qu'il était resté fidèle à la royauté tant qu'elle avait été en France, qu'il ne pouvait la suivre au delà; qu'il n'irait point offrir son épée à l'homme qui était venu bouleverser son pays, mais qu'il attendrait dans la retraite des jours plus heureux. Louis XVIII écouta avec une parfaite convenance cette franche déclaration, remercia le maréchal de sa noble conduite, lui rendit ses serments, et lui fit les adieux les plus affectueux. Le maréchal Mortier tint le même langage, reçut la même réponse et les mêmes témoignages, et annonça qu'avec le maréchal Macdonald il accompagnerait le Roi jusqu'à l'extrême frontière. Le prince Berthier se tut, mais prenant à part les maréchaux Macdonald et Mortier, il leur dit que capitaine d'une compagnie de gardes du corps il était obligé de suivre le Roi jusqu'au lieu choisi pour sa retraite, et que ce devoir rempli il était décidé à rentrer en France. Il les chargea même d'en donner avis à Paris. Le Roi s'adressant alors à M. le duc d'Orléans, lui demanda, avec une malice visible, ce qu'il allait faire. Le duc d'Orléans lui répondit avec sang-froid, qu'il pensait comme messieurs les maréchaux, mais que, prince du sang, il ne pouvait agir comme eux, c'est-à-dire rester en France; qu'il suivrait le Roi jusqu'à la frontière, puis qu'il solliciterait la permission de le quitter, ne voulant point aller en Belgique, lieu de réunion des armées ennemies. Le Roi, d'un ton tranquille, lui dit qu'il faisait bien, et donna les ordres pour son départ immédiat.

Les maréchaux et le duc d'Orléans le quittent à la frontière. Le 23, vers le milieu du jour, Louis XVIII sortit de Lille par la route de Belgique, la population lui témoignant de vifs regrets, les troupes un parfait respect, mais paraissant fort soulagées d'être déchargées d'un dépôt embarrassant. Le duc d'Orléans et les maréchaux escortant à cheval la voiture du Roi le conduisirent jusqu'à la frontière, qui est à deux lieues environ de la place, puis après avoir reçu ses remercîments et lui avoir adressé leurs adieux, rentrèrent dans Lille pour déposer leur commandement. Le duc d'Orléans écrivit à tous les généraux qui dépendaient de lui, pour les délier de leurs obligations militaires, et les rendre à eux-mêmes et à leur pays. Le maréchal Mortier lui apprit alors un détail qu'il avait eu la délicatesse de tenir secret, c'est qu'il avait reçu de Paris le pouvoir et l'ordre d'agir comme il l'entendrait pour le salut de la frontière, pour l'expulsion des princes de Bourbon, même pour leur arrestation si elle paraissait nécessaire. Le maréchal n'avait voulu ni gêner les princes, ni même hâter leur départ, en leur déclarant les devoirs nouveaux qui lui étaient imposés par celui qui était redevenu le maître du territoire, et il ne les leur avait révélés que lorsque leur résolution était prise et à peu près accomplie. M. le duc d'Orléans partit pour l'Angleterre, le maréchal Macdonald pour ses terres, et le maréchal Mortier manda par le télégraphe à Paris que Louis XVIII avait quitté Lille, que cette place n'était point et n'avait jamais été en danger. Il transmit le commandement au général comte d'Erlon, qui avait été obligé de se cacher depuis l'échauffourée des frères Lallemand. Au milieu de ces brusques révolutions, qui troublent et font souvent dévier les cœurs les plus honnêtes, l'histoire est heureuse d'avoir à reproduire des scènes où tout le monde, princes, maréchaux, soldats, surent remplir des devoirs presque opposés, avec tant de délicatesse et de précision.

Pendant ce temps la maison du Roi, harassée de fatigue, s'était traînée jusqu'à Abbeville, ayant à sa tête le comte d'Artois et le duc de Berry, et à ses trousses le général Exelmans, qui avec trois mille chevaux la surveillait sans chercher à la joindre. D'Abbeville elle s'était dirigée sur Lille, puis apprenant en route le départ du Roi, elle s'était portée sur Béthune. Licenciement de la maison militaire. Là les princes sentant l'impossibilité de la conduire à l'étranger et de l'y entretenir, prirent le parti de la licencier. Trois cents hommes seulement, parfaitement propres au service, et dont l'entretien n'était pas au dessus des moyens actuels de la famille royale, furent retenus, et suivirent le maréchal Marmont en Belgique, où ils devaient composer la garde personnelle de Louis XVIII. Les autres se dispersèrent dans toutes les directions. Les princes franchirent la frontière pour se réunir au Roi.

Soumission des provinces du Nord et de l'Est. Tandis que Louis XVIII avait évacué le territoire, et fait cesser pour le Nord les très-légères inquiétudes qu'on avait pu concevoir à Paris, à l'Est les choses s'étaient passées tout aussi tranquillement. Le maréchal Victor, chargé de former un corps d'armée en Champagne et en Lorraine, s'était vu obligé de renoncer à cette entreprise. Le maréchal Oudinot, délaissé par les grenadiers et les chasseurs royaux (ancienne garde impériale), avait également abandonné son commandement, et le drapeau tricolore avait été partout arboré autour de lui. L'ancienne garde impériale s'était spontanément dirigée sur Paris. En Alsace, le maréchal Suchet se soumettant à la révolution qui venait de s'accomplir, avait fait flotter le drapeau tricolore dans toute la province, et mis nos places frontières à l'abri des tentatives extérieures. On a déjà vu par nos précédents récits ce qui s'était passé de Grenoble à Besançon, par conséquent les inquiétudes qu'on aurait pu concevoir pour nos places ne s'étaient réalisées nulle part, et l'ennemi, malgré le désir qu'il en avait, n'en avait surpris aucune.

Dans l'intérieur le progrès de l'autorité impériale n'était ni moins général ni moins rapide. Le maréchal Saint-Cyr, parti de Paris le 20 mars avec M. de Vitrolles, s'était rendu à Orléans où commandait le général Dupont. Trouvant les troupes à moitié soulevées, il avait fait fermer les portes de la ville, abattre le drapeau tricolore, et incarcérer le général Pajol qui était l'auteur du mouvement. Mais des officiers envoyés de Paris ayant pénétré dans la ville, et communiqué avec le 1er de cuirassiers en garnison à Orléans, ce régiment était spontanément monté à cheval, avait assailli le siége des autorités, délivré le général Pajol, et mis en fuite le maréchal Saint-Cyr, qui s'était retiré en toute hâte vers la basse Loire. Le général Pajol, prenant le commandement, avait fait proclamer à Orléans et dans les environs le rétablissement de l'autorité impériale.

Soumission momentanée de la Vendée, et retraite en Angleterre du duc de Bourbon. Cette partie importante du cours de la Loire était donc reconquise. À Angers, le duc de Bourbon, après un entretien avec M. d'Autichamp et les principaux chefs vendéens, avait bientôt acquis la conviction que si les anciens meneurs de la Vendée étaient disposés à s'agiter encore, la population des campagnes, quoique royaliste, n'avait plus assez d'ardeur pour braver les maux de la guerre civile, dont le souvenir était resté vivant dans tous les esprits. Se sentant plus embarrassant pour le pays qu'utile à la cause royale, le prince avait déféré au conseil, qui lui était généralement donné, de se retirer. Un officier de gendarmerie, le commandant Noireau, instruit de l'état des choses, lui avait offert des passe-ports, à condition qu'il en userait sur-le-champ, ce que le prince avait accepté sans hésitation. Il était allé s'embarquer à Nantes, laissant la contrée non pas revenue à Napoléon, mais paisible.

Marche du général Clausel sur Bordeaux. Le général Clausel, envoyé dans la Gironde, s'était arrêté à Angoulême, y avait reçu pour le compte de l'Empereur la soumission des départements voisins, puis, réunissant une partie de la gendarmerie, avait marché sur la Dordogne pour y rassembler des troupes, et remplir sa mission à l'égard de la ville de Bordeaux.

Madame la duchesse d'Angoulême à Bordeaux. Il régnait dans cette grande cité une agitation extraordinaire, produite par la présence de madame la duchesse d'Angoulême et par celle de MM. Lainé et de Vitrolles. La population, royaliste par intérêt et par conviction, désolée du retour de Napoléon qui allait amener de nouveau la clôture des mers, s'était levée avec empressement à la vue de madame la duchesse d'Angoulême (venue avec le prince son époux pour célébrer le 12 mars), et avait promis de soutenir la cause des Bourbons. Ces vives démonstrations se passaient en présence de deux régiments, le 8e léger et le 62e de ligne, en garnison à Bordeaux, et y assistant avec un silence peu rassurant. Tout faisait présager qu'à l'aspect du drapeau tricolore arboré sur la rive droite de la Gironde, ils éclateraient et feraient cesser une insurrection sans consistance.

Essai par M. de Vitrolles d'un gouvernement royal à Toulouse. M. de Vitrolles après avoir communiqué à la princesse les intentions du Roi, s'était transporté à Toulouse pour y établir le centre du gouvernement royal dans le Midi. Il avait opéré des levées d'hommes et d'argent, placé de sa propre autorité le maréchal Pérignon à la tête des rassemblements royalistes, et tâché de maintenir la correspondance entre Bordeaux où était restée madame la duchesse d'Angoulême, et Marseille où était accouru en toute hâte M. le duc d'Angoulême. Présence de M. le duc d'Angoulême à Marseille. Le prince en effet s'était rendu à Marseille, et on devine d'après l'esprit qui régnait dans cette ville, les manifestations véhémentes auxquelles la population avait dû se livrer. Ayant toujours haï l'Empire, menacée de nouveau de mourir de faim, après avoir rêvé plutôt que goûté l'abondance, elle était en proie à une sorte de fureur, et avait accueilli M. le duc d'Angoulême avec des transports qui tenaient du délire. Le maréchal Masséna commandait au milieu de ces populations incandescentes avec le sang-froid dédaigneux d'un homme de guerre qui avait réussi jadis à dompter les Calabres, et que les cris de la multitude n'effrayaient guère. Accompagnant le prince le jour de son entrée, il avait vu un groupe de femmes du peuple qui tenaient leurs enfants dans leurs bras, se jeter au-devant de son cheval, puis tomber à genoux, et lui dire dans l'idiome naïf du pays: Maréchal, ne trahissez pas ce bon prince!—Prenant à peine garde à ces démonstrations, n'aimant ni la dynastie qui s'en allait, ni celle qui revenait, et déplorant les nouvelles convulsions qui devaient coûter tant de sang à la France, il avait résolu de se renfermer dans la stricte observation de ses devoirs militaires. Son plan de campagne sur le Rhône. Il avait donné à M. le duc d'Angoulême deux régiments, le 83e et le 58e, et une colonne de volontaires avec lesquels ce prince devait essayer, en remontant le Rhône, de reprendre Grenoble et Lyon. Attitude du maréchal Masséna. Le maréchal Masséna qui ne voulait pas le suivre dans cette campagne était resté à Marseille pour y maintenir l'ordre, et surtout pour veiller sur Toulon, bien décidé à appesantir sa dure main sur quiconque tenterait de livrer aux Anglais ce grand arsenal maritime.

Napoléon se regarde comme rentré en possession de l'Empire; idées qui le préoccupent. Tel était l'état des choses les 23 et 24 mars dans les diverses parties de la France. Napoléon informé de la retraite de Louis XVIII, de la soumission des provinces du Nord et de l'Est, certain dès lors de la conservation des places frontières, ne doutant pas de la soumission de la Vendée, au moins pour le moment, ne tenait aucun compte de l'insurrection du Midi, bien qu'elle s'étendît de Bordeaux à Marseille. La conservation des places lui avait seule causé quelque souci, car c'eût été un grand malheur que l'occupation par l'ennemi d'une forteresse comme Lille, Metz ou Strasbourg. Rassuré sur ce point important, délivré de la présence du Roi, qui n'eût été du reste qu'un embarras, il se regardait comme remis en pleine possession de l'Empire. S'il parvenait à concilier son autorité avec l'indépendance toute nouvelle des esprits, et surtout à apaiser l'Europe, ou à la vaincre, il était certain de recommencer un second règne, moins éclatant peut-être, mais plus prospère que le premier, et plus méritoire s'il savait substituer les douceurs bienfaisantes de la paix aux sanglantes grandeurs de la guerre. Napoléon, sans le dire, regardait la guerre comme inévitable, et devant être terrible. Mais il avait toujours douté, sans le dire, de l'apaisement de l'Europe, et en réalité il ne comptait que sur une campagne courte et vigoureuse, exécutée avec les ressources que la France un peu reposée, et trois cent mille soldats revenus de l'étranger, offraient à son puissant génie militaire.

Il n'était que depuis quelques jours dans Paris, et il avait déjà pu s'apercevoir de la vérité de ses pressentiments, car tandis que tout se soumettait dans l'intérieur, tout prenait au dehors un caractère de violence inouïe. Déclaration du congrès de Vienne qui met Napoléon hors la loi des nations. Les Bourbons en se retirant avaient répandu une déclaration du congrès de Vienne qui était de la plus extrême gravité. On avait d'abord révoqué en doute l'authenticité de cette déclaration, et Napoléon avait favorisé ce doute qui lui convenait, mais aux résolutions, au style, il n'avait pu s'empêcher de reconnaître la fureur de ses ennemis, fureur qu'il s'était attirée par un intolérable abus de la victoire pendant plus de quinze années. Selon cette déclaration, les puissances réunies à Vienne, considérant que Napoléon Bonaparte, en violant le traité du 11 avril, avait détruit le seul titre légal sur lequel reposât son existence, et attenté au repos général, le mettaient hors la loi des nations, ce qui le rendait passible du traitement réservé aux plus vils criminels. La conclusion évidente, c'est que quiconque pourrait se saisir de lui devrait le fusiller immédiatement, et serait considéré comme ayant rendu à l'Europe un service signalé. Ce n'était pas envers un grand homme, qui sans contredit avait tourmenté l'Europe, mais dont tous les princes vivants avaient flatté et exploité la puissance et venaient d'égaler l'ambition, ce n'était pas, disons-nous, envers ce grand homme, un acte digne des mœurs du siècle, et l'orgueil, l'avidité, la peur, pouvaient seuls, non pas justifier cet acte, mais l'expliquer.

Napoléon se réservait de le publier sous quelques jours, lorsqu'il voudrait faire connaître à la France la situation tout entière. Pour le moment, en rapprochant la déclaration du 13 mars de quelques autres manifestations, il y voyait la réalisation de tout ce qu'il avait prévu, et une raison de se préparer, sans perdre un instant, à soutenir une lutte formidable. De nouvelles manifestations d'ailleurs, conséquence de la déclaration du 13 mars, ne purent lui laisser aucun doute. Les légations étrangères demandent toutes leurs passe-ports. À peine M. de Caulaincourt avait-il mis le pied dans l'hôtel de son ministère, que les légations étrangères vinrent lui demander leurs passe-ports. On les leur accorde, en donnant aux secrétaires d'ambassade de Russie et d'Autriche des lettres pour Vienne. Pour les unes, telles que celles d'Angleterre et de Russie, dont les chefs étaient absents, les secrétaires avaient pris sur eux de faire cette demande; pour les autres, comme celles d'Autriche, de Prusse, de Suède, de Danemark, de Sardaigne, de Hollande, etc., les chefs de mission s'en étaient chargés eux-mêmes, et malgré les efforts de M. de Caulaincourt pour les retenir, ils avaient persisté dans la volonté de partir. M. de Caulaincourt eut à ce sujet un long entretien avec M. de Vincent, ambassadeur d'Autriche, chercha de toutes les manières à lui persuader que la France voulait la paix, qu'elle entendait même rester fidèle au traité de Paris; mais il parvint difficilement à s'en faire écouter, et n'obtint seulement pas qu'il se chargeât de lettres de Napoléon pour sa femme et pour son beau-père. Toutefois désirant quitter Paris immédiatement, M. de Vincent consentit à ce que l'un des secrétaires de la légation autrichienne qui partait un jour plus tard, emportât les deux lettres. L'humilité était en ce moment l'un des calculs de Napoléon: M. de Caulaincourt ne voulant cependant pas pousser ce calcul trop loin, se contenta de bien constater les dispositions pacifiques de son maître, mais ne mit aucun obstacle au départ des représentants des diverses cours, et leur envoya leurs passe-ports le jour même où ils les avaient réclamés.

Tout en les laissant partir on profita de l'autorisation donnée par M. de Vincent pour confier au secrétaire de la légation autrichienne une lettre destinée à Marie-Louise, et une autre destinée à l'empereur François. La reine Hortense, fort liée avec la légation russe depuis qu'Alexandre s'était constitué publiquement son protecteur, écrivit longuement à ce monarque pour lui exposer de son mieux les nouvelles dispositions de Napoléon, sous le double rapport de la politique intérieure et extérieure. Elle remit cette lettre à M. de Boutiakin, secrétaire de la légation russe, et l'un des étrangers que sa bonne grâce avait rendus tout à fait bienveillants pour sa personne, sinon pour sa cause. On se servit de la même voie pour révéler à l'empereur Alexandre le traité secret d'alliance conclu le 3 janvier entre Louis XVIII, l'Angleterre et l'Autriche contre la Prusse et la Russie. On y ajouta quelques papiers laissés par M. de Blacas à Paris, et tous propres à faire connaître à l'empereur Alexandre les sentiments de ses alliés à son égard. La reine Hortense profita encore du départ d'un intendant de son frère qui se rendait à Vienne, pour écrire à différentes personnes, notamment à Marie-Louise, et leur retracer avec les plus vives couleurs le rétablissement triomphal de Napoléon sur le trône impérial, l'élan des populations vers lui, leur éloignement invincible pour les Bourbons, dès lors la nécessité pour l'Europe, si elle ne voulait pas s'exposer à une lutte sanglante, d'accepter un fait désormais accompli, et qui ne troublerait ni la paix, ni le partage qu'on avait fait à Vienne de presque tous les États de l'univers.

En réponse à la démarche des légations, on rappelle les agents français au dehors. Le départ des légations, quoique fort menaçant, s'expliquait cependant jusqu'à un certain point, car accréditées auprès de Louis XVIII, elles étaient sans pouvoirs pour rester auprès de Napoléon. Rien à la vérité ne les eût empêchées d'attendre de nouveaux ordres, mais leur empressement à partir ne pouvait être assimilé à une déclaration de guerre, et il importait de ne point prévenir une telle déclaration, et de mettre ainsi tous les torts du côté du congrès de Vienne, qui n'était populaire ni en France ni en Europe. La seule manière digne et non irritante de répondre à la démarche des légations étrangères, c'était de rappeler les légations françaises, qu'il était impossible de maintenir décemment auprès de princes qui avaient rompu leurs relations avec nous, et qui se trouvaient composées pour la plupart d'anciens émigrés, ennemis implacables de l'Empire. M. de Caulaincourt adressa aux divers membres de ces légations une circulaire, pour déclarer qu'on leur retirait leurs pouvoirs, qu'ils étaient rappelés par conséquent sur le territoire national, et devaient y rentrer immédiatement. En attendant, il les autorisait à donner l'assurance que la France ne prendrait avec aucune puissance l'initiative des hostilités, et se renfermerait dans la stricte observation des traités existants.

Quelques différences de conduite à l'égard de certaines cours. Il était impossible de dire ni de faire autre chose dans la situation présente. Il y avait toutefois quelques différences de conduite à observer à l'égard des diverses cours, et même quelques moyens indirects à employer envers certaines d'entre elles, qu'il ne fallait pas négliger quel qu'en pût être le résultat. La cour de Vienne, par exemple, outre qu'elle était actuellement le siége du congrès, avait pour Napoléon la qualité de cour parente, et il n'était peut-être pas impossible de s'y ouvrir un accès. On savait que l'Autriche était fort mécontente de la Russie et de la Prusse, qu'elle avait failli entrer en guerre avec l'une et l'autre, et que plus d'une fois elle avait regretté d'avoir autant grossi la puissance de la Russie. La perspective d'avoir à Paris un gendre corrigé par le malheur, contenu par de nouvelles institutions, de voir régner après lui le fils d'une archiduchesse élevé par elle dans un esprit assurément pacifique, cette perspective était de nature à provoquer de sages réflexions, et à ramener peu à peu l'Autriche à d'autres sentiments que ceux qui avaient dicté la déclaration du 13 mars. Un homme pouvait beaucoup sous ce rapport, et cet homme était M. de Talleyrand. Si on parvenait à le gagner, il devenait possible de gagner la cour de Vienne elle-même. Napoléon ne savait pas alors à quel point M. de Talleyrand s'était engagé dans la cause de la légitimité, et à quel point surtout il s'était aliéné la cour de Vienne en cédant à la jalousie que lui inspirait M. de Metternich. Mission secrète de M. de Montrond à Vienne. Néanmoins la conquête de M. de Talleyrand eût été d'un prix inestimable, et par ce motif on imagina de lui envoyer un personnage singulier, homme du monde fort connu dans les salons, fort inconnu dans la politique, souvent employé dans certaines négociations occultes, doué d'un esprit rare, d'une grande audace, présentant le contraste qui se rencontre quelquefois d'un bon sens supérieur avec une conduite désordonnée, et ayant sur M. de Talleyrand l'influence d'un familier initié à tous les secrets de sa vie: Objet de cette mission. ce personnage était M. de Montrond, et si quelqu'un pouvait pénétrer à Vienne, se faire écouter de M. de Talleyrand, enlever même Marie-Louise et son fils, c'était lui, par son savoir-faire, ses relations nombreuses et sa témérité sans pareille. Prisonnier de Napoléon qui l'avait fait enfermer à Ham pour ses propos satiriques, il avait eu l'art de s'évader, était rentré en France avec les Bourbons, et aujourd'hui par goût des aventures, était prêt à tout tenter même au profit de son ancien persécuteur. C'était le duc d'Otrante, passé maître en fait de moyens occultes, qui avait songé à employer M. de Montrond, et Napoléon réduit aux expédients y avait consenti. On chargea ce singulier envoyé de lettres de M. de Caulaincourt pour M. Meneval (resté, jusqu'alors, auprès de Marie-Louise) et pour divers personnages influents. On l'autorisa à traiter à toutes conditions avec ceux qui voudraient faire leur paix, MM. de Talleyrand, de Dalberg et autres; on l'autorisa s'il parvenait à s'introduire auprès de Marie-Louise, s'il la trouvait disposée à s'enfuir, à lui en fournir les moyens, et on lui ouvrit les crédits nécessaires pour que les ressources financières ne fissent pas défaut à l'inépuisable fertilité de son esprit. Voilà par quelles voies obscures Napoléon était réduit à passer, pour pénétrer auprès des cabinets qu'il avait si longtemps dominés et humiliés! M. de Montrond partit en même temps que les courriers d'ambassade qui portaient la circulaire de rappel à nos légations, mais prévoyant que toutes les frontières seraient fermées, il se fit donner le passe-port d'un abbé attaché à la diplomatie romaine, et parvint ainsi à tromper les polices européennes, et à gagner la route de Vienne que nos courriers ne pouvaient pas s'ouvrir.

On ne rappelle point les agents français auprès de l'Amérique, de la Suisse, de la cour de Rome et de la Porte. Indépendamment de cette mission secrète, on fit en rappelant nos agents diplomatiques, quelques exceptions autorisées par les convenances et commandées par la politique. M. Serurier, ministre de France aux États-Unis, fut laissé à son poste, d'abord pour l'Amérique qui s'était toujours montrée amie de l'Empire, et ensuite pour M. Serurier lui-même qui s'y était conduit très-sagement. Les secrétaires de légation qui se trouvaient en Suisse, à Rome, à Constantinople, reçurent l'ordre d'y rester, et on leur donna même le titre de chargés d'affaires. La Suisse, maintenant qu'elle était constituée, paraissait jalouse de conserver sa neutralité, et cette neutralité couvrant une partie importante de notre frontière, méritait qu'on fît des efforts pour ne pas la compromettre. On savait la cour de Rome mécontente de l'obstination des Bourbons à révoquer le concordat, et on lui fit offrir avec l'abandon de toute idée de ce genre, la garantie de son ancien territoire, les Légations comprises. Quant à la Porte, M. de Rivière, nommé par Louis XVIII ambassadeur à Constantinople, fut retenu à Toulon, et M. Ruffin, notre ancien chargé d'affaires, reçut des instructions qui lui recommandaient de flatter de toutes les manières le sultan Mahmoud. Le retour miraculeux de Napoléon pouvait bien avoir frappé l'imagination sensible et superstitieuse des Turcs, et les avoir ramenés à la cause impériale. Enfin, tout en rappelant de Madrid M. de Laval, comme on connaissait les différends qui s'étaient élevés entre les deux maisons de Bourbon à l'occasion de l'arrestation de Mina sur le territoire français, on dépêcha un officier pour traiter la question de l'échange des prisonniers qui n'avait pas été résolue jusqu'alors, et on autorisa même cet officier à ne pas se renfermer dans l'objet apparent de sa mission. La coalition fût-elle encore générale, c'était quelque chose que d'avoir pour amis ou pour neutres l'Amérique, la Suisse, le Saint-Siége, la Turquie et l'Espagne.

Napoléon ne garde ces ménagements que pour laisser aux puissances tout le tort de la guerre. Napoléon se prêtait à ces expédients pour se dire à lui-même qu'il n'avait rien négligé, et pour prouver à la France qu'il avait sacrifié tout orgueil personnel au désir de maintenir la paix. Mais il ne comptait que sur son épée pour vaincre la mauvaise volonté des puissances. Ses plans pour l'armement de la France. Aussi profita-t-il de la soumission des provinces du Nord et de l'Est pour arrêter sur-le-champ le plan de ses préparatifs militaires. Arrivé le 20 mars au soir, il avait le 21 au matin invité le maréchal Davout à se rendre à l'hôtel de son ministère, lui avait désigné les commis de la guerre le plus au fait de cette vaste administration, et les avait mandés eux-mêmes aux Tuileries afin de leur donner ses premiers ordres. Sachant par expérience que la formation des corps d'armée pressait plus encore que le recrutement des régiments, parce que les corps une fois formés tout y affluait bientôt, hommes et choses, il commença par prescrire cette formation, et par affecter à chacun d'eux un état-major complet.

Formation de six corps d'armée sur les frontières, sous le titre de corps d'observation. Avec les troupes qui étaient cantonnées dans le département du Nord il composa le 1er corps, lui assigna le comte Drouet-d'Erlon pour général en chef, et Lille pour emplacement. Les troupes parties de Paris sous le général Reille, durent constituer le 2e corps, et il leur assigna Valenciennes pour lieu de réunion. Emplacement de ces divers corps. Ce corps devait être le plus considérable, parce qu'il était destiné à s'engager le premier à travers les masses ennemies. Quoiqu'il eût le projet d'opérer par Maubeuge, Napoléon plaça le 2e corps un peu à gauche, c'est-à-dire à Valenciennes, afin de mieux cacher ses desseins[8].

Le 3e, confié au général Vandamme, et cantonné autour de Mézières, comprit les troupes dispersées dans les Ardennes et la Champagne. Le 4e, sous le général Gérard, établi autour de Metz, fut composé des troupes de la Lorraine. Le 5e, destiné au général Rapp, avait Strasbourg pour centre de formation, et pour éléments les régiments de l'Alsace.

Ces corps avaient l'avantage de couvrir chacune de nos frontières, et de se prêter par leur situation à une concentration de forces que Napoléon songeait à rendre rapide, et tout à fait imprévue, au moyen de combinaisons profondes que nous ferons connaître en leur lieu. Maubeuge était le point de cette concentration arrêté déjà dans son esprit, et il la voulait opérer non-seulement par le reploiement des ailes sur le centre, mais par celui de la queue sur la tête. Il résolut par ce motif de former un 6e corps composé des troupes qu'il aurait nécessairement à Paris, et qui par Soissons, Laon, la Fère, seraient promptement rendues à Maubeuge. Il confia ce 6e corps au général comte de Lobau, qui commandait la première division militaire. Nous avons déjà dit qu'en vue de rétablir la discipline dans les régiments, il avait pris le parti de les faire passer presque tous à Paris sous la main du comte de Lobau. Combinaison imaginée pour leur rapide concentration. Par cette raison, il devait y avoir beaucoup de troupes dans la capitale, et il était facile d'y composer un corps nombreux, vigoureusement constitué, lequel partant de Paris en même temps que le 1er corps partirait de Lille, le 4e de Metz, viendrait former avec le 2e et le 3e une masse compacte à Maubeuge. C'est ainsi que Napoléon, avec un art supérieur, faisait concourir à un même but les diverses combinaisons commandées par les circonstances.

Reconstitution de la garde impériale. À ce 6e corps Napoléon ajouta la garde impériale, qu'il se proposait de réorganiser sur une très-grande échelle. Il rétablit la vieille garde sur le pied de quatre régiments de quatre bataillons (grenadiers et chasseurs compris), et la jeune sur le pied de douze régiments de deux bataillons, en y adjoignant une forte cavalerie et l'ancienne réserve d'artillerie qui s'était signalée dans toutes les batailles du siècle. Napoléon estimait qu'avec le 6e corps et la garde, il aurait une réserve de 50 mille hommes, laquelle, jointe aux quatre corps cantonnés de Lille à Metz, lui permettrait de prendre l'offensive à la tête de 150 mille combattants (plus ou moins, selon le temps qui lui serait laissé pour se préparer), et comme il n'indiquait d'aucune manière le projet de prendre l'offensive, encore moins de la prendre par Maubeuge, son plan pouvait être suffisamment préparé en restant suffisamment secret.

Le 5e corps établi en Alsace, c'est-à-dire en dehors de ces combinaisons, devait couvrir le haut Rhin, et devenir un second point de concentration, si le fort de la guerre se portait de ce côté. Il devait se lier avec les troupes que Napoléon destinait à garder les Alpes, agir contre la Suisse si elle ne faisait pas respecter sa neutralité, ou contre l'Italie si Murat, comme on avait raison de le craindre, était trop faible pour occuper à lui seul les Autrichiens. Projet de former ultérieurement un 7e et un 8e corps. Ce corps étant placé en dehors des opérations du Nord, il lui fallait pour chef un de ces hommes qui savent se conduire par eux-mêmes, et n'ont pas besoin d'être menés par la main. Napoléon choisit le maréchal Suchet. Il se proposa de former plus tard un 7e corps qui surveillerait les Alpes-Maritimes, et enfin un 8e qui, s'il ne servait à contenir les Espagnols peu dangereux dans le moment, servirait à contenir le midi de la France dont les dispositions restaient fort suspectes. Il destinait ce 8e corps au général Clausel, actuellement chargé de réduire Bordeaux.

Réunion immédiate des régiments et des états-majors au lieu de formation de chaque corps. En prescrivant sur-le-champ la composition de ces corps, auxquels il donna le titre de corps d'observation pour ôter à ce qu'il faisait tout caractère de provocation, Napoléon avait encore trois mois pour les organiser. Les généraux mis à leur tête, d'Erlon, Reille, Vandamme, Gérard, Rapp, Suchet, parfaitement choisis sous tous les rapports politiques et militaires, reçurent ordre de se transporter sans perte de temps sur les lieux, et de réunir leurs troupes hors des places. Pour cela, chaque régiment en se rendant à son corps dut verser tous ses hommes disponibles dans ses deux premiers bataillons, et laisser le cadre du troisième dans les places pour y faire fonction de dépôt. Ayant un très-grand nombre d'officiers à la demi-solde, Napoléon décréta la formation immédiate dans chaque régiment du quatrième, du cinquième et du sixième bataillon. Formation des quatrième et cinquième bataillons. Lorsque les hommes, appelés par les moyens que nous allons exposer, seraient rendus au dépôt, on devait remplir d'abord le troisième bataillon qui, devenu bataillon de guerre à son tour, irait rejoindre son régiment au corps d'armée. Le quatrième, le cinquième feraient de même, au fur et à mesure de l'arrivée des hommes au dépôt.

Manière de se procurer le personnel nécessaire à ces diverses créations. Cette organisation si simple étant arrêtée, restait à se procurer les moyens de recrutement. Voici comment s'y prit Napoléon pour les trouver.

Il y avait sous les drapeaux au 20 mars 1815 180 mille hommes, et 50 mille en congé de semestre, qui devaient au premier appel porter l'effectif total à 230 mille hommes. C'était bien peu, et pourtant on n'était parvenu à ce chiffre que par suite de l'armement demandé par M. de Talleyrand à Louis XVIII. La France heureusement possédait en soldats rentrés et laissés dans leurs foyers une masse d'hommes bien plus considérable. Si on se reporte à ce que nous avons déjà dit (tome XVIII) de l'organisation de l'armée sous les Bourbons, on comprendra parfaitement ce que nous allons exposer.

Quelles étaient en 1814 les forces de la France dans toute l'Europe. Au moment de l'abdication de Napoléon, il y avait en France et en Europe le nombre suivant de soldats français de toutes armes, les uns réunis en corps d'armée, les autres tenant garnison dans les places lointaines, ou restés comme prisonniers dans les mains de l'ennemi. Pendant la campagne de 1814 Napoléon avait 65 mille hommes sous son commandement direct, le général Maison 15 mille, le maréchal Soult 36 mille, le général Decaen 4 mille, le maréchal Suchet 12 mille, le maréchal Augereau 28 mille, total 160 mille combattants composant l'armée active. Les places de l'intérieur en contenaient 95 mille, ce qui portait à 255 mille à peu près l'effectif réel sur le territoire français. Il était resté 24 mille hommes dans les garnisons de la Catalogne, 30 mille dans celles du Piémont et de l'Italie, plus 32 mille défendant l'Adige sous le prince Eugène, et ramenés en France par le général Grenier. À Magdebourg, à Hambourg, et dans les diverses places d'Allemagne, il y avait 60 mille hommes, et 40 mille dans les places cédées par la convention du 23 avril, telles qu'Anvers, Wesel, Mayence, etc., ce qui faisait un total de 186 mille hommes pour les garnisons de l'Espagne, de l'Italie, de l'Allemagne, de la Belgique. On devait recouvrer 130 mille prisonniers de Russie, d'Allemagne, d'Angleterre, bien que le nombre en fût plus considérable en réalité. Si tous ces soldats s'étaient trouvés dans l'intérieur, la France aurait possédé un armement formidable, car indépendamment d'une quarantaine de mille hommes en gendarmes, vétérans, états-majors, qu'il faut toujours dans les comptes français ajouter au chiffre de l'effectif total, elle aurait eu de 600 à 610 mille soldats, la plupart aguerris, et une moitié au moins ayant fait toutes nos guerres. Si en 1815 Napoléon avait pu réunir ce personnel entier autour de lui, il eût été invincible et la France avec lui. Mais voici ce qu'étaient devenues ces masses d'hommes depuis la paix.

Ce qu'étaient devenues ces forces depuis leur rentrée en 1814. Après l'abdication de Fontainebleau, la désertion, comme on l'a vu, s'était introduite parmi les soldats. Les uns par une sorte de dépit patriotique, les autres par aversion du service dont ils n'avaient connu que les horreurs, avaient quitté le drapeau, que l'autorité militaire ne mettait plus grand intérêt à défendre. On estime que 170 ou 180 mille hommes désertèrent à cette époque, soit parmi les troupes stationnées sur le territoire, soit parmi celles qui rentraient. Il en serait resté encore près de 420 mille dans les rangs, mais le budget de la Restauration, ainsi que nous l'avons dit, permettait à peine d'en payer le tiers. Il fallut donc se débarrasser du surplus par divers moyens. On renvoya chez eux 25 mille hommes, devenus étrangers par suite des cessions de territoire. La Restauration obligée de les congédier faute de pouvoir les payer. On congédia par ordonnance ceux qui appartenaient à la conscription de 1815, ce qui en fit partir encore 46 mille; enfin on délivra des congés définitifs à 115 mille sujets de tout âge, comme ayant suffisamment payé leur dette à la patrie, ou ayant acquis au service de l'État des infirmités plus ou moins graves. L'effectif se trouva ainsi réduit à 230 mille hommes, et comme tout faible qu'il était on ne pouvait le payer, le ministre de la guerre en laissa encore 50 mille en congé de semestre, ce qui réduisit à 180 mille le nombre de soldats réellement présents au drapeau.

Comment s'y prend Napoléon pour rappeler en 1815 la partie recouvrable de cet immense personnel. Tel était l'état exact de nos forces au 20 mars 1815: 180 mille hommes sous les drapeaux, et 50 mille en congé, que sur un ordre des bureaux de la guerre on avait la faculté de réunir immédiatement. Par conséquent la première mesure à prendre était de rappeler ces 50 mille hommes; mais en les rappelant et en portant ainsi l'effectif à 230 mille, il était impossible par ce seul moyen de former les trois premiers bataillons de guerre à 500 hommes chacun, et encore moins de commencer la composition des quatrièmes et cinquièmes bataillons. Il fallait donc de toute nécessité d'autres appels. La conscription, rendue odieuse par Napoléon, et imprudemment abandonnée par les Bourbons, ne pouvait être de nouveau employée sans réveiller à l'instant les plus tristes souvenirs. Il restait la ressource de puiser dans l'immense personnel rentré en France, et dispersé sur toute l'étendue du territoire. La meilleure partie de ce personnel, par les sentiments et par l'expérience de la guerre, c'étaient les prisonniers revenus de l'étranger. Mais la plupart rentrés récemment, étaient aux drapeaux, car c'était pour leur faire place qu'on avait renvoyé les autres. On ne pouvait s'adresser aux 115 mille congédiés définitivement, puisqu'ils se trouvaient en possession de leur libération absolue, ni aux congédiés à titre d'étrangers, puisqu'ils avaient quitté le territoire. On était donc réduit à la masse de ceux qui avaient déserté, et enfin comme dernière ressource aux conscrits de 1815. On avait considéré ceux qui avaient déserté comme en congé sans solde, afin de n'avoir pas à sévir contre eux. On pouvait donc les rappeler, et sur 160 mille environ restés sujets de la France, on espérait en reprendre la moitié, c'est-à-dire 80 mille, ce qui devait porter l'effectif de 230 à 310 mille hommes, ou 300 mille net. Mais ce nombre était encore fort insuffisant, et il fallait nécessairement recourir à la conscription de 1815. Cette conscription avait été levée par décret en 1814, décret qu'aucun acte n'avait aboli. On était donc autorisé à l'invoquer et à s'en servir, moyennant toutefois une décision du Conseil d'État, facile à obtenir. Alors sans décréter de nouvelle conscription on devait avoir encore une source de recrutement assez abondante. Cette classe n'était pas loin de 140 mille hommes, lesquels avaient été congédiés par ordonnance royale. Napoléon compte sur une armée active de 400 mille hommes. En tenant compte du défaut de temps, et de la mauvaise volonté de certaines provinces, le total de la classe ne devait pas donner moins de cent mille hommes, ce qui aurait porté l'armée de ligne à 400 mille, le plus grand nombre ayant fait la guerre, ou ayant au moins figuré quelque temps sous les drapeaux, avantage considérable, et qui devait beaucoup ajouter à la force numérique de cet effectif.

Afin de pouvoir la rendre disponible tout entière, Napoléon songe à mobiliser une partie des gardes nationales. Pour qu'une pareille armée fût suffisante, et pût résister à la coalition, il fallait qu'elle fût convertie tout entière en armée active, et qu'elle n'eût pas de places à garder. Il s'offrait un moyen que Napoléon entrevit sur-le-champ, c'était un appel aux gardes nationales, combiné de façon à ne prendre que la partie capable de servir, et à ne recourir à elle que dans les provinces animées d'un ardent patriotisme. Dès cette époque il existait dans nos lois une disposition qui permettait de faire un pareil choix. À quel nombre pouvaient s'élever les gardes nationales mobilisables. En formant à part les compagnies d'élite, sous le titre de grenadiers et de chasseurs (manière de procéder empruntée à nos régiments d'infanterie), les autorités locales, chargées du recensement, avaient le moyen de n'introduire dans ces compagnies que les hommes jeunes, valides, ayant les goûts militaires, quelquefois même ayant servi, n'étant de plus ni mariés, ni nécessaires à leurs familles. On l'avait déjà fait en 1814, et à Fère-Champenoise on avait eu un exemple de ce que pouvaient des gardes nationaux ainsi choisis. Il suffisait donc de développer l'institution des compagnies d'élite pour se procurer un précieux supplément à l'armée active, et cette opération devait être singulièrement facilitée par la présence dans les campagnes d'un grand nombre d'anciens soldats rentrés, et d'un nombre plus grand encore de petits acquéreurs de biens nationaux. Avec des comités de recrutement bien composés dans chaque arrondissement, il était facile, en prenant les anciens militaires et les citoyens qui se distinguaient par la vivacité de leurs sentiments, de former des bataillons de 5 à 600 hommes chacun, propres à un très-bon service. La quantité considérable des officiers à la demi-solde ajoutait à la facilité de lever ces bataillons celle de les enfermer dans de bons cadres. Napoléon avait calculé qu'en levant ainsi le trentième de la population, on réunirait près d'un million d'hommes, et en bornant cet appel aux provinces frontières, exaspérées par la dernière invasion, et voisines d'ailleurs des places fortes qu'il s'agissait de garder, on aurait aisément 400 bataillons, qui seulement à 500 hommes chacun, procureraient 200 mille soldats. Il ne serait pas difficile de persuader à des Lorrains de défendre Thionville, Nancy, Metz, à des Alsaciens de défendre Strasbourg, à des Francs-Comtois de défendre Besançon, à des Dauphinois de défendre Grenoble, Embrun, Briançon. En se réduisant pour le moment aux Ardennes, à la Champagne, à la Bourgogne, à la Lorraine, à l'Alsace, à la Franche-Comté, au Lyonnais, à l'Auvergne, au Dauphiné, la réunion de 200 mille hommes de compagnies d'élite était certaine, et alors l'armée de ligne devenait disponible dans sa totalité. Outre que les hommes jetés dans les places devaient y former d'excellentes garnisons, ils pouvaient, ceux du moins qui seraient les mieux organisés, composer des divisions de réserve, capables d'aider utilement l'armée active, et même de marcher dans ses rangs. L'armée serait ainsi dédommagée de ce qu'elle aurait laissé à ses dépôts, et retrouverait son effectif de 400 mille hommes, qui dans la main de Napoléon était suffisant pour écraser la coalition, si toutefois on avait le temps d'exécuter ces diverses créations. La France était donc en mesure d'opposer à l'Europe 600 mille combattants, dont 400 mille de troupes actives, et 200 mille de garnisons. C'était assez pour une campagne, quelque sanglante qu'elle fût, et si cette campagne tournait bien, il était probable que la coalition n'en ferait pas une seconde. Il devenait dès lors possible, en ne se montrant pas trop exigeant, d'aboutir à une paix modérée, infiniment plus avantageuse que celle de Paris.

Ordre dans lequel Napoléon prescrit les mesures relatives à l'armement de la France. Tels furent les principes sur lesquels Napoléon fonda son plan de résistance nationale à l'étranger. La présence d'une immense quantité d'anciens soldats rentrés, l'esprit des campagnes irritées contre la noblesse et le clergé, l'existence d'un grand nombre d'officiers à la demi-solde, rendaient ce plan beaucoup plus facile à réaliser qu'il ne l'eût été dans des circonstances ordinaires.

Napoléon à qui son expérience administrative enseignait comment et à quel moment il fallait exécuter chaque chose, prescrivit ces diverses mesures dans l'ordre convenable. S'il eût essayé de les entreprendre toutes à la fois, bien qu'il eût de fortes raisons de se hâter, il en serait résulté, outre beaucoup de confusion, une émotion dans les esprits plus vive qu'il ne lui convenait encore de la produire. Il ne voulait rien cacher, mais il ne voulait pas que le lendemain même de son arrivée fût le signal d'une sorte de levée en masse, car on n'aurait pas manqué d'attribuer à ses goûts, au lieu de l'attribuer à la nécessité, cet appel désespéré au dévouement du pays.

Par ce motif il résolut de commencer ses opérations par l'ordre de rejoindre, expédié aux hommes en congé de semestre. Quelques jours après un décret devait rappeler sous les drapeaux les militaires qui les avaient quittés sans autorisation, et ensuite le Conseil d'État devait prononcer sur la question de savoir si le décret qui avait levé la conscription de 1815 était encore valable. Si on eût prétendu exécuter ces trois opérations à la fois, les autorités locales et la gendarmerie n'y auraient pas suffi, et quelques jours d'intervalle entre chacune d'elles n'étaient pas de trop. Du reste, les soldats en congé de semestre, les anciens militaires échappés au drapeau sans ordre, étaient déjà plus ou moins formés au métier des armes, et pourvu qu'ils fussent habillés et armés le jour de leur arrivée au corps, ils pouvaient figurer tout de suite dans les bataillons de guerre.

Réorganisation de la garde impériale. Napoléon se proposant de réorganiser la garde impériale en fit revenir les cadres à Paris, et afin de fournir aux anciens militaires un motif de plus de reprendre du service, il décida que tous les hommes valides qui avaient porté les armes, et qui demanderaient à entrer dans la garde, seraient admis dans les douze régiments de jeune garde qu'on allait créer. Il y avait là de quoi en attirer douze ou quinze mille.

Ne voulant pas sacrifier un seul corps de troupes à des emplois accessoires, Napoléon ordonna d'expédier pour la Corse les bâtiments disponibles à Toulon, afin de ramener trois régiments d'infanterie qui se trouvaient dans cette île. Il profita de ce que les Anglais continuaient de ménager le drapeau blanc, pour le laisser sur les bâtiments de la marine de l'État, en faisant prendre toutefois la cocarde tricolore aux équipages. Grâce à cette ruse, il pouvait recouvrer avec ces trois régiments les éléments d'une bonne division pour le 7e corps qui, faute de ressources, n'était encore qu'en projet.

Mesures relatives à la cavalerie. Ces soins donnés à l'infanterie il s'occupa de la cavalerie qui ne pouvait manquer de redevenir superbe, à la seule condition d'avoir des chevaux. En effet, les principales ressources du recrutement consistant en hommes qui avaient déjà servi, il y avait possibilité de n'admettre dans la cavalerie que des sujets tout formés, ce qui était bien plus important pour cette arme que pour celle de l'infanterie. Les 180 mille hommes composant l'effectif au 1er mars comprenaient à peu près 20 mille cavaliers. Napoléon résolut de porter tout de suite cette cavalerie à 40 mille hommes, et dès qu'il le pourrait à 50 mille. L'administration royale avait passé des marchés pour 4 mille chevaux. Rétablissement du dépôt de Versailles. Il ordonna l'exécution immédiate de ces marchés, et ensuite il rétablit le grand dépôt de Versailles qui, sous la direction du général Bourcier, lui avait été si utile en 1814. Il prescrivit à ce général de se rendre sur-le-champ à Versailles, de s'emparer de tous les locaux qu'il avait occupés un an auparavant, et d'y réunir en masse des équipements et des chevaux. Il lui ouvrit un crédit de plusieurs millions pour payer comptant les chevaux que les paysans amèneraient.

Moyennant qu'ils envoyassent à Versailles leurs hommes à pied les régiments de cavalerie étaient donc assurés d'y trouver de quoi suppléer à tout ce qui leur manquait, et comme l'armée active allait s'organiser entre Lille et Paris, ils n'avaient pas beaucoup de chemin à faire pour se monter et s'équiper. Divers modes employés pour se procurer des chevaux. Napoléon espérait tirer de la maison du Roi licenciée deux à trois mille chevaux tout formés; il se proposait en outre d'en prendre quelques mille à la gendarmerie, en remboursant immédiatement aux gendarmes la valeur de leur monture. Enfin il fit partir de Paris des officiers de cavalerie, qui, en courant les campagnes avec de l'argent, devaient, selon lui, ramener dix ou quinze mille chevaux. L'expérience qu'il venait de faire dans sa marche du golfe Juan à Grenoble lui persuadait qu'on les trouverait, moyennant qu'on se présentât partout l'argent à la main. Il avait pour maxime que, dans les moments d'urgence, c'est par la variété des moyens qu'on réussit, parce que si ce n'est l'un, c'est l'autre qui procure les objets qu'on est pressé d'obtenir.

Soins donnés à l'artillerie. L'artillerie étant l'arme qui exige le plus de temps pour être mise en campagne, même quand le matériel existe, il prescrivit de la faire sortir des arsenaux, et de la diriger vers chaque corps d'armée. Il restait un assez grand nombre de chevaux d'artillerie, débris de notre ancien état militaire, placés en dépôt chez les paysans. Napoléon ordonna de les reprendre, et d'en acheter sur-le-champ la quantité nécessaire pour atteler une puissante artillerie, qui ne devait pas être de moins de trois pièces par mille hommes. Enfin il décréta la formation à Vincennes d'un parc de 150 bouches à feu pour reconstituer l'ancienne réserve de la garde.

Ouvrages de fortification. Après s'être occupé de la composition de l'armée, Napoléon donna son attention aux ouvrages de fortification. Mesures pour la défense de Paris. Ayant apprécié par la fatale journée du 30 mars 1814 le rôle que la capitale était appelée à jouer dans la défense de l'Empire, il était résolu d'entourer Paris d'ouvrages aussi solides qu'on pourrait les construire en trois mois, et de couvrir ces ouvrages d'une artillerie formidable. L'expérience lui ayant également appris l'importance qu'il fallait attacher en cas d'invasion, aux places de La Fère, Soissons, Château-Thierry, Langres, Béfort, il projeta de les fortifier en proportion du temps dont il disposerait, et comme il y avait encore beaucoup d'autres points qui pouvaient devenir momentanément utiles, il forma une commission de généraux pour faire une rapide étude de toutes nos frontières, et désigner non-seulement les villes, mais les passages de montagnes et de forêts susceptibles de résistance. Quant aux grandes places, considérées depuis longtemps comme le boulevard du territoire, il ordonna de les réparer, de les armer, de les approvisionner, de les mettre, en un mot, en complet état de défense.

La marine appelée à concourir à cette défense. La marine, dans la situation actuelle, ne pouvait être d'aucune utilité, car une victoire navale, dût-on la remporter, n'aurait pas couvert Paris. Avec sa fertilité d'esprit accoutumée, Napoléon imagina de faire concourir la marine à la protection du territoire, ce qui devait avoir le double avantage de procurer du pain aux matelots privés d'emploi par la clôture des mers, et d'utiliser les bras robustes de soixante mille hommes aussi zélés que braves. Il décida qu'on les formerait en vingt régiments sous des officiers de mer, qu'on en laisserait une partie sur le littoral pour la garde de nos ports et de nos côtes, et qu'on en amènerait 30 mille aux environs de la capitale, pour contribuer à sa défense. Il avait en outre, le projet de distribuer quelques mille canonniers de marine sur les ouvrages de Paris, et de leur donner à servir deux ou trois cents bouches à feu de gros calibre, qui devaient être amenées de Brest, de Cherbourg, de Dunkerque, et de toutes les parties du littoral.

Création d'ateliers d'habillement. Restait à pourvoir de vêtements et d'armes les nombreux soldats appelés sous les drapeaux. L'habillement présentait de grandes difficultés à cause du peu de temps qu'on avait. Avec de l'argent, il était possible de diminuer ces difficultés. Napoléon manda auprès de lui les fournisseurs ordinaires de l'État, et leur fit payer en valeurs réelles 16 millions qui leur étaient dus, et que la Restauration n'avait pas encore acquittés. À ce prix, Paris et les principales villes allaient se couvrir d'ateliers extraordinaires, et au moyen d'une surveillance incessante, on avait l'espérance de satisfaire aux plus urgents besoins. Napoléon ne demandait pour chaque soldat de ligne qu'une capote, une veste, un pantalon, et quant à la garde nationale, il avait adopté une blouse d'uniforme qui devait suffire au service dans les places.

Réparation et fabrication des armes à feu. L'armement était plus difficile encore. Napoléon se rappelait que les fusils avaient manqué dans la dernière campagne, et que par ce motif vingt mille hommes des faubourgs n'avaient pu concourir à défendre la capitale. Il espérait, comme on vient de le voir, porter l'armée de ligne à 310 mille hommes par l'appel des semestriers et des déserteurs de 1814, et à 400 mille par l'appel de la conscription de 1815. Enfin, il comptait sur un complément de 200 mille gardes nationaux qui élèveraient le total des défenseurs du pays à 600 mille, et à 660 mille avec les marins.

Il lui fallait donc au moins 600 mille fusils pour les premiers jours de juin, époque où il supposait que les hostilités commenceraient. Il y en avait à peu près 200 mille, soit dans les mains des soldats, soit dans les divers dépôts. Il en existait 450 mille neufs dans les magasins, ce qu'on devait au duc de Berry qui n'avait cessé de réclamer et de presser la fabrication des armes à feu. Restait par conséquent à s'en procurer 250 mille. Les soldats revenus de l'étranger avaient rapporté un grand nombre de fusils qui pouvaient servir moyennant quelques réparations; mais ces fusils étaient dispersés sur toutes les frontières, et le plus souvent dans des lieux où il était impossible d'organiser des ateliers. Napoléon résolut de les faire transporter à Paris, où il en avait déjà 40 mille à réparer, mais où les moyens de réparation et de fabrication allaient devenir considérables par la création de nouveaux ateliers. Il répartit les autres entre les places fortes, depuis Grenoble jusqu'à Strasbourg, depuis Strasbourg jusqu'à Lille. Il comptait en avoir réparé 200 mille, et fabriqué 50 mille en deux mois. Il se flattait d'atteindre ainsi le chiffre de 600 mille, répondant à celui des hommes appelés sous les drapeaux. Son projet était, dans les six derniers mois de 1815, de pousser la fabrication des fusils neufs à 300 mille au moins, afin de pourvoir aux consommations, et de se mettre en mesure d'armer de nouveaux bras. Mais pour cela il prescrivit la formation d'ateliers extraordinaires à Paris et aux environs, en y employant des ébénistes, des serruriers, des horlogers même, dirigés par des officiers d'artillerie. Il fit payer aux fabricants de l'État 1800 mille francs qui leur restaient dus, et mettre en outre à leur disposition tous les fonds dont ils auraient besoin.

Moyens financiers employés pour suffire aux dépenses de cet armement général. C'était l'habile ministre des finances de la première restauration, M. Louis, qui, sans savoir pour qui il travaillait, avait préparé les moyens financiers dont Napoléon allait se servir pour assurer la défense du territoire. Grâce à la paix et au maintien courageux des contributions indirectes, M. Louis avait rétabli la perception des impôts ordinaires, et fait affluer leurs produits au Trésor. De plus, par son exactitude à reconnaître les dettes de l'État, et par l'heureuse combinaison des reconnaissances de liquidation, il s'était ménagé les précieuses facilités de la dette flottante, qui permettent d'anticiper sur les revenus de l'année, et procurent ainsi au trésor d'un grand État la disponibilité de toutes ses ressources. Cet habile ministre avait donc laissé en se retirant, outre la perception régulière et facile des impôts ordinaires, la possibilité d'en devancer le produit par une création de cinquante ou soixante millions de bons du Trésor. Cette ressource, avec celle des impôts courants, suffisait pour les premiers mois, les dépenses n'étant point à cette époque ce qu'elles sont devenues depuis. Dans trois mois on devait avoir la paix ou une bataille décisive, après laquelle, si on était vainqueur, on ne serait point embarrassé pour remplacer au budget la portion du revenu absorbée d'avance. Ces moyens dus en grande partie au baron Louis. Par cette prompte et heureuse création du crédit, due au baron Louis, MM. Mollien et de Gaëte avaient trouvé tous les services à jour, et des latitudes pour dépenser cinquante millions au delà des recettes courantes. C'était tout ce qu'il fallait dans les mains créatrices et économes de Napoléon, pour subvenir aux premiers armements, sans recourir à des moyens extraordinaires et inquiétants[9].

Grâce à cet ensemble de mesures, Napoléon se flatte d'avoir sous quelques mois 400 mille hommes d'armée active, et 200 mille de garnison dans les places. Grâce à cet ensemble de moyens, Napoléon était à peu près certain d'avoir sous quelques mois 400 mille hommes de troupes actives, 200 mille de troupes de garnison, les unes et les autres pourvues du matériel nécessaire, et d'avoir approché d'autant plus de ces nombres, que la guerre serait plus différée. Dans les grandes opérations administratives, c'est la prévoyance sachant saisir l'ensemble aussi bien que les détails, n'oubliant rien, et n'ajournant rien parce qu'elle n'oublie rien, c'est la prévoyance, disons-nous, qui assure les résultats dans le temps quelquefois fort court qu'on peut leur consacrer. C'est lorsqu'on n'embrasse pas tout d'une seule vue, et que ne prévoyant pas tous les détails, on laisse au temps le soin de vous les révéler successivement, c'est alors qu'on est exposé à être en retard, parce que les parties non prévues n'étant pas entreprises avec les autres, se trouvent ajournées dans l'exécution, et qu'on se voit souvent arrêté par l'omission en apparence la moins importante.

Pour quiconque a une idée de l'administration des États, il sera facile de reconnaître dans l'exposé que nous venons de faire des préparatifs de Napoléon, qu'il n'y manquait pas un seul des objets dont se compose un vaste armement, que tous étaient prévus, ordonnés sans tâtonnements, et avec une sûreté dans le choix des moyens qui ne pouvait appartenir qu'au plus grand génie mûri par la plus grande expérience. Napoléon commence l'exécution des mesures projetées, par celles qui n'exigent aucune publicité. Il faut ajouter que dans l'exécution de ces mesures, il était soigneusement tenu compte des considérations de la politique. Ainsi la formation immédiate des corps d'armée, si essentielle pour leur bonne organisation, et palliée autant que possible par la qualification de corps d'observation, l'appel des semestriers, la création instantanée des quatrièmes et cinquièmes bataillons, le rétablissement du dépôt de Versailles, le transport des armes dans les lieux de réparation, enfin la formation au ministère de l'intérieur de bureaux auxquels devait ressortir la garde nationale, étaient des mesures urgentes, et qu'à aucun prix il ne fallait différer. Mais elles avaient l'avantage de pouvoir dans les premiers moments s'exécuter par simple correspondance administrative. Dans dix ou quinze jours, lorsque la situation serait éclaircie, lorsqu'il n'y aurait plus à cacher l'hostilité déclarée de l'Europe, lorsqu'il faudrait avertir le pays, et, loin de craindre de le troubler, l'émouvoir au contraire sur ses dangers, les autres mesures qu'il était impossible d'entreprendre en secret, telles que l'appel et le triage des anciens militaires déserteurs de leurs corps, la mobilisation des gardes nationales, la décision du Conseil d'État sur la conscription de 1815, les levées de chevaux, la création d'ateliers extraordinaires, les mouvements de terre autour de Paris, auraient leur tour, sans qu'il y eût un jour perdu, puisque ces mesures ne pouvaient administrativement venir qu'après les autres, et l'éclat qu'elles feraient serait dès lors sans inconvénient, puisque la politique, au lieu de se taire, commanderait de parler très-haut.

Tout son plan conçu, arrêté et ordonné du 25 au 27 mars. C'est le 24 mars, quatre jours après son entrée dans Paris, que Napoléon avait été rassuré sur l'évacuation du territoire par les Bourbons. C'est le 25, le 26, le 27 mars, que les résolutions dont on vient de lire l'exposé furent conçues, directement transmises aux principaux chefs des bureaux de la guerre, même avant que le maréchal Davout eût pu se familiariser avec les hommes et les choses dont se composait son ministère. En attendant que le ministre fût au courant, les mesures pour l'armement de la France étaient décidées et ordonnées, de manière qu'il n'avait plus qu'à en suivre l'exécution sous la direction et la surveillance de son infatigable maître. Appliquant la même vigueur d'impulsion au ministère de l'intérieur, Napoléon indiqua au ministre Carnot un choix excellent pour diriger les bureaux de la garde nationale, celui du général Mathieu Dumas, qui présentait une réunion de qualités militaires et civiles parfaitement adaptées à la double nature de la milice qu'il était chargé d'organiser. Il prescrivit au général Mathieu Dumas de préparer sans bruit mais sur-le-champ le travail relatif à la mobilisation des gardes nationales. Révision des grades militaires conférés par les Bourbons. Napoléon s'occupa aussi de la révision des grades militaires accordés par les Bourbons, et qui avaient été trop prodigués pour qu'il fût possible de les maintenir tous. Il posa sur cette matière quelques principes sûrs et équitables, et remit à une commission de généraux, jouissant de la confiance publique, le soin de les appliquer. Il décida lui-même la question pour les maréchaux. Traitements employés à l'égard des maréchaux Marmont, Augereau, Berthier, Soult, Macdonald, etc. Dans son décret de Lyon, qui exceptait treize personnes de l'oubli promis à toutes, il avait compris les maréchaux Marmont et Augereau. Il n'eut pas le courage de persévérer à l'égard d'Augereau, qui, étant gouverneur à Caen, venait d'expier sa proclamation de Lyon par une proclamation des plus violentes contre les Bourbons. Il persista quant au maréchal Marmont, et laissa son nom sur le décret, dont l'exécution était du reste ajournée. Napoléon résolut de retrancher de la liste des maréchaux, en leur réservant des pensions proportionnées à leurs anciens services, les maréchaux Oudinot, Victor, Saint-Cyr, qui avaient chaudement épousé la cause des Bourbons. Il songeait, en agissant ainsi, bien moins à punir qu'à créer des vacances pour ceux qui se dévoueraient encore à la défense de la France. Trois autres maréchaux, Berthier, Soult, Macdonald, se trouvaient dans une position à peu près semblable. Napoléon différa sa résolution relativement à eux. Il était si attaché à Berthier, qu'il lui en coûtait beaucoup de se montrer sévère envers cet ancien serviteur, et il lui fit dire qu'il oublierait bien volontiers ses faiblesses de père de famille, à condition d'un prompt retour à Paris. Quant au maréchal Soult, il ne le croyait point inflexible, et le supposait très-irrité contre les Bourbons, qui, après l'avoir exposé à de si étranges contradictions, l'en avaient si mal récompensé. Il ne prit aucune mesure à son égard, pas plus qu'à l'égard du maréchal Macdonald, dont il avait pu apprécier le noble caractère. Son projet était de les attirer l'un et l'autre à Paris pour leur offrir de l'emploi, avec la conservation de toutes leurs dignités. Quant aux maréchaux Lefebvre, Suchet, Davout, Ney, Mortier qui s'étaient prononcés pour l'Empire, quant à Masséna dont il ne doutait point, il avait déjà employé les uns, et voulait employer les autres d'une manière conforme à leurs mérites. Ney envoyé en inspection sur la frontière du Nord et de l'Est. Il prit à l'égard du maréchal Ney une mesure dictée à la fois par l'intérêt du maréchal et par celui du service public. Ney éprouvait un véritable malaise de la conduite si contradictoire qu'il avait tenue à Fontainebleau et à Lons-le-Saulnier, et les reproches qu'il avait mérités, croyait les apercevoir sur le visage de tous ceux qu'il rencontrait, lors même qu'il ne les trouvait pas dans leur bouche. Cette fausse position agitait son esprit et égarait sa langue. Cherchant dans les torts d'autrui la justification des siens, il laissait échapper tantôt sur les Bourbons, tantôt sur Napoléon, des propos fâcheux, nuisibles à sa propre dignité, et qui pouvaient rendre difficile de l'employer. Or comme Napoléon ne voulait à aucun prix se priver des services du maréchal, il imagina de l'éloigner de Paris, et lui donna l'ordre d'aller inspecter la frontière depuis Dunkerque jusqu'à Bâle, avec des pouvoirs étendus sur les autorités civiles et militaires, et la recommandation expresse de faire connaître tout ce qui intéresserait la défense du territoire et la composition de l'armée. Ney, malgré les travers de son caractère, avait une grande sagacité dans les affaires de son métier, et il ne pouvait qu'être fort utile sur la frontière, tandis qu'à Paris il aurait été aussi nuisible à la chose publique qu'à lui-même.

Ces diverses dispositions relatives à l'armement général de la France avaient été, comme nous l'avons dit, conçues et ordonnées du 25 au 27 mars. Nouvelles reçues du Midi. Pendant ce temps on avait reçu de fréquentes nouvelles du midi de l'Empire. Napoléon avait appris que dans l'Ouest tout tendait à la soumission, du moins pour le moment, mais que dans le Midi, surtout entre Marseille et Lyon, les royalistes faisaient quelques progrès. Quoiqu'il n'en eût aucun souci, il voulait mettre fin à des démonstrations qui auraient pu contrarier ses préparatifs de guerre. Il ordonna au général Morand de faire descendre deux colonnes mobiles le long de la Loire, l'une sur la rive gauche, l'autre sur la rive droite, de composer chacune d'elles d'un régiment d'infanterie et de deux régiments de cavalerie, et de réprimer impitoyablement tout mouvement insurrectionnel. Forces confiées au général Clausel pour la soumission de Bordeaux. Il lui prescrivit également de prendre sur le littoral trois régiments d'infanterie, et de les envoyer au général Clausel, pour aider celui-ci à soumettre Bordeaux. Il manda près de lui le général Grouchy, qui s'était publiquement brouillé avec les Bourbons à l'occasion de la dignité des colonels généraux, transférée aux princes du sang, et le chargea de se rendre à Lyon pour arrêter les entreprises du duc d'Angoulême. Le général Grouchy envoyé à Lyon pour tenir tête au duc d'Angoulême. Il lui recommanda d'agir avec vigueur et promptitude, en employant toutefois envers le prince d'autres traitements que ceux qu'on lui avait destinés à lui-même.—Mais, lui demanda le général, si le prince tombe dans mes mains, que dois-je faire?—Le prendre et respecter sa personne, dit Napoléon, car je veux que l'Europe juge de la différence entre moi et les brigands couronnés qui mettent ma tête à prix.—Ces paroles avaient trait à la déclaration du 13 mars, faite au nom des souverains réunis à Vienne, et se ressentaient de l'irritation qu'il en avait éprouvée. Napoléon se tut un instant, puis paraissant réfléchir de nouveau à ses résolutions, il ajouta: On pourrait peut-être faire de ce prince un moyen d'échange avec les cours étrangères, et le donner pour qu'on me rendît mon fils et ma femme...—Bientôt renonçant à cette idée, par la raison qu'on ne tiendrait pas assez au duc d'Angoulême pour consentir à un pareil échange, Napoléon revint à ses premières instructions.— Instructions relatives à la manière de traiter ce prince. Poussez, dit-il, le prince hors du territoire; ayez les plus grands égards pour lui si vous le prenez; écrivez-moi immédiatement, et nous le renverrons sain et sauf, en exigeant cependant qu'on nous restitue les diamants de la couronne, que j'avais en ma possession l'année dernière, que je me suis hâté de rendre, et qui n'appartiennent ni à Louis XVIII, ni à moi, mais à la France.—

Ces paroles prononcées, Napoléon expédia sur-le-champ le général Grouchy, et, bien qu'il fût loin de s'en défier, il le fit accompagner par l'un de ses aides de camp dans la vigueur, l'honnêteté et l'intelligence duquel il avait la plus entière confiance, le général Corbineau. Il prescrivit à celui-ci de ne pas quitter le général Grouchy, afin de le pousser ou de le contenir suivant le besoin. Il fit en même temps partir en poste l'une des divisions du 6e corps déjà organisée par le comte de Lobau, et bonne surtout à employer dans le Midi, car elle était composée des régiments qui s'étaient prononcés pour l'Empire avec le plus d'élan, c'est-à-dire du 7e de ligne (régiment de La Bédoyère), des 20e et 24e (régiments de la garnison de Lyon), enfin du 14e, venu au-devant de Napoléon entre Fontainebleau et Auxerre. Ces quatre régiments suffisaient pour disperser les insurgés du Midi, et, cette facile tâche accomplie, ils devaient fournir le fond du 7e corps destiné à garder les Alpes.

Après s'être occupé des provinces insoumises Napoléon donne son attention à la politique intérieure. Les mesures militaires étaient loin d'occuper exclusivement l'attention de Napoléon. Il fallait qu'il s'occupât aussi de la politique intérieure, et qu'il s'expliquât à l'égard du gouvernement réservé à la France. Déjà dans la revue du 21, et dans une ou deux autres qui avaient suivi, il avait fait entendre aux troupes un langage conforme à celui qu'il avait tenu à Grenoble, à Lyon, à Auxerre. Langage conforme à celui qu'il a tenu à Grenoble et à Lyon. Il était venu, avait-il dit, pour relever la gloire nationale, pour remettre en vigueur les principes de 1789, et donner à la France toute la liberté dont elle était capable. Ces professions de foi adressées à quelques municipalités de province, à quelques régiments, devaient être répétées à des autorités plus élevées, c'est-à-dire aux grands corps de l'État, avec la solennité convenable, et de manière à bien préciser les engagements pris envers la France.

Napoléon veut débuter par un acte éclatant qui ne laisse aucun doute sur ses intentions libérales. Napoléon avait fixé au dimanche 26 mars la réception des grands corps de l'État, pour entendre de leur part et pour leur adresser en réponse un langage convenu avec eux. Mais la veille même de ce jour il voulut parler aux esprits par un acte patent, qui révélerait clairement ses dispositions actuelles.

Jamais gouvernement n'avait comprimé plus que le sien la manifestation de l'opinion publique. Il l'avait comprimée dans les premiers temps de son règne par une admiration qui ne laissait à personne la liberté de son jugement, et dans les derniers temps par une police inexorable qui ne permettait, ni dans les journaux, ni dans les livres, l'expression d'aucune autre pensée que celle du pouvoir lui-même. Mais vers la fin de son règne, Napoléon avait senti les inconvénients de ce régime oppressif, et les avait signalés plus d'une fois au duc de Rovigo, ministre de la police, qui de son côté les avait reconnus et avoués. Le principal, mais non le seul de ces inconvénients, consistait dans une défiance telle qu'on n'ajoutait plus aucune foi aux paroles du gouvernement, même quand il disait vrai. En fait d'événements de guerre, par exemple, l'incrédulité à l'égard de l'autorité française s'était changée en véritable crédulité pour l'étranger, et en refusant absolument de croire à nos bulletins, on croyait aveuglément à ceux de l'ennemi, cent fois plus menteurs que les nôtres. Sa nouvelle manière de penser à l'égard de la liberté de la presse. Profondément affecté de cette disposition du public, Napoléon écrivait au duc de Rovigo en 1813: On ne nous croit plus, il ne faut donc plus parler en notre nom, et en faisant parler d'autres pour nous il faut dire toute la vérité, car il n'y a plus qu'elle qui puisse nous sauver.—Napoléon avait en effet renoncé à rédiger des bulletins en 1813 et en 1814, et s'était borné à insérer dans le Moniteur des articles sous la forme qui suit: On nous écrit de l'armée...

Cette cruelle expérience avait fort dessillé les yeux de Napoléon au sujet de la liberté de la presse. Pourtant si en 1813 et en 1814 on lui avait soudainement proposé de s'exposer de gaieté de cœur à toute la violence de la presse, violence redoutable quand elle passe brusquement de la compression à la liberté sans limites, il aurait certainement refusé, comme on se refuse à une vive souffrance dont la nécessité immédiate n'est pas démontrée. Mais il revenait de l'île d'Elbe, où il avait pendant une année essuyé un affreux débordement des journaux de toute l'Europe. Après une telle épreuve il n'avait plus rien à craindre, et comme il le remarquait si spirituellement, on n'avait plus rien à dire sur lui, tandis qu'il restait beaucoup à dire encore sur ses adversaires.

Nécessité pour Napoléon de donner toutes les libertés que les Bourbons avaient ou refusées, ou accordées avec restriction. Sans méconnaître les inconvénients de la liberté de la presse, il était donc converti à son sujet par la double expérience qu'il avait faite comme souverain et comme proscrit. Mais il était dirigé par un motif plus puissant encore, motif qui par rapport à la politique intérieure allait dicter toute sa conduite, c'était la nécessité de faire en chaque chose l'opposé de ce qu'avaient fait les Bourbons. Il n'avait effectivement d'autre excuse d'être venu prendre leur place, au risque d'une guerre affreuse, que de se montrer en tout leur contraire et leur correctif. Ainsi ils n'avaient pas assez épousé la gloire de la France, et dès lors il la fallait exalter plus que jamais. Ils avaient alarmé les intérêts nés de la Révolution, et sur-le-champ il fallait déclarer ces intérêts sacrés. Ils avaient donné la liberté en hésitant, en tâtonnant, en y apportant une quantité de restrictions: il fallait la donner franche, entière, sans réserve, avec un air tranquille et assuré, quoi qu'il en pût résulter, parce que le pire eût été de fournir l'occasion de dire qu'on agissait comme les Bourbons, et que dès lors il ne valait pas la peine pour se débarrasser d'eux d'exposer la France à une révolution, et ce qui était plus grave, à une guerre générale. Décret du 25 mars abolissant la censure. La censure notamment avait paru un manque de foi à la Charte, et un contre-sens complet avec le système de gouvernement qu'elle était destinée à inaugurer: Napoléon résolut donc de l'abolir par un simple décret inséré au Moniteur.

Seulement il prit dans le détail certaines précautions de police, que les lois plus tard ont consacrées comme sages et nécessaires. Création des éditeurs responsables. Il exigea de chaque feuille publique la désignation d'un personnage principal, qui répondrait des actes de cette feuille, et qu'on a nommé depuis éditeur responsable. C'était M. Fouché qui avait imaginé cette précaution, parce que dans sa persuasion vaniteuse de faire des hommes ce qu'il voulait, il s'était flatté en personnifiant les journaux de les avoir tous à sa disposition. Napoléon ne le croyait guère, mais il était décidé à en courir la chance, et le 25 mars le Moniteur annonça l'abolition de la censure.

Réception des grands corps de l'État, imaginée pour fournir à Napoléon l'occasion de s'expliquer. En voulant recevoir les grands corps de l'État Napoléon ne pouvait y comprendre les deux Chambres qui avaient été dissoutes par les décrets de Lyon. Il y suppléa par les ministres reçus en corps (ce qui leur attribuait une importance qu'ils n'avaient jamais eue), par le Conseil d'État, la Cour de cassation, la Cour des comptes, la Cour d'appel, etc. Langage du prince Cambacérès à la tête des ministres. Le prince Cambacérès portant la parole pour les ministres, prit en leur nom tous les engagements qui étaient désirables de la part des dépositaires du pouvoir exécutif. Après avoir adressé des félicitations au monarque que la Providence avait suscité deux fois, disait-il, la première pour sauver la France de l'anarchie, la seconde pour la sauver de la contre-révolution, le prince Cambacérès résumait comme il suit les principes du pouvoir exécutif.—Déjà, Votre Majesté a tracé à ses ministres la route qu'ils doivent tenir; déjà elle a fait connaître à tous les peuples par ses proclamations les maximes d'après lesquelles elle veut que son Empire soit désormais gouverné. Les Bourbons avaient promis de tout oublier, et n'ont point tenu leur parole. Votre Majesté tiendra la sienne, oubliera les violences des partis, et ne se souviendra que des services rendus à la patrie. Elle oubliera aussi que nous avons été les maîtres du monde, et ne fera de guerre que pour repousser une agression injuste. Elle ne veut plus aucun arbitraire, elle veut le respect des personnes, le respect des propriétés, la libre circulation de la pensée, et nous serons heureux de la seconder dans l'accomplissement de cette tâche, qui lui vaudra la plus douce et la meilleure de toutes les gloires.—

Réponse de l'Empereur. En attendant la garantie des institutions, toujours la plus sûre, on ne pouvait demander au gouvernement un meilleur langage.—Les sentiments que vous exprimez sont les miens, répondit Napoléon, puis il donna audience au Conseil d'État.

Discours du Conseil d'État à l'Empereur. Ce corps s'était proposé d'établir les principes en vertu desquels Napoléon recommençait à régner, et en vertu desquels aussi le Conseil d'État n'hésitait pas à reprendre ses fonctions, comme si rien ne se fût passé entre avril 1814 et mars 1815.

Voici quelle était son argumentation.

Ce corps cherche à établir les principes en vertu desquels Napoléon doit être considéré comme le seul pouvoir légitime. La France, en 1789, avait aboli la monarchie féodale, et lui avait substitué la monarchie représentative, fondée sur l'égalité des droits et la juste intervention des citoyens dans le gouvernement de l'État.

Les Bourbons en 1790 avaient feint de se soumettre aux nouveaux principes proclamés par la nation, et bientôt par leur sourde résistance ils avaient provoqué et mérité leur chute, confirmée par une suite de décisions nationales.

Raisonnements sur lesquels il appuie cette doctrine. En l'an VIII et en l'an X, après de longues et cruelles agitations, la France avait confié le soin de la gouverner à Napoléon Bonaparte, déjà couronné par la victoire, et lui avait remis le soin de ses destinées, sous les titres successifs de Premier Consul et d'Empereur. Le peuple avait deux fois confirmé par ses votes ces délégations de sa souveraineté.

En 1814 les puissances coalisées ayant profité d'un moment de revers pour pénétrer dans notre capitale, le Sénat, chargé de défendre les constitutions nationales, les avait livrées, et appuyé sur l'étranger avait aboli l'Empire, et rappelé Louis-Stanislas-Xavier au trône. En se comportant ainsi, ce corps avait fait ce qu'il n'avait pas le droit de faire. Pourtant il avait attaché à ce rappel une condition expresse, celle d'une Constitution qui sauvegardait en partie les droits de la nation, et que le monarque était tenu d'accepter avant de remonter sur le trône.

Louis XVIII n'avait pas même observé cette condition fondamentale, car, entré à Paris sous la protection des baïonnettes étrangères, il avait daté ses actes de la dix-neuvième année de son règne, et de la sorte déclaré nuls tous les actes antérieurs de la nation. Il avait donné une Constitution imparfaite, rendue plus imparfaite par l'exécution; il avait humilié la gloire de la France, favorisé les prétentions de l'ancienne noblesse, laissé mettre en question les propriétés dites nationales, privé la Légion d'honneur de sa dotation, avili ses insignes en les prodiguant, mis en un mot en péril tout ce que la Révolution avait consacré.

On devait donc considérer ce qui s'était fait depuis 1814 comme nul en principe aussi bien que mauvais en fait, car le Sénat n'avait pas eu le droit d'abolir l'Empire, et en admettant qu'il le pût, Louis XVIII n'avait pas rempli la condition qu'on lui avait imposée pour remonter sur le trône. Enfin la conduite de ce gouvernement d'émigrés avait répondu à l'illégitimité de son origine.

Napoléon en revenant miraculeusement de son exil, et accueilli sur son passage par les acclamations de l'armée et du peuple, avait rétabli la nation dans ses droits les plus sacrés, et seul était légitime, car il n'y a de légitime que le pouvoir conféré par la nation.

Toutefois, le temps et les vœux de la France avaient indiqué des modifications nécessaires aux institutions du premier Empire. Napoléon avait pris l'engagement d'opérer ces modifications. Cet engagement il le tiendrait, et il ferait confirmer les modifications promises dans une grande assemblée des représentants de la nation, annoncée pour le mois de mai. En attendant la réunion de cette assemblée, Napoléon devait exercer et faire exercer le pouvoir d'après les lois existantes, et le Conseil d'État, jadis chargé par lui de veiller à l'application de ces lois, venait lui prêter son concours loyal et constitutionnel.

À quelles conditions les gouvernements sont fondés à se dire légitimes. C'était Thibaudeau, successivement conventionnel et préfet, qui avait prêté sa plume à cette logique serrée mais artificielle, et à laquelle il n'y avait presque rien à répondre, si on fait consister la légitimité des gouvernements dans certaines conditions d'origine, et non pas dans leur forme et leur conduite. Les gouvernements en effet sortent de tous les hasards des révolutions, et il est difficile d'assigner à quels signes précis leur origine peut les rendre légitimes. Tantôt ils naissent d'une émotion populaire, tantôt de la victoire, tantôt même de la défaite, et quelquefois du retour d'une nation désabusée vers une ancienne dynastie, que de communs malheurs lui ont fait regretter: et chaque fois il faut les subir, imposés qu'ils sont par la nécessité, et chaque fois ils se prétendent seuls légitimes, en alléguant des théories admises par les uns, contestées par les autres, et sur lesquelles le monde disputera éternellement. Sans nier ce qu'ont de respectable, d'auguste, de solide les titres à régner fondés sur une longue transmission héréditaire, nous dirons cependant que pour les gens d'un simple bon sens, les gouvernements toujours nécessaires à leur début, deviennent légitimes avec le temps, lorsque la nation pour laquelle ils sont établis, trouvant leur forme appropriée à ses mœurs comme à ses lumières, et leur conduite conforme à ses intérêts, les maintient par un assentiment réfléchi et durable. Telle est la légitimité sinon dogmatique au moins pratique, laquelle est de toutes la plus sérieuse, car un gouvernement, fût-il proclamé par une nation tout entière, hommes, femmes, vieillards, enfants, votant chez les maires et les notaires, ou bien vînt-il du mont Sinaï, sans interruption de succession, n'a plus de raison d'être s'il froisse les croyances, les mœurs, l'honneur, les intérêts d'une nation. C'est à l'œuvre, et à l'œuvre seule qu'un gouvernement se juge et se légitime. Hors de là tout est artificiel et pure argutie. Mais à Louis XVIII datant ses actes de la dix-neuvième année de son règne, il n'y avait pas de meilleure réponse à opposer que la souveraineté du peuple, exercée chez les maires et les notaires, en écrivant oui ou non sur un méprisable registre. L'une valait l'autre.

Napoléon appréciait ces théories à leur valeur, mais il se prêta à la logique conventionnelle, pour répondre à la logique royaliste, et y donna son assentiment dans les termes suivants:

Réponse de Napoléon au Conseil d'État, et principes dont il fait profession. «Les princes sont les premiers citoyens de l'État. Leur autorité est plus ou moins étendue selon l'intérêt des nations qu'ils gouvernent. La souveraineté elle-même n'est héréditaire que parce que l'intérêt des peuples l'exige. Hors de ces principes, je ne connais pas de légitimité.

»J'ai renoncé aux idées du grand Empire, dont, depuis quinze ans, je n'avais encore que posé les bases. Désormais le bonheur et la consolidation de l'Empire français seront l'objet de toutes mes pensées.»

Effet moral de ces diverses déclarations. Ce qui importait véritablement dans toutes ces manifestations, c'était l'abandon formel de l'ancien système d'empire guerrier et conquérant, la renonciation au pouvoir arbitraire, la promesse de se conformer rigoureusement à la légalité, et l'engagement de donner des institutions qui garantissent la liberté de la nation et la bonne gestion de ses intérêts. Cet engagement, Napoléon était disposé à le tenir le plus tôt possible, ne fût-ce que pour se justifier d'avoir jeté la France dans une nouvelle révolution; mais il était naturel que n'étant à Paris que depuis six jours, le soin de saisir les rênes de l'État, d'établir les premiers rapports avec l'étranger, de préparer la réorganisation de l'armée, d'expulser du territoire les princes ses rivaux, l'eût exclusivement absorbé. Cette dernière partie de sa tâche n'était pas même complétement achevée, il lui restait à délivrer le Midi de toutes les insurrections royalistes; mais il s'en occupait avec activité, et il ne lui fallait que quelques jours pour y réussir.

Apaisement successif des insurrections royalistes. En effet, le rétablissement de l'autorité impériale ne rencontrait nulle part d'obstacles sérieux, malgré quelques émotions vives, mais locales, et destinées à être passagères. Dans l'Ouest, les chefs vendéens, étourdis de la nouvelle chute du trône des Bourbons, sentaient confusément qu'ils étaient pour quelque chose dans cette catastrophe, et n'osaient former jusqu'ici le projet d'une insurrection, en présence du découragement des campagnes, de la joie des villes, et en songeant surtout à quel ennemi ils avaient affaire, ennemi prêt à devenir selon leur conduite bienfaisant ou terrible. Hésitations des chefs vendéens, et soumission momentanée des provinces de l'Ouest. Quelques chouans de profession, quelques paysans bretons ou vendéens pleins de leur ancienne foi, étaient bien disposés à s'agiter encore, mais leurs généraux, sans l'appui de l'Angleterre, sans son argent et ses munitions, sans l'aide surtout d'une guerre générale, n'étaient pas prêts à tenter une guerre civile.

Aussi le général Morand n'avait-il rencontré en Vendée aucune difficulté, et après avoir fait arborer le drapeau tricolore sur les deux rives de la Loire, il s'apprêtait à courir au secours du général Clausel, qui lui-même n'en avait pas grand besoin. Marche du général Clausel sur Bordeaux. Ce dernier avait ramassé à Angoulême quelques détachements de garde nationale et de gendarmerie, puis avait marché sur la Dordogne, en dépêchant à la garnison de Blaye un officier sûr pour la rallier. Cette garnison était formée par quelques compagnies du 62e, régiment en résidence à Bordeaux. Elle s'était hâtée d'adhérer aux événements de Paris dès qu'elle les avait connus, et de détacher 150 hommes qui étaient venus joindre le général Clausel à Cubzac. Cet illustre général arriva donc au bord de la Dordogne avec une centaine de gendarmes, 150 hommes du 62e, et trois ou quatre cents gardes nationaux. Il s'établit avec quelques troupes sur la droite de la Dordogne, et essaye de parlementer avec les royalistes bordelais commandés par M. de Martignac. Le pont de Cubzac ayant été coupé, le général s'arrêta sur la rive droite de la rivière tandis que les volontaires bordelais en occupaient la rive gauche. Après avoir essuyé quelques coups de canon mal dirigés, il parvint à rétablir le passage au moyen de barques recueillies çà et là, et se mit à parlementer avec le chef des volontaires bordelais qui s'étaient hâtés d'évacuer l'entre-deux-mers (on appelle ainsi le terrain compris entre la Dordogne et la Gironde). Le chef de ces volontaires était M. de Martignac, depuis ministre du roi Charles X, resté cher à la génération qui l'a connu par la modération de son caractère et le charme de sa parole. Le général Clausel lui fit savoir les événements de Paris qu'on s'efforçait de tenir cachés à Bordeaux, afin de prolonger les illusions et la résistance de la population. Le général n'eut pas de peine à démontrer à M. de Martignac que toute résistance sérieuse était impossible, et ne ferait qu'attirer des malheurs sur une cité grande et intéressante. M. de Martignac promit de se rendre à Bordeaux, d'y transmettre les communications du général, et de rapporter bientôt une réponse commandée par la nécessité. Le général suivit de près M. de Martignac, et vint avec sa petite troupe camper à la Bastide, sur la rive droite de la Gironde, en face et au-dessus de Bordeaux.

Agitation régnant dans l'intérieur de Bordeaux. En ce moment il régnait dans cette ville la plus étrange confusion. M. de Vitrolles en la traversant pour aller à Toulouse, y avait laissé les instructions de Louis XVIII et ses propres conseils. Passage de M. de Vitrolles dans cette ville. Le premier projet des royalistes avait été de défendre les bords de la Loire, depuis Nantes jusqu'à l'Auvergne, de profiter du pays montagneux qui forme le centre de la France entre l'Auvergne et les Cévennes, pour s'y maintenir, et en outre de conserver les deux rives du Rhône jusqu'à Arles, Marseille et Toulon. Ils avaient écrit aux Anglais pour demander des armes et de l'argent, et à Ferdinand VII pour obtenir des soldats espagnols. Dans cet imprudent recours à l'étranger, nos ports restant ouverts au pavillon britannique comme au pavillon blanc, on s'exposait à revoir les scènes de 1793 à Toulon. Mais la passion et le besoin ne raisonnent pas, surtout lorsque l'esprit de parti fait complétement illusion au patriotisme. Toutes ces combinaisons n'avaient pas empêché qu'on eût perdu la Loire, et la Loire perdue, on avait tâché de garder la ligne de la Garonne, prolongée par le canal du Midi jusqu'au Rhône, c'est-à-dire Bordeaux, Toulouse, Nîmes, Marseille, Toulon. On parlait même avec espérance des succès de M. le duc d'Angoulême sur les bords du Rhône.

Madame la duchesse d'Angoulême essaye par sa présence de conserver les Bordelais à la cause royale. La ligne de la Garonne étant restée aux royalistes, madame la duchesse d'Angoulême mettait tous ses soins à ne pas la perdre. M. Lainé qui s'était rendu auprès de cette princesse, la secondait de son mieux. Certainement il aurait été bien à désirer qu'à Paris M. Lainé eût réussi à éclairer les Bourbons, et que par ce moyen on eût prévenu la révolution du 20 mars, laquelle ne pouvait amener que d'affreux malheurs. Mais Napoléon s'étant de nouveau emparé du trône de France, et un dernier et suprême engagement avec l'Europe étant inévitable, ce qu'il y avait de plus sensé et de plus patriotique était de se rattacher à lui le plus promptement possible, pour qu'il eût toutes les forces nationales à sa disposition. Quelques personnes comprenaient cette vérité dans la population si sensée et si spirituelle de Bordeaux, mais la masse, irritée par vingt ans de souffrances, désolée de voir les mers se fermer de nouveau devant elle, partageait par conviction et par intérêt les sentiments de madame la duchesse d'Angoulême, et voulait la soutenir au prix de son sang. Dans cette situation tout dépendait des troupes et de la conduite qu'elles tiendraient. À Bordeaux comme à Lille on ne peut compter sur les troupes, qui se montrent respectueuses, mais disposées à se donner à Napoléon. Elles consistaient en deux régiments, le 62e de ligne et le 8e léger, et elles avaient exactement l'attitude de la garnison de Lille, c'est-à-dire qu'elles observaient envers l'auguste fille de Louis XVI le plus profond respect, sans dissimuler que leur cœur battait pour Napoléon.

Avril 1815. La nécessité de céder étant reconnue, M. de Martignac vient demander au général Clausel le temps convenable pour la retraite de la princesse. M. de Martignac étant venu annoncer à Bordeaux l'arrivée du général Clausel et porter ses propositions, on visita les casernes, on parla aux soldats; madame la duchesse d'Angoulême s'y employa elle-même, et néanmoins leur réponse fut peu satisfaisante. Les troupes déclarèrent unanimement qu'elles ne souffriraient pas qu'on manquât en rien à la princesse, mais qu'elles ne tireraient pas sur le général Clausel, et ne permettraient pas qu'on tirât sur lui. Après une semblable déclaration, il n'y avait plus qu'à s'éloigner, et c'était l'opinion de tous les hommes raisonnables de la garde nationale. La partie ardente de la population, enrégimentée dans des corps de volontaires, voulait au contraire qu'on s'obstinât, mais elle n'offrait aucune consistance, et aurait été obligée elle-même de s'enfuir, après avoir échangé quelques coups de fusil.

Le général Clausel consent à temporiser. M. de Martignac revint donc auprès du général Clausel avec l'assurance d'une reddition prochaine, si on ne précipitait pas les événements, et si on donnait à madame la duchesse d'Angoulême le temps de se retirer. Le général Clausel appréciant cette situation, promit de se tenir immobile à la Bastide, afin d'attendre que la raison eût prévalu sur la passion.

Il occupait, le 1er avril, la droite de la Gironde, observant paisiblement du lieu où il était le tumulte de Bordeaux. En face de lui, de l'autre côté du fleuve, la garde nationale était sous les armes, ayant près d'elle les compagnies de volontaires. Déjà la nouvelle était répandue que madame la duchesse d'Angoulême allait abandonner la ville, et les volontaires exaspérés s'en prenaient de cette retraite à la garde nationale, et en particulier à certains bataillons réputés trop modérés. Conflit entre les royalistes modérés et les royalistes violents, et soumission de Bordeaux. Bientôt une collision s'ensuivit: un officier estimé de la garde nationale fut tué, et alors cette garde irritée de la violence des volontaires, se prononça tout à fait pour une reddition immédiate. Départ de madame la duchesse d'Angoulême. Madame la duchesse d'Angoulême s'embarqua; le général Clausel auquel on avait livré le pont de la Gironde, pénétra dans Bordeaux, et sans un seul acte de rigueur y rétablit le calme et la soumission à l'autorité impériale.

Tentative de M. de Vitrolles pour établir un gouvernement royal à Toulouse. À Toulouse, M. de Vitrolles avait essayé, comme nous l'avons dit, d'établir un gouvernement royal, qui devait former la liaison entre Bordeaux où agissait madame la duchesse d'Angoulême, et Marseille où M. le duc d'Angoulême préparait une campagne offensive. M. de Vitrolles leva des impôts et des troupes, forma des bataillons de volontaires, et pour commander ces volontaires ainsi que les rares détachements de ligne qu'on avait retenus, fit choix du maréchal Pérignon, lequel vivait en Languedoc, et n'était ni d'âge ni de caractère à servir très-utilement la cause royale. À toutes ces mesures M. de Vitrolles joignit la création d'un Moniteur, dans lequel on s'attachait à nier les nouvelles favorables à la cause impériale, et à propager au contraire celles qui étaient favorables au rétablissement des Bourbons. Ce petit gouvernement toulousain tenta, quelquefois avec succès, plus souvent sans succès, des expéditions contre les villes voisines, qui d'après des informations parties de Paris, avaient arboré le drapeau tricolore. Il comptait pour se maintenir dans cette région sur le secours des Espagnols, mais M. de Laval avait mandé de Madrid, que Ferdinand VII, très-zélé d'ailleurs pour la maison de Bourbon, était lui-même dans de tels embarras, qu'il ne pouvait disposer d'un seul régiment. Bientôt la nouvelle de l'entrée du général Clausel à Bordeaux précipita la fin de cette tentative royaliste destinée à relier Bordeaux et Marseille. En effet le général comte Delaborde, celui qui avait si bien combattu les Anglais en Espagne, se trouvait à Toulouse, n'attendant que l'occasion de relever l'étendard impérial. Le général Charton lui avait été expédié par le ministre de la guerre, avec des pouvoirs extraordinaires, et l'ordre de faire disparaître le fantôme royal qui agitait inutilement la contrée. Il y avait à Toulouse les restes du 3e régiment d'artillerie, qu'on avait dirigé presque en entier sur Nîmes pour le service du duc d'Angoulême. Une compagnie de ce régiment ayant été jugée trop peu sûre, avait été renvoyée à Toulouse. Le général Delaborde, à la tête d'une compagnie d'artillerie, s'empare de M. de Vitrolles, et le retient prisonnier. Le général Delaborde profita de la circonstance, s'aboucha par le moyen de quelques officiers à la demi-solde avec cette compagnie, lui persuada d'arborer les trois couleurs, puis se mettant à sa tête, arrêta le maréchal Pérignon et M. de Vitrolles au nom de l'Empereur, permit au maréchal de regagner ses terres, mais retint M. de Vitrolles prisonnier jusqu'à ce que le gouvernement eût prononcé sur son sort. Cette petite révolution, opérée le 4 avril, ne coûta pas une goutte de sang, et fit flotter le drapeau tricolore tout le long des Pyrénées, depuis Bayonne jusqu'à Perpignan.

Opérations de M. le duc d'Angoulême en Provence. Restaient la Provence et les deux rives du Rhône jusqu'à Valence, que M. le duc d'Angoulême avait réussi à ranger sous son autorité, et où il semblait appelé à obtenir quelque succès.

Ce prince après avoir visité Marseille et Toulon, et être revenu sur Nîmes, avait par sa présence surexcité le royalisme méridional, qui certes n'avait pas besoin de l'être. Le maréchal Masséna le laissant faire, et se bornant à conserver la tranquillité jusqu'au moment où l'esprit de parti mettrait nos ports en danger, lui avait abandonné une portion des troupes, et avait gardé seulement ce qu'il fallait pour défendre Toulon et Marseille contre toute tentative des Anglais. Il avait confié Toulon aux 69e et 82e de ligne, et avait amené à Marseille le 16e pour y maintenir l'ordre, ce qui n'était pas facile au milieu de populations incandescentes.

Ce prince remonte le Rhône, et envoie une colonne sur Grenoble. De son côté le duc d'Angoulême parti de Nîmes avait remonté le Rhône, en dirigeant par la vallée de la Durance une seconde colonne qui devait par Sisteron et Gap se porter sur Grenoble. Ce plan, bien conçu, ne pèche que par les moyens d'exécution, qui menacent de faire défaut par suite de l'infidélité des troupes. Le projet du prince était, si on réussissait dans la vallée du Rhône à occuper Montélimart, Valence, Vienne, et dans les Alpes Gap et Grenoble, de réunir sur Lyon les deux colonnes expéditionnaires, de reprendre cette capitale du Midi, et de relever ainsi sur les derrières de Napoléon le drapeau blanc momentanément abattu. Ce plan, conçu par les généraux Ernouf et d'Aultanne, restés fidèles à la cause royale, ne péchait que par les moyens d'exécution. Pouvait-on compter sur les troupes, et à leur défaut les populations enflammées du Midi suffiraient-elles pour vaincre les populations du Dauphiné, du Lyonnais, de l'Auvergne, qui moins bruyantes que celles du Midi étaient néanmoins aussi prononcées et aussi courageuses? Là résidait toute la question, qu'on ne pouvait résoudre que par le fait même, c'est-à-dire en essayant l'expédition proposée. De ce côté également on comptait sur l'étranger, et M. le duc d'Angoulême avait dépêché un officier de confiance au roi de Sardaigne pour obtenir de lui quelques mille Piémontais.

Forces dont dispose M. le duc d'Angoulême. M. le duc d'Angoulême avait à sa disposition les 58e et 83e de ligne, envoyés dans le premier moment à la poursuite de Napoléon, et restés depuis dans la vallée de la Durance, plus le 10e de ligne et le 14e de chasseurs à cheval, ces deux derniers tirés du Languedoc. Le 10e de ligne commandé par M. d'Ambrugeac, portait le titre de régiment du colonel général, avait à sa tête beaucoup d'officiers sûrs, et quoiqu'il nourrît au fond du cœur les sentiments du reste de l'armée, ne semblait pas les partager, parce qu'il avait été tenu dans un courant d'idées différent. La présence du prince, l'entourage des volontaires royalistes, avaient achevé de l'entraîner dans une voie qui n'était pas naturellement la sienne. Le 14e de chasseurs avait suivi, mais plus froidement, l'impulsion donnée. On avait joint à ces troupes un détachement du 3e d'artillerie, dont une compagnie venait d'opérer la révolution de Toulouse, et on avait renforcé le tout de bandes de volontaires fournies par Nîmes, Avignon, Arles, Aix, Beaucaire. Comme on se défiait des régiments de ligne les mieux disposés en apparence, on avait essayé de les affaiblir, même de les dissoudre, en offrant soixante francs par homme aux soldats qui voudraient passer dans les rangs des volontaires royalistes. On en avait trouvé un certain nombre parmi ceux qui sortis depuis quinze ou vingt ans de leur pays étaient devenus des espèces de mercenaires, prêts à servir toutes les causes, celle de l'étranger exceptée. On se flattait que ces hommes très-aguerris donneraient aux volontaires une consistance qui leur manquait, non pas faute de courage, mais faute d'expérience de la guerre.

Marche du général Ernouf sur Gap avec les 58e et 83e de ligne. En exécution du plan convenu, le général Ernouf prit les 58e et 83e de ligne restés sur les bords de la Durance, et se chargea de l'expédition qui en remontant cette rivière devait déboucher sur Grenoble. Marche du duc d'Angoulême avec le 10e de ligne et le 14e de chasseurs sur le pont Saint-Esprit. On lui adjoignit un contingent de volontaires. M. le duc d'Angoulême, avec le 10e de ligne (colonel général), le 14e de chasseurs, 400 hommes du premier régiment étranger, et une troupe de volontaires, en tout cinq mille hommes environ, se réserva l'expédition principale, qui devait remonter le Rhône, et s'emparer successivement de Montélimart, de Valence et de Vienne. Le général Ernouf lui avait promis de ne pas le faire attendre, et d'être à Grenoble aussi vite qu'il serait à Vienne.

Le prince enlève le pont, et se transporte à Montélimart. Le 28 mars M. le duc d'Angoulême enleva bravement le pont Saint-Esprit, y laissa un détachement, et le 29 entra dans Montélimart. Les populations de ces contrées étaient ardemment royalistes sur le Rhône inférieur, et successivement devenaient bonapartistes sur le Rhône supérieur, mais comme elles étaient divisées, il y avait partout une minorité suffisante pour que chaque parti pût à son tour faire entendre de vives acclamations. Le duc d'Angoulême fut bien accueilli à Montélimart, et chercha à s'y établir solidement en faisant enlever le pont de la Drôme.

À la première nouvelle de ce mouvement, les autorités du Lyonnais et du Dauphiné avaient rassemblé en toute hâte ce qu'elles pouvaient réunir de forces, et elles n'en avaient guère, la plupart des régiments ayant suivi Napoléon à Paris. Elles ne purent rassembler que des gardes nationales, fort zélées mais peu propres à se mesurer avec des troupes de ligne. Le général Debelle essaye de défendre le pont de Loriol. Le général Debelle, sorti de Valence avec quelques gardes nationaux, essaya de se maintenir au delà de la Drôme, et malgré sa bonne volonté fut repoussé par le comte Amédée d'Escars qui avait avec lui, outre un détachement du 10e de ligne, des troupes de volontaires entremêlées d'un certain nombre d'anciens soldats. Le général Debelle obligé de repasser la Drôme, s'efforça du moins d'en conserver le cours, et pour cela se proposa de bien défendre le pont de Loriol.

Le duc d'Angoulême, prenant confiance en lui-même, résolut de pousser de Montélimart sur Valence. Il séjourna un jour ou deux à Montélimart pour organiser le pays dans ses intérêts, et le 2 avril il essaya de forcer le passage de la Drôme. Le général Debelle avait envoyé au pont de Loriol le chef de bataillon d'artillerie Noël, brave homme qui n'avait consenti à reprendre du service qu'affranchi de ses serments par le départ de Louis XVIII. Il lui avait donné 300 hommes du 39e, un demi-escadron de gardes d'honneur, et 400 gardes nationaux des environs. Le chef de bataillon Noël plaça son artillerie sur le pont, avec une partie du détachement du 39e pour la garder, et répandit le reste de son monde le long de la Drôme, pour défendre les quais de la rivière au-dessus et au-dessous de Loriol. Dans cette position il se maintint quelque temps, et il serait parvenu à arrêter les royalistes sans un incident bizarre, qui fut à cette époque interprété de manières très-diverses. On comptait beaucoup du côté des bonapartistes sur la défection du 10e de ligne et du 14e de chasseurs, et on était prêt au premier signal à leur ouvrir les bras. En effet quelques soldats du 10e croyant le moment venu de se prononcer, quittèrent le régiment et se précipitèrent sur le pont la crosse en l'air. On les accueillit fraternellement, et on crut pouvoir en faire autant pour les troupes qui suivaient. Le duc d'Angoulême enlève le pont de Loriol. Mais deux compagnies du 10e, bien tenues par leurs officiers, firent feu, et coururent ensuite sur le pont baïonnette baissée. Les soldats du 39e surpris, se retirèrent en désordre en criant à la trahison. Ce prince entre triomphalement à Valence. Cet accident valut aux royalistes la conquête du cours de la Drôme, et le lendemain 3 avril ils entrèrent à Valence, le duc d'Angoulême en tête, au milieu des acclamations du parti royaliste.

Le duc d'Angoulême se conduisit à Valence comme à Montélimart: il s'arrêta le 4 et le 5, pour nommer des autorités qui fussent dévouées à sa cause, et pour attendre aussi des nouvelles de la colonne qui par Sisteron et Gap avait dû se porter sur Grenoble et s'en emparer. Mais les succès de cette dernière n'avaient pas égalé ceux de la colonne principale.

Le général Ernouf suivant la route même qu'avait prise Napoléon pour se rendre à Grenoble, avait à franchir, pour passer du bassin de la Durance dans celui de l'Isère, les défilés de Saint-Bonnet qui forment une gorge étroite et longue, et où la colonne de l'île d'Elbe avait failli être arrêtée. Pour prévenir ce danger, le général résolut de forcer le passage sur deux points à la fois. Opérations de la colonne dirigée sur Gap et Grenoble. Le 58e de ligne et quelques royalistes sous les ordres du général Gardanne durent s'avancer par la grande route de Gap, puis se rabattre à gauche, et s'engager dans le défilé de Saint-Bonnet, tandis que le 83e, sous le général Loverdo, quittant la grande route avant Gap, devait prendre par une gorge latérale, aboutir par Serres et Mens sur La Mure, et faire ainsi tomber la position de Saint-Bonnet en la tournant.

Ce plan fut exactement suivi, et les deux détachements marchèrent sur les points indiqués, tandis que M. le duc d'Angoulême s'avançait sur Montélimart. Le général Gardanne, ancien gouverneur des pages sous l'Empire, servait à contre-cœur la cause royale, et n'y restait attaché que parce qu'il craignait le ressentiment de Napoléon pour la conduite peu conséquente qu'il avait tenue depuis 1814. Il se présenta donc devant Gap, à la tête de troupes aussi mécontentes que lui, mais pas aussi hésitantes, et n'attendant qu'une occasion propice pour faire volte-face. Elles rencontrèrent en route le maire de Gap, qui vint amicalement leur offrir des vivres et leur témoigner son étonnement de les voir engagées dans une résistance à l'Empire si peu naturelle et si complétement inutile. Les soldats accueillirent ces propos en souriant, et se regardant entre eux se demandèrent s'il était temps de céder à leur penchant. Toutefois les démonstrations des habitants autour d'eux n'étaient pas encore assez encourageantes pour les entraîner.

Défection du 58e et du général Gardanne. Le lendemain ils pénétrèrent dans le défilé de Saint-Bonnet, et trouvèrent sur leur chemin les maires et les habitants leur apportant comme la veille des vivres en abondance, mais cette fois criant de toutes leurs forces Vive l'Empereur! À ce spectacle ils n'y tinrent plus, tirèrent la cocarde tricolore de leur sac, la mirent à leur schako, et se prononcèrent pour Napoléon. Le général Chabert étant survenu rassura le général Gardanne, en lui annonçant que tout le monde était pardonné pour sa conduite antérieure, et le décida à suivre le mouvement des troupes. On laissa les volontaires royalistes s'en aller sans leur faire aucun mal, et ils revinrent avec quelques officiers fidèles sur la route de Sisteron.

Pendant que le détachement du général Gardanne se comportait de la sorte, celui du général Loverdo n'agissait guère mieux. Les 28, 29, 30 mars, le général Loverdo avec le 83e et des colonnes de Provençaux s'était porté sur Serres et Saint-Maurice, et était déjà près de déboucher vers La Mure, sur les derrières du général Chabert opposé au général Gardanne. Défection du 83e, et complet insuccès de la colonne dirigée sur Grenoble. Là il apprit la conduite du 58e, et il trouva les généraux Gardanne et Chabert accourus pour le convertir. Dans les premiers jours du débarquement au golfe Juan, le général Loverdo cédant à l'impulsion de ses sentiments personnels, avait voulu se rallier à Napoléon. Placé depuis au milieu d'un ardent foyer de royalisme, il s'était tellement engagé avec les partisans des Bourbons, qu'il lui était difficile de se dégager honorablement. Il resta donc fidèle à la cause qu'il avait embrassée par occasion, et quoique tenté de céder aux instances des généraux Chabert et Gardanne, il rebroussa chemin, ramenant avec lui le 83e fort mécontent. Mais à peine était-il à Sisteron que ce régiment, qui avait suivi son général à contre-cœur, déserta tout entier, et courut se réunir au général Chabert sur la route de Grenoble. Ces deux régiments étaient un puissant renfort pour les partisans de l'Empire dans cette contrée, et bientôt ils allaient être opposés au duc d'Angoulême entre Vienne et Valence.

Tandis que ces fâcheux événements se produisaient au sein de la colonne qui devait enlever Grenoble, et rejoindre le duc d'Angoulême sur la route de Lyon, il se passait sur ses derrières des événements plus graves encore. Le prince avait laissé en Languedoc des populations frémissantes, les unes de royalisme, les autres d'esprit révolutionnaire et bonapartiste. Les nouvelles de Paris d'abord contestées avaient fini par se répandre, et avaient inspiré aux partisans de l'Empire autant d'espérance que d'impatience de triompher. Insurrection du général Gilly à Nîmes, et reprise par les impérialistes du pont Saint-Esprit. Le général Gilly exilé à Remoulins, dans les environs de Nîmes, attendait avec beaucoup d'officiers à la demi-solde l'occasion de se soulever. Aidé de ses anciens compagnons d'armes, il vint à Nîmes, entra en communication avec le 63e de ligne et le 10e de chasseurs que le duc d'Angoulême avait laissés dans cette ville, et les décida à prendre la cocarde tricolore. L'entreprise ne fut pas difficile à exécuter, car il n'y avait aucune force pour résister à ce mouvement, et d'ailleurs la population protestante s'empressant de suivre l'exemple donné par les troupes, la révolution fut accomplie à Nîmes en un instant. Le général Gilly se mit alors à la tête du 63e de ligne et du 10e de chasseurs, courut au pont Saint-Esprit, et l'enleva au détachement de volontaires royalistes qui en avait la garde. De la sorte on faisait sur les derrières du duc d'Angoulême, ce qu'il voulait faire lui-même sur les derrières de Napoléon, c'est-à-dire qu'on détruisait son ouvrage à mesure qu'il s'éloignait.

Abandonné à sa droite par la colonne dirigée sur Grenoble, menacé en arrière par les troupes laissées à Nîmes, le duc d'Angoulême n'aurait eu chance de se sauver que s'il lui eût été possible de marcher en avant, et de forcer les portes de Lyon. Mais devant lui les issues se fermaient au lieu de s'ouvrir. Marche du général Grouchy et soulèvement des populations du Rhône supérieur contre les populations du Rhône inférieur. Le général Grouchy arrivé le 3 avril à Lyon, y avait trouvé les habitants dans une émotion extraordinaire. En effet dès qu'on avait appris dans le Lyonnais, la Franche-Comté, l'Auvergne, que les Marseillais marchaient sur Lyon suivis des gens du Midi, un mouvement en sens contraire s'était produit. Outre la jalousie qu'excitaient les populations méridionales, il existait contre elles de grandes préventions dans tout le bassin supérieur du Rhône. On les disait fanatiques, cruelles, dévastatrices, et naturellement à un peu de vérité on ajoutait beaucoup de calomnie. Toujours est-il qu'on les haïssait autant qu'on les craignait. Aussi dans le Lyonnais, et à plus de trente lieues à la ronde, on s'était levé en toute hâte, et de nombreuses compagnies de gardes nationaux étaient accourues à la défense de Lyon. Lyon seul avait fourni plus de six mille hommes, et trente mille au moins étaient en marche pour les rejoindre. Le Dauphiné presque entier s'apprêtait à fondre sur Vienne et sur Valence.

Le général Grouchy envoya les gardes nationaux lyonnais à Saint-Vallier, expédia le général Piré avec le 6e léger sur le pont de Romans, afin de garder le cours de l'Isère; enfin il dirigea vers Saint-Marcellin un bataillon du 39e avec le 83e qui venait d'embrasser la cause impériale. L'Isère se trouva donc gardé de tous côtés, et le duc d'Angoulême, qui avait vu Grenoble se fermer sur sa droite, et le pont Saint-Esprit sur ses derrières, voyait Lyon se fermer devant lui, et un cercle de fer se former autour de sa personne. Dans cette position, il n'avait qu'à rétrograder le plus tôt possible pour regagner Avignon et la route de Marseille, avant que les Languedociens la lui fermassent.

Le duc d'Angoulême obligé de rétrograder sur Avignon. Le 5 avril il prit le parti de battre en retraite, et le 6 au matin il évacua Valence. Tandis qu'il se retirait, l'Isère fut franchi sur tous les points par les Lyonnais, par le 6e léger, par les 39e et 83e de ligne. Au pont de Loriol, sur la Drôme, le 14e de chasseurs abandonna tout entier la cause royale. Le 3e d'artillerie manifesta les plus mauvaises dispositions, mais le 10e d'infanterie (colonel général), entouré de trois mille volontaires royalistes, montra un peu plus de fidélité. Capitulation accordée à ce prince par le général Gilly, sauf l'approbation du général Grouchy. Le 7 avril le prince arriva à Montélimart, et il apprit là que les troupes du général Gilly, ayant franchi le pont Saint-Esprit, et renforcées d'une masse de gardes nationaux du Dauphiné, lui barraient la route d'Avignon. Il était condamné très-évidemment à devenir prisonnier de Napoléon, et il ne lui restait d'autre ressource que de se sauver, lui et les siens, à l'aide d'une capitulation honorable. Il dépêcha donc le baron de Damas au général Gilly pour entrer en pourparlers. Quant à la personne du prince, il n'y avait pas de difficulté, et le général Gilly, interprétant avec ses propres sentiments ceux de Napoléon, entendait que le duc d'Angoulême fût libre, moyennant qu'il évacuât le territoire immédiatement. Malheureusement les officiers et les soldats du général Gilly ne partageaient pas ses sentiments, et à cause d'eux il n'osait pas être aussi facile à l'égard du prince qu'il l'aurait voulu.

Pourtant les conditions à exiger de part et d'autre étaient tellement indiquées, qu'après quelques difficultés, on se mit d'accord. Il fut convenu que le prince se retirerait librement vers l'un des ports de la Provence ou du Languedoc, avec un certain nombre d'officiers, et s'y embarquerait, que les troupes de ligne rentreraient sous l'autorité impériale, que les volontaires royalistes seraient licenciés après avoir remis leurs armes, que l'argent et ce qui appartenait à l'État serait restitué aux agents financiers, et qu'ainsi disparaîtrait toute trace de l'insurrection royaliste. Ces conditions furent acceptées et signées le 8 avril par le baron de Damas et le général Gilly, sauf l'adhésion de l'autorité supérieure, c'est-à-dire du général Grouchy, nommé commandant dans les provinces du Midi.

À peine cette capitulation fut-elle connue des gardes nationaux accourus en foule du Dauphiné et barrant la route d'Avignon, qu'une opposition des plus vives se manifesta parmi eux, et qu'ils demandèrent à grands cris que les conditions souscrites ne fussent pas ratifiées. Dans ce moment le général Grouchy parvenu à Valence, descendait sur Montélimart et Avignon, afin de continuer la poursuite des royalistes. En apprenant le 9 que le duc d'Angoulême était prisonnier, et que la décision du sort du prince était remise entre ses mains, il fut extrêmement embarrassé. Quoique fort irrité contre les Bourbons, il se souvenait cependant des liens qui le rattachaient à eux, et toute mesure de rigueur contre le duc d'Angoulême répugnait à son caractère autant qu'à ses souvenirs de famille. Embarras du général Grouchy, qui en réfère à Napoléon. Au lieu de s'emparer de sa personne, il eût bien mieux aimé le pousser doucement vers la mer, comme le général Exelmans avait poussé Louis XVIII vers la frontière belge. D'ailleurs en agissant de la sorte, il serait resté fidèle aux instructions de Napoléon, qui lui avait dit: Poussez le prince dehors.—Mais dès qu'il avait M. le duc d'Angoulême en sa possession, il était obligé par ses instructions mêmes d'en référer à Paris. C'est ce qu'il fit en envoyant un courrier à Lyon, pour que de Lyon on demandât par le télégraphe les ordres de l'Empereur. M. le duc d'Angoulême fut donc retenu à Pont-Saint-Esprit avec tous ceux qui l'accompagnaient, jusqu'à la réponse de Paris. Du reste, il fut traité avec les égards dus à son rang et à sa noble conduite. Dans l'intervalle de ces pourparlers, le 10e d'infanterie (colonel général) et le 3e d'artillerie passèrent en entier dans le camp impérial.

Sur ces entrefaites l'insurrection, après quelques mouvements sans importance, expirait dans le Midi. Du côté de Gap les généraux Ernouf et Loverdo, ayant promis au duc d'Angoulême d'arriver à Grenoble en même temps qu'il arriverait à Vienne, voulurent, malgré les défections qu'ils avaient essuyées, tenter un dernier effort pour tenir parole. N'ayant plus que des volontaires royalistes, ils essayèrent avec eux de se porter au delà de Sisteron, dans la direction de Gap. En effet le général Loverdo vint camper le 6 au soir au village de la Saulce, à l'entrée d'un défilé formé d'un côté par un rocher à pic, et de l'autre par la Durance. Un bataillon du 49e avec du canon défendait ce défilé. Les paysans de la contrée, fort ardents contre les royalistes, étaient embusqués au sommet du rocher, prêts à faire rouler d'énormes quartiers de pierre sur la tête des assaillants.

Déroute des volontaires royalistes à la Saulce. Le 7 avril au matin le commandant du bataillon du 49e s'avança entre les deux troupes pour parlementer. On lui répondit à coups de fusil. Aussitôt il fit tirer à mitraille sur la colonne du général Loverdo, tandis que les paysans faisaient pleuvoir sur elle une avalanche de gros cailloux. À l'instant les volontaires royalistes, quoique braves gens du reste, s'enfuirent, faute de discipline et d'habitude de la guerre. Quelques-uns ayant voulu traverser la Durance à la nage furent fusillés presque à bout portant; la masse se retira vers Sisteron, laissant environ cent cinquante morts ou blessés sur le terrain.

Tandis que ces événements se passaient sur la Durance, Masséna, placé dans une position délicate, entre les Bourbons qu'il n'aimait point, et Napoléon qu'il n'aimait guère davantage, mais qui dans les circonstances actuelles représentait à ses yeux la cause de la Révolution, avait été retenu par ses devoirs militaires envers le prince. Il n'avait voulu ni le servir, ni le trahir, et était resté à Marseille pour y maintenir la tranquillité, et empêcher les violences de tout genre. Masséna proclame à Toulon le rétablissement de l'Empire. Ayant appris qu'on songeait à unir les marines française et anglaise, et que sous le prétexte de l'union des deux pavillons on s'exposait à livrer Toulon aux rivaux de notre marine, il crut le moment venu de se prononcer. Il se retira à Toulon, convoqua les troupes, et fit arborer le drapeau tricolore. Puis il envoya un officier à Marseille, et donna vingt-quatre heures à cette ville pour abattre le drapeau blanc, et arborer les trois couleurs. Menacée par Masséna d'un côté, par le général Grouchy de l'autre, Marseille se rendit, et, à son grand regret, proclama le rétablissement de l'Empire. Le 10 avril, toute cette partie du Midi était soumise, et l'autorité de Napoléon reconnue d'Antibes à Huningue, de Huningue à Dunkerque, de Dunkerque à Bayonne, de Bayonne à Perpignan. Le duc d'Angoulême, toujours détenu à Pont-Saint-Esprit, attendait qu'on prononçât sur son sort, et quoique ayant déployé un vrai courage, n'était pas sans crainte, parce qu'il jugeait Napoléon d'après les préjugés de son parti. Au surplus, il conservait la dignité qui convenait à son rang, pieusement résigné à ce qui pouvait lui arriver, et puni seulement de ses injustes préventions par de secrètes inquiétudes.

Il ne courait aucun danger, comme on le pense bien, et n'était exposé qu'à l'ennui d'attendre la fin de sa captivité au milieu de populations violentes, chez lesquelles ses ennemis seuls se montraient, tandis que ses amis vaincus avaient été obligés de se cacher.

Napoléon confirme la capitulation du duc d'Angoulême, et lui rend la liberté. Napoléon apprit le 11 au matin le dénoûment des événements du Midi, la captivité du duc d'Angoulême, et la capitulation en vertu de laquelle ce prince devait s'embarquer au port de Cette. Il approuva sans aucune hésitation ce qui avait été fait, supposant d'ailleurs par les dépêches reçues que la capitulation était déjà ou exécutée, ou à la veille de l'être. M. de Bassano écrivit donc par son ordre que la capitulation était approuvée, et devait recevoir son exécution. À peine cette nouvelle, qu'on ne cherchait pas à cacher, était-elle connue, que beaucoup d'hommes attachés à Napoléon et à la cause qu'il représentait, blâmèrent sa résolution, ou en contestèrent au moins la prudence. Sans prétendre qu'il dût se venger de l'ordonnance du 6 mars et de la déclaration du 13, ils dirent qu'on était engagé dans une lutte effroyable, que les péripéties en seraient nombreuses et étranges, que bien des têtes chères à la France pourraient se trouver dans les mains de l'ennemi, et que tout en ayant pour la personne du duc d'Angoulême les égards qu'on lui devait, il ne serait peut-être pas inutile de le retenir en otage. Napoléon, sans nier ce qu'avait de spécieux cette manière de voir, persistait à faire contraster sa conduite avec celle de ses adversaires, et trouvait dans ce contraste plus d'avantage que dans la conservation du gage le plus précieux. Il n'était donc nullement au regret de l'approbation qu'il avait donnée, lorsque vers la fin de ce même jour, une nouvelle dépêche lui apprit ce qu'il n'avait pas cru d'abord, que la capitulation n'était point encore exécutée, et que le prince restait détenu à Pont-Saint-Esprit. Il était temps de changer d'avis, et d'adopter l'opinion de ceux qui n'approuvaient point la capitulation. Il eut à ce sujet un long entretien avec M. de Bassano.—Je devrais peut-être, dit-il, retenir le duc d'Angoulême, et me réserver ainsi un otage qui pourrait devenir fort utile dans la situation grave et obscure où nous nous trouvons tous. Mais je n'en ferai rien; il vaut mieux apprendre aux souverains nos ennemis la différence qu'il y a entre eux et moi.—C'était un orgueil bien placé, qui prouvait le besoin que Napoléon avait en ce moment de l'opinion publique, et de plus le progrès des mœurs depuis la sanglante catastrophe de Vincennes. Il confirma sans retard les ordres expédiés par M. de Bassano, et fit insérer au Moniteur du lendemain la lettre écrite au général Grouchy, dans laquelle il disait que l'ordonnance royale du 6 mars, et la déclaration de Vienne du 13, l'auraient autorisé à traiter M. le duc d'Angoulême comme on avait voulu le traiter lui-même, mais qu'il n'userait point de représailles, et que M. le duc d'Angoulême pourrait se retirer librement comme tous les autres membres de sa famille. Napoléon se borna à exiger du prince la promesse de restituer les diamants de la couronne, sans retarder au surplus son départ jusqu'à l'accomplissement de cette promesse.

Napoléon profite de la fin des troubles du Midi pour s'occuper exclusivement de ses préparatifs de guerre. Napoléon éprouva une grande satisfaction de cette fin si prompte et si heureuse des troubles du Midi. Il n'en avait jamais douté, mais dans sa situation, les jours, les heures étaient d'un prix infini, et il lui importait beaucoup de ne pas épuiser ses troupes en faux mouvements pour la répression de la guerre civile. La division expédiée en poste sur Lyon continua sa route, afin de contribuer à former le 7e corps, qui devait, sous le maréchal Suchet, veiller à la garde des Alpes. Napoléon manda le maréchal Masséna à Paris, afin de se réconcilier avec ce vieux compagnon d'armes, sauf à le renvoyer ensuite dans le Midi s'il lui convenait d'y rester. En attendant il dépêcha le maréchal Brune pour commander entre Marseille, Toulon et Antibes. Rassuré par les lettres interceptées sur les moyens offensifs des Espagnols, il pensa que le 8e corps, destiné au général Clausel, et porté d'abord à douze régiments, en aurait assez de six, et il le forma en deux divisions, dont l'une résiderait à Bordeaux, l'autre à Toulouse, bien plus pour contenir les royalistes méridionaux que pour faire face aux Espagnols. Des six régiments devenus disponibles, quatre furent envoyés en réserve à Avignon, deux furent dirigés sur Marseille, pour former avec les troupes qu'on avait tirées de Corse le 9e corps chargé de la défense du Var. Composition des 7e, 8e et 9e corps. Les régiments laissés à Avignon étaient destinés à renforcer le maréchal Brune ou le maréchal Suchet, selon la direction que prendrait la guerre sur cette frontière. Napoléon, bien qu'il eût conseillé à Murat de ne pas se presser, s'attendait à quelque imprudence de sa part, et c'est par ce motif qu'il avait retiré le maréchal Suchet de Strasbourg, où il commandait le 5e corps, et l'avait envoyé en Savoie pour y présider à la formation du 7e. Par le même motif il avait préparé une réserve à Avignon pour le renforcer, et songeait même à lui donner au besoin le 9e corps tout entier qui allait s'organiser dans le Var sous le maréchal Brune. Napoléon s'occupant sans cesse de son plan général, y avait ajouté une nouvelle disposition. Cinq corps (les 1er, 2e, 3e, 4e et 6e) devaient, avec la garde impériale, agir sous ses ordres vers la frontière du Nord: le 5e confié à Rapp, depuis que le maréchal Suchet avait passé au commandement du 7e, devait continuer à garder l'Alsace. Création d'un corps intermédiaire à Béfort entre les Vosges et le Jura, sous les ordres du général Lecourbe. Il résolut de créer à Béfort, où se trouve, comme on sait, une coupure entre la chaîne des Vosges et celle du Jura, un corps intermédiaire, composé d'une division de ligne et de plusieurs divisions de gardes nationales mobiles. Il chargea de ce commandement le général le plus habile dans la guerre de montagnes, l'illustre Lecourbe, tenu si longtemps à l'écart depuis le procès de Moreau. Si la Suisse maintenait sa neutralité, Lecourbe irait selon le besoin, ou renforcer le 5e corps en Alsace, ou le 7e vers les Alpes. Si on ne le réclamait sur aucun de ces points, il demeurerait en position afin d'observer les débouchés de Bâle et de Poligny.

Appel à Paris de tous les régiments qui ont pris part à la guerre civile. Après avoir fait ces additions à son plan, Napoléon ordonna d'amener à Paris les régiments qui avaient pris part à la guerre civile (notamment le 10e de ligne), et les principaux officiers, ceux toutefois qui n'étaient pas irrévocablement compromis. Il voulait les voir, faire sa paix avec eux, et les rallier à sa cause. Il manda le général Grouchy auprès de lui pour le récompenser d'une manière extraordinaire, non pas que ce général eût exécuté rien de bien difficile, mais afin d'apprendre à l'armée que dans les circonstances présentes, le dévouement ne resterait pas sans récompense. Cette courte expédition où l'on n'avait presque pas tiré un coup de fusil, et où le mérite, s'il y en avait un, appartenait au général Gilly, valut au général Grouchy le bâton de maréchal, qui n'avait été donné jusqu'alors que pour des batailles gagnées. Napoléon voulut ainsi encourager le dévouement à sa cause, et en même temps élever à un haut grade un officier habitué à commander les troupes à cheval, afin de préparer un chef à sa réserve de cavalerie, que la mort ou la défection avaient privée successivement de Lasalle, de Montbrun, de Bessières, de Murat. Bientôt, hélas! il devait se repentir de cette faveur excessive, où la raison politique avait été plus écoutée que la raison militaire.

Napoléon faisait bien de s'occuper d'urgence de tout ce qui était relatif à la guerre, car chaque jour éclataient les signes de la haine implacable excitée contre lui en Europe. Nécessité de hâter les préparatifs militaires en présence des projets de l'Europe contre Napoléon. On a vu qu'à la suite du départ des légations étrangères, il avait dépêché des courriers pour porter des ordres de rappel à nos agents, et les inviter en même temps à déclarer que la France consentait à rester en paix avec les puissances européennes, sur la base des traités existants. Ces courriers, expédiés les 28 et 29 mars, avaient été tous arrêtés aux frontières. Celui qui s'était présenté au pont de Kehl, avait été repoussé par un commandant autrichien qui s'était refusé à le recevoir même sous escorte. Un autre essayant de passer par Mayence, avait été retenu par le commandant prussien, et grossièrement maltraité. Un troisième, acheminé par la Suisse et la Lombardie, n'avait pu franchir les Alpes. C'étaient là des procédés inusités même en guerre, car, ainsi que le disait Napoléon, on fait la guerre pour amener la paix, et jamais pendant les hostilités les plus acharnées on n'a interdit les communications tendantes à mettre un terme à l'effusion du sang. Cette espèce d'excommunication diplomatique, sans exemple, était évidemment personnelle, et faisait suite à l'étrange déclaration du 13 mars.

Refus de recevoir ses courriers. Loin de chercher à cacher l'accueil réservé à ses courriers, Napoléon eut recours à une dernière démarche plus éclatante que toutes les autres, et dont il voulait que l'insuccès fût plus éclatant aussi. L'occasion s'offrait très-naturellement. En remontant sur le trône de France, il était convenable qu'il écrivît aux divers souverains pour leur faire part de son nouvel avénement. Il avait assez souvent correspondu avec eux, comme leur allié ou leur maître, pour qu'il ne pût pas être accusé d'une présomption de parvenu en agissant de la sorte. Il jeta donc lui-même sur le papier quelques lignes, pleines de modération et de dignité, dans lesquelles il déclarait qu'il acceptait les traités existants, et que si ses sentiments étaient partagés par les autres monarques, la justice assise aux confins des États suffirait désormais pour les garder. La plupart des souverains se trouvant à Vienne, c'était vers cette capitale qu'il fallait diriger son envoyé, et les convenances exigeaient que pour cette mission il choisît un de ses aides de camp, car les lettres de souverains n'ont pas ordinairement d'autres messagers pour les porter. Il choisit l'un des plus distingués, des mieux venus, des plus souvent envoyés dans les cours étrangères, le comte de Flahault, et lui confia en outre une lettre particulière pour son beau-père. Si un simple courrier avait été arrêté, il était possible qu'un lieutenant général obtînt plus d'égards.

Arrestation de M. de Flahault à Stuttgard. Le comte de Flahault partit en effet le 4 avril, franchit le pont de Kehl, ce que n'avaient pu faire les courriers du cabinet, pénétra en Allemagne, et se flattait d'avoir surmonté tous les obstacles, lorsqu'il fut soudainement arrêté à Stuttgard par ordre de la cour de Wurtemberg. On prit ses dépêches, en promettant de les transmettre à Vienne. Un commandant de bâtiment de la marine impériale ne fut guère plus heureux en essayant de franchir le Pas-de-Calais. Expédié en parlementaire à la côte d'Angleterre, il ne fut pas traité en ennemi, mais arrêté dans sa marche. On s'empara de ses dépêches qui furent envoyées à Londres, puis on l'informa qu'elles seraient ouvertes à Vienne, d'où l'on répondrait s'il y avait lieu.

Pour faire comprendre cette singulière interdiction de tous rapports, il faut maintenant exposer ce qui s'était passé à Vienne à la nouvelle du débarquement de Napoléon sur les côtes de France. Exaspération des esprits en Europe contre Napoléon. En quittant l'île d'Elbe, il avait cru trouver le congrès de Vienne dissous, ou du moins les souverains partis, et leurs ministres demeurés seuls pour terminer de pures questions de rédaction. Ces renseignements étaient exacts lorsqu'ils lui avaient été transmis, mais la tardive arrivée du roi de Saxe à Presbourg, la résistance que ce prince avait opposée aux décisions du congrès, les démonstrations militaires de Murat, avaient retenu l'empereur Alexandre et le roi de Prusse, qui n'avaient pas voulu s'éloigner tant qu'il restait une difficulté à résoudre. Effet produit à Vienne par la nouvelle de son débarquement. Aussi quand la nouvelle du débarquement au golfe Juan était parvenue à Vienne, par des avis partis de Gênes, elle avait trouvé les souverains et leurs ministres encore présents, excepté lord Castlereagh remplacé auprès du congrès par le duc de Wellington. Ils étaient tous réunis dans une fête lorsque cette nouvelle se répandit. Elle y produisit la sensation d'un coup de foudre. Qu'on se figure en effet ces potentats, qui après avoir été les uns privés de leurs États par Napoléon, les autres toujours menacés du même sort, étaient tout à coup devenus de vaincus vainqueurs, d'esclaves maîtres, et avaient non-seulement recouvré ce qu'ils avaient perdu, mais accru leurs domaines, ceux-ci de moitié, ceux-là du quart ou du cinquième, qu'on se les figure frappés d'une vision subite, et pouvant se croire reportés à ces terribles années 1809, 1810, 1811, où ils étaient dépouillés, soumis, tremblants, et on comprendra ce qu'ils durent éprouver! Leur premier sentiment fut celui de la terreur, et dans cette terreur ils nous flattèrent, hélas! car ils crurent que onze mois avaient suffi pour refaire les forces épuisées de la France. Ce sentiment fut même assez frappant pour exciter la malice des diplomates anglais qui n'ayant, grâce à l'Océan, presque rien à craindre pour leur patrie, se moquaient de l'épouvante d'autrui. À cette consternation succéda une violente colère contre les auteurs vrais ou supposés des malheurs qu'on entrevoyait. On reproche à l'empereur Alexandre d'avoir placé Napoléon à l'île d'Elbe, et aux Bourbons d'avoir rendu son retour possible. Tous les esprits, toutes les langues s'en prirent d'abord à l'empereur Alexandre, qui par le traité du 11 avril avait eu l'imprudence d'accorder l'île d'Elbe à Napoléon, et après lui aux Bourbons qui lui avaient rouvert le chemin de la France par leur manière de gouverner. Ce ne fut qu'un cri contre la légèreté d'Alexandre, et contre l'inhabileté des Bourbons. On ajoutait qu'on avait été soi-même bien inhabile de confier à de telles mains le gouvernement de la France.

Alexandre ne pouvait se dissimuler le déchaînement dont il était l'objet, car parmi ceux qui criaient le plus haut se trouvaient les Russes eux-mêmes. Il se défendait en disant que le traité du 11 avril avait été inévitable, qu'à l'époque de sa conclusion personne n'y avait fait d'objection sérieuse, car on voulait se débarrasser à tout prix de Napoléon, disposant encore à Fontainebleau de 70 mille hommes, et pouvant, s'il s'était replié sur le midi de la France, en recueillir 100 mille autres venant des Pyrénées, de Lyon, de l'Italie; que les Bourbons, en refusant d'exécuter le traité, en réduisant Napoléon à l'enfreindre par la privation de son subside, en lui ménageant les voies par leur manière de gouverner la France, étaient les seuls coupables.— Alexandre promet de réparer sa faute en sacrifiant son dernier homme et son dernier écu. D'ailleurs, ajoutait-il, s'il était l'auteur du mal, il en serait le réparateur, et il emploierait dans cette nouvelle lutte son dernier soldat et son dernier écu.—Il chercha même à couvrir sa confusion par sa colère, et à partir de ce jour il fut le moins contenu des coalisés dans son attitude, son langage et sa conduite.

On ne s'inquiète pas de savoir si Napoléon revient corrigé par le malheur, mais on résout unanimement une guerre de destruction.

Dans l'état d'exaltation où se trouvaient les membres du congrès, il ne vint à l'esprit d'aucun d'eux de se demander si Napoléon ne reviendrait pas changé, ou du moins modifié par le malheur, et si par exemple il ne serait pas prêt à accepter, non-seulement le traité de Paris, mais le traité de Vienne, auquel cas il n'y aurait qu'une chose à exiger de lui, ce serait la bonne foi. Mais l'idée de Napoléon pacifique, corrigé ou modifié, ne s'offrit à l'esprit de personne. On n'eut devant les yeux que le redoutable capitaine qui avait fait des armées françaises un si terrible usage, qui avait déployé en pleine Europe une ambition follement asiatique, et sur-le-champ la résolution de mourir tous en luttant contre lui, se trouva prise dans ces cœurs que la terreur possédait, car il y a des moments où la peur enfante l'héroïsme! Il n'y eut donc qu'une pensée, une seule, la guerre universelle, sanglante, acharnée, jusqu'à la destruction des uns ou des autres.

Cependant avant de formuler une déclaration, il fallait attendre quelques jours, pour savoir si Napoléon avait réussi (ce dont on doutait peu), s'il avait pris la France pour but de sa tentative (ce dont on doutait encore moins); il fallait enfin être mieux instruit, pour ne pas diriger ses coups dans le vide. En effet, il restait quelque incertitude dans l'esprit de divers personnages sur les desseins de l'évadé de l'île d'Elbe, car dans cette nouvelle tourmente on se renvoyait les uns aux autres, non-seulement la faute de son retour, mais aussi le danger. Ainsi M. de Talleyrand aimait à se persuader que Napoléon avait débarqué au golfe Juan pour se porter par Nice et Tende en Italie.—Ne songez pas à nous, lui dit assez durement M. de Metternich, mais à vous-mêmes. Napoléon, croyez-moi, est sur la route de Paris; probablement il est à Lyon dans le moment où nous parlons, et il sera dans quelques jours aux Tuileries.—

On se hâte de terminer les derniers arrangements entre les puissances. En attendant que ce doute fût éclairci, on alla au plus pressé, et le plus pressé pour ces copartageants de l'Europe, fut de se saisir tout de suite des pays qu'ils s'étaient adjugés, et d'en prendre même les titres à la face de l'ancien dominateur du continent. Efforts pour arracher au roi de Saxe son consentement. La première mesure pour parvenir à ce but, était d'obtenir du malheureux roi de Saxe son consentement aux sacrifices exigés de lui. D'après les théories de droit régnantes (théories vraies dans tous les temps, mais alors professées avec affectation) il n'y avait de bien cédé que ce que le cédant abandonnait lui-même, de sa libre et pleine volonté. Il fallait dès lors que le roi de Saxe consentît à l'abandon des provinces convoitées par la Prusse, après quoi la Prusse céderait à la Russie ce que celle-ci désirait en Pologne, cette dernière à son tour ferait à l'Autriche les abandons convenus, et toute la série des mutations stipulées, sacrifices pour les uns, agrandissements pour les autres, s'ensuivrait naturellement.

Résistance de ce prince, mais certitude acquise de l'amener à céder. On fit choix des trois plénipotentiaires qui avaient défendu le roi de Saxe, et on les lui dépêcha à Presbourg. Ce furent M. de Talleyrand pour la France, M. de Metternich pour l'Autriche, lord Wellington pour l'Angleterre. Ils se rendirent à Presbourg, où Frédéric-Auguste avait été transporté, et le trouvèrent résolu à résister, et fort peu touché des services qu'ils disaient lui avoir rendus. Plusieurs jours de vives instances n'ayant amené aucun résultat, les trois diplomates déclarèrent au roi de Saxe que s'il ne souscrivait pas formellement aux décisions du congrès, la Prusse ne se mettrait pas moins en possession des provinces saxonnes qui lui avaient été attribuées, tandis que lui n'entrerait point en possession de celles qui avaient été laissées à la couronne de Saxe, et qu'il resterait prisonnier de la coalition.

Ce prince infortuné, sans céder à ces menaces, inspira cependant aux trois négociateurs la conviction qu'il ne ferait pas longtemps attendre son consentement. Ils retournèrent ensuite à Vienne, pour conclure les derniers arrangements. On mit d'accord la Bavière et l'Autriche relativement au pays de Salzbourg, et il n'y eut plus dès lors pour tous les souverains qu'à prendre les titres de leurs nouveaux États. Les souverains prennent tout de suite les titres de leurs nouveaux États. L'empereur Alexandre prit sur-le-champ les titres d'empereur de toutes les Russies et de roi de Pologne, le roi Frédéric-Guillaume, ceux de roi de Prusse, de grand-duc de Posen, de duc de Saxe, de landgrave de Thuringe, de margrave des deux Lusaces, etc. Outre le titre d'empereur d'Autriche, qu'il avait substitué à celui d'empereur d'Allemagne en 1806, l'empereur François prit celui de roi d'Italie, et constitua par un acte solennel, publié immédiatement au delà des Alpes, le royaume Lombardo-Vénitien, qui devait se composer des provinces italiennes depuis le Tessin jusqu'à l'Isonzo. Dans cet acte on accorda aux Italiens, comme on l'avait fait pour les Polonais, la consolation de former un royaume séparé. Le roi de Sardaigne, à qui Gênes avait été cédée, le roi des Pays-Bas dont les États avaient été doublés par l'adjonction de la Belgique, se revêtirent des titres de leurs nouveaux États, avec les qualifications qui en résultaient. Ainsi en quelques jours tous les souverains eurent soin de se nantir de leurs acquisitions, pour que la guerre qui était résolue ne pût rien changer à leurs positions, sinon de les rendre définitives dans le cas où cette guerre serait heureuse.

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