← Retour

Histoire littéraire d'Italie (4/9)

16px
100%
Note 298: (retour) C'est ainsi qu'il tira le roman de Perceval le Gallois, d'une partie du grand roman de Tristan de Léonnois, dont il avait mis en vers les autres parties; c'est encore ainsi que d'un épisode de Lancelot du Lac il tira son dernier roman intitulé la Charrette, ou Lancelot de la Charette.

Du moment où, pour la première fois, ils avaient été traduits du latin, c'est-à-dire, dès le douzième siècle, la fable du roi Artus, de la Table ronde et de ses chevaliers, avait pris en Angleterre même une vogue que n'avaient pu lui donner l'histoire prétendue de Geoffroy de Monmouth et les autres chroniques latines faites à l'imitation de la sienne. Elle en eut aussi dès-lors en France, et dans un temps où, à ce qu'il paraît, le roman national attribué à Turpin n'y en avait pas acquis une fort grande. Il était alors regardé comme une histoire, et traduit comme tel en français, si même il l'était déjà, par Michel de Harnes 299; encore est-il bon d'observer que les récits fabuleux de cette chronique, loin d'embrasser tous les exploits de Charlemagne, ne commencent qu'à sa dernière expédition en Espagne. Le plus ancien roman français dont la famille de Charles ait été le sujet, est celui de Pepin son père et de sa mère Berthe au grand pied; l'auteur, nommé Adenès 300, ne florissait que fort avant dans le treizième siècle 301, sous le règne de Philippe-le-Hardi. Quelques traits romanesques de la jeunesse de Charlemagne se trouvent aussi dans le roman de Girard d'Amiens 302, qui écrivait ou en même temps qu'Adenès, ou quelques années auparavant 303. Bientôt les héros de Montauban, Renaud et ses trois frères, figurèrent dans des romans, soit de la même main que Berthe et Pepin, soit de différents auteurs. Charlemagne reparut dans tous ces romans entouré de sa pairie, toujours engagé dans des aventures nouvelles, et ajoutant à ses exploits fabuleux d'autres exploits, c'est-à-dire, d'autres fables. Dès-lors l'attention publique se partagea entre Charlemagne et ses Pairs, Artus et sa Table ronde; mais il est certain que le succès poétique de cette dernière fiction avait précédé de plus d'un siècle, même en France, celui de l'autre.

Note 299: (retour) Il écrivit sous Philippe-Auguste, qui régna jusqu'en 1223; il ne fut pas le seul qui traduisit, comme une histoire, la chronique attribuée à Turpin. Deux siècles après, sous Charles VIII, l'annaliste Robert Gaguin en fit une traduction nouvelle, et l'inséra très-sérieusement dans la continuation de ses annales. L'original latin a été inséré de même beaucoup plus tard par Scardius, dans son recueil d'historiens germaniques, Germanicaram Rerum quatuor celebriores vetustioresque chronographi, Francfort, 1566, in-fol.
Note 300: (retour) Adenès, surnommé le Roi, soit parce qu'il était roi d'armes du duc de Brabant, soit plutôt parce qu'il avait été couronné à Valenciennes dans une cour d'amour. Outre Berthe au grand pied, on a de lui le fameux roman de Cléomadès et celui d'Ogier le Danois; les Bénédictins, auteurs de l'Histoire littéraire de la France, lui attribuent même les Quatre Fils Aymon, Renaud de Montauban, Maugis d'Aigrement, et quelques autres.
Note 301: (retour) De 1270 à 1285.
Note 302: (retour) On en trouve l'extrait, Bibliothèque des Romans, premier volume d'octobre 1777, d'après un manuscrit qui nous est inconnu.
Note 303: (retour) Sous le règne de Louis IX.

Devenues populaires en France, ces deux fictions passèrent en Espagne: peut-être même y avaient-elles pénétré dès auparavant; et si c'est trop de dire que la chronique attribuée à Turpin y avait pris naissance, on peut croire au moins qu'elle ne tarda pas à être connue dans ce pays, dont la conquête en est le principal sujet, et dont S. Jacques en Galice, premier agent surnaturel de cette fable, est le patron. Et cette fable, et toutes les autres, ne circulèrent pas impunément au milieu d'un peuple à imagination romanesque, et chez qui les fictions orientales étaient devenues presque indigènes. Les faits d'armes des douze Pairs et de la Table ronde y prirent de nouveaux accroissements, et l'on y vit, sinon éclore, du moins se développer et s'accroître, comme pour rivaliser avec l'Angleterre et la France, la troisième branche de romans poétiques, la brillante et intéressante fable d'Amadis.

Au reste, l'Angleterre, l'Espagne et la France peuvent se disputer tant qu'on voudra l'invention de ces romans de chevalerie et de féerie: ce qui en fait le grand intérêt pour nous n'appartient ni à l'une ni à l'autre; toutes trois ont fourni matière à ce qu'ils ont d'historique et d'héroïque; toutes trois y ont pour ainsi dire établi les premiers fondements et les bases du merveilleux; mais l'Italie a sur toutes les trois l'avantage d'avoir donné la première à ces romans une existence durable par les formes épiques dont elle les a revêtus, par les nouveaux trésors de l'imagination qu'elle a su y répandre, et par toutes les richesses de style d'une langue poétique et fixée.

Des deux premières branches de romans dont nous avons parlé, on ne peut nier que celle des romans français n'ait sur l'autre un grand avantage; les douze Pairs de Charlemagne, armés pour délivrer la France et l'Europe de la tyrannie des Sarrasins, sont plus intéressants que les chevaliers d'Arthur, cherchant le saint Graal, c'est-à-dire, le plat ou l'écuelle dans laquelle J.-C. avait mangé, et dont avait hérité Joseph d'Arimathie; courant, pour la conquérir, les plus périlleuses aventures, et finissant par se faire moines ou ermites. Il est vrai que si les travaux des chevaliers de la Table ronde et ceux des douze Pairs se ressemblent si peu par leur objet, les chevaliers des deux ordres se ressemblent beaucoup par leur vaillance, leur galanterie et leurs exploits; et que les premiers auteurs de ces romans y ont à peu près également répandu le merveilleux de la féerie et l'intérêt des épisodes d'amour. Il faut pourtant que la fable de Charlemagne ait eu un attrait plus puissant que celle du roi Arthur, sur les imaginations italiennes, puisque les connaissant toutes deux par d'anciennes traductions, elles s'exercèrent long-temps sur Charlemagne et sur le brave Roland, avant de s'occuper de Lancelot, de Gyron le Courtois, et de quelques autres chevaliers de la Table ronde.

Roland, et les autres paladins, devinrent nationaux, ou du moins populaires, en Italie, autant qu'ils l'étaient en France même. Les poëtes se piquèrent d'enchérir les uns sur les outres, et il y eut une sorte d'émulation à qui attribuerait à cet invincible Roland les exploits et les aventures les plus extraordinaires. Il fut l'Hercule moderne sur qui l'on accumula des merveilles qui auraient suffi pour vingt autres héros. Il subit le sort assez commun aux personnages célèbres, d'être chanté par des poëtes qui ne méritaient pas tous d'être les échos de sa gloire; mais après avoir amusé le peuple par des récits grossiers, dont les auteurs mêmes sont inconnus, il eut dans le Pulci et dans le Bojardo des chantres plus dignes de lui; et lorsqu'il fut enfin célébré par le grand Arioste, quand l'Homère de Ferrare eut réuni à tous les charmes des fictions romanesques, la noblesse et l'éclat de la trompette épique, le nom de Roland n'eut plus rien à envier à celui d'Achille.

Mais avant que nous puissions voir le génie épique italien dans ce dernier développement de sa richesse, il faut revenir sur nos pas, examiner avec quelque attention quelles avaient été ses premières tentatives et quels furent ses progrès, avant que le Roland furieux se fût placé dans l'épopée romanesque, comme un terme au-delà duquel il a été défendu au génie moderne de s'élancer.




CHAPITRE IV.

Suite de l'épopée romanesque; I Reali di Francia, roman en prose; poëmes romanesques qui précédèrent celui de l'Arioste; poëmes de la première époque, Buovo d'Antona, la Spagna, Begina Ancroja.

Les personnages merveilleux du roman épique ne sont pas seulement les magiciens, les fées et autres agents surnaturels; les principaux héros eux-mêmes sont au-dessus de la nature, et font des choses qu'il n'a jamais été donné aux hommes de faire. Quelques-uns de ces guerriers sont enchantés, et ne peuvent recevoir de blessures mortelles; d'autres possèdent des armes que les fées ont aussi touchées; ils font, avec ces armes, des exploits au-dessus de toute vraisemblance, ou qui ont, dans cette seule espèce de poëmes, une vraisemblance convenue. La plupart de ces héros sont de la création des poëtes romanciers, ou sont dans les romans, tout autres que dans l'histoire; dix siècles les séparent de nous; on nous a tant dit que l'homme a dégénéré, et il est si vrai du moins qu'il a perdu de sa force physique; nous nous soucions peu, à une telle distance, qu'on exagère cette perte en exagérant la supériorité qu'avaient sur nous, dans ce genre dont nous faisons peu de cas, des héros presque tous imaginaires.

Pour bien comprendre les différentes actions particulières qui font le sujet des principaux poëmes romanesques, il faudrait se faire d'abord une idée générale de ces héros qu'on y doit voir agir; mais leur grand nombre entraînerait de trop longs préliminaires; tous n'ont pas d'ailleurs la même importance, et il suffit, mais il est indispensable d'avoir quelque connaissance de ceux qui doivent jouer les premiers rôles. L'empereur Charlemagne, Roland son neveu, et Renaud, cousin de Roland, sont au-dessus de tous les autres; et comme ce sont eux qui ont le plus de rapport avec notre histoire, c'est en eux qu'il est le plus intéressant pour nous d'observer les altérations que des imaginations étrangères y ont faites. J'abrégerai ces explications; et ce qu'on trouve dans de gros livres, je tâcherai de le dire en peu de mots.

C'est de Charlemagne surtout qu'on peut dire que celui de l'histoire et celui des romans, sont deux différents Charlemagne. L'histoire le fait venir, comme on sait, de Pepin d'Héristal, petit-fils d'un autre Pepin 304, et père de Charles-Martel, qui eut pour fils Pepin-le-Bref, père de Charlemagne. Les romans le font descendre, au huitième degré en ligne directe, de l'empereur Constantin. Un vieux roman italien en prose, intitulé: I Reali di Francia, c'est-à-dire les Princes de la maison royale de France, contient cette filiation plus que suspecte 305, et la fait venir d'un fils de Constantin, nommé Fiovo, qui passa dans les Gaules et y régna. De ce Fiovo naquit Florel ou Fiorello; de Florel, Fioravante; et de celui-ci deux fils, Octavien-au-Lion et Gisbert-au-Fier-Visage. De Gisbert naquit Michel; de Michel, Constantin, surnommé l'Ange; et de ce Constantin, Pepin, père de Charlemagne. Cet empereur était donc issu de la branche cadette. Octavien, frère aîné de son trisaïeul Gisbert, eut pour fils Bovet; Bovet eut Guidon d'Antone; et celui-ci, Buovo, ou Beuves d'Antone, descendant, au même degré que Pepin, de Fiovo, fils de Constantin 306. On verra bientôt pourquoi j'ai dû faire mention de cette branche aînée.

Note 304: (retour) Pepin de Landen, ou Pepin-le-Vieux, qui avait été donné par Clotaire II pour gouverneur à son fils Dagobert I.
Note 305: (retour) La première édition de ce roman, qui est fort belle, porte, à la fin, la date de Modène, 1491, in fol.; la seconde est de Venise, 1499, ibid.; toutes deux sont très-rares. La troisième, qui n'est pas commune, est en petit in-4º., sous ce titre: I Reali di Franza nel quale si contiene lu generatione di tutti i Re, ducchi, principi e baroni di Franza e de li paladini, colle battaglie da loro fatte; comenzando da Constantino imperatore fine ad Orlando conte d'Anglante, etc., Venezia, 1537. Il en a été fait, depuis, plusieurs autres éditions in-8º. Ce livre est des premiers temps de la langue italienne, et mis au nombre de ceux qui font autorité. On croit qu'il fut d'abord écrit en latin; quelques-uns même l'ont attribué, mais sans preuve, au savant Alcuin. Ce qui prouve qu'il ne peut être de lui, c'est qu'il y est question de l'Oriflamme, que nos rois ne firent porter dans les combats qu'au douzième siècle. (Louis VI, dit le Gros, fut le premier.) Quoi qu'il en soit, la traduction italienne est précieuse par l'antiquité des traditions fabuleuses et par la naïveté du style. On la juge de la fin du treizième ou du commencement du quatorzième siècle. Salviati en avait vu une copie, qu'il jugeait écrite vers l'an 1350.
Note 306: (retour) Cette descendance des deux branches de la race prétendue de Constantin, et les exploits et aventures de chacun de ces héros, remplissent les cinq premiers livres du roman des Reali di Franza.

La naissance romanesque de Charlemagne et les aventures de sa mère Berthe-au-Grand-Pied, tiennent une bonne place dans ce vieux livre des Reali di Francia 307. Tandis que l'histoire se tait sur la jeunesse de cet empereur, on en trouve ici les plus petits détails, mais tels que l'histoire n'en peut assurément faire aucun usage. On y voit Charles obligé de s'enfuir de Paris, après que le roi Pepin, son père, a été assassiné par deux bâtards qu'il avait eus d'une rivale de Berthe. La maison de Mayence, déjà ennemie de la sienne, trame et soutient cette intrigue; elle fait couronner roi l'aîné des deux parricides, met à prix la tête du jeune Charles; et ce qu'il y a d'édifiant, c'est que le pape Sergius, qui était mort, il est vrai, depuis plus de soixante ans 308, excommunie tous ceux qui oseraient donner asyle au fugitif 309. Caché d'abord dans une abbaye, sous le nom de Maine, ou de Mainet (Maino ou Mainetto), Charles se sauve ensuite en Espagne; il est introduit sous le même nom à la cour de Galafre, roi sarrazin, qui habitait Sarragoce et régnait sur toutes les Espagnes. Il entre au service de ses trois fils, Marsile, Bulugant et Falsiron, les mêmes contre lesquels il eut dans la suite de si terribles guerres à soutenir.

Note 307: (retour) Elles occupent les dix-sept premiers chapitres du sixième et dernier livre.
Note 308: (retour) Pepin mourut en 768; Sergius était mort en 701.
Note 309: (retour) Reali di Fr., l. VI, c. 18.

Ce roi avait de plus une fille nommée Galéane ou Galérane; elle devient amoureuse de Mainetto; il le devient d'elle, et l'épouse en secret après l'avoir rendue chrétienne. C'était l'usage entre un chrétien et une sarrazine; on catéchisait en faisant l'amour, et le prélude du dernier acte de la séduction était ordinairement le baptême.

Cependant il s'est offert des occasions brillantes où l'époux de Galérane s'est couvert de gloire. Un roi d'Afrique a déclaré la guerre à Galafre, et l'a vaincu. Galafre et ses fils sont faits prisonniers; et c'est Charles qui les délivre par des faits d'armes de la plus haute chevalerie. La gloire et le crédit qu'il acquiert, excitent dans l'ame des trois jeunes princes toutes les fureurs de l'envie; ils complotent de se défaire de lui. Instruit de leur projet, il s'échappe de Sarragoce; Galérane le suit; ils vont à Rome, en Lombardie, en Bavière. Charles parvient à s'y faire un parti et à se procurer une armée. Il rentre en France, attaque l'usurpateur, le tue de sa main; et remonte sur le trône de son père 310.

Note 310: (retour) Cette partie de l'action s'étend jusqu'au ch. 51 de ce 6e. livre.

La naissance et les premières aventures de Roland ne sont pas moins merveilleuses dans ce roman italien, tiré sans doute de nos plus vieux romans français. Charlemagne avait régné plusieurs années avec gloire et rempli l'Europe de sa renommée; il avait une sœur cadette, nommée Berthe comme sa mère, dont le jeune chevalier Milon d'Anglante devint amoureux. Milon arrière-petit-fils du fameux Beuves d'Antone, tenait ainsi d'assez près à la famille royale; il était même de la branche aînée des descendans de Fiovo 311; mais sa fortune ne répondait point à sa naissance. Cela ne l'empêcha point de plaire à la jeune princesse. Le fruit de leurs rendez-vous devint bientôt si visible que l'empereur en fut instruit. Au milieu de la gloire dont il était environné, Charles était le tyran de sa famille: il renferma sa sœur dans une tour, et résolut de la condamner à mort, elle et son amant.

Note 311: (retour) Voyez ci-dessus, p. 167.

Le duc Naime, ayant inutilement assayé d'obtenir leur grâce, délivre, pendant la nuit, Milon de sa prison, Berthe de sa tour, les emmène chez lui, fait venir des témoins, des notaires, les marie secrètement et les met en liberté. Charlemagne, instruit de leur fuite, bannit Milon, s'empare de ses biens, et fait excommunier les deux époux par le pape. Milon et Berthe se sauvent, et tâchent d'arriver jusqu'à Rome. Ayant tout vendu pour vivre, chevaux, armes et vêtements, ils ne peuvent aller que jusqu'aux environs de Sutri 312. Là, ils entrent dans une caverne, où Berthe accouche d'un fils; une circonstance minutieuse, et sans doute imaginaire comme le reste, fait donner à ce fils le nom qu'il a depuis rendu si célèbre. Il était si fort dès le moment de sa naissance, qu'il se roula du fond de la grotte jusqu'à l'entrée. Son père, qui était absent quand sa mère était accouchée, y trouva l'enfant à son retour. Voulant ensuite lui donner un nom, il se rappela cette petite scène, et le nomma Roland, c'est-à-dire, Roulant 313.

Note 312: (retour) A huit lieues de Rome.
Note 313: (retour) La prima volta, dit-il à Berthe, che io la vidi, si lo vidi io che il rotolava, et in Franzoso è a dire rotatare roorlare... Io voglio per rimemoranza che l'habbia mome Roorlando. (Real. di Franza, l. VI, c. 53.)

Milon n'eut pendant cinq ans, pour subsister dans cette grotte, lui, sa femme et son fils, que les aumônes qu'on lui faisait et qu'il allait tous les jours chercher à Sutri. Cet état de misère lui devint insupportable; il résolut d'aller tenter la fortune, dit adieu à sa femme, lui recommanda son fils, et partit. Il se rendit d'abord en Calabre, d'où il passa en Afrique, au service du roi Agolant, personnage qui doit jouer un grand rôle dans les romans épiques, ainsi que ses deux fils, Trojan et Almont. Milon, caché sous le nom significatif de Sventura, fait des exploits admirables contre les ennemis de ces princes, passe avec eux en Perse, puis dans l'Inde, et puis on ne sait où, car ici on le perd de vue, et il ne reparaît plus dans le roman 314.

Note 314: (retour) Ibidem, c. 55 et 56. A la fin du chapitre suivant, l'auteur annonce le retour d'Agolant en Afrique, et son passage prochain en Italie avec son fils Almont, come la historia tocca seguendo; ce qui fait voir que le roman n'est pas fini, et que ce sixième livre devait être suivi de quelques autres. Les faits sont ici très-différents de ce qu'ils sont dans le romant espagnol, d'où les auteurs de la Bibliothèque des Romans ont tiré l'histoire des premières années de Roland. Voy. premier volume de novembre 1777. Je les donne dans toute leur simplicité, d'après les Reali di Franza, qui sont la source primitive, ou tirés immédiatement de cette source.

Cependant le petit Roland son fils, resté dans cette grotte, près de Sutri, avec sa mère, grandissait, et donnait à la malheureuse Berthe des espérances et des craintes. Son courage et sa force extraordinaire le distinguaient parmi les polissons de son âge; il le regardaient comme leur chef; quoiqu'il les battît quelquefois, ils partageaient avec lui leurs petites provisions, et lui en donnaient même pour sa mère. Comme il était presque nu, quatre d'entre eux firent une quête et ramassèrent de quoi acheter du drap pour lui faire un habit; deux achetèrent du drap blanc et deux du drap rouge; de ces quatre pièces réunies on fit un habit où le blanc et le rouge étaient divisés par quartiers; et c'est de cette petite circonstance, dont il eut le noble orgueil de vouloir conserver le souvenir, qu'il prit dans la suite le nom de Roland du Quartel 315.

Note 315: (retour) Orlando dal quartiere, ub. supr., c. 60.

Peu de temps après, Charlemagne alla se faire couronner à Rome empereur d'Occident. A son retour, il passa quelques jours à Sutri. Il y mangeait en public. Le petit Roland eut un jour la hardiesse de s'approcher de la table de l'empereur, et d'y prendre un plat chargé de viandes pour l'aller porter à sa mère. Il y revint un second jour, même un troisième. Charlemagne, pour l'effrayer, tousse en grossissant sa voix; l'enfant, sans s'étonner, quitte le plat qu'il tient, prend Charles par la barbe, en lui disant: Qu'as-tu? et son regard, fixé sur l'empereur, était plus fier, dit le romancier, que celui de l'empereur même 316; puis reprenant son plat, il se sauve comme les deux premières fois. Charles, averti d'ailleurs par un songe, trouve à cela quelque chose d'extraordinaire. Il ordonne de suivre cet enfant, mais de ne lui point faire de mal. Trois chevaliers qu'il charge de cette commission suivent Roland jusqu'à la grotte; ils y entrent: Roland veut se défendre avec un bâton; sa mère le retient; couverte, comme elle l'est, des livrées de la misère, les chevaliers ne la reconnaissent pas; ils lui demandent qui elle est: «Je suis, répond-elle en rougissant, je suis la malheureuse Berthe, fille du roi Pepin, sœur de Charlemagne, femme du duc Milon d'Anglante; et cet enfant est son fils et le mien.» Les trois chevaliers se jettent à ses genoux, jurent d'être ses défenseurs auprès de l'empereur son frère, vont demander sa grâce, et l'obtiennent. Charles révoque le décret de bannissement qu'il avait porté contre Milon, et fait aussi révoquer l'excommunication du pape; il adopte Roland pour son fils, et revient en France 317.

Note 317: (retour) L'auteur du roman espagnol dont nous avons parlé ci-dessus, donne ici carrière à son imagination. Il n'a point fait voyager Milon, il l'a fait se noyer dans une rivière entre Rome et Sutri; mais une fée l'a retiré du fond des eaux. Lorsque Charlemagne revient en France, elle l'attend dans le Piémont, rend Milon à son épouse, et le fait rentrer en grâce auprès de l'empereur, qui consent à leur mariage. La fête en est célébrée pendant trois jours dans un palais magnifique, que la fée avait fait élever exprès au pied des Alpes, et qui disparaît quand Charlemagne, Milon, Berthe et Roland ont repris le chemin de France. On voit que cette fiction est d'un temps bien postérieur à celui où furent écrits les Reali di Franza, et l'on peut juger par ce seul trait des modifications que le génie espagnol fit subir à nos anciens romans, quand ils eurent passé les Pyrénées. L'auteur espagnol est Antonio de Eslava, et le titre de son roman: Los Amores de Milon de Anglante, etc.

De retour à Paris, il rendit à son neveu les terres et les seigneuries de Milon, dont il s'était emparé, et lui donna les titres de comte d'Anglante et de marquis de Brava. Roland, croissant toujours en faveur auprès de Charlemagne, devint le plus ferme appui de sa couronne; bientôt même il le devint de la chrétienté toute entière, et reçut du souverain pontife le titre de gonfalonnier de l'Église et de sénateur des Romains 318.

Note 318: (retour) Reali di Franza, l. VI, c. 70.

Telle est la fin de ses aventures dans les Reali di Francia. D'autres romans en ont donné la suite; ils représentent Roland, héritier des biens et des titres de son père, effaçant tous les autres pairs de France par sa bravoure, sa force prodigieuse; et l'éclat de ses faits d'armes, mais bientôt exposé à plus d'une infortune, tantôt bien, tantôt mal, avec l'impérieux et tout-puissant Charlemagne; quelquefois obligé de s'éloigner de la France, et d'aller, dans des aventures lointaines, s'exposer aux plus grands dangers. Il vint à bout des plus difficiles, qui ne firent que répandre dans toutes les parties du monde la gloire de son nom. Il se rétablit enfin à la cour de Charlemagne et y vécut dans la plus grande faveur.

Pendant son absence, Berthe sa mère, lasse du veuvage, avait épousé Ganelon, que Charlemagne avait alors fait comte de Ponthieu. Ce perfide Mayençais n'en fut pas moins l'irréconciliable ennemi de Roland et de sa maison: il lui suscita sans cesse de nouveaux dangers et de nouveaux malheurs, et finit par être, à Roncevaux, la cause de sa défaite et de sa mort.

A l'égard de Renaud de Montauban, cousin du comte d'Anglante, et neveu de l'empereur au même degré que lui, les Reali di Francia ne disent rien de son histoire. Il faut la chercher dans nos vieux romans français 319. On y apprend que Beuves d'Antone eut pour fils Bernard de Clairmont, qui laissa, entre autres enfants, Beuves d'Aigremont, Aymon de Dordogne, Otton d'Angleterre, et Milon d'Anglante. Nous venons de voir que Roland était fils de ce dernier: d'Otton naquit du duc Astolphe, et de Beuves d'Aigremont le magicien Maugis et Vivian. Aymon de Dordogne eut quatre fils, célèbres sous le nom des quatre fils Aymon, Renaud, Alard, Guichard ou Guiscard, et Richardet; et une fille aussi célèbre que ses frères, la belle et intrépide Bradamante. Les deux cousins, Roland et Renaud, rivaux de gloire, furent souvent brouillés ensemble, et devinrent même tout-à-fait ennemis. Renaud ayant tué un neveu de Charlemagne, nommé Bertholet, avec qui il jouait aux échecs, et qui trichait au jeu, l'empereur voulut le faire arrêter, lui, ses frères et son père: ils se sauvèrent tous à Montauban, et s'y fortifièrent. Charlemagne marcha contre eux à la tête d'une armée, où Roland commandait un corps de dix mille chevaliers.

Note 319: (retour) Les quatre fils Aymon, Renaud de Montauban, la Conquête de Trébizonde par Renaud, Maugis d'Aigremont, etc.

Dans le cours de cette guerre, les quatre frères s'échappent de Montauban, qui se défendait toujours, et se trouvent réduits à de telles extrémités, qu'ils sont obligés, pour subsister, de se faire voleurs de grand chemin, malheur qui arriva, dans ces bons siècles, à plus d'un noble chevalier. Ils deviennent la terreur du pays qui borde la Meuse, où ils s'étaient retranchés dans un château fort. Rentrés dans l'intérieur de la France, ils continuent d'être en guerre avec l'empereur. Renaud épouse Clarice, sœur d'Yon, roi de Bordeaux. Il remporte sur Charlemagne et sur ses chevaliers quelques avantages; mais enfin, obligé de céder à des forces si supérieures, il ne parvient à faire la paix qu'à des conditions dures et humiliantes. L'une des plus douces est d'aller, avec ses frères, défendre les chrétiens en Palestine, et reconquérir le saint Sépulcre. Là, il éprouve de nouveaux malheurs, mais aidé par les enchantements de son cousin Maugis, qui, après s'être fait ermite, avait quitté sa retraite pour le suivre, il s'illustre par de si grands exploits, il revient en France, chargé de si belles et de si précieuses reliques, pour les offrir à l'empereur, qu'il rentre tout-à-fait en grâce auprès de lui. Il se réconcilie aussi avec Roland, et ils partagent entre eux la gloire d'être les plus solides appuis du trône de Charlemagne.

Tels sont, dans les plus anciens romans français, espagnols et italiens, les trois principaux personnages dont l'épopée italienne s'est emparée. Nous allons voir maintenant comment elle les fait agir, quelles aventures elle leur attribue, et comment elle entremêle ces aventures avec celles d'autres héros, ou pris comme eux dans de vieux romans, ou entièrement imaginaires. Je vais remonter un peu haut, et entrer dans des détails qui ne seront peut-être pas tous intéressants. Il me serait beaucoup plus facile de ne dire, comme tant d'autres l'ont fait, que des généralités sur ces premiers efforts de la muse épique moderne; mais l'objet que je me propose en général dans cet ouvrage ne serait pas rempli. Il est évident que l'Iliade n'est pas le plus ancien poëme qu'aient eu les Grecs. Si l'on retrouvait enfin les essais informes des poëtes qui précédèrent Homère, on aimerait à y observer les fictions primitives, les formes originelles, les développements graduels de l'art, jusqu'au moment où il atteignit ce haut degré de perfection que lui donna le génie du chantre d'Achille. On en connaîtrait mieux ce génie même.

L'action du plus ancien de ces romans épiques qui nous soit resté est antérieure au règne de Charlemagne. Le héros est ce Beuves d'Antone, descendant, comme Charlemagne lui-même, de l'empereur Constantin, et bisaïeul de Milon d'Anglante, père de Roland. Buovo d'Antona est le titre du poëme 320; il est écrit, comme ils le sont tous, en octaves, ou ottava rima. Cette mesure de vers, dont l'invention appartient à Boccace, mais qu'il n'avait pas perfectionnée, était bien plus imparfaite encore dans ces poëmes grossiers qu'elle ne l'avait été dans les siens. Voici quel est en abrégé le sujet du Buovo d'Antona.

Note 320: (retour) Buovo d'Antona, canti XXII, in ottava rima, Venezia, 1489; souvent réimprimé depuis, et avec cet autre titre: Buovo d'Antona nel qual si tratta delle gran battaglie e fatti che lui fece, con la sua morte, etc.

Brandonie, mère de Beuves, fait assassiner Guidon son mari, duc d'Antone, par Dudon de Mayence, qu'elle épouse, et qu'elle rend ainsi maître et seigneur d'Antone et de Mayence à la fois. Le jeune Beuves, encore enfant, s'enfuit sous la conduite de Sinibalde, son père nourricier, et d'une troupe de cavaliers commandée par Thierry, fils de Sinibalde. Dans la rapidité de leur fuite, l'enfant tombe de cheval sans qu'on s'en aperçoive, et reste étendu sur la terre. Dudon, qui les suivait de près, l'enlève sur son cheval, et retourne à toute bride à Antone. Quelque temps après, étant à la campagne, il croit voir dans un songe le jeune Beuves qui lui plonge un couteau dans le cœur. Il se décide à le prévenir, et l'envoie demander à sa mère pour le tuer. Brandonie lui fait répondre qu'il peut être tranquille, et qu'elle l'en défera elle-même. Elle veut empoisonner son fils; il est averti par une bonne domestique, s'échappe encore une fois, et arrive au bord de la mer: il y trouve des marchands qui l'enlèvent, l'emmènent en Arménie, et le vendent au roi 321.

Note 321: (retour) Chants I et II.

Beuves avait atteint l'adolescence. Il devient amoureux de Drusiane, fille du roi, qui conçoit pour lui une passion très-vive. Le roi fait ouvrir un grand tournoi pour éprouver les amants de sa fille. Beuves entre en lice et renverse deux fois un des rois qui prétendent à la main de Drusiane. Un autre rival, fils du soudan de Boldraque, vient peu de temps après attaquer avec une armée le roi d'Arménie, pour conquérir sa fille. Ce soudan commande en personne. Le roi est vaincu, et fait prisonnier; mais Beuves le délivre, le remet sur le trône, et tue le fils du soudan. Après plusieurs aventures, ne pouvant obtenir Drusiane de son père, il la détermine à s'enfuir avec lui. Des aventures nouvelles l'attendaient dans cette fuite. Drusiane brave toutes les fatigues et tous les dangers. Les deux époux s'enfoncent dans les forêts, où Beuves exerce sa valeur contre des géants, des lions, des serpents et des ours. Drusiane accouche de deux fils. Elle les nourrit, les emporte courageusement avec elle, et continue de suivre son époux.

Enfin, après un long trajet, Beuves rencontre Thierry et sa troupe, qui lui étaient restés fidèles, revient à Antone, parvient à en chasser par ruse l'usurpateur Dudon 322, se défait de tous les Mayençais, et punit sa mère par un supplice aussi recherché que barbare. Il la fait murer tout entière, à l'exception de la tête. Dans cette position cruelle, on la nourrit de pain sec et d'eau. Elle y reste un an, et meurt enfin après de longues et insupportables souffrances. Le poëte dit froidement, en finissant ce récit, qu'il la fit ensuite ensevelir richement 323.

Note 322: (retour) Il l'avait blessé dans un combat. Il se déguise en médecin, est introduit auprès du malade, se fait connaître quand il est seul avec lui, en tirant de dessous sa robe la terrible épée qui l'avait blessé, le force de se faire mettre à cheval et de sortir de la ville, où il s'était ménagé un parti puissant, et dans laquelle, au son d'un cor qu'il fait entendre, ses troupes, qui étaient embusquées, pénètrent de toutes parts.
Note 323: (retour) Buova d'Ant., c. XII, st. 20.

Dudon se réfugie auprès du roi Pepin, qui lui donne asyle. Beuves poursuit les Mayençais, en tue un grand nombre, fait pendre tous ceux qu'il fait prisonniers, attaque et prend Pepin lui-même, tue de sa main le traître Dudon, le fait écarteler et exposer par quartiers sur des fourches patibulaires, et met ensuite Pepin en liberté. Au milieu de cette expédition, il y a une scène plaisante, ou qui le serait du moins si le poëte avait eu le talent de raconter. Le roi Pepin est si émerveillé des prouesses de Beuves d'Antone, qu'il croit que ce n'est point un guerrier, mais un démon qui en a pris la figure. Il envoie vers lui son chapelain pour l'exorciser. Le bon abbé s'avance à cheval, tenant une croix dans sa main, et chantant le Te Deum 324. Il arrive auprès de Beuves, et prononce très-sérieusement les paroles de l'exorcisme 325. Beuves s'impatiente à la fin, pousse son cheval Rondel, court après l'exorciseur qui s'enfuit à toute bride, le saisit par son capuce, et le reconduit à grands coups de pommeau d'épée. Le pauvre prêtre va conter à Pepin sa mésaventure. «Ce n'est, lui dit-il, ni un démon ni un esprit: c'est, je vous le jure, sire, un homme en chair et en os, et j'en ai pour preuve qu'il m'a rompu les miens.» On voit qu'il faudrait le pinceau de l'Arioste, ou même du Berni, pour rendre cette scène comique; mais l'auteur de ce misérable ouvrage était bien loin de deviner les secrets de leur style.

Note 324: (retour)

E poi monte a cavallo humil e pio,

Ed una croce in mon hebbe pigliato

Inverso Buovo ch' un diavolo reo

Crede che sia, li canta il Tadeo.

(c. XIII, st. II.)

Note 325: (retour)

Buovo congiura dicendo il prefatio.

(st. 12.)

Les autres exploits de Beuves sont contre les Sarrazins. Tandis qu'il bat une de leurs armées en Sardaigne, qu'il en tue une partie et convertit le reste, une autre armée vient assiéger Antone. Beuves revient, leur fait lever le siége, et ensuite celui de Paris qu'ils avaient aussi formé. Après les avoir vaincus en France, il va les combattre en Hongrie, remporte de grandes victoires, convertit à la foi chrétienne et fait baptiser tout le pays; car ce fils parricide, qui avait fait périr avec tant de barbarie une mère, coupable, il est vrai, mais enfin une mère, était un chrétien très-fervent, et un très-ardent convertisseur.

Il met glorieusement à fin d'autres grandes entreprises en Europe et en Asie, et revient enfin à Antone, couvert de gloire, espérant y passer désormais des jours tranquilles avec sa chère Drusiane. Mais il a, bientôt après, la douleur de la perdre; et lui-même est assassiné dans une église, par un Mayençais, que Raymond, devenu chef de la maison de Mayence, avait chargé de ce crime, pour venger sa famille presque entièrement détruite. C'est de ce Raymond que descendait le traître Ganelon, que nous avons vu devenir le beau-père de Roland, et qui fait, dans la plupart des romans épiques dont nous aurons à parler, un rôle si vil et si odieux.

On voit que ce ne sont pas les atrocités qui manquent dans l'action de ce poëme, surtout dans la première partie. Cette famille des ducs d'Antone y ressemble assez, pour les crimes, à celle d'Agamemnon. Mais quelle est cette ville d'Antone, chef-lieu de leur puissance? C'est ce que le poëme n'indique en aucun endroit. Le roman des Reali di Francia la place en Angleterre près de Londres, et dit qu'elle fut fondée par Bovet, aïeul de Beuves; qu'a environ trois milles de cette ville, au-delà d'une rivière, était une colline assez élevée, sur laquelle Bovet avait fait bâtir un fort, qu'il nomma le fort St.-Simon 326. Or, dans le poëme dont Beuves est le héros, il est plusieurs fois question de la citadelle St.-Simon, comme d'un fort voisin d'Antone. On trouve aussi dans d'autres anciens romans, que Beuves était sorti d'Angleterre 327. Jean Villani s'est donc trompé lorsqu'il a dit dans sa Chronique 328 que la ville de Volterre en Italie, ville très-ancienne, bâtie par les descendants d'Italus, fut appelée Antonia, et que c'est de-là, selon les romans, qu'était le bon Beuves d'Antone. Ce n'est pas ici le lieu de rechercher ce qui l'a fait se tromper ainsi; mais on peut tirer de son erreur une conséquence très-juste sur l'antiquité de ce poëme; c'est qu'il était déjà composé et même très-connu du temps de Villani. Cet historien mourut en 1348; le poëme est donc antérieur à cette époque. D'un autre côté, dans la stance antépénultième du dernier chant, il est question du Dante:

Dante que scrisse, non come bisogna, etc.

Note 326: (retour) Reali di Franza, l. III, c. 17.
Note 327: (retour) Dans le quatrième des cinque canti de l'Arioste, qui font suite au Roland furieux, Astolphe racontant ce qui lui est arrivé en Angleterre, dit qu'il avait envoyé un courrier à un de ses amis, qui lui tenait un vaisseau prêt pour passer sur le continent, mais qu'il ne voulait s'embarquer ni à Antone, ni dans un autre port, dans la crainte d'être reconnu.

Nè in Antona volea nè in altro porto,

Per non lasciar conoscermi, imbarcarmi.

(c. IV, st. 70.)

Antone était donc un port de mer en Angleterre.

C'est donc entre le temps du Dante et celui de Jean Villani, c'est-à-dire dans la première moitié du quatorzième siècle, que le poëme intitulé Buovo d'Antona fut écrit 329.

Note 329: (retour) On pourrait croire qu'il le fut d'après notre ancien roman en prose du chevalier Beuves de Anthone et de la belle Josienne, imprimé à Paris, in-4º., sans date, en caractères gothiques. Mais celui-ci n'est-il pas plutôt une traduction libre du poëme italien? Le français n'en paraît pas antérieur au quinzième siècle. Il existe aussi parmi les manuscrits légués à la bibliothèque Vaticane par la reine Christine de Suède, un roman de Buovo d'Antona en vers provençaux, à la fin duquel il est écrit, comme le Crescimbeni l'observe, que ce roman fut composé l'an 1380.

L'auteur en est inconnu. On voit seulement à plusieurs locutions du dialecte florentin de ce temps-là 330, qu'il était de Florence, ou au moins de Toscane. Il adresse l'invocation de son poëme à Jésus-Christ, et le prie de venir l'aider à raconter cette belle histoire 331. A la fin de tous ses chants, sans exception, le poëte s'interrompt en priant Dieu d'être favorable à ses auditeurs ou à lui-même, ou en disant qu'il est las de conter, que sa voix s'affaiblit, qu'il a besoin de boire 332, qu'il dira la suite une autre fois, etc. Le premier vers de chacun des douze chants qui suivent, est toujours: Je vous ai laissés au moment où telle chose se passait 333; et le récit continue sans autre artifice. Les neuf derniers chants commencent tous par une nouvelle prière, ou à Jésus-Christ, ou au Père éternel 334, ou à la Vierge Marie, et toujours pour qu'ils accordent au poëte la grâce de poursuivre et d'achever son histoire; et chaque fois, dans la strophe suivante, il revient à sa formule: Je vous ai laissés, dans l'autre chant, au moment où telle chose venait de se passer.

Note 330: (retour) Atante et aitante pour gagliardo, palmiere pour peregrino, robesta ou rubesta pour infierisce, et certaines terminaisons en oe ou one, qui y reviennent souvent.
Note 331: (retour)

O Giesù Christo che per il peccato

Il qual fece Eva prima nostra madre,

In sulla croce fusti conficato; etc.

(st. 1.)

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Pregandoti, signor giocondo e adorno

Che doni a lo mio ingegno tal bontade

Ch'io possi quella storia raccontare

E insieme gli ascoltanti contentare.

(st. 2.)

Note 332: (retour)

Hormai, signori, quivi harò lasciato;

Andate a bere, ch'io son assetato.

Note 333: (retour)

Signori, vi lasciai ne l'altro canto

Si come a Buovo disse Drusiana, etc.

(c. III.)

Io vi la lasciai ne l'altro mio cantare

Si come Buovo al soldan fu tornato, etc.

(c. V.)

Note 334: (retour) L'auteur paraît quelquefois confondre le père et le fils, comme dans ce début du chant XIV:

Eterno padre, ch'il mondo creasti

E pe'l peccato tu moristi in croce.

Dans sa dernière octave, il prie le souverain Jupiter, il sommo Giove, d'accorder à lui et à ses lecteurs une longue vie, et Jésus-Christ de leur donner à tous la grâce de mériter d'être admis dans son royaume. Tout cela est de très-bonne foi. On ne doit point se scandaliser de voir ici Jupiter et Jésus-Christ figurer ensemble. Sommo Giove est un nom poétique que tous les anciens poëtes italiens donnent à Dieu, comme ils donnent celui de Pluton ou de Dite au diable, sans songer ni à Pluton ni à Jupiter.

Ce poëme est à peu près le seul dont l'action remonte au-delà du règne du Charlemagne. Cet empereur et ses douze pairs font le sujet de presque tous les autres; et ce n'est plus le roman des Reali di Francia, mais la prétendue chronique du paladin et archevêque Turpin qui en est la source commune. Cette chronique ne commence, comme je l'ai dit précédemment, qu'à la dernière expédition de Charlemagne en Espagne, et finit par la fatale défaite de Roncevaux, effet des trahisons de Ganelon de Mayence, dans laquelle périt, avec Roland et Olivier, l'arrière-garde presque entière de l'armée française. Le poëme le plus immédiatement tiré de cette chronique, est intitulé: La Spagna, l'Espagne 335; il comprend, en quarante chants, cette dernière expédition de Charlemagne, jusqu'à la bataille de Roncevaux, et dans le dernier chant, la vengeance que tire l'empereur de la trahison qui avait fait périr la fleur de son armée.

Note 335: (retour) Son titre entier est dans les plus anciennes éditions Questa si è la Spagna historiata. Incumincia il libro volgare dicto la Spagna in 40 cantare diviso, dove se tracta le battaglie che fece Carlo magno in la provincia de Spagna, Milano, 1519, in-4º.; Venezia, 1568, in-8º.; et dans les éditions postérieures: Libro chiamato la Spagna, qual tratta li gran fatti e le mirabil battaglie che fece il magnanimo rè Carlo magno nelle parti della Spagna, Venezia, 1610, in-8º., etc.

La cause de l'expédition n'est pas la même dans le poëme que dans la chronique. Dans celle-ci, l'apôtre saint Jacques apparaît à Charlemagne pendant une belle nuit, et lui propose d'aller combattre les Sarrazins qui ont détruit le tombeau qu'il avait en Galice; de rétablir ce tombeau où il faisait autrefois de si beaux miracles, et de faire même bâtir sur le tombeau une église. Charles se met en campagne sur ce seul motif. Dans le poëme, après avoir triomphé de tous ses ennemis, avoir vaincu les mécréants, et s'être rendu maître de toute la chrétienté, il lui prend un jour envie de conquérir l'Espagne 336, occupée alors par les Sarrazins. Il assemble ses barons, leur rappelle qu'en mariant son neveu Roland avec Alde-la-Belle, il lui avait promis la couronne d'Espagne, et leur déclare qu'il est temps d'accomplir sa promesse; ils sont tous de cet avis, et font serment de le suivre en Espagne et de l'aider à en mettre la couronne sur la tête de Roland.

La conduite et les principaux événements de la guerre sont à peu près les mêmes dans le poëme et dans la chronique. Le poëte a seulement coupé son action par deux épisodes qui peuvent donner une idée de son génie et du goût de son temps. Dans une altercation très-vive entre Roland et l'empereur, ce dernier s'oublie jusqu'à jeter à son neveu son gantelet de fer au travers du visage. Cet affront met le paladin en fureur: il veut tuer Charlemagne; on a peine à le retenir. Obligé de céder à ses amis, il prend le parti de quitter l'armée; on a beau dire tout ce qu'on peut pour l'en empêcher; on lui répète en vain que Charlemagne est maître absolu, que le plus brave et le plus puissant, s'il le bat, ne doit même rien dire 337, tout cela ne le persuade pas; il part, et va, tout en colère, conquérir la Syrie, la Palestine, et ce qui est ici nommé la terre de Lamech; il tue ou convertit et baptise les rois, les armées, les peuples entiers, et revient, après avoir ainsi passé son humeur, se réconcilier avec son oncle.

Note 337: (retour)

Che'l migliore che sia e più possente

S'egli il batesse, non deve dir niente.

(La Spagna, cant. XIV.)

Voilà le premier épisode, voici le second: Roland, de retour en Espagne, inspire à l'empereur des craintes sur l'état où il a laissé son royaume, et sur le vicaire ou vice-roi à qui il en a confié le gouvernement 338. C'était Macaire, neveu de Ganelon, duc de Mayence et de Ponthieu. Le crédit de cette famille s'était beaucoup accru depuis que Ganelon, en épousant Berthe, était devenu beau-frère de l'empereur; et son ambition augmentait avec son crédit. Un soudan que Roland avait converti en Asie, lui avait fait présent d'un livre de grimoire; il l'ouvre, fait un cercle, jette les cartes 339, lit la formule d'évocation, et aussitôt une foule de démons paraît et demande ses ordres. Il les congédie tous, à l'exception d'un seul, de qui il apprend que Macaire, ayant persuadé à la reine et à toute la France que Charlemagne a péri en Espagne avec son armée, doit le lendemain matin même épouser la reine, et se faire couronner empereur. Il n'y a pas de temps à perdre; le diable se change en un grand cheval noir, et emporte, pendant la nuit, Charlemagne en l'air jusqu'à Paris. Après un trajet si heureux et si rapide, Charles pensa échouer au port 340. Arrivé sur la cour de son palais, et encore porté sur sa monture, il sentit une joie si vive, qu'il fit le signe de la croix pour remercier le ciel. A ce signe, le diable se sauve, et le laisse tomber sur les degrés de l'escalier; mais par la permission divine, l'empereur ne se fit point de mal 341.

Note 339: (retour)
Fece un cerchio e poscia gittò le carte. (Ibid.)
Note 341: (retour)

Ma come volse il padre celestiale

Lo imperatore non si fece mate.

(c. XXII.)

Charles, déguisé en pélerin, va dans les cuisines du palais, demande à manger, se fait une querelle avec les cuisiniers, les rosse avec son bourdon et son bâton, est mis dehors, et trouve enfin un jeune officier à qui il dit qu'il vient de St.-Jacques en Galice, et qu'il apporte des nouvelles de l'empereur et de son armée. Cet officier le conduit auprès de la reine, avec laquelle il a un long entretien. Cette imitation de l'Odyssée, quelque défigurée qu'elle soit, ne serait pas sans intérêt, si elle était mieux amenée. L'auteur n'a pas oublié le trait touchant du chien d'Ulysse, mais il l'arrange à sa manière. La reine avait une petite chienne que l'empereur aimait beaucoup; pendant seize années, on la lui avait conduite tous les matins: il la caressait, et jamais elle ne souffrait d'autres caresses que les siennes et celles de la reine. Dès que cette petite chienne voit le pélerin assis auprès de sa maîtresse, elle court à lui, lèche ses pieds, son visage, et le parcourt ainsi de la tête aux pieds, avec tous les signes de la joie. La reine surprise demande à l'inconnu s'il a autrefois fréquenté ce palais, s'il a été domestique ou écuyer de Charlemagne; si, enfin, il a vu quelque part ce petit animal, qui ne faisait jamais un tel accueil qu'au roi son époux. Charles lui répond avec une simplicité homérique: «Je ne suis point, et n'ai jamais été ce que vous dites. Faut-il qu'une bête me reconnaisse, et que vous, qui êtes ma femme, vous ne me reconnaissiez pas? Je suis Charles, fils de Pepin, empereur de Rome et roi de France 342.» La dame le regarde de tous ses yeux: il est si défiguré qu'elle ne le reconnaît pas encore. Prudente comme Pénélope, elle lui demande quelques signes, et entre autres l'anneau qu'elle lui avait donné, et la marque d'une croix que l'empereur avait sur l'épaule droite. Charles lui présente l'anneau, dépouille son épaule, et montre la petite croix. Alors tous les doutes sont dissipés, et les deux époux se livrent au plaisir de se revoir.

Note 342: (retour)

E pure mi conosce una fiera,

E non tu che sei mià vera mogliera.

Io son Carlo figlinol del re Pipino,

Imperator di Roma rè di francia.

(Ibid.)

Cependant l'heure de la cérémonie du mariage approchait; elle arrive, et c'est au milieu même de cette cérémonie que Charlemagne, aidé d'un petit nombre d'amis qu'il a retrouvés, tue l'usurpateur, et reprend publiquement sa femme et sa couronne 343. On fait un grand massacre des Mayençais. Charles retourne ensuite à son armée, presse les Sarrazins, assiége et prend successivement Pampelune et Sarragosse; et, selon son usage, n'accorde la vie qu'à ceux qui se font chrétiens 344.

Note 344: (retour) Cant. XXV et XXVI.

Il restait encore deux rois sarrazins à soumettre. Marsile était le plus puissant; il pouvait prolonger la guerre; Charles se détermine à lui envoyer un ambassadeur pour lui offrir des conditions de paix. Tous les chefs de son armée s'offrent l'un après l'autre pour cette mission périlleuse; il les refuse tous. Le traître Ganelon a l'adresse de ne se point offrir, mais de désigner le jeune fils de Solomon, roi de Bretagne, dans l'intention de le faire périr. Jones, c'est le nom de ce jeune chevalier, est envoyé; arrivé auprès de Marsile, il ne prononce que des menaces, aigrit les esprits au lieu de les adoucir, ne conclut rien, tombe à son retour dans une embuscade que les Sarrazins lui ont dressée, est blessé à mort, et vient expirer aux pieds de son empereur. La guerre continue; Charlemagne et ses barons avancent en Espagne, prennent des villes, gagnent des batailles; Marsile envoie une ambassade solennelle, avec de riches présents pour demander la paix. Charles veut qu'un de ses barons lui porte sa réponse. Les Paladins, ayant à leur tour dessein de perdre Ganelon, conseillent à l'empereur de le choisir. Le Mayençais lit dans leurs intentions, accepte après quelque résistance, mais jure que, s'il en revient, ils paieront cher le tour qu'ils lui jouent. C'est dans ces dispositions qu'il part, qu'il arrive, qu'il traite avec Marsile, et qu'il concerte avec lui les moyens d'arrêter et de détruire dans les gorges des Pyrénées l'arrière-garde de l'armés française lorsqu'elle repassera les monts 345. De retour auprès de l'empereur avec le traité de paix accepté par Marsile, et consulté sur les dispositions à faire pour la retraite de l'armée, il règle ses conseils sur le plan qu'il avait fait avec Marsile, et l'aveugle empereur a la faiblesse de les suivre. La défaite de Roncevaux en est la suite.

Note 345: (retour) Cant. XXIX et XXX.

Ici, le mauvais poëte s'est presque entièrement attaché au faux chroniqueur, et il a bien fait. Il y a, même dans les récits grossiers attribués à Turpin, un fond d'intérêt que rien ne peut détruire. Les efforts prodigieux de Roland, d'Olivier et des autres Paladins surpris dans les défilés de Roncevaux, pour repousser, à la tête de vingt mille hommes seulement, l'attaque successive de trois corps d'armée de cent mille hommes chacun, le courage calme et imperturbable de ces intrépides chevaliers, leur mort glorieuse, celle surtout de Roland qui ne consent qu'à la dernière extrémité à sonner de son terrible cor en signe de détresse, qui expire entouré d'un monceau d'ennemis qu'il a tués, et après avoir brisé entre des rochers son épée Durandal, pour qu'elle ne tombe point entre les mains des infidèles; ses adieux même à cette formidable épée, compagne et instrument de tant d'exploits, toutes ces circonstances, et plusieurs autres de cette grande et célèbre scène, de quelque manière qu'elles soient racontées, sont toujours sûres de leur effet.

Il y a dans ce poëme une autre scène qui, malgré le mauvais style de l'auteur, ne laisse pas de faire impression. Elle est encore prise de la Chronique attribuée à Turpin 346. C'est le combat entre Roland et Ferragus sur le pont d'une forteresse que ce Sarrazin défendait. Ce combat dure deux jours entiers. Le dernier jour, pour en finir, les deux redoutables champions se font la confidence mutuelle que leur corps est fée, c'est-à-dire enchanté et invulnérable, à l'exception d'un seul endroit. Ils se révèlent l'un à l'autre cet endroit faible 347, et recommencent à se battre avec une nouvelle fureur. Ferragus succombe enfin, et je trouve ici la preuve que si ce poëme est suranné, ennuyeux, et presque illisible, un grand poëte a eu pourtant le courage de le lire et a daigné s'en souvenir. Quand Ferragus se sent blessé à mort, il prie Roland de lui donner le baptême 348; Roland descend du pont au bord de la rivière, ôte son casque, le remplit d'eau, et vient baptiser le brave païen dont l'ame est reçue et emportée par les anges 349. N'est-ce pas ici la source où le Tasse a puisé l'idée de Clorinde tuée en combat singulier par Tancrède, qui va, comme Roland, chercher de l'eau dans son casque pour lui rendre ce pieux devoir 350?

Note 346: (retour) Chron., chap. 16; la Spagna, chap. IV et V.
Note 347: (retour) Ce double aveu n'est que dans la Spagna; dans la Chronique, loc. cit., Ferragus avoue seul son endroit faible. Vulnerari, inquit, non possum nisi per umbilicum.
Note 350: (retour) Gierusalem. liber. i. cant. XII.

Ce trait d'imitation ne semblerait pas seul prouver que l'auteur de la Jérusalem délivrée n'avait pas dédaigné de jeter les yeux sur ce poëme insipide de l'Espagne. En voici un qui paraîtrait l'indiquer encore. Pour réduire Pampelune, les chrétiens fabriquent une grande machine, une citadelle en bois, plus élevée que les murs de la place, et d'où un grand nombre de soldats font pleuvoir une grêle de pierres et de traits sur les Sarrazins qui défendent les remparts 351. Un de ceux-ci, pour en détruire l'effet, imagine un moyen de lancer sur cette machine de grands vases ou des tonneaux de poix enflammée. Dès le second qui est lancé, le feu prend à la machine; elle est réduite en cendres, et les chrétiens qui y étaient placés sont presque tous écrasés sous ses débris 352. Godefroy employe contre Jérusalem des machines presque semblables, que l'enchanteur Ismin incendie à peu près de même. Mais ces sortes de machines furent employées dans les siéges long-temps après le siècle de Charlemagne. Elles furent en usage dans les croisades, et notamment au siége de Jérusalem; on les retrouve aussi au douzième siècle dans les guerres de Frédéric Barberousse en Italie; on s'en servit même jusqu'au quatorzième siècle, et il y a probablement ici dans le poëme du Tasse, auprès duquel on est honteux de nommer la Spagna, ressemblance de moyens sans imitation.

Note 351: (retour) On va dans la forêt abattre le bois nécessaire pour la construction de cette machine; les troupes allemandes sont chargées de l'apporter au camp, etc. (Cant. X.)

Ce n'est pas non plus sans surprise qu'on reconnaît dans ce détestable poëme des imitations évidentes d'Homère. Celle que nous avons déjà observée n'est pas la seule. Dans les conseils que Charlemagne assemble souvent, dans les combats, dans les ambassades, l'auteur ne peut pas n'avoir point emprunté de l'Iliade et de l'Odyssée l'idée des discours longs et fréquents que se tiennent ses héros, quelques formes dont ils se servent en commençant presque tous ces discours, le soin de faire répéter, par celui qui porte un message, les propres mots de celui qui l'envoie, des locutions telles que celle-ci: Il dit alors dans son cœur, ou alors s'adressant à son cœur, il dit: etc. 353. Mais tout cela est en pure perte. La platitude continue du style fait tomber à chaque instant le livre des mains, et il faut un autre mobile que la simple curiosité pour le reprendre. Le poëte parle cependant beaucoup de la douceur de ses vers et des couleurs dont il sait revêtir cette belle histoire. Comme l'auteur de Beuves d'Antone, il finit chacun de ses chants par un adieu à ses auditeurs 354, ou par une prière contenue le plus souvent dans un seul vers qui est le dernier 355, et il les commence tous en rappelant où il en est resté de son récit, ou quelquefois en faisant une nouvelle invocation au grand Jupiter, à Dieu le père, à Dieu le fils, au Roi des rois, au Soleil des soleils 356 pour qu'ils soutiennent sa voix, et son génie dans une si noble entreprise.

Note 353: (retour) La Spagna, passim.
Note 354: (retour)

Signori, io vo finir questo cantare,

Ed ire a bere e rinfrescarmi alquanto;,

E se voi siele stanchi d'ascoltare,,

Voi ben potete riposar in tanto.

(c. VI.)

Note 355: (retour)

Or lasciamo Astolfo armato al ballo,

E nell' altro cantar, senza più resta,,

Vi conterò come lui fu abbattuto.,

«Cristo vi sia sempre in vostro ajuto.»

(c. II.)


Nel canto seguente dirò la danza,

E la pugna che fecero con pagani.,

«Tutti vi facci Iddio allegri e sani, etc.

(c. VII.)

Note 356: (retour)

Signori, io dissi nell' altro cantare,

Si come y due baron, etc.,

(c. V.)


. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Signori, vi lasciai nel quinto detto,

Come conquiso fu il baron perfetto.

(c. VI.)


Donami, o gran Giove, o nobile sire,,

Ingegno di seguir l'istoria bella, etc.

(c. IV.)

Ces Homères du quatorzième siècle allaient, comme nos Troubadours et nos Trouvères du douzième, récitant ou chantant leurs vers dans les châteaux et dans les villes; et c'est pour cela qu'au commencement et à la fin de presque tous les chants de leurs poëmes, ils se mettent en scène avec leur auditoire, annoncent ce qu'ils vont dire ou rappellent ce qu'ils ont dit. La forme des stances par octaves est extrêmement propre à cet objet, et c'est sans doute pour cela que cette division commode et harmonieuse est restée en possession de l'épopée italienne, malgré ce qu'il en coûte quelquefois à la vraisemblance, et la gêne qui en résulte pour le poëte. On raconte de l'ancien Homère que la fortune l'avait réduit à recevoir de ceux qui s'arrêtaient pour l'écouter le prix de ses compositions sublimes; c'est encore une ressemblance que l'auteur du poëme de l'Espagne voulut avoir avec lui; et afin qu'on ne l'ignorât pas, il a consigné cette circonstance à la fin de son cinquième chant: «Qu'il vous plaise maintenant, dit-il, mettre un peu la main à votre bourse, et me faire quelque présent.»

Ch' ora vi piaccia alquanto por la mano

A vostre borse, e farmi dono alquanto,

Che quì ho già finito il quinto canto.

Ces vers constatent mieux que ne le pourraient faire de longues dissertations cette mendicité poétique. En ne rougissant point d'en faire mention dans son poëme, l'auteur semble prouver qu'elle était passée en usage. Il n'a même pas voulu qu'on ignorât son nom, et il le décline tout au long dans sa dernière stance. Il se nommait Sostegno de' Zanobi ou Zinabi, de Florence 357, mais on n'en est pas plus avancé, car l'on ne trouve nulle part rien qui nous puisse apprendre ce que c'était que ce rimeur florentin. Sa manière est absolument la même que celle de l'auteur de Beuves d'Antone: tout annonce qu'ils étaient contemporains, et le Quadrio le confirme en disant qu'il a vu entre les mains du célèbre chanoine Baruffaldi un manuscrit de la Spagna, sur parchemin, orné de belles miniatures, dont l'écriture était certainement du quatorzième siècle 358.

Note 357: (retour)

A voi signor' ho rimato tutto questa,

Sostegno di Zinabi da Fiorenza.

(C. XL., stanz. ult.)

Note 358 (retour) Stor. e ragion. d'ogni poësia, t. VI, p. 548.

Finissons ce qui regarde ce vieux poëme par une observation qui n'est peut-être pas à dédaigner. Le poëte cite souvent le livre d'où il tire cette histoire qu'il a entrepris de raconter. Si mon auteur ne me trompe pas, dit-il, ou bien, le livre me le dit ainsi, ou bien encore: c'est ce que le livre ne me dit pas, ou autre chose semblable. On voit presque à chaque instant que c'est la chronique attribuée à Turpin qu'il a sous les yeux, et il ne fait souvent que la mettre en vers, cependant il ne nomme jamais Turpin comme l'auteur de ce livre; bien plus, il met ce Turpin, qui était en même temps paladin et archevêque, au nombre des héros chrétiens qui périrent les armes à la main à Roncevaux avec Roland. N'en pourrait-on pas conclure que, dans le quatorzième siècle, où cette Chronique était fort connue, on ne l'attribuait point encore à l'archevêque Turpin?

Quand on veut parler en Italie des premiers et informes essais de la poésie épique, qu'il est impossible de lire aujourd'hui, on joint ordinairement la Reine Ancroja 359 à Beuves d'Antone et à l'Espagne. Donnons encore une idée de ce poëme; mais son excessive longueur et la lassitude que font éprouver les deux premiers nous forceront de parler plus succinctement du troisième.

Note 359: (retour) La Regina Ancroya, nella quale si vede bellissime istorie d'arme di amore, diverse giostre e torniamenti, e grandissimi fatti d'arme con i paladini di Francia, Venezia, 1575, in-8º. C'est l'édition dont je me suis servi; il y en a plusieurs antérieures.--Anchroja regina, Venezia, 1499, in fol. Libro de la Regina Anchroja, che narra li mirandi facti d'arme de li paladini di Franza, e maximamente contra Baldo di fiore im-peradore di tutta pagania al Castello di oro, Venezia, 1516, in-4º., etc.

Guidon-le-Sauvage, fils naturel de Renaud, en est un des principaux personnages, et c'est par lui que commence le poëme. Renaud de Montauban son père, revenant de la Terre-Sainte, s'était arrêté dans une place qui appartenait aux Sarrazins. Constance, femme du roi de ce pays, s'était prise d'amour pour lui. Quoiqu'il arrivât des saints lieux, et qu'il y eût saintement guerroyé pour la foi, il n'en était pas plus sage. Il s'entendit avec Constance, aux dépens du roi qui lui donnait l'hospitalité, et de leur commerce provint un fils. Le roi mourut avant que ce fils vînt au monde; sa mère le fit d'abord passer pour légitime; mais dès qu'il fut en âge de porter les armes, elle l'instruisit de sa naissance, et l'envoya en France chercher son père 360, en lui donnant, pour s'en faire reconnaître, un anneau que Renaud lui avait laissé en partant.

Note 360: (retour) Cela n'est pas tout-à-fait ainsi. C'est le jeune homme qui veut absolument faire ce voyage; sa mère ne fait qu'y consentir, et n'y consent même qu'après que ce bon fils l'a menacée de lui enfoncer un couteau dans la gorge. J'ai supprimé ces circonstances, pour aller plus rapidement au fait. (Voyez. Regina Ancroja, c. I.)

Le jeune guerrier, sous le simple nom de l'Étranger 361, arrive au camp de Charlemagne, et défie tous ses chevaliers. Il les renverse l'un après l'autre, et, suivant les lois de la chevalerie, il les retient prisonniers. Renaud reste le dernier: l'Étranger ose aussi le combattre; la victoire est long-temps incertaine; enfin elle se déclare pour Renaud. Son fils se fait alors reconnaître 362. Renaud va le présenter au roi, qui lui fait un accueil digne de la valeur qu'il a montrée. On revient à Paris, et Charles fait baptiser le jeune étranger sous le nom de Guidon-le-Sauvage.

L'Empereur était alors en guerre, comme il l'est dans tous ces poëmes, et la France attaquée par une armée de Sarrazins: la reine Ancroja, sœur du roi Mambrin, que Renaud avait tué de sa main, commande cette armée. Les exploits de Roland, de Renaud, de ses frères, ceux de cette reine guerrière et des autres chefs sarrazins, la rivalité entre les maisons de Mayence et de Clairmont, et les trahisons de cette perfide maison de Mayence, forment les principaux incidents de ce poëme; des tours de magie, des géants, des dragons, des centaures en font les ornements. L'Ancroja est invincible; elle remporte de grandes victoires, et met la France et Charlemagne aux abois, jusqu'à ce que Roland, que divers incidents avaient toujours éloigné, et qui n'avait encore pu parvenir à se mesurer avec elle, y réussit enfin, et lui livre un long et terrible combat 363.

Deux fois il est près de la vaincre, et lui propose de se faire chrétienne et de renoncer à Mahomet. La reine lui fait des objections et des questions. La première fois, elle ne comprend pas comment une femme a pu devenir mère et rester vierge. Jamais, sous la loi de Mahomet, on n'a rien entendu de pareil 364. Roland le lui explique par deux comparaisons: la première, du verre, au travers duquel les rayons du soleil passent sans le rompre, et la seconde, des fleurs, dont les abeilles tirent du miel sans que la substance et le fruit en soient altérés 365. L'Ancroja ne trouve pas cela bien clair, et elle recommence à se battre. La seconde fois, c'est la Trinité qui l'arrête. Elle ne comprend pas du tout comment trois peuvent ne faire qu'un; Roland explique sur nouveaux frais; il fait quatre comparaisons: dans l'œil, le blanc, le noir et la prunelle; dans une bougie, la cire, la mèche et la lumière ne font qu'un; pendant l'hiver, l'eau, la neige et la glace sont une seule et même chose, et quand le soleil les fond, le tout retourne en eau. «Vois, lui dit-il enfin, ce bouclier que je tiens à mon bras, et que tes coups ont mis en si mauvais état; une partie est en pièces sur la terre, et le reste percé à jour en trois endroits; quand je l'oppose au soleil, trois rayons le traversent, et quand je l'abaisse, ces trois rayons se réunissent en un seul corps de lumière 366.» Pour cette fois, l'Ancroja se met en colère, et lui déclare qu'il la hachera par morceaux avant de lui faire croire un mot de tout cela. Le combat recommence encore. Enfin Roland la tue, tranche ainsi les difficultés, et termine la guerre.

Note 364: (retour)

Fra la nostra lege mai non s'ode dire

Che mai nessuna senza homo a lato

Potesse per nessun caso partorire

Se prima de luxuria non se sia peccato.

Note 365: (retour)

Si come el vetro non se rompe o spezza

El fiore non perde l'alimento e frutto,

Così ful corpo suo de tanta altezza,

Che per virtù de Dio fu netto tutto.

Note 366: (retour) Ce singulier Catéchisme est imité du chap. 16 de la Chronique de Turpin, dans lequel Roland, prêt à tuer Ferragus, le catéchise de même, et se sert aussi de comparaisons pour lui faire comprendre le mystère de la Trinité. Dans une lyre, lui dit-il, il y a trois choses quand on en joue, l'art, les cordes et la main, et pourtant il n'y a qu'une lyre; trois choses dans une amande, l'écorce, la coque et le fruit, et c'est une seule amande; trois choses dans le soleil, la lumière, l'éclat et la chaleur, et ce n'est qu'un soleil; trois choses dans une roue, le moyen, les rais et les jantes, et tout cela ne fait qu'une roue; enfin, n'as-tu pas en toi-même un corps, des membres et une ame? et cependant tu n'es qu'un seul homme.--La différence entre l'Ancroja et Ferragus est que celui-ci dit qu'à présent il entend très-bien la Trinité; mais il lui reste à comprendre la manière dont le père a engendré le fils, et surtout dont ce fils est sorti d'une vierge restée vierge. Roland le lui explique, non plus par des comparaisons, mais par la toute-puissance de Dieu, par la création d'Adam, par la naissance spontanée du charençon dans les fèves, du ver dans le bois ou dans d'autres substances, des abeilles, de plusieurs poissons, oiseaux et serpens. (La physique de ce temps-là n'en savait pas davantage.) L'auteur imite ici Turpin sans le dire; ailleurs il prétend l'imiter en parlant de choses dont il n'est nullement question dans Turpin. Dès le commencement de son action, où il ne s'agit encore que de Guidon-le-Sauvage, de Renaud, de sa famille et de Montauban, dont on sait que Turpin ne parle pas, il dit:

Tornati in Monte Alban con molta festa,

Come raconta Turpin mio autore.

(C. II, st. 33.)

Il courait donc, sous le nom de Turpin, des Chroniques avec d'autres aventures ou d'autres faits que ceux que nous y connaissons, ou ce n'est qu'une plaisanterie de l'auteur; elle ôterait aux poëtes qui, dans la suite, en ont fait de pareilles, le mérite de l'invention.

Voilà quel est, en peu de mots, le sujet du poëme, autant que je l'ai pu saisir en le parcourant rapidement; car, je l'avoue, malgré tout mon zèle et une sorte de courage assez exercé dans ce genre, il m'a été impossible de lire trente-quatre énormes chants, écrits du style le plus plat, et qui contiennent à vue d'œil environ cinquante mille vers. Chacun de ces chants commence par une prière; le plus grand nombre est adressé à la vierge Marie; d'autres au Dieu suprême, au Père éternel, au Fils, à la Trinité, à la Sagesse éternelle; l'exorde d'un chant est le Gloria in excelsis; celui d'un autre, Tu solus sanctus Dominus, etc., le tout pour que Dieu et la Vierge viennent aider le poëte à raconter les combats et les prouesses de ses chevaliers, ou d'autres choses plus mondaines encore, quelquefois même assez peu décentes au fond, et plus que naïvement contées.

Par exemple, la reine Ancroja devient amoureuse de Guidon-le-Sauvage. Elle a fait prisonniers la plupart des paladins français; elle lui propose de les mettre en liberté, s'il veut se rendre à ses désirs. Guidon ne veut point de cette bonne fortune. L'enchanteur Maugis, plus hardi, emploie la magie pour prendre la figure de Guidon, trompe la reine, l'étonne par ses galants exploits, et délivre les paladins. La crudité des expressions ne peut même se laisser entrevoir 367; et notez que ce chant commence par l'Ave Maria en toutes lettres.

Note 367: (retour) Cant. XXVIII, st. 36.

Ce long et ennuyeux ouvrage, imprimé pour la première fois à la fin du quinzième siècle, paraît à peu près du même temps que les deux autres, et sans doute il avait couru long-temps manuscrit. Il avait été, peut-être pendant plus d'un siècle, chanté dans les rues avant de recevoir les honneurs de l'impression. L'auteur ne s'est point nommé, et personne ne s'est soucié de le connaître. Mais le style ressemble beaucoup à celui de Beuves d'Antone, et tout annonce que les deux poëtes étaient compatriotes et à peu près contemporains. Les noms de Charlemagne, de Roland, de Renaud et des autres paladins de France, et la renommée de leurs exploits étaient donc généralement répandus en Italie dès la fin du treizième siècle, et les places publiques de Florence avaient mille fois retenti des plates octaves de ces poëtes du premier âge, avant qu'aucun véritable poëte eût entrepris de traiter des sujets qui réunissaient cependant ce qui brille le plus dans l'épopée, l'héroïque et le merveilleux.




CHAPITRE V.

Suite des Poëmes romanesques qui précédèrent celui de l'Arioste; deuxième époque; Morgante maggiore de Louis Pulci; Mambriano de l'Aveugle de Ferrare.

Depuis la Théséide et le Philostrate de Boccace, on peut dire qu'il n'avait été fait d'autres essais de poëmes épiques dont les esprits cultivés pussent s'accommoder, que le Driadeo d'Amore et le Ciriffo Calvaneo de l'un des trois frères Pulci 368. Mais le genre purement imaginaire de ces deux poëmes dépourvus de tout fondement historique et de ces développements de caractères chevaleresques qui s'offrent si abondamment dans l'histoire fabuleuse de Charlemagne et de ses preux, ne pouvait satisfaire des lecteurs tels que Laurent-le-Magnifique, Politien, Marsile Ficin et les autres littérateurs philosophes réunis autour de Laurent. En un mot, vers le milieu du quinzième siècle, l'épopée manquait encore à la poésie italienne; car on ne pouvait donner ce nom aux trois informes productions dont je viens de parler. Elle n'existait du moins que pour le peuple; il fallait la faire passer des cercles populaires à ceux de la bonne compagnie, et de la rue dans les palais.

Note 368: (retour) Voyez première partie de cette His. littér., t. III, p. 532 et suiv.

C'est ce qui engagea sans doute Laurent de Médicis, et même, dit-on, la sage Lucrèce Tornabuoni, sa mère, à donner à Louis Pulci pour sujet d'un poëme épique les exploits de Charlemagne et de Roland. Politien son ami l'aida dans ce dessein, en lui faisant connaître quelques sources où il devait puiser, surtout Arnauld, ancien Troubadour provençal, qui avait apparemment composé sur ce sujet des poésies ou peut-être même un poëme de quelque étendue que nous n'avons pas, et Alcuin, le plus ancien historien de Charlemagne; c'est le Pulci lui-même qui nous l'apprend 369, et c'est probablement ce qui a donné lieu au bruit qui a couru que le poëme tout entier était de Politien 370, bruit sans vraisemblance comme tant d'autres qui n'ont pas laissé d'être débités avec assurance, et ensuite répétés par écho.

Note 369: (retour)

Onore e gloria di Monte Pulciano

Che mi dette d'Arnaldo et d'Alcuino

Notizia, e lume del mio Carlo mano.

(Morg. Mag., cant. XXV, st. 169.)

Note 370: (retour) Voy. Teofilo Folingo, dans son Orlandino, cant. 1, st. 21; le Crescimbeni, vol. II, part. II, l. III, n°. 38, des Commentaires sur son Histoire de la Poésie vulgaire, etc.

Une autre source plus connue, et que personne n'avait besoin d'indiquer au Pulci, c'était la Chronique faussement, mais alors généralement attribuée à Turpin. Il cite en effet dans beaucoup d'endroits le prétendu archevêque de Rheims, et il se conforme assez souvent à ses récits, surtout dans ce qui regarde la bataille de Roncevaux et le dénouement du poëme. Souvent aussi ces citations sont ironiques; c'est un plastron dont le poëte se couvre en riant quand l'exagération est trop forte, et quand les prouesses qu'il raconte sont trop incroyables. Il met alors en avant l'autorité de Turpin, et pour des choses dont il n'est pas plus question dans Turpin que dans l'Alcoran. Il paraît d'ailleurs évident que le Pulci joignit à cette fausse Chronique et aux auteurs que Politien lui fit connaître, les détestables rapsodies qui s'étaient emparées les premières de cette matière poétique. C'est ce qui lui a fait dire qu'il était fâché de voir que l'histoire de Charlemagne eût été jusqu'alors mal entendue et encore plus mal écrite 371. C'est aussi pour cela qu'avec un génie fait pour ouvrir de nouvelles routes il ne fit cependant que marcher d'un meilleur pas dans des routes déjà battues, et que, pouvant être original, il ne fut à beaucoup d'égards qu'un copiste supérieur à ses modèles.

Note 371: (retour)

E del mio Carlo imperador m'increbbe.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

È stata questa istoria, a quel ch' i' veggio,

Di Carlo male intesa e scritta peggio.

(C. I, st. 4.)

C'est évidemment à la Spagna que l'auteur en veut, quand il dit dans son vingt-septième chant: «Et si quelqu'un s'avise de dire que Turpin mourut à Roncevaux, il en a menti par la gorge; je lui prouverai le contraire. Il vécut jusqu'à la prise de Sarragoce, et il écrivit cette histoire de sa propre main. Alcuin s'accorde avec lui dans ses récits; il les suivit jusqu'à la mort de Charlemagne, et il montra une grande sagesse en l'honorant. Après lui vint le fameux Arnauld, qui a écrit avec beaucoup d'exactitude, et qui a recherché tout ce que fit Renauld en Égypte; il en suit le fil sans s'écarter jamais du droit chemin: une grâce qu'il avait reçue même avant le berceau, c'est que pour rien au monde il n'eût dit un mensonge.»

Grazie che date son prima che in culla

Che non direbbe una bugia per nulla.

(St. 80.)

Nous avons vu les auteurs du Buovo d'Antona, de l'Ancroja et de la Spagna adresser la parole à leurs auditeurs à la fin de tous leurs chants, les commencer et les terminer presque tous par de saintes prières dans les endroits même les moins analogues à ces pieuses invocations, et mêler ainsi par simplicité le sacré au profane, et la Bible, les psaumes ou les prières de l'Église à des contes extravagants et quelquefois licencieux. Cela était devenu pour eux une forme convenue, une sorte de règle de leur art; et en effet on conçoit aisément que chantant pour le peuple et au milieu du peuple, dans un temps où les croyances populaires étaient les seules connaissances générales, ils n'avaient point de meilleur moyen de fixer son attention, et d'en tirer quelque salaire, que de faire d'abord retentir à son oreille ces oraisons qui lui étaient familières. L'espèce d'adieu qui terminait chacun des chants de leurs poëmes était encore une politesse très-bien assortie à ces circonstances, et n'était pas non plus sans influence sur la recette.

Le Pulci n'avait aucune raison de se conformer à ce double usage, surtout au premier. Ce n'était point pour le peuple de Florence qu'il chantait, c'était pour ce que Florence et l'Italie avaient d'esprits plus distingués, plus éclairés et plus au-dessus de la crédulité de leur temps. Etait-ce au milieu des principaux membres de l'Académie platonicienne qu'il pouvait croire avoir besoin de ces formules? Non, sans doute; mais il trouva cet usage établi, et il le suivit, ou plutôt, selon toute apparence, il le tourna en plaisanterie. Il lui parut piquant, à une si bonne table et parmi toutes les jouissances du luxe, d'employer ces formes imaginées par des poëtes mendiants; et le contraste singulier des débuts de chant avec les sujets traités dans les chants mêmes amusa les auditeurs et le poëte, qui au fond ne voulaient tous que s'amuser. C'est là ce qui explique cette manière bizarre dont commence chacun des chants de ce poëme. Voltaire 372 et bien d'autres s'en sont moqués; mais personne ne s'est mis en peine d'en chercher la cause. Si le premier chant du Morgante commence par l'In principio erat Verbum, le quatrième par le Gloria in excelsis Deo; le septième par Hosanna; le dixième par le Te Deum laudamus; le dix-huitième par le Magnificat; le dix-neuvième par le Laudate pueri; le vingt-troisième enfin par Deus in adjutorium meum intende, qui fait tout juste un vers indécasyllable; si l'invocation des autres chants est adressée à Dieu le père, à Dieu le fils, et plus souvent encore à la Vierge; si nous voyons dans le second que le poëte appelle J.-C.

Souverain Jupiter pour nous crucifié 373,

nous avons vu dans le chapitre précédent où il avait puisé l'idée de ces apostrophes singulières.

Note 372: (retour) Préface de la Pucelle.
Note 373: (retour) O somino Giove per noi crocifisso. (C. II, st. 1.)

Mais ces mauvais modèles sur lesquels il paraît se régler étaient de très-bonne foi; le siècle dans lequel ils vivaient, la classe d'auditeurs pour laquelle ils écrivaient le prouvent également; tout fait penser qu'auditeurs et poëtes n'en savaient pas davantage; mais il n'est rien moins que démontré que l'on fût tout-à-fait aussi simple dans la société où vivait l'auteur du Morgante, et pour laquelle il fit son poëme. Il y a même quelquefois dans ses prières je ne sais quel ton de demi-plaisanterie qu'il n'est pas difficile d'apercevoir, comme lorsqu'il dit à ceux qui l'écoutent, à la fin du douzième chant: Que l'ange de Dieu vous tienne par le toupet!

L'angel di Dio vi tenga pel ciuffetto, etc.

Je dirai plus: ces poëtes de carrefours sont très-souvent ridicules, mais ils ne sont jamais plaisants. C'est le plus sérieusement du monde qu'ils débitent leurs extravagances, et l'on rit d'eux autant ou plus que de ce qu'ils racontent, sans qu'ils aient l'air d'avoir pensé qu'il y eût ni en eux ni dans leurs récits le moindre mot pour rire. Le Pulci au contraire n'a fait, à peu de chose près, de son poëme en vingt-huit chants, qu'un long tissu de plaisanteries. Soit que son tour d'esprit le portât naturellement au genre burlesque, ce que ses sonnets contre Matteo Franco 374 prouveraient assez, soit qu'il ne crût pas que l'on pût faire sérieusement des vers sur des combats de géants et des tours de magiciens, et sur les épouvantables et incroyables aventures qu'on lui donnait à raconter, il est visible qu'il n'y a pas un de ses chants où il ne se joue lui-même de ce qu'il dit, et où il n'ait l'air de se divertir aux dépens de ses héros et de son lecteur. Il met à cela non-seulement beaucoup d'esprit, mais une naïveté plaisante et originale, qui a sûrement offert au Berni le premier modèle du genre auquel il a donné son nom 375. C'est se moquer des gens que de disserter gravement, comme on l'a fait, pour savoir si le Morgante est ou un poëme sérieux ou un poëme comique. Le livre est dans les mains de tout le monde; il n'y a qu'à le lire au premier endroit venu.

Note 374: (retour) Voyez ci-dessus, t. 3, p. 537.
Note 375: (retour) Gravina, della ragion poet., l. II, nº. 19.

Or, n'est-il pas tout-à-fait extraordinaire que dans un siècle déjà éclairé, et pour plaire à une société supérieure à son siècle, un homme doué d'un esprit vif, étendu, orné de beaucoup de connaissances, un homme de l'âge et de l'état du Pulci, car il était chanoine, et il avait alors environ cinquante ans 376, invoque sérieusement, et non pas une fois, mais à vingt-huit différentes reprises, ce qu'il y a de plus sacré, pour écrire des folies, de fortes indécences, et souvent même de véritables impiétés? Cela est pourtant ainsi; les auteurs qui ont le plus loué le Pulci et son poëme sont forcés de le reconnaître. Le savant et sage Gravina lui en fait un très-grand crime, et s'explique même là-dessus avec une sorte de violence 377. Le Crescimbeni, pour excuser le poëte, ne sait d'autre moyen que de faire le procès au siècle entier. «Il est bien vrai, dit-il, que le Pulci pouvait s'abstenir un peu plus qu'il ne l'a fait d'employer le ridicule, et qu'il devait s'interdire absolument l'abus des choses divines et des pensées de la sainte Écriture. Je le condamne en cela comme Gravina lui-même; mais on doit cependant condamner beaucoup plus que lui les mauvaises mœurs qui régnaient alors. Si l'on observe attentivement les sots écrits de ce temps-là, on sera forcé d'avouer que la licence du langage était alors sans frein, et que le Pulci dans son Morgante est peut-être encore l'écrivain le plus modeste et le plus modéré de ce siècle 378

Note 376: (retour) Il était né en 1432, ou vers la fin de 1431, et mourut, dit-on, en 1487. Son poëme ne fut imprimé qu'après sa mort.
Note 377: (retour) Delle quali (cose divine) così sacrilegamente si abusa che invece di riso muove indignazione ed errore, etc. (Della Ragione poetica, l. II, nº. 19, p. 109.)
Note 378: (retour) Stor. della volgar poesia, vol. II, part. II, l. III, nº. 38, de Commentarj.

Après ces considérations générales sur un poëme qui fait époque dans l'histoire de la poésie moderne, essayons, sans entrer dans trop de détails, de le faire connaître plus particulièrement.

Morgante maggiore, ou Morgant le grand, dont le nom fait le titre du poëme, est un géant que Roland a converti, qui lui sert de second, et même d'écuyer dans quelques-unes de ses expéditions, et qui en fait aussi de son chef. C'est un personnage subalterne, mais original, mêlé de basse bouffonnerie et d'une sorte d'héroïsme qui tient à sa taille démesurée et à sa force. Il suffirait de lui pour que ce poëme ne pût jamais être sérieusement héroïque. Du reste, ce n'est point ce Morgant, mais Roland, Renaud et Charlemagne qui en sont les véritables héros. L'auteur a puisé dans l'histoire des quatre fils Aymon, et, si nous l'en croyons, dans un poëme du troubadour Arnauld, autant que dans la Chronique de Turpin. Mais c'est surtout Roland qui l'occupe; et ce n'est pas seulement sa dernière et malheureuse expédition en Espagne qu'il prend pour sujet de son poëme, c'est en quelque sorte la vie de Roland tout entière. Il est du moins très-jeune au commencement de l'action, qui se termine par sa mort, puisque, dans le premier chant, lorsque Ganelon de Mayence se plaint de lui à Charlemagne, au nom de toute la cour, il dit à l'empereur: «Nous sommes décidés à ne nous pas laisser gouverner par un enfant 379

Note 379: (retour)

Ma siam deliberati

Da un fanciul non esser governati.

(St. 12.)

Ce sont ces plaintes qui engagent l'action du poëme. Roland les entend; il tire son épée; il veut tuer Ganelon et l'empereur lui-même. Olivier se met entre deux, et lui arrache l'épée des mains. Roland cède sans s'apaiser. Il se retire de la cour; prend le cheval et l'épée d'Oger le Danois, son ami, et se décide à aller chez les Sarrazins, chercher les occasions d'exercer son courage. Il arrive dans une abbaye, située sur les confins de la France et de l'Espagne, où il est parfaitement bien reçu. Il apprend de l'abbé, que lui et ses moines seraient très-heureux s'ils n'avaient pas pour voisins trois géants sarrazins qui se sont logés sur la montagne prochaine, qui infestent tout le pays, et jettent, toute la journée avec leurs frondes, de grosses pierres dans le couvent. «Si nos anciens pères du désert, dit-il au chevalier, menaient une vie toujours sainte, toujours juste, et s'ils servaient bien Dieu, aussi en étaient-ils bien payés. Ne croyez pas qu'ils y vécussent de sauterelles; la manne leur tombait du ciel, cela est certain. Mais ici, je n'ai souvent à recevoir et à goûter que des pierres qui pleuvent du haut de cette montagne 380.» Voilà, soit dît en passant, un échantillon de la manière de l'auteur, et du ton sur lequel il traite les sujets les plus graves.

Note 380: (retour) Cant. I, st. 25.

Roland trouve qu'il est digne de lui de délivrer le pays et les bons moines de ces tyrans. Il tue le premier, nommé Passamont, et le second qui s'appelle Alabastre. Morgant, qui est le troisième, aurait eu le sort de ses frères, s'il n'avait pas rêvé la nuit précédente qu'il était assailli par un gros serpent; que dans sa frayeur, il avait eu recours à Mahomet qui ne l'avait point secouru; mais que, s'étant adressé au Dieu des chrétiens, Jésus-Christ l'avait délivré et sauvé. Sachant donc qu'il a affaire à un chevalier chrétien, au lieu du combat il lui demande le baptême. Roland ne se fait pas prier, emmène Morgant avec lui au couvent, l'instruit en gros, chemin faisant, des vérités du christianisme, et il faut voir de quelle façon 381. Enfin, il le présente à l'abbé qui le baptise.

Note 381: (retour) C. I, st. 49 et suiv.

Roland et son géant restèrent là quelque temps, menant bonne vie et faisant bonne chère. Morgant se rendait utile dans la maison. Un jour qu'on y manquait d'eau, Roland le charge d'en aller chercher dans un tonneau à la fontaine voisine. Il y est attaqué par deux gros sangliers, les tue, et revient au couvent, le tonneau sur une de ses épaules et les deux sangliers sur l'autre. L'eau fait grand plaisir aux moines, mais les sangliers encore plus. Ils mettent dormir leurs bréviaires, et s'empressent autour de cette viande, de manière qu'elle n'a pas besoin d'être salée, et ne court point risque de durcir et de sentir le rance; les jeûnes restent en arrière; chacun mange à en crever, et le chien et le chat se plaignent de la propreté des os qu'on leur laisse 382.--Est-il besoin de demander quelle figure une pareille scène, ainsi racontée, ferait dans un poëme sérieux?

Note 382: (retour)

Tanto che'l can sen doleva e'l gatto

Che gli ossi rimanean troppo puliti.

Ibid., st. 66 et 67.

Cependant Roland s'ennuie de son oisiveté. Il quitte l'abbaye, pour aller chercher les combats. Avant de partir, il apprend de l'abbé lui-même que ce bon moine est de la maison de Clairmont, et par conséquent cousin de Renaud et le sien. Roland se fait connaître à son tour; ils s'embrassent, et se quittent à regret. Morgant suit le paladin à pied, n'ayant pour armes qu'un vieux bonnet de fer rouillé et une longue épée, qu'il a trouvés dans ce que les moines appelaient leur arsenal, et le battant d'une grosse cloche qui était fendue et hors de service. Ils se mettent en campagne; et dès la première occasion qu'il trouve, Morgant frappe de son battant comme un sourd. Leurs aventures seraient trop longues, même à indiquer légèrement. Faisons comme notre auteur, et revenons d'Espagne en France 383.

Note 383: (retour)

Lasciamo Orlando star col Saracino

E ritorniamo in Francia a Carlo mano.

(Cant. III, st. 20.)

Tous les paladins de Charlemagne y regrettent beaucoup Roland, et Renaud son cousin le regrette plus que les autres. Il ne peut plus tenir à l'insolence et au triomphe des Mayençais. Il part avec Dudon et Olivier pour aller chercher le comte d'Anglante. Ils arrivent à la même abbaye où il avait été reçu. Tout y était bien changé. Un frère de Morgant et des deux géants tués par Roland, géant comme eux, était venu avec une troupe de Sarrazins, venger la mort de ses frères. Il avait mis l'abbé et les moines en prison, et vivait à discrétion dans l'abbaye avec sa troupe. Les trois paladins tombent au milieu de cette canaille, qui croit pouvoir se moquer d'eux; mais elle trouve à qui parler; on en vient aux mains: le géant et ses Sarrazins sont taillés en pièces, et l'abbé remis en liberté avec ses moines. Il se fait encore une reconnaissance entre Renaud et lui. Il apprend aux chevaliers français ce qu'il sait de Roland et le chemin qu'il a pris.

S'étant reposé quelques jours dans l'abbaye, ils la quittent et se remettent sur les traces de Roland. Renaud rencontre un serpent monstrueux qui était près d'étouffer un lion. Il tue le serpent. Le lion, par reconnaissance, s'attache à lui, le précède, lui indique le chemin, et se montre toujours prêt à le défendre. Renaud, qui voyage incognito, prend le nom de Chevalier-du-Lion 384. Il arrive enfin dans le pays où Roland s'était arrêté depuis peu. Il y était caché sous le nom de Brunor. Le cours des événemens fait que les deux cousins se trouvent dans deux armées ennemies, et qu'ils se battent même l'un contre l'autre en combat singulier. Roland ignore que c'est Renaud; mais celui-ci, qui l'a reconnu au géant qui l'accompagne, le ménage dans le combat. Le jour finit avant qu'il y ait rien de décisif. Ils conviennent de revenir le lendemain sur le champ de bataille. Ce second jour, Renaud ne peut prendre sur lui d'agir plus long-temps en ennemi avec son cher Roland; il le tire à part, ôte son casque et se fait connaître. Les deux cousins s'embrassent et se réunissent. Ils ont, le jour même, à exercer ensemble leur valeur contre un ennemi commun. Le roi Carador, chez lequel ils se trouvent, est attaqué par le roi Manfredon, amoureux de sa fille Méridienne, et qui veut l'obtenir malgré elle et malgré son père. Roland, Renaud, Olivier et le fidèle Morgant les défendent; Manfredon est vaincu, obligé de renoncer à ses prétentions, et s'engage, par un traité, à laisser en paix Carador et sa fille.

Note 384: (retour) Cant. IV, st. 7 et suiv. Ceci paraît être pris littéralement de l'un des romans de Chrestien de Troyes, poëte français du douzième siècle. Dans ce roman, intitulé le Chevalier-au-Lion, Yvain trouve un lion aux prises avec un énorme serpent; il tue le serpent; le lion s'attache à lui par reconnaissance, et ne le quitte plus. Notre vieux poëte s'est plu à peindre les mouvements de sensibilité du lion:

Si qu' il li comança à faire

Semblant que à lui se rendoit;

Et ses piés joius li estendoit,

Envers terre incline sa chiere F,

S'estut G sur les deux piés derriere,

Et puis si se rajenoilloit,

Et toute sa face moilloit

de larmes, etc.

(Manuscrit de la Bibliothèque impériale, nº. 7535, fondé de Cangé, 69, fol. 216 verso, col. 2.)

Note F: (retour) Sa face, ciera.
Note G: (retour) Se leva, se tint debout, stetit.

Les paladins réunis à cette cour sont fêtés comme des libérateurs. Méridienne était devenue amoureuse d'Olivier. Elle ne peut plus se contraindre, lui découvre son amour, et veut l'engager à y répondre. «Je n'en ferai rien, dit Olivier 385; vous êtes sarrazine et moi chrétien: notre Dieu m'abandonnerait; tuez-moi plutôt de votre main.--Eh bien! reprend Méridienne, démontre-moi clairement que notre Mahomet est un faux dieu, et je me ferai baptiser pour l'amour de toi.» Le bon Olivier se met à catéchiser sommairement Méridienne; et voici, autant que je puis me permettre de le traduire, comment se fait cette conversion.

Note 385: (retour) Cant. VIII, st. 9 et suiv.

«Olivier lui parla de la Trinité, et lui dit comment elle est à la fois une seule substance et trois personnes, et leur puissance, et leur divinité. Ensuite il lui fit une comparaison. Si vous doutez encore que l'on puisse être un et trois, un exemple vous le fera comprendre. Une chandelle allumée en allume mille, et ne cesse pas de rendre la même lumière 386. Il lui donne d'autres explications tout aussi claires. Elle n'a rien à y répondre et demande aussitôt qu'il la baptise;

Et puis après, il viennent au saint crême,

Tant qu'à la fin ils rompent le carême 387:

Ce qui suit est beaucoup plus libre. Je prie qu'on ne se scandalise pas, mais qu'on veuille bien se rappeler mes doutes sur l'emploi sérieux des textes sacrés et des prières qu'on trouve si fréquemment dans le poëme du Pulci. Cette citation ne suffit-elle pas pour nous apprendre ce que nous en devons penser?

Note 386: (retour) Cant. VIII, st. 10.
Note 387: (retour)

E dopo a questo vennono alla Cresima

Tanto che in fine e' ruppon la quaresima.

(Ibid., st. 11.)

Pendant que cela se passe chez les Sarrazins d'Afrique et d'Espagne 388, le traître Ganelon appelle du Danemarck en France un autre roi sarrazin qui avait des sujets particuliers de haine contre Renaud. Ce roi, nommé Herminion, vient avec une nombreuse armée attaquer à la fois Montauban, d'où il sait que Renaud est absent, et Paris, où Charlemagne est privé du secours d'une grande partie de ses paladins. Cette guerre commence très-mal pour le roi Charles. Tous les chevaliers qui lui restent, Ogier le Danois, le vieux Naismes, Berlinguier, Auvin, Otton, Turpin, Gautier, Salomon, Avolio, sont abattus par une espèce de géant nommé Mattafol, et emmenés prisonniers. Mais le roi Herminion reçoit à son tour de tristes nouvelles de ses états.

Note 388: (retour) Ibid., st. 14.

Roland, Renaud et leurs compagnons avaient enfin quitté la cour de Carador. Pour revenir en France, ils avaient pris par le Danemarck; il ne faut jamais chicaner les héros de ces sortes de poëmes sur leur itinéraire. Là, nos paladins avaient appris que le roi était parti dans le dessein de détruire Montauban et de renverser le trône de Charlemagne. Ils avaient renversé le sien, tué son frère, qui gouvernait à sa place, et passé la reine, ses fils et toute la famille royale au fil de l'épée. Ils s'étaient ensuite remis en route, et accouraient en France à grandes journées. Herminion, au désespoir, envoie sommer Charlemagne de se soumettre à lui; sinon, il lui déclare qu'il fera pendre tous les paladins ses prisonniers, à commencer par le Danois. Au moment où il s'apprête à exécuter sa menace, Roland et les autres guerriers arrivent, rassurent Charlemagne, arrêtent Herminion par la crainte des représailles, l'attaquent dans son camp, et le forcent à rendre les paladins et à demander la paix 389.

Quelque temps après, ce roi sarrazin voit de ses yeux un fort joli miracle qui le convertit. Roland et Renaud, trompés par une ruse de Maugis, étaient prêts à se battre; ils étaient sur le pré, avaient pris du champ, et couraient la lance baissée. Un lion apparaît entre eux, tenant dans sa patte une lettre qu'il présente à Roland avec beaucoup de politesse. Maugis y expliquait le malentendu dont il était la cause. Aussitôt les deux cousins descendent de cheval, s'embrassent, se réconcilient, et le lion disparaît. Herminion, témoin de cette scène, est ravi d'admiration. «Mahomet, dit-il, est incapable d'en faire autant; et celui par qui est venu ce lion est le seul Dieu tout-puissant.» Il se détermine donc au baptême, et, pour ne pas laisser refroidir son zèle, Charles le baptise à l'instant 390. Je demande encore ce qu'on doit penser de cette confusion des miracles du christianisme avec les effets de la magie.

Note 390: (retour) C. X, st. 112 à 119.

Le traître Mayençais ne voit pas plutôt une de ses trames rompue, qu'il en ourdit une autre. Il fait si bien que Renaud se brouille encore avec l'Empereur. Ici le poëte a probablement pris dans le roman des quatre fils Aymon quelques événements qu'il arrange à sa guise, tels que la révolte de Renaud contre Charlemagne, le tournoi ouvert à la cour, dans lequel Renaud et Astolphe osent se présenter sans se faire connaître, et renversent tous les chevaliers de la faction de Mayence; le malheur qu'Astolphe a d'être reconnu, arrêté, et le risque imminent qu'il courait d'être pendu par ordre de l'empereur, que le perfide Ganelon poussait à cet acte de tyrannie, si Roland, de concert avec Renaud, ne l'eût délivré. Charlemagne est chassé de son trône par Renaud, qui consent à l'y replacer, à condition que Ganelon sera enfin puni comme il le mérite 391.

Le Mayençais a encore l'adresse de retourner en sa faveur l'esprit de Charles, qui joue toujours le rôle d'un prince crédule et à peu près imbécille. Il l'anime de nouveau contre la maison de Montauban, surprend Richardet, le plus jeune des frères de Renaud, et le livre à Charlemagne, qui veut aussi le faire pendre, car dans ce poëme héroïque, le bourreau, la corde et la potence jouent un grand rôle. Renaud, averti à temps, délivre son frère au moment où il avait la corde au cou 392. Le peuple de Paris se soulève pour les chevaliers de Montauban contre ceux de Mayence et contre l'empereur qui les soutient. Il met la couronne sur la tête de Renaud. Ganelon et ce qui lui restait de partisans se sauvent à Mayence. Charles va s'y cacher avec eux, et Renaud reste en possession du trône de France. Des tournois, des bals, des concerts, des fêtes de toute espèce signalent, comme de raison, son avènement. Il n'a qu'un sujet de peine, c'est que Roland n'en soit pas témoin.

Roland avait été si outré du procédé de Charlemagne envers le jeune Richardet, dont il n'avait pu obtenir la grâce, qu'il s'était exilé de la cour, de Paris, de la France. Il était déjà parvenu en Perse, où il continuait de courir des aventures et de donner des preuves de sa valeur; un géant qu'il tue lui demande le baptême; il ôte son casque, y puise de l'eau dans le fleuve voisin, et baptise son géant, dont le chœur des anges emporte l'ame, en chantant dans le séjour de la gloire 393; trait imité du mauvais roman de la Spagna 394, et que l'on retrouve encore dans un poëme bien supérieur au Morgante 395.

Note 393: (retour) C. XII, st. 65 et 66.
Note 394: (retour) Voyez ci-dessus, p. 196.
Note 395: (retour) Dans la Jérusalem délivrée. Voyez ibid.

Mais après cette victoire, Roland est surpris pendant son sommeil par ordre d'un roi sarrazin, et jeté dans une prison, où il doit être condamné à mort, peine prononcée dans ce pays-là contre tout chrétien qui tue un musulman. Thiéry, son écuyer, s'échappe, revient en France, et avertit Renaud du danger dont son cousin est menacé. Renaud écrit à Charlemagne, lui rend son trône, se réconcilie entièrement avec lui, et part pour aller en Asie délivrer Roland. Les grandes aventures qu'il met à fin chemin faisant, ses exploits en Perse, la nouvelle combinaison d'événements qui met encore une fois aux mains des deux cousins, dans un temps où l'un d'eux vient de sacrifier une couronne pour sauver l'autre; leur reconnaissance sur le champ de bataille; ce qu'ils font ensemble lorsqu'ils sont réunis; les intrigues d'amour qui se mêlent à leurs faits d'armes, avec une jeune Luciane, une jolie Clairette, toutes deux princesses sarrazines, et l'intrépide amazone Antée; le nouveau danger où Olivier et Richardet se trouvent d'être pendus, et leur délivrance; la guerre contre le soudan de Babylone, sa défaite et une infinité d'autres incidents, ou comiques ou merveilleux, remplissent cinq ou six chants, pendant lesquels le poëte retient ses héros et ses lecteurs en Asie.

Morgant était resté en France; il est inutile de dire pourquoi. C'est alors qu'il rencontre cet autre géant nommé Margutte, dont Voltaire a cité quelques traits 396. Morgant, frappé de sa taille énorme et de sa figure hétéroclite, lui demande qui il est, s'il est chrétien ou sarrazin, s'il croit en Jésus-Christ ou en Mahomet. Margutte lui répond: «A te dire vrai, je ne crois pas plus au noir qu'au bleu, mais bien au chapon bouilli ou rôti. Je crois encore quelquefois au beurre, à la bière, et, quand j'en ai, au vin doux; mais j'ai foi, par-dessus tout, au bon vin, et je crois que qui y croit est sauvé 397. Je crois encore à la tourte et au tourteau; l'une est la mère et l'autre le fils: le vrai Pater noster est une tranche de foie grillé; elles peuvent être trois ou deux, ou une seule, et celle-là du moins est vraiment du foie qu'elle dérive, etc.» Je ne fais plus de réflexions, je cite, et sans doute cela suffit.

Note 396: (retour) Préface de la Pucelle.
Note 397: (retour)

Ma sopra tutto nel buon vino ho fede,

E credo che sia salvo chi gli crede.

E credo nella torta e nel tortello,

L'una è la madre e l'altro è il suo figliuolo;

Il vero pater nostro è il fegatello;

E possono esser tre, e due, ed un sola,

E diriva dal fegato almen quello.

(C. XVIII, st. 115 et 116.)

Margutte se vante très-prolixement de ses vices 398. Il n'en oublie aucun; il les a tous; il a fait ses preuves, et est prêt à les recommencer. Morgant le trouve bon camarade, et part avec lui pour aller en Asie rejoindre son maître. Ils arrivent après des incidents où Margutte soutient son caractère. Sa mort est digne de sa vie. Après avoir mangé comme un glouton, il s'aperçoit qu'il a perdu ses bottes; il fait un bruit horrible; mais dans le fort de sa colère il aperçoit un singe qui les a prises, et qui les met et les ôte avec des grimaces si comiques que le géant rit d'abord un peu, puis davantage, puis plus encore, et crève enfin à force de rire 399. C'est ainsi que finit cet épisode qui est assez long, et qui est tout entier de ce style. Et l'on douterait encore si le Morgante du Pulci est ou n'est pas un poëme burlesque!

Note 398: (retour) Ibid., st. 117 à 142.
Note 399: (retour)

Allor le risa Margutte radoppia

E finalmente per la pena scoppia.

(Ibid., st. 148.)

Morgant trouve Roland occupé du siége de Babylone. Il lui est d'un grand secours, et décide la victoire. Il abat, lui seul, une tour qui défendait une des portes, et fait d'autres prouesses si étranges que les habitants ouvrent leur ville, se rendent à Roland, et le proclament soudan de Babylone. Il ne l'est pas long-temps; les nouvelles qu'il reçoit de France l'engagent à y retourner. Le motif qui lui fait quitter un trône est fort généreux. Ganelon de Mayence s'est pris lui-même dans les fils compliqués d'une intrigue qu'il avait ourdie contre Renaud, Roland et Charlemagne. Il est en prison chez une vieille et horrible magicienne, mère d'une race de géants, et c'est pour l'en délivrer que nos paladins reviennent en France. C'était un fourbe et un scélérat, mais paladin comme eux, aussi brave qu'un autre les armes à la main, et beau-frère de Charlemagne. On pense bien que cette longue route ne se fait pas sans de grandes et surprenantes aventures. La plus triste pour Roland est que, avant même de partir, il perd son fidèle Morgant. En descendant d'une barque, sur le bord de la mer, le géant est pincé au talon par un petit crabe, et néglige sa plaie; elle s'envenime si bien qu'il en meurt 400. Si l'on peut supposer un but raisonnable à l'auteur de tant d'extravagances, le Pulci, n'a pu en avoir d'autre que de se moquer de toutes ces aventures de géants qui étaient alors si fort à la mode, en faisant mourir ridiculement les deux plus terribles qui figurent dans son poëme, l'un à force de rire, l'autre, qui en est le héros, par la piqûre d'un crabe.

Note 400: (retour) C. XX, st. 20 et 21.

Les paladins, arrivés au château de l'affreuse sorcière où Ganelon est détenu, tombent aussi dans ses pièges, et y seraient restés enchaînés si Maugis ne les en eût retirés tous par ses enchantements. De nouvelles aventures les séparent, d'autres les rejoignent; ils retournent dans le Levant, puis repassent en Europe. Charlemagne, toujours trahi par le perfide Ganelon, lui pardonne toujours. Après une longue guerre que ce traître lui avait suscitée, l'empereur de retour à Paris s'y croyait en paix. Il était vieux et en cheveux blancs; il espérait que Ganelon, à peu près aussi vieux que lui, avait perdu de sa malveillance ou de son activité. Mais Ganelon, infatigable dans sa haine comme inépuisable dans ses ressources, parvient encore à susciter contre la France deux armées de Sarrazins à la fois; l'une de Babylone, conduite par l'amazone Antée; l'autre d'Espagne, commandée par le vieux roi Marsile. Charles rassemble toutes ses forces; ses paladins font des prodiges; il en fait lui-même, et la célèbre épée Joyeuse se baigne encore une fois dans le sang des infidèles. Marsile, qui est le plus sage des rois sarrazins, négocie la paix. Antée la conclut de son côté, et retourne dans ses états. Charles répond aux propositions de Marsile, mais il a l'imprudence d'accepter l'offre que lui fait Ganelon d'aller en Espagne suivre auprès de ce roi une négociation si importante. La suite en est telle qu'on l'a vue dans la Spagna et dans la Chronique de Turpin; mais les détails sont fort embellis; et dans les quatre chants qui restent, le Pulci, lorsqu'il renonce au ton plaisant qui règne dans presque tout son poëme, se montre véritablement poëte.

La scène dans laquelle il représente Ganelon faisant son traité avec Marsile prouve qu'il l'était lors même qu'il ne s'élevait pas au style héroïque, car elle n'est pas écrite beaucoup moins familièrement que le reste. Cette scène, à cela près, forme un tableau parfait. Marsile, après une fête qu'il donne dans ses jardins à l'envoyé de Charlemagne, congédie toute sa cour, reste seul avec lui, et le conduit auprès d'une fontaine entourée d'arbres chargés de fruits 401. Le soleil commençait à baisser. Lorsqu'ils sont assis dans ce lieu mystérieux, Marsile fait l'exposé de toute sa conduite avec Charlemagne: il remonte jusqu'au temps de la jeunesse de cet empereur, lorsqu'il était venu se cacher à la cour d'Espagne sous le nom de Mainetto. Il met tous les torts du côté de Charles, et prétend s'être toujours comporté en véritable ami. Pour récompense, dès que Charles a été sur le trône, il lui a déclaré la guerre; trois fois il a enlevé la couronne d'Espagne, et il la lui veut enlever encore, pour la mettre sur la tête de son neveu Roland. Pendant ce temps, Ganelon a les yeux fixés sur l'eau de la fontaine, non pour s'y voir, mais pour observer sur le visage de Marsile si ses plaintes sont sincères 402. Marsile qui, de son côté lit dans les yeux de Ganelon, s'ouvre à lui davantage, et finit par lui faire entendre que si jamais il pouvait être défait de Roland, il ne craindrait plus rien de Charlemagne, et ne tarderait pas à s'en venger. Le Mayençais saisit cette ouverture, avoue au roi les injures personnelles qu'il a reçues de Roland et d'Olivier, la haine et le ressentiment qu'il en conserve. Il propose enfin à Marsile de lui livrer non-seulement Roland et Olivier, mais toute l'élite de l'armée de Charlemagne dans la vallée de Roncevaux. Cette proposition est acceptée, les moyens sont concertés, et le traité conclu.

Note 401: (retour) C. XXV, st. 52 et suiv.
Note 402: (retour) Ibid., st. 53.

Aussitôt des prodiges et des signes éclatent dans l'air; le soleil se cache, le tonnerre gronde, la grêle tombe, une tempête affreuse s'élève; la foudre vient frapper, fendre et brûler un laurier auprès de Ganelon et du roi; à la lueur des éclairs, ils voient les eaux bouillonner, se déborder hors de la fontaine en ruisseaux rouges comme du sang, qui, partout où ils se portent, brûlent le gazon et les plantes. Un caroubier couvrait de son ombre toute la fontaine: c'est l'arbre auquel on dit que Juda se pendit; ce caroubier sua du sang, puis se dessécha tout à coup, se dépouilla de son écorce et de ses feuilles, et Ganelon sentit tomber sur sa tête un fruit qui lui fit dresser les cheveux.

Il n'en exécute pas moins son plan. Il écrit à Charlemagne que Marsile consent à se reconnaître son vassal et à lui payer tribut. Ce tribut dont il lui fait un détail pompeux, il faut que Charles vienne le recevoir en personne, qu'il envoie au-devant de Marsile et de ses présents son neveu Roland, Olivier et vingt mille hommes d'élite à Roncevaux dans les Pyrénées, qu'il attende lui-même à Saint-Jean-Pied-de-Port, avec le gros de son armée. Le roi sarrazin ira jusque-là lui rendre solennellement hommage. Charles, crédule comme à son ordinaire, donne dans le piége, et fait ses dispositions, taudis que Marsile fait de son côté celles que Ganelon lui a conseillées, et que la valeur et la force surnaturelle de Roland et de ses compagnons d'armes lui ont fait juger nécessaires. Cent mille hommes les attaqueront d'abord; mais il faut s'attendre qu'ils seront détruits et qu'il n'en échappera peut-être pas un seul. Une seconde armée de deux cent mille hommes leur succédera sans intervalle; il en périra encore un bon nombre; elle sera même forcée à la retraite; mais alors une armée de trois cent mille hommes est sûre d'accabler ce qui restera de paladins et des vingt mille Français. Cela est gigantesque et déraisonnable sans doute. Il y a pourtant dans ces exagérations un sentiment de l'héroïsme français qui serait orgueil dans un poëte national, mais que dans un poëte étranger nous pourrions regarder comme un hommage; et quand on a été témoin de ce qu'ont souvent fait nos intrépides armées, on est tenté de trouver tout cela vraisemblable.

Dans les romans que le Pulci prenait pour guides, Renaud n'avait aucune part ni à la bataille de Roncevaux ni à ses suites. Renaud était encore une fois retourné en Orient, et le poëte avoue qu'il n'aurait su comment s'y prendre pour l'en faire revenir; mais un ange du ciel (et par-là il entend son cher Ange Politien), le lui a montré dans Arnauld, poëte provençal, qui certes lui paraît un digne auteur 403. Il fait ici une digression plaisante, telle qu'en permet ce genre libre, dont il a donné le premier exemple. «Je sais, dit-il, qu'il me faut aller droit, que je ne puis mêler à mes récits un seul mensonge 404, que ce n'est pas ici une histoire faite à plaisir, que si je quitte d'un seul pas le droit chemin, l'un jase, l'autre critique, un autre gronde, chacun crie à me faire devenir fou. Ce sont eux qui le sont; aussi ai-je choisi la vie solitaire, car le nombre en est infini. Mon académie ou mon gymnase est le plus souvent dans mes bosquets. Là, je puis voir et l'Afrique et l'Asie: les nymphes y viennent avec leurs corbeilles, et m'apportent les plus belles fleurs. C'est ainsi que j'évite mille dégoûts trop fréquents dans les villes; c'est ainsi que je ne me rends plus à vos aréopages, messieurs les gens d'esprit, toujours si empressés à médire 405.» On reconnaît ici un genre de plaisanterie de très-bon goût dont l'Arioste et le Berni ont souvent fait usage, et qu'a si bien imité parmi nous le génie flexible de Voltaire.

Note 403: (retour)

Un angel poi dal ciel m'ha mostro Arnaldo

Che certo uno autor degno mi pare, etc.

(C. XXV, st. 115.)

Note 404: (retour)

E so che andar diritto mi bisogna

Ch' io non ci mescolassi una bugia,

etc. (St. 116.)

Note 405: (retour) Ibid., st. 117.

Ce que notre poëte dit avoir trouvé dans Arnauld le Troubadour est une folie très-singulière, et comme nous n'avons pas les poésies épiques ou narratives de cet Arnauld, nous ne savons pas si c'est en effet à lui qu'il en a dû l'idée. L'enchanteur Maugis, voyant la crédulité de Charlemagne, en prévoit les funestes suites. Il voudrait qu'au moins Renaud et ses frères, absents depuis si long-temps, revinssent en France, où l'on allait avoir grand besoin de leur secours. Il charge Astaroth, le plus habile et le plus fort de ses démons, de voler en Égypte, où ils sont en ce moment, d'entrer dans le corps du cheval Bayard, de faire en sorte que Renaud monte sur lui, et de l'apporter en trois jours à Roncevaux avec son frère Richardet.

Avant qu'Astaroth le quitte pour exécuter ses ordres, Maugis lui demande s'il prévoit ce qui doit arriver de toute cette affaire. Le Diable ne sait trop que lui en dire: «Les voies du ciel nous sont fermées, dit-il; nous voyons l'avenir, mais comme les astrologues, comme plusieurs savants parmi vous; car si nous n'avions pas les ailes coupées, il ne nous échapperait ni un homme ni un animal 406. Je pourrais te parler du vieux Testament, de ce qui est arrivé dans les temps passés, mais tout ne parvient pas à notre oreille. Il n'y a qu'un seul Tout-Puissant, en qui le futur et le passé sont présents comme dans un miroir. Celui qui a tout fait est le seul qui sache tout, et il y a des choses que son fils même ne sait pas 407.» Cette proposition étonne et scandalise Maugis. «C'est, lui dit Astaroth, que tu n'as pas bien lu la Bible: il me paraît, que tu n'en fais pas grand usage. Le Fils, interrogé au sujet du grand jour, ne répond-il pas que son père seul sait cela 408

Note 406: (retour) Ibid., st. 135.
Note 407: (retour)

Colui che tutto fè sa il tutto solo,

E non sa ogni cosa il suo figliuolo.

(St. 136.)

Note 408: (retour)

Disse Astarotte: tu non hai ben letto

La Bibbia, e par mi con essa poco uso;

Che interrogato del gran dì il figliuolo

Disse che il padre lo sapeva solo.

(St. 141.)

Il entre ensuite dans de longues explications sur la Trinité, sur l'essence et la substance des trois personnes. «Encore une fois, le Père qui a tout créé peut seul tout savoir, et n'étant plus de ses amis, comme il en avait été autrefois, il ne peut voir avec lui dans le miroir de l'avenir. Si Lucifer avait été mieux instruit, il n'aurait pas fait sa folle entreprise, et ils n'auraient pas été tous avec lui précipités dans l'enfer.» Cela conduit Maugis à lui demander si Dieu connaissait d'avance la révolte qu'ils devaient faire contre lui, et à parler de la prescience divine qui dans cette occasion ne s'accordait pas avec sa bonté et sa justice: enfin il se rend en forme l'accusateur de Dieu; et ce qu'il y a de bizarre, c'est que c'est le Diable qui s'en établit le défenseur, et qui soutient, comme l'aurait pu faire un franc théologien, la doctrine du libre arbitre 409.

Note 409: (retour) St. 148 à 160.

Mais voici ce qui, dans un autre genre, doit paraître encore plus singulier que ce traité de théologie orthodoxe mis dans la bouche du Diable. Astaroth obéit, va chercher Renaud et Richardet en Égypte, leur annonce sa mission, entre dans Bayard, Farfadet son camarade dans Rabican, cheval de Richardet, et tous deux emportent à travers les airs les deux chevaux et les deux frères. Ils voyageaient depuis deux jours lorsqu'ils arrivent au-dessus du détroit de Gibraltar. Renaud, reconnaissant ce lieu, demande à son démon ce qu'on avait entendu autrefois par les Colonnes d'Hercule. «Cette expression, répond Astaroth, vient d'une ancienne erreur qu'on a été bien des siècles à reconnaître. C'est une vaine et fausse opinion que de croire qu'on ne puisse pas naviguer plus loin. L'eau est plane dans toute son étendue, quoiqu'elle ait, ainsi que la terre, la forme d'une boule. L'espèce humaine était alors plus grossière. Hercule rougirait aujourd'hui d'avoir planté ces deux signes, car les vaisseaux passeront au-delà. On peut aller dans un autre hémisphère, parce que toute chose tend vers son centre, tellement que par un mystère divin, la terre est suspendue parmi les astres. Ici dessous sont des villes, des châteaux, des empires; mais ces premiers peuples ne le savaient pas..... Ces gens-là sont appelés Antipodes: ils adorent Jupiter et Mars; ils ont comme vous des plantes, des animaux, et se font aussi souvent la guerre 410». Il faut, pour s'étonner comme on le doit de ce passage, se rappeler que Copernic et Galilée n'existaient pas encore, et que Christophe Colomb ne partit pour découvrir le Nouveau-Monde qu'en 1492, plusieurs années après la mort de l'auteur du Morgante.

Note 410: (retour) St. 229, 230 et 231.

Astaroth est, comme on le voit, un géographe et un astronome très-avancé pour son siècle, mais sa grande passion est la théologie. Renaud est curieux de savoir si les Antipodes sont de la race d'Adam, et s'ils peuvent se sauver comme nous. Le Diable, tout en disant qu'il ne faut pas le questionner là-dessus, répond que le Rédempteur se serait montré partial, si ce n'était que pour nous qu'Adam eût été formé, et s'il n'avait été lui-même crucifié que pour l'amour de nous 411. Astaroth ne doute pas qu'un jour la même foi ne réunisse tous les hommes; c'est celle des chrétiens qui est la seule véritable et certaine. Il parle de la Vierge glorifiée dans le ciel, d'Emmanuel, du Verbe saint, de l'ignorance invincible et de l'ignorance volontaire. Enfin ce Diable là est tout aussi savant que le serait un docteur de Sorbonne. Il ne faut point qu'une fausse délicatesse nous empêche de déterrer ces traits caractéristiques dans un poëme qu'on ne lit guère, et d'où on ne les a jamais tirés. Ils servent à faire connaître non-seulement une littérature, mais une nation et un siècle.

Note 411: (retour)

Dunque sarebbe partigiano stato

In questa parte il vostro Redentore,

Che Adam per voi quassù fosse formato

E crucifisso lui per vostro amore, etc.

(St. 233 à 244.)

Toutes ces digressions théologiques, ainsi que les passages relatifs à la forme du globe terrestre, à la navigation et aux Antipodes, ont fait penser que le célèbre Marsile Ficin, ami du Pulci, avait eu part à la composition de son poëme, ou au moins de ce vingt-cinquième chant. Le Tasse le dit positivement dans une de ses lettres 412; mais sans le secours de ce philosophe platonicien, Louis Pulci, qui était lui-même très-savant, peut avoir eu l'idée d'étaler, dans ce singulier épisode, une partie de ses connaissances. Pour ne pas enfouir ce qu'il savait d'histoire naturelle, il fait aussi rouler sur cet objet l'entretien entre Renaud et Astaroth, dans la dernière journée de leur voyage, et le Diable décrit fort bien des animaux, les uns fabuleux, les autres réels, dont il est parlé dans les naturalistes et les historiens de l'antiquité 413.

Note 412: (retour) Nel Morgante, Rinaldo portato per incanto va in un giorno da Egitto in Roncisvalle a cavallo. E cito il Morgante perchè questa sua parte fu fatta da Marsilio Ficino, ed è piena di molta dottrina teologica. (Torquato Tasso, Lettere poetiche, let. 6.) D'après ce passage, en effet très-positif, Crescimbeni affirme que le Tasse est d'avis que Marsile Ficin eut part à la composition du Morgante, vol. II, part. II, l. III, des Commentaires. Mais l'auteur de la Vie du Pulci (édition du Morgante donnée à Naples, sous la date de Florence, 1732, in-4º.) dit là-dessus dans une note: «Dio sa s'è vero. Non vi è altro argomento se non che quello spirito dice molte cose teologiche; ma anche senza il Ficino può essere che il Pulci le sapesse.
Note 413: (retour) C. XXV, st. 211 à 232.

Enfin, leur course aérienne est terminée; ils arrivent à Roncevaux. Les diables y déposent les deux chevaliers et les quittent. La bataille était commencée. Roland et les autres paladins voyant qu'on les avait attirés dans un piége, et tous décidés à mourir en braves, étaient parvenus à repousser le premier corps d'armée des Sarrazins. En ce moment, Renaud et Richardet pénètrent jusqu'à eux; ils s'embrassent avec la plus grande tendresse. La seconde armée de Marsile s'avance, et le combat recommence avec une nouvelle fureur. Il y a de très-beaux détails; il y en a de touchants, et d'autres où le tour d'esprit de l'auteur le ramène au comique et même au burlesque.

Voici un exemple des traits touchants qu'il y a semés. Le jeune Baudouin de Mayence, fils vertueux du traître Ganelon, combat avec les paladins, sans se douter de la trahison de son père. Celui-ci lui a donné une soubreveste brillante, en lui ordonnant de la porter toujours par-dessus ses armes; c'est Marsile qui lui en a fait présent, et il a été convenu avec ce roi que les troupes sarrazines, averties par ce signal, épargneront Baudouin dans le combat. Roland est instruit que ce jeune homme porte la soubreveste de Marsile. Baudouin le rencontre et se plaint naïvement à lui; il ne sait à qui s'en prendre; il cherche à donner ou à recevoir la mort; il attaque les Sarrasins, et tout le monde s'écarte de lui. Roland, irrité contre le père et ne pouvant croire le fils innocent, lui répond: «Quitte ta soubreveste, tu seras bientôt éclairci, et tu verras que Ganelon ton père nous a tous vendus à Marsile.» Il lui dit cela d'un ton à lui faire entendre qu'il le regarde comme complice. «Si mon père, reprend Baudouin, nous a conduits ici par trahison, et si j'échappe aujourd'hui à la mort, j'en atteste notre Dieu, je lui percerai le cœur de mon épée; mais, Roland, je ne suis point un traître; je t'ai suivi avec une amitié parfaite; tu te repentiras de m'avoir fait cette injure.» A ces mots, il ôte sa soubreveste et s'élance au milieu des infidèles. Il en fait un grand carnage; mais enfin il reçoit deux coups de lance dans la poitrine: il est près d'expirer; Roland le rencontre une seconde fois dans la mêlée. «Eh bien! dit le brave jeune homme, maintenant je ne suis plus un traître;» et il tombe mort sur la place 414. Il n'y a certainement point de poëme épique où cette scène fût déplacée, et l'on ne voit rien de plus intéressant dans les plus beaux combats du Tasse.

Note 414: (retour)

Ch' era già presso all' ultime sue ore,

E da due lance avea passato il petto;

E disse: or non son io più traditore;

E cadde in terra morto, cosi detto.

(C. XXVII, st. 47.)

Une des scènes comiques où l'on reconnaît le penchant habituel de l'auteur et l'esprit de son siècle, est celle dont les deux diables qui avaient transporté Renaud et Richardet sont les acteurs. Il y avait près de Roncevaux une petite chapelle abandonnée. Ils s'y placent en embuscade pour prendre et saisir au passage toutes les ames des Sarrazins tués par les guerriers français. Ils ont, comme on le croit bien, beaucoup d'ouvrage. Le poëte décrit avec originalité leur besogne, et les grimaces de Lucifer en recevant une proie si abondante, et les réjouissances bruyantes que l'on fait à cette occasion en enfer 415. Le ciel a aussi sa fête pour la réception des ames des guerriers chrétiens, et elle est dans le même goût. S. Pierre, qui est un peu vieux, était las d'ouvrir les portes à toutes ces ames apportées par les anges; et sa barbe et ses cheveux étaient baignés de sueur 416.

Note 415: (retour) C. XXVI, st. 90.
Note 416: (retour) Sicchè la barba gli sudava e'l pelo. (St. 91.)

La mort de Roland contraste avec ces bouffonneries de mauvais goût. Si l'on en excepte quelques traits, elle est racontée avec autant d'intérêt que de naïveté, qualité dominante et précieuse du style de l'auteur. Presque tous les chevaliers et les soldats français ont péri; à peine en reste-t-il un petit nombre qui, sans reculer d'un pas, continuent à vendre chèrement leur vie. Roland, après avoir sonné à trois reprises de son terrible cor, accablé de fatigue et de soif, se rappelle une fontaine voisine; il s'y traîne avec son bon cheval Veillantin, qui expire en y arrivant. Roland fait de tristes adieux à ce vieux compagnon de ses exploits; il sent lui-même que sa fin approche. Il essaie de briser son épée Durandal, en frappant à coups redoublés sur les rochers; mais les rochers volent en éclats, et Durandal reste dans sa main tout entière. Cependant Renaud, Richardet et le bon Turpin, demeurés seuls de tous les chrétiens, étaient parvenus à repousser encore les Sarrazins hors du vallon de Roncevaux, et les avaient poursuivis quelque temps dans les montagnes. En revenant, ils passent auprès de la fontaine où est Roland. Il les embrasse tendrement, et leur déclare qu'il se sent près de mourir. L'archevêque Turpin le confesse et l'absout. C'est encore un de ces endroits où il est difficile de ne pas soupçonner l'intention du poëte. La confession de Roland, faite tout haut, est simple et de bonne foi; mais Turpin lui répond: «Je ne t'en demande pas davantage; il suffit d'un Pater noster, d'un Miserere, ou si tu veux d'un Peccavi, et je t'absous par le pouvoir du grand Cephas, qui prépare ses clefs pour te recevoir dans l'éternel séjour 417.» C'est la traduction littérale de ce passage qui doit, comme plusieurs autres, laisser peu d'incertitude sur l'esprit dans lequel il est écrit.

Note 417: (retour)

Disse Turpino: e' basta un Pater nostro

E dir sol miserere, o vuoi peccavi;

Ed io t'assolvo per l'officio nostro

Del gran Cefas che apparecchia le chiavi

Per collocarti nello eterno chiostro.

(C. XXVII, st. 120.)

Il n'en est pas ainsi de la prière de Roland et de sa mort. La prière est un peu longue 418; mais elle est simple et ne manque ni de vérité ni d'onction. L'ange Gabriel lui apparaît, et tient un long discours sur lequel il y aurait encore beaucoup à dire; mais ensuite on ne peut se défendre d'être ému en voyant comment expire ce fameux et intrépide champion de la foi, car dans tous ces premiers poëmes, Roland n'est pas autre chose, et il n'abandonne jamais ce caractère. Je ne sais quoi de surnaturel respire dans son air et dans tous ses mouvements. Turpin, Renaud et Richardet sont debout autour de lui, comme de tendres enfants qui regardent mourir un père. Enfin, Roland se lève, il enfonce en terre la pointe de sa redoutable épée; puis il embrasse la poignée, dont la garde forme une croix; il la serre contre sa poitrine: puisqu'il ne peut en mourant tenir ainsi l'objet de l'adoration des chrétiens, il veut que ce fer lui en tienne lieu. Il le presse, il lève les yeux au ciel, et il expire 419. Cela est beau, cela est pathétique et sublime; cela doit plaire aux plus incrédules comme aux plus zélés croyants.

Note 418: (retour) St. 121 à 130.

Cependant Charlemagne, arrivé à Saint-Jean-Pied-de-Port, est instruit de la perte de son avant-garde et de la trahison de Ganelon son favori. Il le fait arrêter, et marche pour se venger de Marsile. Après avoir pleuré, sur le champ de Roncevaux, les braves qui l'ont inondé de leur sang, et embrassé les restes de son cher Roland, qui se raniment à sa vue, et lui remettent miraculeusement la terrible épée Durandal, l'empereur poursuit les Sarrazins, leur livre une bataille sanglante, détruit leur armée, assiége Sarragoce, où Marsile s'est réfugié, la prend d'assaut, et retient ce roi prisonnier. Instruit de l'endroit de ses jardins où il avait formé son complot avec le comte de Mayence, il l'y fait conduire attaché comme un criminel, et le fait pendre au caroubier qui ombrageait la fontaine. Le traître Ganelon est exposé sur un chariot aux insultes et à la fureur du peuple et des soldats, tenaillé et enfin écartelé. Les corps de quatorze paladins sont embaumés et transportés, chacun dans leurs états ou dans leurs terres, avec tous les honneurs dus à leur rang et à leurs exploits 420.

On ne peut nier que toute cette dernière partie du poëme ne soit véritablement épique; et même, il faut le dire, on a lieu de s'étonner qu'aucun poëte français n'ait traité ce sujet national, qui, dégagé des folies, des exagérations et des invraisemblances dont les poëtes italiens l'ont chargé, serait susceptible de tous les ornements et de tout l'intérêt de l'épopée. Malgré la trempe naturelle de son génie, contre laquelle on lutte toujours en vain, et malgré le dessein qu'il avait évidemment formé de faire un poëme plaisant, pour amuser Laurent de Médicis, sa mère et leurs amis, le Pulci, dans ce dénoûment, est souvent pathétique, parce qu'il est poëte, et que son sujet le domine et le pousse en contre-sens de son génie.

Il s'en plaint lui-même, avec son originalité ordinaire, dans le début de ce 27e. chant. «Comment, dit-il, puis-je encore rimer et chanter des vers? Seigneur, tu m'as conduit à raconter des choses capables de faire verser au soleil des larmes de pitié, et qui ont déjà obscurci sa lumière. Tu vas voir tous tes chrétiens dispersés, et tant de lances et d'épées teintes de sang, que si quelqu'un ne vient à mon secours, cette histoire finira par être une vraie tragédie. C'était pourtant une comédie que je voulais faire sur mon bon roi Charles, et Alcuin me l'avait promis 421; mais la bataille sanglante et cruelle qui s'apprête rend ma résolution douteuse et mon ame incertaine. Ma raison hésite, et je ne vois plus aucun moyen de sauver Roland.»

Note 421: (retour)

Ed io par commedia pensato avea

Iscriver del mio Carlo finalmente,

Ed Alcuin così mi promettea;

Ma la battaglia crudele al presente

Che s'apparecchia impetuosa e rea

Mi fa pur dubitar drento alla mente

E vo colla ragion quì dubitando,

Perch'io non veggo da salvare Orlando.

(C. XXVII, st. 2.)

Cette dernière citation suffirait pour faire voir dans quelle classe il faut définitivement ranger ce poëme du Morgante; il est assez peu lu, même en Italie, si ce n'est par les philologues qui en recherchent les finesses natives et les anciens tours de la langue toscane; mais d'après cet aveu positif de l'auteur, à peine est-il besoin de le lire pour savoir ce qu'on en doit penser. L'éditeur de la bonne édition de Naples 422 a dit fort sensément à ce sujet: «On ne me fera jamais croire que Louis Pulci, doué d'un génie si vif et d'un esprit si distingué, orné de tant de connaissances et de doctrine, fût d'un autre côté formé d'une pâte si grossière, que cherchant à faire un poëme héroïque, noble et grave, il n'eût réussi qu'à en faire un souverainement ridicule, et qui l'est au point que si quelqu'un en entreprenait un exprès dans ce genre, il ne parviendrait pas, à beaucoup près, à en produire un si plaisant.» Cet éditeur aurait pu lever toute incertitude sur les intentions du poëte, en citant pour autorité ces deux stances; mais il a peut-être fait comme bien d'autres éditeurs, qui se donnent à peine le soin de lire les livres qu'ils publient.

Note 422: (retour) Sous la date de Florence, 1732, in-4º.

Il est donc certain que l'intention du Pulci fut de faire un poëme comique; il ne l'est pas moins qu'à quelques endroits près, il fut très-fidèle à cette intention. Il se fit une étude de nourrir son style de tous les proverbes populaires, et de tous les dictons familiers dont la langue toscane abonde, et dont, au grand contentement des Florentins, un grand nombre qui a péri se retrouve dans son ouvrage, mais qui sont essentiellement opposés au sublime et à la gravité qu'exige la véritable épopée. Gravina ne va peut-être pas trop loin, lorsqu'il dit «que l'auteur du Morgante se proposa de jeter du ridicule sur toutes les inventions romanesques des Provençaux et des Espagnols, en prêtant des actions et des manières bouffonnes à tous ces fameux paladins 423; en renversant, dans les faits qu'il leur attribue, tout ordre raisonnable et naturel de temps et de lieux; en les faisant voyager de Paris en Perse et en Égypte, comme s'ils allaient à Toulouse ou à Lyon; en accumulant dans le cercle de peu de jours les faits de plusieurs lustres; en tournant en dérision tout ce qu'il rencontre de grand et d'héroïque; en se moquant même des orateurs publics, dont il ne manque jamais de contrefaire plaisamment les phrases affectées et les figures de rhétorique.» Mais le même critique reconnaît aussi 424 qu'à travers tout ce ridicule dans les inventions et dans le style notre poëte ne laisse pas de peindre les mœurs avec beaucoup de naturel et de vérité, soit qu'il représente l'inconstance et la vanité des femmes, ou l'avarice et l'ambition des hommes; et qu'il donne même aux princes des leçons utiles, en leur montrant à quel danger ils exposent et leurs états et eux-mêmes, lorsqu'ils mettent en oubli les braves et les sages, pour prêter l'oreille aux fourbes et aux flatteurs.

Note 423: (retour) Ha il Pulci (benchè à qualche buona gente si faccia credere per serio) voluto ridurre in beffa tutte l'invenzioni romanzesche, sì Provenzali come Spagnuole, con applicare opere e maniere buffonesche a que' Paladini, etc. (Della Ragion poët., Nº. 19, p. 108.)
Note 424: (retour) Ibid., p. 109.

Sans prétendre trouver dans le Morgante maggiore de si hautes leçons, il faut le lire, d'abord pour étudier dans une de ses meilleures sources cette belle langue toscane; et ensuite pour reconnaître dans ce poëme bizarre, où l'auteur paraît n'avoir suivi d'autre règle que l'impulsion de son génie, les traces d'un genre de composition poétique déjà essayé avant lui, genre dans lequel il a servi à son tour de modèle à des poëtes dont l'originalité a paru être le premier mérite. La véritable histoire littéraire recherche avec autant de soin l'origine et la filiation des inventions poétiques et des créations du génie, que l'histoire héraldique en met à rechercher la descendance et la source des titres et des blasons. Je ne crains donc pas de m'arrêter avec quelque détail sur ces premiers pas de l'épopée moderne. Cela est d'autant plus nécessaire qu'ils sont en général moins connus, et qu'on ne peut cependant sans les connaître, bien apprécier les ouvrages où le génie épique a prodigué toutes ses richesses, et semble avoir atteint toute sa hauteur.

Quelque temps après que le Pulci eut amusé, par les folies de son Morgante maggiore, les Médicis, déjà maîtres, quoique simples citoyens de Florence, un autre poëte, privé de la vue, et accablé d'infortunes, se proposa d'égayer, par d'autres folies, les Gonzague, souverains de Mantoue, et de s'égayer lui-même, dans des circonstances qui n'avaient souvent rien de gai, ni pour ses patrons ni pour lui. Ce poëte, qui n'a quelque célébrité que sous le nom de l'Aveugle de Ferrare, mais dont le nom de famille était Bello 425, tira aussi des vieux romans de Charlemagne, un sujet qu'il traita d'une manière originale et sans s'astreindre, comme le Pulci, à toutes les formes établies par les romanciers populaires des âges précédents.

Note 425: (retour) Il se nommait Francesco Bello, mais on ne le connaît que sous le nom de Francesco Cieco da Ferrara.

Son poëme, intitulé Mambriano 426, beaucoup moins connu que le Morgante, mérite cependant de l'être. Il ne peut servir autant à l'étude de la langue, qui n'y est pas, à beaucoup près, aussi pure; le goût et la décence y sont encore moins ménagés; mais son originalité même, et la position malheureuse de son auteur, inspirent une sorte d'intérêt. Plusieurs parties de sa fable n'en sont pas entièrement dépourvues, et il faut avoir au moins une légère idée du Mambriano, pour achever de bien connaître ce premier âge de l'épopée italienne.

Note 426: (retour) Le titre entier est: Libra d'arme e d'amore nomato Mambriano, composto per Francisco Cieco da Ferrara. Il fut imprimé quelque temps après la mort de l'auteur, en 1509, à Ferrare, in-4º.; réimprimé à Venise, 1511, in-4º.; à Milan, 1517, in-8º., vers la fin du quinzième siècle; réimprimé à Milan, 1517; à Venise, 1518; ibid., 1520; et plus correctement, ibid., 1549.

Mambrien est un roi de Bithynie et d'une partie de la Samothrace, jeune, beau et vaillant, mais très-mauvaise tête. Renaud de Montauban avait tué le roi Mambrin, son oncle, et s'était emparé de ses armes. Mambrien quitte ses états pour venger son oncle, après avoir juré solennellement à sa mère, sœur de Mambrin, de n'y jamais revenir qu'il n'ait tué Renaud et détruit Montauban. Il s'embarque avec une troupe choisie, malgré les conseils d'un vieillard qui veut le détourner de cette entreprise. Il est assailli d'une tempête; son vaisseau est submergé, ses compagnons noyés, et lui jeté sans mouvement sur le rivage d'une île où régnait la belle fée Carandine. Elle le recueille, le conduit dans ses jardins et dans son palais, et lui fait oublier Renaud, Montauban et tous ses projets de vengeance. Un songe les lui rappelle. Il veut quitter Carandine, et lui en avoue la cause. La magicienne lui propose d'amener Renaud dans son île; elle évoque ses démons familiers qui la conduisent en France, sur un vaisseau construit et équipé tout exprès. Elle apparaît à Renaud pendant son sommeil, l'invite à venir courir pour elle l'aventure la plus brillante. Renaud, aussi galant que brave, se réveille; et, voyant que ce n'est point un songe, s'arme, monte sur Bayard, se laisse conduire, suit Carandine sur son vaisseau; elle arrive avec lui dans son île, au bout de trois jours, comme elle l'avait promis à Mambrien.

Elle dit alors à Renaud qu'elle l'a amené pour qu'il la délivre d'un guerrier déloyal qui veut sa mort; mais avant tout, elle lui accorde les mêmes droits qu'elle avait accordés à Mambrien, et qu'elle jure bien n'avoir jamais donnés à personne. Mambrien la surprend dans les bras de Renaud, l'accable de reproches, et défie son ennemi au combat. Pendant qu'ils s'y préparent, plusieurs vaisseaux abordent dans l'île. Une troupe nombreuse de Sarrazins en descend, et se met en ambuscade, à l'insu de Mambrien. Le combat commence; il est terrible. Renaud allait être vainqueur, lorsque deux cents des guerriers embusqués s'élancent avec de grands cris, et l'attaquent tous à la fois. Sans s'étonner, il se jette au milieu d'eux, tue les uns, blesse ou renverse les autres, et met ce qui reste en fuite. Le combat recommence avec Mambrien. Renaud, près de vaincre, se voit encore entouré d'une troupe plus nombreuse que la première, dont une partie l'attaque, tandis que l'autre enlève Mambrien, blessé, pâle, presque mourant, et le porte à bord d'un vaisseau qui lève l'ancre, et l'emmène. Renaud se délivre encore de cette troupe ennemie; ceux qui peuvent échapper se rembarquent, et vont rejoindre le vaisseau de Mambrien.

Ils apprennent à leur roi que depuis son départ, Polinde, son lieutenant, a fait courir le bruit de sa mort, s'est emparé de son trône, et que la reine sa mère s'est tuée de désespoir. Ils lui sont restés fidèles, et se sont embarqués pour le chercher. Le hasard les a conduits dans cette île, où ils sont venus à propos pour le sauver de la fureur de Renaud. Mambrien, sur qui tant de maux fondent à la fois, se désespère. Ses fidèles sujets le consolent; il reprend bientôt ses folles espérances. Tous les rois ses amis et ses alliés lui fourniront des secours en hommes et en argent; il renversera Polinde, reviendra tuer Renaud, détruire Montauban, et même attaquer Charlemagne.

Cependant Renaud est resté maître de Carandine et de son île. Il s'oublie dans les délices de l'amour et de la bonne chère. Pendant les repas, de jolies nymphes chantent les exploits du chevalier, et racontent des histoires galantes. La description des jardins de Carandine et de son palais, des peintures dont il est décoré, et dont les sujets sont tirés de la fable, de l'histoire des anciens héros et même des héros modernes 427, est le premier exemple offert dans un poëme italien, de ces sortes de descriptions qu'on trouve ensuite dans presque tous. Les images et les expressions dont l'auteur se sert pour peindre les jouissances de Renaud et de Carandine sont fort libres et souvent assaisonnées de plaisanteries peu décentes. Dans une historiette que les nymphes racontent à table, il y a des détails encore plus libres, dans lesquels le poëte se complaît beaucoup plus long-temps, et que l'on excuserait à peine dans les Nouvelles les plus licencieuses. Au reste, il demande pardon aux lecteurs de les avoir trop arrêtés à de pareils contes; mais puisque Renaud, qui était un si noble et si fameux chevalier, n'a pas été maître de lui-même, et s'est laissé enchanter dans cette île, comment lui, qui n'est qu'un vil soldat, n'aurait-il pas commis la même faute 428?

Note 427: (retour) On y voit Cyrus, Alexandre, César et Pompée, et ensuite Lancelot-du-Lac avec la belle Genèvre, et tous les chevaliers de la Table ronde.
Note 428: (retour)

Ma se Rinaldo, un tanto cavaliero

I cui fatti nel mondo furno immensi

Non potea rafrenar col divo impero

De la ragion, questi sfrenati sensi,

Che faro io vilissimo guerriero? etc.

(C. III, st. 2.)

Mambrien ne perd pas ainsi son temps; mais il a bien de la peine à rassembler les secours qu'il s'était promis. La lenteur de ses amis le fait délibérer s'il n'aura point recours au grand khan des Tartares, à Tamerlan et au roi de Danemarck. Dans le conseil où il délibère, un vieux guerrier se lève, et lui raconte une fable d'Ésope, celle de l'alouette, de ses petits et du maître d'un champ, d'où il conclut qu'il ne faut point se fier sur ses voisins, mais s'aider et se servir soi-même. Ces apologues étaient fort à la mode. On en trouve jusqu'à trois dans le Morgante 429, où ils sont, comme ici, amenés et contés d'une manière analogue à ce genre libre et fantasque, mais qui ne le serait pas à la véritable épopée. Mambrien suit cette fois le conseil du vieux guerrier; il aborde dans ses états de Samothrace, trouve des sujets qui lui ont gardé leur foi, rassemble des troupes et marche contre l'usurpateur. Polinde, abandonné de son armée, se sauve avec trois cents hommes chez les Sabérites, peuplade féroce et guerrière retirée dans les montagnes de l'Asie, chez qui tous les biens sont en commun, même les femmes. Il les engage à prendre sa querelle, se met à leur tête, et marche vers le camp de Mambrien pour le surprendre. Heureusement pour ce dernier, un transfuge sabérite l'en instruit, et lui promet en même temps de le délivrer de ses ennemis par un moyen très-singulier. Pendant que les deux armées s'avanceront l'une contre l'autre, il fera jouer aux musiciens de celle du roi un certain air qui, chez les Sabérites, faisait danser tout le monde, jusqu'aux chevaux 430. La chose se passe ainsi. Dès que l'air se fait entendre, les chevaux sabérites sautent, se dressent, jettent leurs cavaliers, qui se mettent à danser aussi; Mambrien et ses soldats fondent sur eux, et les taillent en pièces. Polinde s'enfuit dans un bois, où il est dévoré par une ourse devenue furieuse, parce qu'elle avait perdu ses petits.

Note 429: (retour) Le Renard et le Coq, c. IX, st. 20; le Renard tombé dans un puits, ibid., st. 73; les Bœufs et leur ombre dans l'eau, c. XIII, st. 31.
Note 430: (retour) Cant. III, st. 62 et 63.

Mambrien est à peine remonté sur son trône qu'il reprend ses premiers projets de vengeance et de conquête. Il laisse à la tête des affaires un de ses conseillers les plus sûrs, et part avec une armée formidable sur une flotte de sept cents voiles. Ici se trouve un long épisode de Roland et d'Astolphe qui avait quitté la cour de Charlemagne pour chercher leur cousin Renaud. Après beaucoup d'aventures, ils en ont une fort désagréable en Espagne. Ils sont renfermés par les Sarrazins dans une caverne où ils étaient descendus pour consulter une fée. Les ennemis en ont muré l'entrée; il n'y peut pénétrer ni secours, ni vivres, ni lumière. La fée ou magicienne qui se nomme Fulvie, les aurait bien délivrés; mais ses démons ne lui obéissent plus. Ils sont tous retenus par Carandine, qui ne veut pas que Renaud lui soit enlevé, et qui craint que Maugis; cousin de Renaud, ne les emploie à le venir chercher dans son île. Pendant que Roland est ainsi retenu, et menacé de périr dans le creux d'une montagne, parce que les démons ne sont plus aux ordres de cette magicienne, Montauban, assiégé par l'armée de Mambrien, manque par la même raison du secours des enchantements de Maugis, et c'est ainsi que cet épisode est assez adroitement lié à l'action principale.

Montauban est défendu par les trois frères de Renaud, Alard, Guichard et Richardet, par ses deux cousins Vivien et Maugis, et par son intrépide sœur Bradamante. C'est ici la première fois que cette héroïne paraît dans l'un de ces romans du quinzième siècle. Elle y joue un des principaux rôles; mais ce rôle, ainsi que presque tous les autres, est tantôt héroïque et tantôt plaisant; et si Bradamante est souvent terrible, elle est quelquefois aussi de fort bonne humeur. Les frères et la sœur font une sortie, et renversent tout ce qui se présente devant eux. Au moment où, malgré leurs efforts, ils sont près d'être accablés par le nombre, on vient annoncer à Mambrien que Charlemagne en personne attaque son camp, et a déjà défait un de ses sept corps d'armée. Mambrien se retourne alors contre ces nouveaux ennemis. Le combat devint furieux et la victoire incertaine. La nuit survient. Il y a des prisonniers de part et d'autre. Charlemagne envoie Oger le Danois et son fils Dudon proposer la paix à Mambrien, à condition qu'il quittera la France, et rendra les paladins prisonniers. Mambrien, qui ne connaît aucun droit des gens, reçoit mal les ambassadeurs, les fait arrêter, et déclare qu'il va les envoyer, ainsi que les autres paladins, dans des prisons éloignées et horribles, où ils seront privés de la clarté du jour. Ces nouvelles répandent le deuil dans l'armée de Charlemagne. On suspend les hostilités.

Mais un des esprits retenus par les enchantements de Carandine s'était échappé vers Montauban, avait instruit Maugis du séjour de Renaud chez cette magicienne, et de ce qu'il y avait à faire pour rompre le charme qui l'y retenait. Il ne fallait que s'emparer du livre et du cor magique de Carandine. Maugis déguisé en marchand grec, et conduit par son fidèle démon, s'embarque, aborde dans l'île, est fort bien reçu de Carandine, qui aimait les contes, et à qui il en fait un très-long et très-libre 431. Il travaille cependant de son métier d'enchanteur, parvient à endormir Carandine, se saisit pendant son sommeil du livre et du cor magique, rompt le charme, et emmène dans son vaisseau Renaud, qui ne quitte pas sans regret cette douce vie. Carandine à son réveil se livre à des plaintes amères. Elle voudrait mourir; mais peut-être au reste fera-t-elle mieux de vivre, peut-être aura-t-elle le sort d'Ariane, qui perdit un mortel et trouva un Dieu. Enfin, si elle veut mourir, que ce soit du moins comme Médée, qui commença par se venger de Jason 432.

Note 431: (retour) C. VIII, st. 7 et 8.
Note 432: (retour) C. VII, st. 36 à 66.

La bataille avait recommencé auprès de Montauban. Les Sarrazins avaient l'avantage. Charlemagne et le reste de ses preux, d'un côté, Bradamante et ses frères de l'autre, malgré des prodiges de valeur, étaient réduits aux dernières extrémités, lorsque Renaud arrive sur le champ de bataille avec son cousin Maugis, rallie les fuyards et fait changer la face du combat. Les Sarrazins plient et sont mis en fuite à leur tour. La nuit sépare une seconde fois les combattants. Mambrien en profite pour faire sa retraite. Il fait avant tout emmener vers la mer et embarquer les paladins prisonniers. Au point du jour, Renaud est très-fâché d'apprendre que l'armée ennemie s'est rembarquée. Il jure de délivrer les paladins, Mandrien les eût-il emmenés au bout du monde. Il lui faut une année; Maugis lui en procure une par les moyens de son art. Hommes, armes, vivres, bagages, tout est prêt dans cinq jours; tout part sous le commandement général de Maugis, sur trois cents vaisseaux de transport et deux cents galères qu'il avait équipés dans une nuit.

Cependant Roland et Astolphe, toujours renfermés dans leur caverne, y étaient gardés par une troupe de mille Sarrazins. Roland, qui était très dévôt, croit qu'il n'y a plus peur en sortir d'autre moyen que la prière. Il en fait une très-fervente et très-longue. Il s'endort en la finissant, comme s'il l'eût écoutée au lieu de la faire, et pendant son sommeil, il a une vision prophétique 433. Il croit voir le Diable qui l'accuse d'hérésie devant le tribunal de J.-C. L'archange Michel prend sa défense. Les ames de tous les païens qu'il avait convertis et fait baptiser (car on sait qu'il avait pour ces bonnes œuvres un très-grand zèle) intercèdent pour lui. Les vierges et les saintes femmes, les vertus théologales et les cardinales embrassent aussi sa cause. La sentence du juge lui est favorable, et le serpent maudit est replongé dans les enfers, couvert de honte et de confusion. Le bon augure de cette vision se confirme dès le jour même. Les mille Sarrazins qui gardaient l'entrée de la caverne étaient commandés par deux lieutenants; ceux-ci prennent querelle au jeu; l'un d'eux tue l'autre; et n'espérant aucun pardon du roi Balugant son général, il imagine de démolir le mur qui fermait l'entrée de la caverne. Ou Roland y vit encore, et il n'aura plus rien à craindre sous la protection de ce paladin; ou il est mort, et où pourra-t-on jamais trouver d'aussi bonnes armes que les siennes? Il se met donc à l'ouvrage avec ses soldats. Le mur tombe, et les chevaliers sont délivrés. La seule nouvelle de Roland remis en liberté répand une telle terreur parmi les Sarrazins d'Espagne, que le roi Marsile se détermine à finir la guerre, et à payer tribut à Charlemagne.

Note 433: (retour)

Onde poi hebbe una alta visione

Ne la qual gli parea esser citato

Dinanzi a Christo a dire la sua ragione;

Che Pluto d'heresia l'havea accusato.

(C. IX, st. 63.)

Roland saisit cette occasion pour convertir la magicienne Fulvie. Il la marie ensuite avec un Sarrazin qu'il a converti comme elle. Tout cela est fort exemplaire; mais ce qui ne l'est pas autant, c'est une Nouvelle racontée à table par un bouffon, aux fêtes de ce mariage. Les descriptions et les expressions en sont beaucoup plus libres que tout ce que nous avons vu jusqu'ici. On croit lire, non pas une Nouvelle de Casti, qui est plus délicat et qui écrit d'un meilleur style, mais les contes les plus orduriers 434; et cela vient immédiatement après le chant où se trouvent une prière fervente, une vision sainte, un miracle et deux conversions; et nous verrons bientôt ce qui augmente encore la singularité de ces libertés et de ces contrastes.

Note 434: (retour) Le Bouffon raconte qu'il était fort amoureux de sa femme, qui l'était aussi de lui; mais il veut la mettre à l'épreuve pour savoir de quelle nature est cet amour. Il va à la chasse, et feint d'avoir été grièvement blessé par un sanglier dans un endroit très-sensible; il se fait rapporter tout sanglant, et enveloppé, à cet endroit, de linges baignés de sang. Il fait décider, par un chirurgien qui est dans sa confidence, que le mal est sans remède, et que désormais sa femme doit se réputer veuve, quoiqu'il vive et se porte bien. La dame donne dans le piége, et veut laisser-là feu son mari; mais il lui fait aisément voir qu'on l'a trompée, et le raccommodement s'ensuit. Ce beau récit remplit cinquante-six octaves, et le poëte prend bien soin, en commençant, d'avertir que Fulvie et toutes les dames et toutes les demoiselles étaient présentes. (C. X, st. 5.)

Le lieu de la scène a changé. Mambrien, et ensuite Renaud sur ses pas, sont arrivés en Asie avec leurs armées et ont recommencé la guerre, tandis que Roland est appelé par d'autres aventures en Afrique. Mambrien est vaincu dans plusieurs batailles. Les enchantements de Maugis se joignent contre lui aux armes de Renaud, de sa sœur et de ses trois frères. Les paladins qu'il avait emmenés prisonniers, sont délivrés par une opération toute simple. Renaud va se poster avec son armée sur une montagne, en face du fort où étaient enfermés les prisonniers, et qui était tout auprès de l'armée de Mambrien; Maugis transporte la citadelle entière sur la montagne où est Renaud, qui y entre alors sans difficulté et en tire tous ses amis. Mambrien, déconcerté par cette manière de faire la guerre, consent à traiter de la paix.

Un des deux ambassadeurs qu'il envoie est Pinamont, empereur de Trébizonde. C'est un vieillard qui, malgré son grand âge, est amoureux fou de Bradamante. Il sollicite cette commission pour la voir et lui déclarer son amour. Il n'y manque pas dès la première occasion. La sœur de Renaud, guerrière intrépide, mais toujours femme, trouve plaisant de se moquer de lui. Elle feint de n'être pas insensible; elle l'appelle son ami, et lui montre enfin les dispositions les plus favorables. Mais il connaît sans doute son usage: tout chevalier qui désire sa main, doit d'abord se battre avec elle en champ clos, et s'il est vaincu, elle lui enlève son cheval, son armure, et le renvoie à pied couvert de honte, dans l'équipage d'un simple voyageur. Pinamont, plutôt que de renoncer à ce qu'il aime, accepte le combat. Le jour est pris, le lieu choisi; mais le vieux roi, trop amoureux et trop impatient, ne dort point de toute la nuit, et au lieu de se rendre de bon matin à l'endroit indiqué, il y arrive avant le jour, à cheval, tout armé, prêt à combattre. La fraîcheur du matin l'endort sur son cheval. Bradamante vient, suivie de quelques chevaliers; elle s'aperçoit que Pinamont est endormi, et s'amuse à lui jouer un tour. Elle prend son cheval par la bride, et le conduit au camp, à l'entrée de sa tente. Là, vigoureuse comme un athlète, elle enlève le cavalier malencontreux, le porte sur ses bras dans la tente, et va le coucher sur un lit. Il s'éveille enfin. Bradamante lui fait accroire qu'elle s'est battue contre lui, et qu'elle l'a renversé d'un coup de lance. Le bonhomme a beau ne se souvenir de rien, les chevaliers qui sont présents lui attestent le fait. Il finit par le croire si bien, qu'il consent à se faire saigner copieusement pour prévenir les suites du coup de lance qu'il a reçu 435.

Ce n'est pas la seule comédie que ce burlesque empereur donne à ses dépens. Il a de grandes prétentions à la danse, et veut absolument, avant de retourner à l'armée de Mambrien, danser avec Bradamante. On lui en donne le plaisir. Il danse d'abord avec sa cotte d'armes et le reste de l'habillement d'un chevalier. Cela est déjà fort ridicule; mais Renaud, pour pousser la plaisanterie jusqu'au bout, dit tout haut que Pinamont danserait bien mieux s'il se mettait à la légère, comme font les jeunes gens. En dépit de son âge et de sa dignité, le vieil empereur de Trébizonde se dépouille de son armure, et reste en habit si court, qu'en dansant et en tournant il commet les indécences les plus grotesques 436. Il tombe, et c'est encore bien pis. Le poëte se complaît à détailler les effets de cette chute. Le pauvre roi sort tout honteux, et les chevaliers et les dames en rient long-temps et de bon cœur. Le caractère de cet épisode dit assez de quel genre est tout le poëme; mais du moins n'a-t-on jamais prétendu que le Mambriano fût un poëme sérieux.

Note 436: (retour)

Rinaldo alhor scopiava da le risa

Mirando quel giupon fatto a l'antica,

Di sotto ai qual pendea la camisa

Che gli copriva le brache a fatica, etc.

(C. XVII, st. 17, 18 et 19.)

La paix n'ayant pu se conclure, on reprend les hostilités. La fortune continue d'être contraire à Mambrien. Après plusieurs défaites, voyant encore son armée en déroute, il se retire dans une forêt et se livre au désespoir. Privé de sommeil depuis plusieurs jours, il succombe enfin à la fatigue et s'endort. Renaud, qui l'avait suivi de loin pour le combattre, arrive peu de temps après et le trouve profondément endormi. Or, il faut savoir que Mambrien l'avait accusé hautement d'avoir tué Mambrin son oncle en trahison, et le trouvant endormi dans un bois, Renaud, qui lui avait soutenu plusieurs fois, les armes à la main, qu'il avait menti par la gorge, le lui prouve bien mieux en ce moment: il le réveille, le défie au combat, et, le trouvant désarmé de son casque, il le lui remet sur la tête et l'attache lui-même. Ils se battent à outrance. Blessés tous deux, Mambrien l'est beaucoup davantage et plus dangereusement. Il tombe; Renaud l'allait tuer, quand la fée Carandine, qui était sortie de son île, où elle s'ennuyait seule, et s'était mise à chercher ses deux amants, paraît, et demande au vainqueur la vie du vaincu. Renaud la lui accorde; mais à condition que Mambrien reconnaîtra publiquement qu'il a menti en l'accusant d'avoir tué son oncle traîtreusement; qu'il fera même graver cette déclaration sur la pierre, pour que tout l'avenir sache qu'il a tué Mambrien, non en assassin, mais en brave; qu'enfin Mambrien paiera un tribut à l'empereur Charlemagne, pour l'indemniser de la guerre injuste qu'il lui a faite. Mambrien, plutôt vaincu par la générosité de Roland que pour éviter la mort, consent à tout, tient ses promesses, épouse Carandine, et rentre paisiblement avec elle dans ses états.

Roland, après avoir mis à fin de grandes aventures en Afrique, repasse en Espagne, et de là en France. Renaud y revient de son côté. L'intrigue, ou l'action principale, est finie; le reste du poëme est un pur remplissage. Ce ne sont plus que des voyages sans but, des enchantements, des tournois, des faits d'armes sans objet, des épisodes croisés par d'autres épisodes. Nous ne sommes qu'au 25° chant; les vingt qui restent sont remplis de cette manière. Enfin, Roland, Renaud, et tous les autres paladins sont réunis autour de Charlemagne, et l'auteur déclare que son poëme est fini. Il prononce comme par hasard le nom de Mambrien, dont il n'avait pas parlé depuis long-temps. «Puisque j'ai commencé par lui, dit-il, je veux que ce livre porte son nom. Turpin lui a donné un titre semblable, écrivain fameux qui, pour tout l'or du monde, n'aurait pas écrit un mensonge; qui croit le contraire est en délire et ne fait que rêver 437

Note 437: (retour)

Che simil titol du Turpin gli è dato,

Scrittor famoso, il qual non scriveria

Per tutto l'or del mondo una menzogna;

E chi il contrario tien, vaneggia e sogna.

Ce sont là les derniers mots de son poëme; et il n'a pas attendu la fin pour parler sur ce ton de la prétendue chronique, d'où il feint de tirer les événements qu'il raconte, sans se soucier beaucoup qu'on le croie. C'est un genre de plaisanterie assez souvent employé par le Pulci, et dont, après eux, l'Arioste a su si bien faire usage. Par exemple, on reconnaît un des tours familiers au chantre de Roland, dans ce jeu d'esprit de l'Aveugle de Ferrare; seulement, l'Arioste, dont le goût était plus pur, ne s'y serait pas arrêté si long-temps. Bradamante tue un géant d'une taille si démesurée, qu'il écrase dans sa chute un roi sarrazin et son cheval, et les écrase si bien, qu'il les enfonce en terre, et les enfonce si avant, que jamais depuis on n'en a pu retrouver de traces, ni avoir de nouvelles. L'histoire en fut écrite à Montauban; on peut même encore l'y voir en passant dans ce pays-là; et ce fut Bradamante qui l'écrivit de sa main 438. Tous les auteurs sont d'accord pour dire que ce roi fut tué du coup et enterré, il y en a seulement qui ne croient pas qu'on ne l'ait jamais pu retrouver. Cela fit beaucoup de bruit à Paris parmi les savants. «Turpin, pour décider la question, a écrit que le roi fut réduit en poussière; mais, au reste, comme ce n'est pas un article de foi, prenez là-dessus le parti qu'il vous plaira; l'auteur vous en laisse la liberté 439

Note 438: (retour) C. VIII, st. 34, 35.
Note 439: (retour)

Turpin volendo poi tal question solvere

Scrisse che colui s'era fatto in polvere.

(St. 36.)


Ma poi ch'el non è articulo di fede

Tenete quella parte che vi piace

Che l'autor liberamente vel concede.

(St. 37.)

Ce que j'ai pu laisser entrevoir des plaisanteries répandues dans le Mambriano suffit pour prouver que le plus grand nombre n'est pas, à beaucoup près, d'un aussi bon genre. L'auteur était malheureux, pauvre et aveugle; il se consolait en mettant en vers toutes les folies qui lui venaient à l'esprit. Ce n'est pas sans doute ainsi que se consolait Homère; mais il y aurait une rigueur excessive à ne pas reconnaître dans ce poëme, à travers tout ce qu'il contient d'absurdités, de bizarreries et d'indécences grossières, de la verve, de la gaîté, un talent de peindre peu commun, et plusieurs des qualités qui constituent le génie poétique.

J'ai dit que ce poëte ne s'était pas soumis, comme le Pulci, à toutes les formes qu'il avait trouvées établies. La seule cependant dont il se soit dispensé est celle qui clouait, au début et à la fin de chacun des chants, une prière chrétienne. Il conserva bien l'usage d'adresser la parole à ses auditeurs, de les renvoyer d'un chant à l'autre, d'en finir un en leur annonçant ce qu'ils verront dans celui qui doit suivre; mais à la place des invocations pieuses, des oraisons et des textes bibliques, il imagina le premier de commencer tous ses chants par une invocation poétique, ou par une digression quelconque, relative, soit à l'action du poëme, soit à ses circonstances personnelles, ou à celles dont il était environné. C'est lui, en un mot, qui a fourni le premier modèle de ces agréables débuts de chant, que l'Arioste porta bientôt après à la perfection, comme toutes les autres parties du roman épique; c'est lui du moins qui essaya le premier de transporter chez les modernes le modèle que Lucrèce avait donné chez les latins, de cette forme poétique.

L'invocation de son premier chant est adressée à Clio, qu'il prie d'amener avec elle Euterpe et Polymnie 440; celle du second l'est à Apollon 441; une autre l'est à Mars 442; une autre à Vénus 443. Tantôt le poëte se recommande à cette puissance suprême de qui procède tout le bien qui est en nous 444; tantôt, ayant à décrire les fêtes d'un grand mariage, il invoque deux fois le dieu d'Hymen 445. Il termine un chant en disant qu'il ne peut plus chanter, tant il a soif 446; il commence le suivant en avouant que Silène est venu à son secours, et lui a fait boire de très-bon vin, cueilli depuis plusieurs jours dans le jardin même de Bacchus, qu'il a ensuite bien dormi, et repris des forces pour continuer son histoire 447. Il finit le treizième en disant que Renaud porte à Mambrien un coup si terrible, que lui, poëte, en quitte sa lyre de peur; et il dit en commençant le quatorzième, qu'ayant écarté la peur qui lui a fait déposer sa lyre, il la reprend pour raconter la suite de ce combat. Il vivait à Mantoue, sous les Gonzague; c'est pour eux qu'il composait ce poëme. Au début de son douzième chant, il apostrophe son génie. L'astre des Gonzague se lève plus brillant que jamais; il faut produire des fleurs et des roses poétiques, sous l'influence de ses rayons 448.

Note 440: (retour)

O Clio, se mai benigna ti mostrati

In alcun tempo, dimostrati adesso;

Fortifica il mio stil tanto che basti

E fa ch' Euterpe tua ti seda apresso, etc.

Note 441: (retour)

O sacro Apollo, tempra la mia cetra

Che possa raccontar le magne prove, etc.

Note 448: (retour)

Svegliati ingegno mio, comincia hormai

L'opera tua, che'l Gonzagesco sole

Si rapresenta a te più bel che mai.

Sforzati germogliar rose e viole,

Mentre che lui ti porge i sacri rai, etc.

La description du printemps en commence plusieurs, et ferait croire que c'était dans cette saison que la veine poétique de l'auteur se rouvrait chaque année. Une fois, il invoque toutes les Muses ensemble, sans savoir même si elles pourront lui suffire 449; et une autre fois, ce Dieu incompréhensible, triple par le nombre des personnes et unique dans son essence, qui est le principe et la fin de toutes choses 450. Le chant suivant est adressé à sa douce Muse 451. Dans celui où il les invoque toutes à la fois, il reconnaît qu'il aurait besoin d'avoir le style de Virgile, qu'il lui faudrait monter ses vers sur le ton retentissant de ceux de l'Énéide. Il rappelle, avec moins de tristesse que d'originalité, l'infirmité qui l'afflige. Il a laissé Roland enfermé dans une caverne obscure; il ne sait comment l'en retirer. «Prends patience, lui dit-il, ô brave sénateur romain! si tu es enseveli dans les ténèbres, souviens-toi que je suis privé de la lumière et forcé d'agir en aveugle 452

Note 450: (retour)

O incomprensibil Dio, bontà ineffabile,

Trino in persone e unico in essentia,

Principio e fin d'ogni cosa mutabile, etc.

(C XX.)

Note 451: (retour)

Non più riposo, o dolce mia Camena, etc.

Note 452: (retour)

Habbi patienza, o senator romano;

Poscia che sei fra tenebre sommerso

Ricordati che lume non è meco

E ch' io convegno adoperar da cieco.

(C. XVIII, st. 3.)

Chargement de la publicité...