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Histoire littéraire d'Italie (4/9)

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Là, tout se trouve enfin, excepté la folie,

Qui nous reste ici-bas, pour n'en sortir jamais 726.

Note 726: (retour)

Sol la puzzia non v'è, poca nè assai,

Chè sta quaggiù, nè se ne parte mai.

(Ibid., st. 81.)

Le paladin et l'apôtre arrivent au magasin du bon sens. Il y en a une masse aussi haute qu'une montagne. Ce sont des fioles bien fermées, remplies d'une liqueur subtile et qui s'évapore facilement. Les unes sont plus grosses, les autres moins, selon le volume du bon sens qu'elles renferment. Celle du comte d'Anglante est la plus forte de toutes. On lit dessus en grosses lettres: Bon sens du paladin Roland. Astolphe la met à part pour l'emporter avec lui. Toutes les autres ont aussi leurs étiquettes. Astolphe y trouve les fioles de beaucoup de gens qu'il avait crus fort sages, et surtout qui se croyaient tels. L'Arioste n'oublie ni les astrologues, ni les sophistes, ni les poëtes; mais ce qu'Astolphe attendait le moins, c'est qu'il y trouve aussi une partie de son bon sens. L'auteur de l'obscure Apocalypse 727 (ce sont les propres mots du texte), lui permet de prendre sa fiole; il l'ouvre, respire avidement tout ce qu'elle contient; et depuis ce temps, à peu de chose près, ce fut, de l'aveu de Turpin, un homme parfaitement sage.

Note 727: (retour) Lo scrittor dell'oscura Apocalisse. (St. 86.)

Avant de quitter le globe de la lune, l'apôtre le conduit à un palais situé sur le bord d'un fleuve. C'est le palais des Parques; elles y filent les destinées des mortels. Les quenouilles sont de soie, de lin, de coton ou de laine de diverses couleurs, les unes obscures et les autres éclatantes. Sur chacune est inscrit le nom de celui à qui elle doit appartenir. La quenouille la plus belle, de la plus fine soie et de la couleur la plus brillante, porte le nom d'Hippolyte d'Este, et ce n'est pas sans doute à ce trait délicat de flatterie que pensait le cardinal quand il se servit de l'expression inconvenante que je n'ai osé redire après lui 728. Un vieillard agile, qui ne se repose jamais, enlève toutes ces inscriptions. Dirigeant son vol le long du cours du fleuve, il les y laisse tomber sans cesse, et en va prendre de nouvelles qu'il y fait pleuvoir encore 729. La plus grande partie est submergée, et sur cent mille qui vont au fond, à peine y en a-t-il une qui surnage.

Note 728: (retour) Ci-dessus, p. 357.
Note 729: (retour) C. XXXV, st. 12.

Des troupes de corbeaux, de vautours avides et d'autres oiseaux de proie, volent au-dessus du fleuve, en poussant des cris aigus et discordants, guettent le moment où le vieillard jette et disperse ces noms, et les saisissent dans leur bec ou dans leurs griffes; mais ils ne peuvent les porter loin. Les écriteaux retombent dans le fleuve et ne s'y enfoncent que plus vite et plus avant. Parmi tous ces oiseaux on aperçoit deux cygnes blancs comme la neige; eux seuls portent où ils veulent les noms qu'ils ont choisis. En dépit du malin vieillard qui veut noyer tous ces noms dans le fleuve, ils en sauvent quelques-uns. Ils les portent vers un temple qui s'élève sur une colline à quelque distance du fleuve. Une belle nymphe sort de ce temple en voyant approcher les deux cygnes. Elle va prendre dans leur bec les noms qu'ils apportent, et revient les afficher dans le temple, où ils restent pour toujours consacrés à la Déesse.

Saint-Jean explique à Astolphe toute cette ingénieuse allégorie. «Ce fleuve est le fleuve d'Oubli; ce vieillard est le Temps qui y précipite les noms des hommes; ces oiseaux sont les courtisans, les flatteurs, les délateurs et les bouffons qui vivent dans les cours, et y sont beaucoup mieux accueillis que l'homme de talent et l'honnête homme 730; ces deux cygnes sont les poëtes qui peuvent seuls sauver de l'oubli les noms des hommes, et les rendre immortels.» Là-dessus le bon évangéliste se met à faire l'éloge des poëtes, et de leur influence sur la gloire et sur la renommée. Il parle avec action, il s'enflamme, et pour excuser la chaleur qu'il met dans son discours, il ajoute:

J'aime fort les auteurs, et dois penser ainsi,

Car chez vous autrefois je fus auteur aussi 731.

Note 730: (retour)

Che vivono a le corti, e che vi sono,

Più grati assai che'l virtuoso e'l buono.

(Ibid. st. 20.)

Note 731: (retour)

Gli scrittori amo, e fo il debito mio,

Ch'al vostro mondo fui scrittore anch'io.

(St. 28.)

Deux stances après, le poëte laisse Astolphe dans le ciel, et redescend sur la terre, pour nous ramener à Bradamante et à la suite de ses exploits et de ses amours.

Ce trait est encore un de ceux qu'assurément la Sorbonne, de prohibitive mémoire, n'eût point laissé passer dans un poëme français, mais qui, en Italie, le pays du monde cependant où l'on devait s'y connaître le mieux, n'ont jamais été regardés que comme des plaisanteries fort innocentes.

Redescendu sur la montagne du paradis, avec Astolphe qui emporte la fiole du bon sens de Roland 732, l'évangéliste lui fait connaître une herbe qu'il lui suffira d'appliquer sur les yeux du roi Senape, pour lui faire recouvrer la vue. Engagé par ce service et par le premier qu'Astolphe lui a rendu en le délivrant des Harpies, Senape lui fournira une forte armée pour attaquer les états d'Agramant. Le paladin quitte enfin son guide, et revient sur l'Hippogryphe à la cour du roi d'Éthiopie. Il le guérit de sa cécité. Senape, par reconnaissance, lui donne toutes les troupes qu'il lui demande et cent mille hommes de plus. Mais dans cette innombrable armée, il n'y a point de cavalerie, faute de chevaux. Astolphe se sert, pour en créer, d'un moyen très-économique. Du haut d'une montagne, où il s'est mis en prière, il jette des pierres dans la plaine. Ces pierres se changent en chevaux tout équipés; et quatre-vingt mille 733 cent deux pitons sont ainsi changés en cavaliers, dans un seul jour.

Note 732: (retour) C. XXXVIII, st. 24.
Note 733: (retour)

Ottanta mila, cento e due in un giorno

Fè di pedoni Astolfo cavalieri.

(St. 35.)

Tout cela est conté avec un sérieux très-comique; et dans la stance précédente, après avoir peint le paladin faisant à genoux sa prière, le poëte s'écrie plus sérieusement encore:

O quanto, a chi ben crede in Cristo, lece!

Si je ne pas craignais d'ennuyer, je rappellerais encore ici, mais seulement comme une singularité remarquable, les bulles de Léon X et de Clément VII.

Cette armée se met aussitôt en campagne, entre dans les riches états d'Agramant, et y met tout au pillage. Il reçoit en France ces tristes nouvelles; il veut repasser en Afrique; mais avant de partir, il fait proposer à Charlemagne de vider leur querelle par un combat singulier entre les deux guerriers les plus braves des deux armées. Charles choisit Renaud, et Agramant Roger. Celui-ci, tout fier qu'il est de cet honneur, est au désespoir d'être obligé de se battre contre le frère de sa maîtresse. Le poëte nous fait entrevoir dans cette situation nouvelle un grand intérêt pour la suite de cette partie de son action; mais une autre partie qu'il a suspendue le rappelle en Afrique; il nous y ramène avec lui.

Astolphe à la tête d'une armée qui aurait suffi, dit l'Arioste, pour conquérir sept Afrique 734, continuait à ravager les états d'Agramant. Il veut, de plus, délivrer la Provence des Sarrazins qui y avaient réuni toutes leurs forces. Il lui faut une flotte. On vient de voir comment il s'était fait une cavalerie nombreuse; il crée à peu près de même une armée navale; il jette à pleines mains dans la mer, des feuilles de laurier, de palmier et de cèdre; et ces feuilles se changent en vaisseaux. Le poëte félicite avec raison le petit nombre d'hommes à qui le ciel permet de faire de si grandes choses à si peu de frais 735.

Note 734: (retour) C. XXXIX, st. 25.
Note 735: (retour)

O filici, dal ciel ben dilette alme,

Grazia che Dio raro a' mortali infonde!

(St. 26.)

Voyez l'avant-dernière note.

Tandis que cette flotte, pourvue de tous ses équipages, attend un bon vent, le hasard amène au milieu des vaisseaux celui qui portait les prisonniers français qu'on se rappelle que Rodomont avait envoyés en Afrique 736. Le vent l'avait écarté du port d'Alger où le pilote voulait entrer, et il ne s'aperçut qu'il était au milieu d'une flotte ennemie que lorsqu'il n'était plus temps. Dans ce vaisseau se trouvaient Brandimart, Sansonnet, Olivier et plusieurs autres paladins qui se réunirent avec joie au bon Astolphe. Il avait délivré, peu de jours auparavant, par un échange, Dudon, fils d'Oger le Danois, depuis long-temps prisonnier en Afrique. Tous ces braves étaient rassemblés, lorsqu'un bruit soudain se fait entendre. Le trouble se répand parmi le camp sur le rivage. Un homme furieux, seul et nu, cause tout ce tumulte 737. Armé d'un énorme bâton, il a osé attaquer l'armée. Il a déjà tué plus de cent soldats; les autres n'osent plus le combattre que de loin et avec des flèches.

Note 736: (retour) Voyez ci-dessus, p. 441, et note 2.
Note 737: (retour) C. XXXIX, st. 26.

Astolphe et les autres paladins accourent au bruit: ils voient cet insensé; et à sa force prodigieuse, et à ce qu'on pouvait encore distinguer de ses traits, ils reconnaissent le malheureux comte d'Anglante. C'était en effet Roland qui, ayant passé, comme on l'a vu 738, le détroit de Gibraltar, suivait la côte d'Afrique, et qui, conservant son intrépidité au milieu de sa folie, dès qu'il avait aperçu une armée, s'était déterminé à l'attaquer. Les chevaliers, ses frères d'armes et ses amis, ne peuvent retenir leurs larmes en le voyant dans un si déplorable état; mais il faut le guérir et non le pleurer. Astolphe va chercher dans sa tente la fiole qui renferme le bon sens du comte d'Angers. Les autres l'environnent avec adresse, et le serrent de si près, tous à la fois, qu'ils parviennent à le saisir, à lui passer des cordes aux bras et aux jambes, et enfin à le faire tomber. Alors ils se jettent sur lui, attachent fortement tous ses membres, et le mettent hors d'état de se défendre. On le porte au bord de la mer, on le lave de toute la fange dont il est couvert. Astolphe vient à bout de placer la fiole de manière que Roland la respire d'un trait. A l'instant il redevient aussi raisonnable qu'il l'ait jamais été. Son amour disparaît en même temps que sa folie 739. On lui donne des vêtements et des armes; il ne songe plus qu'à servir sa patrie, et à la délivrer de ses ennemis. L'armée navale cingle vers les côtes de Provence; l'armée de terre assiége Biserte, capitale des états d'Agramant. Astolphe la commande, et Roland est avec lui.

Note 738: (retour) Ci-dessus, p. 418.

Cependant le combat avait commencé en France entre Roger et Renaud 740. Le premier ne pouvait s'empêcher de ménager l'autre, et se défendait mollement. La sage Melisse vient mettre fin à cette lutte inégale. Elle trompe Agramant par de fausses apparences, le pousse à rompre le pacte qu'il a fait et à livrer aux chrétiens une bataille générale. Les deux champions sont séparés par la foule des combattants. Agramant est vaincu encore une fois. Il rentre avec peine dans Arles 741; et, de là, ayant fait embarquer les faibles restes de son armée, dont il a perdu plus des trois quarts en France, il met à la voile pour retourner en Afrique.

Note 740: (retour) C. XXXIX, ci-dessus, p. 453.
Note 741: (retour) St. 66 et suiv.

Le malheur qui le poursuit veut qu'il rencontre en pleine mer la flotte créée par Astolphe et commandée par le brave Dudon. Attaqués à l'improviste pendant la nuit, ses vaisseaux sont tous brûlés, pris ou coulés à fond. Après tant de combats sur terre, ce combat naval et nocturne offre un nouveau spectacle et une riche variété. Les couleurs n'en sont pas moins vigoureuses, moins chaudes, ni moins terribles 742. Agramant a beaucoup de peine à se sauver dans un esquif, accompagné du sage Sobrin. Il passe à travers la flotte victorieuse, et arrive à la vue de terre au moment où Biserte, sa capitale, est prise d'assaut par l'armée d'Astolphe, et mise à feu et à sang. Agramant qui voit de loin la flamme, ne peut que gémir et se désespérer. Il veut se tuer; Sobrin l'arrête, et lui redonne encore quelque espoir. Tout à coup une tempête horrible s'élève, le repousse loin du rivage, et le jette dans une petite île déserte 743.

Note 742: (retour) Même chant, st. 81, jusqu'à la fin. Le poëte s'interrompt alors, et commence le chant XL, en rappelant au duc Alphonse une petite action assez chaude que ce duc avait soutenue contre des bâtiments vénitiens qui avaient remonté le Pô, et qu'Alphonse força de redescendre. Il revient à son sujet, st. 6.
Note 743: (retour) Ibid., st. 45.

Gradasse, roi de Sericane, venait d'y aborder dans une autre barque. Après avoir agité entre eux plusieurs projets, ayant appris comment les choses se sont passées à Biserte, et quels sont les guerriers qui l'ont détruite, ils s'arrêtent au dessein d'envoyer défier Roland de venir, lui et deux autres chevaliers chrétiens, se mesurer avec eux trois dans l'île de Lipaduse, entre la côte d'Afrique et l'île où ils ont abordé. Roland accepte avec joie. Il choisit pour second son cousin Olivier, et le plus cher de ses amis, Brandimart. Ils montent tous trois sur une barque, et arrivent d'un côté à Lipaduse, en même temps que leurs adversaires y arrivent de l'autre côté 744. Voici encore un combat, mais plus terrible que tous les autres, et qui a un caractère particulier. Ce n'est point un triple duel, c'est un combat mêlé et à outrance entre ces six redoutables champions, qui font, dans une petite île déserte et ignorée, des prodiges de valeur dignes des regards de toute la terre. Brandimart est tué 745, Olivier grièvement blessé; mais à la fin Roland reste vainqueur 746. Il tue Agramant et Gradasse. Sobrin était étendu près d'Olivier, baigné dans son sang et presque sans vie; Roland fait panser ses blessures, et prend de lui autant de soin que d'Olivier même. Il ne peut se réjouir de sa victoire, ni se consoler de la mort de son cher Brandimart 747.

Note 744: (retour) L'Arioste les y quitte encore, st. 61, et nous laisse dans l'attente jusqu'à la st. 36 du c. XLI, où, après nous avoir instruit de la manière dont les trois chevaliers étaient armés, il les fait descendre à terre, et peint les préparatifs du combat; mais notre attente est encore trompée; il s'interrompt de nouveau, pour aller retrouver Roger, et ce n'est qu'à la st. 68 que le combat commence enfin.
Note 746: (retour) C. XLII, st. 7 et suiv.

Pendant que cela se passe en Afrique, Roger n'ayant pu en France terminer son combat avec Renaud, ni empêcher la défaite totale de l'armée d'Agramant, croit toujours qu'il est de son devoir de s'attacher à lui jusqu'à la fin, et de le suivre, s'il n'a pu l'accompagner dans sa fuite. Après quelques aventures, car jamais un des héros de l'Arioste ne fait route sans en trouver, il s'embarque pour l'Afrique 748. La même tempête qui a repoussé Agramant attaque le vaisseau où est Roger. Elle le pousse vers des rochers où il va se briser: point d'autre moyen de salut que de se précipiter dans les flots, et de nager vers ces rochers 749. Tout en nageant, Roger se rappelle la promesse qu'il a faite tant de fois de se faire chrétien; il le promet de nouveau, et cette fois du fond du cœur 750. Arrivé seul dans cette île déserte, il y trouve un saint ermite à qui sa venue était annoncée. L'ermite lui reproche ses trop longs délais, lui en fait voir le danger, le persuade, le baptise, et, doué du don de prophétie, lui prédit encore une fois les destinées qui l'attendent et la gloire de ses descendants 751.

Note 748: (retour) C. XLI, st. 7.
Note 750: (retour) Il craint, dit le poëte, que J.-C. ne se venge de lui, et que pour s'être si peu soucié d'être baptisé dans l'eau épurée, quand il en avait le temps, il ne le soit dans l'onde amère et salée:

Teme che Christo ora vendetta faccia,

Che poi che battezar nell'acque mondo,

Quando ebbe tempo, si paco gli calse,

Or si battezzi in queste amore e salse.

(St. 47.)

Note 751: (retour) St. 61 et suiv.

Renaud de son côté, tout-à-fait guéri de son amour pour Angélique, et ayant trouvé, par une rencontre heureuse et imprévue, dans la fontaine de la Haine, le remède contre les effets de celle de l'Amour 752, ne songeait plus qu'à retrouver Roland, dont il avait appris la maladie et la guérison. Le bruit de son combat à Lipaduse avait passé la mer; Renaud l'y veut aller trouver. Il traverse une partie de l'Italie. S'il ne court pas beaucoup d'aventures, il en entend raconter tantôt dans une hôtellerie, et tantôt dans une barque. L'histoire de la Coupe enchantée 753, celle du petit Chien qui secoue de l'or et des pierreries 754 amusent le paladin voyageur; et imitées par notre bon La Fontaine, elles ont amusé plus d'une fois parmi nous ceux mêmes qui les connaissaient dans l'Arioste. Enfin Renaud fait voile vers l'île de Lipaduse, où il trouve Roland occupé, au milieu de sa victoire, à pleurer son cher Brandimart 755. Ils passent ensemble en Sicile pour lui faire des funérailles dignes de lui 756. Olivier était avec eux, encore languissant de ses blessures. Ils cherchaient pour lui un médecin habile; on leur indique le saint ermite qui avait recueilli Roger 757. Ils se font conduire sur son rocher dans une barque. L'ermite se met en prières, bénit le malade et le guérit. Sobrin qui les accompagnait, et qui était encore plus malade qu'Olivier, témoin de ce miracle, est touché de la Grâce, demande le baptême, le reçoit, et recouvre au même instant toute sa première vigueur.

Note 752: (retour) C. XLII, st. 63.
Note 753: (retour) C. XLIII, st. 11 à 46.
Note 754: (retour) St. 72 à 143.
Note 755: (retour) St. 151 et suiv.
Note 756: (retour) Elles sont simples et touchantes; les regrets de Roland sont exprimés avec une éloquence naturelle, très convenable à son caractère, qu'il a retrouvé tout entier depuis qu'il est guéri de son amour.
Note 757: (retour) St. 187 et suiv.

Roger était encore dans l'ermitage. L'ermite le fait connaître pour ce qu'il est aux paladins de France, qui, sachant qu'il s'est fait chrétien, lui font le meilleur accueil 758. Renaud surtout conçoit pour lui une véritable amitié. Il avait eu, les armes à la main, des preuves de sa valeur; il savait d'ailleurs que son jeune frère Richardet lui devait la vie; instruit par l'officieux ermite de son amour pour Bradamante, il lui donne, devant tous, sa parole que sa sœur n'aura jamais d'autre époux 759. Ils s'embarquent enfin pour la France et arrivent à Marseille. Ils y sont joints par Astolphe, qui, ayant terminé tout ce qu'il avait à faire en Afrique, était remonté sur l'Hippogryphe, et s'était abattu sur les côtes de France, à Marseille même, où il met définitivement en liberté sa monture aérienne 760.

Note 759: (retour) C. XLIV, st. 11.

Charlemagne était à Arles depuis l'entière défaite des Sarrazins et la fuite d'Agramant. Il fait la réception la plus honorable aux destructeurs de Biserte. Roger lui est présenté; sa sœur Marfise, Bradamante et lui sont enchantés de se voir réunis. On croit le roman et le poëme près de finir, quand un nouvel incident en renoue avec plus de force l'intrigue principale. On a déjà vu la preuve de ce que je crois avoir fait observer le premier, qu'en dépit du titre, ce n'est point la folie ou la fureur de Roland qui est le sujet du poëme, que ce n'est point lui qui en est le héros. Maintenant que les deux autres principales actions sont terminées, que Roland a recouvré sa raison, que les Sarrazins sont chassés de France et que leurs rois ont porté la peine de leur folle entreprise, on va voir plus clairement qu'on ne l'a fait encore que le vrai héros du poëme est Roger, et que son union avec Bradamante en est le véritable sujet.

Renaud fait part au duc Aymon son père des engagements qu'il a pris pour sa sœur avec Roger 761. Le vieux duc est fort en colère: il l'a engagée de son côté avec Léon, fils de l'empereur Constantin Copronyme. Sa femme Béatrice et lui veulent absolument que leur fille soit impératrice. La sensible Bradamante se désespère. Roger forme le dessein d'aller défier au combat ce Léon, cet Auguste, ce fils d'un empereur grec, de les détrôner son père et lui, et de se rendre ainsi, aux yeux mêmes des parents de sa maîtresse, digne d'être son époux. Bradamante n'ose opposer à ses parents aucune résistance, mais elle va trouver Charlemagne, et obtient de lui qu'il ordonne qu'aucun chevalier ne puisse obtenir sa main, à moins qu'il ne l'ait vaincue en combat singulier. Aymon et Béatrice, mécontents de cet ordre sollicité par leur fille, la renferment dans un château fort, entre Perpignan et Carcassonne. Bradamante se soumet à ses parents avec autant de respect et de modestie qu'une jeune fille qui ne les aurait jamais perdus de vue 762. Cette peinture de mœurs est admirable. Quoiqu'elle soit idéale, on sent qu'elle est de la plus grande vérité, tant il y a de différence en poésie, de l'idéal à ce qui n'est que fantastique. Bradamante devient plus intéressante que jamais au moment où elle et Roger occupent presque seuls la scène. L'Arioste a fort bien senti que la destinant à servir de tige à l'illustre maison d'Este, il devait réunir en elle, dans la vie domestique, toutes les vertus et toute la sensibilité de son sexe à l'éclatante valeur qu'elle fait briller dans les combats. Intrépide et chaste comme Marfise, elle est aussi tendre amante, fille aussi obéissante et aussi timide que si jamais elle n'eût quitté le toit paternel.

Note 762: (retour) Ibid., st. 39 à 74.

Roger part pour exécuter son entreprise. Il trouve auprès de Belgrade l'empereur Constantin à la tête d'une armée, qui veut reprendre cette ville sur les Bulgares 763. Les deux armées sont aux mains, et si peu égales en nombre que les Grecs sont quatre contre un. Léon, fils de l'empereur, tue de sa main le roi des Bulgares, qui sont mis en déroute et fuient de toutes parts. Roger se met à leur tête, les ramène au combat, et parvient, malgré la supériorité du nombre, à repousser les Grecs. Léon qui lui voit faire de tels prodiges, l'admire sans le connaître et se prend d'une forte amitié pour lui. Les Bulgares, après la bataille, veulent pour chef et pour roi celui qui la leur a fait gagner; mais il refuse toute espèce de titre jusqu'à ce qu'il ait arraché la vie au fils de Constantin. Il se met à sa poursuite, non plus à la tête d'une armée, mais seul, en simple chevalier 764.

Il arrive dans une ville et descend dans une auberge où, à ses armes et à son bouclier sur lequel était peinte une licorne, il est reconnu pour le guerrier qui avait arraché la victoire des mains de l'empereur, et détruit une partie de son armée. Le commandant de la ville le fait arrêter dans son lit pendant son sommeil, le fait mettre en prison, et en donne avis à l'empereur 765. Léon, ferme dans les sentiments qu'il a conçus pour Roger, espère tirer parti de la position critique où il se trouve pour obtenir son amitié. Mais Roger avait tué dans le combat le fils de Théodora, sœur de Constantin; elle sollicite sa mort, et la demande avec tant d'instance que l'empereur ne peut la refuser. Roger est livré à cette mère vindicative. Il est jeté dans un cachot souterrain, chargé de fers, et menacé du plus honteux et du plus cruel supplice.

Note 765: (retour) C. XLV, st. 10 et suiv.

Cependant Charlemagne avait, suivant sa promesse, fait publier dans tout son empire que celui qui voudrait obtenir Bradamante devait se présenter les armes à la main pour la combattre 766. Aymon et Béatrice sont forcés de céder à l'autorité de l'empereur et de ramener leur fille à la cour. Roger n'y était plus: elle ne sait à quoi attribuer son absence, et tombe dans de nouvelles perplexités. Elle était loin de soupçonner le péril qu'il courait alors. La cruelle Théodora pressait son supplice: mais le généreux Léon ne peut se résoudre à voir périr honteusement un si brave guerrier 767. Il corrompt les gardes de Roger, pénètre dans la prison, l'en retire et le cache dans sa propre maison, en attendant qu'il puisse lui rendre ses armes et le renvoyer en sûreté. La haine de Roger ne peut tenir à de si grands et de si généreux services: il ne sait comment témoigner sa reconnaissance à celui à qui il doit la vie.

Il s'en présente un moyen auquel il ne s'attendait pas. Le cartel publié par ordre de Charlemagne parvient à la connaissance de Léon 768. Il s'avoue à lui-même son infériorité dans les armes, et il imagine d'engager le chevalier inconnu à se présenter au combat en son nom et couvert de son armure. Il met tant d'instances à lui demander ce service, que Roger, qui lui doit tout et qui ne veut pas se faire connaître, ne peut le refuser. On conçoit quelle agitation s'élève dans son cœur, et combien est neuve et intéressante la situation où il se trouve. Il part avec Léon: le jour du combat est fixé; les armes, dont il a eu le choix, sont l'épée seule et à pied, parce qu'il ne veut pas être reconnu à son cheval Frontin; du reste, il est couvert de la soubreveste de Léon et armé du bouclier où est la devise de ce prince. Le combat dure tout le jour, et d'après la convention faite, Bradamante n'ayant pu vaincre, est déclarée vaincue. Roger, de retour dans la tente de Léon, reçoit de lui les caresses les plus tendres et les plus vifs remercîments; il n'y répond que par un silence morne et glacé. Dès qu'il peut s'y soustraire, il se fait rendre ses armes, monte sur Frontin, et part au milieu de la nuit. Il entre dans une forêt solitaire, où il veut se laisser mourir 769.

Bradamante n'est pas moins désespérée que lui. Marfise vient à son secours. Elle se présente devant l'empereur, et affirme que Bradamante n'est plus libre; que devant elle, devant Roland, Renaud et Olivier, elle a donné sa foi à Roger, qu'elle ne peut donc plus recevoir la main d'un autre, et qu'elle Marfise le soutiendra contre tout chevalier qui osera dire le contraire 770. Bradamante interrogée est moins affirmative que Marfise, mais ne la contredit pas. Roland et Olivier déposent pour elle; toute la cour se partage entre Roger, que l'on croit absent, et Léon à qui l'on attribue le combat contre Bradamante. Marfise fait une nouvelle proposition. Puisque son frère est vraiment l'époux de Bradamante, nul autre ne le peut être de son vivant; que Léon et lui se battent donc l'un contre l'autre, et que Bradamante soit le prix du vainqueur. Léon, qui croit toujours avoir auprès de lui le chevalier de la Licorne, ne craint pas plus Roger qu'il n'avait craint Bradamante: il accepte le défi; mais il apprend bientôt la fuite de son chevalier; il tombe alors dans de grandes inquiétudes, et fait chercher de tous côtés si l'on n'en a point de nouvelles.

Note 770: (retour) St. 103, jusqu'à la fin du chant.

Le nœud va toujours se serrant et se brouillant de plus en plus. C'est la bonne et sage Mélisse qui vient enfin le dénouer 771. Elle va trouver Léon, lui apprend que ce guerrier qu'il cherche est prêt à perdre la vie, et qu'il dépend de lui de la lui conserver. Sans lui en dire davantage, elle le conduit dans la forêt, où ils trouvent Roger, couché sur la terre depuis trois jours, et décidé à y mourir. Léon l'interroge avec tant de chaleur et d'amitié, qu'il arrache enfin à Roger le secret de son nom et celui de son amour. On prévoit alors le dénoûment. Léon ne veut pas se laisser vaincre en générosité; il embrasse son rival et renonce à toutes prétentions sur sa maîtresse. C'est lui-même qui va présenter Roger à Charlemagne, qui lui déclare hautement tout ce qui s'est passé, et qui demande pour son ami la main de Bradamante.

Note 771: (retour) C. XLVI, st. 21.

Pour que rien ne manque au bonheur de Roger, des ambassadeurs arrivent de la part des Bulgares. Ces peuples ont persisté à vouloir pour leur roi le chevalier de la Licorne, à qui ils ont dû leur salut et une si grande victoire. Leurs députés sont venus le chercher à la cour de Charlemagne; et trouvant en lui ce même Roger que tout le monde admire, ils font auprès de lui leur ambassade. Le sceptre et la couronne l'attendent à Andrinople, capitale de ses nouveaux états. Alors, l'ambitieuse Béatrice elle-même n'a plus rien à dire. Bradamante, sa fille, sera reine, si elle n'est pas impératrice. Le mariage est donc conclu et célébré à la cour par les fêtes les plus splendides.

L'Arioste, pour rappeler aux lecteurs son but principal, charge Mélisse de préparer aux deux époux un logement magnifique 772. La bonne magicienne, enfin venue à bout de ses projets, met au nombre des objets rares et somptueux qu'elle rassemble un pavillon prophétique, sur lequel est brodée en relief une partie de l'histoire de la maison d'Este, et surtout dans un long détail celle du cardinal Hippolyte.

Note 772: (retour) Ibid., st. 76.

Ces fêtes, où la joie éclate, ne sont troublées que par l'apparition subite et inattendue du seul ennemi qui restât, en France, à Roger et à l'empereur. Seul de tous les rois africains, Rodomont n'était point reparti pour ses états. Retiré dans une caverne 773, il s'était imposé à lui-même un an de pénitence, c'est-à-dire de suspension de faits d'armes. Ce terme étant expiré, il se présente, couvert d'armes toutes noires et de l'air le plus menaçant, devant la table de Charlemagne où les jeunes époux sont assis, dans un festin solennel, l'un à droite, l'autre à gauche de l'empereur 774. Il interpelle Roger à haute voix, lui soutient qu'il est traître à sa religion et à son roi, et le défie au combat. La cour entière, et surtout la tendre Bradamante tremblent à ce terrible défi. Roger, incapable de crainte, se lève, prend ses armes, entre en lice, et après le combat le plus effrayant et peut-être le plus poétique et le plus chaudement écrit de tout le poëme, il renverse Rodomont et le tue. Sa mort termine le Roland furieux, comme celle de Turnus termine l'Énéide; mais ce n'est point en gémissant 775, c'est en blasphêmant que s'enfuit cette ame indignée, qui avait été, dans le monde, si orgueilleuse et si hautaine 776.

Note 773: (retour) Ci-dessus, p. 441.
Note 775: (retour)

Vitaque cum gemitu fugit indignata sub umbras.

(Énéide.)

Note 776: (retour)

Bestemmiando fuggi l'alma sdegnosa

Che fu sì altera al mondo e sì orgogliosa.

(Rol. fur.)




CHAPITRE IX.

Observations générales sur l'Orlando furioso; beautés de ce poëme; fragment de l'Arioste, appelé les cinq Chants; caractères particuliers et distinctifs de l'épopée romanesque.

Si j'ai réussi à donner une idée claire de cette triple et immense action du Roland furieux, il me semble qu'on en doit également admirer l'étendue, la hardiesse et les ressorts; qu'on doit reconnaître un art prodigieux dans la manière dont toutes les parties en sont entrelacées et conduites, dont les oppositions y sont ménagées et les événements préparés. Peu d'imaginations auraient suffi à mener ensemble et presque de front ces trois parties importantes de l'ouvrage; mais l'imagination de l'Arioste était en quelque sorte insatiable d'inventions. A peine semble-t-il l'avoir satisfaite par le nombre presque infini d'épisodes répandus dans l'économie générale de son poëme, les uns qu'on pourrait nommer principaux, les autres secondaires, selon qu'ils sont plus ou moins inhérents aux grands fils de sa triple intrigue. A peine ai-je pu indiquer un petit nombre des plus remarquables, tels que les histoires intéressantes d'Ariodant et de la belle Genèvre, de la tendre Olimpie et de l'ingrat Birène, du beau Médor et d'Angélique, si long-temps fière et dédaigneuse, devenue sensible pour lui, et de cette constante Isabelle, fidèle jusqu'à la mort et au martyre à la mémoire de son cher Zerbin. J'aurais dû (mais pouvais-je tout dire, pouvais-je même tout indiquer dans une analyse aussi rapide?) j'aurais dû surtout y ajouter celle de l'aimable et tendre Fleur-de-Lys, dont Brandimart ne peut achever en mourant le nom chéri 777, qu'il laisse désolée, inconsolable, qui s'enferme dans le tombeau de son amant, et s'obstine à y finir tristement sa vie.

Note 777: (retour) Roland, après leur grand combat dans l'île de Lipaduse, le trouve expirant. Brandimart, après l'avoir conjuré de prier Dieu pour lui, ajoute:

Ne men ti raccomando la mio Fiordi...

Ma non potè dir, ligi, e quì finìo.

(C. LXII, st. 14.)

Il est vrai qu'à ces épisodes touchants il s'en joint d'autres d'un différent genre, tels que la changeante Doralice, Joconde, la Coupe enchantée, Gryphon, Martan et la coupable Origille, l'aventure de Richardet et quelques autres encore; parmi tant de personnages nobles, on trouve, il est vrai, la veille et hideuse Gabrine, un vilain Ogre, imitation malheureuse du Polyphême d'Homère, un maître d'hôtellerie et une troupe de voleurs. Mais plus il est évident que l'Arioste pouvait se passer de les introduire dans son poëme, plus il l'est aussi qu'il ne les y a placés que pour délasser l'esprit du lecteur et le tenir en haleine par une plus grande variété. «Il y a, dit Voltaire, presque autant d'événements touchants dans son poëme que d'aventures grotesques; son lecteur s'accoutume si bien à cette bigarrure, qu'il passe de l'un à l'autre sans en être étonné 778.» Et quand il en résulterait quelques disparates et quelques inégalités, a-t-on droit d'exiger que dans une mine si riche et si féconde toutes les veines soient d'un or également pur?

Note 778: (retour) Diction. philos., édit. de Kelh, t. LI, in-12, au mot Épopée.

L'allégorie charmante et profondément morale des îles d'Alcine et de Logistille; celle de ce fleuve où le Temps jette les noms des hommes, et de ces cignes mélodieux qui les portent au temple de l'Immortalité; l'idée aussi originale que philosophique de ce bon Astolphe qui, tout en cherchant dans la lune la fiole qui contient la raison de son cousin Roland, retrouve une partie de la sienne; celle de cette arme perfide dont se sert le barbare Cimosque, d'où une poudre qui s'enflamme chasse une balle meurtrière, que Roland enlève à son lâche possesseur, et qu'il précipite dans la mer en la chargeant de malédictions 779; mille autres fictions dans lesquelles se réunissent la raison, l'esprit, la poésie et les grâces, ne méritent-elles pas qu'on pardonne au petit nombre de celles qu'un goût trop sévère refuserait d'approuver? Et ce très-petit nombre, qu'avec une connaissance parfaite de la langue, de son génie, de celui de l'auteur, du but qu'il se propose et du genre de poëme qu'il a choisi, on est encore très-porté à excuser, suffirait-il pour contrebalancer tant de beautés et pour faire descendre de son rang l'un des poëtes les plus vraiment poëtes que la nature ait jamais produits?

Note 779: (retour) C. IX, st. 90 et 91.

Chez lui, la variété, l'abondance, la vérité des caractères est égale à la fertilité des inventions. Charlemagne, Roland, Renaud, Roger, Brandimart, Olivier, Astolphe, pour ne parler que des principaux, ont chacun leur manière de parler et d'agir. La valeur de Bradamante ne ressemble point à celle de Marfise, comme sa tendresse n'est point celle d'Olimpie ou d'Isabelle. Entre Sacripant et Ferragus, entre l'imprudent et jeune Agramant et le vieux et sage Sobrin, entre le présomptueux Gradasse et le querelleur Mandricard, entre tous ces guerriers et l'indomptable Rodomont, il y a des nuances infinies. Il y a dans tous une peinture vive et fidèle des caractères et des passions, des vertus et des vices. Le talent d'imaginer est partout joint à l'art de peindre, et surtout à l'art important d'annoncer et de mettre en scène tous ces personnages si différents.

Si l'on veut par un seul exemple juger de la supériorité de cet art sur le talent des portraits, qui fait l'un des plus grands mérites de quelques poëmes modernes, on n'a qu'à se rappeler comment paraît pour la première fois la principale héroïne de ce poëme, l'intrépide Bradamante; comment, passant dans une forêt, défiée au combat par Sacripant qui la prend pour un chevalier, sans daigner lui répondre, presque sans s'arrêter, elle le renverse sur la poussière, continue dédaigneusement sa route, et comment ce n'est que d'un courrier qui la suit, que Sacripant, et le lecteur avec lui, apprennent que ce redoutable chevalier est une fille jeune et charmante 780. Quel portrait pourrait égaler cette peinture vive et animée? L'Arioste a presque toujours le même art, en le variant sans cesse. Il est, pour les caractères, pour le moins égal au Tasse, inférieur au seul Homère, et supérieur à tous les autres poëtes connus.

Note 780: (retour) Voyez ci-dessus, p. 394.

Ce qu'il décrit, on croit le voir. Je ne parle pas seulement des descriptions innombrables de palais, de jardins, de fleuves, d'îles, de campagnes, qui, toujours entremêlées à celles des armées et des combats, font de cette suite de tableaux, la galerie la plus riche et la plus variée; je parle de ce talent admirable de faire mouvoir tous ses acteurs de manière qu'on voit leurs gestes, leur démarche, leur attitude, qu'on les reconnaît, qu'on les distingue, qu'on a devant les yeux, non un mélange informe d'objets qui se croisent et se confondent, mais des images claires et ressemblantes, ou plutôt des êtres vivants et de véritables actions. L'histoire, la fable, la féerie sont trois sources fécondes où il puise tour à tour, sans apprêt, sans effort et comme sans projet. Il ne cherche rien, tout vient à lui, tout est sous sa main. Tous les genres de merveilleux sont bons pour lui, sont à ses ordres; on le voit employer tour à tour, non-seulement la féerie moderne et l'ancienne mythologie, mais les personnages allégoriques, mais nos saints, nos anges et même

De la foi des chrétiens les mystères terribles.

Je ne dis pas qu'en cela il soit à imiter, mais enfin c'est par tous ces moyens réunis qu'il arrive, et qu'il vous fait arriver avec lui, sans fatigue, jusqu'à la fin d'un si long poëme.

La connaissance parfaite qu'il avait de la géographie brille dans toutes les parties de son ouvrage. A l'exemple d'Homère, il ne fait voyager aucun de ses héros, sans nommer, sans indiquer clairement les pays qu'ils parcourt. Lors même qu'Astolphe ou Roger voyagent en l'air sur l'Hippogryphe, on passe avec eux en revue tous les lieux sur lesquels ils sont emportés. Chaque région, chaque ville, ne fut-elle que nommée, est le plus souvent accompagnée d'une expression courte, mais pittoresque, quelquefois d'une seule épithète qui suffit pour la désigner. Si le poëte s'étend davantage, c'est avec une exactitude qui n'est jamais en défaut. On reconnaît encore Paris dans la description qu'il en a faite. On y suit Rodomont dans les rues qu'il ravage, sur les ponts où ces rues aboutissent, devant le palais qu'il assiége, à la pointe de l'île d'où il se précipite dans la Seine.

Enfin, voici une chose plus singulière et qui prouve mieux encore avec quelle exactitude l'Arioste s'attachait aux plus petits détails géographiques. Dans une course qu'il fait faire à Roland le long des côtes de Bretagne pour passer à l'île d'Ebude, il va jusqu'à donner à une ville de cette côte son nom Bas-Breton, auquel tous les traducteurs français sont trompés.

Breaco e Landriglier lascia a man manca 781.

Note 781: (retour) C. IX, st. 16.

Breaco est Saint-Briene, et Landriglier Treguier, dont le nom breton est Landriguer. Les traducteurs disent Bréac et Landrillier, qu'ils chercheraient inutilement sur la carte.

La beauté de ses récits, la vivacité de ses peintures sont encore relevées par des comparaisons fréquentes, dans lesquelles on ne sait ce qu'on doit le plus admirer, de l'abondance ou de la perfection; du génie qui invente sans cesse des traits, des circonstances et des détails nouveaux, ou du talent qui exprime et qui peint. Le Tasse, quoiqu'il en ait d'admirables, est tellement inférieur dans cette partie, que ceux mêmes qui le préfèrent d'ailleurs au chantre de Roland, donnent pour une des causes de cette infériorité que l'Arioste étant venu le premier, avait transporté dans son poëme les plus belles comparaisons employées par les poëtes grecs et latins 782.

Note 782: (retour) Perche l' Ariosto fu primo e trasportó nel suo poema le più belle e vaghe comparationi usate da' greci e latini poeti...... in questa parte si può dire che avanzó il Tasso. (Camillo Pellegrino, Dial. della Poesia epica.)

Il n'en est pas tout-à-fait ainsi de la partie dramatique. On croit généralement que le Tasse y a tout l'avantage; que ses héros et ses héroïnes parlent plus convenablement à leur situation et à leur caractère. Cela est plutôt vrai de la partie oratoire; on trouverait difficilement dans l'Arioste rien qui fût comparable à la première harangue de Godefroi, à celle de l'ambassadeur égyptien et à quelques autres de cette espèce. Dans les dialogues, ou les discours alternatifs que se tiennent l'un à l'autre les différents personnages diversement placés, on peut encore regarder les deux poëtes comme égaux, c'est-à-dire comme également parfaits. Mais dans la plupart des discours passionnés et des plaintes amoureuses, comme dans celles de Tancrède, d'Armide et même d'Herminie, la Jérusalem délivrée offre trop souvent, comme nous le verrons dans la suite, aussi peu de vérité, ou même beaucoup moins que le Roland furieux, avec cette différence encore entre les deux poëtes, que le Tasse ayant écrit tout son poëme dans un style grave et pompeux, les jeux d'esprit et les écarts qu'il se permet en blessent davantage, au lieu que l'Arioste, qui paraît toujours se jouer de sa matière et converser avec ses lecteurs, peut, sans les choquer, se donner beaucoup plus de licences.

Cette correspondance continuelle entre les lecteurs et le poëte est encore un caractère particulier aux poëmes romanesques, que l'Arioste adopta et dont on lui a fait un reproche: on a même critiqué ces charmants prologues, qui commencent presque tous ses chants: on a prétendu que cela détruit l'illusion, que l'action est interrompue, et que les acteurs disparaissent dès que le poëte se montre. D'abord, quand ce serait une faute, il faudrait avouer du moins qu'elle est heureuse et que la plupart de ces exordes ont un charme dont il serait à regretter que la sévérité de l'art nous eût privés; mais soyons de bonne foi; quel est le lecteur infatigable qui parcourt d'une haleine la carrière immense qui lui est ouverte dans l'Iliade, dans l'Odyssée, dans l'Énéide, à plus forte raison dans la Pharsale, dans la Thébaïde, ou dans la Guerre punique de Silius 783? Si les auteurs de ces poëmes ont pensé que le lecteur ne se reposerait pas, pourquoi lui ont-ils marqué des lieux de repos, et pourquoi paraissent-ils se reposer eux-mêmes, en divisant leurs poëmes par livres, comme les Italiens les ont divisés par chants?

Note 783: (retour) J'ai dit à plus forte raison, quoique ces trois poëmes soient plus courts que ceux d'Homère, et ne crois pas avoir besoin d'expliquer pourquoi je l'ai dit.

Avouons encore que la lecture des poëtes est, généralement parlant, un délassement, non une occupation; que pour bien goûter les vers, il ne faut pas les lire trop vite, et qu'on peut en effet se reposer quand on a lu tout un livre d'Homère de Virgile ou du Tasse. Le lendemain, en reprenant votre lecture, que vous importe si le poëte s'interrompt, puisque vous vous êtes interrompu? Il vous parle en son nom ce jour-là, comme il faisait la veille dans sa proposition, dans son invocation; où est pour le second, pour le troisième, pour le vingtième chant l'inconvénient qui n'existait pas pour le premier? Allons plus loin. S'il reprend crûment son récit au même endroit où il l'avait laissé, ne risque-t-il pas de vous trouver froid et distrait dans le plus chaud de son action? Ne fera-t-il pas mieux de fixer de nouveau votre attention par quelques réflexions qui lient ce qui précède à ce qui suit, et de ne se remettre au courant que lorsque vous y serez vous-mêmes?

Pour bien juger de l'Arioste, figurez-vous la cour de Ferrare, l'une des plus polies, des plus nombreuses qui fussent au seizième siècle en Italie, formant tous les soirs un cercle brillant, dont Alphonse d'Este et le cardinal Hippolyte étaient le centre; oubliez les torts qu'eut bientôt après ce prince de l'Église; ne songez qu'à l'éclat qui l'environnait, à l'amour des lettres et à la bienveillance pour l'Arioste qu'on lui supposait alors. Dans cette assemblée aussi imposante qu'aimable, représentez-vous le poëte fixant pendant quarante-six soirées, une heure entière et souvent plus, tous les yeux et tous les esprits. Le premier jour, il propose son sujet; il s'adresse au cardinal son patron; il promet de célébrer l'origine de son illustre race; il s'engage dans son récit; mais dès qu'il peut craindre que l'attention ne se fatigue, il s'arrête, en disant: Ce qui arrive ensuite, je vous le réserve pour un autre chant.

Le lendemain, on se rassemble, on attend avec impatience; le poëte paraît, et de courtes réflexions sur les injustes caprices de l'amour ramènent ses auditeurs au point d'où il était parti la veille. Le troisième jour, il change de ton et de méthode; il va consacrer toute cette séance à prédire la gloire de la maison d'Este. «Qui me donnera, dit-il, une voix et des expressions propres à un si noble sujet 784? qui prêtera des ailes à mes vers pour les élever à la hauteur de mes pensées?» Quand il a fourni cette carrière, il fait encore une pause; il en fait tous les jours autant, et jamais il ne manque de congédier son auditoire en promettant pour l'autre chant la suite de son récit. Il ajoute quelquefois: Pourvu qu'il vous soit agréable d'entendre cette histoire; quelquefois même: Vous entendrez le reste dans l'autre chant, si vous revenez m'écouter. Il avait trouvé toutes ces formes établies par les premiers poëtes romanciers; il les jugea naturelles et commodes, et il les emprunta d'eux. Comme eux encore, dans le cours même de ses chants, il ne perd point de vue l'assemblée; il s'adresse aux princes qui la président, aux dames qui l'embellissent; comme eux enfin, s'il hasarde un fait incroyable, et qui passe les bornes de la vraisemblance poétique: Cela est fort extraordinaire, dit-il, vous ne le croirez pas, et je n'en suis pas sûr moi-même; mais Turpin l'ayant mis dans cette histoire, je l'y mets aussi 785.

Note 784: (retour) L'Arioste, qui a pris en général dans le Bojordo l'idée de ces débuts, y a pris même ici le premier vers de son vingt-septième chant (liv. I), qui est ainsi mot pour mot:

Chi mi dara la voce e le parole, etc.

Voyez ci-dessus, p. 296.
Note 785: (retour)

Mettendo lo Turpino, anch'io lo messo.

Il nous donne souvent cette excuse plaisante, surtout quand son imagination l'a emporté dans des exagérations un peu trop fortes. «Le bon Turpin, dit-il ailleurs, qui sait bien qu'il dit vrai, laisse un chacun maître d'en croire ce qu'il voudra:»

Il buon Turpin che sa che dice vero,

E lascia creder poi quel che all' uom piace, etc.

(C. XXVI, st. 23.)

Les lances de deux chevaliers se brisent dans le combat; les éclats volent jusqu'au ciel; cette expression hyperbolique est assez ordinaire, mais il ne s'en contente pas; il ajoute: «Turpin écrit, et dans cet endroit il dit vrai, que deux ou trois de ces morceaux retombèrent tout en flamme, parce qu'ils étaient allés jusqu'à la sphère du feu:»

Scrive Turpin, verace in questo loco,

Che due o tre giù ne tornaro accessi

Ch' eran saliti alla sfera del foco.

(C. XXX, st. 49.)

Nous avons vu cette plaisanterie dans tous les poëmes précédents. Cela était devenu une formule dont il paraît qu'aucun poëte romanesque ne croyait pouvoir se dispenser.

Placez-vous dans ce point de vue; asseyez-vous parmi cette cour attentive; écoutez, admirez avec elle ce génie fécond, ce conteur inimitable, ce courtisan adroit, ce poëte sublime; arrêtez-vous quand il s'arrête; égayez-vous, élevez-vous, enflammez-vous avec lui; laissez là ce goût trop sévère qui diminuerait vos plaisirs. Écoutez surtout l'Arioste dans sa propre langue; étudiez-en les finesses; apprenez à en sentir la grâce, la force, l'harmonie, et vous verrez alors ce que vous devez penser des censeurs atrabilaires qui ont osé traiter si injustement un si beau génie.

Je suis involontairement ramené aux injustices qui ont été faites à l'Arioste, surtout en France. J'ai parlé de celle de Voltaire et de sa réparation éclatante. Ce grand homme, dont le goût était si pur, jugeait cependant quelquefois avec tant de précipitation et de légèreté ce qui n'était que du ressort du goût, que dans cette rétractation même il lui est échappé trois singulières erreurs. Elles sont d'autant plus singulières qu'il commence par assurer que «l'Arioste (ce sont ses termes) est si plein, si varié, si fécond en beautés de tous les genres, qu'il lui est arrivé plus d'une fois, après l'avoir lu tout entier, de n'avoir d'autre désir que d'en recommencer la lecture.» Plus une pareille assertion doit inspirer de confiance, plus il paraît nécessaire de relever ici les erreurs qui l'accompagnent. Ce sont des fautes dans un errata.

«Le poëme de l'Arioste, dit l'auteur du Dictionnaire philosophique, est à la fois l'Iliade, l'Odyssée et Don Quichotte; car son principal chevalier errant devient fou comme le héros espagnol, et est infiniment plus plaisant 786.» Où Voltaire avait-il donc vu cela? Dans toutes les descriptions de la folie de Roland il n'y a pas une seule plaisanterie. L'Arioste se garde bien de le rendre plaisant. C'est partout un fou terrible que l'on fuit, mais dont on ne rit pas. Non-seulement sa démence est l'effet d'une passion profonde, elle est encore une punition divine. Un seul rire du lecteur détruirait ce caractère; mais ce rire, qu'un trait d'extravagance pourrait quelquefois appeler, est toujours repoussé par un acte de violence qui frappe de terreur. La terreur et la pitié sont les seuls sentiments que le poëte ait voulu exciter, et qu'il excite en effet dans ce tableau sublime et entièrement neuf en poésie. Comparer Roland à Don Quichotte, c'est prendre, comme Don Quichotte lui-même, les objets pour ce qu'ils ne sont pas.

Note 786: (retour) Ubi supr., tom. LI, au mot Epopée.

«Le fond du poëme, dit encore Voltaire, est précisément celui de notre roman de Cassandre.... Ce fond du poëme est que la plupart des héros et les princesses qui n'ont pas péri pendant la guerre, se retrouvent dans Paris après mille aventures, comme les personnages du roman de Cassandre se retrouvent dans la maison de Polémon 787.» Peu nous importe aujourd'hui ce qu'est le fond du roman de Cassandre; mais le fond du poëme de Roland n'est point du tout cela. Il est tel que j'ai tâché de le faire entendre; et il est inconcevable qu'ayant relu tant de fois ce poëme, un tel lecteur ne l'ait pas mieux entendu.

Enfin Voltaire, après avoir dit que l'Arioste fut le maître du Tasse, et il entend par-là qu'il fut son modèle, ajoute: «l'Armide est d'après l'Alcine; le voyage des deux chevaliers, qui vont désenchanter Renaud, est absolument imité du voyage d'Astolphe.» Ceci est plus inconcevable encore. Voltaire confond Roger avec Roland; c'est Roger que l'on va chercher dans l'île d'Alcine, et c'est à Roland qu'Astolphe rend la raison. Son voyage n'a certainement aucun rapport avec celui des deux chevaliers du Tasse; ils vont en bateau aux îles Fortunées, et lui dans la Lune sur l'Hippogryphe. L'île enchantée d'Armide est imitée de celle d'Alcine, cela est très-vrai; Renaud est amolli par la volupté dans l'une, comme Roger dans l'autre; ils en sont retirés, et sont rendus à la gloire par deux moyens différents, et qui pourtant se ressemblent. Le voyage des deux chevaliers qui vont désenchanter Renaud, est imité, non du voyage aérien d'Astolphe, mais du voyage de Mélisse, qui, sous la figure d'Atlant, va trouver Roger dans l'île d'Alcine, lui met au doigt l'anneau merveilleux, comme les chevaliers présentent à Renaud le bouclier magique, le fait rougir de son repos, et le désenchante.

Qu'il nous suffise d'avoir rectifié ces trois erreurs. Ne nous y appesantissons pas, ne cherchons pas à les expliquer, et surtout n'en faisons point un crime au vieillard illustre qui, voulant en réparer une de sa jeunesse, les a laissé tomber de sa plume élégante, rapide et amie de la vérité; mais faisons-en notre profit; et dans nos jugements sur la littérature étrangère, instruits par un tel exemple, n'en devenons que plus circonspects.

Ce serait ici le lieu de nous étendre plus particulièrement sur les différentes beautés qui frappent à chaque instant dans la lecture du Roland furieux; de citer au moins quelques-unes de ces descriptions si poétiques, quelques-uns de ces combats trop nombreux peut-être dans le Roland comme dans l'Iliade, mais aussi beaux, plus variés que ceux d'Homère, et que le poëte a peut-être plus habilement distribués dans l'économie générale de son poëme; quelques-uns de ces charmants épisodes, dont la diversité enchante, et dont la multitude étonne; quelques-unes de ces comparaisons si belles, les unes prises immédiatement dans la nature, les autres, et en plus grand nombre, imitées des anciens, et qui sont encore alors de fidèles imitations de la nature; quelques-uns de ces admirables prologues que Voltaire a si justement loués, et auxquels il devait tant de reconnaissance, puisqu'ils lui ont donné l'idée des siens. Des morceaux de tous ces divers genres, même médiocrement traduits, ne pourraient manquer de plaire; mais dans une telle surabondance, que choisir, et où s'arrêter? Comment aussi m'interdire à moi-même, et envier au lecteur, du moins un léger aperçu de ce que lui pourrait offrir une moisson de ce genre faite avec choix dans le Roland furieux, si je ne consultais que son agrément et mon plaisir? Des épisodes cependant et des combats, il n'y faut pas songer; ces morceaux, vus par extrait, ne sont plus les mêmes, et leur étendue défend de les citer tout entiers. Mais les exordes de quelques chants, mais quelques-unes de ces descriptions qui mettent sous les yeux l'objet réel ou idéal que le poëte a voulu peindre, mais un petit nombre de ces belles comparaisons qui décrivent, en les rapprochant, deux objets à la fois, n'auront pas le même inconvénient, et nous dédommageront un peu.

«Il y a dans l'Orlando furioso, dit Voltaire 788, un mérite inconnu à toute l'antiquité 789, c'est celui de ses exordes. Chaque chant est comme un palais enchanté, dont le vestibule est toujours dans un goût différent, tantôt majestueux, tantôt simple, même grotesque. C'est de la morale, ou de la gaîté, ou de la galanterie, et toujours du naturel et de la vérité.» Nous trouverons facilement des exemples dans tous ces genres. Il en cite trois; il en pouvait citer bien davantage. Mais n'oublions pas, pour être justes, que si l'Arioste est le plus parfait dans ce genre, il n'a pas été le premier, et que le Bojardo, qui lui avait fourni le fond de sa fable, lui avait encore donné le modèle de cet embellissement 790.

Note 789: (retour) Il aurait pu en excepter Lucrèce.
Note 790: (retour) Voyez ci-dessus, p. 296 à 300.

C'est l'événement que le poëte commence ou continue de raconter qui lui dicte le sujet et le ton de chaque exorde. Quand le jeune Médor fut au milieu des bois et de la nuit, chargé du corps inanimé de son roi, «personne, dit le poëte 791, (et l'on voit que sa position, souvent orageuse, à la cour de Ferrare, lui a fourni, autant que celle de Médor, l'idée de ces maximes), personne ne peut savoir de qui il est aimé, tandis qu'il est heureux et assis au haut de la roue. Il est alors entouré de vrais et de faux amis, qui lui montrent tous une fidélité pareille; mais si son bonheur se change en infortune, la foule adulatrice tourne ailleurs ses pas; celui qui l'aime de cœur reste seul avec courage; et même après la mort, il l'aime encore. Si le cœur se montrait comme le visage, tel qui dans une cour est au nombre des grands et opprime tous les autres, et tel qui jouit peu de la faveur du maître, changeraient entre eux de destinée; cet homme obscur deviendrait bientôt le premier, et ce grand seigneur serait confondu dans les derniers rangs. Mais revenons à Médor qui fut si reconnaissant et si fidèle, que pendant la vie et après la mort de son maître, il l'aima toujours également.»

Renaud a délivré une jeune femme à qui des brigands allaient arracher la vie 792. Cette férocité indigne l'Arioste; et sans savoir encore l'histoire que cette femme va raconter, il fait que nous en sommes indignés comme lui. «Tous les autres animaux qui sont sur la terre, ou sont d'un naturel tranquille et vivent en paix, ou s'ils prennent querelle entre eux et s'ils se font la guerre, le mâle ne la fait point à sa femelle; l'ourse erre avec l'ours en sûreté dans les bois; la lionne repose auprès du lion; la louve est sans défiance avec le loup, et la génisse n'a rien à craindre du taureau. Quelle peste abominable, quelle Mégère est venue troubler le cœur de l'homme? On entend sans cesse l'époux répéter contre son épouse des propos injurieux; on le voit outrager son visage et y imprimer des marques noires et livides; on voit l'épouse baigner de larmes le lit nuptial; et même quelquefois la colère insensée ne le baigne pas uniquement de pleurs, mais de sang. L'homme ne paraît pas seulement commettre un grand crime, mais un crime contre nature, et un acte de rébellion contre Dieu, s'il va jusqu'à frapper une belle femme au visage ou à lui rompre un seul cheveu; mais que celui qui lui donne du poison, ou qui lui arrache la vie par le lacet ou le poignard, que celui-là soit un homme, je ne le croirai jamais; c'est, avec une face humaine, un esprit échappé des enfers.»

Quelquefois, il s'embarrasse lui-même dans les interruptions fréquentes de ses récits, et il est le premier à rire avec vous de l'embarras où il se jette. «Je me souviens 793 que je devais vous chanter l'histoire de ce soupçon qui avait fait tant de peine à l'amante de Roger, je l'avais promis, et ensuite cela m'est sorti de l'esprit. S'y devais ajouter cette jalousie plus forte et plus cruelle qui, depuis le récit de Richardet, avait dévoré son cœur. C'est ce que je voulais vous chanter, et Renaud s'étant jeté à la traverse, j'ai commencé une autre histoire; ensuite Guidon m'a donné bien de l'ouvrage en venant arrêter quelque temps Renaud dans son chemin; je me suis si bien égaré d'une chose dans l'autre, que je me suis mal souvenu de Bradamante; je m'en souviens à présent, et je veux vous parler d'elle, avant d'en revenir à Gradasse et à Renaud.»

Quelquefois, la fantaisie poétique l'emporte loin de son sujet, et il suffit des moindres rapports pour qu'il se permette d'aller où il veut et de revenir comme il lui plaît. Roland qui cherche partout Angélique, ne ressemble pas tout-à-fait à Cérès qui cherche sa fille, et cependant écoutez ce début du douzième chant: «Lorsque Cérès, empressée de revenir du mont Ida, où sa mère est adorée, dans la vallée solitaire où le mont Ethna presse le corps d'Encelade écrasé par la foudre, ne retrouva plus sa fille qu'elle y avait laissée, ayant fait, loin de tout chemin fréquenté, sentir les effets de sa douleur à ses joues, à son sein, à sa chevelure, à ses yeux, elle arracha deux pins, les alluma au feu de Vulcain, leur donna la propriété de ne jamais s'éteindre, et les portant de chaque main, montée sur un char traînée par des dragons, parcourut les forêts, les champs, les monts, les plaines, les vallées, les fleuves, les étangs, les torrents, la terre et la mer; et quand elle eut cherché sur toute la surface du globe, elle alla jusqu'au fond du Tartare. Si Roland avait eu le même pouvoir, il eût parcouru de même, en cherchant Angélique, le ciel, la terre et les enfers; mais n'ayant ni char ni dragons, il l'allait cherchant du mieux qu'il pouvait 794.» Cette chute naïve, après le luxe poétique étalé dans ce qui précède, est un de ces contrastes qui sont toujours sûrs de leur effet.

Note 794: (retour)

Ma poi che'l carro e i draghi non avea,

La gìa cercando al meglio che potea.

Il paraît ne pas prendre un ton moins élevé lorsqu'il veut terminer le voyage d'Astolphe dans la lune, où il a retrouvé dans une fiole le bon sens de son cousin Roland 795; mais tout à coup son vol s'abaisse; il continue et finit dans le goût d'Anacréon ce qu'il avait commencé du style de Pindare. «Qui montera au ciel pour moi, madame, et m'en rapportera ma raison que j'ai perdue? Depuis qu'est sorti de vos yeux le trait qui m'a percé le cœur, je vais la perdant de plus en plus. Je ne me plains pas de cette perte, pourvu qu'elle ne s'accroisse pas, et qu'elle en reste à ce point-là; mais si cela continue, je crains bien de devenir moi-même tel que j'ai peint Roland. Pour retrouver mon esprit, il me semble que je n'ai pas besoin de m'élever jusqu'au cercle de la lune ou dans le paradis; je ne crois pas qu'il se soit logé si haut; c'est dans vos beaux yeux qu'il va errant; c'est sur votre charmant visage, sur votre sein d'ivoire et sur ses deux monts d'albâtre; c'est là que mes lèvres l'iront cueillir quand il vous plaira de me le rendre.» C'est ce que Voltaire a traduit, non pas exactement, mais on pourrait dire fidèlement, puisqu'il en a conservé l'aisance et la grâce, dans ces vers bien étonnants pour un vieillard plus que septuagénaire:

Oh! si quelqu'un voulait monter pour moi

Au paradis! s'il pouvait reprendre

Mon sens commun! s'il daignait me le rendre!

Belle Aglaé, je l'ai perdu pour toi;

Tu m'as rendu plus fou que Roland même;

C'est ton ouvrage: on est fou quand on aime.

Pour retrouver mon esprit égaré,

Il ne faut pas faire un si long voyage.

Tes yeux l'ont pris, il en est éclairé;

Il est errant sur ton charmant visage,

Sur ton beau sein, ce trône des amours.

Il m'abandonne. Un seul regard peut-être,

Un seul baiser peut le rendre à son maître;

Mais sous tes lois il restera toujours 796.

Note 796: (retour) Ub. supr., p. 82.

L'idée du début du dernier chant est originale et très-heureuse 797. Après une si longue et si pénible route, le poëte se voit enfin près du port, et prenant tout à coup dans le sens propre cette expression figurée: «Oui, dit-il, je vois la terre, je vois le rivage se déployer devant moi; j'entends un cri d'allégresse, dont l'air frémit et dont les ondes retentissent; j'entends le son des cloches et des trompettes qui se mêle à ce cri de la joie publique; je commence à distinguer quels sont ceux qui couvrent les deux rives du port. Ils paraissent tous se réjouir de me voir venu à bout d'un si long voyage. Oh! combien de belles et vertueuses dames; oh! combien de braves chevaliers; oh! combien d'amis à qui je suis éternellement obligé pour la joie qu'ils témoignent de mon retour!» Et là-dessus, il nomme d'abord les dames et les chevaliers, puis les amis, les compagnons d'études, les poëtes; seize octaves lui suffisent à peine pour cette revue vive et animée, semée d'éloges délicats, qui auraient dû flatter toutes celles et tous ceux qu'il y a placés, mais qui parut, dit-on, trop familière à quelques grandes dames et à de hauts et puissants seigneurs. C'est un art difficile que celui de flatter les grands; leur orgueil est quelquefois blessé, même de ce qu'on fait pour lui. Ce devrait être le sujet d'un chapitre à part dans les poétiques modernes; mais on n'en trouverait ni les principes dans Aristote, ni les exemples dans Homère.

L'Arioste, qui tenait à la fois d'Homère et d'Ovide par son génie, ressemble surtout à ce dernier dans ses descriptions; c'est, pour ainsi dire, un long tissu de descriptions que le Roland furieux tout entier, comme les Métamorphoses tout entières; mais Ovide paraît lui avoir plus particulièrement servi de modèle quand il décrit des êtres métaphysiques auxquels il donne, non-seulement un corps et des attributs, mais un séjour assorti à leur nature idéale. La grotte du Sommeil, si bien décrite dans le onzième livre des Métamorphoses, était sans doute présente à son souvenir quand il la décrivit de nouveau dans le quatorzième chant de son poëme; mais quoique la peinture en soit plus longue et plus détaillée dans Ovide, peut-on mettre au-dessous de l'original une imitation si belle? Ovide n'a peint que le Sommeil, et c'est un Songe qu'Iris va chercher auprès de lui; l'archange Michel, dans l'Arioste, y va prendre le Silence, dont il a besoin pour exécuter les ordres de l'Éternel. C'est le Silence surtout que le poëte a voulu représenter; aussi ne s'arrête-t-il point à peindre le Sommeil lui-même; dès qu'il a trouvé le Silence, il ne le quitte plus. «Dans l'Arabie 798, s'étend, loin des cités et des villages, une petite et agréable vallée, ombragée par deux montagnes, et toute plantée d'antiques sapins et de robustes ormeaux. Le soleil y ramène en vain la clarté du jour; l'ombre épaisse des rameaux en défend si bien l'entrée à ses rayons qu'ils n'y pénètrent jamais 799. Cette noire forêt couvre une grotte profonde et spacieuse qui pénètre dans le sein du rocher. Le souple lierre en parcourt à pas tortueux toute l'entrée. C'est dans ce séjour que gît le pesant Sommeil. D'un côté l'Oisiveté au corps épais et chargé d'embonpoint, de l'autre la Paresse qui ne peut marcher et se tient mal sur ses pieds, sont assis près de lui sur la terre. L'Oubli distrait est à la porte; il ne laisse entrer, ne reconnaît personne, n'écoute aucun message, n'en reporte aucun, et repousse également tout le monde. Le Silence rôde alentour et fait sentinelle. Sa chaussure est de feutre; il est couvert d'un manteau noir. Tous ceux qu'il aperçoit de loin, il leur fait, avec la main, signe de ne pas avancer. L'Ange de Dieu s'approche de son oreille, et lui donne tout bas l'ordre dont il est chargé pour lui. Le Silence, par un seul signe de tête, répond qu'il obéira; et aussitôt, sans rien dire, il marche sur les pas de Michel.» On compare souvent la peinture à la poésie, mais quel tableau pourrait représenter aussi bien le Silence?

Note 798: (retour) C. XIV, st. 92.
Note 799: (retour)

Est prope Cimmerios lungo spelunca recessus,

Mons cavus, ignavi domus et penetralia somni, etc.

(Métam., l. II, v. 592.)

L'imitation s'arrête au cinquième vers d'Ovide, et au mot français sur lequel porte cette note.

Les descriptions de lieux champêtres, de jardins, et de paysages charmants, offrent dans presque tous les chants au lecteur des repos qui le délassent et l'enchantent. Ceci nous rappelle aussitôt les jardins d'Alcine; mais ils sont destinés à nous fournir un parallèle intéressant, et nous devons les tenir en réserve pour cet usage. Sans chercher loin dans le poëme, arrêtons-nous dès le premier chant dans ce bosquet où se réfugie Angélique effrayée et poursuivie par Renaud. «Elle fuit parmi des forêts effroyables et sombres 800, dans des lieux inhabités, déserts et sauvages; le moindre mouvement des feuilles et de la verdure qu'elle entend sur les chênes, les hêtres et les ormeaux, lui cause des terreurs subites, et la fait errer, ça et là, dans les sentiers écartés. A chaque ombre qu'elle aperçoit sur la montagne ou dans la vallée, elle craint toujours d'avoir Renaud sur ses traces. Telle qu'un jeune daim, ou un chevreau timide, qui a vu, sous le feuillage du bosquet où il a reçu le jour, un léopard étrangler sa mère et lui ouvrir la poitrine et les flancs, fuit de forêts en forêts loin du barbare; il tremble de peur et de crainte 801; à chaque tige qu'il heurte en passant, il se croit sous la dent de la bête cruelle.

Note 800: (retour) C. I, st. 38 et suiv.
Note 801: (retour)

E di paura trema e di sospetto.

Je crois pouvoir mettre la même nuance en français entre peur et crainte, qu'il y en a en italien entre paura et sospetto. La peur est l'effet d'une explosion ou d'une apparition subite, ou d'un danger présent et réel; la crainte est causée par l'apparence du mal; c'est une sorte de prévoyance du danger à venir, ou, comme le dît l'abbé Roubaud dans ses Synonymes, un calcul de probabilité. On a peur de ce qu'on voit, on craint ce qu'on imagine.

»Tout ce jour, et toute la nuit, et la moitié du lendemain, elle s'égara dans mille détours et marcha sans savoir où. Elle se trouve enfin dans un bosquet agréable, que le frais zéphir agite légèrement; deux clairs ruisseaux l'entourent en murmurant, y entretiennent une herbe tendre et toujours nouvelle, et rendent un son qui charme l'oreille, en brisant entre de petits cailloux leur cours paisible. Angélique s'y croit en sûreté s'arrête, descend parmi les fleurs, et laisse son cheval errer sur l'herbe fraîche qui borde ce claires eaux. Elle aperçoit, tout auprès, un buisson d'épines fleuries et de roses vermeilles, qui semble se mirer dans l'onde limpide, garanti du soleil par des chênes au vaste ombrage. Au milieu, un espace vide offre sous l'ombre la plus épaisse un frais asyle; et le feuillage et les rameaux y sont si bien entrelacés que le soleil même et à plus forte raison une vue moins perçante n'y peuvent pénétrer. L'herbe tendre y forme un lit qui invite à s'y reposer. La belle fugitive se place au milieu; elle s'y couche et s'endort. Elle est bientôt réveillée par le bruit que fait un guerrier qui descend de cheval auprès de l'un des ruisseaux, se couche sur le bord, et la tête appuyée sur sa main, se met à rêver profondément. Il s'y répand en plaintes amères contre la dame à qui il avait donné son cœur et qui a donné le sien à un autre; et cette dame est Angélique elle-même; et ce guerrier est un de ses amants; et dans ses plaintes amoureuses il mêle cette charmante imitation de Catulle, que tout le monde sait par cœur:

La jeune fille est semblable à la rose,

Au beau matin sur l'épine naïve, etc. 802

Note 802: (retour)

La verginella è simile alla rosa

Che in bel giardin su la nativa spina, etc.

(St. 43.)

Ut flos in septis secretis nascitur hortis.

(Catul. Epithat. Jul. et Manl.)

Il faut avouer qu'un poëme qui, dès le début, offre de telles peintures, où ces peintures sont presque innombrables, et qui, lorsque le sujet l'exige, en présente d'aussi fortes et d'aussi terribles que celles-ci est douce et gracieuse, n'a, quant aux descriptions, aucune rivalité, ni aucun parallèle à craindre.

C'est surtout dans les fréquentes descriptions de combats que sont employées ces fortes et terribles couleurs. L'un des moyens dont le poëte se sert pour ajouter encore à la représentation effrayante de ces grandes scènes de destruction, ce sont les comparaisons; et il en prend alors le plus souvent les objets parmi les animaux féroces, dont l'homme semble vouloir imiter les fureurs. Quelquefois, à l'exemple d'Homère, il accumule ces comparaisons pour augmenter la terreur, et paraît encore moins occupé de frapper l'imagination du lecteur que de soulager la sienne.

Voyez Rodomont dans Paris, lorsqu'à la voix de l'empereur marchant contre lui en personne, le peuple qui fuyait se rassure, lorsque de tous les remparts, de toutes les rues, accourant sur la place où le redoutable Sarrazin est entouré de morts, on reprend à la fois, et les armes, et le courage. «De même que, pour les plaisirs du peuple, si l'on a renfermé dans sa loge, loin du taureau indompté, une vieille lionne exercée aux combats 803, ses lionceaux qui voient comment le fier et courageux animal erre en mugissant dans l'arène, et qui n'ont jamais vu de cornes si hautes 804, se tiennent à part, timides et confus; mais si leur intrépide mère s'élance sur lui, si elle lui enfonce dans l'oreille sa dent cruelle, ils veulent aussi se baigner dans le sang, et s'avancent hardiment à son secours: l'un mord le dos du taureau, l'autre son ventre; autant en fait tout ce peuple contre la fier Sarrazin; des toits, des fenêtres et de plus près, une nuée épaisse de traits pleut sur lui de toutes parts.».... Il est enfin accablé par le nombre. Il se lasse de tuer des ennemis qui semblent renaître; son haleine devient fréquente et pénible; il sent que s'il ne sort pas tandis qu'il a encore toute sa force, il le voudra trop tard. Il se voit entouré, resserré, pressé par la foule, mais il saura se faire jour avec son épée. «Celui qui a vu sur la place rompre des barrières entourées des flots d'un peuple immense, un taureau sauvage poursuivi par les chiens, excité, blessé pendant tout le jour 805; le peuple fuir épouvanté devant lui; l'animal furieux les atteindre tour à tour et les enlever avec ses cornes; celui-là doit penser que tel et plus terrible encore parut le cruel Africain quand il commença sa retraite.» Chaque fois qu'il se retourne, il jonche la terre de morts. Il sort enfin sans donner aucun signe de crainte, et marche vers la pointe de l'île d'où il veut se jeter dans la Seine. «Tel que dans les forêts des Massyliens ou des Numides, l'animal généreux, poursuivi par des chasseurs 806, montre encore, même en fuyant, son noble courage; c'est en menaçant et à pas lents qu'il se renfonce dans les bois; tel Rodomont environné d'une épaisse forêt de lances, d'épées et de traits lancés dans les airs, sans se laisser avilir par la crainte, se retire vers le fleuve, lentement et à grands pas.»

Note 803: (retour) C. XVIII, st. 14.
Note 804: (retour) Il ne faut point dissimuler dans une traduction ces traits naïfs qui appartiennent au génie de l'auteur, et qui sont le cachet du maître.

Non-seulement cette comparaison, mais cette grande scène tout entière est imitée de Virgile 807; et si dans quelques parties la supériorité appartient au chantre d'Enée, dans d'autres aussi, et surtout dans les vastes proportions de ce tableau terrible, on oserait dire que l'avantage paraît rester au chantre de Roland.

Note 807: (retour) Elle l'est en partie de l'assaut de Pyrrhus au palais de Priam (Énéid., l. II), et en partie de l'irruption de Turnus dans le camp des Troyens (ibid., l. IX). C'est de là qu'est prise cette dernière comparaison:

Seu sœvum turba leonem

Cùm telis premit infensis, etc. (V. 757.)

Dans les comparaisons en général, soit que l'Arioste invente, soit qu'il imite, il va de pair avec les plus grands poëtes. Voyez encore dans l'assaut de Biserte, cet autre tableau si fortement conçu et si vigoureusement tracé 808, lorsque Brandimart s'étant élancé de l'échelle sur le rempart, l'échelle se rompt, les guerriers qui le suivaient retombent, et il se trouve exposé seul, comme Turnus et comme Rodomont, à une foule d'ennemis. Roland, Olivier, Astolphe, d'autres encore dressent d'autres échelles et montent pour le secourir. Alors la ville assiégée perd tout espoir de se défendre. «Comme sur la mer où frémit la tempête 809, un vaisseau téméraire est assailli par les flots. A la proue, à la poupe, ils y cherchent une entrée, et l'attaquent avec rage et avec fureur. Le pâle nocher soupire et gémit; c'est de lui qu'on attend du secours, et il n'a plus ni cœur ni génie; une vague survient enfin qui couvre tout le navire, et dès qu'elle entre, elle est suivie de tous les flots; ainsi, dès que ces trois paladins se sont emparés des murs, ils y font un si large passage, que tous les autres peuvent les suivre en sûreté: mille échelles sont dressées, et l'on s'avance à la fois par toutes les brèches au secours de l'intrépide Brandimart. Avec la même fureur que le superbe roi des fleuves 810, quand il renverse quelquefois ses digues et ses rivages, s'ouvre un chemin dans les champs de Mantoue 811, emporte avec ses ondes, et les sillons fertiles, et les abondantes moissons, et les troupeaux entiers avec les cabanes, et les chiens avec les bergers 812; avec la même fureur la troupe impétueuse entre par tous les endroits où la muraille est ouverte, le fer et la torche à la main, pour détruire ce peuple réduit aux derniers abois.»

Note 810: (retour) St. 31. Imité de Virgile (Géorg., l, I, v. 446); mais l'imitation se réduit à ces trois vers:

Produit insano contorquens vertice sylvas

Fluviorum rex Eridanus, camposque per omnes

Cum stabulis armenta tulit.

Note 811: (retour) Ne i campi Ocnei. Ocnus fut le fondateur de Mantoue, et donna à cette ville le nom de sa mère Manto.
Note 812: (retour) Je passe à dessein les deux derniers vers, où l'Arioste, après s'être si heureusement rappelé Virgile, s'est moins heureusement souvenu d'Horace:

Guizzano i pesci a gli olmi in su la cima,

Ove solean volar qli augelli in prima;

ces deux vers rendent librement et poétiquement les deux vers latins:

Piscium et summa genus hœsit ulmo

Nota quœ sedes fuerat columbis.

Mais cette petite image ôte à sa comparaison une partie de son effet, et ralentit pour ainsi dire le mouvement de la terreur.

Mais de toutes les belles comparaisons qui s'offrent presque à chaque page dans le Roland furieux, la plus sublime peut-être est celle dans laquelle l'Arioste compare Médor entouré d'ennemis auprès du corps de son roi, et ne pouvant ni l'abandonner ni le défendre, à l'ourse surprise par des chasseurs dans son antre avec ses petits. C'est ainsi que le génie poétique rapproche les objets les plus éloignés, et trouve des rapports là où la nature n'avait mis que des différences. «Comme une ourse que le chasseur des montagnes vient attaquer dans sa tanière rocailleuse 813, se tient debout sur ses petits, le cœur incertain, et frémit avec l'accent de la tendresse et de la rage, la colère et sa cruauté naturelle la poussent à étendre ses griffes, à baigner ses lèvres dans le sang; l'amour l'attendrit et la ramène vers ses petits, qu'elle regarde encore au milieu de sa fureur.» Cette admirable octave, que je suis loin d'avoir pu rendre, avec la triple infériorité de la langue, de la prose et du talent, est imitée et même presque littéralement traduite de Stace; mais traduire aussi poétiquement un poëte, c'est l'égaler et presque le vaincre; copier ainsi, c'est créer 814.

Note 813: (retour) C. XIX, st. 7.
Note 814: (retour) Voici la comparaison de Stace (Théb., l, X):

Ut Lea quam sævo fœtam pressere cubili

Venantes numidæ, natos erecta superstat

Mente sub incertâ, torvum ac miserabile frendens,

Illa quidem turbare globos et frangere morsu

Tela queat, sed prolis amor crudelia vincit

Pectora, et in mediâ catulos circumspicit irâ.

Et voici la traduction de l'Arioste:

Come Orsa che l'alpestre cacciatore

Ne la pietrosa tana assalita abbia,

Sta sopra i figli con incerto core

E freme in suono di pietà e di rabbia;

Ira la invita e natural furore

A spiegar l'ugne e a insanguinar le labbia;

Amor la intenerisce, e la ritira

A riguardare ai figli in mezzo all'ira.

Cette traduction est si exacte, que le traducteur de la Thébaïde, Cornelio Bentivoglio, cardinal, sous le nom de Selvaggio Forpora, en a conservé trois vers, qu'il ne pouvait rendre autrement:

Qual Leonessa in cavernoso monte

Cui cinse intorno il cacciator numida,

«Stà sopra i figli con incerto cors

E freme in suono di pietà e di rabbia.»

A saltar nello stuolo, a franger dardi

Furor la spinge; amor l'arresta e sforza

«A riguardare i figli in mezzo all'ira.»

J'ai rapproché précédemment (t. III, p. 523) cette belle comparaison de l'Arioste d'une comparaison semblable, tirée des Stances du Polotien, et qui sans doute fut puisée à la même source.

Je m'aperçois, peut-être un peu tard, que je me laisse entraîner au plaisir de citer de si beaux traits. Ils ne font que m'en rappeler d'autres que je voudrais citer encore, et si je m'arrêtais à ces derniers, ils me laisseraient le même désir. Au reste, le Roland furieux, sans être encore véritablement traduit dans notre langue, y a cependant plusieurs traductions que l'on peut lire, et qui sont entre les mains de tout le monde; au lieu de multiplier les citations, je dirai donc même à ceux qui n'entendent pas l'italien: Lisez le Roland furieux; ou plutôt je leur répéterai: Apprenez l'italien pour le lire dans sa langue originale, et ne dussiez-vous jamais y lire autre chose que le Roland furieux, apprenez toujours l'italien.

Il me reste à donner une nouvelle preuve de cette avidité d'inventions dont l'imagination de l'Arioste était tourmentée, et qui semblait réellement aller jusqu'à l'insatiabilité. On a conservé de lui un grand fragment épisodique si dépendant de l'action générale de son poëme, qu'on ne lui peut assigner aucune destination différente, et si étranger cependant à toutes les parties de cette action, comprises dans le Roland furieux, que personne n'a pu deviner quelle en pouvait être la place. Ce fragment divisé en cinq chants, que l'on trouve dans la plupart des bonnes éditions, mis à la suite du poëme, n'est point connu sous un autre titre que celui même des cinq chants, I cinque canti. Le premier de ces cinq chants commence sans exposition et paraît lui-même une suite de quelque autre chant. Le dernier ne va pas jusqu'à un point de l'action qui puisse en annoncer le terme. On n'a donc pu former que des conjectures sur le poëme, ou le projet de poëme, dont ils faisaient partie.

On voit à la simple lecture que c'est une suite du Roland furieux. Les mêmes personnages y pariassent, l'action commence où finit celle du Roland; le même merveilleux y est employé; les mêmes formes y sont suivies; les débuts de chant, les interruptions, les adieux à l'auditoire ou aux lecteurs à la fin de chacun des chants, tout annonce, ou une partie du Roland qui en a été retranchée, ou un second roman épique qui aurait fait suite au premier. Charlemagne et ses pairs conduits à leur perte par les intrigues de Ganelon de Mayence en sont visiblement le sujet. On voit du moins une grande trahison ourdie contre eux par ce paladin perfide. Il est a remarquer que lui, qui joue un rôle si odieux dans tous les poëmes dont Charlemagne et les chevaliers de la maison de Clairmont sont les héros, ne paraît point dans le Roland furieux. Le comte Anselme et son fils Pinabel sont les seuls de cette odieuse race que l'on voie tendre des piéges et y tomber. Ici, c'est Ganelon même qui revient sur la scène; mais il n'agit pas de son propre mouvement; il est l'instrument de la vengeance des fées, et surtout d'Alcine, furieuse de la perte de Roger. Charles, après de premiers avantages contre les ennemis que Ganelon lui suscite, éprouve déjà une défaite; précipité d'un pont, qu'il défendait en personne, il tombe dans la rivière; son cheval a de la peine à le ramener au bord. C'est là que finit le fragment, et l'Arioste n'a laissé aucune note ni aucune esquisse du reste.

Aussi les avis ont-ils été partagés en Italie sur ce que c'était que ces cinq chants et sur leur destination. Les uns, choqués des imperfections et des fautes dont ils sont remplis, ont soutenu qu'ils ne sont point de l'Arioste; les autres, que c'est le commencement d'un second poëme romanesque qu'il avait projeté; d'autres, mais sans aucune vraisemblance, que ce sont des fragments que l'Arioste comptait répandre çà et là dans son poëme. Il suffit de les lire, de voir à quel moment commence l'action, et quelle en est la nature, pour reconnaître qu'ils ne pouvaient, comme je l'ai dit, que faire suite au Roland furieux. En effet, le Ruscelli 815 rapporte un fait si positif, et qui donne une explication si satisfaisante, qu'il ne semble devoir laisser dans l'esprit aucun doute. Il tenait ce fait d'anciens amis de l'Arioste, et entre autres de Galasso Ariosto, l'un de ses frères. Le premier dessein du poëte avait été que son Roland furieux eût cinquante chants. Il voulait y faire entrer la mort de Roger et la défaite des paladins à Roncevaux. Il avait rempli ce nombre de chants, et il s'en fallait beaucoup qu'il fût à la fin. Il consulta le Bembo et d'autres amis qui le détournèrent de ce dessein. Outre que le poëme serait devenu excessivement long, le dénouement en eût été triste et funeste, ce qu'Homère et Virgile avaient soigneusement évité.

Note 815: (retour) Voyez sa note intitulée: de i cinque canti, après l'Avis aux lecteurs, dans la bonne édition de Valgrisi, 1556.

L'Arioste se rendit judicieusement à ces raisons. Il retrancha tout ce qui venait après la victoire de Roger sur Rodomont, et laissa le lecteur satisfait de voir la France délivrée des Sarrazins, et Bradamante unie à son cher Roger. Ayant ainsi réduit son action à la juste étendue qu'elle devait avoir, il donna tous ses soins à perfectionner et à polir les chants qu'il avait conservés, il oublia entièrement les cinq dont il avait fait le sacrifice.

Cela explique parfaitement et leur composition et les défauts que l'on y trouve. Ce ne sont pas seulement des lacunes et des négligences, mais des fautes de versification et même de langue. Elles sont si graves et en si grand nombre que le Ruscelli ne semble pas trop dire quand il assure que si l'auteur était rendu à la vie, il serait très-affligé de voir qu'on eût publié sous son nom, après sa mort, ce qu'il n'avait jamais eu l'intention de rendre public.

Mais quoique ce ne soient que des ébauches, on y trouve des morceaux qui ne seraient pas déplacés dans un ouvrage complet et achevé. Telle est, au premier chant, l'assemblée générale des fées dans le magnifique palais de leur roi Démogorgon; telle est encore la description de l'Envie et de l'antre où ce monstre habite; telle est surtout dans le second chant la peinture du Soupçon personnifié, dont Alcine fait choix pour l'envoyer troubler le cœur de Didier, roi des Lombards, et pour exciter ce roi à se soulever contre Charlemagne. Cet ingénieux épisode mérite d'être connu.

Dans l'exorde de ce chant, le poëte commence par faire un bel éloge des bons rois, et par féliciter les nations qui vivent sous leur empire 816. Il s'élève ensuite contre les mauvais rois et les tyrans; mais, dit-il, s'ils font horriblement souffrir les peuples, ils ont eux-mêmes dans le cœur une peine plus horrible encore 817. Cette peine, c'est le Soupçon, le plus cruel des supplices et le plus grand de tous les maux. «Heureux celui qui, loin de pareils tourments, ne nuit à personne, et que personne ne hait! Plus malheureux encore les tyrans à qui, ni la nuit ni le jour, cette peste cruelle ne laisse de repos! Elle leur rappelle leurs injustices et des meurtres ou publies ou cachés; elle leur fait sentir que tous les autres n'ont qu'un seul homme à craindre, et qu'eux ils craignent tout le monde 818

Note 816: (retour)

Pensar cosa miglior non si può al mondo,

D'un signor giusto e in ogni parte buono, etc.

Note 817: (retour)

Ma nè senza martir sono essi ancora,

Ch' al cor lo sta non minor pena ogn'ora.

(St. 6.)

Note 818: (retour)

Quinci dimostra che timor sol d'uno

Han tutti gli altri, ed essi n' han d'og'uno.

(St. 9.)

«Ne vous ennuyez pas de m'entendre, ajoute-t-il à sa manière accoutumée; je ne suis pas si loin de mon sujet que vous pensez. J'ai même à vous raconter quelque chose qui vous fera voir que tout ceci vient fort à propos. Un de ceux dont je vous parlais, celui qui le premier se laissa croître la barbe pour écarter de lui des gens qui pouvaient d'un seul coup lui ôter la vie, fit bâtir dans son palais une tour environnée de fossés profonds et de gros murs; elle n'avait qu'un pont-levis; point d'autre ouverture qu'on balcon étroit par où le jour et l'air pouvaient à peine entrer. C'était là qu'il dormait la nuit. Sa femme, qu'il y tenait renfermée, lui jetait une échelle par laquelle il montait. Un dogue énorme gardait cette entrée.... Mais tant de précautions furent inutiles; sa femme finit par l'assassiner avec sa propre épée. Son ame alla droit aux enfers, et Rhadamante l'envoya dans les lieux où sont les plus cruels supplices. Au grand étonnement de son juge, il s'y trouva fort à son aise. Le Soupçon, disait-il, lui avait fait souffrir dans sa vie de si cruelles tortures, que la seule pensée d'en être délivré le rendait insensible à toutes les douleurs.

Les sages des enfers s'assemblèrent. Ils ne voulurent pas qu'un tel scélérat pût rester impuni; ils décrétèrent donc qu'il retournerait sur la terre; que le Soupçon rentrerait en lui pour ne le plus quitter. Alors le Soupçon s'en empara si bien qu'il se changea en sa propre substance. De soupçonneux que ce tyran était d'abord, dit énergiquement le poëte, il était devenu le Soupçon même 819. Sa demeure est sur un rocher élevé de cent brasses au-dessus de la mer, ceint tout alentour de précipices escarpés. On n'y monte que par un sentier tortueux, étroit et presque imperceptible. Avant de parvenir au sommet, on trouve sept ponts et sept portes. Chaque porte a sa forteresse et ses gardes; la septième est la plus forte de toutes. C'est là que, dans de grandes souffrances et dans une profonde tristesse, habite le malheureux. Il croit toujours avoir la mort à ses côtés; il ne veut personne auprès de lui, et ne se fie à personne. Il crie du haut de ses créneaux, et tient ses gardes toujours éveillées. Jamais il ne repose, ni le jour ni la nuit. Il est vêtu de fer mis par dessus du fer, et par dessus du fer encore; et plus il s'arme, moins il est en sûreté 820. Il change et ajoute sans cesse quelque chose aux portes, aux serrures, aux fossés, aux murs. Il a des munitions plus qu'il n'en faudrait pour en céder à plusieurs autres, et ne croit jamais en avoir assez.» Certainement cette peinture est aussi énergique et aussi vive qu'ingénieuse; et il n'y a point, à la perfection du style près, dans tout le Roland furieux, de fiction plus poétique et plus philosophique à la fois.

Note 819: (retour)

Di sospettoso ch'era stato in prima

Hor divenuto era il sospetto stesso.

(St. 17.)

Note 820: (retour)

E ferro sopra ferro e ferro veste,

Quanto più s'arma è tanto men sicuro.

(St. 20.)

Le quatrième chant en contient une moins heureuse. Son extravagance paraît passer toutes les bornes de ce merveilleux même de la féerie, dont cependant la latitude semble presque impossible à fixer. Roger embarqué sur un vaisseau qui prend feu, se jette dans la mer tout armé. Il est englouti par une énorme baleine qui suivait le vaisseau depuis long-temps 821. Le ventre du monstre est un abîme où il descend comme dans une grotte obscure. A peine y est-il arrivé qu'il voit paraître de loin, à l'extrémité de cette caverne, un vieillard vénérable qui tient à la main une lumière. Ce vieillard vient à lui, et lui apprend qu'il est retombé dans les fers d'Alcine.

Note 821: (retour) St. 32 et suiv.

C'est ainsi que cette détestable fée reprend et punit le peu de ses anciens amants qui ont pu s'enfuir de son île. Elle fait si bien qu'elle leur inspire le désir de voyager sur mer; elle envoie à la suite de leur vaisseau sa baleine, qui tôt ou tard parvient à les engloutir. Ils y vieillissent, et ils y meurent. Leurs tombeaux remplissent les lieux les plus bas de ce séjour. A mesure qu'ils se succèdent, ils se rendent les uns aux autres les derniers devoirs. Lui qui parle, et qui est parvenu à la plus extrême vieillesse, y arriva très-jeune; il y trouva deux vieillards qui étaient là depuis le temps de leur adolescence, et y avaient rencontré d'autres vieillards, descendus dès leur premier printemps dans ce gouffre, d'où l'on ne peut jamais sortir. Deux chevaliers y sont arrivés depuis peu; ils étaient trois; Roger fera le quatrième. Le vieillard l'exhorte à prendre son parti sur un mal sans remède, et à jouir, en attendant, du peu de douceurs qu'ils peuvent encore se procurer.

Ils vivent de poisson, qu'ils pèchent dans un réservoir formé par les eaux que la baleine absorbe en respirant. Il y a au bord de cette espèce d'étang un petit temple en façon de mosquée, un appartement tout auprès, où l'on se repose sur des lits commodes; une cuisine 822, un moulin pour moudre du blé; enfin tant de folies qu'on en reste comme étourdi. Roger, en entrant dans ce lieu, trouve que l'un des deux nouveaux venus est Astolphe, qui lui raconte par quelle suite d'aventures il a été repris comme lui 823. Les quatre reclus se mettent à table, et le poëte les laisse là, sans que l'on devine comment il comptait les en tirer 824. Quelque folle que soit cette imagination, nous verrons dans la suite que l'auteur de Richardet ne l'a pas trouvée indigne de figurer dans son poëme, et l'y a transportée tout entière, avec un couvent de plus, des cloches, des moines et un réfectoire 825.

Note 822: (retour) Qu'on ne soit pas inquiet de la fumée:

Che per lungo condotto di fuor esce

Il fumo a i luoghi onde sospira il pesce.

(St. 51.)

Note 825: (retour) Voyez il Ricciardetto, c. V.

Nous avons vu éclore et croître par degrés en Italie le roman épique proprement dit. Quand l'Arioste préféra ce genre à celui de l'épopée héroïque, il s'en était formé dans son esprit un modèle idéal, supérieur à ce qu'on avait fait jusqu'alors; et ce modèle, il l'exécuta si bien que l'on a pu tracer, d'après son poëme, les règles de l'épopée romanesque, de même qu'on a tracé, d'après l'Iliade, l'Odyssée et l'Énéide, les règles du poëme héroïque. Plusieurs auteurs italiens, tels que le Pigna, le Giraldi et d'autres encore ont fait des livres sur cette matière. Il serait facile, mais superflu de tirer de ces livres la poétique particulière à ce genre d'épopée. Ce qui précède suffit pour faire voir qu'avec plusieurs règles communes, le poëme romanesque et le poëme héroïque ont entre eux des différence constitutives.

De toutes ces différences, il est vrai, aux yeux de critiques austères, tels que le Muzio dans son Art poétique en vers, le Minturno dans sa Poétique en prose, le Castelvetro dans son commentaire sur la Poétique d'Aristote, et le Quadrio lui-même, il ne résulte dans l'épopée romanesque que des vices, qui en font un genre inférieur au poëme héroïque; ces vices sont même si graves que le poëme romanesque le plus parfait est encore nécessairement un mauvais poëme. Quand même cet arrêt serait rigoureusement juste, ce serait peut-être l'un de ces cas où la justice excessive est une excessive injustice. Et que peut-on opposer au plaisir et à l'approbation de toute une nation éclairée et sensible, à la constance et à l'universalité de son admiration depuis trois siècles? La multiplicité d'actions et de personnages principaux, l'étendue illimitée des lieux, les effets prodigieux des puissances magiques, tout cela dirigé par le goût, comme il faut sans doute qu'il le soit, n'ouvre-t-il pas un champ plus vaste aux créations du génie et aux jouissances du lecteur?

La nature entière est à la disposition du poëte romancier: il se crée une seconde nature, où il puise de nouveaux trésors. Il les dispose, les ordonne et les met en œuvre à son gré. Tout ce que la raison la plus saine et l'imagination la plus libre ont jamais dicté aux hommes lui appartient. Il en use comme de son bien propre; et s'il est véritablement poëte, s'il l'est surtout par le style, lors même qu'il ne fera qu'employer les inventions des autres, il passera pour inventeur.

Singulier et bien remarquable privilége du génie de style, ou du talent d'exécution! Nous ignorons ce qu'inventa réellement Homère; des faits héroïques dont la mémoire était récente, des fictions mythologiques qui formaient la croyance commune; en un mot des traditions de toute espèce, qu'il employa comme il les avait reçues, mais mieux sans doute que d'autres poëtes ne les avaient employées jusqu'alors, forment évidemment la plus grande partie de ses deux poëmes. Des traditions historiques, des fables déjà surannées, mais encore en quelque crédit, et les fictions mêmes d'Homère, font presque toute la matière du poëme de Virgile. Enfin l'Arioste, celui de tous les poëtes qui ont existé depuis Homère, qui ait eu peut-être plus de rapports avec lui, n'a fait que continuer une action commencée par un autre poëte, faire mouvoir des caractères déjà créés et déterminés, employer un merveilleux universellement convenu, se servir de formes inventées avant lui, prendre presque à toutes mains des événements, des aventures, des contes même de toute espèce, et les encadrer dans son plan; et cependant il passe pour celui de tous les poêles modernes dont l'imagination a été la plus féconde et le génie le plus inventif. C'est qu'il invente beaucoup dans les détails, beaucoup dans le style, et que toutes ses imitations sont parfaites; en un mot, pour ne pas répéter ce que j'ai dit de lui, c'est qu'il possède au degré le plus éminent deux talents, qui sont peut-être les premiers de tous dans un poëte, le talent d'écrire et celui de peindre, ou si l'on veut, le dessin et le coloris.

Au reste, quelque jugement définitif que l'on porte, ce genre d'épopée est un genre à part; il a ses chefs-d'œuvre et ses modèles, comme l'épopée des anciens. Il appartient en propre à l'Italie moderne. Il se vante d'avoir produit un de ces grands poëmes qui font époque dans l'histoire de l'esprit humain, qui éternellement critiqués peut-être, mais aussi éternellement loués, ne risquent jamais de tomber dans ce gouffre de l'oubli qui en engloutit tant d'autres, et seront à jamais un objet d'intérêt et de discussion parmi les hommes; où tous les arts puisent, toutes les imaginations s'alimentent, tous les esprits des générations qui se succèdent vont chercher d'agréables délassements.

Voilà ce qui est certain, ce qui suffit pour autoriser l'admiration, même l'enthousiasme, ce qui doit porter les étrangers à faire de l'Arioste, non pas une lecture superficielle, mais une étude attentive, je dirais même approfondie, si cette idée d'une étude profonde n'était pas propre à effrayer; si elle ne faisait pas craindre quelque chose de fatigant et de pénible qu'on ne risque jamais de trouver dans le Roland furieux, de quelque façon qu'on l'étudie.

Ce n'est pas qu'on ne pût aussi relever dans cet admirable ouvrage quelques défauts, dont aucune production humaine n'est exempte; mais ces sortes de défauts, et le Roland furieux en est la preuve, n'empêchent point de vivre un grand poëme, quand le nombre des beautés les surpasse et demande grâce pour eux. Gravina, critique philosophe, dont j'aime toujours à citer les décisions, quoique j'aie quelquefois pris la liberté de les combattre, attribue la plus grande partie de ces défauts de l'Arioste à l'imitation de Bojardo. «Telles sont, dit-il, l'interruption ennuyeuse et importune des narrations, les bouffonneries répandues quelquefois au milieu des choses les plus sérieuses, l'inconvenance des paroles, et de temps en temps même celle des sentiments, les exagérations trop excessives et trop fréquentes, les formes populaires et abjectes, les digressions oiseuses, ajoutées pour complaire aux nobles assemblées de la cour de Ferrare, où l'Arioste chercha plutôt à se rendre agréable aux dames qu'il ne songea aux jugements sévères de la poésie et du goût. Et pourtant, ajoute cet austère critique, et pourtant, à mon avis, avec tous ces défauts, il est infiniment supérieur à ceux qui n'ont pas, il est vrai, les mêmes vices, mais à qui manquent aussi ses grandes qualités. Ils ne ravissent point le lecteur par cette grâce native, dont l'Arioste sait assaisonner même ses fautes, qui obtiennent ainsi le pardon avant d'avoir pu offenser. Ses négligences plaisent mieux que tous les artifices des autres. Il a enfin un génie si libre et un style si agréable, que le critiquer paraîtrait une sévérité pédantesque et une incivilité.» 826

Note 826: (retour) Della ragione poetica, l. II, Nº. XVI, p. 104.

Ne le critiquons donc pas, et arrêtons-nous ici, non dans la crainte de paraître incivils, car on peut bien reprendre ce qu'il y a de répréhensible dans un grand poëte, sans cesser d'être poli, mais dans la crainte d'être ennuyeux, accident plus fâcheux, et qui, dans l'exercice de la critique, est peut-être, et c'est beaucoup dire, encore plus commun que l'impolitesse.

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