Histoire littéraire d'Italie (4/9)
Le pâtre de Montalte est le rival des rois,
a dit Voltaire 142; et ces rois, dont il fut le rival, étaient Philippe II, Élisabeth, et notre grand et bon Henri. S'il fut, en effet leur égal en politique, et si l'on peut jamais comparer, sous ce rapport, avec les autres souverains, les papes de ces temps-là, placés dans une position qui leur donnait tant d'avantages, ce n'est pas ce qu'il s'agit d'examiner; mais Rome entière atteste encore aujourd'hui la supériorité que donnèrent à Sixte sur les princes ses contemporains le goût et l'amour des arts, la grandeur de ses idées et sa magnificence plus que royale. Il est vrai qu'Élisabeth, Philippe et Henri régnaient dans des pays où les arts étaient presque ignorés, tandis qu'ils brillaient en Italie depuis près de deux siècles. Il est vrai encore que ces trois monarques ensemble n'auraient pu, en exerçant sur leurs peuples les actions les plus oppressives, disposer de sommes égales aux tributs que la crédulité presque universelle versait alors dans le trésor pontifical pour l'embellissement de Rome. Ces tributs mêmes ne suffirent pas à Sixte V. Il fallut encore qu'il augmentât les charges du peuple, qu'il l'opprimât et qu'il l'appauvrit.
Note 142: (retour) Henriade, c. 2. Le nom de Sixte V était Félix Peretti. Il était en effet né de pauvres paysans dans les grottes de Montalto, de la Marche d'Ancône, et avait gardé les troupeaux dans son enfance. Ce fut un moine austère, un cardinal astucieux et fourbe, mais, à des actes de rigueur excessive et de tyrannie près, un grand pape.
Il n'eut pas trop de tous ces grands moyens, employés avec une activité infatigable, pour laisser des traces si imposantes d'un règne qui ne dura guère que cinq ans 143. Quatre obélisques égyptiens, dont deux surtout étaient d'une grandeur démesurée 144, renversés et brisés par les barbares, et restés depuis lors dans la poussière, furent restaurés et relevés par les procédés hardis du célèbre ingénieur et architecte Dominique Fontana. La colonne de Trajan et celle d'Antonin, dégradées depuis cette même époque, reprirent tous leurs ornements; mais elles reçurent à leur sommet les statues en bronze de deux apôtres, au lieu de celles de ces deux empereurs. Le palais de Latran fut presque entièrement rétabli et embelli d'un grand nombre de fabriques nouvelles, de portiques, de salles et de chambres ornées de peintures exquises 145. D'immenses aqueducs construits et soutenus par de superbes arcades, l'un dans l'espace de plus de vingt milles, l'autre de six, pour les besoins de Rome et de Civita-Vecchia; de grands travaux entrepris pour le desséchement des marais pontins; une vaste foulerie et d'autres établissements pour le travail et le commerce des laines; un hôpital où deux mille pauvres purent être reçus, et furent dotés d'une rente de 15,000 écus d'or, prouvèrent que le pontife joignait des vues d'utilité publique à son goût pour les monuments des arts 146. Enfin, ce fut lui qui eut la gloire de terminer cette grande basilique de St.-Pierre qui, depuis le pontificat de Jules II, c'est-à-dire depuis le commencement de ce siècle, était l'objet des soins de tous les papes les plus éclairés et des travaux des artistes les plus célèbres.
Note 144: (retour) 1°. Celui de Sésostris, consacré par ce roi au soleil, transporté à Rome, élevé et dédié à Auguste et à Tibère par Caligula; Sixte le fit restaurer et élever sur la place du Vatican. 2°. Un autre, consacré de même au soleil par les anciens rois d'Égypte, et tout couvert d'hiéroglyphes. Constantin l'avait fait conduire par le Nil à Alexandrie, dans le dessein d'en embellir sa nouvelle Rome; son fils Constance le fit porter à Rome même et élever dans le Cirque. Sixte le fit réparer et transporter sur la place de St.-Jean de Latran. (Voyez Muratori, Annal. d'Ital., an. 1586, etc.)
Avant Sixte V, les cardinaux Alexandre Farnèse et Marcel Cervini avaient fait établir à Rome une magnifique imprimerie 147, qui fut, pendant plusieurs années, sous la direction du célèbre Paul Manuce 148, et qui portait déjà le nom d'imprimerie de la chambre, Camerale 149; mais il paraît qu'elle ne possédait que des caractères grecs et latins, et c'est à Sixte V qu'appartient la fondation stable de l'imprimerie du Vatican, ou de la chambre apostolique. Son principal but était de publier, avec tout le luxe typographique, les ouvrages des Pères; il dépensa, pour la fonder, environ 40,000 écus romains, et la fournit des plus beaux caractères grecs, latins, hébraïques, syriaques, arabes; de papiers excellents, et de tout ce qui est nécessaire à la perfection de cet art. Il paya libéralement des savants pour surveiller les impressions. La belle édition de la version des Septante, et la Bible latine qui porte le nom de Sixte V, en furent les premiers résultats 150.
La bibliothèque Vaticane, qui dut ses commencements à Nicolas V, que Sixte IV avait rebâtie et ouverte au public, et qui, depuis, avait été successivement enrichie par les libéralités de Léon X, de Paul III et de Grégoire XIII, était cependant située dans un lieu bas, obscur et malsain 151. Sixte V voulut élever aux lettres un monument plus convenable. Fontana, qu'il chargea de l'exécuter, seconda parfaitement les grandes vues et l'empressement du pontife; il acheva dans une année le superbe édifice où cette bibliothèque fut placée 152, et où elle est restée jusqu'à ces derniers temps.
Ces actes de munificence sembleraient avoir dû épuiser le trésor, et cependant Sixte V amassa dans celui du château St.-Ange, la somme, alors énorme, de cinq millions d'écus d'or, ou de vingt millions de livres. Son motif ostensible pour thésauriser ainsi, était de pourvoir aux dépenses que pourraient occasioner, par la suite, les invasions des Turcs, ou même des princes chrétiens dans les états de l'Église; mais on prétend que le but secret était de s'emparer du royaume de Naples, à la mort de Philippe II; que des mots échappés au pape dans ses discours, et même dans quelques bulles, le prouvèrent assez évidemment 153. Il laissa donc le trésor riche, mais l'état appauvri par l'excès des impôts, des gabelles et des autres inventions fiscales, établies sans mesure et levées avec une rigueur inflexible. Aussi, au moment de sa mort, le peuple voulut-il abattre la statue que le sénat lui avait élevée au nom du peuple même. On parvint à apaiser l'émeute et à sauver la statue; mais c'est à cette occasion que fut porté le décret qui défendit d'en élever, à l'avenir, à aucun pape vivant 154.
Après lui, le Saint-Siége, devenu, pour ainsi dire, plus glissant et plus mobile que jamais, fut occupé, dans une seule année, par trois papes, qui n'y laissèrent aucune trace que les lettres soient intéressées à chercher 155. Clément VIII, qui le remplit ensuite jusqu'à la fin de ce siècle 156 et pendant le premier lustre du suivant, était un homme d'un esprit élevé, d'une instruction peu commune et d'une rare capacité dans les affaires. Il aima les sciences et les lettres; il éleva au cardinalat un Baronius, un Bellarmin, un d'Ossat, et plusieurs autres qui soutinrent l'éclat de la cour et de la pourpre romaines; mais aucun établissement public, aucun acte de libéralité particulière ne nous recommande sa mémoire, chargée d'ailleurs, comme nous l'allons bientôt voir, du juste reproche d'une usurpation violente et aussi contraire, par sa nature à l'esprit évangélique, qu'elle le fut, par ses suites, à l'intérêt des lettres. Sa conduite, à l'égard de la France, fut mêlée de mal et de bien. Depuis long-temps nos troubles civils et religieux occupaient les souverains pontifes plus qu'il ne l'aurait fallu pour la tranquillité de l'Europe, pour le bien de l'humanité, pour l'honneur même de la religion, ou du moins de la cour de Rome. Clément VIII osa encore, pendant plusieurs années, refuser à notre bon roi Henri IV l'entrée de l'Église où il demandait à être admis. Il l'y reçut enfin, et cessa d'offrir au monde le spectacle révoltant d'un prêtre étranger, osant ou défendre ou permettre à un grand peuple de reconnaître pour chef qui il lui plaît.
Tandis qu'à Rome et à Florence les lettres et les arts éprouvaient ces vicissitudes, elles avaient dans plusieurs autres états d'Italie, une existence brillante, mais agitée; l'émulation était presque générale, entre les princes, à qui les protégerait le plus; mais ces princes étaient environnés de circonstances orageuses peu favorables à cette émulation. La guerre, qui s'était allumée dès la fin du siècle précédent, prit dans le seizième un nouveau degré de fureur, lorsque la lutte élevée entre l'Empire et la France, dont l'Italie était le théâtre, devint la lutte entre deux prétendants à l'Empire, et qu'elle eut pour champions Charles-Quint et François Ier. Le Milanais avait perdu ses ducs; la plupart des autres principautés, entraînées dans le tourbillon des révolutions plutôt militaires que politiques, changèrent plusieurs fois de fortune et de maîtres, et les lettres se trouvèrent enveloppées dans ces fréquentes alternatives.
Pendant le peu de temps que François Ier. fut maître de Milan, il se fit gloire d'accorder aux arts et aux lettres le même accueil, les mêmes encouragements qu'ils avaient reçus avant lui. C'est là qu'il sentit se développer ces nobles goûts dont la nature lui avait donné le germe; c'est de là qu'il amena en France des savants et des artistes qui firent, pour la nation entière, ce que l'Italie avait fait pour lui; et si quelque chose put dédommager la France des désastres que lui causèrent les inclinations belliqueuses de son roi, c'est que, sans ses guerres imprudentes, le siècle de François Ier. n'eût peut-être pas encore été pour elle le premier siècle des arts. Après qu'il eut perdu le Milanais, et cette fois sans retour, Maximilien Sforce, qui le lui avait cédé et s'était retiré en France, ne recouvra pas ce duché. Ce fut son frère, François-Marie, que Charles-Quint y rétablit 157. Mais l'état précaire où il fut toujours, et peut-être le peu de goût qu'il avait pris pour les lettres dans les agitations où sa famille avait vécu, l'empêchèrent de rien faire pour elles.
La race des Sforce et le duché de Milan s'éteignirent en lui. Charles-Quint resté, après la mort de ce prince 158, en possession du Milanais, l'était auparavant du royaume de Naples; rien n'annonce qu'il se soit occupé du progrès des lettres dans ces deux états: elles lui étaient au moins indifférentes; et l'historien Robertson assure même, qu'élevé par ce rude théologien, Adrien d'Utrecht, que nous avons vu figurer parmi les papes, Charles avait annoncé de bonne heure de l'aversion pour les sciences 159. Les vice-rois, ou commandants, qui le représentaient à Milan et à Naples, n'eurent pas tous, il est vrai, la même indifférence ou le même éloignement que leur maître; mais à Naples, le plus fameux de ces commandants, don Pèdre de Tolède, aimait trop l'inquisition pour ne pas haïr les lettres. On sait quels mouvements causa dans le royaume son obstination à y vouloir introduire cet odieux tribunal. Parmi les hommes puissants qui lui résistèrent, on distingue le prince de Salerne Ferrante San Severino 160, protecteur éclairé des lettres, ami et patron d'un poëte alors célèbre, mais depuis éclipsé par la grande célébrité de son fils. Bernardo Tasso, fidèlement attaché à ce prince dans sa disgrâce, y fut enveloppé. Sa ruine et son exil furent, comme nous le verrons dans la suite, les premières infortunes qui assaillirent l'enfance et la jeunesse du Tasse, son fils, destiné à en éprouver tant d'autres.
San Severino n'était pas le seul grand qui, avant ses malheurs, donnât aux lettres, dans ce royaume, l'encouragement qu'elles ne recevaient plus du gouvernement même. L'illustre maison des Aquaviva, et celle des Davalos, se distinguèrent entre les familles qui les protégèrent le plus généreusement. Deux frères Aquaviva, ducs d'Atri, se montrèrent, dès le commencement de ce siècle, pleins d'ardeur et de libéralité pour elles 161; ils laissèrent même tous deux quelques ouvrages 162; et cette famille eut encore après eux, dans le militaire 163 et dans l'Église 164, des hommes qui se rendirent célèbres par leur amour pour les lettres et par leur savoir.
Les Davalos, originaires d'Espagne, mais établis à Naples dès le siècle précédent, eurent encore plus de renommée. Il n'est presque point de recueils de vers publiés alors qui ne soient remplis de leurs louanges; et les dédicaces d'ouvrages de tout genre, qui leur furent adressées, sont innombrables. Ferdinand-François Davalos, marquis de Pescaire, né à Naples, se distingua surtout comme guerrier, et fut l'un des plus grands capitaines de ce siècle. Ce fut lui qui contribua le plus au gain de cette bataille de Pavie, où François Ier. perdit tout, fors l'honneur 165. Il mourut à Milan la même année 166, à peine âgé de trente-six ans, des suites des blessures qu'il avait reçues dans cette bataille. Il avait montré, dès sa jeunesse, beaucoup de goût pour les lettres, et continuait de les cultiver et de les honorer parmi le fracas des armes. Il avait épousé la fameuse Vittoria Colonna, l'une des femmes poëtes les plus célèbres qu'ait eues l'Italie; et l'éclat des talents de sa femme, et de la protection qu'elle accorda aux lettres rejaillissait sur lui.
Ferdinand laissa pour héritier Alphonse Davalos, marquis del Vasto, son cousin, et c'est celui-ci surtout que la littérature italienne compte parmi ses plus illustres Mécènes. Il acquit aussi un grand nom dans la carrière des armes, où son bonheur ne fut troublé qu'à la fin. Gouverneur du Milanais et de tous les états de l'empereur en Italie, la cour qu'il tenait à Milan devint le rendez-vous des lettres et des arts. Paul Jove, dans ses éloges des plus illustres guerriers 167, Luca Contile, dans ses lettres 168, le Muzio, dans les siennes 169, et plusieurs autres auteurs contemporains, le représentent comme l'un des hommes de son siècle le plus beau, le plus rempli de grâces et d'amabilité dans ses manières, de régularité dans ses mœurs, de goût et de talent pour la poésie, de magnificence et de dignité dans toute sa conduite. La conversation des hommes de lettres et des savants était presque le seul délassement qu'il se permît; il les fixait auprès de lui par les agréments de son commerce autant que par ses bienfaits. Chaque jour il s'entretenait avec eux sur des questions d'histoire, de cosmographie, quelquefois même de théologie, selon le goût du temps, mais le plus souvent de poésie. Il savait aussi les employer dans les affaires, et les chargeait de négociations importantes, relatives, soit à la politique, soit à la guerre 170; même dans ses voyages, il n'interrompait point l'usage de ses entretiens et de ses exercices littéraires. Nous avons, dans une lettre du Muzio 171, la description d'un de ses voyages dans le Piémont, de Vigevano à Mondovi «Pendant la route, écrivait-il, le Marquis a toujours été dans la compagnie des Muses; il a fait jusqu'à douze sonnets et une épître de plus de cent vers, en réponse à une de moi; il m'a obligé à composer tous les jours. En voyageant à cheval, nous faisions des vers comme à l'envi; nous nous écartions du cortége; quand j'avais fait un sonnet, j'allais à lui pour le lui réciter; il en faisait autant avec moi. Chaque soir, en arrivant à nos logements, j'écrivais ce que j'avais composé pendant le jour, et je le lui portais; il écrivait aussi ses vers, et me les envoyait ou me les remettait lui-même quand je l'allais voir.» Depuis ce temps, les grands ne voyagent plus à cheval, mais on voit que ce n'est pas la seule différence qu'il y ait entre leurs voyages et ceux d'Alphonse Davalos.
Et ce n'était pas pour son plaisir qu'il parcourait ainsi le Piémont; c'était comme général des armées de l'empereur. La guerre s'était allumée; les Français tenaient encore au-delà des Alpes; Alphonse marchait contre eux, et il marchait à sa perte. Peu de temps après, il livra la bataille de Cérisoles: il y fut vaincu et blessé. On profita de sa défaite pour le desservir auprès de l'empereur. Accusé de concussions et d'abus d'autorité dans son gouvernement, il se rendit à la cour pour se justifier, fut mal reçu, et revint mourir, non des ses blessures mais de chagrin, à Vigevano 172. Heureux, s'il n'eût pas souillé sa gloire par un acte de barbarie contraire aux droits les plus sacrés, en faisant assassiner deux ambassadeurs 173 que François Ier. envoyait à Venise pour passer à Constantinople; et cela pour saisir, dans leurs papiers, des secrets qu'il n'y trouva pas!
Note 173: (retour) L'un d'eux était César Frégose, qui s'était retiré en France après avoir été général des Vénitiens. In questo tempo, dit Mazzuchelli, Cesare Fregoso mentre andava a Venezia ambasciatore del Rè Francesco I fu ucciso per ordine del marchese del Vasto governatore di Milano. (Scrittor. ital., t. III, article Bandello, p. 202.)
Mais toutes puissantes qu'étaient ces deux familles, et celle des Rangoni de Modène, et quelques autres encore dont les lettres ont gardé les plus honorables souvenirs, c'étaient pourtant des familles privées et sujettes, qui ne pouvaient rendre d'aussi grands services aux sciences et aux arts que celles qui conservaient, même dans de petits états, leur souveraineté. On doit mettre au premier rang les princes de la maison d'Este, ducs de Ferrare. On les a vus, dès le quinzième siècle, ouvrir dans leur cour un asyle aux lettres. Nicolas III, Lionel, Borso, Hercule Ier., eurent tous le même penchant pour elles. Alphonse Ier., fils d'Hercule, lui succéda en 1505; il ne régna pas moins de trente ans; mais toujours en guerre, tantôt avec les Vénitiens, tantôt avec les papes, Jules II, Léon X et Clément VII, dépouillé par eux de Modène, de Reggio, et d'autres villes de ses états, qu'il ne recouvra que vers les dernières années de sa vie 174; enfin, éprouvé par les plus cruelles traverses, il ne serait pas surprenant qu'il n'eût pu s'occuper de l'encouragement des lettres. Il le serait d'autant moins, qu'il était lui-même peu lettré. Une jeunesse faible, et presque toujours languissante, lui avait interdit l'étude; la guerre et les affaires ne lui avaient pas laissé le temps de réparer ce défaut d'éducation; cependant la cour de Ferrare ne cessa point sous son règne d'accueillir les savants, les artistes et les poëtes. Elle était bâtarde du pape Alexandre VI. Il suffit, parmi ces derniers, de nommer le grand Arioste, et d'être prévenus dès à présent, comme nous le verrons mieux dans la suite, que si ce poëte eut à se plaindre du cardinal Hippolyte, frère d'Alphonse, il ne cessa jamais de jouir auprès du duc lui-même de la plus grande faveur.
Tout ce qui entourait Alphonse aimait les lettres et les honorait comme lui; son secrétaire et son ministre de confiance, Pistofilo de Pontremoli, était un homme de lettres: il aimait les antiquités, les médailles, dont il avait formé une très-belle collection. Le Bembo, Giraldi, Strozzi, et d'autres auteurs, vantent son goût pour la poésie; et l'on trouve de lui, dans plusieurs recueils, des vers, médiocres à la vérité, mais qui prouvent qu'au milieu des occupations d'un ministère et des distractions d'une cour, il savait réserver quelques moments pour les muses. Lucrèce Borgia, femme du duc, à qui l'on peut reprocher, il est vrai, outre la tache de sa naissance 175, celle de ses mœurs 176, du moins pendant la première partie de sa jeunesse, devenue duchesse de Ferrare, tint sa cour avec autant de décence que de grâce, et se montra protectrice zélée des savants, des gens de lettres, et surtout des poëtes.
Note 176: (retour) Elle fut accusée d'un commerce incestueux avec ses frères, et même avec le pape son père. Les historiens les plus graves, en Italie, en Angleterre et en France, ont répété cette accusation. M. Roscoë presque seul a pris la défense de Lucrèce, dans une dissertation qui termine le premier volume de son Histoire de Léon X.
Enfin le cardinal Hippolyte, non moins généreux que son frère, politique et guerrier comme lui, avait sur lui l'avantage d'une éducation cultivée et de connaissances personnelles très-étendues, surtout dans les mathématiques et la philosophie. Quant à cette dernière faculté, on sait à quel genre d'études on donnait alors ce nom, et ce que c'était au seizième siècle que la philosophie d'un cardinal; mais il paraît qu'il était très-avancé dans les mathématiques, et qu'il les aimait passionnément. Celio Calcagnini, célèbre astronome, qui lui dédia sa Paraphrase des météores d'Aristote, s'était souvent entretenu avec lui sur ces matières, et avait admiré son savoir 177. Dans le voyage que le cardinal fit en Hongrie, en 1518, Calcagnini, qui l'accompagnait, lui fit connaître l'astronome Ziegler, dont Hippolyte goûta l'entretien, apprécia les connaissances et les découvertes, et qu'il admit dans son amitié. Le cardinal, de retour en Italie, fit inviter Ziegler à l'y venir trouver, et lui destina la chaire de mathématiques alors vacante dans l'université de Ferrare; Ziegler accepta, mais il partit trop tard, et lorsqu'il arriva en Italie, le cardinal venait de mourir à l'âge de quarante ans 178. Il n'est pas étonnant que, d'après la nature de ses études, il préférât un mathématicien à un poëte, et qu'il prît tant d'amitié pour Ziegler dans le temps même où il disgraciait l'Arioste. Il serait cependant moins célèbre si l'Arioste ne l'avait pas tant vanté dans son Orlando; et ni les calculs de Ziegler, ni ceux de Calcagnini, ne pouvaient lui donner autant de renommée qu'une seule stance de ce poëme qu'il jugea si ridiculement, et dont il récompensa si mal l'auteur. Nous reviendrons, dans la vie de l'Arioste, sur ce trait peu honorable de celle du cardinal.
Note 178: (retour) Il était né en 1480: ce que l'Arioste exprime énigmatiquement dans la quatrième stance de son trente-cinquième chant. Astolphe, avant de partir du monde de la lune, voit les Parques qui filent la vie et la destinée des hommes; il voit une quenouille plus belle et plus brillante que toutes les autres. Il demande à S. Jean, qui l'accompagne, ce que c'est que cette quenouille, quand commencera et à qui appartiendra la vie dont elle contient le fil. L'Évangéliste lui apprend que cette vieVenti anni principio prima avrebbe
Che col M e col D fosse notato
L'anno corrente dal verbo incarnato.
Hercules II, fils et successeur d'Alphonse, vécut dans des temps plus calmes, et put donner plus facilement l'essor à son penchant généreux pour les sciences, les arts et les lettres. Il les cultivait lui-même; il écrivait avec élégance en prose et en vers. Curieux d'antiquités, il rassembla une collection de médailles admirable pour ce temps-là, et il peut être regardé comme le premier auteur du célèbre musée de Ferrare 179. Les édifices et les palais dont il embellit sa capitale, les accroissements considérables qu'il fit à la ville de Modène, prouvent son goût pour les arts, ses inclinations grandes et libérales. S'il eût eu besoin d'y être excité, il l'eût été sans doute par la duchesse sa femme, Rénée de France, fille de Louis XII. Douée d'un esprit aussi pénétrant qu'élevé, Rénée aimait l'étude et les sciences, savait le grec et le latin, et fit instruire dans ces deux langues ses deux filles, Anne et Lucrèce. On parle peu des talents et des connaissances de Léonore, leur troisième sœur, et cependant elle est en quelque façon plus connue dans l'histoire des lettres. Elle l'est par la passion qu'elle inspira, dit-on, à un grand poëte, et par les malheurs mêmes du Tasse dont on croit qu'elle fut en partie la cause. Rénée, leur mère, fut la bienfaitrice de tous les hommes célèbres qu'elle put rassembler à sa cour, ou que ses libéralités purent atteindre. En avançant en âge, elle s'enfonça dans des études plus abstraites; elle eut le malheur d'aller jusqu'à la théologie. Calvin, qui fut quelque temps caché à Ferrare, accueilli d'elle comme l'étaient tous les savants, s'empara de son esprit, lui souffla ses hérésies: elle était aussi instruite qu'il le fallait pour croire les comprendre. Les désagréments que son entêtement, pour les erreurs de Calvin, lui firent éprouver du vivant de son mari et après sa mort, ne sont pas de mon sujet 180; mais il m'est permis de déplorer le malheur de ces temps, où des opinions inintelligibles, qui faisaient ailleurs couler le sang, portaient le trouble dans une cour paisible, et pouvaient rendre misérable la fin d'une vie si utilement employée à cultiver et à encourager les lettres.
Hercule II avait, ainsi qu'Alphonse son père, un frère cardinal appelé Hippolyte comme son oncle; on le nomme Hippolyte le jeune, pour le distinguer de cet oncle qu'on appelle l'ancien. Evêque de Ferrare et archevêque de Milan comme lui, possédant de plus, en France, l'archevêché d'Auch et plusieurs riches bénéfices, il le surpassa en magnificence et en amour pour les sciences et pour les arts. Ce siècle eut peu de princes qui pussent l'égaler en luxe, en faste et en grandeur. Il n'en faut pas d'autres preuves que la délicieuse et superbe villa, qu'il fit construire à Tivoli, dont il existe des descriptions si magnifiques 181, et qui, telle qu'elle est encore aujourd'hui, paraît justifier tous les éloges qu'on en a faits. Tantôt dans cette belle retraite, et tantôt à Ferrare, ce prince de l'Église tenait une cour splendide. Les plaisirs de l'esprit étaient pour beaucoup dans ses jouissances; il s'entretenait chaque jour avec des savants, et s'amusait à table à écouter les disputes qui s'élevaient entre eux sur des questions de littérature ou de philosophie. On prendrait, dit le célèbre Muret dans une de ses lettres 182, la cour du cardinal Hippolyte pour une académie, tant on y voit rassemblés d'hommes instruits; et il ajoute que, quoique le cardinal ne fût pas lui-même très-savant, il prenait beaucoup de plaisir à leur conversation, et en rapportait toujours quelque connaissance. Le même Muret, grand admirateur de François Ier., comme il devait l'être à titre de savant et de français, compare, dans un autre endroit, le cardinal Hippolyte à ce roi 183, et met en doute si l'un a mieux mérité que l'autre le nom de père des lettres. Il est vrai qu'il devait sa fortune au cardinal, qu'il lui avait été attaché pendant quinze ans, qu'il avait joui de sa confiance dans les affaires les plus importantes, et, qu'à Tivoli surtout, il ne s'écoulait pas un jour où Hippolyte ne se plût à passer seul avec lui plusieurs heures dans de libres et doux entretiens 184. La reconnaissance de Muret peut avoir un peu enflé les éloges; mais cette reconnaissance même est une preuve qu'ils étaient fondés.
Alphonse II, successeur d'Hercule, son père, fut le prince de cette famille qui eut le règne le plus long et le plus brillant. Dans un espace de trente-huit ans 185, ce ne fut, pour ainsi dire, à sa cour, qu'une suite de fêtes, de spectacles, de joûtes, de tournois, de chasses, de voyages, de réceptions de princes étrangers et d'ambassadeurs. Alphonse II ne se signala pas moins par sa bienfaisance que par son goût pour les arts, par sa magnificence en bâtiments, par le nombre et les brillants uniformes des gardes dont il était environné, enfin par tout ce qui contribue au luxe et à l'éclat de la cour la plus somptueuse. On aime à voir, parmi tant d'objets de dépenses, les aumônes qu'il répandait sur les pauvres de ses états 186, quoique l'on aimât encore mieux qu'il n'y eût point eu de pauvres dans les petits états d'un prince si magnifique.
Ses ancêtres avaient fondé et successivement accru la bibliothèque, dont on fait remonter jusqu'au marquis Lionel, la première création; mais il était réservé au duc Alphonse II de rivaliser sur ce point avec Sixte V et Cosme Ier., peut-être même de les surpasser. Leur soin principal avait été de rassembler des manuscrits; Alphonse en ajouta un grand nombre à ceux qu'il possédait déjà; mais de plus, il donna ordre, dès l'instant même de son avénement, que, sans regarder à la dépense, on lui achetât tous les livres publiés depuis l'invention de l'imprimerie, c'est-à-dire depuis un siècle; et, peu de mois après, cet ordre était déjà presque entièrement exécuté 187. Il ne cessa, depuis lors, d'augmenter ce riche dépôt; et s'il eût eu, comme les Médicis, des successeurs qui eussent pu suivre ses traces, la bibliothèque d'Este aurait pu aller de pair avec les plus grandes et les plus belles de l'Europe; mais nous verrons bientôt que ce bonheur lui fut refusé. Il eut fort à cœur de faire prospérer l'université de Ferrare, et n'épargna rien pour que les plus savants professeurs qu'eût alors l'Italie, vinssent s'y fixer. Sa cour était le rendez-vous des hommes les plus distingués dans tous les genres; et l'on y comptait un grand nombre de femmes qui joignaient le mérite des connaissances et du goût pour les lettres, aux avantages de la naissance et de la beauté.
Pour plus de ressemblance avec son père et son aïeul, Alphonse II eut aussi un frère, le cardinal Louis d'Este, qui, à l'exemple des deux cardinaux Hippolyte, n'eut point de plus grand plaisir que d'accueillir les savants, de les entretenir, et de passer avec eux les jours entiers, soit à Rome ou dans ses voyages, soit dans les jardins de sa charmante villa de Belriguardo, qu'il habitait auprès de Ferrare 188. C'est au cardinal Louis que le Tasse fut premièrement attaché. Il le fut ensuite au duc lui-même. Nous verrons ailleurs le bien et le mal qu'il reçut des deux frères. Ce que l'Arioste avait souffert dans cette cour, n'était rien auprès de ce que le seul rival qu'il ait dans la poésie épique y devait souffrir. Il était de la destinée des deux plus grands poëtes de ce siècle d'illustrer, par les productions de leur génie, les princes de la maison d'Este, et de devoir à l'ingratitude de ces princes tous leurs malheurs. Grande leçon qui ne corrige pas les princes, et qui ne corrige pas non plus les poëtes!
Rien ne paraissait manquer au bonheur et à l'illustration de la maison d'Este. Sans parler de sa gloire dans les armes, de l'accroissement qu'elle avait donné à ses états, et de ses grandes alliances, à ne considérer Ferrare que comme une seconde patrie des lettres et des arts, elle pouvait se comparer à Florence, et ses ducs étaient devenus les rivaux des Médicis; mais Alphonse II mourut sans enfants 189, et toute cette prospérité s'évanouit. César d'Este, son cousin, qu'il avait institué, par testament, son successeur, et qui fut proclamé par les magistrats de Ferrare, le jour même de la mort d'Alphonse, était né d'un fils naturel d'Alphonse Ier. Le duc avait ensuite légitimé ce fils, en épousant sa mère 190. Le judicieux Muratori le prouve dans ses Antiquités de la maison d'Este, et le répète dans ses Annales 191; les historiens de Ferrare le prouvent de même 192; mais il convenait au pape Clément VIII de ne pas admettre ces preuves. Sa chambre apostolique, qui aurait été sans doute désavouée par les apôtres, déclara le duché de Ferrare dévolu au Saint-Siége, pour fin de lignée ou pour d'autres causes, ce sont ses termes 193. Le Saint-Père fulmina une bulle terrible contre César d'Este, et ne lui donna que quinze jours pour comparaître devant lui, et pour se démettre provisoirement du duché de Ferrare entre ses mains. César ne se pressant pas d'obéir, Clément fit marcher contre lui vingt-cinq mille hommes d'infanterie et quelques mille chevaux. Il rappela de Hongrie ses troupes commandées par son neveu J.F. Aldobrandini, cette affaire l'intéressant, selon l'expression de Muratori 194, plus que la guerre contre les Turcs.
Ferrare, prise entre deux armées, fut remplie d'émissaires qui n'épargnèrent rien pour soulever un peuple tranquille contre son prince légitime. Enfin, la main pontificale lança son dernier foudre; la bulle d'excommunication frappa César et quiconque des rois ou princes chrétiens oserait lui prêter secours. Le nouveau duc n'avait ni assez de troupes pour résister seul, ni assez d'argent pour en lever d'autres, ni peut-être assez de fermeté pour tenir tête à la fois aux armes du pontife et à ses bulles. «Les princes ses alliés n'osèrent, dit encore Muratori 195, lever même un doigt pour le défendre, et se bornèrent à de vaines représentations auprès du pape. César, forcé de céder, remit entre les mains de ce puissant et violent ennemi le duché de Ferrare et toutes ses dépendances. Il ne lui fut permis de garder que Modène et Reggio. Clément, après avoir célébré à Rome, par des fêtes éclatantes, ce nouvel accroissement des états de l'Église, voulut en prendre possession en personne. Il y fit une entrée solennelle 196, et y reçut pendant plusieurs jours les hommages des ducs de Mantoue, de Parme, etc., qui venaient en tremblant baiser les pieds du terrible pontife. Ce qu'il y eut de plus honteux, c'est que parmi les princes qui lui rendirent cet hommage, dans plusieurs villes où il s'arrêta en allant de Rome à Ferrare, on vit à Rimini le nouveau duc de Modène, ce même César d'Este qu'il dépouillait du duché de Ferrare, et que l'orgueilleux pape récompensa de cet acte d'humilité plus que chrétienne, en donnant à son frère Alexandre d'Este le chapeau de cardinal.
C'est ainsi que disparut cette puissance qui avait eu tant d'éclat, et que Ferrare cessa d'être en Italie l'une des plus illustres métropoles des lettres et des arts. Je n'ajouterai pas: c'est avec cette modération et cette justice que le chef d'une religion, qui certes n'autorise rien de pareil, opprima un prince faible et s'enrichit de sa dépouille. Je ne fais point de réflexions; je raconte ou plutôt j'indique simplement les faits, et seulement autant qu'il le faut pour que l'on suive de l'œil les diverses fortunes et les révolutions, non des états, mais des lettres.
César d'Este, en se retirant à Modène avec sa famille, y transporta tout ce qu'il put du riche mobilier qui ornait son palais de Ferrare. Heureusement il n'oublia pas la bibliothèque, objet des soins de plusieurs ducs et surtout d'Alphonse II; mais ce transport d'une collection si considérable, la précipitation et la confusion d'un tel déplacement, la négligence des uns, la mauvaise foi et l'avidité des autres, ne purent manquer d'y occasioner des pertes irréparables 197. Elle en éprouva peut-être encore à Modène, où ni César, ni ses trois ou quatre premiers successeurs ne s'occupèrent de la faire mettre en ordre et placer dans un lieu convenable. Ce ne fut que vers la fin du siècle suivant qu'elle attira l'attention d'un duc de Modène 198, qui fit arranger les livres, et leur donna un bibliothécaire, et c'est au commencement du dix-huitième siècle qu'un autre duc 199 l'enrichit considérablement en livres imprimés et en manuscrits, et lui fit élever le bâtiment magnifique où elle est encore aujourd'hui. C'est à la garde de cette bibliothèque précieuse qu'ont été successivement préposés deux savants qui ont rendu de si grands services à l'histoire littéraire, Muratori et Tiraboschi. C'est dans les nombreux manuscrits de cette belle collection qu'ils ont puisé les monuments authentiques et les notions aussi sûres qu'abondantes dont ils ont enrichi le monde littéraire. Elle a conservé le titre de Bibliothèque d'Este, Biblioteca Estense, qui rappelle tout ce que la littérature et les sciences durent à cette famille, déchue de ses grandeurs, mais non pas de toute sa gloire.
Les Gonzague, d'abord marquis et ensuite ducs de Mantoue, avaient commencé, dès le quatorzième siècle, à montrer du goût pour les lettres; toutes les branches de cette nombreuse et illustre famille furent à l'envi, dans le seizième, les dignes émules des princes d'Este et des Médicis, par leur magnificence, par les bienfaits dont ils comblèrent les savants; et peut-être les surpassèrent-ils par les talents littéraires que plusieurs d'entre eux firent briller.
François de Gonzague, marquis de Mantoue au commencement de ce siècle, presque toujours enveloppé dans les guerres qui désolaient alors l'Italie, protégea cependant les lettres et surtout la poésie. Frédéric son fils, premier duc de Mantoue, surpassa de bien loin ses ancêtres par son luxe, par les spectacles et les fêtes théâtrales qu'il fit donner à sa cour, et par les édifices somptueux qu'il fit bâtir. Alors les beaux-arts semblèrent naître pour Mantoue, et Jules Romain, fixé par les bienfaits de Frédéric, y répandit toutes les richesses de son génie. Tous les ducs qui se succédèrent pendant le reste de ce siècle, continuèrent à l'envi d'encourager les arts et d'embellir Mantoue. Les gens de lettres et les savants eurent en eux de généreux protecteurs, et souvent même des amis. Le duc Vincent surtout s'honora d'être l'ami du Tasse dans le temps de ses plus grands malheurs 200, et cet illustre infortuné trouva en lui autant de consolations que de secours.
Les ducs de Guastalla, seconde branche des Gonzague, ne se signalèrent pas moins. Après Don Ferrante, chef de cette branche, César son fils et sa fille Hippolyte ne se bornèrent pas à protéger les sciences et les lettres, ils les cultivèrent tous deux avec succès. La princesse Hippolyte joignît aux études les plus sérieuses du talent pour la poésie, et l'on trouve de ses vers dans les recueils de ce temps 201. César aimait surtout la philosophie et les antiquités; il fonda une académie à Mantoue 202, qui devint l'une des plus célèbres de l'Italie. Le Tasse a fait, dans un de ses dialogues 203, de grands éloges de cette académie et de son fondateur.
Une troisième branche des Gonzague, celle des ducs de Sabionette, ne doit pas être oubliée dans l'histoire des lettres 204 L'un d'eux, nommé Louis, à qui sa valeur militaire avait acquis le surnom très-peu littéraire de Rodomont, ne se distingua pas moins dans la poésie que dans les armes. Outre plusieurs pièces de vers imprimées dans divers recueils, c'est de lui que sont les douze stances à la louange de l'Arioste, que l'on trouve dans plusieurs éditions de l'Orlando. Son fils Vespasien, l'un des plus braves et des plus habiles capitaines de ce siècle, ne fit point de vers, mais il rendit aux lettres et aux arts de plus grands services: il fit rebâtir en entier la ville de Sabionette. Elle fut achevée en peu d'années, et la largeur et l'alignement des rues, l'architecture des maisons particulières, la beauté des temples, la symétrie de la place publique, les statues et les autres productions des arts dont il l'embellit, enfin les belles fortifications dont il l'entoura, excitèrent une admiration générale 205.
Il y fonda des écoles de langues grecque et latine, et des pensions pour les professeurs. Son palais était toujours rempli de gens de lettres et de savants, dont la conversation faisait ses délices. Il mourut en 1591, dans la ville qu'il avait fait bâtir. Il montra, mieux peut-être que tout autre prince, ce qu'ils pourraient faire tous, même dans de petits états, s'ils avaient son goût pour les arts et ses nobles inclinations.
Le cardinal Scipion de Gonzague appartient à cette branche 206. Ses premières études, qu'il fit à Padoue, furent toutes littéraires. Il fonda dans cette ville l'académie des Eterei, qui eut, peu de temps après, la gloire de compter parmi ses membres le Tasse et le Guarini. Scipion de Gonzague en suivit assidûment les travaux tandis qu'il habita Padoue. En avançant en âge, il conserva toujours du goût pour les objets de ses premières études. Guarini soumit à son examen le manuscrit du Pastor Fido; Scipion fut l'ami de ce poëte, et le fut encore plus du Tasse, qui lui confia aussi son poëme avant de le publier. Le cardinal se fit honneur de lui servir de secrétaire, et copia ce poëme en entier de sa main. Pendant le séjour que le Tasse fit à Padoue, Scipion lui témoigna la plus tendre amitié. Il ne voulut point qu'il eût d'autre chambre, d'autre table, et même, ajoute-t-on, d'autre verre que le sien 207.
Plusieurs autres Gonzague, ou de l'une ou de l'autre branche, s'illustrèrent encore dans les lettres: tel fut surtout un Curzio de Gonzague, qui a laissé beaucoup de poésies, une comédie 208 et même un poëme héroïque 209 dont nous aurons occasion de parler. Plusieurs femmes de cette famille se firent aussi connaître, soit par la protection qu'elles accordèrent aux lettres, soit même par leur ardeur à les cultiver et par leurs talents. Il est donc vrai de dire qu'entre toutes les maisons souveraines d'Italie, pendant ce siècle, sans en excepter les Médicis et les princes d'Este, aucune ne posséda dans les lettres un nom plus justement acquis, et une gloire plus personnelle que les Gonzague.
Les trois la Rovère, ducs d'Urbin, qui se succédèrent pendant ce même siècle 210, quoique souvent troublés par des orages politiques, se montrèrent animés du même zèle pour le progrès et l'encouragement des lettres. Leur cour, aussi splendide que celles des princes les plus magnifiques de ce temps, mit aussi une partie de son luxe à rassembler et à honorer les savants. Le troisième de ces princes, François-Marie II, égala ses deux prédécesseurs en amour des lettres, et eut sur eux l'avantage d'être plus lettré. Élevé par le célèbre Muzio, instruit dans toutes les parties des sciences par les plus habiles maîtres 211, son délassement le plus doux, dans les moments de liberté que lui laissaient les affaires, était de s'entretenir, non-seulement avec des littérateurs, des orateurs et des poëtes, mais avec des professeurs de philosophie, d'histoire naturelle, de théologie et de mathématiques. Époux de l'une des deux savantes et aimables filles du duc Hercule d'Este et de Rénée de France, secondé par elle dans son goût éclairé pour les jouissances de l'esprit, il fit de sa capitale, qui formait presque tout son état, le rendez-vous de ce qu'il y avait de plus distingué dans les lettres. Cette cour devint l'émule de la cour de Ferrare, et lui survécut peu de temps. Le duc François-Marie II, parvenu, sans enfants, à une extrême vieillesse, se laissa persuader de se démettre en faveur du pape Urbain VIII 212. Ce duché fut ainsi réuni à l'état ecclésiastique, et cessa, comme le duché de Ferrare, d'être compté parmi ces petits états, devenus des centres d'émulation et d'activité littéraires, dont l'action simultanée contribua tant à l'illustration de ce beau siècle.
Note 211: (retour) Il les nomme tous dans sa vie, qu'il a écrite lui-même, et que l'on trouve imprimée, Nouveau Recueil de Calogerà, t. XXIX. Il avait aussi écrit, pour un fils qu'il perdit très-jeune, un Traité d'Éducation, que l'on conserve manuscrit à Florence. Voyez en tête de sa vie, loc. cit., ce que dit à cet égard l'éditeur. Voyez aussi Tiraboschi, ub. supr., p. 64.
Enfin les ducs de Savoie, malgré les désastres qu'ils éprouvèrent, furent loin de se tenir étrangers à cette action. Charles III, chassé de presque tous ses états, ne put réaliser les espérances qu'il avait données d'abord 213; mais son fils Emanuel-Philibert, qui recouvra le Piémont et ce que Charles avait perdu de la Savoie, politique aussi habile que brave guerrier, ne se vit pas plutôt raffermi sur son trône 214, qu'il voulut l'entourer de ce que la culture des sciences et des lettres ajoute à la prospérité des petits comme des grands états. Son mérite est d'autant plus grand, que ni son peuple, ni lui, ne paraissaient préparés à cette révolution. Maître d'un pays encore presque barbare, élevé lui-même dans les camps, il sut exciter dans ses sujets l'amour du savoir et l'émulation des études. La science des lois, la philosophie, telle qu'elle était alors, les belles-lettres mêmes, et jusqu'à l'éloquence italienne, furent cultivées avec succès 215. L'université, dont il ne trouva en quelque sorte qu'une ombre réfugiée à Mondovi 216, fut d'abord régénérée dans cette ville, et pourvue, à grands frais, d'habiles professeurs, tandis que les Français occupaient Turin; elle fut rétablie ensuite avec splendeur dans la capitale, lorsqu'Emanuel-Philibert en fut redevenu maître 217. Turin devint dès-lors une des villes d'Italie où les sciences fleurirent avec le plus de gloire; et après le règne de ce grand prince, qui ne fut que de vingt ans 218, le Piémont put le disputer, pour la culture des lettres et le bon goût, avec toutes les autres provinces de l'Italie et de l'Europe 219.
On voit qu'à une époque où l'Italie fut si continuellement et si universellement agitée par la guerre, il n'y eut presque aucune de ses parties où ne se fît sentir ce mouvement général des esprits, ni presque aucun de ses gouvernements qui ne contribuât à l'imprimer et à l'entretenir. Ce n'est pas la seule époque où l'on ait vu fleurir au milieu des armes ce qu'on nomme les arts de la paix: mais il n'en est aucune, depuis les beaux siècles de la Grèce, où le goût des arts et des lettres ait été aussi vif et aussi universel, où il ait paru presque à la fois autant d'hommes de génie et autant de princes dignes de les apprécier et de leur servir d'appui; aucune enfin dont il soit resté, dans un seul pays, autant de monuments littéraires. Je vais maintenant, sans me laisser décourager par l'immensité de l'entreprise, essayer de faire connaître les principales productions, dans tous les genres, qui illustrèrent ce siècle fameux. Puissé-je mettre assez d'ordre dans la division des matières, assez de clarté et d'équité dans la manière de les présenter, pour venger les bons auteurs italiens des jugements précipités dont ils ont trop souvent été l'objet en France, et pour continuer, selon mon pouvoir, à laver les Français du reproche que les Italiens leur font d'avoir mis dans leurs jugements trop de précipitation et d'injustice!
CHAPITRE III.
De la poésie épique en Italie, au seizième siècle, et d'abord de l'épopée romanesque; sources dans lesquelles les faits et le merveilleux dont elle se compose ont été puisés.
On avait vu en Italie, au quinzième siècle, un phénomène unique dans l'histoire des lettres. Une langue consacrée et fixée par les grands écrivains en vers et en prose, avait disparu tout à coup. La nation qui l'avait vue éclore et se perfectionner dans son sein, avait oublié à l'écrire; et lorsque vers la fin du même siècle, des écrivains ingénieux voulurent lui rendre la vie, il leur en avait coûté presque autant d'efforts qu'à ses premiers créateurs; mais ces efforts ne furent pas perdus; Laurent de Médicis, Politien, et les autres poëtes que nous avons vus fleurir à cette époque, redonnèrent à la langue poétique italienne une seconde vie. Ce fut un appel général, auquel répondirent de toutes parts les hommes de génie que le seizième siècle vit naître; ils retrouvèrent les traces de cette prose arrondie, périodique, cicéronienne de Boccace; de cette coupe harmonieuse, de ce style pur, animé, poétique de Pétrarque. Le Dante seul, quelle qu'en fût la cause, resta sans imitateurs comme sans rivaux.
Cependant le progrès des études littéraires, et la connaissance devenue presque générale des anciens auteurs, avaient multiplié les genres de poésie; et si quelques poëtes bornèrent leur gloire à redonner au sonnet et à la canzone ce caractère d'élévation, de force et de noblesse, que leur avait d'abord imprimé le prince des lyriques italiens, sans pouvoir jamais égaler sa sensibilité ni sa grâce, d'autres, en bien plus grand nombre, s'essayèrent dans l'épopée, dans la tragédie, dans la comédie, dans la pastorale, dans la satire, dans le poëme didactique, en un mot, dans tous les genres.
Le plus grand et le plus noble de tous, celui de l'épopée, doit le premier attirer notre attention; d'abord à cause de son importance, ensuite parce qu'en renaissant en Italie, il s'y composa d'éléments nouveaux, et fit mouvoir des machines poétiques différentes de celles des Grecs et des Romains; et enfin, parce qu'ayant trouvé sur notre route, à la fin du quinzième siècle 220, les premiers essais de ce genre qui devait être porté à une si grande perfection dans le seizième, nous avons différé d'en parler, pour rassembler ici dans une série non interrompue tout ce qui regarde l'origine et les progrès de la poésie épique.
Mais avant de revenir sur le Morgante du Pulci, sur le Roland amoureux du Bojardo, sur le Mambriano de l'aveugle de Ferrare, et de remonter jusqu'à quelques autres qui les ont précédés, nous devons rechercher quels étaient ces nouveaux éléments, ces machines poétiques toutes nouvelles qu'avait à sa disposition le génie des modernes, et qu'il substitua, dans une espèce d'épopée particulière, au merveilleux de la mythologie des anciens. Cette épopée nouvelle influa, chez les Italiens, sur celle qui renaquît de l'épopée antique, et y mêla, non-seulement ses fictions, mais quelque chose de sa manière de décrire et de raconter; elles restèrent cependant très-distinctes l'une de l'autre, et forment deux classes séparées, dont l'une est désignée par le titre de romanesque, et l'autre par le nom d'héroïque. Nous verrons mieux par la suite que nous ne le pourrions faire à présent ce qu'elles ont de commun et ce qui les distingue.
L'épopée romanesque, ou le roman épique, dont nous allons nous occuper, est un genre trop aimé des Italiens, et qui tient une trop grande place dans leur littérature, pour qu'ils n'en aient pas fait la matière de plusieurs écrits; mais ce qu'ils ont dit sur l'origine du roman épique et de ce nom même de roman, sur la source des traditions historiques qui y sont altérées de cent façons, et de l'espèce de merveilleux qu'on y emploie, tout cela surabonde peut-être, et cependant ne suffit pas. Il y faut joindre quelques notions plus récentes et plus sûres; et sans perdre de temps à balancer les différentes opinions, tirer de toutes un résultat qui satisfasse une curiosité raisonnable.
Nous ne ferons venir le nom de roman d'aucune des sources d'où le tirent les deux principaux auteurs italiens 221 qui ont écrit sur ce sujet. Giraldi 222 croit que ce nom est venu du mot grec rome 223, qui signifie force. On ne doit entendre, dit-il, par roman, autre chose qu'un poëme dont des chevaliers robustes sont les héros 224; d'autres, il en convient, veulent que ce nom vienne des Rhémois, ou habitants de Rheims, Rhemenses, et en italien Remensi, à cause de leur archevêque Turpin, qui donna plus que tout autre, par ses écrits, matière à ces sortes d'ouvrages appelés romanzi, romans 225; il croit enfin pouvoir dire, et c'est avec plus de vérité, que ce genre de poésie a pris chez les Français sa première origine, et peut-être aussi son nom 226. Selon Pigna 227, l'opinion commune est bien que l'on donnait, en vieux français, le nom de roman aux annales; que les guerres qui y étaient racontées furent aussi connues sous ce nom, et qu'ensuite on le donna, par extension, aux récits de ce genre, quelqu'éloignés de la vérité, ou quelque fabuleux qu'ils fussent; mais cette dérivation ne lui plaît pas; il en préfère une plus ancienne, et croit la voir dans le nom des Rhémois, Remensi 228, non pas à cause de leur archevêque, mais parce que ce peuple étant, selon Jules César, le plus fidèle et le plus brave de ceux qui, depuis, ont composé la France, les Provençaux, qui célébrèrent les premiers dans leurs poésies la valeur et la bonté du peuple français, donnèrent à leurs poëmes guerriers le nom de Remensi, qui était celui des principaux chevaliers de France; de même que les anciens appelaient héroïque ce même genre de poëmes, du nom des héros qui étaient alors les premiers parmi les gens de guerre 229. Il rejette également l'opinion qui fait venir ce nom de Romulus, à cause de l'enlèvement des Sabines, et celle qui le tire du mot grec romè, force. Mais si l'on veut le faire dériver du grec, il croit que ce nom vient de romei, qui signifie hommes errants, pélerins, de tels poëmes ne parlant que de guerriers qui voyagent, ou de chevaliers errants. On peut dire pourtant, selon lui, que le nom de romanci peut être donné aux poëtes mêmes qui font des poëmes de cette nature, l'usage ayant passé, de la Grèce en Occident, d'aller, de ville en ville et sur les places publiques, chanter au peuple rassemblé les faits d'armes et les aventures d'amour qui font le sujet ordinaire des romans 230. Sa conclusion définitive est que ce genre de poésie ayant été traité principalement en France, l'origine tirée de l'éloge donné par César aux Rhémois, n'est pas mauvaise; mais que la véritable doit être que ce furent les Rhémois eux-mêmes qui célébrèrent leurs propres exploits et ceux de leurs compatriotes, comme faisaient les Bardes chez les anciens Celtes, dont les Rhemenses étaient en quelque sorte la fleur 231; que le but des uns comme des autres était, en louant les grands exploits, d'engager à les imiter; que ce fut à peu près ainsi qu'écrivit l'archevêque Turpin, qui était Rhémois, et qui fut le premier et le principal auteur de romans 232.
Note 221: (retour) Gio. Bat. Giraldi Cinthio et Gio. Bat. Pigna. Ce dernier était disciple de l'autre. Leurs deux ouvrages parurent la même année; ils s'accusèrent mutuellement de plagiat. Giraldi prétendit que Pigna, qu'il avait admis non-seulement à ses leçons de belles-lettres, mais à ses entretiens et à ses communications les plus intimes, lui avait pris toutes ses idées. Pigna soutint au contraire dans le début même, ou dans le proœmium de son livre, que l'ayant fait sept ans auparavant, lorsqu'il n'en avait encore que dix-sept, il l'avait confié à Giraldi, son maître; que celui-ci l'avait gardé plusieurs années, en avait pris toute la substance, et avait ensuite usé d'artifice pour tirer de lui, sur le même sujet, une demande à laquelle il avait feint de ne faire que répondre publiquement. Les deux auteurs se brouillèrent sans retour, et Giraldi quitta la cour de Ferrare, où Pigna était en faveur. Le docteur Barotti (Memorie de' Letterati Ferraresi, t. I) avoue qu'il est difficile de discerner, dans deux assertions aussi contraires, laquelle mérite le plus de foi; et Tiraboschi (t. III, part. II, p. 289) range ce fait parmi les problêmes historiques dont on ne trouvera peut-être jamais la solution.
Pour réduire à l'unité et rapprocher de la vérité toutes ces opinions divergentes, nous nous rappellerons ce qu'en parlant des Troubadours provençaux nous avons dit précédemment de cette langue qui se forma des débris de la langue latine, mêlés avec ceux des langues du nord, et qui, divisée en plusieurs branches, dont le provençal et le vieux français furent les principales, prit le nom général de langue romane ou romance 233. Tout ce qu'on écrivit d'abord dans l'un ou l'autre dialecte de cette langue, en prose ou en vers, sur des sujets sacrés ou profanes, vrais ou fabuleux, fut appelé Romant, Romanzo, ou Romance, du nom même de la langue. Ce titre fut ensuite plus particulièrement affecté aux fictions historiques rimées. Les Troubadours provençaux s'emparèrent de cette forme poétique, et amusèrent les cours de l'Europe par leurs inventions et par leurs chants. Les Trouvères français, non moins répandus au-dehors, charmèrent et l'étranger et la France par des récits chevaleresques plus étendus, et par de plus longues fictions. On continua d'appeler Romant leurs narrations, où la fable était mêlée avec l'histoire, et les faits d'armes avec les galanteries et les récits d'amour. Enfin, lorsque les autres nations suivirent cet exemple, et produisirent, comme à l'envi, de ces histoires fabuleuses, elles leur donnèrent aussi ce nom de roman, qui était en quelque manière consacré.
Il ne s'agit pas ici d'examiner avec notre savant Huet 234, tous les genres d'ouvrages anciens et modernes auxquels on peut donner ce titre, ni de nous enfoncer avec le volumineux Quadrio 235, dans des recherches sur l'origine, les progrès, le sujet et l'autorité des romans, sur leurs formes diverses chez les différentes nations, sur l'histoire de la chevalerie, ses institutions et ses lois; enfin sur la nature du roman, la définition qu'on en doit faire et les règles qu'on y doit observer. Bornons-nous à l'espèce de romans que nous trouvons à cette époque introduite dans la poésie italienne, à ces romans devenus une épopée inconnue aux anciens, en un mot, aux romans épiques, et voyons le plus clairement et le plus brièvement que nous pourrons, où les Italiens ont puisé les principales aventures que l'on y raconte, et l'espèce de merveilleux qui en fait la machine poétique.
L'opinion assez généralement répandue, et qui a été adoptée par le docte Saumaise 236 et par d'autres savants, est que l'invention de ces sortes de fictions appartient aux Persans, qui la transmirent aux Arabes, de qui elle passa aux Espagnols, et des Espagnols à tous les autres peuples de l'Europe. Huet n'est pas de cet avis. Il y oppose les histoires romanesques de Thelesin et de Melkin, composées dans la Grande-Bretagne, dès le sixième siècle, tandis que la trahison du comte Julien et l'entrée des Arabes en Espagne ne datent que du huitième 237. Thelesin, maître du fameux Merlin 238, écrivit une histoire des faits et entreprises du roi Artus ou Arthur, qui est la première source de tous les romans dont ce roi et ses chevaliers de la Table ronde sont les héros. Il était contemporain d'Artus, et florissait vers l'an 540. Melkin, un peu plus jeune, composa quelque temps après un roman de la Table ronde 239. Les Anglais se trouvent donc alors les premiers créateurs de ces romans de chevalerie. Le Quadrio 240 copie ce raisonnement et ces faits, de l'évêque d'Avranche, quoiqu'il ne le cite pas.
Note 238: (retour) Thelesinus, vel Teliesinus Helius, Britannus vates, philosophus, poëta, rhetor et mathematicus insignis..... inter cœteros discipulos memorabiles habuit Merlinum illum Caledonium.... Thelesinus autem multum, tum versu, tum prosâ, tum latinè, tum britannicè eleganter scripsit: Acta regis Arthuri, lib. I; Vaticinalem historiam, l. I; Vaticiniorum quorumdam, lib. II; Diversorum Carminum, lib. I, et alia plura Vixit anno. Virginei parius 540, regnanti apud Britannos Arthuro. Joan. Pitsei Angli, etc. Relationum Historicarum de rebus Anglicis. Paris, 1619, in-4°., p. 95.
Note 239: (retour) Melchinus Avalonius... Britannicus vates, poëta, historicus et astronomus non contemnendus; in eo tamen reprehensione dignus quod aliquando fabulosa veris committere videatur... scripsit autem: de antiquitatibus Britannicis, lib. I; de gestis Britannorum, lib. I; de regis Arthuri mensâ rotundâ, lib. I; et alia quœdam. Claruit anno post adventum Messiœ 560, Britannico imperio sub rege Malgocuno corruente. (Ibid., p. 96.)
Mais cette matière a été beaucoup plus approfondie par l'anglais Thomas Warton, dans son Histoire de la poésie anglaise 241. Il est d'autant moins suspect qu'il rend aux Arabes l'honneur d'une invention que ces deux auteurs ont voulu leur enlever en faveur de sa nation. Son système est contraire, en plusieurs points, aux opinions de Giraldi, de Pigna, de Saumaise, de Huet, du Quadrio et de quelques autres auteurs laborieusement érudits sur un sujet aussi futile en apparence que les romans, mais qui acquiert de l'importance par le rang que ce genre de poëmes occupe dans l'histoire littéraire moderne.
Les fictions orientales apportées en Espagne par les Arabes, au huitième siècle, se répandirent promptement en France et en Italie. Selon notre savant anglais 242, il paraît que, de toutes les parties de la France, l'ancienne Armorique ou la Bretagne fut celle où ces inventions furent le mieux reçues. Les preuves en subsistent dans le Musée britannique, où se retrouve un grand nombre de nos anciens titres littéraires qui manquent à nos propres bibliothèques. «Il y existe 243, dit-il, un recueil d'anciens romans de chevalerie qui paraissent composés par des poëtes bretons.» On connaît les communications intimes qui existèrent entre la Bretagne et quelques parties de l'Angleterre, principalement avec le pays de Galles. Ce pays fut le théâtre de la plupart des exploits célébrés dans les romans bretons; les chevaliers passaient fréquemment d'un pays à l'autre; le langage des deux contrées était le même et l'est peut-être encore 244. C'est un dialecte de l'ancien celtique, ou, comme le prétendent nos antiquaires bretons, c'est dans toute sa pureté la langue même des anciens Celtes. Mais il en résulte un argument contre la gloire littéraire que M. Warton veut attribuer à la Bretagne. Tous les romans en vers dont il cite des fragments, pour prouver qu'ils furent composés en Bretagne, sont écrits en vieux français, et non point en bas-breton ou celtique, qui n'y avait aucun rapport 245. Les auteurs de ces romans étaient donc des poëtes français qui racontaient les faits d'armes des chevaliers de Bretagne et du pays de Galles, et non des poëtes bretons proprement dits; à moins que les fragments rapportés par l'auteur anglais ne soient des traductions d'anciennes chroniques bretonnes, faites en vieux français, soit directement sur ces chroniques mêmes, soit d'après une première traduction latine 246. Quoi qu'il en soit, il est à remarquer que le pays de Galles, ou Wales, et celui de Cornouailles furent souvent réunis sous les mêmes lois et le même prince; que les poëtes gallois célébraient souvent les héros cornouailliens dans leurs romans ou ballades; que les mêmes fables étaient populaires dans les deux pays, et que, notamment celle du roi Artus, ne l'était pas moins dans l'un que dans l'autre 247.
Note 245: (retour)En Bretaigne un chevalier
Pruz et curteis, hardi et fier....
..................................
Il tient son chemin tut avant,
A la mer vient, si est passez,
En Totaneis est arrivez.
Plusurs reis ot en la terre,
Entre eus eurent estrif et guerre,
Vers Excestre en cil païs.
..........................
La chambre est peinte toute entur.
Venus la devesse d'amur
Fu tres bien dans la peinture.
Le traiz mustrés e la nature
Coment hum deit amur tenir
E lealment e bien servir,
Le livre Ovide ou il enseine, etc.
Ces trois passages et d'autres encore, cités par M. Warton (ub. supr., p. 3, notes), et tirés du recueil conservé dans le Musée britannique, sont écrits en français du douzième et du treizième siècles, et point du tout en breton ou celtique, qui est encore aujourd'hui le même qu'il était alors.
Note 246: (retour) A la fin de plusieurs chants ou lais de ce même recueil, il est dit, ajoute M. Warton, que ce sont des poètes de Bretagne qui les ont faits; et il y en a un qui finit ainsi:Ces quatre vers sont français. Ils terminent le lai de Gagemer, l'un de ceux que contient le manuscrit 7989-2 de notre Bibliothèque impériale. Marie de France, qui en est l'auteur, le donne pour traduit, ainsi que plusieurs autres, de l'original breton. L'on verra bientôt plus clairement ce que c'était que ces traductions.Que cest kunte ke oï avez
Fut Guigemar le lai trovez,
Q'hum fait en harpe e en rote;
Bone en est à oïr la note.
(Ibidem.)
Mais voici un monument dont les Bretons paraîtraient avoir plus de droit de se vanter. Vers l'an 1100, Walter ou Gualter, savant archidiacre d'Oxford, voyageant en France, se procura en Bretagne une ancienne chronique écrite en breton ou en langage armoricain, intitulée: Bruty-Brenhined, ou Brutus de Bretagne. Il apporta ce livre en Angleterre et le communiqua au célèbre Geoffroy de Monmouth 248, bénédictin gallois, très-savant dans la langue bretonne, qui le traduisit en latin. Geoffroy ne dissimule pas, au commencement de son livre, qu'il y avait ajouté, sur le roi Artus, diverses traditions qu'il tenait de son ami Gualter, et que celui-ci avait probablement recueillies, soit dans le pays de Galles, soit en Bretagne 249. Le sujet de cette chronique, dépouillé de tous ses ornements romanesques, est la descendance des princes welches ou gallois, depuis le troyen Brut ou Brutus, jusqu'à Cadwallader, qui régnait au septième siècle. C'était alors une manie généralement répandue chez les peuples de l'Europe, de vouloir descendre des Troyens, et nos anciens chroniqueurs n'ont pas manqué de revendiquer pour nous la même origine 250. Il est impossible de fixer au juste le temps où fut écrit l'original breton de cette histoire; mais de fortes raisons portent à croire qu'elle était faite de plusieurs morceaux composés en différents temps, et qu'ils le furent tous du septième au neuvième siècle 251.
Note 249: (retour) C'est là ce que dit M. Warton, ub. supr. Mais dans les deux éditions de Paris du livre de Geoffroy, dont je me suis servi, je n'ai point trouvé ces aveux; ces éditions ont pour titre: Britannœ utriusque regum et priacipum origo et gesta insignia ab Galfrido monemutensi ex antiquissimis Britannici sermonis monumentis in latinum traducta. Parisiis, apud Jodocum Badium Ascensium, 1508, in-fol.; 1517, pet. in-4°. Geoffroy dit dans sa dédicace à Robert, duc de Glowcester, fils naturel du roi Henri I, que c'est Gualter lui-même qui l'a prié de traduire en latin cette très-ancienne histoire, qui contient les annales de la Grande-Bretagne, depuis Brutus Ier., roi des Bretons, jusqu'à Cadwallader, dont il place la mort au 1er. mai 689 (l. IX, ch. 6, vers la fin, édit. de 1517, fol. ci). Il ajoute qu'il a fait cette traduction sans vouloir ajouter aucun ornement oratoire à la simplicité de l'original, dans la crainte que les lecteurs ne lui reprochassent d'avoir voulu plutôt briller par un beau style, que rendre cette histoire intelligible pour eux. Il n'y a que les prophéties de Merlin qu'il avoue avoir ajoutées, à la prière d'Alexandre, évêque de Lincoln, un de ses protecteurs, mais qu'il dit traduire aussi du langage breton en latin. Prophetias Merlini de Britannico in latinum transferre. Voyez prologue du IVe. livre, ub. supr., fol. Lii.
Note 251: (retour) Voyez ces raisons dans la dissertation ci-dessus de M. Warton, p. 9 et suiv. Il en résulte, contre l'opinion de cet auteur, que ce n'est pas des Arabes que les Bretons avaient reçu les fictions dont cette histoire est remplie, puisque leurs conquêtes en Espagne ne datent, comme Huet l'a fort bien observé, que du huitième siècle. On verra plus bas une origine plus vraisemblable de ces fictions.
Or cette chronique ou cette histoire, qui paraît devoir contenir les idées originales des auteurs welches, gallois ou bretons, porte dans plusieurs de ses parties le caractère des inventions arabes. Les géants Gog et Magog, appelés par les Arabes Jagiouge et Magiouge 252, jouent un grand rôle dans leurs romans: dans l'histoire de Geoffroy de Monmouth, Goëmagot est un géant de douze coudées de haut, qui s'oppose à l'établissement de Brutus dans la Grande-Bretagne 253, et qu'un des chefs de l'armée de Brutus 254, homme modeste et de bon conseil, mais terrible pour les géants, enlève, met sur ses épaules, et précipite dans la mer. Le roi Arthur tue un autre géant sur la montagne de Saint-Michel en Cornouailles 255; et ce géant était venu d'Espagne, dont les Maures ou Arabes étaient alors les maîtres; et ce géant lui en rappelle un autre nommé Rython, si terrible, qu'il s'était fait un vêtement des barbes de tous les rois qu'il avait tués de sa main 256, ce qui n'avait pas empêché qu'Arthur ne coupât la sienne, après lui avoir abattu la tête 257. Il est souvent question dans cette histoire de guerriers espagnols, arabes et africains; de rois d'Espagne, d'Egypte, de Médie, de Syrie, de Babylone, que ni les Bretons, ni les Gallois ne connaissaient alors; et les fictions y sont toutes gigantesques comme celles des poëtes orientaux. Les pierres énormes, douées d'une vertu magique, transportées par des géants des côtes d'Afrique en Irlande, et de là en Ecosse par les enchantements de Merlin; les métamorphoses produites par cet enchanteur au moyen de breuvages ou d'herbes magiques; le combat entre un dragon blanc et un dragon rouge, à la vue duquel il commence à prophétiser; toute sa prophétie, où il ne parle que de lions, de serpents et de dragons qui jettent des flammes; un langage prophétique attribué aux oiseaux; l'emploi fait, dans les enchantements et dans les prédictions, de connaissances astronomiques et de procédés des arts, alors étrangers à l'Europe; tout cela paraît entièrement arabe, et atteste l'origine orientale des fables dont l'histoire de Geoffroy de Monmouth, traduite du celtique ou du langage breton en latin, est remplie 258.
Voilà pour ce qui regarde le roi Arthur et sa Table ronde, l'une des deux sources les plus riches des romans de chevalerie; et, dans tout cela, n'oublions pas de remarquer qu'il n'est pas fait la moindre mention de Melkin ni de son roman, de Thélesin ni de son histoire 259.
Note 259: (retour) On trouve pourtant dans la même dissertation, p. 61, Taliessin, ancien poëte ou barde, qui est sûrement le même que le Thelesin ou le Teliesin de Pitseus et de Huet, mais qui ne florissait, selon Warton, qu'en 570. Il a laissé un long poëme ou espèce d'ode, intitulée Gododin, en langage qui paraît avoir été celui des anciens Pictes, ou du moins tout-à-fait différent de celui des Welches ou Gallois, et presque inintelligible. Il y célèbre une bataille terrible soutenue contre les Saxons auprès de Cattraeth, où les Bretons furent défaits et périrent tous, excepté trois, dont ce barde était lui-même. Mais ce barde, auteur de chants ou odes, où il célèbre les faits d'armes de son temps, sans fictions et sans inventions romanesques, était-il en même temps historien? A-t-il laissé un livre des exploits du roi Arthur? M. Warton n'en a rien dit; et il lui donne le surnom d'Aneurin A, dont à son tour Pitseus ne parle pas. Du reste, dans toute cette première dissertation, non plus que dans la seconde, ni dans tout l'ouvrage de M. Warton, il n'est nullement question de Melkin.
L'autre source encore plus abondante est l'histoire, non moins fabuleuse, de Charlemagne et de ses douze paladins 260. Ici l'archevêque Turpin est, pour la France, ce que Geoffroy de Monmouth est pour l'Angleterre; mais avec cette différence qu'il n'est même pas vrai que ce Turpin ait jamais écrit. La Vie de Charlemagne et de Roland, qu'on lui attribue 261, contient principalement la dernière expédition de cet empereur contre les Sarrasins d'Espagne, et la défaite de son arrière-garde à Roncevaux, où périt le fameux Roland par la trahison de Gannelon de Mayence. Dans cette Vie, que l'on suppose écrite au neuvième siècle, se trouvent quelques fictions assez conformes à celles de l'histoire de Geoffroy de Monmouth, et qui peuvent avoir la même origine, quoique la plupart tiennent encore plus des contes de la légende que des contes arabes. Mais, outre les apparitions, les prophéties et les miracles de saints, qui sont de la première espèce, on y voit des miracles de la féerie, des armes enchantées, et un géant invulnérable, qui appartiennent à la seconde. L'épée de Roland ne peut être brisée; c'est cette fameuse Durenda, que nous appelons Durandal, ainsi nommée, dit le chroniqueur, à cause des rudes coups qu'elle porte 262; mais le géant Ferragut, à qui il a affaire, ne peut être blessé qu'au nombril. C'est là que Roland a l'adresse de le frapper, et il le tue.
L'opinion la plus commune aujourd'hui est que cette chronique fabuleuse fut écrite, long-temps après, par un moine, sous le nom de Turpin. Voltaire, dit M. Warton, et ces paroles sont remarquables dans un savant tel que lui 263 , Voltaire, écrivain dont les recherches sont beaucoup plus profondes qu'on ne l'imagine, et qui a développé le premier, avec pénétration et intelligence, la littérature et les mœurs des siècles barbares, a dit, en parlant de cette histoire de Charlemagne: «Ces fables, qu'un moine écrivit au onzième siècle sous le nom de l'archevêque Turpin 264 .»
On pourrait même croire qu'elles ne furent écrites qu'après les croisades; le prétendu pélerinage de Charlemagne au saint sépulcre 265, et les armes et machines de guerre décrites en quelques endroits, et qui ne furent connues en Europe qu'après ces expéditions lointaines, autoriseraient suffisamment à le penser. Cependant, il est certain que ces fables existaient au commencement du douzième siècle, puisque le pape Calixte II, sans craindre de compromettre son infaillibilité, prononça, en 1122, que c'était une histoire authentique 266.
Fut-elle originairement écrite en latin, ou traduite dans cette langue après avoir été écrite en vieux français? Les avis sont partagés sur cette question. Des critiques ont prétendu que cette histoire de Charlemagne et de Roland avait été apportée d'Espagne en France vers le douzième siècle; que les exploits miraculeux de cet empereur et de son neveu en Espagne, racontés dans les vingt-trois premiers chapitres, étaient inconnus en France avant cette époque, ou que l'on n'en connaissait qu'un petit nombre par des contes informes et des romances populaires dont ils étaient le sujet 267 .
Note 267: (retour) Arnoldi Oienharti notit. utriusque Vasconiæ, Paris, 1638, l. III, c. 3, p. 397. N.B. La traduction française de Turpin, qui existe manuscrite dans la Bibliothèque impériale (Nº. 8190), ne fut faite qu'au commencement du treizième siècle; elle est de Michel de Harnes, qui écrivait sous Philippe-Auguste. Les autres traductions sont toutes postérieures.
Quoi qu'il en soit, ces deux chroniques fabuleuses sont le fondement de tous les romans de chevalerie. C'est là que parurent pour la première fois les caractères principaux et les fictions fondamentales qui ont fourni une si ample matière à cette singulière espèce de composition poétique. Aucun livre, en Europe, n'avait parlé auparavant de géants, d'enchanteurs, de dragons, ni de toutes ces inventions monstrueuses et fantastiques; et quoique la longue durée des croisades ait transporté en Occident un grand nombre de fables du même genre, ajouté de nouveaux héros aux anciens, et d'autres objets merveilleux à toutes ces merveilles, cependant les fables d'Arthur et de Charlemagne, variées et accrues par ces embellissements, continuèrent de prévaloir dans les romans, et d'être le sujet favori des poëtes.
L'analogie de ce qu'on peut appeler la partie mythologique de ces deux anciens monuments avec les fictions arabes, est sensible. Cependant, il existe une autre opinion sur l'origine des fables dont ils sont remplis; et il est d'autant plus intéressant de l'exposer ici, qu'en paraissant toute différente elle s'allie parfaitement avec la première, et que, loin de la contredire, elle vient à son appui.
Il faut remonter jusqu'au temps où Mithridate, roi de Pont, obligé de fuir devant les Romains commandés par Pompée 268, se réfugia parmi les Scythes ou Goths qui habitaient le pays qu'on appelle aujourd'hui la Géorgie, entre le Pont-Euxin et la mer Caspienne, sur les frontières de la Perse. Cet implacable ennemi des Romains réussit à soulever contr'eux ces peuplades guerrières; mais le génie de Rome et de Pompée l'emporta: elles furent vaincues, et, plutôt que de se soumettre, elles allèrent chercher un asyle vers le nord de l'Europe, sous la conduite de Woden ou Odin leur chef 269. Ce conquérant fugitif soumit, sur sa droite, la Russie d'Europe, à sa gauche, les parties septentrionales et occidentales de la Germanie, laissa ses fils pour y commander, et perça lui-même jusqu'aux glaces du Danemarck, de la Suède et de la Norwège. Il établit parmi les Scandinaves la religion de sa patrie, dont il était lui-même le grand-prêtre; et comme il y apportait aussi des arts utiles, particulièrement la science des lettres dont on le disait l'inventeur, comme il gouverna long-temps avec gloire et avec sagesse, ses peuples se fondirent insensiblement avec les peuples vaincus; le pays entier finit par adopter, non-seulement leur culte, mais leurs lois et leur langage. Tout enfin, chez les Scandinaves, fut modifié par les institutions d'un législateur asiatique 270, et les idées, les traditions et les dogmes franchirent l'intervalle immense qui sépare la Perse de ces régions polaires.
Note 268: (retour) Environ vingt-quatre ans avant J.-C. Dans cette opinion, M. Warton s'appuie de l'autorité des écrivains qui ont le mieux traité des antiquités du Nord. Il est d'accord avec M. Mallet, dans son excellente introduction à l'Histoire de Danemarck; et M. Mallet, à qui les mêmes sources avaient été ouvertes, a puisé préférablement dans l'islandais Torfæus, historien de la Norwège, au commencement du dix-huitième siècle. L'auteur anglais ne cite l'auteur français que sur un ou deux points seulement, tandis que le rapport entre eux s'étend à l'opinion presque entière.
Note 269: (retour) Son nom était Sigge Fridulfson, ou fils de Fridulphe. Odin était le dieu suprême des Scythes; et Sigge prit ce nom, soit qu'il eût su se faire passer pour un homme inspiré par les dieux, soit parce qu'il était le premier prêtre du culte qu'on rendait au dieu Odin. (Mallet, ub. supr., ch. 4).
Note 270: (retour) Je dis modifié et non créé. M. Grâberg de Hemsô, dans son excellent ouvrage italien intitulé: Saggio Istorico sugli Scaldi o antichi poeti Scandinavi, Pise, 1811, in-8º., établit fort bien que la conquête de la Scandinavie faite par Sigge ou Odin, ne changea en rien l'état civil, politique et moral de ces peuples, et que ce fameux législateur ne fit que le consolider davantage, en y imprimant les caractères d'un culte religieux plus circonstancié, d'un esprit tout guerrier, et de ce talent rare et sublime de régénérer les nations sans en détruire les institutions primitives. (P. 47, 48).
L'une des traditions, qui furent ainsi transportées dans le Nord, est celle de ces fées qui, sous le nom de Valkyries, président à la naissance et à la destinée des hommes, qui leur dispensent les jours et les âges, et qui déterminent la durée et les événements de la vie de chacun d'eux. On y voit aussi des génies lumineux qui habitent une ville céleste, et des génies noirs qui habitent sous la terre, ou de bons et de mauvais génies qui sont, en quelque sorte, les fées du sexe masculin 271. «C'est ce dogme de la mythologie celtique ou scandinave, dit M. Mallet 272, qui a produit toutes les fables, la féerie, le merveilleux des romans modernes, comme celui des romans anciens est fondé sur la mythologie grecque et romaine.» Des pierres énormes, ou de longs rochers plantés debout, sur lesquels était posée une pierre platte d'une largeur immense, formaient les autels sacrés des Scandinaves et des autres nations celtiques 273. On y reconnaît l'origine des pierres miraculeuses d'Irlande, dans le roman de Merlin. Les dragons ailés ne manquent pas dans l'Edda, dans le Code de la religion celtique, n'y eût-il que ce dragon noir qui dévorera les corps des malheureux condamnés au dernier jour 274. Une simple erreur de mots peut aussi les avoir multipliés dans les fables puisées chez ces anciens peuples. L'art de fortifier les places y était très-imparfait. Leurs forteresses n'étaient que des châteaux grossièrement bâtis sur des rocs escarpés, et rendus inaccessibles par des murs épais et informes. Comme ces murs serpentaient autour des châteaux, on les désignait par un nom qui signifiait aussi dragons et serpents. C'était là que l'on gardait les femmes et les jeunes filles de distinction, qui étaient rarement en sûreté dans ces temps où tant de braves erraient de tous côtés cherchant des aventures; et cette coutume donna lieu aux anciens romanciers, qui ne savaient rien dire simplement, d'imaginer toutes ces fables de princesses gardées par des dragons, et délivrées par d'invincibles chevaliers 275.
Parmi les arts que les Scythes ou les Goths d'Odin apportèrent aux Scandinaves, on doit surtout compter le talent poétique auquel ils se livraient avec le plus grand enthousiasme 276. Leurs poésies ne contenaient pas seulement les éloges de leurs héros, mais leurs traditions populaires et leurs dogmes religieux. Elles étaient remplies de ces fictions que la superstition païenne la plus exagérée pouvait accréditer dans des imaginations presque sauvages. C'est à cette origine asiatique qu'il faut attribuer l'esprit capricieux et quelquefois extravagant, et les conceptions hardies, mais bizarres, qui nous étonnent dans les anciennes poésies du Nord; et ces images fantastiques n'y sont pas la seule trace d'une origine orientale; elles ont un genre de sublime et des figures de style d'un caractère particulier qui ne sont pas des marques moins certaines de cette origine 277.
De tous temps les Scandinaves avaient aussi cultivé la poésie; leurs Scaldes, qui étaient chez eux ce que les Bardes étaient chez les Gaulois ou les Celtes 278, les accompagnaient dans leurs guerres et dans leurs incursions. Ils firent souvent de ces incursions dans le nord des Iles Britanniques; les Calédoniens sont regardés par d'habiles antiquaires comme une colonie scandinave, et l'on doit penser qu'au retour de la paix les Scaldes, possesseurs d'un talent agréable, étaient accueillis dans les cours des chefs écossais, irlandais et bretons, et propageaient ainsi le goût de leur art, la connaissance de leur langue, celle de leurs traditions poétiques, et leur renommée, source de leur fortune 279. Les fictions d'Odin durent prendre une nouvelle consistance, surtout en Angleterre, lors de la conquête des Saxons et des invasions des Danois qui faisaient originairement partie des tribus scandinaves. C'est à l'histoire de la littérature anglaise qu'appartient l'examen des altérations que ces fictions éprouvèrent dans la suite, et du mélange qui se fit du caractère de poésie des Scaldes avec celui des Bardes welches et irlandais; nous devons nous borner à observer ces points de communication et cette transmission des fictions poétiques de l'Asie aux peuples du Nord et de la Scandinavie aux Iles Britanniques.
Note 278: (retour) «Le mot skald ou skiald vient de suédo-gothique skalla ou skialdre, qui signifie résonner, sonner, retentir, etc.; comme celui de barde vient d'un mot celtique qui a la même signification. Le principal emploi de ces poëtes était de faire retentir, par le moyen de leurs vers, chez les peuples présens et futurs, la louange et la mémoire des actions brillantes et des grands événemens qui faisaient époque dans l'histoire.» (Saggio su gli Scaldi, etc., p. 3).
Il s'en fit de semblables dans les Gaules. Les Scandinaves avaient conquis, dès le quatrième siècle, des pays voisins de celui des Francs. Vers le commencement du dixième, une partie de la France fut envahie par les Normands ou hommes du Nord, rassemblés sous leur chef Rollon; et quoique ces étrangers prissent en général les mœurs et les usages des peuples vaincus, ils durent cependant répandre dans ces parties de la France, et de là dans la France entière, leurs fictions 280. Alors l'art des Scaldes avait atteint son plus haut point de perfection dans le pays d'où ce Rollon était venu 281. On suppose qu'il avait amené avec lui plusieurs de ces poëtes, qui transmirent leur art à leurs enfants et à leurs successeurs. Ceux-ci, en adoptant le langage, la religion, les opinions de leur nouvelle patrie, substituèrent les héros du christianisme à ceux des païens leurs ancêtres, et commencèrent à célébrer Charlemagne, Roland et Olivier, dont ils embellirent l'histoire par leurs fictions accoutumées de géants, de nains, de dragons et d'enchantements 282. C'est sans doute par ce moyen que notre Bretagne fut imbue des opinions ou plutôt des fictions orientales qu'on retrouve dans l'histoire fabuleuse portée de Bretagne en Angleterre, et traduite par Geoffroy de Monmouth. Cette origine est plus naturelle que celle qui suppose que ces mêmes fables y furent apportées par les Arabes, dont les invasions se firent toujours dans le midi de la France.
Note 281: (retour) M. Grâberg (ub. supr., p. 104) place l'époque la plus florissante de l'art des Scaldes dans les trois siècles qui s'écoulèrent depuis l'avènement de Harald au trône de Norwège, au neuvième siècle, jusqu'à la seconde moitié du treizième, où cet ancien art s'éteignit. Voyez Ibid., les causes de cette décadence, et p. 201-204, un tableau chronologique des Scaldes qui fleurirent dans chaque siècle, depuis le quatrième sous Odin, jusqu'au treizième inclusivement.
Cette circulation presque générale des inventions poétiques des Scaldes, et la popularité qu'il est naturel de supposer qu'elles durent acquérir, les enracinèrent pour ainsi dire en Europe. Dans les régions européennes où elles s'établirent d'abord, elles préparèrent les voies aux fictions arabes; dans les autres régions, elles les accompagnèrent et se combinèrent avec elles. Dans cette espèce de fusion il y avait tout à gagner pour les fictions du Nord. Les autres étaient plus brillantes, plus analogues à l'accroissement de la civilisation chez une nation ingénieuse et polie. Moins horribles et moins grossières, elles avaient dans leur nouveauté, leur variété, leur éclat, des moyens de séduction qui manquaient aux fables septentrionales. Aussi, si l'on veut comparer les enchantements tels qu'ils sont dans la poésie runique 283 ou scandinave avec ceux qui font le merveilleux des romans de chevalerie, on y trouvera des différences, toutes à l'avantage de ces derniers enchantements. Les premiers sont principalement composés de sortiléges et de charmes qui préservent des empoisonnements, émoussent les armes d'un ennemi, procurent la victoire, conjurent la tempête, guérissent les maladies ou rappellent les morts du tombeau; ils consistent à prononcer des paroles mystérieuses ou à tracer des caractères runiques. Les magiciens de nos romans sont surtout employés à former et à conduire une suite brillante d'illusions. Il y a une certaine horreur sauvage dans les enchantements scandinaves; la magie des romans présente souvent des visions et des fantômes agréables, souvent même, au milieu des terreurs les plus fortes, elle nous conduit à travers de vertes forêts, et fait sortir de terre des palais éclatants d'or et de pierreries: enfin, la magicienne runique est une Canidie, et la magicienne de nos romans une Armide 284.
Note 283: (retour) On appelle runique la poésie scandinave, écrite en runes ou caractères runiques. «On ne peut douter, dit Court de Gebelin, que l'alphabet runique ne soit l'ancien alphabet connu sous le nom des Pélasges, et qui se conserva dans divers cantons du Nord, lorsque les Grecs s'en furent éloignés, en adoptant celui de vingt-deux lettres... On ne peut se dispenser de voir dans ces lettres (les runes) l'alphabet scytique, porté en Grèce par les Pélasges, long-temps avant Cadmus.» (Monde primitif, Origine du langage et de l'écriture, p. 462.) Voyez sur ces caractères la note 1 de l'ouvrage cité ci-dessus de M. Grâberg, su gli Scaldi, p. 29 et suiv.
Avec leurs idées et leurs machines poétiques, les peuples du Nord répandirent aussi leurs inclinations, leurs institutions et leurs mœurs. De là vinrent cet amour et cette admiration exclusive de nos ancêtres pour la profession des armes; ces idées de point d'honneur, cette fureur du duel qui règne encore, et ces combats judiciaires qui heureusement n'existent plus, et les preuves par l'eau, par le feu, si long-temps regardées comme infaillibles, et toutes ces idées populaires, encore subsistantes, de magiciens, de sorciers, d'esprits et de génies cachés sous la terre ou dans les eaux. De-là aussi quelques habitudes sociales, propres, ce qui est très-remarquable, à adoucir les mœurs en même temps que tout le reste ne pouvait que les endurcir, et surtout, parmi ces habitudes, celle de placer les femmes au rang qu'elles avaient chez ces peuples, et où partout ils les firent monter.
Aucun trait ne distingue plus fortement les mœurs des Grecs et des Romains de celles des modernes, que le peu d'attention et d'égards que les premiers avaient pour les femmes, le peu de part qu'ils leur accordaient dans la conversation et dans le commerce de la vie, et le sort tout différent dont elles jouissent chez les nations policées de l'Europe. L'invasion des Goths est l'époque de ce changement. Ce sont des barbares qui ont fait faire à la civilisation ce pas immense, et l'origine de la galanterie européenne est due à des guerriers féroces 285. Ils croyaient qu'il existait dans les femmes quelque chose de divin et de prophétique. Ils les admettaient dans leurs conseils, et les consultaient dans les affaires les plus importantes de l'état. Ils leur confiaient même la conduite des grands événements qu'elles avaient prédits. On trouve dans Tacite 286 et dans d'autres historiens 287 des traces de cette confiance et de ce respect. Il résultait, de ces priviléges, qu'ils accordaient à un petit nombre de femmes une déférence et une tendre vénération pour le sexe entier. S'il ne jouissait pas partout de la préséance, au moins dans la constitution de ces peuples y avait-il entre les deux sexes une parfaite égalité.
Cette déférence et ces égards, sources de l'esprit de galanterie, se faisaient principalement remarquer dans la force, et, si l'on peut parler ainsi, dans l'exagération des idées que les nations du Nord s'étaient faites de la chasteté des femmes 288. C'était ce qui inspirait aux amants tant de dévouement pour leurs maîtresses, tant de zèle à les servir, des attentions et des égards si multipliés pour elles, enfin un degré de passion et de sollicitude amoureuse proportionné à la difficulté de les obtenir. Le mérite par excellence était alors la supériorité dans le métier des armes; le rival le plus sûr de l'emporter aux yeux de sa dame était le plus brave guerrier. Alors la valeur fut inspirée, exaltée par l'amour. En même temps que cet enthousiasme héroïque obtenait des préférences auprès des femmes, il veillait à leur sûreté, à leur défense. Il les protégeait dans un siècle de meurtres, de rapine et de piraterie, quand leur faiblesse était exposée à des attaques inattendues et à de continuels dangers. Cette protection, qui semblait leur être offerte pour qu'au milieu de tant de périls elles pussent demeurer chastes, les engageait à l'être, élevait leur ame, et leur inspirait un juste orgueil. Elles s'habituèrent à exiger qu'on ne les abordât qu'avec des termes de soumission et de respect; elles l'exigèrent surtout de leurs protecteurs. Parmi les Scandinaves, qui aimaient passionnément à renfermer dans la mesure du vers le récit de toutes les aventures, ces nobles galanteries durent devenir le sujet de leurs poésies, et recevoir l'embellissement de leurs fictions.
Chez eux cependant, la chevalerie n'existait encore que dans ses éléments. Ce fut sous le régime féodal, qui s'établit peu de temps après en Europe, qu'elle reçut une vigueur nouvelle, et qu'elle fut revêtue de toutes les formes d'une institution régulière. Les effets de cette institution sur les mœurs sont connus. Ceux que produisirent les croisades, qui suivirent de près, ne le sont pas moins. La chevalerie fut alors consacrée par la religion, dont l'autorité se répandit en quelque sorte sur toutes les passions et sur toutes les institutions de ces siècles superstitieux. C'est ce qui composa ce mélange singulier de mœurs contradictoires où l'on voit confondus ensemble l'amour de Dieu et l'amour des femmes, le zèle pieux et la galanterie, la dévotion et la valeur, la charité et la vengeance, les saints et les héros 289.
De toutes ces observations, M. Warton conclut, et nous conclurons avec lui, que parmi les ténèbres de l'ignorance, à l'époque de la crédulité la plus grossière, le goût des merveilles et des prodiges, dont les fictions orientales sont remplies, fut d'abord introduit en Europe par les Arabes; que plusieurs contrées étaient déjà préparées à les recevoir par la poésie des Scaldes du Nord, qui peut-être dérivait originairement de la même source; que ces fictions, qui s'accordaient avec le ton des mœurs régnantes, conservées et perfectionnées dans les fables des troubadours et des trouvères, se concentrèrent, vers le onzième siècle, dans les histoires chimériques de Turpin et de Geoffroy de Monmouth, premiers auteurs qui aient parlé de ces expéditions supposées de Charlemagne et du roi Arthur, devenues le fondement et la base de ces sortes de narrations fabuleuses qu'on appelle romans; enfin, qu'agrandies et enrichies ensuite par des imaginations qu'échauffait l'ardeur des croisades, elles produisirent, à la longue, cette espèce singulière et capricieuse d'inventions qui a été mise en œuvre par les poëtes italiens, et qui forma la machine poétique, ou le merveilleux de leurs compositions les plus célèbres.
On voit donc dans la Perse, comme Saumaise l'a prétendu le premier, la source commune et primitive de ce merveilleux qui emploie les génies, les fées, les géants, les serpents, les dragons ailés, les griffons, les magiciens, les armes enchantées, à la place des machines poétiques de l'ancienne mythologie. Ce genre de merveilleux passa de la Perse chez les Arabes d'un côté, et de l'autre chez les Scythes asiatiques qui confinaient à la Perse. L'émigration de ces peuples dans le pays des Scandinaves y porta ces fictions, et les conquêtes des Arabes les firent passer en Espagne. De ces deux points si éloignés, elles se répandirent d'abord dans les parties de l'Europe les plus voisines; elles se rejoignirent enfin et se fondirent en un seul systême poétique, avec les diverses modifications qu'elles avaient reçues de deux grandes institutions, le christianisme et la chevalerie.
En lisant les extravagances dont les poëmes romanesques sont remplis, on ne leur supposerait pas une origine si respectable, du moins par son antiquité, ni si intéressante par les vicissitudes qu'elles ont éprouvées dans leurs développements et dans leurs cours. Ce sont au moins des folies quelquefois aimables; et il en est de plus tristes dont il faut aller chercher aussi loin, et dans une antiquité non moins reculée, la naissance et la filiation.
On pourrait dire aussi que la plupart de ces inventions n'a nullement besoin d'une origine septentrionale, et que nous nous donnons bien de la peine pour expliquer comment les merveilles de la féerie moderne provinrent des chants des Scaldes et des fables de l'Edda, tandis qu'elles ont une source toute naturelle dans les fictions mythologiques et poétiques des anciens. Le premier modèle des fées n'est-il pas dans Circé, dans Calypso, dans Médée? Celui des géants, dans Polyphème, dans Cacus, et dans les géants eux-mêmes, ou les Titans, cette race ennemie de Jupiter? Les serpents et les dragons des romans ne sont-ils pas des successeurs du dragon des Hespérides et de celui de la Toison d'or? Les magiciens! La Thessalie en était pleine. Les armes enchantées et impénétrables! Elles sont de la même trempe, et l'on peut les croire forgées au même fourneau que celles d'Achille et d'Énée. Les chevaliers invulnérables ne le sont pas plus que ce même Achille, au talon près; que ce même Énée, lorsque, à sa sortie de Troie, les traits ennemis se détournent et les flammes s'écartent de lui 290, et que le dompteur de chevaux Messape, que ni le fer ni le feu ne pouvaient blesser 291. Mais il faut se bien rappeler qu'au onzième siècle, où naquirent les romans de chevalerie, Homère et Virgile étaient oubliés depuis long-temps; il n'existait plus en Europe de manuscrits du poëte grec, et ceux du poëte latin qui devaient reparaître à la renaissance des lettres, étaient ensevelis dans la poussière des bibliothèques non fréquentées de quelques couvents. Les fictions apportées d'un côté par les Arabes, de l'autre par les Normands, durent donc s'emparer de tous les romans latins, français ou espagnols, avant qu'on y pût voir la moindre imitation des anciens poëtes grecs et latins.
Quoi qu'il en soit, toutes ces recherches ne nous conduisent encore qu'à reconnaître la source primitive de quelques-uns des nouveaux ressorts mythologiques employés dans l'épopée romanesque; elles ne nous apprennent pas comment, en prenant pour point de départ, d'un côté l'histoire fabuleuse d'Artus, et de l'autre, l'histoire non moins fabuleuse de Charlemagne et de ses Pairs, ces ressorts ont commencé à être mis en mouvement; quels sont les premiers romans où on en a fait usage, et à qui en appartient l'honneur. Il paraît certain que, même en France, les romans de la Table ronde eurent cours avant ceux des douze Pairs, quoique ceux-ci fussent nationaux et dussent, au moins à ce titre, obtenir la préférence. Ici les faits parlent d'eux-mêmes, il ne faut que les réunir sous nos yeux.
Henri II, roi d'Angleterre, qui régna depuis 1154 jusqu'en 1189, était en même temps duc de Normandie et maître de plusieurs autres provinces de France 292. On parlait français à sa cour; on y voyait, et des Normands, dont la langue primitive était le français, et des Anglais qui s'exerçaient, non-seulement à parler, mais à écrire dans notre langue. Henri l'aimait, la préférait: c'était sa langue habituelle. Plusieurs des romans de la Table ronde, le S. Graal, Lancelot, Perceval, etc., existaient dès-lors en Angleterre; ils étaient écrits en latin; il voulut qu'ils fussent traduits en prose française; il chargea de ces traductions quelques-uns de ces Anglais et Anglo-Normands: on en connaît six 293 qui travaillèrent successivement au seul grand roman de Tristan de Léonnois, regardé comme le premier de tous.
Note 293: (retour) Luces du Gast, Gasse-le-Blond, Gautier Map, Robert de Boron, Hélis de Boron, et Rusticien de Pise ou de Puise. Ce dernier nomme les cinq autres dans ce même ordre, à la fin d'un autre roman traduit par lui seul, celui de Méliadus de Léonnois, père de Tristan. Le passage où il les nomme est cité, Catalog. de la Vallière, t. II, p. 606 et 607, Nº. 3,990.
Quelques poëtes florissaient alors en France, Robert Wace, Chrestien de Troyes, et plusieurs autres. Wace était plutôt un historien, ou chroniqueur en vers, qu'un poëte; ses longs romans de Brut d'Angleterre et de Rou ou Rollon de Normandie, le prouvent 294. Chrestien était un poëte, un vrai romancier; il avait translaté en vers, non des histoires, mais plusieurs fables tirées d'Ovide, et même son Art d'aimer 295. Dès que cette traduction en prose du roman de Tristan lui fut connue, il s'empressa de la mettre en vers 296; il y mit aussi Perceval le Gallois; il commença Lancelot du Lac, mais la mort l'empêcha de l'achever 297. Il ne faut pas croire qu'il se bornât au rôle de simple versificateur; il ajoutait souvent du sien, disposait quelquefois les événements d'une manière toute nouvelle, ou tirait d'un seul épisode un roman tout entier 298. Mais enfin la filiation de ces romans est bien établie; l'original était né en Angleterre; écrit en langue latine, il fut traduit en prose française, au douzième siècle, par ordre de Henri II, et mis aussitôt en vers par un ou deux poëtes français. Le langage de ces longs poëmes ayant vieilli, la langue et la versification s'étant améliorées dans le quatorzième siècle, la lecture en devint plus fatigante par leur mauvais style, qu'attrayante par la singularité et la variété des événements et des fictions. On les remit en prose dans le quinzième siècle; ce fut sous cette nouvelle forme qu'ils furent imprimés dès la fin de ce même siècle, ou au commencement du seizième; et ils ont vieilli à leur tour.
Note 295: (retour) Dans le prologue d'un de ses romans (Cligès ou Cliget), on voit qu'il avait traduit d'Ovide, outre ce poëme de l'Art d'aimer, la fable de Tantale qui sert aux dieux dans un repas son fils Pélops, et celles de Térée, de Progné et de Philomèle. Voici ces dix premiers vers qui sont une espèce de table des romans que Chrestien de Troyes avait faits ou mis en vers quand il commença celui de Cliget. Le roman qu'il cite au premier vers contient des aventures de chevaliers de la Table ronde, mais ne fait point partie de la grande série des romans dont cet ordre et son chef, le roi Artus, sont les héros.(Manuscrit de la Bibliothèque impériale, fonds de Cangé, in-fol., Nº. 27, fol. 188, verso.)Cil qui fist d'Eree et d'Enide
Et les commandemens d'Ovide
Et l'Art d'amors en romans mist,
Et le mors de l'espaule fist B,
Del roi Marc et d'Ysselt la Blonde C
Et de la Hupe et de l'Aronde D,
Et del Rossignol la Muance E,
Un autre conte recommance
D'un varlet qui en Gresse fut
Del lignage le roi Artu.