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Histoire littéraire d'Italie (4/9)

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The Project Gutenberg eBook of Histoire littéraire d'Italie (4/9)

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Title: Histoire littéraire d'Italie (4/9)

Author: Pierre Louis Ginguené

Editor: P. C. F. Daunou

Release date: July 16, 2010 [eBook #33184]
Most recently updated: January 25, 2021

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Rénald Lévesque and the
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de France (BnF/Gallica)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE LITTÉRAIRE D'ITALIE (4/9) ***





HISTOIRE LITTÉRAIRE

D'ITALIE,

PAR P. L. GINGUENÉ,

DE L'INSTITUT DE FRANCE.

SECONDE ÉDITION,

REVUE ET CORRIGÉE SUR LES MANUSCRITS DE L'AUTEUR,
ORNÉE DE SON PORTRAIT, ET AUGMENTÉE D'UNE NOTICE HISTORIQUE
PAR M. DAUNOU.

TOME QUATRIÈME.


À PARIS,
CHEZ L. G. MICHAUD, LIBRAIRE-ÉDITEUR,
PLACE DES VICTOIRES, N°. 3.
M. DCCC. XXIV.





DEUXIÈME PARTIE.




CHAPITRE Ier.

Tableau de la situation politique et littéraire de l'Italie au 16e. siècle. Influence des gouvernements italiens sur les progrès et l'éclat des lettres et des arts. A Rome, les papes Jules II, Léon X, Clément VII; à Florence, les grands-ducs Cosme 1er. François et Ferdinand de Médicis.

Si nous devions considérer ici l'Italie sous tous les rapports qui intéressent l'historien, le politique et le philosophe, l'examen de ce qu'elle fut pendant le cours du seizième siècle nous arrêterait long-temps. Les événements dont elle fut le théâtre, les grandes puissances qui s'y heurtèrent, la part que prirent dans leur querelle les gouvernements italiens, les intrigues qu'ils firent jouer et celles où ils furent enveloppés, les changements de constitution que quelques-uns éprouvèrent, en un mot leurs vicissitudes de toute espèce, qui ne furent jamais ni plus nombreuses, ni plus rapides, fourniraient une trop ample matière de recherches et de discussions. Mais ce que ces circonstances eurent d'influence sur le sort des lettres est ce que nous devons principalement, ou même presque uniquement examiner; et ce point de vue, immense encore, les resserre cependant et les circonscrit. Voyons donc, comme nous l'avons fait pour les autres siècles, quels furent pendant celui-ci en Italie les gouvernements qui se distinguèrent par leur amour pour les lettres, et qui s'honorèrent le plus eux-mêmes en leur accordant des encouragements et des honneurs.

L'histoire des papes avait cessé d'être celle des chefs d'une religion; elle était devenue l'histoire des souverains d'un état qui s'était agrandi par les effets d'une politique souvent coupable, mais constante et toujours dirigée vers le même but au milieu des fluctuations de la politique des autres puissances. Les crimes d'Alexandre VI, l'assassinat, l'empoisonnement, la débauche et l'inceste, ne l'avaient pas empêché d'accroître considérablement les possessions du Saint-Siége. Les crimes de César Borgia, son fils, encore plus scélérat que lui, réunirent au domaine de l'Église les petits états dont il détruisit les princes par le fer et par le poison; et lorsque la nature fut enfin vengée par la mort de ce père et de ce fils, également exécrables, l'état de Rome se trouva plus grand, plus stable, plus de pair avec les autres puissances de l'Europe qu'il ne l'avait jamais été sous les papes les plus ambitieux et sous les pontifes les plus saints.

Il ne manquait plus qu'un pape guerrier à ce trône, qui, par sa constitution singulière, prescrivait aux autres ce qu'ils devaient croire pour lui fournir les moyens de s'élever au-dessus d'eux; Jules II, successeur presque immédiat d'Alexandre 1, donna au monde ce spectacle. Selon la religion, c'en était un très-scandaleux, sans doute; on vit alors le vicaire du Christ armer la France et l'Europe entière contre Venise dans la fameuse ligue de Cambrai; on le vit, après avoir abaissé les Vénitiens par les armes de notre bon et trop crédule roi Louis XII, se liguer contre lui avec les Vénitiens eux-mêmes, et, pour le chasser de l'Italie, pour en chasser, disait-il, tous les barbares, mettre l'Italie en feu. Selon la politique, c'est autre chose; un grand homme, qu'on accuse souvent d'injustice envers les papes, Voltaire, plus juste envers Jules que tous nos historiens, a pris contre eux sa défense. «Nos historiens, dit-il, blâment son ambition et son opiniâtreté; il fallait aussi rendre justice à son courage et à ses grandes vues: c'était un mauvais prêtre, mais un prince aussi estimable qu'aucun de son temps 2

Note 1: (retour) Après Pie III, qu'il avait eu l'adresse de faire élire, pour écarter le cardinal d'Amboise, et qui mourut vingt-quatre jours après. Élu le 22 sept. 1503 (mois qui n'a que vingt-huit jours), couronné le 1er. octobre, il mourut le 18. (Muratori, Ann. d'It.)
Note 2: (retour) Essai sur les Mœurs et sur l'Esprit des Nations, ch. 13.

Ce grand-prêtre guerrier de la religion d'un Dieu de paix, tout occupé qu'il était des projets de son ambition, qui n'aspirait à rien moins qu'à le faire régner sur l'Italie entière, et de ses expéditions militaires qui tendaient toutes vers ce but, avait trop de grandeur dans l'ame et d'étendue dans l'esprit, pour ne pas vouloir tirer des beaux-arts et des lettres une partie de l'éclat de son règne. Ce fut lui qui entreprit la grande basilique de St.-Pierre, et c'en serait assez pour l'immortaliser dans l'histoire des arts 3. De grands artistes et des gens de lettres recommandables trouvèrent en lui un protecteur 4. Il voulut aussi, dit-on, ajouter à la bibliothèque du Vatican une autre bibliothèque pour l'usage particulier des souverains pontifes; elle était moins précieuse par le nombre des livres que par le choix; le local en était commode, très-agréablement placé, décoré de marbres et de peintures du meilleur goût. Le Bembo en parle dans une de ces lettres 5; Tiraboschi, en le citant 6, avoue qu'on ne trouve nulle part ailleurs aucune mention de cette bibliothèque; mais cette lettre est adressée au pape lui-même, et malgré l'observation de Tiraboschi, les expressions en sont trop positives pour que l'on puisse douter du soin que Jules II mettait alors 7 à former cette bibliothèque.

Note 3: (retour) Tiraboschi, Stor. della Letter. ital., t. VII, part I, p. 12.
Note 4: (retour) On cite entre autres, parmi ces derniers, Jean-Antoine Flaminio, qui, ayant prononcé devant lui, en 1506, à Iinoia, un discours latin, en reçut un accueil honorable, une invitation à venir à Rome, et une somme de 50 écus d'or. (Tiraboschi, ibid. Voyez aussi Joan. Anton. Flaminii Epistolœ, l. I, ép. 4 et 6.)
Note 5: (retour) Epist. famil., l. V, ép. 8.
Note 7: (retour) Février 1513.

Ce peu de services rendus aux lettres disparaît, il est vrai, devant les services immenses que leur rendit le successeur de Jules, le célèbre Léon X. Fils de Laurent de Médicis, si justement nommé le Magnifique, élevé par Politien, au milieu des savants, dont le palais de son père était toujours rempli, Jean de Médicis avait mieux profité que le malheureux Pierre, son frère aîné, de cette éducation toute littéraire 8. Laurent s'était servi de son crédit auprès du pape Innocent VIII pour faire élever au cardinalat ce fils encore enfant, puisqu'il n'était que dans sa treizième année 9, sous la condition seulement de ne porter que trois ans après les marques de cette dignité. Le jeune cardinal passa ces trois années à Pise, appliqué, sous son maître Politien et sous d'autres habiles professeurs, à ses études littéraires et à celles que son état lui commandait. A seize ans et quelques mois il reçut l'investiture 10, et alla siéger à Rome parmi les princes de l'Église.

Note 8: (retour) Pierre a cependant laissé, dans des poésies qui sont restées manuscrites, des preuves d'esprit et de talent. Elles sont conservées dans la bibliothèque Laurentienne, à la fin du recueil de celles de Laurent son père. M. Roscoë, dans sa Vie de Laurent, cite en entier un sonnet de Pierre, ch. 10. Mais sa fausse politique, sa nonchalance naturelle et ses malheurs, absorbèrent en quelque sorte ses heureuses dispositions, et son nom n'est point compté parmi ceux des bienfaiteurs des lettres que fournit cette famille illustre.
Note 9: (retour) Il était né le 11 décembre 1475, et fut fait cardinal en octobre 1488.
Note 10: (retour) Le 9 mars 1492.

Les avis de son père dictèrent la sagesse de sa conduite 11. Cette sagesse, secondée par les richesses et la puissance de sa famille, par la générosité de son caractère et les qualités aimables de son esprit, lui acquit bientôt un crédit au-dessus de son âge; mais après la mort de Laurent 12 il se trouva enveloppé dans les disgrâces et dans la proscription dont la maison de Médicis et tout leur parti devinrent l'objet. Alors il quitta l'Italie; il voyagea en Allemagne, dans les Pays-Bas et en France, pendant le pontificat d'Alexandre VI, ennemi de sa famille. Il revint à Rome vers la fin de ce règne 13, et sut, par sa réserve et sa prudence, rendre impuissante la haine du pontife, s'il ne put réussir à l'apaiser.

Note 11: (retour) Voyez Fabroni, Laurent Med. Vita, vol. II, p. 313, la lettre que Laurent écrivit au jeune cardinal son fils. M. Roscoë la rapporte dans son Appendix de la vie du même Laurent de Médicis, Nº. 61.

Il respira sous Jules II 14, et rentra en crédit auprès de lui: il dut à l'amitié ce retour. Galeotto de la Rovère, neveu de Jules, jeune homme qui réunissait aux grâces du corps et aux dons de l'esprit, les bonnes mœurs, la politesse et la magnificence, devenu cardinal aussitôt que son oncle fut pape, et peu après vice-chancelier de l'Église, était depuis quelque temps lié avec Médicis; ce lien fut resserré par leur dignité commune, et Galeotto, non content de remettre son ami en faveur, trompé par la vieillesse de Jules II, formait déjà pour le cardinal Jean des projets dont il croyait l'exécution prochaine; il songeait pour lui-même à remplacer le crédit que lui procurait le népotisme par celui que lui assurait une intime amitié. La mort rompit tous ses desseins. Jean de Médicis le pleura amèrement et long-temps: cette mort imprévue ne lui ôtait pas seulement un appui, mais presque le seul de tous les membres du sacré collége qui partageât son goût passionné pour les lettres et pour les arts, et qui attachât le même prix que lui aux nobles jouissances qu'ils procurent.

Note 14: (retour) Elu le Ier. novembre 1503.

Paul Jove, et après lui d'autres historiens ont vanté justement cette passion qui annonçait dans le cardinal Jean ce que le pape Léon X devait être. Déjà tout ce qu'il y avait de peintres, de sculpteurs, d'architectes habiles, ambitionnait son suffrage. Les savants, les littérateurs, les poëtes, se réunissaient autour de lui; son palais leur était toujours ouvert; sa bibliothèque semblait avoir été rassemblée pour leurs recherches et leurs études 15. Elle était riche en manuscrits grecs et latins, qu'il avait en partie reçus de son père, et en partie rachetés des religieux de Saint-Marc 16.

Note 15: (retour) On peut voir ce que dit de cette bibliothèque Jean-François Pic de la Mirandole, qui la fréquentait souvent, Examen vanitatis doctrinæ gentium, p. 1044.
Note 16: (retour) En 1508, pour la somme de 2662 écus d'or. Nous verrons bientôt les vicissitudes qu'éprouva cette bibliothèque.

Il s'y trouvait souvent au milieu de ces réunions savantes; et dans les discussions littéraires qu'il se plaisait à faire naître, on admirait autant son esprit qu'on aimait sa familiarité décente et son urbanité. Il cultivait lui-même, quoique avec peu de facilité, la poésie latine, et n'était content de ses vers que lorsqu'il y avait mis cette élégance que les latinistes modernes atteignent si rarement 17.

Note 17: (retour) On cite avec raison, comme une preuve de cette élégance, les vers ïambes suivants, qu'il fit pour une belle statue de Lucrèce, retrouvée dans des ruines au-delà du Tibre; Fabroni les cite, ubi supr., p. 37:

Libenter occumbo, mea in præcordia

Adactum habens ferrum: juvat meâ manu

Id præstitisse quod viraginum priùs

Nulla ob pudicitiam peregit promptiùs.

Juvat cruorem contueri proprium,

Illumque verbis execrari asperrimis.


Sanguen mî acerbius veneno Colchico,

Ex quo canis stygius vel hydra præferox

Artus meos compegit in pœnam asperam;

Lues flue, ac vetus reverte in toxicum;

Tabes amara exi, mihi invisa et gravis,

Quod feceris corpus nitidum et amabile.


Nec interim suas monet Lucretia

Civeis pudore et castitate semper ut

Sint præditæ, fidemque servent integram

Suis maritis, cum sit hæc Mavortii

Laus magna populi ut castitate fœminæ

Lætentur et viris mage istâ gloriâ

Placere studeant quam nitore et gratiâ.

Quin id probasse cœde vel meâ gravi

Lubet, statim animum purum oportere extrahi

Ab inquinati corporis custodiâ.

Mais la faveur de Jules II ne pouvait se concilier long-temps avec les arts de la paix. Ce pape belliqueux fit du cardinal qu'il aimait un militaire. Devenu, sous le titre de légat, général en chef de l'armée que le pontife opposait aux Français 18, Médicis fut fait prisonnier à la bataille de Ravenne 19, et transféré à Milan pour l'être bientôt en France. Cependant, et Milan et l'Italie échappaient aux Français, malgré cette victoire achetée par trop de sang et par la mort glorieuse du jeune Gaston de Foix. Le cardinal parvint, à force d'argent, à s'échapper dans le désordre de la retraite; et dans la même année, peu de mois après qu'il s'était vu captif, il rentra comme en triomphe dans Florence, où tout ce qui restait des Médicis fut rappelé 20; et l'année n'était pas encore révolue depuis sa captivité, qu'il avait remplacé le pape Jules II, et pris le nom de Léon X 21.

Note 18: (retour) Marc-Antoine Colonne commandait en titre les troupes de l'Église, mais il était de fait subordonné au cardinal-légat.
Note 19: (retour) 11 avril 1512.
Note 20: (retour) 31 août, même année.
Note 21: (retour) 11 mars 1513. Je laisse à l'histoire proprement dite les détails de cette élection, et les motifs qui la décidèrent, et les services que rendit alors à Médicis Bernard de Bibbiena, son conclaviste, et l'heureux effet de cet abcès, qui, selon Paul Jove (Leonis X Vita, liv. III), creva dans le conclave même. Le sage Fabroni n'adopte point ces bruits honteux pour les mœurs du nouveau pape. Il croit de préférence Guichardin, d'autant plus que cet historien n'était nullement ami de Léon X. Guichardin attribue les suffrages qui l'élurent et les applaudissements que reçut son élection au souvenir des vertus de son père, et à la réputation qu'il s'était déjà faite dans toute l'Europe par sa libéralité, par sa douceur et par la pureté de ses mœurs; mérite, ajoute-t-il, qui, dans ces temps où régnait une licence excessive, paraissait non-seulement rare, mais presque unique dans un homme qui n'avait pas encore atteint sa trente-huitième année. Sed nos potissimum Guicciardinio credimus qui ait aditum ad summum pontificatum Joanni patefecisse et plausûs ob adeptum excitasse memoriam paternarum virtutum, et famam quæ omnes regiones peragraverat, ejus liberalitatis, benignitatis, morumque plane castissimorum, quod iis temporibus, in quibus nimia licentia dominabatur, non modo rarum, sed et prope singulare in homine qui nondum compleverat trigesimum octavum ætatis annum, videbatur. (Paul Jov. Leonis X Vita, p. 60.)

Il n'avait que trente-sept ans; son pontificat n'en dura que neuf, et il eut le temps de faire de grandes choses, comme prince souverain, en faveur des arts et des lettres; mais aussi de porter à la puissance spirituelle de Rome, par l'excès de ses prodigalités et des saintes exactions qu'il employa pour y fournir, un coup dont elle ne s'est jamais relevée depuis, et dont, selon toutes les apparences, elle ne se relèvera jamais.

Ce ne sont point ici les écrivains protestants qu'il faut croire; les historiens catholiques suffisent. N'en croyons même pas Guichardin, qu'on accuse, quoique italien, d'être un historien anti-papiste; il ne faut que le témoignage du grave et impartial Muratori pour nous prouver que le règne de ce chef de la religion romaine ne fut pas seulement l'époque, mais la cause du terrible échec qu'elle reçut. Il avoue 22 les funestes effets du commerce des indulgences dans toute l'étendue de la chrétienté d'occident, et de leur vente publique à bureau ouvert, pour fournir aux jouissances du pontife et à ses profusions toutes mondaines. «Enfin négligeant, dit-il, ce qui devait être sa principale affaire, Léon se mit à vivre tout-à-fait en prince séculier, à tenir une cour d'une magnificence extraordinaire, à se livrer sans cesse aux divertissements, à la chasse, aux festins, à la musique, et à des dissipations qui firent croître à un point excessif le luxe des Romains 23

Note 22: (retour) Ann. d'Ital., an. 1516 et 1518.
Note 23: (retour) Ibid., an. 1521.

Sa politique n'était pas plus conforme que sa morale à l'Évangile, dont il était le premier ministre, et l'une contribua aussi peu au bonheur de l'Italie et de l'Europe, que l'autre à l'édification de Rome. Possédé de l'ambition de faire de son frère et de ses neveux des princes souverains, c'est cette vanité qui dirigea toujours sa conduite ambiguë, qui lui fit méditer de loin l'asservissement de Florence sa patrie, et l'envahissement du duché de Ferrare; qui le rendit l'injuste persécuteur du duc d'Urbin, et les armes à la main, les foudres de l'Église à la bouche, l'implacable usurpateur de ses états; qui lui fit embrasser alternativement le parti des Impériaux et des Suisses contre les Français, et celui des Français contre les Impériaux et les Suisses 24. Il fut l'un des principaux instigateurs de la guerre qui s'alluma entre Charles V et François Ier.; et ce fut dans l'espérance d'obtenir du vainqueur de petits états pour sa famille, et même pour son frère Julien le royaume de Naples, qu'il contribua si activement à ouvrir pour l'Italie cette source féconde de malheurs. Les Français, vaincus et chassés de Milan, furent pour lui le sujet d'un vrai triomphe. Il ordonna des fêtes magnifiques; il accourut à Rome pour y présider; tout à coup elles furent troublées par sa maladie: cinq jours après il n'était plus. Il mourut à quarante-six ans, de poison, selon quelques historiens; d'autres laissent soupçonner des causes plus honteuses: quoi qu'il en soit, le coup fut si imprévu et le trait si rapide, qu'il expira sans avoir pu, lui, chef de l'Église, en recevoir les sacrements 25.

Note 24: (retour) Voyez tous les historiens.
Note 25: (retour) Muratori, ann. 1521. Guichardin (Istor. d'Itat., l. XIV) dit que la nuit même qui suivit cette nouvelle de la défaite des Français, la fièvre le prit, qu'il se fit porter à Rome le lendemain, et qu'il mourut quelques jours après. Il suit en cela Paul Jove. Celui-ci (Vita Leonis X, lib. IV) indique une cause fort naturelle de cette fièvre dont le pape fut pris si subitement. Nam eo triduo, dit-il, litteræ de Helvetiorum ambiguâ fide acceptæ animum incertâ et ancipiti spe victoriæ suspensum solicitis cogitationibus excruciarant. Dans cette disposition d'esprit et dans l'état où le tenaient toujours son goût pour les plaisirs et des infirmités secrètes, il n'est pas étonnant qu'un excès de joie ait causé une révolution mortelle. Quant aux sacrements qu'il ne reçut point, Paul Jove ne le dit pas aussi expressément que Muratori, mais on le conclut de ce qu'il dit. Paucis tamen horis quam è vitâ migraret, supplex, junctisque manibus, atque oculis in cœlum piè conjectis (vous croiriez qu'il va demander les sacrements), Deo gratias egit, constantissimè professus se vel funestum morbi exitum æquo pacatoque animo laturum, postquam Parmam Placentiamque sine vulnere recuperatas, honestissimâ de superbo hoste partâ victoriâ, conspiceret. (Ub. supr.)

C'est à l'histoire à raconter tous ces faits, à montrer, dans les grands scandales de ce règne, l'origine du grand mouvement que reçut alors l'esprit humain, et dans les abus trop éclatants d'un joug sacré, la principale cause qui engagea des nations entières à le briser. Ce mouvement ne s'étant point communiqué sensiblement à l'Italie, ne doit pas, quelque importance qu'il ait eue ailleurs, entrer dans le tableau que nous avons à tracer. Nous ne devons considérer ici, dans Léon X, que le bienfaiteur des lettres et des arts. Il offre, sous ce seul aspect, assez de matière à nos observations.

Dès le moment de son élection, il annonça que le règne du bon goût commençait, en prenant pour secrétaires, Sadolet et Bembo, qui avaient enfin redonné à la langue latine son élégante pureté. Il voulut que ses lettres et ses brefs ne fussent plus écrits en latin de la Daterie, mais en latin de Cicéron. Il existait encore un de ces Grecs qui avaient transporté en Europe, après la ruine de leur patrie, les trésors de leur langue et de leur savoir. Jean Lascaris avait été en faveur auprès de Laurent de Médicis, père de Léon; Charles VIII l'avait amené en France; Louis XII l'envoya en ambassade auprès de la république de Venise. Quand le roi et la république se brouillèrent, Lascaris resta à Venise, où il vécut en simple particulier, et sans doute en enseignant, comme autrefois, la langue grecque 26; car ce qu'il y a souvent de plus heureux pour l'homme de lettres honnête homme, qui consent à se charger d'emplois publics, c'est de se retrouver, après les avoir perdus, avec les mêmes moyens d'exister par son travail qu'il avait avant de les prendre. Le pape concerta avec ce savant l'exécution d'un dessein digne de son amour pour les lettres, et le meilleur qu'il pût concevoir pour répandre le goût et la connaissance de la langue grecque. Il fit venir à Rome, par le grec Marc Musurus, dix jeunes gens de familles nobles de la Grèce, et les remit entre les mains de Lascaris, qu'il chargea de les instruire à fond dans la littérature grecque et latine, et d'en former une espèce de collége, où les Italiens pourraient apprendre parfaitement le grec 27. Les langues orientales, jusqu'alors négligées, cessèrent de l'être; l'hébreu, le chaldéen, le syriaque, furent enseignés publiquement par des savants italiens, encouragés à ces études difficiles par les bienfaits de Léon X 28.

Note 26: (retour) Tiraboschi, t. VII, part. II, c. 2; Hodius, de Græcis illustribus, etc.
Note 27: (retour) Voyez Lettres de Bembo écrites au nom de Léon X, l. IV, ép. 8, à Marc Musurus.
Note 28: (retour) Voyez Tiraboschi, t. VII, part. II, l. IV, p. 11.

Il ranima l'université de Rome, qu'on avait laissé périr; il y appela de toutes parts les plus habiles professeurs, et lui rendit ses revenus que Jules II avait appliqués aux dépenses de la guerre. Il établit à Rome une imprimerie uniquement destinée aux livres grecs, et dont la direction fut confiée à Lascaris. Ce fut alors que ce savant, qui avait déjà donné à Florence sa belle édition de l'Anthologie grecque, fut en état de publier à Rome d'autres éditions précieuses 29, dans le loisir et avec les secours qu'il dut à la générosité de Léon X 30. Le pape accorda une protection spéciale à l'académie romaine, où se réunissaient la plupart des savants qu'il avait appelés auprès de lui, et dont les assemblées, étrangères au pédantisme du siècle précédent, respiraient la gaîté et l'urbanité la plus aimable. Ses épîtres à quelques-uns de ces savants, dans le recueil de celles du Bembo, et sa correspondance avec le célèbre Erasme, que l'on trouve parmi celles d'Erasme lui-même 31, nous montrent ce pontife, qui semble devenu celui des lettres, sans cesse occupé à favoriser, à honorer ceux qui les cultivent, et à récompenser leurs travaux. Il plaça Béroalde le jeune à la tête de la bibliothèque Vaticane, qu'il enrichit d'un grand nombre de livres et de manuscrits. Il n'épargnait aucune dépense, aucune démarche auprès des puissances étrangères, pour faire chercher dans les pays éloignés, et jusque dans les états du Nord, des livres anciens encore inédits. Les manuscrits étaient déposés dans la bibliothèque pontificale, et l'impression en répandait la jouissance dans tout le monde savant.

Note 29: (retour) Les Scholies sur l'Iliade, les Questions homériques de Phorphyre, et d'anciennes Scholies sur les sept tragédies de Sophocle; Tiraboschi et Hodius, ub. supr.
Note 30: (retour) Nous verrons ailleurs quelle fut l'influence de cette générosité de Léon sur l'étude et sur la propagation de la langue grecque, et l'heureux effet de l'exemple qu'il avait donné.
Note 31: (retour) Epistol. Erasmi, vol. I, ép. 178, 193, etc.

Bientôt tout ce qu'il y eut en Italie de littérateurs, de poëtes, d'orateurs de quelque talent, d'écrivains élégants et instruits dans tous les genres, accourut à Rome, fut présenté au pape, et reçut de lui un bon accueil et des récompenses. Nous verrons, en parlant de chacun de ceux qui fleurirent alors, qu'il y en eut peu qui n'ambitionnassent et qui n'obtinssent cet avantage. Les arts ne trouvaient pas auprès de lui moins de faveur que les lettres. Il aimait passionnément et cultivait lui-même le plus aimable de tous, la musique. La nature, dit son historien Fabroni 32, lui avait fait don d'une voix douce et tendre, qui, même dans le discours familier, enchantait ceux qui l'écoutaient. Elle lui avait aussi donné une oreille très-délicate. D'habiles maîtres avaient développé ces heureuses dispositions; dès sa première jeunesse il chantait et jouait très-bien des instruments. Il aimait à parler des tons, des cordes, des nombres, des proportions et de toute la théorie de l'art; il avait même dans sa chambre à coucher un instrument sur lequel il s'exerçait et rendait raison des démonstrations qu'il avait faites. Il recherchait et récompensait les savants musiciens et les bons chanteurs, et ce fut auprès de lui, pour plus d'un ecclésiastique, un moyen de fortune qu'une belle voix 33.

Note 32: (retour) Leonis X Vita, p. 206.

Mais les arts, que l'on appelle du dessin, parce que le dessin en est la base, furent les principaux objets de sa munificence, et, l'on peut même le dire, de ses profusions. Il poursuivit avec ardeur et avec des dépenses incalculables les travaux de la basilique de saint Pierre. D'autres grands édifices furent élevés en même temps. Les chefs-d'œuvre de l'art antique sortirent en foule des décombres de l'ancienne Rome. Les artistes modernes furent enrichis et honorés. Le grand Raphaël les surpassa tous en fortune comme en talent 34; d'autres peintres, des sculpteurs, des architectes célèbres brillèrent à la fois; ils durent peut-être au pontife une partie de leur gloire; mais ils ont fait la sienne, et c'est leur immortalité qui a rendu le nom de Léon X immortel.

Note 34: (retour) Un artiste que Raphaël surpassa peut-être aussi en talent proprement dit, mais non certainement en génie, Michel-Ange, fut loin de l'égaler en fortune. Il fut peut-être le seul grand artiste que Léon n'aima pas, qu'il laissa sans récompense, et ne voulut presque pas employer. Parmi les poëtes, il ne fit rien non plus pour l'Arioste, qui dans son art était aussi le premier. Nous en chercherons la raison quand nous parlerons de ce grand poëte.

Le titre de Magnifique ne lui convenait pas moins qu'a son père, et si celui de Prodigue eût été un éloge, c'est à lui qu'il aurait fallu le donner. Sans compter les fortes sommes qui coulaient, pour ainsi dire, et s'échappaient continuellement de son trésor, ses mains ne cessaient d'en répandre. A ses repas, quand il voyait, parmi les spectateurs, des étrangers, des voyageurs inconnus et mal vêtus, il leur distribuait des pièces d'or; il en faisait remplir le matin une bourse de couleur cramoisie, pour les occasions imprévues 35, et cette bourse, tous les jours remplie, était vidée tous les jours.

Note 35: (retour) Paul Jove, Vita Leonis X, l, IV.

Il aurait manqué à Léon X un plaisir de souverain, s'il n'avait pas aimé la chasse; il l'aimait passionnément: il courait la bête fauve à cheval, en bottes, en déterminé chasseur. Il voulait que tout se fit selon les règles de l'art, dont il avait fait une sérieuse étude: et lui, qui était habituellement doux et patient, si quelqu'un de sa cour ou de sa suite s'écartait, courait çà et là, criait et faisait lever la bête lorsqu'il ne s'y attendait pas, il se mettait en colère; souvent même il disait de grosses injures aux personnes les moins faites pour en recevoir 36. Si la chasse avait été mauvaise, par quelque cause que ce fût, il montrait beaucoup de tristesse et d'humeur. Ses familiers évitaient alors sa présence, sachant que toutes les qualités qui le faisaient aimer, et sa libéralité surtout, étaient alors comme suspendues. Si, au contraire, il était jamais agréable et utile de l'approcher, c'était lorsqu'il revenait bien las, mais bien content, après avoir fait bonne chasse 37. Il donnait pour motifs, au goût qu'il avait montré dès sa jeunesse pour cet exercice violent et dispendieux, des raisons de régime et le soin de prévenir l'excès d'embonpoint dont il était menacé; mais un cardinal et un pape suivaient, dans les bons siècles de l'Église, d'autres régimes que celui-là.

Note 37: (retour) Id. ibid. Voyez-y le détail des chasses du souverain pontife depuis la fin des grandes chaleurs de l'été jusque dans le plus fort de l'hiver, aux bains de Viterbe, au lac Bolsena, sur les confins de la Toscane, ensuite à Civita-Vecchia, d'où il revenait à Rome et à sa délicieuse Valla Malliana.

Sa gaîté naturelle et son amour pour le plaisir n'étaient pas moins excités que son goût pour la dépense, par un grand nombre de cardinaux, jeunes, riches, d'une naissance illustre, qui vivaient dans le luxe, étalaient une magnificence royale, et passaient, comme lui, leurs jours à la chasse, à table et aux spectacles 38. Louis d'Aragon, Hippolyte d'Este, Sigismond de Gonzague et plusieurs autres, tenaient à Rome l'état le plus brillant. Leurs maisons étaient remplies de domestiques, et, sous ce nom, ils comprenaient des hommes bien nés, des gentilshommes qui briguaient l'honneur de les servir. On y voyait une multitude de chevaux et de chiens de chasse: tout y respirait la joie, la grandeur et la magnificence. On ne peut nier que ce ne fût là une cour très-splendide et très-gaie; mais on ne doit pas être surpris que des hommes d'une humeur sévère, et que des peuples entiers se soient lassés de fournir, par des jeûnes et des privations, aux dépenses de ce luxe et de ces plaisirs.

Le cardinal Bibbiena était un de ceux qui contribuaient le plus à entretenir dans Léon ce goût pour la dissipation et les spectacles. Très-propre au maniement des grandes affaires, il ne l'était pas moins aux jeux d'esprit, et surtout aux jeux de la scène. Il écrivait en Italien des comédies pleines de saillies et de plaisanteries piquantes. Il engageait des jeunes gens de bonne famille à jouer ces comédies sur des théâtres dressés dans les appartements spacieux du Vatican; il y fit surtout représenter sa Calandria, et obtint que le pape y assistât publiquement: c'est peut-être ce qui fit naître dans Léon X le goût très-vif qu'il montra pour ces sortes d'amusements. L'art dramatique naissait alors, et l'on en donnait dans d'autres cours les premiers essais, sur des théâtres magnifiques; Léon ne voulut pas que sa cour y restât étrangère. Ce n'étaient encore que des comédies, et dont la licence faisait presque tout le sel. La Calandria s'élevait un peu au-dessus de ces farces grossières; mais nous verrons dans la suite ce que c'était que cette Calandria, et si c'était là une pièce digne d'être jouée devant le sacré collége, et composée par un de ses membres.

Ce ne fut pas la seule que Léon fit représenter dans des fêtes, avec sa magnificence ordinaire; et ce fut une des plus décentes. Il y avait à Sienne une société, ou académie 39 poétique et dramatique, qui jouait des comédies écrites dans le langage du peuple et des paysans siennois, et assaisonnées de tous les proverbes grivois et de toutes les gravelures dont cet idiome était enrichi. La réputation de ces espèces d'atellanes se répandit jusqu'à Rome. Léon X invita les associés à venir lui donner des preuves de leur talent; ils jouèrent dans l'intérieur du palais; et comme le pape entendait fort bien ce langage, il prit tant de plaisir à ces représentations, qu'il faisait revenir tous les ans les académiciens de Sienne 40. Quelque médiocres que leurs pièces pussent être, il faut songer à ce qu'avaient alors de piquant ces premiers essais de la comédie renaissante; il faut se transporter aux temps, se rappeler que, dans tout le reste de l'Europe, on en était encore aux Mystères et aux farces des saints, et croire que, puisque des esprits aussi cultivés qu'un Bembo, un Sadolet, et que Léon X lui-même, prenaient goût à ces divertissements, ils n'étaient pas sans quelque mérite.

Note 39: (retour) Celle des Rozzi.
Note 40: (retour) Tiraboschi, Stor. della Letter. ital., t. VII, part. I, c. 4, part. III, c. 3.

Bibbiena excellait, dit Paul Jove 41; à faire perdre le sens aux hommes de l'âge et des professions les plus graves. Le pape prenait alors beaucoup de plaisir à s'amuser d'eux; il les comblait d'éloges, de présents, leur persuadait des choses incroyables, et parvenait à les rendre, de sots qu'ils étaient, fous, insensés, et surtout complètement ridicules; c'était précisément ce qu'on a appelé parmi nous des mystifications. C'est ainsi qu'il parvint à persuader à un vieux secrétaire, nommé Tarascon, qu'il était devenu tout à coup très-savant en musique: il le flatta si adroitement, que ce pauvre homme, enflé de sa science, se mit à établir les règles et les principes les plus extravagants. Il voulait, par exemple, que, pour mieux pincer la harpe ou la lyre, on se fît lier les bras, afin que les nerfs et les muscles, mieux tendus, touchassent les cordes avec plus de force et de finesse; et le pape, qui était lui-même très-habile musicien, raisonnant avec lui de proportions, de notes et d'intervales, faisait semblant d'admirer de si belles choses, et se déclarait vaincu dans son art 42.

Note 41: (retour) Vita Leonis X, l, IV.

Mais rien n'égale en ce genre ce qu'il fit pour se moquer d'un vieux poëte nommé Baraballo, de Gaëte, dans le royaume de Naples. Ce poëte bouffon improvisait et chantait publiquement des vers italiens détestables, où le bon sens, la langue et la mesure étaient blessés à la fois, et il ne prétendait être rien moins que le rival de Pétrarque. Léon X l'enflamma si bien par ses louanges immodérées, qu'il finit par lui persuader de se faire couronner, comme Pétrarque lui-même, au Capitole. Baraballo demanda très-sérieusement le triomphe, et le pape le lui décerna tout aussi sérieusement. Le jour prescrit, et annoncé long-temps d'avance, cet homme sexagénaire et honnêtement né, dont la haute taille, la belle figure et les cheveux blancs, rendaient l'aspect vénérable, revêtu de la toge et du laticlave, couvert de pourpre et d'or, enfin paré de tous les ornements des anciens triomphateurs, fut conduit, au son des flûtes, à la table du pontife, qui célébrait dans un repas joyeux la fête de S. Cosme et de S. Damien, patrons de la famille des Médicis. Après y avoir long-temps fait pompe de son talent par les vers les plus ridicules, Baraballo descendit sur la place du Vatican. Là, sous les yeux du pape, il monta sur un éléphant tout caparaçonné d'or, et qui portait une chaire triomphale; mais cet animal, en quelque sorte plus sensé que lui, et d'ailleurs étourdi par le bruit des tambours, des trompettes et des acclamations de la foule immense du peuple, ne voulut jamais faire un pas au-delà du pont St.-Ange, et Baraballo revint à pied, aux huées de la populace et à la grande joie du pape et de ses cardinaux 43.

Note 43: (retour) Id. ibid., et Tiraboschi, loc. cit.

Léon était sans cesse environné, assiégé et souvent importuné par des poëtes 44. Il en admettait presque tous les jours à ses soupers, dont Paul Jove nous a laissé des descriptions curieuses 45. Ces poëtes, il est vrai, étaient amis de Bacchus plutôt que des Muses; ils n'étaient là que pour servir de jouet, pour amuser le joyeux pontife et sa cour, par leurs querelles ridicules et par leurs vers plus ridicules encore. Giraldi, dans ses dialogues 46, nomme entre autres Jean Gazoldo et Jérôme Britonio, dont le pape ne se borna pas à se moquer pour leurs mauvais impromptus latins, mais à qui il fit plus d'une fois donner très-solennellement des coups de bâton, et qui devinrent, par leurs bastonnades et par leurs vers, la fable de toute la ville.

Note 44: (retour) Voyez Pierii Valeriani Carmina, Venet, 1550, p. 28.
Note 46: (retour) De Poëtis suorum temporum.

On parle aussi d'un certain Querno 47, doué d'une facilité extraordinaire et d'une effronterie non moins rare à débiter, avec emphase, ses détestables et interminables vers latins. Il était de Monopoli, dans les états de Naples, et vint à Rome au temps de Léon X, à l'âge de plus de quarante-cinq ans. Il se présenta avec un poëme d'environ vingt mille vers, intitulé Alexias, et sa lyre d'improvisateur. Sa large face, sa chevelure épaisse et toute son hétéroclite figure, le firent juger propre à ce qu'on voulait de lui. On en fit l'épreuve à un grand repas, dans une île du Tibre autrefois consacrée à Esculape. Tandis que Querno s'y montrait poëte et buveur également infatigable, quelques convives lui mirent gaîment sur la tête une couronne de pampre, de choux et de laurier, et le saluèrent par trois acclamations du titre nouveau d'archi-poëte. Il prit au sérieux tous ces honneurs, demanda d'être présenté au pape, et donna devant lui le plus libre essor à sa verve. Léon le trouva digne d'être admis à ses soupers. Là, il lui donnait de temps en temps quelques bons morceaux, que le poëte glouton dévorait debout auprès d'une fenêtre. Le pontife lui versait à boire dans son propre verre, mais à condition qu'il dirait sur-le-champ au moins deux vers sur le sujet qu'on lui proposerait, et que, s'il ne le pouvait pas, ou si les vers n'étaient pas trouvés de bon aloi, il serait obligé de boire son vin trempé de beaucoup d'eau.

Note 47: (retour) Voyez Paul Jove et Giraldi, ub. supr.

Quelquefois le pape lui-même se divertissait à lui répondre en vers de la même mesure, et qui ne valaient pas mieux que les siens. On a conservé quelques-uns de ces jeux; par exemple, Querno disait:

Archipoëta facit versûs pro mille poëtis;

c'est-à-dire:

L'archi-poëte fait ici

Plus de vers que mille poëtes.

Léon répondit sur-le-champ:

Et pro mille aliis archipoëta bibit:

Et plus que mille autres poëtes

L'archi-poëte boit aussi.

Querno reprit un moment après:

Porrige, quod faciat mihi carmina docta falernum:

Versez, c'est ce bon vin qui fait des vers savants;

et le pape répliqua, en faisant allusion à la goutte dont le poëte buveur était tourmenté:

Hoc etiam enervat, dehilitatque pedes;

Il rend aussi les pieds débiles et tremblants.

Souvent il arrivait à Querno, comme aux autres bouffons, de finir tristement la fête: des applaudissements on passait aux insultes, et quelquefois même aux coups. Un autre poëte, nommé Maron 48, qui n'était pas un Virgile, mais qui valait beaucoup mieux que l'archi-poëte, remporta sur lui plusieurs victoires dont il usa peu généreusement; Querno s'aperçut enfin qu'il était un objet de risée, et se retira de la cour. Réduit à la plus affreuse misère, après la mort de Léon X, il alla mourir de désespoir à Naples, dans un hôpital, où il se déchira, de sa propre main, le ventre et les entrailles avec une paire de ciseaux 49.

Note 48: (retour) Andrea Marone.
Note 49: (retour) Tiraboschi, ub. supr., l. III, c. 4.

Léon, il est vrai, ne pouvait prévoir ce cruel effet de ses amusements; mais on ne voit point sans peine, dans un souverain pontife, dans un protecteur si renommé des lettres, ce goût pour des bouffonneries et des scurrilités pareilles. Il y a là, quoi qu'on en dise, un secret mépris des hommes, de la poésie et des lettres. La démence et l'ivresse offrent un spectacle humiliant auquel on ne voit aucun homme délicat et bien élevé prendre plaisir; et la folie d'un Querno et d'un Baraballo a quelque chose d'offensant pour le talent et pour le génie poétique, dont un véritable admirateur de l'un et de l'autre aurait dû détourner les yeux.

Une remarque que l'on peut faire ici, c'est que Léon X réserva toutes ces plaisanteries dérisoires pour des poëtes, et qu'il n'y soumit aucun artiste, quoiqu'il y ait dans cette classe d'hommes, et des amours-propres excessifs, et des ridicules, tout au moins autant que dans l'autre. Peut-être y avait-il en lui, sans qu'il s'en rendit compte, ce qui est souvent dans les hommes riches ou puissants, un certain désir de rabaisser l'élévation littéraire, que ne leur inspire point la sublimité des arts, à quelque degré qu'elle parvienne.

Tous les bouffons du pape n'étaient pas poëtes 50. Le vieux Poggio, l'un des fils de Poggio l'historien; un certain Moro, payé de son intempérance par d'horribles douleurs de goutte, mais qui n'en était pas moins gai; un chevalier Brandini, un gros moine nommé Mariano, tous plaisants, facétieux et hommes de bonne chère, étaient habituellement ses convives. Ils se piquaient d'une science profonde en cuisine, et imaginaient les ragoûts les plus singuliers; ils allèrent jusqu'à imiter dans des pièces de pâtisserie farcies de viande de paon hachée, les recherches des anciens Romains. Mais leurs jeux de mots et leurs bouffonneries plaisaient encore plus à Léon X que leurs mets les plus délicats et les plus savants. A certaines époques de l'année, qui amènent et autorisent un redoublement de gaîté, on les plaçait tous ensemble au bas de la table, où ils étaient traités splendidement, mais à condition qu'ils souffriraient patiemment tous les tours que le maître et ses courtisans voudraient leur faire: on leur promettait seulement de ne pas compromettre leur santé. On leur servait, par exemple, sous l'apparence des mets les plus agréables, des singes, des corbeaux ou d'autres animaux, dont la chair coriace, insipide, ou de mauvais goût, trompait leur friandise et leur appétit.

Note 50: (retour) Paul Jove, ub. supr.

«Tous ces jeux, dit l'historien Paul Jove 51 (et aujourd'hui l'on en jugerait autrement), étaient dignes d'un prince noble et poli, mais dans celui qui était revêtu de l'auguste dignité de souverain pontife, ils étaient blâmés par des hommes sévères et de mauvaise humeur.» Sans les blâmer autant qu'eux, on peut dire qu'à en juger par de pareilles scènes, dont la table du Saint-Père était le théâtre, cela ne ressemblait pas plus aux soupers d'Auguste, ou de Frédéric II, qu'à ceux des apôtres, dont Léon X oubliait trop qu'il était le successeur.

Pour terminer gaîment ces joyeux festins, où la chère était splendide, mais où tous les historiens conviennent que le pape se montrait tempérant et même sobre, il invitait quelquefois ses cardinaux les plus intimes à jouer aux cartes avec lui.

La partie était composée de six ou sept joueurs; et l'un des exercices les plus agréables pour lui de cette libéralité qui lui était naturelle, était, soit qu'il eût gagné ou perdu, de répandre à pleines mains des pièces d'or sur la foule des regardants 52. D'autres familiarités donnaient lieu à des soupçons sur ses mœurs, que le même historien repousse, mais qu'il ne dissimule pas. Sans entrer dans les mêmes particularités, le bon et sage Tiraboschi reconnaît 53 qu'il résulta du singulier aspect qu'offrait alors la cour romaine deux terribles inconvénients: le premier est qu'à force de voir le souverain pontife aimer à ce point les vers profanes, les plaisanteries souvent peu décentes, et les spectacles où les bonnes mœurs n'étaient pas trop respectées, cela ne laissa pas d'avilir la dignité pontificale, et réveilla même des soupçons peu honorables au pontife; le second est que le goût de Léon X s'étant déclaré pour la poésie et pour les arts d'agrément, les études plus sérieuses furent peu cultivées, et que dans ce temps, où des hérésies nouvelles et puissantes assiégèrent l'Église, elle ne trouva plus dans son sein ce nombre et ce choix de vaillants défenseurs dont elle aurait eu besoin.

Note 53: (retour) T. VII, l, I, c. 2.

Une autre suite fâcheuse, non pas des goûts frivoles, ni de la vie toute mondaine de Léon X, mais de ses prodigalités excessives, et des dépenses où il s'engagea pour fomenter et soutenir des guerres inutiles et funestes, ce fut l'épuisement total des finances et du trésor, où se rendaient, comme en un réservoir commun, les fruits de la crédulité de l'Europe presque entière; non-seulement tout l'or et l'argent monnayé, mais les diamants, les joyaux de l'église romaine et les autres objets précieux en avaient disparu. Il laissa à la place une dette énorme, dont l'intérêt annuel montait à 40,000 écus d'or; et tout cela, dit Muratori, pour procurer à l'Église un accroissement de patrimoine, si peu solide, qu'on le lui a vu enlever de nos jours: et dans quel temps encore? lorsque l'hérésie de Luther se répandait avec une rapidité toujours croissante, et que le fier Soliman assiégeait et prenait Belgrade, dernier boulevart de la chrétienté 54.

Note 54: (retour) Annal. d'Ital., an 1521.

Il n'y a de réponse à ces reproches faits par des auteurs graves, que le bien immense que Léon X fit aux lettres et aux arts: ce bien est si incontestable et si grand, qu'il couvre toutes ses fautes. La civilisation ne lui dut pas moins que les lettres. Il favorisa, il est vrai, et mit en vogue la légèreté d'esprit, mais il mit en discrédit le pédantisme; il corrompit les mœurs, mais il les adoucit. Quand les mœurs sont devenues grossières et féroces, peut-être, pour les ramener à la politesse et à la douceur, est-il besoin de ce remède; de même que, si elles se sont tout-à-fait amollies et dépravées, il faut, pour leur rendre de la vigueur et de la pureté, leur redonner un peu de leur première rudesse.

Il était possible qu'elles reprissent cette marche sous le pontificat du successeur de Léon, Adrien VI, et même qu'elles remontassent beaucoup trop loin; mais ce pape flamand, qui n'avait jamais vu l'Italie, étranger à tous les arts qui y sont nés, et nourri dans sa jeunesse de subtilités théologiques, ne régna que peu de mois. Il vécut assez pour faire craindre un retour vers la barbarie dont on ne faisait que de sortir. Au moment de son élection, il gouvernait l'Espagne au nom de l'empereur Charles-Quint, dont il avait été le précepteur. Les députés du conclave l'allèrent chercher dans la Biscaye. Il fut près de huit mois à se rendre à Rome. A son arrivée, les poëtes prirent la fuite, le secrétariat des brefs fut changé; Sadolet se retira à la campagne: les lettres et les arts furent dans l'effroi.

Un jour que ce pape lisait des lettres latines écrites avec élégance: Ce sont, dit-il, des lettres d'un poëte 55. On lui faisait voir au Belvédère le Laocoon, comme une des plus admirables productions de l'art; il dit, presque sans le regarder: Ce sont les idoles des anciens 56. «Je crains, écrivait un Augustin très-pieux, mais homme de goût 57, qu'il ne fasse un jour ce qu'on dit qu'avait fait S. Grégoire, et que de toutes ces statues, témoignages vivants de la gloire et de la grandeur romaine, il ne fasse de la chaux pour la basilique de St.-Pierre 58.» Il regardait comme des choses profanes et comme des vanités payennes tous les livres, à l'exception des livres saints 59, ce qui pouvait faire craindre des destructions peut-être encore plus funestes. Il mourut quinze jours seulement après son intronisation 60; et les lettres et les arts crurent devoir se rassurer en voyant, pour la seconde fois, un Médicis s'asseoir sur la chaire apostolique: mais son pontificat leur fut peut-être plus fatal que n'aurait pu l'être celui d'Adrien VI.

Note 55: (retour) Sunt litterœ unius poëtœ.
Note 56: (retour) Sunt idola antiquorum.
Note 57: (retour) Girolamo Negri, qui écrivit avec beaucoup de force et de zèle contre Luther.
Note 58: (retour) Lettere di Principi, Venez., 1524, t. I, p. 96; Tiraboschi, t. VII, l. I, c. ii.
Note 59: (retour) Rimirava come gentilesche profanità tutti i libri non sacri. Tiraboschi, ibid., c. 5.
Note 60: (retour) Cette cérémonie se fit le 29 août, et il mourut le 14 septembre 1522. Voyez Annal. de Muratori.

Le cardinal Jules de Médicis, fils naturel de ce jeune Julien, assassiné à Florence dans la conjuration des Pazzi 61, s'était attaché de tout temps à la fortune de Léon X, son cousin. Ce pape l'avait revêtu de la pourpre, et l'avait entouré de toute la faveur attachée à son nom, à ses dignités et à ses richesses. A la mort de Léon X, on crut généralement que le cardinal Jules lui succéderait, et il le crut lui-même; mais voyant le parti français, qui lui était opposé, prêt à l'emporter dans le conclave, il aima mieux voter pour le parti de l'empereur que s'obstiner plus long-temps dans des prétentions inutiles. Il proposa le cardinal Adrien d'Utrecht, auquel personne n'avait pensé: sa voix entraîna celle des jeunes cardinaux; les vieux s'y réunirent tout-à-coup; et le conclave, à son propre étonnement, fut unanime en faveur d'un étranger inconnu à tous 62. L'ambition de Jules ne fut pas trompée pour long-temps; Adrien ne fit que paraître sur le trône de St.-Pierre; et il s'y assit, âgé de quarante-cinq ans, avec le nom de Clément VII. Sa politique fut la même que celle de Léon X; elle eut pour but l'agrandissement de sa famille aux dépens de sa patrie; et, pour moyen, une foi toujours flottante et ambiguë entre les grandes puissances belligérantes, afin de pouvoir profiter, pour cet agrandissement, de la protection du vainqueur.

Note 61: (retour) Voyez tome III de cet ouvrage, page 382.
Note 62: (retour) Voyez, sur cette élection, Paul Jove, Vita Hadriani VI; voyez aussi Robertson, Hist. de Charles V, trad. française, t. III, p. 319 et 320.

Les plus cruels désastres en furent la suite. Lié par un traité secret avec François Ier. 63, avant la bataille de Pavie, il entra publiquement avec lui dans cette ligue, qu'on appela si abusivement sainte, lorsque ce roi, sorti de prison, voulut s'affranchir par les armes du traité oppressif qu'il avait signé dans les fers, et crut n'avoir besoin, pour être dispensé de sa parole, que de l'absolution du pape 64. Clément VII, attaqué du côté de Naples par les Colonne qui tenaient pour l'empereur, vit Rome assiégée, envahie, son palais, ceux des cardinaux, des prélats, des ambassadeurs de la ligue, saccagés et mis au pillage. Forcé de conclure une trêve, il ne tarda pas à la rompre dès qu'il crut pouvoir se venger. Il fit raser, à Rome, les palais de la famille Colonne, et mettre à feu et à sang toutes leurs terres 65. Bientôt, effrayé de la marche de l'armée impériale commandée par Charles de Bourbon, il propose et conclut une nouvelle trêve, la rompt de nouveau, est assiégé par cette armée affamée, dont une longue route avait redoublé les besoins et la rage; trouve à peine le temps de se retirer avec ses cardinaux dans le château St.-Ange, et de-là est témoin du plus horrible spectacle que cette malheureuse Rome eut offert depuis onze siècles. Le pillage dura plusieurs jours. Les palais, les maisons riches, les églises, offrirent un immense butin: ce qu'on ne put emporter fut détruit. Les Espagnols catholiques et les Allemands luthériens pillaient à l'envi. Cardinaux, évêques, prélats, courtisans et nobles romains faits prisonniers, ne se rachetaient que par d'énormes rançons, et en livrant au vainqueur leurs trésors les plus secrets. Rien ne pouvait dérober les dames romaines, leurs filles et les vierges renfermées dans les temples, aux insultes et à la brutalité d'une soldatesque sans chef, Charles de Bourbon, son général, ayant été tué à la première attaque. On croit enfin que Rome eut alors à souffrir de cette armée plus qu'elle n'avait souffert, au cinquième siècle, de l'invasion des Goths, des Hérules et des Vandales 66.

Note 63: (retour) Muratori, an 1514.
Note 64: (retour) Ibid., an 1526.
Note 66: (retour) Id., an 1527.

Cependant le pape, assiégé dans le château Saint-Ange, et manquant de vivres, fut forcé de capituler aux conditions les plus onéreuses. Prisonnier au Belvédère, jusqu'à ce qu'elles fussent remplies, il eut beau créer des places de cardinaux à prix d'argent, donner deux de ses anciens cardinaux pour otages, concéder les dîmes du royaume de Naples, épuiser enfin toutes ses ressources, il ne put réaliser les sommes qu'il avait promises, et fut réduit à se sauver, travesti en marchand ou en jardinier, seul, et dans un accoutrement plus misérable, dit le bon Muratori, que les pontifes des premiers temps, lorsqu'ils vivaient sans pompe, exposés chaque jour à la hache des empereurs payens 67.

Le malheur ne le rendit pas plus sage; il ne se vit pas plutôt en liberté qu'il recommença ses intrigues 68; voyant les affaires des Français ruinées en Italie, il fit sa paix avec l'empereur; ils se lièrent par un traité aussi fatal, comme nous le verrons bientôt, à la liberté de Florence, que favorable aux vues ambitieuses de Clément et de sa famille. Charles-Quint voulut être couronné des mains de ce même pape qui avait été assiégé, pillé et chassé par son armée. Pendant trois ou quatre ans que l'empereur passa en Italie, et principalement à Bologne, où s'était fait le couronnement, le pontife, assidu auprès de lui, fut continuellement occupé d'en tirer parti pour ses projets. Charles retourna en Espagne, et Clément VII ayant d'autres intérêts à ménager avec François Ier., l'alla trouver jusqu'à Marseille; c'est là qu'il parvint à conclure, entre sa nièce Catherine de Médicis et le prince Henri, second fils du roi, ce mariage qui fut depuis si funeste à la France. Revenu triomphant à Rome, il y fulmina, contre le divorce de Henri VIII, cette bulle imprudente qui fit perdre au Saint-Siége l'Angleterre, tandis que, par les suites de fautes d'un autre genre, il perdait tant d'autres états dans l'Allemagne et dans tout le Nord. Clément ne fut pas témoin de ces funestes conséquences; sa santé, déjà chancelante, déclina sensiblement depuis son retour de Marseille; il mourut neuf ou dix mois après 69. On dit que cette tête si forte, ou du moins si tenace, eut la faiblesse de croire à une prédilection qui lui fut faite. Un moine de la rivière de Gênes lui avait, dit-on, prédit qu'il serait pape, mais qu'il mourrait la même année où lui-même cesserait de vivre. A son retour de France, le pape demanda des nouvelles de son prophète; il apprit qu'il était mourant, et il en conclut que sa fin devait être prochaine 70. On a vu plus d'une fois des esprits auxquels on supposait de la force donner des traits de crédulité tout semblables; et ils n'ont rien qui doive surprendre, quand il y a dans la trempe de ces esprits plus d'entêtement que de raison.

Note 68: (retour) Da che fu in libertà, avea ripigliate le sue astuzie e cupidità. Id., an 1528.
Note 69: (retour) Septembre 1534.
Note 70: (retour) Varchi, Istor. Fiorent., a conté le premier cette anecdote, que Muratori n'adopte pas. Voyez Annal. d'Ital., an 1534.

La politique et la guerre occupèrent trop Clément VII pour qu'il pût accorder aux lettres et aux arts tout ce que son nom avait fait espérer de lui. Cependant il rappela Sadolet à sa cour; il protégea et traita honorablement deux poëtes qui brillèrent alors dans la poésie latine, Vida et Sannazar, et un autre qui enrichit la poésie italienne d'un genre peu fait pour lui concilier la faveur du chef de l'Église, mais homme d'esprit, de talent et même de génie, le Berni 71. Il rechercha Erasme, comme l'avait fait Léon X, et lui adressa même des invitations plus efficaces, puisqu'il lui envoya deux fois, en présent, deux cents florins d'or 72. L'académie romaine reprit, dans les premières années de son pontificat, tout son éclat et l'aimable gaîté de ses réunions; mais le pillage de 1527 lui porta le coup le plus funeste, en dispersa tous les membres, et cette catastrophe, que le pape avait attirée sur Rome, y détruisit pour long-temps tout ce que ceux de ses prédécesseurs, qui aimaient le plus les lettres, avaient établi en leur faveur. La bibliothèque du Vatican, si libéralement enrichie par Léon X, fut ravagée; les livres et les manuscrits les plus précieux devinrent la proie d'une fureur ignorante et barbare, comme ceux de la bibliothèque des Médicis l'avaient été précédemment à Florence. Heureusement pour les lettres, les restes, encore très-riches, de cette dernière collection, étaient alors en sûreté. Le sort qu'ils avaient éprouvé mérite de nous occuper un instant.

Note 71: (retour) Tiraboschi, t. VII, part. I, c. ii.

Ce fut, comme on se le rappelle, lors de l'invasion de Charles VIII et de l'expulsion de Pierre de Médicis que cette bibliothèque, fruit des soins de Cosme et de Laurent, fut pillée, comme toutes les autres propriétés de leur famille, par l'armée et par le peuple même 73. Mais elle fut dispersée et non détruite. Le gouvernement qui remplaça les Médicis fit recueillir les livres, et les vendit quelque temps après, pour 3000 ducats, aux moines de Saint-Marc 74. Le fanatique Savonarole, supérieur de ce couvent, disposa d'une grande partie de ces livres, et en fit présent aux cardinaux et aux autres personnes puissantes qui pouvaient le défendre des censures et des excommunications du pape 75. Après la chute de ce tyran démagogue, et lorsque les Médicis furent rentrés à Florence, le prieur et le chapitre, se trouvant chargés de dettes, et pressés de payer, résolurent de vendre les restes, encore très-précieux, de cette bibliothèque. Léon X, alors cardinal Jean, saisit avidement cette occasion de rentrer dans une partie si intéressante et si noble des richesses de sa maison; et les religieux, ayant obtenu la permission du gouvernement de Florence, lui envoyèrent les livres à Rome, après en avoir reçu le prix 76. Il se plut, pendant son pontificat, à les conserver et à en augmenter le nombre. Clément VII, soit aussitôt après son élection, soit même quelque temps auparavant 77, les fit reporter à Florence. Il ordonna dans la suite, par une bulle 78, que cette bibliothèque y resterait désormais; et, pour en assurer la conservation et la stabilité, il chargea le grand Michel-Ange de faire les dessins d'un magnifique édifice, où il voulut qu'elle fût déposée. Nous allons bientôt voir comment et par qui cette volonté fut exécutée; mais Clément a toujours la gloire d'avoir conçu cette belle idée, et d'en avoir confié l'exécution au premier artiste de son siècle.

Note 73: (retour) Voyez ci-dessus, tome III, page 398.
Note 75: (retour) Bandini, Prœf. ad Catal. Cod. grœc., p. 12; Tiraboschi, Stor. della lett. ital., t. IV, part. I, p. 106.
Note 76: (retour) Ce fait est rapporté par un moine du couvent même, nommé Robert de Galliano, que cite Ange Fabroni, Leonis X Vita, not. 19, p. 265.
Note 77: (retour) Selon Tiraboschi, t. VII, part. I, c. 5, ce fut avant d'être pape; William Roscoë dit au contraire, Life of Lorenzo de' Medici, c. 10, que ce fut lors de son élévation au souverain pontificat.
Note 78: (retour) Datée du 15 décembre 1532; Will. Roscoë, ub. sup.

Florence lui fut redevable de ce bienfait, dont elle jouit encore aujourd'hui. Elle lui dut aussi la fixation de l'état incertain où elle flottait depuis long-temps, et la perte définitive de sa liberté. Ce n'est point ici le lieu de rappeler par quels degrés cette révolution fut amenée; l'exaltation de Léon X en fut la plus rapide; la république avait eu jusqu'alors pour contre-poids à l'autorité des Médicis celle des papes; elle se trouva sans défenseur, et ne fut plus gouvernée que sous les ordres du pontife et en son nom, d'abord par Julien de Médicis son plus jeune frère, ensuite par Laurent son neveu, fils de Pierre son malheureux frère aîné 79.

Note 79: (retour) Julien, trop faible de caractère pour pouvoir gouverner en maître un peuple qui n'en voulait pas encore, vécut à Rome comblé d'honneurs, auxquels il parut mettre moins de prix qu'au titre de protecteur des lettres et des arts, héréditaire dans sa famille. Il épousa Philiberte de Savoie, obtint dans Lombardie des possessions immenses, reçut de François Ier. le titre de duc de Nemours; le pape son frère pensa même à le faire roi de Naples. Il mourut à trente-sept ans (en 1516), et rien ne reste des honneurs qu'il obtint que le mausolée en marbre qu'exécuta pour lui Michel-Ange, l'une des merveilles que l'on admire à Florence, et regardé comme l'une des plus belles productions d'un ciseau qui n'a produit que des chefs-d'œuvre. Laurent, dont le caractère ne ressemblait en rien à celui de son cousin, avide d'un titre de souveraineté que le gouvernement dont il se vit chargé ne lui donnait pas, ne fut satisfait que quand Léon X eut dépouillé violemment du duché d'Urbin la famille de la Rovère, et l'en eut revêtu. Il épousa, comme Julien, une princesse alliée de France (Marie de la Tour d'Auvergne, proche parente de la famille royale par sa mère); mais il mourut peu de temps après, et ce fut encore Michel-Ange qui fut chargé de consacrer sa mémoire. Il le fit d'une manière sublime; mais ce tombeau magnifique d'un jeune ambitieux, mort des suites de ses débauches, n'inspire pas le même intérêt que celui de Julien, sensible et modeste ami des lettres. En général, ces deux mausolées ont le défaut d'être beaucoup trop grandement conçus pour leur objet: ce sont des monuments publics à qui il manque des héros.

Quand Clément VII prit la tiare, avec la même ambition que Léon X, il ne restait plus, pour remplir ses vues, de la branche des Médicis descendue de Cosme et de Laurent-le-Magnifique, que deux rejetons, illégitimes comme lui. L'un était Hippolyte, fils naturel de Julien 80; l'autre, nommé Alexandre, passait pour bâtard du jeune Laurent et d'une esclave africaine, mais était réellement né de cette esclave et de Clément VII lui-même, lorsqu'avant d'être le cardinal Jules, il n'était encore que chevalier de Saint-Jean de Jérusalem 81. C'était sur lui que se rassemblaient toutes les complaisances du pape son père, quoiqu'il joignît à des qualités d'esprit médiocres l'insolence, la dissipation, la débauche, et qu'il portât, dans les traits de son visage et dans ses cheveux crépus, les preuves trop évidentes de son origine maternelle.

Note 80: (retour) De ce Julien qui avait été duc de Nemours.
Note 81: (retour) Scipione Ammirato, Istor. Fiorent., l. XXX, t. III, p. 355. B. Segni dit aussi que cette esclave, nommée Anna, avait eu un commerce avec d'autres qu'avec Julien.

Ce fut pourtant lui que Florence, qui conservait encore le titre de république, reçut pour chef des mains du pape. Clément crut faire assez pour le jeune Hippolyte, qui eût été un excellent militaire, en le créant cardinal. Hippolyte fut, ainsi que les autres cardinaux et les deux papes de sa famille, un très-mauvais et très-scandaleux prince de l'Église; mais il soutint, par sa magnificence et par son amour pour les lettres, l'éclat du nom de Médicis. Aucun souverain de l'Italie ne tenait une cour plus brillante. Trois cents personnes y étaient attachées à différents titres, et cette cour était le point de réunion des poëtes et des beaux-esprits 82. Le jeune cardinal cultivait lui-même la poésie. On trouve de lui, dans différents recueils, des vers italiens qui ne sont inférieurs à ceux d'aucun des poëtes de son temps; et sa traduction en vers libres du second livre de l'Énéide s'est conservée, même après celle d'Annibal Caro. On conserve aussi une de ses réponses, peut-être plus digne d'être citée que ses vers. Clément VII avait payé plusieurs fois ses dettes; le voyant augmenter sans cesse ses profusions, auxquelles les revenus mêmes de l'Église pouvaient à peine suffire, il lui fit faire des remontrances par le majordome ou intendant de sa maison. Celui-ci l'engagea, au nom du pape à réformer une partie de ce luxe inutile d'officiers et de domestiques dont il était environné. «Si je les retiens près de moi, répondit Hippolyte, ce n'est pas que j'aie besoin d'eux, mais c'est qu'ils ont besoin de moi 83.» La mort de cet aimable jeune homme fut très-funeste. Alexandre le soupçonna, peut-être avec quelque raison, d'avoir le projet de lui enlever le gouvernement de Florence; et il se délivra de cette crainte en le faisant empoisonner 84.

Note 82: (retour) On y distinguait le Molza, Claude Tolommei, Marc-Antoine Soranzo, Jean-Pierre Valeriano, Bernardin Salviati, qui fut ensuite cardinal, etc. (Tiraboschi, t. VIII, l. I, c. ii.)
Note 83: (retour) Giammatteo Toscano, Peplus Italiœ, éd. de Hambourg, 1730, p. 468; Tiraboschi, ub. supr.
Note 84: (retour) 1555; né en 1511, il n'était âgé que de vingt-quatre ans. Dai più, dit Muratori, fu creduta il duca Alessandro autore di sua morte. Annal. d'ital., an 1530. Varchi le dit positivement.

Clément VII n'avait d'abord rien changé, en apparence, à la constitution des Florentins en leur donnant pour chef son fils; mais Alexandre et le cardinal Hippolyte, et d'autres cardinaux de la famille ou du parti des Médicis, gouvernaient en effet despotiquement la république au nom du pape, lorsque Rome fut pillée et Clément fait prisonnier. Alors Florence se crut libre. Les Médicis en furent chassés; leurs statues et leurs armes furent brisées, et le gouvernement populaire encore une fois rétabli. Le pape fut surtout blessé des excès auxquels le peuple s'était emporté contre les marques d'honneur qui appartenaient à sa famille, et il résolut de s'en venger. Ce fut un de ses premiers soins, lorsqu'il se fut réconcilié et ligué avec l'empereur. Charles Quint donna sa fille naturelle, Marguerite d'Autriche, en mariage à cet Alexandre, à ce fils d'un prêtre et d'une esclave, et s'engagea à rétablir dans tout son pouvoir, à Florence, la maison des Médicis. Les Florentins refusaient de se soumettre: ils osèrent même résister aux armes de l'Empire; la Toscane fut ravagée pendant dix mois; il fallut enfin céder, et la condition des Florentins devint plus mauvaise par leur résistance. Un décret de l'empereur 85 déclara chef de la république Alexandre de Médicis, ses fils, ses descendants, et, à leur défaut, quelqu'un de la maison des Médicis. Ainsi, Florence se vit tout à la fois soumise à une famille dont elle avait voulu secouer le joug, et à l'autorité impériale qu'elle avait toujours refusé de reconnaître.

Note 85: (retour) 28 octobre 1530.

Le pape suivit obstinément ses projets d'ambition et de vengeance; environ deux ans après, ayant fait élire des magistrats qui lui étaient vendus 86, ce fut par eux qu'il fit décréter l'abolition de la seigneurie de Florence, et la création du titre de duc de la république pour Alexandre et ses descendants 87.

Note 86: (retour) L'historien Guichardin fut du nombre et l'un des confidents les plus actifs du pape. Muratori, ann. 1532.
Note 87: (retour) Voyez Varchi, Scipion Ammirato, et presque tous les autres historiens de Florence. Perciò, dit Muratori, sel di prima di maggio ad Allessandro fu dato il grado di Signore, di Duca e di assoluto Principe, con pubblica solennità, fra i viva del popole, e col rimbombo delle artiglierie, le quali senza palle ferivano il cuore di chiunque deplorava la perdita dell' antica libertà. (Annal. d'Ital., an 1552.)

On sait comment ce jeune insensé usa de son pouvoir, et comment il le perdit avec la vie. On a voulu faire de son meurtrier un Brutus; un grand poëte tragique l'a pris pour héros d'une épopée conçue dans le même esprit que ses tragédies 88, et lui a donné toutes les vertus; mais les historiens le représentent autrement 89. Lorenzino de Médicis descendait en ligne directe de Laurent, frère de Cosme l'ancien. Tandis que la branche de Cosme s'éteignait dans les honneurs, et n'avait plus aucun rejeton légitime, cette seconde branche, héritière d'une grande fortune, mais écartée des dignités par la première, avait transmis au jeune Lorenzino une haine héréditaire qui redoubla depuis l'empoisonnement du cardinal Hippolyte 90. Ce fut surtout par cette haine qu'il fut inspiré. Il la revêtit d'une dissimulation profonde. S'il n'eut pas dans le cœur les mêmes vices qu'Alexandre, il les feignit pour s'approcher de lui et pour lui plaire; il les encouragea, les aida, comme il est toujours vil et déshonorant de le faire; et ce fut là le piége où il attira sa victime. Sa maison touchait au palais des Médicis. Il feignit d'avoir enfin obtenu d'une jeune et belle dame ou veuve de Florence, que les uns disent sa tante, les autres sa sœur 91, qu'elle s'y laissât conduire à un rendez-vous avec Alexandre, et tandis que le duc, déjà fatigué des excès de la journée, s'était jeté sur un lit et dormait profondément en attendant d'autres excès, il revint, non avec ce qu'il lui avait promis, mais avec un assassin à gages, et le tua. Il n'avait rien prévu pour l'instant d'après, et n'en recueillit aucun fruit. Tandis que de Venise, où il s'était enfui, il exhortait les Florentins à redevenir libres, ils remettaient la même autorité dont avait joui Alexandre entre les mains d'un jeune homme de dix-huit ans.

Note 88: (retour) Alfieri, Etruria vendicata.
Note 89: (retour) Voyez Varchi, Ammirato, Istor. Fiorent.; Jovius, Historia sui temporis; Muratori, Annali d'Ital., an. 1537.
Note 90: (retour) Parve a Lorenzino d'esser venuto il tempo di mandare a effeto quel che, come si crede, haveva fin dopo la morte del cardinale Ippolito deliberato di fare. (Scip. Ammirato, Istor. Fiorent., l. XXXI, t. III, p. 436, A.)
Note 91: (retour) Selon Varchi c'était sa tante, sœur de sa mère, mariée avec Girardo Ginori, et aussi chaste que belle. (Stor. Fiorent., l. XV.) Segni dit que les uns croyaient que c'était sa tante, qui avait déjà eu, ce qui est bien différent, plus d'un rendez-vous avec Alexandre, et dont il ne dira pas le nom, pour l'honneur de cette famille; que les autres étaient d'opinion que c'était sa propre sœur, appelée Laldomine, veuve d'Alamanno Salviati. (Stor. Fiorent., l. VII, p. 205.)

Jean de Médicis, célèbre capitaine de ce siècle, issu au même degré que Lorenzino de la seconde branche des Médicis, mort à vingt-huit ans des suites d'une blessure, avait laissé un fils appelé Cosme, héritier d'un grand nom; d'une fortune considérable, et qui finissait alors son éducation dans cette même terre de Mugello, où tout rappelait la gloire de Cosme, père de la patrie, et celle de Laurent le Magnifique. Il réunit, malgré sa jeunesse, les suffrages d'un parti puissant, et son élection appuyée ensuite par les armes de Charles V ne souffrit, pour ainsi dire, aucune contradiction 92. Cosme prit, deux ans après, le titre de Duc de Florence, et enfin, vers la fin de sa vie, celui de Grand-duc 93.

Note 92: (retour) Les Valori, les Strozzi, et d'autres citoyens puissants, qui voulurent s'y opposer, parvinrent à rassembler un corps d'armée, et obtinrent même quelques légers succès; mais ils furent écrasés par les armes de l'empereur; plusieurs furent décapités comme rebelles; Philippe Strozzi, destiné au même sort, se tua. Laurenzino, qui avait aplani à son cousin le chemin du souverain pouvoir, mais qui était pour lui un rival à craindre, fut assassiné douze ans après à Venise, par deux soldats florentins, qui dirent avoir fait ce coup pour venger la mort du duc Alexandre.
Note 93: (retour) Ce ne fut qu'en 1569.

Ici, laissant à part toutes les considérations politiques, nous allons voir se renouer le fil des grands services rendus aux lettres par les Médicis, interrompu depuis la mort de Léon X, par les agitations dont les suites de son ambition et de celle de son neveu Clément VII avaient rempli Florence et toute l'Italie.

Le long règne de Cosme Ier est une des plus brillantes époques de l'histoire des lettres, et surtout des beaux-arts. Son premier soin fut de rendre aux universités de Florence et de Pise l'éclat et l'activité dont les troubles de la Toscane les avaient privées, et d'y appeler de toutes parts les professeurs les plus célèbres. Il établit, dans chacune de ces deux villes, un jardin des plantes, et fut dirigé dans ce dessein par son goût pour la botanique, qu'il avait cultivée dès sa première jeunesse 94. L'académie platonicienne de Florence, que nous avons vue si florissante à la fin du siècle précédent, s'était soutenue au commencement du seizième. On distinguait encore alors parmi ses membres un Machiavelli, un Rucellai, un Alamanni et plusieurs autres. Mais la plupart d'entre eux étaient ennemis de la toute-puissance des Médicis. Ils crurent, à la mort de Léon X, pouvoir briser leur joug, et entrèrent dans une conspiration contre le cardinal Jules 95. Cette conspiration fut découverte; quelques académiciens furent pris et exécutés; la fuite sauva les autres. La terreur dispersa toute l'académie; elle resta dissoute pendant le pontificat de Clément VII. Lorsque l'autorité de Cosme Ier. fut consolidée et la tranquillité entièrement rétablie, les savants et les amis des lettres, qui étaient toujours en grand nombre à Florence, désirèrent se rassembler. Cette réunion leur fut permise. Seulement, au lieu des études philosophiques qui avaient occupé leurs devanciers, ils n'eurent plus pour objet que des discussions purement littéraires, et principalement des recherches sur le perfectionnement et la fixation de la langue toscane 96. Les poésies de Pétrarque devinrent le sujet de l'étude habituelle des conférences de l'académie florentine, et d'une espèce d'idolâtrie; les leçons, les dissertations et les commentaires sur un sonnet ou sur une canzone se multiplièrent à l'infini. «Souvent, dit Tiraboschi 97, on se perdit en réflexions frivoles et puériles, on alla chercher des allégories et des mystères où ce poëte n'avait nullement songé à en mettre; mais par ces sortes de travaux, la langue toscane devint plus riche et plus belle; on apprit à la parler et à l'écrire plus exactement, et les lois en furent mieux fixées.» Cosme et les grands-ducs ses successeurs accordèrent à l'académie une protection, des priviléges et des faveurs, qui l'encouragèrent de plus en plus à s'étendre dans ce genre de travaux, et surtout à s'y renfermer.

Note 94: (retour) Tiraboschi, t. VII, part. I, p. 30, etc.
Note 96: (retour) Tiraboschi, ub. supr., p. 126.

Cosme Ier. eut fort à cœur l'exécution du projet qu'avait conçu Clément VII, de placer dans un monument convenable la bibliothèque des Médicis, échappée à tant de vicissitudes, et rétablie enfin à Florence par les ordres de ce pontife. Clément en avait fait faire les dessins par Michel-Ange. L'édifice avait été même commencé. Georges Vasari fut chargé de le reprendre et de l'achever sur les dessins de ce grand homme, son ami et son maître 98. Cosme ne se contenta pas d'assurer à cette collection précieuse un emplacement qui en fût digne, il accrut prodigieusement le nombre des manuscrits; il achetait à tout prix ceux qu'il pouvait découvrir en Italie, et en faisait venir d'autres à grands frais des pays les plus éloignes 99. Mais il fit plus que de bien placer les livres qui jusqu'alors avaient exclusivement appartenu à sa famille; il les rendit en quelque sorte une propriété publique; il permit à tous les gens de lettres de consulter les manuscrits, de s'en servir pour confronter et corriger les éditions des anciens auteurs, et les excita, par ses encouragements, à publier ceux qui étaient encore inédits, et qui pouvaient être utiles aux sciences. Pour étendre encore plus ce bienfait, il fit venir d'Allemagne un imprimeur qui avait de la réputation, et l'engagea, par des récompenses magnifiques, à venir exercer son art à Florence 100. C'est sous la direction de cet artiste habile, qui était en même temps un littérateur très-instruit, que le célèbre Torrentino donna, pendant l'espace de dix-sept ou dix-huit ans 101, des éditions si belles et si recherchées des amateurs. Cosme permit surtout, ou plutôt ordonna l'impression du fameux manuscrit des Pandectes; il chargea le savant jurisconsulte Lelio Torelli d'en être l'éditeur. Les presses de Torrentino l'imprimèrent en trois volumes in-folio 102, et ce précieux trésor, qui n'avait été jusqu'alors qu'un des ornements de Florence et de la cour des Médicis, fut ainsi consacré à la jouissance et à l'utilité communes 103.

Note 98: (retour) Tiraboschi, ub. supr., p. 180.
Note 99: (retour) Voyez Ragionamenti intorno a' gran duchi di Toscana, par Bianchini; la préface du Catalogue des manuscrits orientaux de cette bibliothèque, par Biscioni, et celle du Catalogue des manuscrits grecs, par Bandini. (Tiraboschi, loc. cit.)
Note 100: (retour) Il se nommait Arnold Harlein, ou Harlen. (Tiraboschi, ub. supr., p. 173.)
Note 101: (retour) Depuis 1548 jusqu'en 1564.
Note 103: (retour) Tiraboschi, ub. supr., p. 181.

L'astronomie, l'art de la navigation, l'agriculture, eurent part aux libéralités et aux encouragements du grand-duc. Il cultivait lui-même plusieurs branches de connaissances; tout le temps qu'il pouvait dérober aux affaires était employé à l'étude. Non-seulement il savait le nom des plantes, leur origine et leurs propriétés; il les faisait encore distiller devant lui, et en tirait lui-même des sucs et des essences, des médicaments ou des parfums. Mais son plus grand plaisir était de lire ou de se faire lire les anciens historiens, et ce qu'il y en avait alors de modernes. Lors même qu'il était malade, il ne pouvait se priver de cet agréable et utile passe-temps. C'est ce qui donna tant d'essor à ce genre de littérature, et ce qui fit briller à la fois dans l'histoire un Varchi, un Nerli, un Ammirato 104. Il n'en est pas ainsi de la poésie, dont il paraît que le grand-duc faisait peu de cas. C'est le premier des chefs de la maison de Médicis à qui l'on puisse reprocher cette indifférence. Aussi, pendant son règne, Florence s'occupa beaucoup de disserter sur la poésie; mais à cette époque, féconde en grands poëtes, si elle en produisit plusieurs, elle n'en conserva aucun dans son sein, qui eût une grande célébrité.

Note 104: (retour) Id. ibid., p. 30.

Quant aux arts du dessin, l'histoire de Cosme Ier. est, à proprement parler, leur histoire. La description des édifices dont il embellit Florence, des statues et des autres ouvrages de sculpture qu'il y fit élever, des peintures dont il orna les édifices publics et ses propres palais, remplit des volumes entiers dans les recueils consacrés à la gloire des arts. Aux grands artistes qui avaient illustré les derniers temps de la république, à ce Michel-Ange qui lui seul les égalait tous, succédèrent à la fois dans la peinture un Fra Bartolomeo di San Marco, un Andrea del Sarto, un Jacques Pontormo, un Bronzino, un Vasari; dans la sculpture et l'architecture, un André de Fiesole, un Triboli, un Baccio Bandinelli, un Simon Mosca, un Rustici, un Ammanati, et tant d'autres qu'il suffit de nommer pour réveiller d'honorables souvenirs dans la mémoire de tous les amis des arts. Ce fut alors que Georges Vasari et le célèbre sculpteur frère Ange de Montorsoli formèrent, avec quelques autres artistes, l'académie du Dessin 105, qui contribua si puissamment à répandre à Florence le goût et la connaissance du beau. Les professeurs les plus célèbres s'y rassemblaient. Ils examinaient mutuellement leurs ouvrages, et s'excitaient par une critique éclairée et bienveillante à en produire de plus excellents et de plus parfaits 106.

Note 106: (retour) Voyez Vasari, Vies des Peintres; Baldinucci, et Tiraboschi, t. VII, p. 3, l. III, c. 7.

Cosme Ier. accorda une protection spéciale et de grands encouragements à cet établissement utile. Il se voyait, en avançant en âge, environné des monuments de sa magnificence, et d'une famille nombreuse qui lui promettait une longue suite de successeurs. Ce bonheur domestique fut troublé par la perte aussi cruelle qu'imprévue de deux de ses fils. Muratori rapporte ainsi cette scène tragique 107: «L'un des deux frères, nommé Jean, âgé de dix-neuf ans, était déjà cardinal, et l'était depuis deux années; c'était une sorte de privilége dans sa famille. L'autre, appelé D. Garzia, était plus jeune; tous deux annonçaient les dispositions les plus heureuses. Le cardinal Jean surtout montrait un goût décidé pour les sciences, et principalement pour les antiquités. Ces deux jeunes gens étaient à la chasse; il y avait quelque jalousie entre eux. Dans un moment où ils étaient écartés de leur suite, D. Garzia tua son frère. Cosme, informé de la mort de son fils, en soupçonna l'auteur. Il fit porter le corps sanglant dans un appartement secret de son palais, fit appeler D. Garzia, et s'enferma seul avec lui et le cadavre. Cette apparition subite ayant forcé le fratricide d'avouer son crime 108, le père, saisi de fureur, lui arracha son épée, l'en perça de sa main, et fit courir le bruit que ses deux fils étaient morts d'une épidémie qui régnait alors à Florence.»

Note 107: (retour) An. 1562. Il ne la donne, il est vrai, que comme un bruit public: voce commune allora fu.
Note 108: (retour) Muratori dit qu'à l'aspect du meurtrier le sang commença à bouillir et à sortir de la plaie. C'est aussi répéter trop fidèlement la voce commune.

Si ce fait est véritable, il n'y a rien d'étonnant dans l'altération qu'éprouva la santé de ce malheureux père, ni dans le parti qu'il prit, deux ans après, de se retirer des affaires publiques, et de remettre entre les mains de François, son fils aîné, les rênes du gouvernement. Il vécut encore dix ans dans la retraite, ne se plaisant, dit l'historien que j'ai cité, que dans ses maisons de campagne, et dans les lieux les plus solitaires 109. Il quitta cependant la solitude, après y avoir passé six années, pour recevoir solennellement à Rome, des mains du pape Pie V, le titre, la couronne et le sceptre de grand-duc. Après ce tribut payé a l'ambition, il se réfugia de nouveau dans la retraite.

Sa santé déclinant toujours, il se rendit à Pise, où il mourut à l'âge de cinquante-cinq ans 110.

François, premier du nom, qui lui succéda, en avait alors trente-quatre, et gouvernait l'état depuis dix ans sous la direction de son père. Il l'égala ou le surpassa même par ses qualités éminentes et par son goût éclairé pour les sciences et les arts. Dans sa jeunesse, il avait étudié avec un fruit égal les historiens et les poëtes tant anciens que modernes. Sa mémoire était extraordinaire, et il étonnait ses maîtres mêmes par sa facilité à apprendre et sa promptitude à réciter ce qu'il avait appris 111. Il ne se bornait pas à encourager la poésie, l'éloquence, la philosophie, les mathématiques, l'astronomie, la botanique; il savait parler et disserter sur toutes ces matières avec une aisance étonnante pour ceux qui y étaient le plus versés. Les universités de Florence et de Pise, et celle de Sienne, ville que Cosme Ier. avait réunie à ses états, durent à son fils de nouveaux degrés de splendeur. Il accrut encore les richesses de la bibliothèque Laurentienne; il protégea particulièrement l'académie Florentine et celle de la Crusca qui naquit sous son règne. Il fit bâtir et orner avec une munificence royale des palais, des jardins de ville et de campagne, et donna par ce moyen puissant une plus grande activité au génie et à l'émulation des arts. Il eut la gloire de terminer l'un des monuments les plus célèbres qui leur aient été consacrés. La galerie de Florence avait été commencée par Cosme Ier., qui y avait déjà rassemblé des antiquités précieuses et d'admirables productions de l'art; François en fit achever les bâtiments, la décoration intérieure, et ajouta de nombreux chefs-d'œuvre à cette riche collection 112. Enfin, sa libéralité, dirigée par le goût, et les bienfaits qu'il répandit sur les sciences et les arts, servirent si bien de voile aux vices et aux fautes que l'histoire lui reproche, que sa mort prématurée 113 fut regardée comme un malheur pour la Toscane.

Note 111: (retour) Tiraboschi, t. VII, part. I, p. 31.
Note 112: (retour) Id. ibid., p. 32.
Note 113: (retour) En 1587; il n'avait que quarante-sept ans. (Id. ibid.)

Il ne laissait point d'enfants de son mariage avec l'archiduchesse Jeanne d'Autriche, mais trois frères, dont l'aîné, Ferdinand, était cardinal. Le pape lui avait donné la pourpre, pour consoler Cosme Ier. de la mort de ses deux autres fils, dont l'un était cardinal. Ferdinand la quitta pour la couronne ducale; et, supérieur en vertus à son frère, ne fut pas moins zélé que lui pour le progrès et la gloire des arts. Je ne pourrais que répéter ici ce que j'ai dit de Cosme et de François, au sujet des universités, des académies, de la bibliothèque, de la galerie, des édifices publics et particuliers, des honneurs et des récompenses accordés aux artistes et aux savants. Ferdinand acheva de rendre la Toscane, et spécialement Florence, un objet d'admiration et d'envie. Ce qui lui appartient en particulier, c'est l'acquisition de cette célèbre Vénus, qui, placée par lui dans la galerie de Florence, reçut le nom de Médicis, qu'elle conserve maintenant en France, parmi les riches tributs que l'Italie a payés à la valeur de nos armées 114; c'est aussi la chapelle de Saint-Laurent, commencée par ses ordres et destinée à la sépulture des grands-ducs; c'est la belle statue équestre qu'il fit élever à son père Cosme Ier.; c'est la magnifique imprimerie, en caractères orientaux, qu'il établit d'abord à Rome, et fit transporter ensuite à Florence; ce sont enfin les monuments dont il enrichit cette capitale, Livourne et Pise, et qui attestent encore la noblesse de ses goûts et son penchant naturel pour tout ce qui portait un caractère de grandeur. Il survécut de neuf ans à ce siècle, et sa gloire ne périra point dans le pays qu'il gouverna et qu'il embellit, tant que l'on y conservera quelque goût pour les arts ou quelque souvenir de l'éclat qu'ils y répandirent autrefois.

Note 114: (retour) Il l'avait acquise à Rome lorsqu'il était cardinal. Devenu grand-duc, il fit transporter à Florence presque toutes ses antiquités, et en enrichit sa galerie. Il laissa pourtant à Rome la Vénus, qui ne fut conduite à Florence que sous Cosme III, et le fameux groupe de Niobé, qui lui appartenait aussi, et qui n'y a été porté que sous Pierre Léopold. (Tiraboschi, ub. supr., p. 197.)



CHAPITRE II.

Suite du même sujet. Protection accordée aux lettres et aux arts pendant le seizième siècle, à Rome, par les successeurs de Léon X et de Clément VII; à Naples et à Milan, par les vice-rois et les gouverneurs; à Ferrare, par les princes d'Este; à Mantoue et à Guastalla, par les Gonzague; à Urbin, par les La Rovère; en Piémont, par les ducs de Savoie.

Pour mettre de suite ce qui regardait les Médicis, nous avons interrompu la série des souverains pontifes, à l'époque où le second pape de cette famille changeait pour elle la constitution et les destinées de sa patrie. Le successeur de Clément VII avait aussi une famille dont l'élévation fut un de ses principaux soins; c'est une faiblesse en quelque sorte inhérente à la papauté; mais si Paul III y céda autant que Clément VII et Léon X, il y sacrifia moins. Ce fut un pape vraiment pape; et Rome vit en lui, ce qu'elle n'a pas vu depuis long-temps, un chef de la religion, dont la religion fut la grande affaire. Ce n'est pas qu'Alexandre Farnèse, qui prit le nom de Paul III, n'eût dans son fils, Pierre-Louis Farnèse, une preuve de plus de la fragilité humaine; mais dans ce siècle corrompu, dit, avec sa simplicité ordinaire, le savant Muratori, on ne s'arrêtait pas à de telles irrégularités aussi scrupuleusement qu'on le fait, Dieu merci, depuis long-temps dans l'Église de Dieu 115.

Note 115: (retour) In quel corrotto secolo non si guardava si per minuto a tali de formità come, la Dio mercè, si fa da gran tempo nella chiesa di Dio. (Annal. d'Ital., an. 1534.)

Paul III, qui avait, lors de son exaltation, soixante-sept ans, avait montré de bonne heure beaucoup de goût pour les lettres et pour les études propres à son état. Il avait appris les langues grecque et latine à l'école du célèbre Pomponio Leto, et formé la liaison la plus intime avec ce Paul Cortese, le premier écrivain qui eût traité avec élégance des matières théologiques. Il avait passé quelque temps à Florence, dans la maison de Laurent de Médicis, et y avait appris quel éclat fait rejaillir sur un grand pouvoir la protection qu'il donne aux lettres. Lorsqu'il eut pris la tiare, connaissant bien la position critique où se trouvait l'Église, il sentit qu'il fallait non-seulement réformer les abus, mais opposer à l'hérésie des hommes qui sussent revêtir le savoir de ces formes littéraires dont on ne pouvait plus s'écarter sans passer pour barbare. Il commença par élever aux premiers honneurs ecclésiastiques un Sadolet, un Bembo, un Fregoso, un Contarini, un Cesi, un Maffeo, un Savelli, un Marcel Cervini, qui fut depuis le pape Marcel, et plusieurs autres savants, distingués par leurs talents et par les grâces de leur esprit et de leur style. Lorsqu'il se vit entouré de cette espèce d'armée d'élite, il osa s'occuper de ce que l'Église désirait depuis long-temps, et de ce que les papes ses prédécesseurs n'avaient osé tenter, d'un concile. Celui de Trente, ouvert par lui, ne fut terminé que sous le troisième de ses successeurs; mais ce fut lui qui prépara tous les fruits qui en résultèrent; et tous ces hommes célèbres qui y parurent, en son nom, contribuèrent à en assurer le succès.

Autant les deux papes Médicis avaient pris soin d'entretenir la guerre entre la France et l'Autriche, entre François Ier. et Charles-Quint, autant Paul III fit d'efforts pour les réconcilier et rétablir la paix en Italie. Ces efforts furent inutiles; mais la neutralité, digne de son ministère, qu'il garda toujours entre ces deux redoutables rivaux, mit du moins l'état de l'Église à l'abri des orages qu'il avait précédemment éprouvés par les suites d'un systême contraire; et le pontife, malgré son grand âge et la faiblesse habituelle de sa santé, put s'occuper avec suite du rétablissement de l'ordre dans l'Église, de l'encouragement des lettres et de l'avancement de sa famille.

Ce dernier point, qu'il eut trop à cœur, le rendit aveugle sur les vices de son fils Pierre-Louis Farnèse; il le fit successivement gonfalonnier et général des armées de l'Église, duc de Castro, marquis de Novarre, et enfin duc de Parme et de Plaisance. Ce duc, qui n'était qu'un militaire orgueilleux, brutal et débauché, n'eut pas un long règne; Paul III eut la douleur de le voir assassiné deux ans après dans la citadelle de Plaisance. Il laissa quatre fils bien différents de leur père: Octave, qui lui succéda, et Horace, duc de Castro, furent l'un et l'autre trop engagés dans les affaires politiques et dans les guerres, où ils brillèrent par leur valeur, pour pouvoir s'occuper des lettres; mais Alexandre et Ranuccio, que le pape, leur grand-père, oubliant ses idées de réforme, avait faits cardinaux, l'un à quinze ou seize ans, l'autre à quatorze, contribuèrent puissamment à l'éclat que jetèrent les lettres et les arts sous le pontificat de Paul III. La mort prématurée du second 116 ne lui permit pas de faire de grandes choses; et l'histoire littéraire de ce temps ne parle guère que des espérances qu'il donnait et de la protection éclairée que trouvaient en lui les artistes et les savants; mais Alexandre Farnèse, qui fournit une longue carrière, comblé de tous les biens et de toutes les faveurs que le pontife put accumuler sur sa tête, ne parut les recevoir que pour les répandre avec profusion en faveur des lettres et des arts. Rome était en quelque sorte remplie de sa magnificence. Il acheva le superbe palais Farnèse, que Paul III avait commencé pendant son cardinalat. Les délices de sa maison de Caprarola furent chantées par les poëtes les plus célèbres. Ces palais étaient toujours ouverts aux gens de lettres qui recevaient du maître l'accueil le plus honorable et les traitements les plus généreux. Il fit construire à ses frais un temple magnifique pour la maison professe des jésuites, où il voulut que ses restes fussent déposés après sa mort. Persécuté par le pape Jules III, successeur de Paul, et dépouillé par lui du riche archevêché de Monréal, et de plusieurs autres bénéfices, il se réfugia à Florence avec des richesses encore immenses, et les employa, comme à Rome, à recevoir, à traiter, à récompenser les savants, qui l'en payaient en lui dédiant leurs ouvrages, et en faisant retentir dans leur prose et dans leurs vers le nom de Farnèse.

Note 116: (retour) Il mourut à trente-cinq ans.

Le pape, qui était la principale source d'où ce nom tirait son éclat, mourut à quatre-vingt-deux ans 117, laissant une mémoire douteuse, sur laquelle il ne faut pas consulter les historiens de Florence, à cause de ses discussions avec les Médicis, mais qui mériterait peu de reproches réels sans la faiblesse inexcusable de Paul III pour son fils et pour ses petits-fils. Son nom, cher aux sciences, si ce n'est aux lettres proprement dites, le fut aussi au peuple Romain, qu'il avait maintenu dans la paix et dans l'abondance. Il avança considérablement les travaux de la basilique de Saint-Pierre 118, rebâtit le palais du Vatican, rétablit ce que les troubles passés avaient fait perdre à la bibliothèque, en augmenta les richesses, et y adjoignit deux écrivains, ou scribes, l'un grec et l'autre latin, chargés de conserver précieusement les anciens manuscrits, et de recopier avec soin ceux que le temps, ou divers accidents, avaient endommagés. Enfin il mérita qu'on lui décernât au Capitole une statue, qui y fut érigée après sa mort.

Note 118: (retour) Voyez Muratori, Annal. d'Ital., an. 1549.

Jules III, son successeur 119, fut un de ces hommes qui semblent faits pour les plus hautes dignités avant de les obtenir, mais qui s'y montrent inférieurs aussitôt qu'ils y sont parvenus 120. Pendant les cinq années que dura son pontificat, on ne vit en lui qu'un népotisme aveugle et une indolence dont sa faible santé fut le prétexte. Il ne fit ni bien ni mal aux lettres: nous n'en dirons donc ni bien ni mal. Les arts doivent seulement se rappeler que son plus grand soin fut de bâtir, hors de la porte du Peuple, de magnifiques jardins, qui, dans l'espace de trois milles de terrain, contenaient divers compartiments de cultures et d'allées ombragées de belles plantations, des édifices ornés de loges, d'arcs, de fontaines, de stucs, de statues, de colonnes 121. C'est dans ce lieu, devenu depuis célèbre sous le nom de Vigne du pape Jules, qu'il passait ses jours dans la mollesse, les festins et l'oubli des affaires 122, lorsque la mort le surprit. Son successeur, Marcel II, l'un des hommes les plus vertueux et les plus savants du sacré collége, avait montré, pendant son cardinalat, le goût le plus libéral et le plus passionné pour les lettres; mais il ne fit que passer sur la chaire de Saint-Pierre, et mourut vingt-deux jours après son élection.

Note 120: (retour) Tiraboschi, t. VII, l, I, c. 2.
Note 121: (retour) Muratori, Annal. d'Ital., an. 1555.
Note 122: (retour) E quivi poi slava sovente banchettando, lasciando in mano altrui il pubblico governo. (Id. ibid.)

Le cardinal Caraffa, Napolitain, évêque de Chieti, et fondateur des Théatins 123, lui succéda sous le nom de Paul IV. Le caractère dur, soupçonneux et sévère de ce vieillard 124, les prodigalités indiscrètes répandues sur ses neveux, qu'il fut ensuite obligé de chasser, et dont plusieurs furent punis de mort sous le pontificat suivant 125; sa guerre imprudente et malheureuse avec l'Espagne, l'établissement, à Rome, du tribunal, des prisons, et de toutes les rigueurs de l'Inquisition; sa conduite cruelle envers plusieurs cardinaux, orgueilleuse envers tous; les impôts dont il accabla les Romains, et la terreur que sa police inquisitoriale répandait autour de lui, excitèrent une telle haine parmi le peuple, qu'il y eut, à sa mort, un soulèvement général. Les prisons de l'Inquisition furent enfoncées, les prisonniers mis en liberté, les procès brûlés, le couvent des Dominicains inquisiteurs, et les moines eux-mêmes menacés de l'être, la statue du pontife, qu'on s'était trop hâté de lui élever, renversée, brisée, et traînée par morceaux dans les rues 126.

Note 123: (retour) Il leur donna ce nom, parce que le nom latin de sa ville épiscopale est Theale.
Note 124: (retour) Il fut élu à soixante-dix-neuf ans.
Note 125: (retour) Le cardinal Caraffa, le duc de Palliano, etc.
Note 126: (retour) Muratori, Annal. d'Ital., an. 1559.

Les lettres n'attendaient rien de Pie IV, et il ne fit personnellement presque rien pour elles, mais il leur donna pour protecteur le fameux Charles Borromée, fils de sa sœur; et pour cette fois le népotisme, si souvent et si justement reproché à la cour de Rome, fit un grand bien. Charles, qui n'avait que vingt-deux ans, décoré de la pourpre, du titre de premier secrétaire d'état, des légations de la Romagne et de Bologne, et enfin de l'archevêché de Milan, soutint presque seul le fardeau des affaires pendant le pontificat de son oncle, et les dirigea avec autant d'intégrité et de capacité que de zèle. C'est à lui que le pape dut l'honneur d'avoir repris et enfin terminé le grand concile de Trente, d'avoir relevé dans Rome, avec une magnificence digne de Léon X lui-même, des édifices détruits, d'en avoir construit de nouveaux dans plusieurs quartiers de la ville; enfin d'avoir appelé au cardinalat et aux autres dignités de l'Église les hommes les plus recommandables par les mœurs, les talents et leur savoir. Le seul délassement de Borromée, lorsqu'il avait donné le jour entier aux soins du gouvernement, était de rassembler, le soir, dans le palais qu'il habitait avec le comte Philippe Borromée son frère, les hommes les plus instruits dans les lettres, de les entendre réciter des pièces d'éloquence, lire des dissertations, ou établir entre eux des discussions, le plus souvent sur des sujets de philosophie morale. Le lieu et l'heure où se tenaient ces assemblées leur fit donner le nom de Nuits Vaticanes. A la mort du comte Borromée, le cardinal voulut qu'elles fussent exclusivement consacrées aux études théologiques. Cette académie devint célèbre. Chacun de ses membres, selon l'usage d'Italie, prenait un nom supposé. Celui que prit le fondateur paraît singulier, si l'on songe aux matières dont il avait voulu que son académie s'occupât exclusivement: il se fit appeler le Chaos 127.

Note 127: (retour) Tiraboschi, t. VII, part. I, l. I, c. 4.

Bologne, où sa légation l'appelait souvent, se ressentit de son amour pour les sciences. La célèbre université de cette ville n'avait pas un emplacement digne de sa renommée. Charles en fit commencer les magnifiques bâtiments qu'on y voit encore aujourd'hui. A Milan, il fonda pour les jésuites le collége appelé de Bréra, et y fit attacher des revenus considérables. Cet ordre lui dut une partie des autres établissements où il enseignait la jeunesse, et en particulier les colléges de Vérone, de Brescia, de Gênes, de Verceil, et même, hors de l'Italie, ceux de Lucerne, de Fribourg, et plusieurs autres. L'Église a mis ce grand cardinal au rang des saints: ou voit qu'il est tout aussi justement compté parmi les bienfaiteurs des lettres.

Pie V obtint le premier de ces deux titres 128, et ne fit rien pour mériter le second. Il n'en est pas ainsi de son successeur, le fameux Grégoire XIII 129. Buoncompagno était savant, surtout dans les lois canoniques, et en avait occupé la chaire pendant dix-huit ans à Bologne sa patrie. C'était un des cardinaux de la création de Pie IV.

Cette dignité ne ralentit point son ardeur pour l'étude; parvenu à la dignité suprême, il disait qu'il n'y a personne au monde à qui il convienne mieux de beaucoup savoir qu'à un pontife romain. Dans le cours de son règne, qui dura treize ans, il fonda vingt-trois colléges ou séminaires, il soutint l'université romaine, déjà un peu remise sous Paul III, des désastres du pontificat de Clément VII; il y attacha les plus savants professeurs. Il éleva de superbes édifices, tant à Rome que dans plusieurs villes de l'état ecclésiastique; il ouvrit de toutes parts de nouveaux chemins; et tandis, qu'en digne chef de l'Église, il en répandait les trésors pour le soulagement de l'indigence, il ne les versait pas moins libéralement pour l'encouragement des arts utiles, des lettres et des beaux-arts 130.

Note 130: (retour) Tiraboschi, t. VII, part. I, p. 28.

L'astronomie et le droit canon lui doivent deux grandes réformes, celles du calendrier romain et du recueil des lois canoniques, connu sous le nom de Décret de Gratien 131. La réforme du calendrier fut provoquée par un homme inconnu, nommé Louis Lilio, né, non pas à Vérone, comme l'a dit Montucla dans son Histoire des mathématiques 132, ni à Rome, comme d'autres l'ont prétendu, mais dans la Calabre 133. Le calendrier de l'Église, adopté dans le quatrième siècle 134 par le premier concile de Nicée, supposait que le cours du soleil correspondait précisément à trois cent soixante-cinq jours et six heures, et que dix-neuf années solaires équivalaient à deux cent trente-cinq lunaisons. Ces deux erreurs avaient fait, dans l'espace de plusieurs siècles, que l'équinoxe de mars, qui arrivait le 21 du mois, au temps de ce concile, avait rétrogradé jusqu'au 11 dans le seizième siècle, et que les nouvelles lunes anticipaient de quatre jours. Dix jours ôtés au mois d'octobre, en 1582, ramenèrent les équinoxes à l'ancienne époque; et la suppression du bissexte, dans la dernière année de chaque siècle, à l'exception de celle qui termine chaque quatrième siècle, prévint le même dérangement pour l'avenir. Enfin l'équation introduite dans le cycle de dix-neuf ans 135, et non pas l'invention de l'épacte, déjà connue depuis long-temps 136, remit d'accord l'année solaire et l'année lunaire.

Note 131: (retour) Voyez t. I de cette Histoire litt., p. 147.
Note 133: (retour) Tiraboschi, ub. supr., p. 390.
Note 135: (retour) Le nombre d'or de l'Athénien Methon donnait dix-neuf ans à la révolution par laquelle la lune revient au même point du ciel; il ne s'en manque qu'une heure et demie, méprise insensible dans un siècle, et considérable après plusieurs siècles. (Voltaire, Essai sur les Mœurs et l'Esprit des Nations, c. 183.)
Note 136: (retour) Ab. Ximenès, Introd. au Gnomon de Florence, p. cii et suiv., cité par Tiraboschi, ub. supr.

L'auteur de cette découverte mourut avant d'avoir vu exécuter son projet, et même d'avoir pu le présenter au pape. Ce fut son frère Antoine Lilio qui le présenta. Grégoire nomma pour l'examiner une commission des quatre plus savants astronomes qui fussent alors. Il assista souvent lui-même à leurs travaux; et, après de longues discussions sur une matière si difficile et si importante, il ordonna par sa bulle du 1er. mars 1582 cette réforme célèbre.

Celle du recueil de lois canoniques ou du Décret de Gratien avait paru deux ans auparavant, et ce fut dans cette même année, 1582, que la magnifique édition du corps de droit canon sortit des presses romaines par ordre de Grégoire XIII. L'idée de cette réforme, reconnue nécessaire, ne lui était pas due. Pie IV l'avait conçue le premier. Il avait nommé une commission de cardinaux, de jurisconsultes et d'autres savants, et les avait chargés de corriger les inexactitudes de tout genre dont ce recueil était rempli 137. Ils avaient continué leur travail sous Pie V; ils le terminèrent sous Grégoire XIII. Trente-cinq commissaires y avaient été nommés, non tous ensemble, mais à différentes époques, et vingt-deux étaient italiens 138. Malgré leur zèle, leurs lumières et celles du pape lui-même, le Décret, beaucoup moins irrégulier sans doute qu'il n'était auparavant, parut avoir conservé trop de ses anciens vices, et en avoir contracté de nouveaux, ce qui fait, dit Tiraboschi 139, que depuis cette correction fameuse d'autres savants se sont fait une étude de corriger ce même Décret, et ont peut-être laissé à ceux qui viendront après eux de quoi s'en occuper encore.

Note 137: (retour) Tiraboschi, t. VII, part. II, p. 153.
Note 139: (retour) Ub. supr., p. 154.

On cite de ce pape un trait qui prouve qu'il ne réservait pas toutes ses libéralités pour les sciences ecclésiastiques, et qu'il en répandait aussi sur les lettres qu'on appelle profanes. Le célèbre Marc-Antoine Muret était professeur à Rome. Etienne, roi de Pologne, voulut l'attirer dans ses états 140, et lui offrit un traitement annuel de 1500 écus d'or et un bénéfice qui lui en vaudrait 500 autres. Grégoire ne voulut pas que Rome fût privée des leçons de ce savant homme; il ajouta 200 écus d'or aux 500 que Muret recevait déjà pour ses honoraires, et lui assigna de plus 300 écus de pension 141. Le nom de ce pape, célèbre à tant et de si justes titres, ne serait peut-être souillé d'aucune tache si l'approbation qu'il donna en plein consistoire au massacre de la St.-Barthélemi, et le tableau qu'il fit placer dans son palais pour éterniser le souvenir de ce qui fera l'exécration de tous les siècles, ne faisaient rejaillir une partie de cette exécration sur sa mémoire.

Le nom de Sixte V, son successeur, est fameux dans la politique et dans les arts.

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