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Histoire littéraire d'Italie (4/9)

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Ce n'est point moi, ce mot doit vous suffire,

l'écouta très-attentivement d'un bout à l'autre; il songeait à sa comédie. Un jeune homme s'y trouvait avec son père dans la même situation que lui; il lui fallait un modèle pour le discours du père; le hasard le lui offrait; il ne songea qu'à en profiter. Il ne perdit pas un mot, pas un geste, et jamais on n'a plus véritablement pris la nature sur le fait. On ne serait pas surpris de trouver ce trait dans la vie de Molière.

Le jeune Ariosto regarda, et avec raison, comme un malheur le départ de son maître Grégoire de Spolète, qui suivit en France le duc de Milan, François Sforce 569, lorsqu'il y fut emmené prisonnier; et la mort de son père, qui lui laissa des affaires domestiques très-embarrassées, lui ôta peu de temps après 570 le loisir nécessaire pour ses études. Il ne les interrompit cependant pas entièrement; et c'est à cette époque qu'il fit la plupart de ses poésies lyriques, italiennes et latines. Elles le firent connaître du cardinal Hippolyte d'Este, fils du duc Hercule. Ce cardinal qui aimait et cultivait les sciences, passait pour aimer aussi les lettres, ou du moins pour les protéger; il s'attacha l'Arioste en qualité de gentilhomme, et ne tarda pas à reconnaître en lui d'autres talents que celui de poëte. Il l'employa dans des affaires délicates, et Alphonse, frère d'Hippolyte, ayant succédé au duché 571, ne lui montra pas moins de confiance. Il le députa auprès du pape Jules II, dans deux occasions importantes; la première fois 572, pour demander au pape des secours d'hommes et d'argent, lorsqu'il était menacé et attaqué par toutes les forces vénitiennes, avec lesquelles il ignorait encore que le pontife était ligué secrètement; la seconde fois 573, pour fléchir ce pape vindicatif, irrité contre lui, parce qu'il était resté attaché aux Français, quand Jules s'était tourné contre eux, n'ayant plus de service à en attendre. Il ne put rien obtenir de l'irascible pontife, qui, toujours en fureur, fit attaquer ouvertement les états du duc par ses troupes, et lança contre sa personne cette arme alors terrible, aujourd'hui considérablement émoussée, qu'on appelait excommunication; mais l'Arioste montra dans cette double mission un courage et une intelligence qui augmentèrent l'estime et le crédit dont il jouissait dans cette cour. Pendant cette petite guerre, qui fut assez vive entre le duc de Ferrare et les Vénitiens soutenus par le pape, l'Arioste montra qu'il savait servir son pays par son courage, aussi bien que par ses talents. Il se trouva surtout avec d'autres gentilshommes du duc à un combat sur les bords du Pô, et eut plus de part qu'aucun d'eux à la victoire 574.

Note 569: (retour) Fils de Jean Galéaz Sforce. Il fut conduit prisonnier en France, avec sa mère Isabelle, en 1499.
Note 572: (retour) Décembre 1509.
Note 573: (retour) Juin ou juillet 1510.
Note 574: (retour) A la prise d'un vaisseau richement chargé, qui faisait partie d'une flotille des ennemis. Au reste le Pigna est le seul qui rapporte ce fait; il serait possible qu'il se fût trompé, ou bien il faut donc qu'il y ait eu deux actions à peu près semblables, dans l'une desquelles seulement l'Arioste se soit trouvé. Au commencement du quarantième chant du Roland furieux, il rappelle au duc Alphonse une action brillante, soutenue par ce duc contre des bâtimens vénitiens qui avaient remonté le Pô, et à laquelle il dit positivement qu'il n'assista point, parce que dans ce moment là même il se rendait à Rome en toute hâte pour demander des secours au pape; ubi supra, st. 3. Mais trois Arioste y étaient; il le dit dans la stance suivante; et c'est, comme l'observe Mazzuchelli (Scritt. d'Ital., t. II), ce qui peut avoir causé l'erreur du Pigna.

Mais le grand service qu'il devait rendre à sa patrie, à son siècle et aux siècles futurs, était d'une autre nature. Le désir d'être agréable aux princes d'Este et surtout au cardinal Hippolite, autant qu'il leur était utile, lui fit entreprendre enfin son grand poëme, où il se proposa d'élever un monument durable à la gloire de cette maison. Le Bojardo avait eu le même but dans le poëme qu'il avait laissé imparfait. Tout imparfait qu'il était resté, le Roland amoureux occupait alors les esprits. Ce succès appelait le génie inventif et libre de l'Arioste vers le roman épique, et le succès tout contraire que venait d'avoir le Trissin dans son Italie délivrée 575, le détournait du poëme épique régulier. Il sentait que l'épopée romanesque n'était pas portée au point de perfection dont elle était susceptible, et qu'il était capable de lui donner. Les anciens romans français et espagnols étaient devenus sa lecture favorite, si l'on n'ose pas dire sa principale étude. Il en avait même traduit plusieurs, et il est à regretter que ces esquisses se soient perdues.

Note 575: (retour) L'ordre des matières nous a fait intervertir ici l'ordre des temps; nous ne parlerons du Trissin et de son poëme qu'après avoir fini ce qui regarde le roman épique.

Parmi les différents sujets romanesques qui se présentèrent à lui, il eut quelque idée d'un poëme dont l'action était placée au temps des guerres entre Philippe-le-Bel et Edouard, roi d'Angleterre, et dont le héros était Obizon d'Este, jeune guerrier qui se fit connaître alors par des faits d'armes très-brillants. Il le commença même en tercets ou terza rima, et l'on a ce commencement dans ses Poésies diverses 576. Mais ce rhythme sévère lui parut peu convenable à la majesté de l'épopée, et peu favorable au ton d'aisance et de facilité, l'une des qualités éminentes de son style. Il y substitua l'octave ou l'ottava rima, qui, dès qu'elle avait paru, avait obtenu l'approbation générale; forme séduisante en effet, qui prévient le dégoût et trompe la lassitude du lecteur par des retours périodiques, qui ne sont ni assez fréquents pour paraître monotones, ni assez rares pour que l'on perde le sentiment du cercle harmonieux et mesuré qui les ramène, ni assez gênants pour contraindre un poëte habile à interrompre la suite de ses pensées, pour refroidir son enthousiasme et pour arrêter son élan.

Note 576: (retour)

Canterò l'armi, canterò gli affanni

D'amor, che un cavalier sostenne gravi

Peregrinando in terra e'n mar molt'anni, etc.

Après avoir hésité quelque temps entre plusieurs sujets, il se détermina pour celui de Roland et résolut de reprendre et de suivre tous les principaux fils de la toile ourdie par le Bojardo. Le Bembo son ami voulait qu'il l'écrivît en vers latins, tous les essais faits jusqu'alors en langue italienne lui persuadant qu'elle ne pouvait pas s'élever au ton de l'épopée. Heureusement l'Arioste ne le crut pas. J'aime mieux, lui répondit-il, être l'un des premiers entre les poëtes toscans, qu'à peine le second parmi les latins 577. Il dit encore qu'il voulait composer un roman, mais qu'il s'y élèverait si haut par son style et par son sujet, qu'il ôterait à tout autre poëte l'espérance de le surpasser et même de l'égaler dans un poëme du même genre que le sien 578. C'est une erreur de croire avec le Ruscelli 579 que ce qui le décida dans le choix de son sujet, ce furent les éloges excessifs qu'il entendait faire de la continuation du Roland amoureux par Niccolò degli Agostini. Cette continuation ne fut jamais louée de personne. D'ailleurs le premier des trois livres qu'elle contient parut pour la première fois en 1506, et il est constaté que l'Arioste avait commencé l'année précédente son Orlando furioso.

Note 577: (retour) I Romanzi, di Gio: Bat: Pigna, p. 74, 75.
Note 578: (retour) Però disse voler egli romanzando alzarsi tanto che fosse sicuro di toglier la speranza ad ogn'altro di pareggiarlo, non che di superarlo nello stile e nel soggetto di poema simile al suo. (Camillo Pellegrino, Dialogue sur la Poésie épique.)
Note 579: (retour) Annotazioni sopra i luoghi difficili del Furioso, édiz. Valgris, 1556.

Il y travailla dix ou onze ans, non pas, il est vrai, sans être plusieurs fois interrompu dans ce travail. Il le publia enfin en 1516 580, assez différent de ce qu'il est aujourd'hui, et seulement en quarante chants, mais déjà si supérieur à tout ce qui avait paru jusqu'alors en ce genre, que sa réputation poétique éclipsa dès ce moment toutes les autres, et que toutes les voix de la renommée le placèrent au premier rang.

Note 580: (retour) Quelques auteurs et bibliographes ont distingué deux éditions de 1515 et 1516. M. Barotti croit avec vraisemblance que c'est la même, commencée en 1515, et finie en 1516.

Si jamais un poëte dut s'attendre à recueillir des fruits solides de ses veilles, c'était assurément l'auteur du Roland furieux. Ses services, si utiles au duc et au cardinal, n'avaient point souffert de la composition de ce poëme, dont la publication jetait un éclat immortel sur eux et sur leur famille. Si le cardinal, qui avait le droit d'exiger de lui davantage, avait eu quelques petites négligences ou quelques distractions à lui reprocher 581, ce chef-d'œuvre, consacré presque entièrement à sa gloire, était une assez belle excuse, et quelque bon traitement qu'il pût faire à l'Arioste, il restait encore son obligé; mais c'est apparemment ce que les princes n'aiment pas, surtout quand l'obligation doit avoir une grande publicité. Tout le monde sait le mot que dit le cardinal, quand l'Arioste lui eut présenté un exemplaire de son poëme. Ce mot ne peut se rendre en français 582. «Seigneur Arioste, où avez-vous pris tant de sottises? est trop dur; tant de folies, ne dit pas assez; tant de bagatelles, ou de niaiseries, ce n'est pas encore cela. Le mot existe bien en français, mais l'italien a ses licences, un cardinal a aussi les siennes, et je ne puis que rappeler ici ce mot à ceux qui le savent, sans le dire à ceux qui l'ignorent. Il suffit de ces à peu près pour juger qu'Hippolyte d'Este, tout prince, tout cardinal et tout grand mathématicien qu'il était, dit alors une impertinence.»

Note 581: (retour) On trouve ce reproche ainsi exprimé dans les notes de Virginio Ariosto, pour la vie de son père: VI. Il cardinale disse che molto gli sarrebbe stato più caro che M. Lod. avesse atteso a servilo, mentre che stava a camporre il libro. Voyez la première satire de l'Arioste, terz. 36.
Note 582: (retour) Messer Ludovico, dove mai avete pigliato tante coglioneri? Tiraboschi en citant ce mot a mis corbellerie, t. VII, part. 1, p. 36; mais le texte pur du cardinal était consacré et attesté depuis long-temps par d'autres auteurs graves.

Devenu plus exigeant à mesure qu'il avait moins de bienveillance, il voulut que l'Arioste l'accompagnât en Hongrie, où des affaires l'appelaient et le retinrent plus de deux ans. Le poëte allégua en vain la faiblesse de sa santé, les soins qu'exigeaient de lui les affaires de sa famille; le cardinal ne voulut admettre aucune excuse, regarda ce refus comme une injure; l'Arioste y ayant persisté, il lui retira entièrement ses bonnes grâces, et du mécontentement il passa jusqu'à la haine. L'Arioste restait à Ferrare dans une position désagréable. Le duc Alphonse eut la générosité de l'en tirer, en le faisant passer de la cour de son frère dans la sienne 583. Le peu d'occupation que lui donnait ce nouveau service ne lui aurait laissé beaucoup de loisir pour ses études, s'il n'y avait été troublé par des embarras domestiques qui augmentaient sans cesse. Le duc aurait pu facilement lui procurer le repos, mais il crut sans doute avoir tout fait en le faisant son gentilhomme, et en l'admettant dans sa familiarité la plus intime. Il lui ôta même, peut-être sans y penser, une de ses faibles ressources. L'Arioste recevait de lui, pour tous gages, une petite rente ou pension, assise, à ce que l'on croit, sur des gabelles, ou sur un autre impôt de ce genre. Alphonse supprima l'impôt, et l'Arioste perdit sa rente, que le duc ne songea point à remplacer.

Note 583: (retour) Selon quelques auteurs, ce ne fut qu'après la mort du cardinal; et c'est ainsi que Mazzuchelli le rapporte, ub. supr.

Il perdit de plus un procès qu'il eut à soutenir contre la chambre ducale. Un de ses parents 584, possesseur d'un riche fief dans le Ferrerais, mourut; trois héritiers se présentèrent: l'Arioste, comme parent le plus proche, un ordre religieux pour un de ses moines qui se disait fils naturel du mort, et la chambre ducale, qui prétendait que cette terre lui était dévolue comme féodale. L'Arioste trouva dans son premier juge un ennemi personnel qui le condamna; dans le second, un homme faux et adroit qui lui persuada de renoncer à ses prétentions; et par amour de la paix, par crainte de perdre la bienveillance d'Alphonse, il y renonça. Le duc ne prit aucune couleur dans ce procès; il laissa agir ses agens d'affaires; il les laissa déployer toute leur science fiscale et féodale, et ne leur défendit point de le si bien servir.

Note 584: (retour) Rinaldo Ariosto.

Il restait à l'Arioste une petite rente à peu près semblable à la première, sur la chancellerie de Milan, que le cardinal lui avait fait avoir et qu'au moins il ne lui ôta pas. Elle lui valait 25 écus tous les quatre mois 585, c'est-à-dire à peu près 450 ou 500 liv. par an 586. Voilà pourtant toutes les récompenses qu'il obtint de cette famille si magnifique et si libérale; voilà le prix de ses longs services, des dangers auxquels il s'était exposé pour elle et de ses immortels travaux. Après de tels exemples, et ils ne sont pas rares, qui pourra blâmer les gens de lettres, amis de leur indépendance, qui fuient les princes et les cours? Qui pourra blâmer l'Arioste d'avoir indiqué ce résultat de ses services dans une devise qui représentait une ruche, dont un ingrat villageois chassait ou tuait les abeilles par la fumée d'un feu de paille, pour en extraire le miel, avec ce simple mot: Ex bono malum, le mal pour le bien.

Note 585: (retour) Cette rente provenait du tiers des honoraires dus au notaire pour chacun des contrats expédiés dans cette chancellerie. L'Arioste en jouissait en société avec un Ferrarais de la famille Costabilli; il en parle dans sa première satire.
Note 586: (retour) En comptant, par écu, 6 à 7 liv. de France.

Sa position devint si cruelle qu'il se vit forcé de prier le duc, ou de pourvoir à ses besoins, ou de lui permettre de quitter son service pour chercher ailleurs des ressources. Alphonse, qui l'aimait réellement, ne rejeta point sa prière; mais comment croit-on qu'il y répondit? En le nommant son commissaire dans un petit pays appelé la Garfagnana, alors agité par des troubles, divisé par des factions et infesté de brigands 587. Quel emploi pour un favori des Muses! Mais ce grand génie était en même temps un esprit conciliant, juste et flexible; il mit tant d'adresse, de patience et de douceur dans cette commission épineuse, qu'il ramena toutes les volontés, apaisa les troubles, et gagna l'affection des sujets en acquérant de nouveaux droits à l'attachement du maître. L'aventure connue qu'il eut alors avec un chef de brigands 588 qui, loin de l'attaquer, dans un lieu désert où il le pouvait avec avantage, lui prodigua, quand il sut son nom, les offres de services et les témoignages de respect, prouve que l'admiration qu'on avait pour lui était devenue, jusque dans les dernières classes, un sentiment général.

Note 587: (retour) Février 1522.
Note 588: (retour) Philippe Pacchione. Ce trait est détaillé dans toutes les Vies de l'Arioste.

Il était encore dans ce triste pays quand Clément VII fut élevé au souverain pontificat. Pistofilo de Pontremoli, secrétaire d'état du duc Alphonse, fut alors chargé de proposer à l'Arioste le titre d'ambassadeur résident auprès du nouveau pape. Il lui faisait envisager dans ce parti de grandes espérances de fortune. L'Arioste s'excusa d'accepter cette faveur. Il n'avait d'autres desirs que de retourner à Ferrare et d'y rester toute sa vie. Il laisse entendre dans sa réponse à son ami Pistofilo qu'un tendre attachement l'y rappelle. D'ailleurs, qu'irait-t-il faire à Rome? Ses espérances se sont toutes évanouies depuis que Léon X, qui avait été son ami, ainsi que toute cette famille des Médicis, après l'avoir leurré de belles promesses, l'a doucement écarté et enfin laissé dans l'infortune, tandis qu'il élevait et enrichissait tous ses autres amis. Il aurait tort d'attendre de Clément ce qu'il n'a pas eu de Léon même 589.

Note 589: (retour) Voyez sa septième satire, à la fin.

En effet, on a lieu d'être surpris que ce généreux protecteur des lettres, qui répandait tant de bienfaits sur les poëtes mêmes les plus médiocres, n'ait rien fait pour le premier poëte de son temps. Les liaisons de l'Arioste avec les Médicis remontaient à l'époque de leur exil. Léon, qui était alors le cardinal Jean, lui avait promis que si jamais il se trouvait en état de le servir, il se chargerait de sa fortune. Il lui avait répété les mêmes protestations à Florence, après le rétablissement de sa famille 590. Quand il fut devenu pape, l'Arioste alla le complimenter à Rome, comme firent tous ses amis. Léon lui fit le meilleur accueil; il l'embrassa, le baisa sur les deux joues 591, et lui renouvela toutes ses promesses: cependant il ne lui donna rien, il ne fit absolument rien pour lui, si l'on ne veut compter pour un bienfait la bulle qu'il lui accorda pour l'impression de son poëme 592, cette bulle a du moins le mérite d'être plaisante par son objet; mais ni l'amitié du pape, ni celle du cardinal Bibbiena n'empêchèrent qu'une partie de l'expédition du bref ne fût aux frais du poëte. Léon X régna neuf ans, et l'Arioste, dont les vœux étaient très-modérés, qui ne désirait que les deux vrais biens de la vie, le nécessaire et l'indépendance, n'obtint de lui ni l'un ni l'autre.

Note 592: (retour) Le 20 juin 1515. Ce bref est parmi les lettres écrites par le Bembo, au nom de Léon X. (L. X, ép. 40.)

A quoi attribuer cette conduite, si ce n'est à l'attachement de l'Arioste pour la maison d'Este? Léon X avait hérité de la haine de Jules II contre le duc Alphonse, et du projet déjà formé d'envahir Ferrare. Cette ville entrait avec Modène, Reggio, Parme et Plaisance dans un plan qu'il avait fait pour son frère Julien de Médicis 593. Il craignit que, s'il élevait l'Arioste aux dignités ecclésiastiques, comme le Bembo et Sadolet, il ne trouvât en lui dans la suite quelque obstacle à ses desseins 594. L'Arioste avait sans doute pénétré ce motif, et il n'avait garde d'attendre du second pape Médicis ce qu'après tant de témoignages d'amitié, après tant de promesses, il avait attendu inutilement du premier.

Note 593: (retour) Guichardin, Hist. d'Ital., l. XII.
Note 594: (retour) Voyez notes de Rolli, sur la quatrième satire de l'Arioste, édit. de Londres, 1716.

Au bout de trois ans, sa commission étant finie et la Garfagnana pacifiée, il revint à Ferrare. Il y trouva le duc très-occupé de spectacles. Ce goût alors naissant en Italie faisait alors l'amusement de toutes les cours. Ce fut pour celle de Ferrare qu'il revit et qu'il corrigea quatre comédies, écrites, les unes dès sa première jeunesse, et les autres déjà depuis long-temps 595. Le duc Alphonse n'épargna aucune dépense pour qu'elles fussent magnifiquement représentées. Il fit bâtir exprès un théâtre d'après les dessins et sous la direction du poëte lui-même; et ce fut l'un des plus beaux que l'on eut encore vus. Ces quatre pièces y furent jouées plusieurs fois dans les fêtes données à différents princes et dans d'autres occasions solennelles. Les acteurs étaient, selon l'usage de ce temps-là, des gentilshommes de la cour et d'autres personnes distinguées; l'un des fils mêmes du duc récita le prologue de l'une de ces comédies, la première fois qu'elle fut jouée 596. L'Arioste traduisit pour les mêmes spectacles et pour les mêmes acteurs deux comédies de Térence 597; et l'on doit encore regretter que ces traductions se soient perdues. Ses propres pièces étaient imitées de l'ancienne comédie latine, mais avec de nouvelles intrigues et des caractères nouveaux. Je reviendrai, en parlant de la poésie dramatique, sur ces premiers essais d'un art où avons surpassé les Italiens, mais dans lequel ils ont été nos maîtres comme dans tous les autres.

Note 595: (retour) La Cassaria, i Suppositi, il Negromante, et la Lena.
Note 596: (retour) La Lena, jouée en 1528.
Note 597: (retour) L'Andrienne et l'Eunuque. Ces traductions étaient en prose, l'Arioste n'ayant pas eu le temps de les faire en vers pour les fêtes où elles furent représentées (Voyez Gian. Bat. Giraldi, défense de sa Didon, t. Ier. de son Théâtre, p. 133.)

Au milieu de ces douces, mais assujétissantes occupations, il n'oubliait pas le plus solide fondement de sa gloire. Peu satisfait de la première publication de son Orlando, malgré le bruit qu'il avait fait en Italie, et les éditions répétées qui en avaient paru, il y retouchait, corrigeait et ajoutait sans cesse, dès qu'il en avait le loisir. Il fit même plusieurs voyages pour recueillir les conseils des hommes les plus éclairés et les plus célèbres de ce temps-là, tels entre autres que le Bembo, le Molza, le Navagero, ses rivaux dans cet art où la rivalité éteint souvent jusqu'à la bienveillance, et cependant ses intimes et fidèles amis. Profitant de leurs avis, des critiques qui avaient été faites de son poëme et de ses propres réflexions, il le fit reparaître en 1532, avec des changements et des additions considérables, en quarante-six chants, et tel enfin qu'il est resté.

Quelque soin qu'il prit de cette édition, l'exécution typographique en fut si détestable, que, selon l'expression de l'un de ses frères, dans une lettre au cardinal Bembo 598, il se plaignait hautement d'être assassiné par l'imprimeur. Il en conçut beaucoup de chagrin; il projetait même une nouvelle édition quand il fut attaqué de la maladie dont il mourut. Il ne faut croire, ni avec le Pigna, que depuis qu'il eut perdu la faveur du cardinal Hippolyte, les chagrins, les distractions, les affaires l'empêchèrent pendant quatorze ans de s'occuper de poésie, et de travailler à son poëme; ni avec le Giraldi, que pendant seize années entières, il ne passa pas un seul jour sans y toucher, ou au moins sans y penser 599; mais il est évident que si, au lieu de cette injuste disgrâce, il eût reçu les récompenses qu'il avait droit d'attendre, si le mauvais état de sa fortune et de celle de sa famille l'eût moins tristement occupé, s'il avait eu moins d'embarras, d'inquiétudes, de procès, si le duc même, qui ne cessa point de l'aimer, avait su faire autre chose pour lui que de l'employer à des commissions difficiles, ou à des travaux littéraires si l'on veut, mais de commande, auxquels son génie se pliait, mais qu'il ne lui demandait pas, s'il eût eu enfin la délicatesse de lui procurer ce loisir sans trouble qui est l'unique ambition des véritables amis des Muses, et dont ils jeuissent si rarement, le Roland furieux, tout excellent qu'il est, aurait été bien plus parfait encore.

Note 598: (retour) Lettres de Calasso Ariosto à P. Bembo, du 8 juillet 1533, vol. Ier. des Lettere de diversi al Bembo.
Note 599: (retour) Note manuscrite ajoutée par le Giraldi sur un exemplaire de ses Discorsi intorno al comporre de' Romanzi, que possédait M. Barotti, et qu'il cite dans ses notes sur la vie de l'Arioste.

On attribue au travail forcé qu'exigea de l'Arioste cette dernière édition de son poëme, la maladie dont il fut attaqué, maladie trop ordinaire aux gens de lettres 600, et qui en conduit un grand nombre au tombeau par le chemin de la douleur. Les médecins, et il en eut malheureusement trois, lui ordonnèrent, dit-on, des boissons apéritives qui lui ruinèrent l'estomac: pour le rétablir, il recourut à d'autres remèdes; enfin, il se travailla si bien, qu'il tomba dans l'étisie et mourut après huit mois de souffrances, dans le neuvième mois de sa cinquante-huitième année 601. Son corps fut porté de nuit et enterré avec la plus grande simplicité, dans la vieille église de Saint-Benoît, comme il l'avait expressément demandé. Ses cendres restèrent quarante ans dans cette humble sépulture, où l'on ne voyait d'autre ornement que les vers latins et italiens dont tous les poëtes voyageurs s'empressaient de faire hommage à leur maître. En 1572, un gentilhomme ferrarais, nommé Agostino Mosti 602, qui avait été dans sa première jeunesse disciple de l'Arioste, lui fit ériger à ses frais, dans la nouvelle église des Bénédictins, un tombeau en très-beau marbre, orné de figures et d'autres embellissements, surmonté du buste du poëte 603. Il y transporta, de ses propres mains les restes de son maître, le jour même de l'anniversaire de sa mort, et ce ne fut pas sans les arroser de ses larmes. Les religieux de cette maison l'accompagnèrent de leurs chants, et donnèrent la plus grande solennité à cette cérémonie touchante. C'est à de pareils traits qu'on reconnaît une religion humaine et charitable, et non aux fureurs d'un clergé fanatique refusant la sépulture à un grand poëte 604, et forçant ses cendres vénérables à chercher un asyle obscur loin de la capitale d'un grand empire qu'il avait, pendant soixante ans, éclairé par ses lumières, enchanté par ses chefs-d'œuvre, et honoré par son génie.

Note 600: (retour) C'était une obstruction à la vessie.
Note 601: (retour) Le 6 juin 1533. M. Barotti établit très-solidement cette date, et réfute celles du Fornari, du Pigna, etc.
Note 602: (retour) Et non pas Agostini, comme l'a dit l'auteur de la Vie de l'Arioste qui est en tête du sixième volume de la traduction du Roland furieux, publiée à Paris en 1787.
Note 603: (retour) On y lisait au-dessous de l'inscription nominale et votive, ces huit vers latins composés par Lorenzo Frizoli:

Heic Areostus est situs, qui comico

Aures theatri sparsit urbanas sale,

Satyraque mores strinxit acer improbos;

Heroa culto qui furentem carmine

Ducumque curas eccinit, atque prœlia;

Vales coronâ dignus unus triplici,

Cui trina constant quœ fuere vatibus

Graiis, latinis, vixque etruscis, singula.

Note 604: (retour) A Paris, en 1778.

Enfin, quarante autres années après, Louis Arioste, petit-fils du poëte, fit élever à sa mémoire un monument beaucoup plus riche que le premier. Les marbres, les statues, l'architecture, tout y est magnifique 605. Les cendres de l'Arioste y furent transportées de nouveau et y sont restées depuis. Il n'est point de voyageur qui ne les visite avec respect. Des souverains mêmes y ont porté leur tribut d'admiration. L'empereur Joseph II, en 1769, passa rapidement à Ferrare. Il n'y resta qu'une heure, et ne sortit de son hôtel que pour aller voir le tombeau de l'Arioste. Les Muses italiennes n'ont pas manqué de consacrer cette visite impériale 606, aussi honorable à l'empereur qu'au poëte.

Note 605: (retour) L'inscription gravée sur ce second tombeau est plus emphatique que la première; et ne la vaut pas. L'Arioste en avait fait lui-même une autre; le ton badin qu'il y avait pris a sans doute empêché de l'employer sur l'un et sur l'autre de ces deux monuments; mais c'est ce ton même qui la rend curieuse, et qui doit engager à la recueillir.

Ludovici Areosti humantur ossa

Sub hoc marmore, seu sub hâc humo, seu

Sub quidquid voluit benignus hæres,

Sive hærede benignior comes, sive

Opportuniùs incidens viator,

Nam scire haud potuit futura, sed nec

Tanti erat vacuum sibi cadaver

Ut urnam cuperet parare vivens;

Vivens esta tamen sibi paravit

Quæ inscribi voluit suo sepulchro,

Olim si quod haberet is sepulchrum,

Ne cum spiritus exili peracto

Præscripti spatio misellus artus,

Quos œgrè antè reliquerat, reponet,

Hac et hac cinerem hunc et hunc revellens,

Dum norit proprium, diu vagetur.

(Mazzuchelli, ub. supr.)

Note 606: (retour) Voyez un sonnet italien et deux épigrammes latines rapportées par M. Barotti, dans sa Vie de l'Arioste.

L'Arioste avait une belle figure, les traits réguliers, le teint vif et animé, l'air ouvert, bon et spirituel. Sa taille était haute et bien prise, son tempérament robuste et sain, si l'on en excepte un catarrhe dont il fut quelquefois attaqué. Il aimait à se promener à pied; et ses distractions, causées par les méditations, la composition ou les corrections dont il était continuellement occupé, le menaient souvent plus loin qu'il n'en avait eu le projet. C'est ainsi que, par une belle matinée d'été, voulant faire un peu d'exercice, il sortit de Carpi qui est entre Reggio et Ferrare, mais beaucoup plus près de Reggio, et qu'il arriva le soir à Ferrare, en pantouffles et en robe de chambre, sans s'être arrêté en chemin.

Sa conversation était agréable, piquante et respirait la franchise et l'urbanité autant que l'esprit. Ses bons mots étaient pleins de sel; sa manière de raconter était originale et plaisante, et ce qui manque rarement son effet, quand il faisait rire tout le monde, il était lui-même fort sérieux. Les auteurs qui ont écrit sa vie avec le plus de détail, le représentent doué de toutes les qualités sociales, sans orgueil, sans ambition, réservé dans ses discours et dans ses manières, attaché à sa patrie, à son prince, et surtout à ses amis; aimant la solitude et la rêverie; sobre, quoique grand mangeur et sans goût pour les mets recherchés, comme pour les repas bruyants. Ils le représentent aussi peu studieux et ne lisant qu'un petit nombre de livres choisis 607; travaillant peu de suite, très-difficile sur ce qu'il avait fait, corrigeant ses vers et les recorrigeant sans cesse. Depuis qu'il eut formé le dessein de faire un poëme épique, il joignit à ses études poétiques l'histoire et la géographie. Ses connaissances géographiques surtout s'étendaient aux plus petits détails; on le voit par ceux où il se plaît à entrer quand il fait voyager ses héros; et dans ce genre d'épopée, les héros voyagent souvent.

Note 607: (retour) Il aimait surtout Catulle, Virgile, Horace et Tibulle, et ne cessait de les relire.

L'Arioste aimait les jardins et les traitait comme ses vers, ne se lassant jamais de semer, de planter, de transplanter, de changer la distribution des carrés et des allées. Il lui arrivait souvent de prendre une plante pour l'autre; il élevait, comme précieuses, les herbes les plus communes, et les voyait éclore avec une joie d'enfant, pour n'y plus songer le lendemain. Il avait un autre goût plus cher, celui de bâtir et de faire dans sa maison des changements continuels; et il plaisantait souvent sur le malheur de ne pouvoir changer aussi facilement et à aussi peu de frais sa maison que ses vers. Il avait fait graver sur l'entrée ce joli distique latin:

Parva, sed apta mihi, sed nulli obnoxia, sed non

Sordida, porta meo sed tamen œre domus.

Tout homme sage peut aimer à les traduire ainsi librement pour sa propre maison.

Petite, mais commode, elle est faite pour moi:

Rien de honteux ne l'a souillée 608,

Personne ne m'y fait la loi 609,

Et de mes propres fonds enfin je l'ai payée.

Note 608: (retour) On transporte ici au moral ce qui est au physique dans le latin, sed non sordida; rien n'empêche qu'une maison propre ne soit aussi une maison pure.
Note 609: (retour) L'Arioste, en disant que sa maison n'est dépendante de personne, nulli obnoxia, veut indiquer par-là sa propre indépendance, dont il ne jouissait qu'en l'habitant. A la cour, il était esclave; dans sa maison il se sentait libre. C'est là le vrai sens de l'expression latine. J'en fais ici l'observation pour une raison particulière. Dans l'article Arioste, de la Biographie universelle, j'avais rendu en prose sed apta mihi, sed nulli obnoxia, par ces mots français: mais commode pour moi, mais qui ne dépend de personne. Quelqu'un crut que je m'étais trompé, qu'obnoxia signifiait incommode, et non pas sujette, dépendante, qui en est pourtant le véritable sens et même le seul. Il indiqua son observation par ces mots, incommode à personne, en marge de mon manuscrit; je n'y eus aucun égard; mais à l'impression, l'observation qui n'était point rayée, passa, comme il arrive souvent, dans le texte. Je n'en ai été averti que par le grand bruit qu'on a fait de cette faute, dans un prétendu Examen de la Biographie universelle. Le vers français auquel se rapporte cette note, et auquel je n'ai rien changé, prouve assez quelle était l'expression dont je m'étais servi pour rendre les mêmes mots latins, dans ma traduction en prose.

Ce dernier trait n'est pas indifférent. Il prouve que Paul Jove et d'autres auteurs ont eu tort de dire que l'Arioste dut cette maison aux libéralités du duc Alphonse 610, et que Tiraboschi a eu tort de le répéter 611. L'Arioste n'aurait certainement pas déclaré publiquement sous les yeux du duc qu'il avait payé cette maison de son argent, parta meo œre, s'il avait dû au duc lui-même les moyens de la bâtir. Bien plus, on pourrait croire que ce vers n'est pas exempt d'une légère malignité. Dans la position où était l'Arioste avec le souverain de Ferrare, il fallait que l'inscription de sa maison contînt un remercîment ou un reproche.

Note 610: (retour) P. Jov. Elog. Viror. Litter. illustr.
Note 611: (retour) Stor. della Leterr. ital., t. VII, part. I, p. 34.

L'Arioste obtint non-seulement la bienveillance, mais l'amitié de tous ceux des hommes puissants de son siècle qui avaient le goût des lettres et l'esprit cultivé. Les cardinaux Médicis, Farnèse Bembo, et surtout Bibbiena, les ducs d'Urbin et de Mantoue, le marquis del Vasto, le duc Alphonse lui-même, et dans toutes ces cours les hommes de lettres et les poëtes qui y brillaient, oubliant la vanité du rang et les rivalités littéraires, semblaient lui pardonner la supériorité de son génie en faveur de ses qualités aimables.

Il est faux qu'il ait été couronné solennellement à Mantoue par l'empereur Charles-Quint, comme l'ont prétendu quelques biographes 612. Cet empereur ne s'amusait pas à couronner des poëtes; et s'il est vrai que l'on ait retrouvé un de ses diplômes où l'Arioste ait été traité de poëte lauréat 613, c'est dans ce diplôme même que consistait cette sorte de couronnement: c'était une pièce de chancellerie qui s'expédiait sans conséquence; et le laurier qu'elle décernait n'est pas celui qui a rendu le nom de l'Arioste immortel.

Note 612: (retour) Son fils Virginio dit positivement, dans les notes rapportés par M. Barotti: Egli è una baja che fosse coronato.
Note 613: (retour) Voyez Mazzuchelli, Scrit. ital., loc. cit.

On voit par mille endroits de ses ouvrages qu'il aimait beaucoup les femmes et qu'il les connaissait parfaitement; mais s'il avoue souvent qu'il les aime, il ne nomme, ni ne désigne même jamais l'objet ou les objets particuliers de cet amour. On ne sait si ce fut de la même ou de deux différentes maîtresses qu'il eut deux enfants naturels, Virginia, qui prit l'état ecclésiastique et obtint de bons bénéfices, et Jean-Baptiste, capitaine dans les troupes du duc de Ferrare. L'Arioste fut toujours sur l'article de la galanterie d'une discrétion rare chez les poëtes; et c'est peut-être pour se rappeler sans cesse à l'exercice de cette vertu qu'il avait sur son encrier de bronze un petit Amour en relief, qui posait sur ses lèvres l'index de sa main droite, et semblait commander le silence 614.

Note 614: (retour) Il est gravé dans la vie de l'Arioste écrite par Barotti, ainsi que sa maison, son tombeau, sa chaise, et un facsimile de son écriture.

Sa plus forte passion peut-être fut celle qu'il éprouva pour une jeune veuve très-belle et très-sage, dont il devint amoureux à Florence, lorsqu'il y alla pour voir les fêtes auxquelles l'exaltation du pape Léon X donna lieu 615. Elle se nommait Genèvre. N'osant la nommer publiquement, il se dédommagea de cette contrainte en donnant le nom de Genèvre à l'héroïne de l'un des plus touchants épisodes du Roland furieux. C'est elle qu'il chante sans la nommer dans plusieurs de ses poésies lyriques, ou de ses rimes, poésies dont on parle peu, parce que le grand éclat du Roland les a pour ainsi dire effacées, mais qui, loin d'être inférieures à celles du Bembo, et du Casa, dont on parle beaucoup, joignent à ce que pouvaient mettre dans leurs vers ces deux hommes de talent et de goût, ce que l'Arioste mettait dans tout ce qui sortait de sa plume, la grâce qu'ils ont rarement et le génie qui leur manque.

Note 615: (retour) Voyez dans ses Rime la canzone I.

Nous retrouverons donc l'Arioste au nombre des premiers poëtes lyriques qui fleurirent dans ce beau siècle, rétablissant avec eux le style pur, élégant, harmonieux qui paraissait presque oublié depuis Pétrarque; nous le retrouverons parmi les poëtes comiques, disputant au cardinal Bibbiena son ami, et la supériorité de talent, et même l'antériorité de date; nous le retrouverons enfin, et le premier de tous, entre les poëtes satiriques, créateur de la satire italienne, marchant sur les pas d'Horace, amusant comme lui ses lecteurs des moindres particularités de ses mœurs et de sa vie, censeur malin, mais sans fiel, et commençant presque toujours par essayer sur lui-même la pointe du trait dont il veut blesser les autres. C'est maintenant comme poëte épique que je dois le considérer. Le résultat de l'examen où je vais entrer prouvera, je ne crains point de l'annoncer, qu'il est dans le premier des genres de poésie le premier des poëtes modernes, et qu'ayant appliqué son talent et son génie à un genre d'épopée que les deux grands épiques anciens ne connaissaient pas, il est trop difficile de juger à quelle distance on doit le placer, ou même si l'on doit réellement le placer au-dessous d'eux.

Observations préliminaires.

Lorsque ne connaissant d'autres poëmes épiques que ceux d'Homère et de Virgile, et d'autres théories de l'épopée que les règles tracées dans les anciennes poétiques, on lit pour la première fois l'Orlando furioso de l'Arioste, sans s'y être préparé par la lecture des poëmes modernes qui précédèrent le sien, on reçoit à la fois deux impressions opposées. On est saisi d'admiration pour l'imagination prodigieuse qui paraît avoir créé des machines poétiques si nouvelles, un merveilleux si surprenant, si varié, si fécond en peintures agréables et en riches descriptions, en même temps qu'il est si différent du merveilleux qu'avaient épuisé les poëtes grecs et latins; mais on se trouve comme ébloui de la diversité des objets, de leur succession rapide, de leur étonnante multiplicité; l'intérêt que tant de moyens contribuent à faire naître semble près d'expirer à chaque instant, parce que sans cesse il se partage; mais la curiosité toujours excitée le ranime et le soutient; l'imagination exaltée par le grand et par l'héroïque est tout à coup rabaissée par des objets vulgaires, ou amusée par des contes plaisants; l'esprit qui n'est point habitué à ces contrastes, n'en trouvant ni l'exemple dans aucune épopée, ni le précepte dans aucune poétique, est tenté, malgré le plaisir qu'il éprouve, d'exclure du nombre des poëmes épiques un ouvrage qu'il trouve si peu conforme et aux poëmes d'Homère et aux principes d'Aristote. C'est, comme nous l'avons vu, ce qui était arrivé à Voltaire lui-même; mais nous avons vu aussi qu'il revint de son erreur.

Quand on arrive au contraire au Roland furieux par le chemin qui nous y a conduits, l'admiration que l'on sent pour son auteur n'est peut-être pas moindre, mais elle est d'une autre espèce. On voit qu'il fut loin d'être l'inventeur de ce genre où il excelle; que la route lui était tracée; que le fonds de la plupart de ses fables était trouvé; que les formes mêmes qui paraîtraient le plus lui appartenir étaient employées avant lui, mais que tout cela existait en quelque sorte sans vivre, et que le génie de l'Arioste fut pour cette masse encore inerte le souffle créateur ou le flambeau de Prométhée.

D'un autre côté, on commence à soupçonner que ces prétendues contradictions entre lui et le prince des poëtes épiques, entre les règles qu'il s'est faites et celles qu'avait tracées le premier législateur du Parnasse, pourraient bien n'être qu'apparentes; que l'épopée, telle qu'il l'a traitée, étant d'une espèce particulière et inconnue aux anciens, s'il a fait des fables de son temps un usage aussi heureux qu'Homère des fables du sien, s'il a observé, dans ce genre nouveau, des convenances que l'on puisse convertir en règles et en préceptes, comme Aristote convertit celles que l'instinct du génie avait dictées à Homère, on ne peut réellement s'armer contre lui ni d'Homère ni d'Aristote.

Si l'on veut changer ce soupçon vague en idée nette et distincte, voici peut-être le fil de raisonnements que l'on peut suivre. Il doit nous conduire à reconnaître comment dans ce nouveau genre de poëme, c'est-à-dire dans le roman épique, l'épopée a pu se dispenser de suivre les règles connues, ou du moins leur donner une grande extension sans les enfreindre.

On en convient universellement aujourd'hui, nous n'avons qu'un fragment de la Poétique d'Aristote, soit qu'il ne l'ait point achevée, soit que ce qui manque se soit perdu. Dans ce qui nous reste, il ne traite que de la poésie en général, de la tragédie et du poëme épique. Relativement à ce dernier, il se borne à parler de l'héroïque, et n'emploie presque jamais pour le désigner que le mot épique ou épopée, quoiqu'il doive y avoir et qu'il y ait effectivement plusieurs sortes d'épopées, dont une seule est purement héroïque.

D'après l'étymologie même du mot, le titre de poëme épique convient à tout poëme qui contient le récit d'une action soit héroïque, soit commune: épique est le genre, héroïque est l'espèce; les règles qu'Aristote a établies pour l'espèce, doivent-elles être appliquées à tout le genre? Ses préceptes sont inattaquables; ce sont ceux du génie et du goût; mais sans nous en écarter donnons-leur toute l'extension qui leur convient; nous en verrons sortir plusieurs espèces de poëmes dont il n'a fait aucune mention, mais que lui-même reconnaîtrait pour des poëmes et de véritables épopées, puisqu'ils sont déduits de ses principes, et que, pour employer les termes de l'école, il en a parlé, sinon explicitement, du moins implicitement.

Le récit d'une action illustre est la matière de l'épopée, et la représentation de cette action est le sujet de la tragédie: la comédie, au contraire, a pour sujet la représentation d'une action populaire ou commune. Voilà ce que dit Aristote. Ajoutons à cela que le récit d'une action populaire ou commune peut fournir une autre espèce de poëme dont il ne parle pas; tel était le Margitès d'Homère, qui, selon Aristote lui-même, fut l'origine de la comédie, comme l'Iliade le fut de la tragédie; car pourquoi serait-il moins permis de raconter en vers une action commune qu'une action illustre?

Ce n'est pas tout. Quelques poëtes dramatiques, comme Plaute, par exemple, ont mêlé dans leurs représentations, des personnes illustres ou héroïques avec des personnes de basse condition et des gens du peuple. Faisons dans le récit ce que Plaute a fait dans la représentation, et nous aurons une troisième sorte d'épopée, dont Aristote n'a rien dit, mais qui est déduite de ses principes. Voilà donc la poésie représentative ou dramatique divisée en trois espèces, selon qu'elle représente des actions illustres ou des actions communes, ou enfin des actions illustres et communes mêlées ensemble, d'où naîtront la tragédie, la comédie et la tragi-comédie; voilà aussi la poésie narrative ou épique également divisée en trois espèces, selon qu'elle raconte l'une ou l'autre de ces trois sortes d'actions. La première sera l'héroïque ou l'épique d'Aristote, telle que l'Iliade; la seconde ressemblera au Margitès, ou à l'idée que la tradition nous donne de ce poëme qui s'est perdu, et elle ne racontera que des actions communes; la troisième racontera des actions communes et des actions héroïques, et ses personnages seront moitié nobles, moitié populaires, à peu près comme l'Odyssée, ou comme serait, si l'on veut, un poëme où il y aurait encore plus d'actions et de personnes communes.

Chacune de ces espèces peut se subdiviser encore. Et comment établir des règles qui puissent convenir en même temps à tant d'espèces différentes? Homère s'était tracé un plan pour l'Iliade; il s'en traça un autre pour l'Odyssée; celui du Margitès qu'on lui attribue, ne ressemblait sans doute ni à l'un ni à l'autre. L'Amphiaraüs et l'Amazonéide, s'il est vrai qu'il les eut composés, n'avaient peut-être aucun rapport avec les trois premiers; et sans parler de la Batrachomyomachie, qui, soit qu'elle appartienne à un autre poëte, soit même qu'on la regarde comme son ouvrage, n'est évidemment qu'une parodie de ses grands poëmes, si ce génie fécond avait, comme l'assurent quelques auteurs, enfanté jusqu'à dix-huit poëmes 616, peut-être avait-il, dans chacun, suivi une marche particulière, et mélangé de diverses façons le caractère des personnes et des actions, l'héroïque et le populaire, le plaisant et le sérieux.

Note 616: (retour) La Petite Iliade, la Phocæide, les Cercopes, les Epiciclides, la Prise d'Œcalie, les Cypriaques, les Épigones ou la Prise de Thèbes, etc. Selon le Quadrio (Stor. e rag. d'ogni Poësia, t. VI, p. 648), on lui en a attribué plus de quarante. C'est, comme l'observe Cesarotti (Ragionam. Storie. critic., en tête de sa traduction de l'Iliade, édit. de Pise, t. I, p. 127), c'est ce qui pourrait faire paraître moins étrange l'opinion de Vico, qu'Homère était un nom générique qui représentait l'idée abstraite du poëte épique, et auquel on rapportait, dans l'antiquité, tous les individus particuliers du même genre.

C'est précisément ce qu'on a fait dans le roman épique. Des personnes de tout rang, des événements de toute espèce, des batailles, des combats singuliers, des scènes domestiques, des intrigues d'amour, des voyages; des héros, des chevaliers, des rois, des villageois, des ermites, des reines et des femmes enlevées, des amantes abandonnées, des femmes guerrières, des fées, des magiciens, des démons, des géants, des nains, des chevaux volants, des montagnes de fer ou d'acier, des palais enchantés, des jardins délicieux, des déserts; enfin, tout ce que la nature produit, tout ce que l'art invente et tout ce que peut créer l'imagination la plus riche, ou si l'on veut la plus folle, tout cela est admis dans l'épopée romanesque, et y peut entrer à la fois.

Supposons qu'on retrouvât le manuscrit d'un poëme grec inconnu jusqu'à présent, et qu'au style, à la manière, aux opinions mythologiques, aux traits d'histoire mêlés avec la fable, on le reconnût pour être une des productions d'Homère; supposons encore que dans ce poëme il se fût proposé de célébrer une des plus illustres familles de la Grèce, mais qu'il eût voulu masquer ce dessein et ne le présenter en apparence que comme épisodique; qu'il eût attaché cette partie principale de son sujet à une époque devenue fameuse, soit par l'histoire, soit par les fictions des autres poëtes; qu'il eût choisi dans cette époque un héros célèbre, sur lequel il eût feint et même promis par son titre, de vouloir fixer l'attention et l'intérêt; qu'il eût rassemblé un grand nombre d'autres épisodes, les uns naturels et touchants, les autres extraordinaires et merveilleux, d'autres enfin hors de toute croyance et plus étrangers encore à l'ordre naturel des choses que les breuvages de Circé, les Syrènes, les Lestrigons et le Cyclope; qu'avec des personnages héroïques, tels qu'Ulysse, Agamemnon, Hector, Achille, Diomède, etc., il en eût mêlé de vulgaires et de bas, tels qu'Eumée, Mélanthius, les suivantes de Pénélope et le mendiant Irus, mais en plus grand nombre encore, et répandus plus universellement dans la machine du poëme, et qu'habile comme il l'était à peindre la nature, il eût aussi fidèlement imité les mœurs des gens du peuple que celles des rois et des héros.

Supposons enfin que pour donner à cet ouvrage un caractère particulier, au lieu de se cacher sans cesse, comme dans ses autres poëmes, derrière ses personnages, de les faire mouvoir sans se montrer lui-même, et d'attacher le lecteur par l'illusion d'une action continue et fidèlement représentée, il eût au contraire imaginé de se mettre lui-même en scène, de débiter librement des faits, tantôt naturels et tantôt fantastiques, ou des réflexions analogues à ces faits mêmes, de passer d'un sujet à un autre, comme on le fait en racontant de vive voix, mais de ne perdre de vue son principal objet que pour le retrouver et le reprendre à son gré, d'exciter la curiosité et de la satisfaire ou de la tromper tour à tour, de conserver dans les récits, mêmes les plus sérieux, cet air d'aisance et quelquefois moitié plaisant, d'un esprit fécond et facile, qui se joue de ce qu'il raconte et de ce qu'il invente. Quel serait le jugement qu'on porterait de cet ouvrage? Qui oserait dire à Homère: Vous avez fait un mauvais poëme, et il est mauvais parce qu'il ne ressemble ni à votre Iliade, ni à votre Odyssée; nous avions établi, d'après la première, des règles qui convenaient un peu moins à la seconde, mais qui ne vont point du tout à cette production nouvelle. Nous ne réformerons pas nos lois; nous avons trop long-temps soutenu qu'elles étaient les seules justes et raisonnables, il est plus simple de nier que l'ouvrage soit de vous, ou de soutenir que lorsque vous l'avez fait vous étiez en délire.

Sans nous embarrasser de ce qu'Homère pourrait répondre, voyons quels rapports le Roland furieux peut avoir avec un poëme de cette espèce; entrons mieux qu'on a fait jusqu'ici dans l'esprit de cet ouvrage; tâchons de distinguer ce qu'il a de commun avec les anciens, et la teinte particulière qu'il a reçue, tant du génie de son auteur que des fictions et des idées adoptées de son temps.

Analyse de l'Orlando furioso.

Nous avons suivi dans leur développement successif les idées de ces fictions poétiques, depuis l'époque où elles amusaient le peuple dans les places publiques et dans les rues, jusqu'au temps où le Bojardo, y ajoutant des inventions plus riches et plus élégantes, mettant plus de décence dans les mœurs que le Pulci, plus d'art et de grandeur dans son plan, plus de gravité dans ses pensées et dans son style, donna le premier type de ce que devait être le roman épique, et ne laissa plus qu'un pas à faire pour le porter à sa perfection. Ce pas était encore immense; l'Arioste était destiné par la nature à le franchir. Le tableau de sa vie et de ses études nous a fait voir tout ce qu'une excellente culture avait ajouté à ses dispositions naturelles, par quels degrés il fut conduit à cette grande entreprise, la position où il était quand il la forma, ce qui détermina le choix de son sujet, et le but qu'il se proposa dans la contexture et dans la disposition de sa fable. Ce fut de célébrer l'origine de la maison d'Este. Heureuse maison, que rendirent fameuse les deux plus grands poëtes de l'Italie, mais qui paya d'ingratitude ceux à qui elle dut une partie de sa gloire, comme pour apprendre à jamais aux poëtes le fond qu'ils doivent faire sur la faveur des grands!

L'Arioste, en courtisan délicat, n'annonça pas d'abord son projet; il ne donna point pour titre à son poëme le nom de Roger, que toutes les branches de la famille d'Este regardaient comme leur souche commune; il n'en parla pour ainsi dire qu'accidentellement dans son invocation adressée au cardinal Hippolyte. Par une méthode qui lui est particulière, tout son début expose dans un ordre rétrograde les matières qu'il doit embrasser. Les amours et les exploits de Roger et de Bradamante, voilà le fond de son sujet: l'amour et la folie de Roland forment son principal accessoire, il y joint d'autres exploits, d'autres amours, les faits d'armes, les aventures galantes d'une foule de dames et de chevaliers, mélange qui constitue essentiellement le roman épique, et qui le différencie de l'épopée proprement dite. Le public était alors enivré de la lecture des romans, et c'est un roman que le poëte annonce d'abord par ce grand nombre d'objets qu'il promet de réunir 617. Le nom de Roland était devenu le plus célèbre des noms romanesques, et l'Arioste s'engage ensuite à raconter de lui des choses que personne n'a encore dites ni en vers ni en prose 618. Enfin il prometà au cardinal Hippolyte de chanter ce Roger, le premier héros de sa race 619.

Note 617: (retour)

Le donne, i cavalier, l'arme, gli amori

Le cortesie, l'audaci imprese io canto, etc.

(C. I, st. 1.)

Note 618: (retour)

Diró d'Orlando in un medesmo tratto

Cosa non detta in prosa mai nè in rima.

(St. 2.)

Note 619: (retour)

Voi sentirete fra i più degni eroi

Che nominar con laude m'apparecchio,

Ricordar quel Ruggier che fu di voi

E de' vostri avi illustri il ceppo vecchio.

(St. 4.)

L'amante de Roger, la courageuse et sensible Bradamante est mise en scène dès le premier chant, et c'est par leur union que le poëme se termine. Les enchantements, les malheurs et les divers obstacles qui les séparent font le nœud de l'action: l'événement heureux qui détruit tout ce qui s'oppose à leur bonheur fait le dénoûment; tout le reste est épisodique. C'est à cette fable principale que l'Arioste a lié toutes les prédictions faites pour flatter la maison d'Este ou pour intéresser sa nation. Ces prédictions sont reprises jusques à quatre fois dans le cours du poëme; c'est toujours Roger et Bradamante qu'elles regardent, et presque toujours à Bradamante qu'elles sont faites. Les trois derniers chants sont entièrement consacrés à réunir les deux amants. On ne perd plus Roger de vue; on partage ses périls, son incroyable générosité, son désespoir et son bonheur. C'est la dernière impression qui reste du poëme, dont sa victoire sur le terrible Rodomont forme le dénoûment. S'il n'en était pas le véritable héros, le retour si fréquent de son apparition, ou plutôt sa présence presque continuelle, l'attention sans cesse ramenée sur lui, sur son amante et sur leurs descendants, seraient des répétitions trop importunes, des fautes trop choquantes et trop nombreuses contre la convenance et contre le goût, ou plutôt le poëme entier serait une faute.

L'événement célèbre auquel l'Arioste attache cette intrigue principale est la guerre des Sarrazins contre Charlemagne, guerre fabuleuse, mais qui faisait alors le sujet de tous les romans. C'est avec un art admirable que, la reprenant au point où le Bojardo l'a laissée, il la conduit à sa fin, et qu'il y entrelace les amours et les exploits de Roger et de Bradamante. Les Français, d'abord vaincus et assiégés dans Paris, et réduits aux dernières extrémités, repoussent ensuite les Sarrazins jusqu'en Provence, et les forcent enfin de s'embarquer pour l'Afrique. Le roi Agramant, chef général de l'entreprise, près d'arriver dans ses états, voit sa capitale embrasée et détruite: une tempête l'oblige à relâcher dans une petite île, où il meurt de la main de Roland.

La folie de ce Roland, qui sert de titre au poëme, n'en forme, à proprement parler, que le premier épisode. Sa passion constante pour l'ingrate Angélique, celle de cette reine pour Médor, la manière inattendue dont Roland en est instruit, les tourments qu'il éprouve, la démence qui en est la suite, la peinture énergique de cette fureur et de ses effets, le moyen extraordinaire qu'Astolphe emploie pour lui rendre son bon sens, et les détails ingénieux qui préparent cette cure singulière, font de ce long épisode, ou si l'on veut, de cette troisième partie de l'action, une des plus riches productions du génie poétique.

Après ces généralités, qui donnent une idée trop imparfaite du vaste plan de ce poëme et de l'artifice avec lequel ces trois principales actions y sont conduites, voyons si nous ne pourrons pas en suivre plus particulièrement la triple intrigue, en la dégageant, et des retours qu'elle forme continuellement sur elle-même, et des épisodes secondaires qui s'y entremêlent à chaque instant. Il n'est pas rare de voir des personnes se plaire assez à la lecture de l'Arioste pour la recommencer plusieurs fois: il l'est beaucoup de trouver quelqu'un parmi les plus assidus de ces lecteurs, à qui il en reste dans l'esprit une idée nette, et qui s'en soit fait à soi-même une analyse un peu exacte. Celle-ci leur épargnera de la peine, et peut-être leur préparera de nouveaux plaisirs, à peu près comme ces dessins ou ces plans sans couleurs, mais fidèlement tracés, à l'aide desquels on se rappelle agréablement les paysages qu'on a parcourus, et qui font que l'on jouit mieux de leurs aspects variés et de leurs divers points de vue, lorsqu'on y voyage encore.

Je me propose ici un but tout différent de celui que j'avais dans l'analyse du Dante; ma méthode différera de même. En traçant le plan de l'Enfer, du Purgatoire et du Paradis, je citais et faisais ressortir les beautés dont ils sont remplis, et dont la plupart étaient entièrement inconnues, du moins en France. On y connaît beaucoup mieux les principales beautés de l'Arioste; mais l'ensemble, la marche, en un mot le plan général de l'Orlando furioso ne sont guère moins ignorés que ceux de la Divina commedia. C'est de cela uniquement que je vais m'occuper. J'analyserai toujours, sans jamais citer ni traduire. Les citations auront leur tour. S'il en résulte d'abord plus de sécheresse, moins d'agrément et de variété, on voudra bien me pardonner, pourvu qu'avec d'autres moyens je ne sois pas moins utile.

L'Arioste a choisi avec beaucoup de discernement le point de l'action du Bojardo où il devait commencer la sienne. C'est lorsqu'une rixe s'étant élevée entre Roland et son cousin Renaud, tous deux amoureux de la belle Angélique, Charlemagne, qui avait besoin d'eux pour la bataille qu'il allait donner, remet cette beauté dangereuse entre les mains du vieux duc de Bavière, et la promet pour récompense à celui des deux rivaux qui se sera le plus distingué dans cette journée 620. La bataille est perdue, l'armée chrétienne en déroute, le duc fait prisonnier. Dans cette déroute, Angélique quitte la tente où elle était en dépôt, monte à cheval et s'enfuit dans la forêt voisine. Elle y rencontre Renaud qui court à pied cherchant son cheval Bayard. On se rappelle qu'Angélique avait bu à la fontaine de la Haine, et Renaud à la fontaine de l'Amour 621. Dès qu'il l'aperçoit, il veut l'aborder; elle le reconnaît et s'enfuit à toute bride. Elle arrive au bord d'une rivière, où elle fait une autre rencontre. Le sarrazin Ferragus, baigné de sueur, avait voulu puiser de l'eau dans son casque, et l'y avait laissé tomber. Il cherchait à le ravoir, lorsqu'il entend les cris d'effroi que jette Angélique en fuyant Renaud qui la suit. Quoique sans casque, il s'élance au-devant de Renaud et l'attaque l'épée à la main. Angélique les laisse se battre et s'enfuit de plus belle. Les deux chevaliers s'en aperçoivent, suspendent leur combat, conviennent de le reprendre quand ils auront retrouvé celle qui en est l'objet, montent tous deux, l'un en selle, l'autre en croupe, sur le cheval de Ferragus, et se mettent à la poursuite d'Angélique 622.

Note 620: (retour) J'ai observé dans l'extrait du Bojardo la différence qui existe ici entre la version de l'Arioste et la sienne; ci-dessus, p. 331.
Note 621: (retour) Orlando innamorato, c. III; ci-dessus, p. 307.
Note 622: (retour) Orlando furioso, c. I. C'est là qu'est ce trait charmant devenu proverbe:

O gran bontà de' cavalieri antiqui! etc. (St. 22.)

Bientôt le chemin se partage en deux. Incertains de celui qu'elle a pu prendre, ils se séparent. Renaud s'enfonce dans la forêt; Ferragus revient au bord du fleuve d'où il était parti. Il recommence à chercher avec une longue perche son casque qui y était tombé. Tout à coup l'ombre de l'Argail, de ce jeune frère d'Angélique, qu'il avait tué peu de temps auparavant, et dont il avait jeté le corps précisément en cet endroit, s'élève du milieu du fleuve, tenant d'une main le casque que Ferragus lui avait alors promis d'y rapporter dans trois jours. Il lui reproche son manque de parole, et disparaît avec son casque; action particulière que le Bojardo avait commencée 623, et que l'Arioste, en passant, termine ainsi.

Note 623: (retour) Orlando innamorato, c. III; ci-dessus, p. 306.

Cependant Angélique fuyant à travers la forêt et n'en pouvant plus de lassitude, était descendue dans un bosquet où des arbres et des buissons fleuris formaient le plus délicieux ombrage. Elle entend un chevalier qui, se croyant seul, poussait des soupirs et se plaignait de sa destinée. C'était Sacripant, roi de Circassie, qui, après l'avoir défendue en Orient lorsqu'elle était assiégée dans Albraque sa capitale 624, était passé en Occident pour la suivre, et croyait l'avoir entièrement perdue. Angélique pense qu'il peut la servir encore, la sauver des poursuites de Renaud, et la reconduire dans ses états. Elle sort du lieu où elle était cachée, aborde Sacripant, et lui montre les dispositions les plus favorables. Il se préparait à en profiter plus qu'elle ne le voulait peut-être, lorsqu'il est interrompu par l'arrivée d'un chevalier couvert d'une armure aussi blanche que la neige. Sacripant le défie au combat. Au premier coup de lance, ce chevalier l'abat, le laisse étendu sur le sable, et poursuit fièrement sa route. Un courrier qui vient à passer apprend au triste Circassien que ce chevalier blanc est une femme, ou plutôt une jeune fille, la belle et invincible Bradamante 625. Sacripant, à peine relevé de sa chute, n'était pas encore revenu de sa honte, lorsqu'un autre chevalier survient à pied. C'est Renaud. Sacripant met pied à terre; nouveau combat, nouvelles terreurs d'Angélique, qui prend, comme à son ordinaire, le parti de monter sur le cheval de Sacripant et de s'enfuir 626.

Note 624: (retour) Orlando innam., c. X.
Note 625: (retour) Orlando fur., c. I, st. 69, 70.

Elle rencontre dans la forêt un vieil ermite, nécromant de son métier. Elle lui confie son extrême desir de quitter la France, et de s'embarquer au plus vite pour échapper aux poursuites de Renaud. L'ermite qui a ses vues, évoque un démon familier, et l'envoie, sous la forme d'un valet, tromper les deux chevaliers qui se battent pour Angélique. L'esprit follet leur affirme qu'elle a retrouvé Roland, qu'en ce moment il l'enlève en se moquant d'eux et retourne à Paris avec elle. Renaud, sans dire un mot, monte sur Bayard, que son instinct, qui approchait de l'intelligence humaine, avait ramené auprès de lui, et court au galop vers Paris. C'était le moment où Charlemagne, après la bataille qu'il avait perdue contre Agramant, rassemblait le reste de ses troupes, se préparait à soutenir un siége, et pensait à envoyer en Angleterre demander du secours. Il y députe Renaud, à qui cette commission est fort désagréable, mais qui part aussitôt pour la remplir.

Ce ne sont-là, pour ainsi dire, que les préliminaires de l'action; c'est ici qu'elle commence à s'engager et que l'on a besoin, pour l'entendre dans l'Arioste, de se rappeler ce qu'on en a vu dans le Bojardo. Cette terrible Bradamante qui traite si rudement les chevaliers les plus braves, est cependant occupée d'un soin plus analogue à son sexe et à son âge. Elle va cherchant son cher Roger, qu'elle aime tendrement et qui l'aime de même, quoiqu'ils ne se soient vus et parlé qu'une fois, le jour où ils furent séparés par une troupe de Sarrazins, et où elle se laissa emporter à la poursuite de celui qui l'avait blessée 627. A quelque distance du lieu où elle avait renversé Sacripant elle trouve Pinabel, de cette perfide race de Mayence, ennemie de celle de Clairmont et de Montauban. Il la trompe, l'égare dans les montagnes et la précipite dans une caverne, où il croit qu'elle trouvera la mort 628. Elle y trouve au contraire le tombeau prophétique de Merlin, et la bonne magicienne Mélisse, à qui sa venue était annoncée, et qui, après lui avoir prédit et avoir fait passer sous ses yeux tous les héros futurs de la maison d'Este, qui doivent naître de son union avec Roger, lui enseigne ce qu'elle doit faire pour le retrouver et pour le tirer du château magique où le vieil Atlant, cet ancien guide de sa jeunesse, le tient de nouveau renfermé 629.

Note 627: (retour) Orlando innam., t. III, c. V; ci-dessus, p. 335.
Note 628: (retour) Orlando fur., c. II, st. 75 et pénult.

En passant de l'imagination du Bojardo dans celle de l'Arioste, Atlant s'est enrichi d'un Hippogryphe, espèce de coursier ailé, sur lequel il s'élève dans les airs, et d'un bouclier enchanté qui jette un tel éclat lorsqu'il le découvre, que les yeux sont éblouis; on tombe privé de sentiment, presque sans vie; le magicien saisit alors celui qui l'a osé combattre et l'emporte dans son château. Il n'existe qu'un seul moyen de vaincre cet enchantement; c'est de porter à son doigt l'anneau qui avait appartenu à la belle Angélique. Or, dans ce moment là même, le petit roi Brunel, qui lui avait dérobé cet anneau 630, marchait vers le château d'Atlant pour en retirer Roger et le livrer au roi Agramant, son général. Mélisse en instruit Bradamante et lui conseille de tuer Brunel, de s'emparer de l'anneau, et de faire pour son compte ce que ce fourbe voulait faire pour celui d'Agramant.

Note 630: (retour) Orlando innam., l. II, c. V; ci-dessus, p. 326.

Bradamante, après avoir quitté Mélisse, trouve en effet le petit roi de Tingitane, mais elle répugne à tuer un homme vil, faible et sans défense; elle l'attache au pied d'un arbre, lui prend l'anneau d'Angélique, et marche vers le château d'Atlant 631. Arrivée là, elle suit de point en point les leçons de Mélisse, rompt l'enchantement, délivre Roger et avec lui Gradasse, Sacripant et quelques autres guerriers qui y étaient aussi retenus. L'enchantement détruit, Atlant et son château disparaissent, mais l'Hippogryphe reste; Roger a l'imprudence de le monter; l'Hippogryphe prend aussitôt son vol et l'emporte à travers les airs 632. L'Arioste usant du privilége, ou suivant une des lois du roman épique, a laissé Renaud embarqué pour l'Angleterre et assailli d'une tempête; il laisse ici Roger au haut des airs, emporté par l'Hippogryphe, pour raconter les aventures de Renaud en Ecosse, où la tempête l'a jeté, ou plutôt l'aventure intéressante de la belle Genèvre, que Renaud venge d'une calomnie et sauve de la mort 633. Le poëte revient ensuite à Roger, le retrouve en l'air sur son Hippogryphe, le ramène enfin vers la terre, et le conduit dans l'île enchantée d'Alcine 634.

Note 631: (retour) Orlando fur., c. IV; st. 14.
Note 632: (retour) Ibid., st. 46.
Note 633: (retour) C. IV, st. 51, jusqu'à la fin, tout le chant V, et les seize premières stances du chant VI.
Note 634: (retour) C. VI, st. 19.

Cette fiction est liée à celle de l'île de Falerine et de Morgane dans l'Orlando innamorato 635. La fée Alcine est sœur de la méchante fée Morgane, et ne vaut pas mieux qu'elle. Elle retient pour son plaisir, dans les délices et dans la mollesse, les chevaliers qui tombent entre ses mains. Elle s'en dégoûte bientôt; et pour qu'ils n'aillent pas lui faire une mauvaise réputation par le monde, elle les change, selon son caprice, en arbres, en fontaines, en animaux ou en rochers. Le vieil Atlant, à qui Roger avait échappé, a imaginé ce nouveau moyen de l'écarter des dangers de la guerre. Il a eu l'art de le faire arriver dans cette île, et celui de fixer l'inconstante Alcine. Elle lui restera fidèle, et sent que désormais elle ne peut plus changer. Mais ce plan ne s'arrange point avec ceux de la bonne Mélisse, qui ne perd pas un instant de vue Roger et Bradamante. Elle instruit la fille d'Aymon du piége où est tombé son amant, et promet de l'en retirer. Elle ne demande pour cela que l'anneau d'Angélique, que Bradamante avait gardé. Avec ce talisman infaillible, déguisée sous la forme du vieil Atlant, elle va chercher Roger dans son île, le fait rougir de l'état où elle le trouve, et pour dissiper les fausses apparences qui l'ont séduit, elle lui met au doigt l'anneau magique. Roger revoit Alcine; il la revoit telle qu'elle est, c'est-à-dire qu'au lieu d'une jeune reine, belle et charmante, il reconnaît qu'il n'a eu affaire qu'à une vieille fée, chauve, édentée et ridée. Il la fuit avec horreur 636.

Note 635: (retour) Voyez ci-dessus, p. 321 et 324.
Note 636: (retour) Le reste du chant VI, le chant VII tout entier, et les vingt-une premières stances du chant VIII.

L'Arioste revient alors sur ses pas jusqu'à l'endroit où il a laissé Angélique seule dans un bois avec un vieil ermite, qui a sur elle des desseins peu conformes à son état et à son âge. Elle est exposée avec lui à une aventure qui n'est ni la plus agréable, ni la plus décente du poëme 637; surprise ensuite au bord de la mer par des corsaires et emmenée dans l'île d'Ebude, près de l'Irlande, pour être dévorée par un monstre marin 638. Le roi de cette île avait encouru la colère de Protée. Pour l'apaiser, il fallait exposer tous les jours au pied d'un rocher une jeune fille que le monstre venait dévorer. Angélique y est conduite et attachée. Elle n'attend plus que la mort. Là, le poëte l'abandonne, pour parler enfin de Roland 639, qui n'a point encore figuré dans l'action du poëme.

Note 637: (retour) C. VIII, st. 30, 48 et 49.

Il annonce dès le début le caractère passionné qu'il a voulu donner à ce héros. Ce n'est plus le Roland de la Chronique de Turpin et des premiers poëtes romanesques: c'est celui que le Bojardo a mis à sa place. C'est un amant plus encore qu'un chevalier, qui sacrifie à son amour la sûreté de son empereur, le salut même de sa patrie, en un mot, si préoccupé de sa passion qu'on ne sera pas surpris de voir cette forte préoccupation devenir une véritable folie.

Paris est assiégé et réduit à de telles extrémités qu'une pluie miraculeuse a pu seule éteindre l'incendie que l'ennemi y avait allumé. Roland pendant la nuit est livré aux agitations et à l'insomnie. Ce n'est point du siége ni de l'incendie qu'il s'occupe, c'est d'Angélique. Il ne peut digérer l'affront que lui a fait Charlemagne en lui ôtant des mains celle qu'il avait conduite en France à travers tant de dangers. Elle s'est échappée; à quoi sa beauté, sa jeunesse ne l'exposent-elles pas? C'en est fait, il veut la suivre. Il ira pour la trouver jusqu'aux extrémités de la terre. Il se lève, prend des armes couvertes d'un vêtement noir, et quitte, pour n'être pas connu, ses enseignes ordinaires, où l'on voyait ce cartel, emblême de l'habit de deux couleurs dont il avait été vêtu dans son enfance 640. Il part seul, sans prendre congé, sans dire adieu; il traverse le camp ennemi, et va cherchant dans toutes les provinces de France, la belle reine du Catay. Pendant tout l'hiver et une partie du printemps, il continue cette recherche. Enfin, il apprend en Normandie l'horrible usage de l'île d'Ebude. Une idée confuse que son Angélique peut y être exposée à une mort affreuse, le détermine à aller combattre le monstre et délivrer ce peuple malheureux. Il monte sur une barque, côtoyé quelque temps la Bretagne et veut cingler vers l'île d'Ebude. Une tempête le jette en Zélande, où il est arrêté par l'aventure épisodique du barbare Cimosque, de Biréne et de la belle et tendre Olimpie 641.

Note 640: (retour) St. 90. Voyez ci-dessus, p. 172.

Cependant Roger avait vaincu tous les obstacles qu'Alcine avait voulu mettre à sa fuite: ferme dans son dessein, il était parvenu dans l'autre partie de l'île, où étaient les états de la fée Logistille, sœur d'Alcine et de Morgane, mais aussi bienfaisante et aussi sage qu'elles étaient méchantes, folles et perfides 642. C'est l'emblême allégorique de la Raison et de la Vertu, comme les deux autres le sont des passions vicieuses et insensées. Roger, instruit par les leçons de Logistille, remonte sur l'Hippogryphe, qu'il a appris d'elle à gouverner comme on conduit sur terre un coursier docile. Il portait suspendu à l'arçon le bouclier magique d'Atlant, et à son doigt l'anneau enchanté que lui avait envoyé Bradamante. Il s'élève dans les airs et dirige son vol vers la France. En passant sur l'île d'Ebude, il apperçoit Angélique attachée nue sur un rocher, et déjà le monstre marin qui s'avance pour dévorer sa proie 643. Après lui avoir porté des coups que la dureté des écailles du monstre rend inutiles, il se rappelle son bouclier et son anneau. Le bouclier, qui éblouit et endort tous ceux qui le regardent, suffira pour vaincre le monstre; mais de peur qu'Angélique n'éprouve le même éblouissement, il descend d'abord auprès d'elle et lui passe au doigt l'anneau qui rompt tous les enchantements. A l'aspect du bouclier, le monstre s'assoupit; Roger, sans perdre de temps à le tuer, délie Angélique, et la fait monter derrière lui sur l'Hippogryphe, qui s'élève de nouveau dans les airs. On se rappelle dans quel état est Angélique. La beauté de toute sa personne et la jeunesse de son libérateur ont leur effet ordinaire. Il se détourne cent fois vers elle; les caresses qu'il se permet ne font qu'irriter ses désirs. Il change son plan de voyage, cherche des yeux le premier rivage où il voie des bois et des paysages agréables, et s'abat sur les côtes de Bretagne, dans un endroit délicieux. Son premier soin, dès qu'ils sont tous deux à terre, est de se débarrasser de ses armes. Angélique voit son dessein, mais que faire? Heureusement en baissant les yeux, elle aperçoit à son doigt l'anneau que Roger y avait mis 644. Elle le reconnaît; c'était le sien; c'était cet anneau précieux que Brunel lui avait dérobé jadis, et qui lui était rendu par ce cercle étonnant d'aventures. La vertu de cet anneau ne se bornait pas à détruire les enchantements; il en produisait un lui-même; en le mettant dans sa bouche on devenait invisible. Angélique le met sur-le-champ dans la sienne, et au moment où Roger se croit près de tout obtenir, il ne touche et ne voit plus rien. Pour comble de malheur, l'Hippogryphe qu'il avait attaché à un arbre, rompt sa bride, s'envole et disparaît. Le pauvre Roger tout honteux reprend ses armes, et s'enfonce tristement dans la forêt 645.

Pendant ce temps-là, Roland avait terminé son expédition de Zélande, tué le cruel Cimosque, et réuni Birène à l'amoureuse Olimpie 646. Il se rembarque pour l'île d'Ebude; les vents tantôt trop lents et tantôt contraires l'en écartent long-temps. Il arrive enfin dans le moment où le monstre des mers allait s'élancer sur une nouvelle victime. Roland se sert pour le vaincre d'un moyen très-extraordinaire 647. Il le tue enfin et s'empresse de délivrer la jeune beauté qui était attachée nue sur le rocher, comme l'avait été Angélique. Il se trouve que c'est cette même Olimpie qu'il avait réunie à Birène, que ce perfide avait enlevée, puis abandonnée sur le rivage; que les corsaires d'Ebude y avaient prise, et qui, pour récompense de l'amour le plus généreux et le plus tendre, était exposée à ce sort affreux 648. Dans cette imitation justement célèbre de l'Ariane abandonnée de Catulle, ou plutôt de celle d'Ovide, le roi d'Irlande joue le même rôle que Bacchus. Il faisait à l'instant même une descente dans cette île. Il ne peut voir Olimpie sans l'aimer, et Roland ne part d'Ebude qu'après avoir vu celle qu'il a sauvée deux fois, devenue reine d'Irlande et vengée de son infidèle par l'amour et par l'hymen d'un roi 649.

Note 647: (retour) Il passe du vaisseau où il était sur une petite barque, avec une ancre attachée par un gros câble, se fait avaler par le monstre, avec son ancre, et même, si le poëte ne se trompe, avec son bateau:

E se l'immerse

Con quella anchara in gola, e s'io no fallo

Col batello ancor.

(C. XI, st. 37.)

Il enfonce les deux pointes de l'ancre dans le palais et dans la langue du monstre, et lui tient ainsi de force la gueule ouverte; il en sort à la nage, tenant toujours le câble de l'ancre, et tire facilement l'énorme animal sur le sable, où il expire.

Il revient sur le continent, où il va toujours cherchant sa chère Angélique, et courant des aventures qui amusent le lecteur et l'intéressent même quelquefois, comme celle de la tendre Isabelle, que Roland trouve dans une caverne, et qu'il délivre d'une troupe de brigands pour la rendre à son cher Zerbin 650; mais ces aventures avancent peu l'action du poëme. Elle prend enfin une marche plus rapide et un plus grand caractère, quand le poëte nous ramène à la guerre des Sarrazins contre Charlemagne et au siége de Paris 651. Marsile est à la tête d'une forte armée de Sarrazins d'Espagne; le jeune et présomptueux Agramant, chef général de l'entreprise, en commande une innombrable d'Africains. Les deux rois passent en revue les deux armées: elles s'approchent de Paris et le cernent de toutes parts.

Note 650: (retour) C. XII et XIII.

Pour la première fois, depuis que Charlemagne est le sujet des romans épiques, il paraît ici tel que l'épopée héroïque l'aurait peint d'après l'histoire. Les vœux et les cérémonies de la religion l'occupent d'abord 652. Tout Paris est en prières. Celle de l'empereur est noble et fervente. Elle est portée, par l'Ange qui veille sur ses destinées, au pied du trône de l'Éternel. Le chœur entier des anges et des saints intercède pour lui. Dieu charge l'archange Michel d'aller chercher le Silence et la Discorde; il veut que l'un conduise pendant la nuit les troupes qui viennent d'Angleterre, sous la conduite de Renaud, et que l'autre mette le trouble et la confusion dans le camp des Sarrazins. Ici, comme on voit, l'Arioste fait succéder au merveilleux de la féerie celui de la religion, mêlé avec le merveilleux allégorique. Son génie embrasse, et tout ce qui est dans la nature des choses, et tout ce que notre faible nature a imaginé dans tous les temps d'êtres supérieurs à elle, qu'elle craint ou qu'elle implore et dont elle attend ses biens ou ses maux.

Note 652: (retour) St. 68 et suiv.

La manière dont l'archange remplit sa mission ne conviendrait pas de même au poëme héroïque; elle ne pouvait figurer que dans l'épopée romanesque qui admet le genre satirique comme tous les autres. Michel ne croit pouvoir rien faire de mieux pour trouver le Silence que de l'aller chercher dans un couvent de moines; il espère y trouver aussi la Paix, la Charité, l'Humilité. Point du tout; elles en avaient été chassées par la Gourmandise, l'Avarice, la Colère, l'Orgueil, l'Envie, la Paresse et la Cruauté 653. A la place de ce septième péché, on en attendait peut-être un autre. L'Arioste n'en parle pas. Il est vrai qu'il ne dit pas non plus que l'archange s'attendît à trouver dans ce couvent la vertu contraire. Qu'y trouve-t-il encore? Ce qu'il croyait devoir aller chercher jusqu'aux enfers, la Discorde. C'est dans ce nouvel enfer qu'elle habite parmi les saints offices et les messes 654.

Note 654: (retour)

E ritrocolla in questo nuovo inferno

(Chi'l crederia? tra santi uffizii e mese.

(St. 82.)

Michel ordonne à la Discorde d'aller porter ses fureurs et tous les désordres qu'elle entraîne dans le camp des Sarrazins. Il apprend ensuite de la Fraude, qui se trouve aussi dans cette maison, en quel endroit il doit aller chercher le Silence. C'est dans le palais du Sommeil, situé en Arabie, dans un vallon paisible, loin de toute habitation humaine 655. L'archange prend son vol vers ce palais, y trouve en effet le Silence, lui donne ses ordres, et le conduit en Picardie, où Renaud était débarqué avec les troupes que les rois d'Angleterre et d'Écosse envoyaient au secours de Charlemagne. Le Silence leur est donné pour escorte. Elles arrivent sans être aperçues, à l'instant où commençait l'assaut général de Paris.

La poésie moderne, ni peut-être même l'ancienne, n'ont rien à mettre au-dessus de la description de cet assaut. Charlemagne y remplit tous les devoirs d'un grand capitaine et d'un roi. Ce qui lui reste de ses paladins le seconde avec une intrépidité qu'aucun danger n'étonne. Mais ils sont attaqués par des forces supérieures et par des ennemis furieux. Le plus terrible des rois africains, Rodomont, porte de tous côtés l'incendie et le carnage; et tandis que ses propres soldats sont consumés dans les fossés de la ville par les fascines embrasées que les assiégés y jettent, il s'élance sur le mur, le franchit, et renfermé seul dans Paris, il y répand la mort et l'effroi, comme s'il était suivi de son armée 656. Agramant attaque en même temps une des portes avec l'élite de ses troupes 657. Charlemagne en personne la défend avec ses plus braves chevaliers. C'est alors que Renaud arrive avec ses Anglais 658; il tombe à l'improviste sur les Sarrazins, et les oblige à tourner contre lui tous leurs efforts, tandis qu'une partie du secours qu'il amène pénètre d'un autre côté dans la ville assiégée.

Note 656: (retour) Le reste du chant XIV.
Note 657: (retour) C. XV, st. 6. Mais le poëte s'interrompt trois stances après, pour retourner, non à Renaud, mais à Astolphe, qu'il a laissé en Angleterre. Il reprend l'assaut de Paris, c. XVI, st. 16.

Cependant Rodomont y continue ses ravages. Il ose attaquer le palais même de l'empereur 659. Charlemagne et ses paladins accourent pour le défendre. Une foule de guerriers suit leurs pas. Ils entourent l'indomptable Africain, et l'attaquent tous à la fois 660. Après avoir fait un grand carnage des chevaliers et des soldats, il est contraint de céder et de se retirer vers les remparts. Trois fois il se retourne contre la foule qui le suit, et trois fois sa redoutable épée se baigne dans le sang français. Enfin parvenu au pied des murs, il y monte, se précipite tout armé dans le fleuve, le passe à la nage, et rendu sur l'autre bord, il gémit profondément, et ne quitte qu'à regret sa proie 661. Toute cette scène héroïque, animée de l'esprit des anciens, est remplie de leurs imitations les plus heureuses. C'est Pyrrhus au palais de Priam, c'est Turnus au camp retranché des Troyens, c'est, si l'on ose le dire, le génie même et le style admirable de Virgile. Le genre seul du poëme, et non le talent du poëte, peut nuire à l'effet de ce tableau, et en refroidir la chaleur. Le roman épique permet, ou plutôt commande des suspensions et des interruptions qui amènent plus d'une fois au milieu du siége de Paris des aventures, non-seulement étrangères, mais lointaines. Elles transportent le lecteur tantôt en Egypte et tantôt à Damas, et l'occupent d'Astolphe et de Marfise, de Griffon, d'Aquilant et d'Origille quand son attention était fixée sur Paris, Rodomont et Charlemagne. J'écarte à dessein toutes ces actions incidentes, et je tâche de suivre entre les mains de l'Arioste, celle des trois actions principales où il ressemble le plus aux épiques anciens; elle va le conduire par un fil presque imperceptible à une autre de ces actions, celle que son titre annonce, et pour laquelle il n'a point eu de modèle.

Note 659: (retour) C. XVII, st. 6.
Note 660: (retour) St. 16. Ici est encore une nouvelle interruption, et il faut que lecteur s'occupe, pendant tout le reste de ce chant, de Griffon et d'Origille, dont il ne se soucie guère, et qui ne sont pas la plus heureuse des fables du Bojardo que l'Arioste emprunta de lui. (Orlando innam., l. I, c. XXVIII et XXIX, etc.) L'attaque livrée à Rodomont par Charlemagne et par ses chevaliers n'est reprise qu'au chant suivant, c. XVIII, st. 8.

Délivré de Rodomont, Charlemagne fait sortir ses troupes par trois portes en même temps, les réunit, marche à leur tête, et attaque avec vigueur l'arrière-garde des ennemis, qui sont aux mains avec l'armée de Renaud. Le combat devient alors une horrible mêlée. Le poëte en écarte la confusion par le même artifice qu'Homère; dans cette masse générale, il dessine des groupes particuliers, et distingue par des exploits extraordinaires les principaux chefs des deux armées. Dardinel, fils d'Almont, jeune roi sarrazin, montre surtout la valeur la plus brillante, balance long-temps la victoire, tue un grand nombre de chrétiens, et tombe enfin lui-même sous les coups de Renaud. Rien ne peut plus retarder la défaite des Africains. Agramant fait rentrer dans son camp un tiers au plus de son armée. Charlemagne suit ses avantages, et l'y tient assiégé pendant la nuit.

Ici se trouve encore une belle imitation de Virgile, si belle que je ne crains pas de prononcer un blasphême littéraire, en mettant, à certains égards, la copie au-dessus de l'original. L'épisode divin de Nisus et d'Euryale au neuvième livre de l'Énéide est transporté presque tout entier dans le dix-huitième chant de l'Orlando furioso. Cloridan et le beau Médor veillent sur les remparts du camp d'Agramant, comme les deux célèbres amis à la porte du camp des Troyens. Ils conçoivent et exécutent également le dessein d'une expédition hasardeuse. Mais Nisus et Euryale ont pour objet de traverser le camp des Rutules pour aller avertir Énée du danger que courent ses compagnons et son fils; Cloridan et Médor, attachés au jeune et brave Dardinel, qui a été tué dans le combat, ne peuvent supporter l'idée de le laisser sans sépulture 662; c'est pour remplir ce devoir pieux qu'ils se dévouent; c'est pour aller chercher sur le champ de bataille, au milieu des morts, le corps de leur malheureux roi qu'ils traversent le camp des chrétiens. Ils périssent aussi tous deux; mais quelle différence entre Euryale, qui n'est retardé dans sa fuite que par le butin qu'il a fait et qu'il ne veut pas perdre, et le sensible Médor, resté seul chargé du corps inanimé de son maître après la fuite de Cloridan, succombant sous ce fardeau sacré, le déposant enfin sur la terre, mais ne pouvant se résoudre à l'abandonner, et tombant percé de coups auprès de lui 663!

Note 662: (retour) C. XVIII, st. 165.
Note 663: (retour) C. XIX, st. 13.

Un autre avantage de cet épisode, c'est qu'il est intimement lié à la marche générale du poëme, et qu'il devient même le moyen particulier dont l'Arioste se sert pour conduire l'une de ses trois principales actions; tandis que l'épisode de Virgile, une fois terminé, n'a plus aucune influence sur l'action de l'Énéide. Nous avons vu comment Angélique s'était échappée des bras du jeune Roger. Elle était nue, mais son anneau, qui la rendait invisible, mettait sa pudeur à l'abri. Elle avait cependant trouvé, dans l'asyle d'un pauvre villageois, des habits grossiers dont elle s'était vêtue, une jument qu'elle avait montée. Elle parcourait ainsi la France, tantôt cachée et tantôt visible, plus fière et plus insensible que jamais, et ne cherchant qu'une bonne occasion pour retourner dans son empire.

Elle arrive auprès de Paris; le hasard la conduit dans ce lieu même, où le jeune Médor gisait étendu sur la terre et baigné dans son sang 664. Elle croit apercevoir qu'il respire encore. Touchée de sa jeunesse, elle descend auprès de lui, met en usage la science des simples que les filles de rois possèdent dans l'Orient, étanche d'abord le sang qui coulait de sa large blessure, le fait transporter, pour le guérir, dans la cabane d'un berger qui vient à passer en cet endroit, y reste pour achever sa cure, mais bientôt se sent elle-même atteinte d'un mal plus doux et plus difficile à guérir. Enfin, cette reine superbe, qui avait dédaigné les plus grands rois et les plus illustres chevaliers, devient la conquête d'un jeune page, qui n'a pour lui que sa beauté, mais chez lui la beauté est accompagnée d'un grand courage et de sentiments généreux dont il vient de donner des preuves. Il semble que le sort devait une récompense au dévouement qu'il a fait de sa vie, et que c'est la belle Angélique qui vient lui en apporter le prix. Elle n'en fait pas seulement son amant, mais son époux. Enchantés l'un de l'autre, ils séjournent plus d'un mois dans cette humble chaumière. Les rochers, les grottes, les arbres d'alentour sont chargés de leurs chiffres, de leurs devises, de leurs noms entrelacés. Ils y gravent de tendres serments, et l'histoire naïve de leurs amours. Mais bientôt lasse de ce bonheur obscur, pour lequel on dit qu'en général les reines ont peu de goût, Angélique veut enfin retourner dans ses états, et placer la couronne du Catay sur la tête de Médor.

Note 664: (retour) C. XIX, st. 20.

Ils quittent ensemble la France, passent les Pyrénées et prennent la route de Barcelonne. Tout à coup ils sont arrêtés par l'effrayante et hideuse rencontre d'un insensé, nu et tout couvert de fange, qui s'élance vers eux avec fureur. Que veut dire cette apparition terrible? Quelle est cette espèce de monstre humain? L'Arioste se garde bien de le dire, de le laisser même entrevoir. Il nous appelle brusquement à d'autres aventures; elles se succèdent pendant plus de deux autres chants; enfin, dans le vingt-troisième, sans nous douter de rien encore, nous retrouvons son héros dont il ne nous avait point parlé depuis long-temps.

Roland n'avait cessé, ni de chercher Angélique, ni de courir, chemin faisant, de belles et de grandes aventures. En approchant de Paris, il avait attaqué et dispersé lui seul une troupe de Sarrazins qui rejoignaient l'armée d'Agramant, tué de sa main les deux rois qui les commandaient, et commencé un combat avec Mandricard, qui était accouru pour les venger. Le cheval de Mandricard, dont la bri le s'était rompue, avait emporté ce guerrier, malgré lui, à travers les bois et les plaines. Roland, retardé par un autre accident, malgré l'avance que son ennemi avait sur lui, s'était remis à sa poursuite.

Excédé de chaleur et de fatigue, il arrive, pendant l'ardeur du midi, dans un paysage délicieux, au bord d'un ruisseau limpide, où tout l'invite à se rafraîchir 665. Il jette les yeux sur l'écorce de quelques arbres. Il y voit le nom d'Angélique et croit reconnaître sa main. Un autre nom inconnu le frappe; c'est celui de Médor. Il lit, à l'entrée d'une grotte, de plus longues inscriptions, des preuves plus manifestes du bonheur de ces deux amants et de son malheur. C'étaient en effet les environs de la cabane qu'Angélique avait habitée avec Médor, où tout offrait les emblêmes et les expressions de leur amour. Le comte d'Angers, saisi d'abord d'étonnement, puis de douleur, s'efforce de douter encore. Il arrive à la cabane qui avait servi de retraite à l'Amour et de temple à l'Hymen. Il ne veut point accepter de nourriture, et ne demande qu'un lit où il puisse trouver quelque repos. Quel repos! Ce qu'il lit gravé sur les murs, sur la porte, sur les fenêtres, lui dit trop dans quelle chambre il se trouve, sur quel lit il s'est jeté! Les villageois hospitaliers ne comprenant rien à sa peine, lui racontent, pour l'adoucir, toute l'histoire dont ils amusaient ordinairement les passagers. Ils lui montrent un bracelet garni de pierres précieuses qu'Angélique leur avait donné pour les récompenser de leurs soins; et ce bracelet, c'était de Roland lui-même qu'Angélique l'avait reçu.

Note 665: (retour) C. XXIII, st. 100 et suiv.

A ce récit, à cette vue, l'infortuné verse un torrent de larmes. Il sort de ce lieu de supplice, reprend ses armes, rentre dans la forêt, parcourt les routes les plus obscures, en poussant des cris et des hurlements affreux. Il revient sur ses pas, revoit les inscriptions et les monuments d'amour. Alors il ne se connaît plus; il tire sa formidable épée, coupe les arbres, taille les rochers, les fait voler en éclats, détruit la grotte, comble de débris, de rocailles et de branchages le ruisseau et la fontaine, tombe enfin étendu sur la terre, muet de rage, sans mouvement, et les yeux tournés vers le ciel. Pendant trois jours et trois nuits, il reste dans cette attitude, privé de nourriture et de sommeil. Le quatrième jour, il se livre à de nouveaux accès de fureur; il arrache ses armes, les disperse dans la forêt, déchire ses vêtements, reste absolument nu, et court ainsi dans la campagne, brisant ou déracinant comme des herbes fragiles les chênes, les hêtres et les ormeaux. Les laboureurs de ces cantons accourent et l'environnent 666. Il frappe et tue tout ce qui l'approche, met le reste en fuite, assomme les chevaux, les bœufs, les troupeaux entiers. De ses poings, de ses pieds, de ses dents, il rompt, fracasse et déchire. L'épouvante est dans tout le pays. On déserte les villages; il y entre, dévore les plus grossiers aliments, s'élance de nouveau dans la plaine, se renfonce dans les bois, poursuit les daims, les sangliers, les atteint, les met en pièces, et se nourrit de leurs chairs.

Note 666: (retour) C. XXIV, st. 4.

De là, il se met à parcourir la France 667. Les rencontres qu'il fait, les actes étranges de folie qui signalent partout son passage, sont impossibles à raconter. Il va jusqu'aux Pyrénées 668, passe en Espagne, arrive auprès de Barcelonne, à l'instant même où Angélique va pour s'y embarquer avec Médor 669. Il ne la reconnaît pas; dans l'état hideux où sa démence l'a réduit, il n'en est point reconnu. Peu s'en faut que ce furieux qu'elle a privé de la raison, ne se venge d'elle sans le savoir; elle n'échappe à sa fureur, qu'au moyen de l'anneau qui la rend invisible quand il lui plaît. Elle monte enfin sur un vaisseau, et désormais en sûreté, prend, avec son cher Médor, la route de l'Inde, où le trône du Catay les attend. Et cependant l'insensé Roland, parvenu, en traversant toute l'Espagne, jusqu'au détroit de Gibraltar, le passe à la nage, aborde sur les sables d'Afrique, et continue de s'y livrer aux mêmes extravagances et aux mêmes fureurs 670.

Note 667: (retour) St. 14. Le poëte le quitte alors, et ne le ramène sur la scène qu'au vingt-neuvième chant, st. 40.
Note 668: (retour) Avant d'y arriver, il trouve, auprès de Montpellier, Rodomont placé sur un pont, dont il ne permet le passage à personne. Roland s'avance, prend dans ses bras le redoutable Sarrazin, se précipite avec lui dans la rivière, et gagne à la nage l'autre bord. (Ub. sup.)
Note 669: (retour) Ibid., st. 58, et tout le reste du chant.
Note 670: (retour) Quinze premières stances du chant XXX.

Non, ce n'est pas trop dire que d'affirmer qu'il n'y a rien dans aucun poëte ancien ni moderne que l'on puisse comparer à cette peinture si vraie, si neuve et si terrible. Elle a près de trois cents vers de suite, jusqu'au moment où Roland quitte la France; et jusque là, pour cette fois, l'Arioste ne s'est distrait ni de son objet ni de sa route; pas la plus légère interruption, pas le moindre jeu de mots ou de pensées; il paraît lui-même frappé de cette démence passionnée, profonde et sublime; il est Roland, ou il le regarde si attentivement et de si près, qu'il retrace avec des couleurs vivantes les mouvements de cet esprit aliéné et les prodiges de cette force extraordinaire. Chaque fois qu'il y revient ensuite, c'est toujours la même énergie et la même vérité.

Des trois grandes parties de l'action du poëme, deux ont donc produit, jusqu'à présent, deux grands tableaux du premier ordre et qui placent dans le premier rang le peintre qui les a tracés, le siége de Paris et la folie de Roland. Nous allons voir si, dans la suite de ces deux parties, il se montrera le même, et si, quand la troisième partie constitutive de sa fable, qui en est la principale, va dominer à son tour, il saura, dans la peinture des amours de Roger et de Bradamante, en employant d'autres couleurs, déployer le même art et soutenir le même vol.




CHAPITRE VIII.

Fin de l'Analyse de l'Orlando furioso.

Roger, à peine échappé de l'île d'Alcine 671, était tombé, malgré son amour pour Bradamante, dans une erreur des sens où la beauté peut entraîner la jeunesse, et qu'ordinairement elle lui pardonne. Il en avait été puni en perdant à la fois Angélique et l'Hippogryphe. Le magicien Atlant avait alors imaginé un nouveau moyen pour s'emparer de lui. Il avait construit par enchantement un palais, et l'y avait attiré par un prestige infaillible. Roger avait cru voir sa chère Bradamante enlevée par un géant et emportée dans ce palais. Il y avait poursuivi le géant; mais au moment où il était entré, la porte s'était fermée; il n'avait plus revu ni le géant ni Bradamante 672. Il croyait entendre la voix de sa maîtresse qui l'appelait à son secours. Il parcourait sans cesse l'édifice, et se fatiguait à chercher ce qu'il ne trouvait jamais. Et dans ce même temps, la véritable Bradamante attendait avec impatience, à Marseille, l'effet des promesses de Mélisse et le retour de son cher Roger 673. Mélisse vient enfin lui apprendre le nouveau stratagême employé par Atlant, et l'engage à se rendre avec elle au château magique, dont elle lui apprend les moyens de détruire l'enchantement. Elles y vont ensemble; pour charmer l'ennui de la route. Mélisse prédit à Bradamante toutes les femmes célèbres qui doivent sortir de son union avec Roger, et qui ajouteront à l'illustration de la maison d'Este par leurs charmes et par leurs vertus 674. Arrivées à la vue du château, Mélisse répète à Bradamante les instructions qu'elle lui a données, et la laisse aller seule, de peur d'être reconnue par le vieil Atlant. Mais Bradamante suit mal ces instructions. Elle croit voir Roger, et l'entendre invoquer son secours. Il fallait, pour le délivrer, qu'elle le tuât de sa main, lui, ou plutôt ce qui n'en est que le fantôme 675. Elle hésite; Roger l'appelle à grands cris en fuyant dans le château. Elle y entre sur ses pas: la porte se referme; et la voilà close et enchantée comme Roger lui-même. Sans cesse ils courent pour se trouver l'un l'autre: ils se rencontrent à tout moment, et ne se reconnaissent pas.

Note 671: (retour) Voyez ci-dessus, p. 403.
Note 672: (retour) C. XI, st. 19 et 20; c. XII, st. 17.
Note 673: (retour) C. XIII, st. 45.
Note 674: (retour) Ibid., st. 57 et suiv.

Qui les tirera de cette fatigante prison, et réunira deux amants qui sont à la fois si près et si loin l'un de l'autre? C'est le paladin Astolphe. J'aurais pu faire mention de lui en parlant de l'île d'Alcine: il y a joué un assez grand rôle. D'abord amant de cette fée, ensuite changé en myrte quand il avait cessé de lui plaire, c'est en cet état que Roger le trouva dans son île 676. Quand Mélisse en retira Roger, elle délivra aussi Astolphe, qui se rendit avec lui et les autres chevaliers désenchantés, auprès de la sage Logistille. Outre les leçons de cette bonne fée, il en reçut encore deux présents très-précieux: l'un était un livre qui apprenait à détruire les enchantements les plus forts; l'autre un cor si bruyant et si terrible, qu'il mettait en fuite quiconque en entendait le son 677. Avec ce cor, ce livre, ses bonnes armes et sa lance d'or, Astolphe, en quittant les états de Logistille, avait été conduit par mer dans le golphe Persique 678. Il avait pris de là son chemin par terre, sur son excellent cheval Rabican, avait traversé l'Arabie, et, parvenu jusqu'en Égypte, y avait couru les aventures les plus extraordinaires, dont, au moyen de sa lance et de son cor, il était toujours sorti avec gloire.

Note 676: (retour) C. VI, st. 33.
Note 677: (retour) C. XV, st. 13.
Note 678: (retour) C. XV presque tout entier. Voyez ses autres aventures, c. XVIII, st. 96 et suiv.; c. XIX, st. 54; c. XX, st. 88.

Cédant enfin au désir de voir l'Europe et l'Angleterre sa patrie, il y était revenu, n'importe par quel chemin 679. Ayant appris à Londres l'état des choses et le secours envoyé récemment à Charlemagne, il était repassé sur le continent, avait débarqué en Normandie, et s'étant avancé dans les terres jusqu'en Bretagne, auprès du château magique d'Atlant, il y avait été attiré et renfermé comme tant d'autres 680. Mais il avait avec lui son cor et le livre de Logistille; il s'aperçoit enfin qu'il y a de la magie dans cette affaire; il consulte son livre, et y trouve de point en point ce que c'est que tout ce prestige, et ce qu'il faut faire pour le dissiper. Aussitôt il emploie la recette indiquée: son effroyable cor se fait entendre; le château est détruit de fond en comble, et, ce que je puis attester en effet, il n'en reste aucune trace dans le pays 681.

Note 679: (retour) C. XXII, st. 7.

Bradamante et Roger s'étaient enfuis au son du cor. Il s'arrêtent en cessant de l'entendre, se trouvent l'un près de l'autre, se reconnaissent avec ravissement, s'embrassent, jouissent pour la première fois du plaisir d'aimer et de se le dire; mais Bradamante, aussi sage que tendre, exige pour se donner entièrement à Roger, qu'il renonce à Mahomet et qu'il reçoive le baptême. Lui qui se serait mis, dit-il, pour l'amour d'elle, la tête non-seulement dans l'eau, mais dans le feu 682, y consent de tout son cœur. Ils s'acheminent ensemble vers l'abbaye de Vallombreuse, où il veut être baptisé. Il sont arrêtés par diverses aventures, dans l'une desquelles Bradamante retrouve le perfide mayençais Pinabel, le reconnaît et le tue. Dans cette même occasion, Roger se battant avec un chevalier, était armé du bouclier d'Atlant, mais voilé, comme il le tenait toujours, excepté lorsqu'il avait besoin de son effet magique. Un coup de lance en déchire l'enveloppe, il brille, et le chevalier, et d'autres que Roger devait aussi combattre, et les spectateurs et les dames, tous enfin sont éblouis et renversés. Roger, honteux de sa victoire, jette et enfonce généreusement son bouclier dans une fontaine profonde, où personne ne l'a retrouvé depuis 683.

Note 682: (retour)

Non che nell'acqua, disse, ma nel foco

Per tuo amor porre il capo mi fia poco. St. 36.

Roger et Bradamante sont séparés par les suites de ce combat. Après de longs détours, Bradamante revient à l'endroit où avait été le château d'Atlant et où il n'était plus. Astolphe y était encore. Il s'était emparé de l'Hippogryphe, et ne savait que faire de son propre cheval. En acquérant l'autre monture, il a repris son goût pour les voyages. Il avait appris de Logistille, en même temps que Roger, à dompter et à conduire ce coursier ailé. Dans cette manière de voyager, ses armes ne seraient qu'une charge incommode; il garde seulement son cor, qui suffira pour le tirer de tous les dangers. Il prie Bradamante de faire conduire à Montauban son cheval Rabican, sa lance d'or et son armure, et de les y garder jusqu'à son retour. Ainsi vêtu à la légère, il lui fait ses adieux, monte sur l'Hippogryphe, s'élève dans les airs et disparaît 684.

Note 684: (retour) C. XXIII, st. 16.

Bradamante reprend sa route, faisant conduire devant elle le cheval d'Astolphe et ses armes. Elle s'égare de nouveau, et au lieu d'arriver à Vallombreuse, elle arrive à Montauban 685. Malgré le tendre accueil qu'elle y reçoit de sa famille, le souvenir de Roger et leur rendez-vous manqué la tourmentent. Elle charge enfin une de ses femmes d'aller à sa recherche, d'instruire Roger du lieu où elle est et des obstacles qui l'arrêtent, de le prier, au nom de leur amour, d'aller se faire baptiser à Vallombreuse, et de venir ensuite la demander à ses parents.

Roger, dans ce moment là même, rendait un grand service à Bradamante et à sa famille; il sauvait de la mort son jeune frère Richardet. On doit se rappeler ici que ce qui nous reste du Roland amoureux du Bojardo, finit par le joli épisode de Fleur-d'Epine, fille du roi sarrazin Marsile, qui croyant voir dans Bradamante un jeune chevalier, s'était prise d'une vive passion pour elle 686. L'Arioste a voulu terminer cette galanterie. Richardet, frère jumeau de Bradamante, lui ressemblait à s'y tromper. Profitant de cette ressemblance, il s'est introduit auprès de Fleur-d'Epine, dans le palais du roi son père, lui a fait croire ce qu'il a voulu, et a poussé l'espiéglerie jusqu'où elle pouvait aller 687. Traité publiquement comme la compagne de Fleur-d'Epine, il ne la quitte ni le jour ni la nuit.

Note 686: (retour) Voyez ci-dessus, p. 335.
Note 687: (retour) C. XXV, st. 26 et 70.

On sent que l'Arioste, peu gêné par les mœurs de son temps, par le genre de son poëme, par le génie de sa langue, et tout aussi peu par son propre génie, a dû prendre bien des libertés dans un pareil sujet. Nous qui, suivant l'expression d'un ancien poëte, cultivons des Muses plus sévères 688, disons seulement que quelque envieux s'aperçut enfin de la chose, que Marsile en fut instruit, qu'il fit prendre au lit Richardet, et le condamna au dernier supplice, que le jeune et beau chevalier allait être brûlé vif, lorsque Roger arrive fort à propos pour être son libérateur 689. Il fond avec l'impétuosité de la foudre sur la canaille qui entoure le bûcher, sur les satellites, sur les bourreaux, frappe, blesse, tue tout ce qui ne s'enfuit pas. Richardet, détaché du poteau fatal, le seconde avec les premières armes qui lui tombent sous la main. Ils sortent ensemble de cette ville maudite; et c'est alors que Richardet raconte à Roger le tour de page qui a été sur le point de finir si mal.

Note 688: (retour) Qui Musas colimus severiores.
Note 689: (retour) Ub. sup., st. 10.

La nuit suivante, Roger, au lieu de dormir, est agité par ses pensées. La promesse qu'il a faite à Bradamante de se faire chétien, est-ce le moment de la remplir? Un courrier lui avait annoncé la position où se trouve Agramant, son seigneur et son roi. Ce serait une lâcheté que de l'abandonner quand la fortune l'abandonne, et lorsqu'il est attaqué dans son camp par toutes les forces de Charlemagne. Il suivra, quoi qu'il lui en coûte, la loi de l'honneur et du devoir. Il écrit à Bradamante, l'instruit de sa résolution, et lui jure de nouveau que dès qu'il aura délivré Agramant, il tiendra toutes ses promesses 690.

Le lendemain il sauve encore d'un grand péril Vivien et Maugis, cousins de Bradamante. En marchant à leur délivrance avec leur frère Andigier et Richardet, ils rencontrent la guerrière Marfise qui se réunit avec eux. Elle a déjà paru plusieurs fois dans le poëme. Déjà plusieurs exploits l'ont fait voir en Orient et en Europe telle qu'elle est annoncée dans le roman du Bojardo; mais ce n'est qu'ici qu'elle se lie à l'action principale. Elle contribue puissamment à délivrer Vivien et Maugis d'une troupe de Mayençais, car c'est toujours de cette race perfide qu'il faut sauver ou venger les héros de la maison de Montauban. Les trois chevaliers et Marfise tuent ou mettent en fuite tous les traîtres. Vivien et Maugis sont libres et se joignent à leurs libérateurs 691. Ils font ensuite, soit ensemble, soit séparément, plusieurs exploits. Ils se quittent enfin pour aller où le devoir les appelle; Roger et Marfise au secours de leur roi Agramant qui rassemble toutes ses forces pour résister à Charlemagne, les autres auprès de cet empereur qui se prépare à l'attaquer avec toutes les siennes.

Note 691: (retour) C. XXVI, st. 26.

En même temps que Roger et Marfise arrivent au camp d'Agramant, l'Esprit infernal, qui veut causer au roi Charles de nouveaux malheurs, y rassemble aussi Rodomont, Sacripant, Mandricard et Gradasse, qui en étaient éloignés depuis long-temps 692. Les Sarrazins, d'assiégés qu'ils étaient, redeviennent assiégeants. Ils font un grand carnage des chrétiens. Charlemagne rentre en désordre dans Paris. Ce qui lui restait de paladins sont faits prisonniers, excepté Oger et Olivier qui sont blessés, et Brandimart qui lui seul ne l'est pas. Les cris et les plaintes des femmes et des enfants qui se voient exposés dans Paris à de nouveaux désastres, parviennent à l'archange Michel 693. Il s'aperçoit que ses ordres n'ont été qu'à moitié suivis, et que la Discorde n'a pas fait son devoir 694. Il revole au saint monastère où il l'avait déjà trouvée. Il l'y retrouve siégeant dans un chapitre de moines pour l'élection des grands officiers de l'ordre. Elle s'amusait à voir ces révérends pères se jeter leurs bréviaires à la tête. L'ange la prend par les cheveux, lui donne des coups de pied, des coups de poing, lui rompt un manche de croix sur la tête, sur le dos et sur les bras; et de cette manière qui n'était admissible que dans l'épopée romanesque, et qu'on aimerait encore mieux n'y pas voir, l'envoie au camp d'Agramant, en lui promettant pis encore si elle en sort avant d'avoir armé les uns contre les autres tous les rois et tous les chevaliers sarrazins.

Note 692: (retour) C. XXVII, st. 7 et suiv.
Note 693: (retour) St. 34 et suiv.
Note 694: (retour) Voyez ci-dessus, p. 407.

Le monstre obéit: aussitôt toutes les têtes de ces guerriers s'enflamment 695. Rodomont et Mandricard se disputent Doralice. Marfise, précédemment insultée par Mandricard, a commencé avec lui un combat qu'elle veut finir. Rodomont s'est emparé du cheval Frontin, qui appartenait à Roger; celui-ci veut qu'il le rende ou qu'il se batte. Tous demandent à la fois le combat. Le roi Agramant ne sait auquel entendre. Il les fait tirer au sort, à qui rompra la première lance. La lice est ouverte entre le camp et Paris; tous les rois et toutes les reines sont assis; les juges du camp sont placés. On attend avec impatience le signal du combat. Rodomont et Mandricard sont les deux premiers champions désignés par le sort. Conduits chacun dans une tente, aux deux extrémités du champ clos, leurs amis les aident à revêtir leurs armes; mais ces armes sont tout à coup dans les deux tentes le sujet de nouvelles querelles. L'un reconnaît une épée, l'autre un cheval qui lui appartient. Tandis que le roi Agramant, descendu de son trône, tâche d'accorder dans l'une des tentes Gradasse, Mandricard et Roger, Rodomont et Sacripant sont aux mains dans l'autre tente, et il faut qu'il coure les séparer. On vient aux éclaircissements. Le cheval que ces deux guerriers se disputent, est celui que Brunel avait jadis volé à Sacripant, le même jour où il déroba l'anneau d'Angélique et l'épée de Marfise. Marfise, qui se trouve là, apprend pour la première fois, que c'est Brunel qui lui a volé son épée, et que c'était pour ces beaux faits, qui méritaient la corde, qu'Agramant en avait fait un roi 696. Ce misérable était assis sur l'estrade, parmi les rois; Marfise le voit, court à lui, le saisit d'un bras robuste, l'enlève et le porte devant Agramant. Elle déclare au roi d'Afrique, qu'elle veut faire justice de ce voleur, et désigne l'endroit où elle va se rendre pour cette exécution. Elle attendra trois jours que quelqu'un vienne le défendre; passé ce terme, c'est un parti pris, elle le pendra. Cela dit, elle monte à cheval, place le pauvre Brunel en travers devant elle, et malgré ses contorsions et ses cris, l'emporte hors de la carrière. Agramant trouve cela trop fort; il se met en colère et veut suivre Marfise, pour lui arracher Brunel et venger le respect dû à sa couronne. Le sage Sobrin s'y oppose, mais il a bien de la peine à le retenir. La Discorde triomphe. Elle jette un horrible cri de joie qui retentit sur les bords de la Seine, du Rhône, de la Garonne et du Rhin.

Note 695: (retour) St. 40 et suiv.
Note 696: (retour) Voyez ci-dessus, p. 327.

Voilà encore un tableau des plus originaux, des plus animés, des plus fortement conçus et des mieux peints qui soient dans aucun poëme 697. Bien des gens le placent dans celui-ci au premier rang avec ceux de l'assaut de Paris et de la folie de Roland; et il serait difficile d'en trouver dans d'autres poëmes modernes que l'on pût mettre à côté de ces trois-là.

Note 697: (retour) Il remplit une grande partie du c. XXVII.

Agramant ne pouvant apaiser Rodomont et Mandricard, propose de s'en rapporter à Doralice du choix qu'elle voudra faire entre eux. Ils y consentent. Rodomont l'avait eue long-temps pour maîtresse; Mandricard la lui avait enlevée; mais il croit bien que c'est par force, et qu'elle ne va pas manquer de revenir à lui. L'armée entière, témoin de tout ce que Rodomont a fait pour se l'attacher, le croit de même. Doralice interrogée, baisse modestement les yeux, et se décide pour Mandricard. Rodomont, furieux, veut en appeler à son épée; mais obligé de céder, par les lois de la chevalerie, il sort du camp, jurant de ne jamais pardonner cet outrage, maudissant les femmes 698, les combats, les lois, Mandricard, Agramant et surtout Doralice.

Note 698: (retour) C. XXVII, st. 117.

C'est dans cette disposition d'esprit qu'il arrive à une hôtellerie, dont l'hôte jovial et bon homme raconte devant lui l'histoire graveleuse de Joconde 699, que l'Arioste conseille si plaisamment aux dames et à ceux qui les aiment de ne pas lire, parce qu'elle contient des exemples de la fragilité des femmes trop honteux et trop injurieux pour elles, mais qu'il a si agréablement narrée, qu'il en est peu qui suivent rigoureusement ce conseil. On sait que notre La Fontaine a tiré de cet épisode un de ses plus jolis contes, et que le sévère Boileau, dans sa jeunesse, lorsqu'il n'était pas encore le législateur de notre Parnasse, écrivit pour défendre le Joconde 700 de La Fontaine, contre celui de M. de Bouillon, que de sots juges ne manquaient pas de lui préférer, et aussi profondément ignoré aujourd'hui qu'ils le sont eux-mêmes. Boileau, non content de prouver que La Fontaine vaut mieux que Bouillon, veut aussi qu'il vaille mieux que l'Arioste. Cette question n'est pas de nature à pouvoir être discutée ici. Je dirai seulement, avec tout le respect dont je fais profession pour Boileau, qu'il paraît n'avoir pas assez connu la langue de l'Arioste ni le genre dans lequel il a écrit, pour le juger sainement. Il parle du Roland comme d'un poëme héroïque et sérieux, dans lequel il le blâme d'avoir mêlé une fable et un conte de vieille. D'abord ce n'est point là un conte de vieille, au contraire. Ensuite ce genre de poëme n'est héroïque et sérieux que quand il plaît au poëte. Le roman épique admet tous les tons, et surtout ce ton de demi-plaisanterie que l'Arioste possède si bien, mais que l'on ne peut véritablement sentir que quand on connaît toutes les finesses et les délicatesses de la langue italienne. La preuve que Boileau ne poussait pas loin cette connaissance, c'est qu'il trouve le ton de l'Arioste sérieux, même dans cette nouvelle de Joconde 701.

Note 700: (retour) Et non pas la Joconde, comme on le dit ordinairement, et comme le dit Boileau lui-même.
Note 701: (retour) Boileau reproche aussi à l'Arioste d'avoir fait, dans un conte de cette espèce, jurer le roi sur l'Agnus Dei, et d'avoir fait une généalogie plaisante du reliquaire que Joconde reçut de sa femme en partant. Ce n'est plus ici la langue que le censeur ne connaît pas, ce sont les mœurs du pays et du siècle. En Italie, pourvu que l'on reconnût l'autorité du pape, on a toujours été très-coulant sur ces sortes d'objets.

Après l'avoir entendue, Rodomont, toujours rongé de fureur, de honte et de ressentiment, continue de marcher vers le Midi de la France, où il veut s'embarquer pour retourner dans son royaume d'Alger. L'état où il est approche de l'aliénation; peut s'en faut que, comme il ressemble à Roland par la valeur et par la force, il ne lui ressemble aussi par la folie. Il arrive auprès de Montpellier, dans un lieu retiré, mais agréable, où il trouve une petite chapelle que les désastres de la guerre avaient fait abandonner, mais voisine d'un village habité, tout auprès d'une rivière 702. Il s'arrête dans cette solitude. C'est là que l'Arioste a placé un intéressant épisode qui forme un contraste admirable avec le précédent. En mettant l'acte de vertu et de fidélité le plus sublime immédiatement après des friponneries d'amour, il a prouvé combien il était loin de penser mal des femmes, et d'imputer au sexe en général les torts particuliers que quelques individus peuvent avoir.

Note 702: (retour) C. XXVIII, st. 93.

La tendre Isabelle conduisait tristement vers Marseille, dans une bière, le corps de son cher Zerbin, tué sous ses yeux par Mandricard. Elle passe auprès de la retraite de Rodomont. Frappé de sa beauté, il veut qu'elle le venge de Doralice; il lui fait des propositions très-claires qu'elle repousse avec douceur. Ne pouvant persuader, il se prépare à employer la violence. Isabelle imagine alors un stratagême héroïque, pour se délivrer de la vie plutôt que d'être infidèle à la mémoire de Zerbin. Elle confie à Rodomont qu'elle sait composer avec des plantes une eau qui rend invulnérable. Cette composition finie, elle propose d'en faire l'épreuve sur elle-même, s'en frotte le cou, et dit à Rodomont d'y assener hardiment un coup de sabre. Il frappe, la tête tombe, et Isabelle n'est plus 703. L'Algérien, tout barbare qu'il est, se repent du sang qu'il a versé. Pour l'expier, il fait de cette chapelle un tombeau; il y place le corps d'Isabelle, fait élever à grands frais un monument prodigieux où la chapelle est renfermée, et construire sur la rivière un pont étroit où il force à combattre tout chevalier, chrétien ou sarrazin, qui veut passer. Toujours vainqueur, il suspend leurs armes en trophée autour du tombeau 704.

Note 703: (retour) C. XXIX, st. 25.
Note 704: (retour) C'est sur ce pont que Roland, devenu insensé, le rencontre. Voyez ci-dessus, p. 417, note 3.

Cependant le camp d'Agramant continue d'être en proie à la discorde. Gradasse et Roger se disputent à qui se battra le premier contre Mandricard 705. On tire au sort une seconde fois, et c'est Roger que le sort favorise. Son combat avec Mandricard est long et terrible; on tremble plus d'une fois pour Roger: rassemblant enfin toutes ses forces, il porte à son ennemi un coup mortel; mais celui-ci lui en donne, en tombant, un si violent sur la tête, qu'il y fait une profonde blessure; le vainqueur tombe évanoui à côté du vaincu; Agramant le fait porter dans sa tente, lui fait prodiguer tous les secours de l'art, et en prend lui-même le plus grand soin.

Note 705: (retour) C. XXX, st. 18.

Bradamante ignore l'état dangereux où est Roger; mais elle est tourmentée par d'autres craintes 706. La confidente qu'elle avait envoyée à sa recherche l'a rencontré lorsqu'il était encore avec Vivien, Maugis, Richardet et Marfise. L'amitié qui s'était formée entre Marfise et Roger n'a point échappé aux yeux de cette femme; il l'a chargée de remettre à sa maîtresse la lettre qu'il avait écrite 707; et Bradamante en recevant à Montauban les excuses de Roger, a su ses liaisons avec Marfise. Il n'en fallait pas davantage pour lui faire éprouver tous les tourments de la jalousie. Sur ces entrefaites Richardet, Vivien et Maugis arrivent à Montauban; Alard et Guichard y étaient déjà. Renaud, fatigué de chercher en vain Roland et Angélique, car depuis son retour d'Angleterre il n'a pour ainsi dire fait autre chose, vient se réunir un instant à sa famille, et embrasser son père Aymon, sa mère, ses frères, sa femme et ses enfants. Il repart presque aussitôt pour se rendre enfin auprès de Charlemagne, suivi de ses cousins et de ses frères, petite troupe des plus braves guerriers. La seule Bradamante reste; incertaine encore du parti qu'elle doit prendre, elle se dit malade pour se dispenser de les suivre. Elle disait vrai, ajoute le poëte; mais son mal était le mal d'amour.

Note 707: (retour) Ci-dessus, p. 427.

Cette troupe d'élite se grossit encore, en marchant vers Paris, de Guidon le Sauvage, des deux fils d'Olivier et de Sansonnet de la Mecque. Ils sont suivis de six ou sept cents hommes d'armes que Renaud entretenait toujours autour de Montauban, soldats intrépides et déterminés à le suivre jusqu'à la mort. Arrivés auprès du camp d'Agramant, Renaud les cache dans un bois en attendant la nuit 708. La nuit venue ils sortent en silence, trouvent à l'une des portes du camp la garde endormie, l'égorgent et se jettent sur les Sarrazins en criant: Renaud! Montauban! et au son éclatant et subit des clairons et des trompettes. Charlemagne prévenu dans Paris de cette attaque nocturne, sort avec des troupes choisies, attaque de son côté les ennemis, et en fait un grand carnage. Les Sarrazins sont mis en pièces. Agramant se sauve à la hâte, et se retire vers Arles avec les débris de son armée 709.

Note 708: (retour) C. XXXI, st. 50.

Espérant encore y soutenir la guerre, il expédie en Afrique l'ordre de lui envoyer des renforts. Marsile en fait venir d'Espagne. Agramant appelle à Arles tous les chefs qui peuvent l'y venir joindre. Rodomont, quelque chose qu'on fasse auprès de lui, refuse de quitter son pont et son tombeau. Marfise, au contraire, n'attend pas qu'on la prie; dès qu'elle apprend la déroute d'Agramant, elle vient le trouver à Arles. Depuis sa sortie du camp devant Paris, elle s'était tenue éloignée de l'armée; elle n'y venait plus que pour voir Roger, retenu dans sa tente par les suites de son combat; elle passait auprès de lui les jours entiers, et retournait le soir dans sa retraite. Malgré les menaces qu'elle avait faites en emportant Brunel, elle n'avait pu se résoudre à le pendre; elle le ramène avec elle, et le remet généreusement entre les mains du roi d'Afrique. Agramant enchanté de son retour, et touché de cet acte de générosité, ne veut pas demeurer en reste, et par politesse pour Marfise, il fait pendre par le bourreau le petit roi de Tingitane 710.

Note 710: (retour) C. XXXII, st. 8.

Bientôt de tristes nouvelles parviennent à Bradamante. Avec le combat de Roger et ses blessures, elle apprend les assiduités de Marfise auprès de lui 711. Marfise et Roger, lui dit-on, ne se quittent plus; ils doivent s'épouser dès que Roger sera guéri: c'est le bruit général de l'armée. Bradamante est au désespoir. Elle ignore la défaite d'Agramant, et qu'il s'est retiré loin de Paris. Elle s'arme, prend la lance d'or qu'Astolphe lui a laissée, et dont elle ignore, ainsi que lui, la vertu magique, part de Montauban, et se met seule en chemin vers Paris. Elle veut aller accabler Roger de reproches, et se venger de Marfise. Elle ne manque pas, chemin faisant, de faire diverses rencontres, et de courir des aventures chevaleresques. La plus remarquable est celle du château fort de Tristan 712, où, d'après une loi établie, elle fait coucher dehors, pendant la nuit et sous la pluie, trois rois du Nord qu'elle a renversés à coups de lance. Elle y fait aussi lever de table une très-belle dame islandaise venue avec eux, et qu'un tribunal, composé de femmes et de deux vieillards, juge lui céder en beauté. La loi veut que la moins belle sorte non-seulement de table, mais du château. Le temps qu'il fait afflige autant la dame d'Islande que la sentence l'humilie; mais Bradamante, toujours aussi généreuse et aussi bonne qu'elle est intrépide et qu'elle est belle, prend la défense de celle qu'elle a vaincue, et plaide si éloquemment sa cause qu'elle la gagne. La dame reste; on soupe gaiement dans une salle ornée de belles peintures prophétiques, où l'enchanteur Merlin a fidèlement représenté les guerres des Français en Italie depuis Pharamond jusqu'à François Ier.

Note 712: (retour) St. 65 et suiv.

Bradamante, après une nuit agitée, comme le sont toutes les siennes depuis qu'elle croit Roger infidèle, sort du château et reprend le chemin de Paris. Elle apprend la défaite d'Agramant et sa retraite vers Arles; sûre que Roger est avec lui, elle y tourne ses pas. En approchant d'Arles, elle est instruite que Rodomont, dont on lui conte toute l'histoire, a fait prisonniers plusieurs chevaliers français: elle se détourne de sa route, va le défier sur son pont, lui reproche la mort d'Isabelle, et lui déclare que c'est une femme qui se présente pour la venger 713 Les conditions du combat sont que si elle est abattue, elle sera aussi sa prisonnière, mais que si elle l'abat, il mettra en liberté tous ses prisonniers; de plus, il lui remettra ses armes qu'elle suspendra, en expiation, au mausolée, après en avoir détaché toutes les autres. Rodomont accepte. Ses prisonniers, il est vrai, ont été envoyés en Afrique 714, mais si, par un hasard impossible, il est vaincu, il ne faudra pour les délivrer que le temps d'envoyer quelqu'un les chercher dans ses états; il en expédiera l'ordre sur-le-champ. L'orgueilleux se croit sûr de la victoire; mais la lance d'or, comme à l'ordinaire, le renverse du premier coup. Rodomont reste quelque temps à terre, frappé d'étonnement et de stupeur. Il se relève sans dire un mot, fait quelques pas, arrache ses armes, les jette loin de lui, ordonne à un de ses écuyers d'aller en Afrique délivrer les chevaliers français, s'éloigne, disparaît, et va cacher sa honte loin des humains, dans une caverne obscure 715.

Note 713: (retour) C. XXXV, st. 43.
Note 714: (retour) On verra plus bas ce qu'ils sont devenus, et à quoi, dès ce moment, le poëte les destine, sans paraître y songer.

Bradamante arrive enfin à Arles. Agramant y était avec son armée. Elle fait avertir Roger qu'un chevalier le défie au combat, pour lui prouver qu'il est un traître et qu'il lui a manqué de foi 716. Tandis que Roger se prépare à descendre dans la plaine, et qu'il se perd en conjectures sur le nom de l'ennemi qui ose le défier, d'autres chevaliers demandent au roi Agramant la permission d'aller combattre. Serpentin, Grandonio, Ferragus, y vont l'un après l'autre; Bradamante les abat sans la moindre peine, aide chacun d'eux à remonter sur son cheval, et ne leur impose d'autre loi que d'aller dire dans la ville que c'est un plus fort et un plus brave qu'eux qu'elle attend. «Je ne vous refuse pas, dit-elle à Ferragus, mais j'en aurais préféré un autre.--Et qui? demande Ferragus; elle répond: Roger; et à peine peut-elle prononcer ce nom; et en le prononçant, une couleur aussi vermeille que la rose se répand sur son charmant visage.» Trait délicieux de nature et de sentiment, qui rappelle toujours que cette redoutable guerrière est une jeune fille belle et sensible. Une autre guerrière qui n'a point ces faiblesses aimables, Marfise vient ensuite; elle est désarçonnée jusqu'à trois fois 717. Pendant ce temps-là, des guerriers sarrazins sortent en foule d'Arles, et des guerriers chrétiens campés à peu de distance sortent aussi de leur camp. Bientôt le combat s'engage entre eux. Roger paraît enfin; Bradamante l'attaque, mais d'un bras faible, et lui qui l'a reconnue se défend de même; il ne sait à quoi attribuer la fureur dont elle paraît animée. Enfin, il crie à Bradamante qu'il la prie en grâce de l'entendre. Ils se retirent de la mêlée, et se rendent dans un bois de cyprès, au milieu duquel est un tombeau en marbre blanc 718.

Note 717: (retour) C. XXXVI, st. 20.

Marfise les voit de loin; elle croit qu'ils n'ont d'autre intention que de finir leur combat; elle les suit et arrive presqu'en même temps qu'eux. Bradamante ne doute point que ce ne soit l'amour qui la conduise. Furieuse, elle jette sa lance, met l'épée à la main et se précipite sur Marfise. Leurs épées ne suffisent pas: elles s'attaquent avec leurs poignards. Roger s'efforce de les séparer; il saisit d'un bras vigoureux Marfise, qui se met en colère, lui reproche de lui avoir arraché la victoire, reprend son épée, et fond sur lui à son tour. Il se défend, reçoit un coup très-rude sur la tête, se met aussi lui en fureur, et d'un coup qu'il adressait à Marfise enfonce son épée très-avant dans le tronc de l'un des cyprès dont ce bois est planté 719.

Aussitôt, la terre tremble, une voix sort du tombeau et leur crie: «Cessez de vous combattre; toi Roger et toi Marfise, vous êtes frère et sœur.» Ils s'arrêtent, la voix continue; elle leur apprend la mort funeste de Roger leur père, celle de leur mère Galacielle 720, et comment lui Atlant (car c'est ce vieux magicien dont on entend la voix), les avait transportés sur le mont de Carène, et les avait fait allaiter par une lionne. Marfise lui fut enlevée encore enfant par des Arabes; il avait continué d'y élever Roger. Long-temps il avait espéré le soustraire au mauvais sort qui lui était prédit; voyant enfin tous ses efforts inutiles, il en était mort de douleur; il s'était élevé lui-même ce tombeau, où il attendait que leur arrivée, qu'il avait prévue, lui fournît l'occasion de les instruire de leur destinée.

Note 720: (retour) Voyez ci-dessus, p. 325 et 334.

La voix se tait, Roger et Marfise s'embrassent. Le frère instruit la sœur de son amour pour Bradamante, de leurs engagements, de leurs projets. Les deux guerrières font la paix et se jurent une sincère amitié. Roger, qui était très-instruit de sa généalogie, la leur conte rapidement, depuis Hector jusqu'à Roger second son père; et c'est, il faut l'avouer, plus à l'orgueil de la maison d'Este, qu'au plaisir du lecteur que l'Arioste a songé dans ces retours fréquents sur une antiquité fabuleuse.

Il tire cependant parti de la fin de ce récit pour la suite de son action. Il en résulte non-seulement que depuis Constantin les aïeux de Roger et de Marfise ont été chrétiens, mais que leur père et leur mère ont péri par les embûches et les cruautés du père, de l'aïeul et de l'oncle d'Agramant 721. Marfise veut se rendre sur-le-champ à l'armée du roi Charles, recevoir le baptême et ne plus combattre que pour la foi de ses aïeux. Roger voudrait en faire autant; mais avant tout Agramant a reçu son serment de fidélité. C'est ce roi qui l'a armé chevalier; il l'a comblé d'honneurs et de bienfaits; il est tombé dans le malheur; ce n'est pas là le moment de le quiter. Il restera donc auprès de lui jusqu'à ce que le cours des événements l'ait dégagé de sa parole et lui permette d'obéir au penchant de son cœur. Bradamante et Marfise n'ont rien à répondre: elles connaissent trop les lois de l'honneur. Après une aventure épisodique qui les arrête peu de temps 722, Roger les quitte et revient à Arles, tandis qu'elles se rendent au camp de Charlemagne qui marche à l'ennemi pour achever sa défaite et en purger enfin la France.

Note 721: (retour) C. XXXVI, st. 76.
Note 722: (retour) Celle de Marganor et des trois femmes à qui ce brigand avait coupé les jupes. C. 37, st. 26 et suiv.

Un de ses paladins, éloigné depuis long-temps de son armée, le servait alors dans des pays lointains plus utilement que s'il ne l'eût pas quitté. Astolphe, que nous avons laissé s'élevant en l'air sur l'Hippogryphe, lorsqu'il se fût séparé de Bradamante après la destruction du château magique d'Atlant 723, voyagea quelque temps sans but et seulement pour son plaisir. Il parcourut la France et l'Espagne, passa en Afrique et remonta jusqu'en Éthiopie. Là régnait le puissant roi Senape, le plus riche de tous les rois. Astolphe descend dans son empire et va le visiter à sa cour. Senape était aveugle par une punition divine, et de plus affamé par les Harpies. On a reproché à l'Arioste cette imitation de Virgile et d'Ovide: quoi qu'il en soit de ce reproche, après qu'Astolphe a mis en fuite les Harpies par les sons redoublés de son terrible cor, qu'il les a poursuivies dans l'air et forcées de se précipiter dans une caverne, au pied d'une montagne où est l'entrée des enfers; après qu'il a bouché cette caverne avec de grosses pierres, pour que les Harpies n'en sortent plus, il s'élève sur l'Hippogryphe jusqu'au sommet de la montagne 724.

Note 723: (retour) C. XXXIII, st. 96 et suiv.
Note 724: (retour) C. XXXIV, st. 48.

Il y trouve une plaine charmante et des jardins enchantés: c'est le paradis terrestre. Un vieillard vénérable et très-poli lui fait le plus gracieux accueil, et ce vieillard est l'évangéliste S. Jean. L'auteur conclut d'un passage de l'Évangile que cet apôtre ne devait pas mourir, et il le place avec Énoch et Élie dans ce beau séjour, où ils attendent la seconde venue du Messie 725. Quoique l'Arioste ne passe pas pour un docteur très-grave en ces matières et qu'il soit un peu singulier de voir saint Jean figurer dans un poëme après Joconde, les bulles données par deux papes en faveur du Roland furieux nous autorisent à croire que tout cela est parfaitement orthodoxe.

Note 725: (retour) Ibid., st. 59.

Astolphe ignorait encore que son cousin Roland était devenu fou; l'apôtre le lui apprend. Il ajoute que c'est Dieu qui lui a envoyé cette infirmité pour le punir d'avoir trop aimé une païenne, ennemie de la foi dont il était le défenseur. Mais trois mois de folie suffisent pour expier son erreur; Dieu lui-même a fixé ce terme, et c'est sa volonté toute-puissante qui a conduit Astolphe sur la montagne du paradis, pour y apprendre les moyens de rendre au comte d'Angers son bon sens. Mais il lui reste un autre voyage à faire. Ce n'est point dans la paradis terrestre que se trouve le remède à ce mal, c'est dans la Lune. Le char d'Élie est là tout prêt pour y transporter Astolphe et son guide. Ils y montent; et sans trop s'arrêter à considérer les merveilles du monde lunaire, il vont droit à une vallée où se trouve rassemblé avec ordre tout ce qui se perd confusément dans celui-ci, non-seulement les sceptres, les richesses et les autres vanités que donne et qu'enlève la Fortune, mais celles mêmes sur lesquelles elle n'a point de prise, les réputations fragiles, les vœux et les prières adressés à Dieu par nous autres pécheurs, les larmes et les soupirs des amants, le temps que l'on emploie au jeu, le loisir des ignorants, les vains projets, les vains désirs, enfin tout ce qu'il y a d'inutile ou de perdu sur la terre. Il serait trop long d'en achever ici l'énumération piquante et variée. Elle finit par ce joli trait:

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