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Histoire littéraire d'Italie (4/9)

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CHAPITRE X.

Roland amoureux, refait par le Berni; Premières entreprises de Roland, poëme du Dolce; Angélique amoureuse, poëme du Brusantini, suite et fin des poëmes romanesques sur Charlemagne, Roland, Renaud et les autres paladins de France.

Le Bojardo était tombé dans la très-grande erreur de traiter trop sérieusement les jeux de son imagination chevaleresque, et de vouloir presque toujours parler du ton de la raison, dans des sujets qui y sont aussi naturellement étrangers que toutes ces fables de la chevalerie errante et de la féerie; cette même faute fut commise par le plus grand nombre de ses imitateurs. L'Arioste, avec une finesse de goût égale à l'étendue de son génie, avait aperçu le premier quelle liberté de ton, quelle variété de style y était nécessaire. Il avait donné le vrai modèle de cette sorte de poëmes. Plusieurs poëtes tâchaient de l'imiter; mais ce n'était pas assez, pour y réussir, de sentir que la route qu'il avait frayée était la meilleure; il fallait avoir, pour la suivre, un talent aussi flexible que le sien, et de plus, un esprit original qui garantît l'imitateur de ne paraître qu'un copiste.

Il existait alors un poëte qui poussait l'originalité jusqu'à la bizarrerie, dont le principal talent était celui de la satyre, et qui, secondé de quelques esprits fantasques et capricieux comme lui, avait introduit dans ce genre, essentiellement ami de la raison, le langage de la folie et une liberté presque sans frein. C'était Francesco Berni. Sa Vie appartient à la classe des poëtes satyriques, et je dois en rejeter la notice jusqu'au moment où je m'occuperai d'eux; mais c'est ici le lieu de parler, plus particulièrement que je ne l'ai fait, de son travail sur le Roland amoureux du Bojardo.

On avait beaucoup lu ce poëme avant que l'Arioste eût publié le sien. Mais le Roland furieux fit totalement oublier l'autre; on eut beau y faire une suite, comme degli Agostini; on eut beau le réformer, comme le Domenichi, la seule réforme à y faire était de le refondre tout entier, de le dégager des formes trop sérieuses que le Bojardo lui avait données, et d'emprunter, pour le repeindre, des couleurs à la palette de l'Arioste. Le Berni osa l'entreprendre; et ce qu'il y a de plus étonnant, ce n'est pas qu'il y ait réussi, c'est qu'avec un génie si libre et si indépendant, il se soit assujéti à suivre l'auteur original, chant par chant, et presque octave par octave. C'est donc presque uniquement le style qu'il a refait; mais encore une fois, c'est surtout le style qui fait vivre les poëmes; et comme le Roland amoureux, refait par le Berni, et celui de tous les romans épiques italiens qui s'approche le plus du Roland furieux, quant au style, c'est aussi, après le Roland furieux, le roman épique qu'on lit le plus.

Ce n'est pas que le Berni s'élève jamais aussi haut que l'Arioste le fait quelquefois, ni qu'il ait cette vigueur poétique que l'Homère de Ferrare sait presque toujours mêler aux grâces habituelles de son style. Il ne manque cependant pas, quand il le faut, d'une certaine force; mais c'est la facilité, l'abandon qui surtout le caractérisent. Il se joue plus souvent encore que l'Arioste de son art, du lecteur, de lui-même 827; et il descend plus bas que lui. Tiraboschi lui a reproché d'avoir défiguré son ouvrage par les plaisanteries et les récits trop libres, et même impies qu'il y a insérés 828. Cependant les circonstances sont presque toujours les mêmes, rendues le plus souvent dans le même nombre de vers; le coloris seul est changé. Il n'est pas, il faut le dire, beaucoup plus libre que celui de l'Arioste; et il est plus brillant, plus poétique que celui du Bojardo. Les locutions prosaïques, populaires, contraires à l'harmonie ont disparu; une expression vive, nombreuse, singulièrement facile et qui paraît toujours couler de source, en a pris la place. Tout est refait, mais à neuf, et sans que l'on reconnaisse nulle part la première main.

Note 827: (retour) M. Delille, poëme de l'Imagination, c. V.
Note 828: (retour) Tome VI, part. II, l. III, c. III. Così non ne avessi egli offuscati i pregi co' motti e co' racconti troppo liberi ed empi, che vi ha inseriti. Pag. 177.

Cette façon de s'emparer du bien d'autrui et de se le rendre propre ne manqua pas de censeurs. L'Arétin dans le prologue de sa comédie de l'Hypocrite, le Doni dans sa Librairie et dans ses Mondes, blâmèrent durement le Berni. Il les laissa dire: les éditions de son Roland amoureux se multiplièrent. On avait cessé, dès auparavant, d'en faire de celui du Bojardo, et ce qu'il y a de très-vrai, quoique cela paraisse contradictoire, c'est qu'en l'effaçant par la manière dont il refit son ouvrage, il lui conserva sa renommée. Elle eût péri si le Bojardo n'eût été que l'auteur d'un poëme qu'on eût cessé de lire; mais en relisant ce poëme refait par le Berni, on se rappelle toujours, on revoit même toujours au titre du livre qu'il fut d'abord fait par le Bojardo, et c'est grâce au style du second de ces deux poëtes que l'on jouit des inventions du premier.

D'autres critiques ont pensé que le Berni avait voulu faire du Roland amoureux un poëme burlesque et une pure facétie. Le Gravina lui-même est de cet avis 829; mais le Quadrio n'en est pas. Il penche plutôt à croire qu'en refaisant ainsi ce poëme, il avait prétendu l'élever jusqu'à pouvoir lutter avec le Roland furieux, qui entraînait alors comme un torrent la faveur publique et l'applaudissement universel. «S'il n'a pu réussir, ajoute le même critique, à procurer au Bojardo une gloire égale à celle de l'Arioste, au moins lui en a-t-il acquis une qui n'est pas beaucoup au-dessous, puisqu'aujourd'hui même on ne le lit et on ne l'aime pas beaucoup moins que l'Arioste 830

Note 829: (retour) Il Berni, colla piacevolezza del suo stille l'ha voluto cangiare in facezia. (Ragion. poet., l. II, XV.)
Note 830: (retour) Storia e Reg. d'ogni poesia, vol. VI, p. 155.

Ce que le Berni a le plus heureusement imité de l'Arioste, ce sont ses exordes ou débuts de chant. Il y en a de tous les tons et de tous les genres. Le genre satyrique, qui était habituellement le sien, domine souvent, il est vrai, dans ces petits prologues, et le sel en est quelquefois assez âcre, tandis que l'Arioste dans quelques-uns des siens, non plus que dans ses satyres, ne va jamais au-delà d'une censure sans aigreur et d'une malignité riante. Mais il y en a dans le poëme du Berni où l'on croit entendre plaisanter l'Arioste lui-même. En voici, je crois, un exemple, dans le début du quatrième chant: «Je ne suis ni assez ignorant ni assez savant pour pouvoir parler de l'amour ni en bien ni en mal; pour dire s'il est au-dessus ou au-dessous du jugement et du langage que nous tenons de la nature; si l'homme est porté de lui-même à être tantôt humain et tantôt féroce, ou s'il y est porté par l'amour; s'il y a de la fatalité ou du choix, si c'est une chose que l'homme prenne et quitte quand il veut. Quand on voit dans un pâturage deux taureaux combattre pour une génisse, ou deux chiens pour une chienne, il paraît alors que c'est la nature qui les force à se traiter de cette étrange façon. Quand on voit ensuite que la vigilance, le soin, l'occupation, l'absence nous garantissent de cette peste, ou si vous voulez de cette galanterie, alors il semble qu'elle ne vient que de notre choix. Tant d'hommes de bien en ont parlé, en ont écrit, en grec, en latin, en hébreu, à Rome, à Athènes, en Égypte! L'un tient que c'est chose excellente; un autre, chose détestable. Je ne sais qui a tort ou raison: je ne veux prendre les armes ni pour ni contre: tant y a que l'amour est un mal étrange et dangereux, et Dieu garde chacun de nous de tomber en sa puissance!»

Voici qui me paraît encore aimable et gracieux comme les plaisanteries de l'Arioste. Roland et Renaud se battaient pour Angélique; c'est elle-même qui les sépare, et qui trompe le comte d'Angers pour l'éloigner du champ de bataille.

«J'ai envie aussi moi, dit le Berni 831, d'être amoureux d'Angélique, puisque tant d'autres le sont; car elle m'a fait un plaisir plus grand qu'elle ne leur en fit jamais à tous tant qu'ils peuvent être: elle m'a délivré de ce dégoût que j'éprouvais tout à l'heure à raconter cette querelle maudite de Roland et du fils d'Aymon. Quoique ni l'un ni l'autre n'eût besoin de secours, je suis cependant le très-humble esclave de celle qui est ainsi venue se jeter entre eux. Je suis d'une nature telle que je ne voudrais jamais qu'on se querellât, ni qu'on se battît, à plus forte raison quand la querelle est entre des gens que j'aime. Il n'y a personne qui haïsse le bruit autant que moi; mais pour l'amour de Dieu, parlons d'autre chose.»

Note 831: (retour) L. I, c. XXIX.

Quelquefois, comme au cinquième chant, l'Arioste n'aurait pas mieux philosophé sur l'amitié; quelquefois, comme au dix-huitième, ou ne serait pas étonné que ce fût lui qui raisonnât ainsi sur les vertus et sur les imperfections des femmes. Mais on reconnaît peut-être une pointe satyrique plus acérée que la sienne dans ce prologue du septième chant: «Malheur à vous qui ne dormez jamais, à vous qui désirez de devenir de grands personnages, qui, avec tant de fatigues et tant de peines, courez après les dignités et les honneurs! On doit avoir grande pitié de vous puisque vous êtes toujours hors de vous-mêmes; et vous ne connaissez pas bien ce que vous cherchez, car vous ne feriez pas les folies que vous faites. Cette grandeur, cet empire, cet état, cette couronne, il faut l'avoir justement ou injustement; il faut que celui qui l'obtient en soit digne ou ne le soit pas. Dans le premier cas, c'est un vrai métier d'homme de peine 832; dans le second, l'on est le but, l'objet, le point de mire de la haine, de l'envie; on est livré soi-même à la crainte jalouse, et il n'y a point d'ennemi, de maladie, de souffrance d'enfer comparable à la vie d'un tyran. J'ai comparé l'un de ces rois à un homme qui est, en-dessous, dévoré de maladies honteuses, et couvert, en-dessus, d'un beau vêtement d'or, qui empêche de voir sa misère. Encore ont-ils de plus toutes ces galanteries que je vous ai dites, la haine, l'envie, et les complots que l'on fait chaque jour contre eux. Ce pauvre homme de Charlemagne 833 avait toujours quelque triste fusée à débrouiller. Tout le monde avait les yeux sur lui, etc.»

Note 832: (retour) E una gran facchineria. Pour saisir le sens de ce mot, il ne faut pas oublier que facchino en italien ne signifie point du tout ce que nous appelons en français un faquin, mais un crocheteur, un homme de peine.
Note 833: (retour)

Quel povero uom di Carlo sempre aveva

Da pettinar qualche lana sardesca.

(St. 5.)

Dans le poëme du Bojardo, parmi quelques débuts de chant qui s'écartent un peu de la manière sèche, ou des formules légendaires des premiers romanciers, et qui donnèrent sans doute à l'Arioste l'idée de ses charmants prologues, j'ai cité celui du seizième chant, où le Bojardo fait des réflexions philosophiques sur l'inconstance de la fortune et sur la fragilité des grandeurs et des trônes, en considérant la chute d'Agrican, qui du sommet de la puissance est précipité en un jour par la main de Roland, lui et tout le faste qui l'entourait, et les sept rois qu'il avait sous ses ordres 834. Le Berni n'a pas manqué, au même endroit, de s'emparer de ce cadre satyrique; mais il l'a rempli d'une autre manière, et surtout il a traité plus rudement les rois et les grands de ce monde 835.

Note 834: (retour) Ci-dessus, p. 296.
Note 835: (retour) Voyez c. XVI, st. 3.

Il paraît même qu'il ne craignait pas de se faire des querelles dans l'autre, et qu'il en traitait fort cavalièrement les puissances. On le voit par ce début d'un de ses chants, dont le premier vers rappelle qu'il était ecclésiastique et chanoine 836: «Si l'on ne risquait pas de devenir irrégulier, (c'est-à-dire, en termes du métier, d'être déclaré incapable de remplir toutes fonctions), je dirais que je désirerais ardemment d'avoir vu ce combat magique dans lequel Maugis fut vaincu, pour savoir si le diable est réellement tel qu'on le dit, s'il est aussi laid qu'on le représente; car je ne vois pas qu'il soit partout le même; là, il a plus de cornes, et ici un peu plus de queue. Mais qu'il soit ce qu'il voudra, je ne le crains guère; il ne peut faire de mal qu'aux méchants et aux désespérés; et j'ai d'ailleurs un remède qui me rassure, car je sais faire le signe de la croix 837.» Peut-être est ce làun de ces traits que le sévère Gravina regardait comme impies; mais les juges les plus compétents dans cette matière, n'en jugèrent apparemment pas ainsi, puisqu'ils ne mirent jamais à l'index le Roland amoureux du Berni.

Note 836: (retour)

Se non si diventasse irregolare, etc.

(L. II, c. XXIII.)

Note 837: (retour)

Ed un remedio anc' ho che m'assicura,

Che mi so fare il segno della croce.

(St. 2.)

Je n'en dirai pas davantage sur cette production, heureuse sous plus d'un rapport, puisqu'elle dut, au fond, coûter peu de peine à l'auteur, qu'elle est pourtant le fondement le plus solide de sa réputation, qu'elle a mis au nombre des lectures les plus agréables un roman épique plein d'invention, mais qui, privé de style, serait peut-être depuis long-temps dans l'oubli, et qu'elle a ainsi, comme je l'ai dit, conservé la renommée du premier auteur au lieu de l'éteindre.

Une renommée moins brillante que celle du Bojardo et du Berni est celle de Louis Dolce; et cependant il fut loin d'être un écrivain et un poëte sans mérite; ce fut surtout un des auteurs les plus laborieux et les plus féconds qui aient jamais écrit. Grammairien, rhéteur, orateur, historien, philosophe, poëte tragique, comique, épique, lyrique, satyrique, éditeur, traducteur, commentateur infatigable, il s'essaya dans tous les genres, mais il n'excella dans aucun 838. Il naquit à Venise vers l'an 1508. Sa famille était une des plus anciennes de cette république 839, mais à ce qu'il paraît, peu favorisé de la fortune. Il passa toute sa vie dans sa ville natale, enseveli dans des travaux littéraires qui lui procurèrent quelque estime, peu de réputation et encore moins de richesses. Il présida pendant plusieurs années à la correction des éditions du célèbre imprimeur Gabriel Giolito, éditions justement recherchées pour la beauté des caractères et du papier, mais qui, en dépit d'un si habile correcteur, sont le plus souvent incorrectes 840. Cette vie si occupée du Dolce ne fut troublée que par quelques querelles littéraires, surtout avec le Ruscelli, qui corrigeait comme lui les éditions de Giolito 841. On n'en connaît point d'autres circonstances. Il mourut d'hydropisie en 1569, selon Apostolo Zeno 842, et selon Tiraboschi[ 843, dès 1566.

Note 838: (retour) Tiraboschi, t. VII, part. II, p. 343.
Note 839: (retour) Apostolo Zeno, notes sur Fontanini, l. I, p. 147.
Note 840: (retour) Ibid., t. II, p. 461.
Note 842: (retour) Ibid., p. 286.

Parmi ses nombreux ouvrages, on ne compte pas moins de six romans épiques, plus remarquables par leur nombre et par leur longueur, que par leur mérite. Le premier fut une production de sa jeunesse. Un des rois sarrazins, amants d'Angélique, qui figurent dans les romans du Bojardo et de l'Arioste, Sacripant, roi de Circassie, en est le héros 844. Ses entreprises et ses aventures sont extravagantes. Le Dolce, dont l'esprit était naturellement sage, se dégoûta lui-même de ses folies; il n'eut pas le courage d'aller jusqu'à la fin; mais il n'eut pas non plus celui de supprimer le commencement, et il publia en 1536 les dix chants qu'il en avait faits. Ce ne fut que vingt-cinq ans après qu'il revint à la poésie romanesque; et l'on dirait que, depuis ce temps, il ne fit plus rien que conter. Quatre des cinq longs poëmes qu'il écrivit alors sont étrangers à cette famille de Charlemagne et de ses preux; nous verrons dans le chapitre suivant le peu qu'il est bon d'en savoir. L'auteur fut plus heureux dans le cinquième. Il prit pour son héros ce même Roland qui avait été celui de tant d'autres; mais il choisit une époque qui était encore, à peu de chose près, reléguée dans les romans en prose, et que la poésie burlesque, comme nous le verrons dans la suite, avait seule jusqu'alors essayé de traiter; c'est l'époque de la naissance, de l'enfance de Roland et de ses premiers exploits. Le Prime imprese d'Orlando 845, tel est son titre; mais il prend les choses de haut, et commence les premières entreprises, ou les premiers exploits de Roland par les amours de Milon son père avec Berthe, sœur de Charlemagne.

Note 844: (retour) Sacripante Paladino, Venezia, 1536, in-4º., canti X, ibidem, 1604.
Note 845: (retour) Canti XXV, Venezia, 1572, in-4º.

Il faut nous rappeler ici des faits déjà séparés de nous par bien des fictions poétiques et des aventures romanesques 846; le brave chevalier Milon d'Anglante, aimé de la jeune Berthe, l'enlevant d'une tour où l'empereur son frère l'avait enfermée, fuyant avec elle en Italie jusqu'à Sutri; les deux époux réfugiés dans une caverne, où Berthe accouche de Roland; cet enfant, destiné à tant de gloire, donnant au sein de la misère où il est plongé, des preuves d'un courage et d'une force extraordinaires, osant, quand la faim le presse, enlever de quoi la satisfaire à la table même de l'empereur, reconnu enfin par Charlemagne, qui se réconcilie avec Berthe sa sœur, et ramène en France la mère et le fils. Cette action qui est le sujet du dernier livre des Reali di Francia 847, forme en quelque sorte l'avant-scène de celle du poëme de Louis Dolce. Il est en vingt-cinq chants, et elle en remplit les quatre premiers.

Note 846: (retour) Voyez ci dessus, chap. IV, p. 169 et suiv.

Dans les suivants, l'auteur a réuni avec assez d'adresse aux aventures de Milon, père de Roland, celles de Roger, père de ce jeune héros qui paraît avec tant d'éclat dans le poëme de l'Arioste. Garnier, frère d'Agolant roi d'Afrique, dont Charlemagne a tué le père dans une de ses guerres d'Espagne, vient attaquer l'Italie. Charles envoie contre lui des troupes commandées par Milon, qu'il a rappelé de son exil. Garnier est vaincu et tué. Agolant rassemble une armée formidable pour venger à la fois son frère et son père. Il se fait précéder par son fils Almont, qui vient assiéger dans Risa le brave Roger. Il le défie en combat singulier. Roger l'abat, dédaigne de le tuer, et refuse même de le faire prisonnier. Galacielle, sœur guerrière d'Almont, veut prendre la revanche de son frère. Roger l'abat de même; et comme elle était aussi belle que brave, au lieu de la refuser pour prisonnière, il l'emmène dans sa ville, en devient amoureux; elle de lui; elle se fait chrétienne, il l'épouse.

Cependant le siége continue. Roger avait un frère nommé Bertrand, aussi lâche et aussi traître qu'il était brave et loyal. Ce Bertrand devient éperduement épris de Galacielle sa belle-sœur. Il cherche à la séduire, tandis que Roger est sorti de Risa pour une partie de chasse. Repoussé par elle, il livre, pour se venger, la ville aux assiégants. Roger et Galacielle surpris pendant la nuit, tentent vainement de se défendre. Roger est tué par Almont, et Galacielle enceinte est mise dans les fers. Almont veut renvoyer sa sœur en Afrique: il la fait embarquer; mais lorsqu'elle est en pleine mer, elle saisit des armes, attaque à l'improviste les matelots, tue les uns, jette les autres à la mer, et restée seule, aborde sur une plage inconnue: elle y est à peine qu'elle met au jour un garçon et une fille, et meurt dans les douleurs de l'enfantement. C'est là que le magicien Atlan trouva et recueillit le frère et la sœur, qui furent Roger et Marfise, comme on l'a vu dans le Roland furieux 848.

Note 848: (retour) Ci-dessus, p. 444.

Agolant passe enfin en Italie avec son armée. Charlemagne y envoie contre lui de nouvelles troupes. Milon rétablit les affaires, et remporte plusieurs victoires sur les Africains. L'empereur se rend lui-même à Rome. La guerre devient plus terrible. Almont tue dans un combat le brave Milon.

Charlemagne en veut tirer vengeance; il cherche Almont, le rencontre, l'attaque. Le jeune Roland survient sans armes. Il avait quitté la France, où Charles le croyait encore. Il cherchait partout son père: il apprend sa mort, il trouve l'empereur aux mains avec son meurtrier; c'est à lui de venger un père; il saisit une moitié de lance armée de fer, et avec cette arme seule attaque intrépidement Almont et le tue. Charlemagne, enchanté de cet exploit, arme Roland chevalier, et lui donne l'épée Durandal, le casque magique et les autres armes que portait Almont. Roland ainsi armé continue de faire des choses admirables. Agolant est tué dans une bataille, mais par un autre guerrier que Roland. Trojan, fils d'Agolant, part d'Afrique avec une nouvelle armée, pour venger son père, comme Agolant en était parti pour venger le sien; et il a le même succès. Roland est envoyé contre lui et le tue de sa main.

Ce coup finit la guerre. Dans les fêtes qui se donnent alors à la cour de Charlemagne, Roland devient amoureux d'Alde-la-Belle, sœur du marquis Olivier. Les exploits qu'il fait pour lui plaire, les obstacles qui traversent son amour, les victoires qu'il remporte sur ses rivaux, remplissent les derniers chants du poëme, et l'union des deux amants le termine 849.

Note 849: (retour) Aux dix dernières octaves près, qui sont remplies par un complot des Mayençais contre Renaud. Ils se mettent en embuscade sur son chemin; il les combat, malgré leur nombre, et les tue tous jusqu'au dernier.

L'action, comme on voit, en est triple, ou plutôt divisée en trois parties qui se succèdent, et qui embrassent au moins l'espace de vingt-cinq ans. Mais un des priviléges du roman épique est de n'être soumis à aucune limite, ni de temps, ni de lieu; et ici le poëte en a usé librement. Du reste, le bonheur de cette fable de Charlemagne et de Roland ne s'est point démenti entre ses mains. Sa narration est claire et assez vive, son style médiocre mais naturel, ses caractères passablement soutenus. Les formes sont à peu près les mêmes que dans les autres romans épiques. A la fin de tous les chants, le poëte renvoie le lecteur au chant suivant pour la suite de l'aventure; il les commence tous par une maxime, qu'il tire le mieux qu'il peut de son sujet; mais on voit qu'il manque d'essor et d'haleine pour se livrer à des digressions aimables, il est pressé de reprendre son récit, et une demi-octave, ou tout au plus une octave entière lui suffit pour y revenir. De temps en temps, selon la coutume constante de ses devanciers, il invoque l'autorité plus que suspecte du bon archevêque Turpin, qui est à la fois un de ses personnages et le prétendu auteur de son histoire 850; mais tout cela comme pour obéir à un usage établi, et d'un ton si peu plaisant qu'il vaudrait peut-être mieux qu'il y eût été moins docile. Quelques épisodes répandus dans l'action du poëme ne manquent pas d'intérêt et y mettent de la variété; il y en a dans les événements; et la lecture de cet ouvrage, nécessaire pour compléter les aventures et la vie du fameux comte d'Angers, n'est pas dépourvue d'agrément. Peut-être le Dolce l'écrivit-il moins précipitamment que ses autres poëmes et le soigna-t-il davantage. Ce fut l'occupation de ses dernières années, peut-être la consolation de ses souffrances; et les Prime imprese d'Orlando ne furent publiées que quelques années après sa mort 851.

Note 850: (retour) Il dit dans son dixième chant, st. 48:

Il buon e saggio vescovo Turpino

quale è autor de l'Istoria presente;

et ailleurs, en parlant des armes du roi sarrazin Almont:

Ch'erano fatte per industria ed opra,

Come scrive Turpin, già di Vulcano.

(C. IX, st. 63.)

Note 851: (retour) La première édition parut en 1572, et il était mort trois, ou même six ans auparavant. Voyez ci-dessus, p. 532.

Il avait voulu donner, en quelque sorte, un commencement aux deux Roland du Bojardo et de l'Arioste; un autre poëte osa vouloir donner une suite au Roland furieux et faire pour ce poëme ce que l'Arioste avait fait pour celui du Bojardo. L'entreprise était hardie, et le poëte, quoiqu'il ne fût pas sans talent, n'était pas de force à pouvoir la soutenir. Vincenzo Brusantini ou Brugiantini était un gentilhomme de Ferrare, d'un esprit bizarre et capricieux. Après avoir inutilement tenté fortune à Rome, il y parla plus indiscrètement et plus haut qu'il n'était permis sur certaines matières, fut mis en prison, en sortit plus pauvre qu'auparavant, et parcourut ensuite l'Italie, réussissant auprès de tous les princes, mais perdant toujours, par son humeur fantasque et par ses imprudences, les occasions de corriger son sort, que lui procuraient sa vivacité d'esprit et ses talents. Il se retira enfin dans sa patrie, sous la protection du duc Hercule II, à qui il dédia son poëme; et il y mourut d'une maladie pestilentielle, vers l'an 1570 852. Le titre de ce poëme est Angelica innamorata 853; le sujet est la mort de Roger, tramée par les intrigues de la coupable maison de Mayence, et la vengeance que sa fidèle Bradamante et Marfise sa sœur, tirent de Ganelon son meurtrier 854. La continuation de la guerre entre Marfise et les Sarrasins d'Espagne d'une part, Charlemagne et ses paladins de l'autre, est toujours le grand fond sur lequel cette action particulière est placée. Angélique amoureuse n'est pas seulement ici le principal épisode, comme Roland furieux dans le poëme de l'Arioste; même après la mort de Roger, ses aventures continuent et ne se terminent qu'avec le poëme. On ne peut dire pourtant qu'elle en soit l'héroïne; ce noble titre lui conviendrait mal, pour des causes que l'on va voir.

Note 852: (retour) Mazzuchelli, Script. d'Ital., tom. II, part. IV, p. 2235. On a du même poëte un autre ouvrage encore moins heureux que son Angélique; c'est le Décaméron de Boccace mis tout entier en vers: Le cento Novelle di Vincenzo Brusantini dette in ottava rima, Venezia, 1554, in-4º.
Note 853: (retour) Venezia, 1550, 1553, in-4º.
Note 854: (retour)

Voi qui l'acerba morte empia e crudele

Vedrete di Ruggier saggio e cortese,

E che di ciò cagion fu la infedele

E scelerata stirpe maganzese;

Poi come la consorte sua fedele

Cercollo con Marphisa in stran paese,

E la vendetta che da giusta mano

Fatta nel sangue fu de l'empio Gano.

(C. I, st. 3.)

Dans les deux premières stances, l'auteur annonce des guerres, de glorieuses entreprises, des enchantements, des joutes, des querelles, de terribles accidents et de nouvelles histoires; puis des actes de courtoisie, d'ardentes amours, la foi, la vertu, la valeur, et des triomphes et des honneurs immortels; il n'oublie dans tout cela que de parler d'Angélique; l'exposition et l'invocation remplissent six octaves, et le nom d'Angélique ne s'y trouve pas, elle entre tout de suite en action à la huitième.

De qui est-elle donc amoureuse, cette superbe reine du Cathay? Hélas! de tout le monde; par enchantement, il est vrai, et par l'effet des vengeances de la méchante fée Alcine, qui croit que c'est elle qui lui a enlevé Roger; mais cet abandon général qu'elle fait de sa personne, quoiqu'involontaire et forcé, imprime au caractère de cet objet de la passion de tant de héros un avilissement, qui détruit tout l'intérêt qu'avait inspiré son amour pour Médor. Dans le palais enchanté où son ennemi la retient, la malheureuse Angélique s'enflamme pour le premier venu, se livre, est prise et quittée chaque jour, et passe de plaisirs imparfaits à la honte et à des regrets amers. Elle est si peu maîtresse d'elle-même, qu'elle se donne au vil Martano, à cet ancien amant de la coupable Origille, fouetté par la main du bourreau dans le poëme de l'Arioste 855. Origille aussi, vêtue en chevalier et couverte d'armes qu'elle a dérobées, arrive à ce palais; Angélique prend feu pour elle; et quand, pendant la nuit, elle s'est aperçue qu'elle aime en vain, elle n'en aime pas moins; et c'est un nouveau genre de peine qu'Alcine lui réservait encore.

Note 855: (retour) Orlando fur., c. XVIII, st. 92.

Alcine de son côté s'est remparée de Roger, qu'elle a réussi à séparer de Bradamante, comme Angélique de Médor. Roger, à qui le sage Logistille l'avait fait voir auparavant 856 ridée, chauve, décrépite, en un mot un objet d'horreur, la revoit, par de nouveaux enchantements, brillante de tous les attraits de la jeunesse, et s'oublie de nouveau dans ses bras. La fée Ungande, n'importe par quel moyen, délivre à la fois Roger et Angélique, rompt le charme, détruit le palais et rend à la vieille Alcine sa hideuse décrépitude. Roger à peine réuni à sa fidèle Bradamante et à sa sœur Marfise, en est de nouveau séparé par une ruse des Mayençais, leurs implacables ennemis. Ganelon et les siens ont enfin ourdi un piége où ils l'attirent. Roger entre dans le château de Ponthieu, et y est massacré pendant la nuit.

Note 856: (retour) Ibid., c. VII, st. 72 et 73.

Sa femme et sa sœur le cherchent inutilement en France et en Italie. Bradamante était enceinte et près de son terme; forcée de s'arrêter entre l'Adige et la Brenta, dans un lieu qui devient le berceau de la maison d'Este, elle y met au monde un fils dont les princes de cette maison doivent descendre. Après avoir confié son enfant aux bons habitants de ce lieu, elle rentre en France avec Marfise cherchant toujours son cher Roger. Arrivée jusqu'à Montauban sans en avoir eu de nouvelles, Roger lui apparaît en songe, lui révèle le crime des Mayençais, et l'endroit même où son corps est enterré, à la porte du château. Bradamante et Marfise y vont, creusent la terre et trouvent les restes inanimés de Roger. Elles les envoient à Paris dans une caisse construite au village voisin, et quand elles ont rempli ce devoir pieux, elles entrent dans le château, le fer et le feu à la main, tuent tout ce qu'elles rencontrent de Mayençais, le perfide Ganelon le premier, Cino, Ginami, Laran, Emeril, enfin toute la race; mettent le feu au château de Ponthieu, à celui de Hanterive, et détruisent de fond en comble tout ce qui avait appartenu à ces perfides.

Angélique, depuis sa délivrance, allait partout cherchant Médor. Elle le retrouve enfin, et se garde bien de lui dire la conduite qu'elle a tenue, malgré elle à la vérité, dans le château d'Alcine. Malgré elle tant qu'on voudra; le bon Médor ne s'en trouve pas moins dans une position ridicule; et ni son Angélique, ni lui ne sauraient plus inspirer d'intérêt. Ils sont près de la mer; ils cherchent un vaisseau, y montent, s'arrangent avec le patron, et cinglent vers le Cathay. Le poëte, qui ne veut pas qu'Angélique ait rien de caché pour nous, nous apprend ici son âge. Elle avait alors quarante ans, et paraissait plus belle que jamais 857. De retour dans ses états, après une nouvelle suite d'aventures, elle trouve enfin l'occasion de se venger d'Alcine. L'Hippogryphe lui sert pour cette dernière expédition. A l'aide de cette monture et de son anneau qu'elle a recouvré, elle arrive au nouveau séjour d'Alcine, détruit tous ses enchantements, la fait elle-même prisonnière, et lui pardonne avec tant de générosité qu'elle ôte à cette méchante fée jusqu'à la volonté de lui nuire. La guerre des chrétiens contre les Sarrazins est terminée. Charlemagne reste paisible possesseur de ses états et de ses conquêtes, et le poëme finit au trente-septième chant.

Note 857: (retour)

Era ella giunta al quadragesimo anno,

Ed era quasi alhor più che mai bella.

(C XXIV, st. 27.)

On sent facilement le vice radical de ce poëme, écrit d'ailleurs d'un style froid, lourd, et totalement dépourvu d'enjouement et de grâces. L'auteur a beau y semer les épisodes, les descriptions, les comparaisons, les combats; il a beau, à l'imitation de l'Arioste, commencer tous ses chants par des maximes sur la valeur des chevaliers, sur les vices et les vertus, sur la jalousie, sur l'amour; il a beau remettre en scène presque tous les personnages du Roland furieux, employer les mêmes machines, faire jouer les mêmes ressorts; les enchantements ont beau y être encore, les illusions n'y sont plus.

Depuis que le signal fut donné de chanter les hauts faits de Charlemagne, de Roland et des autres paladins, un nombre presque infini de poëtes, attirés par cette facilité que semblait offrir l'épopée romanesque, se jetèrent sur ce sujet fertile, et le traitèrent selon les caprices de leur imagination et la mesure de leur talent. Les uns, même après la publication du Roland furieux, continuèrent de traiter ces sujets à leur fantaisie, comme s'ils avaient écrit un siècle auparavant, et comme s'il n'y avait eu dans le monde ni un Arioste, ni un Bojardo; les autres voulurent marcher sur les traces de l'Arioste et se proposèrent de l'imiter. Ils forment comme une école, où l'on reconnaît quelquefois, dans les élèves, la manière et les couleurs du maître, mais dont aucun n'a pu ni le suivre de près, ni à plus forte raison l'égaler.

Si l'on veut remonter jusqu'à la fin du quinzième siècle, et même avant le temps où parut le poëme du Bojardo, on en trouve un autre dont l'action est antérieure à celle au Roland amoureux. Le sujet de ce dernier est la guerre que le jeune roi Agramant fit à Charlemagne pour venger son père Trojan; les deux héros de cet autre roman, imprimé près de vingt ans avant le Roland amoureux, sont ce même Trojan et son frère Altobello 858. Ces deux princes africains viennent en France attaquer Charlemagne; ils sont vaincus, et perdent tous les deux la vie. Les hauts faits de Roland, de Renaud et des autres paladins, remplissent les trente-cinq chants de ce poëme, dont il n'y a rien de plus à dire, sinon qu'il en produisit un autre quelques années après; que ce second poëme, qui fait suite au premier, a pour héros Persiano, fils d'Altobello 859; que ce Persiano, au lieu de venger son père, éprouve le même sort dans sa guerre contre la France, et qu'il paraît n'en avoir pas eu un aussi heureux auprès des lecteurs, puisque le poëme où il figure n'a jamais eu que deux tristes éditions, tandis que celui d'Altobello, tout mauvais qu'il est, en a eu six ou sept assez soignées. Les auteurs de ces deux romans épiques sont inconnus; et ce qu'ils pouvaient faire de mieux pour leur honneur était en effet de garder l'anonyme.

Note 858: (retour) Le poëme est intitulé: Altobello e Rè Trojano suo fratello, historia, nella quale se leze (si legge) li gran facti di Carlo Magno e di Orlando suo nipote, Venezia, 1476, in-fol., 1553, in-8º., et réimprimé plusieurs fois.
Note 859: (retour) Persiano figliuolo d'Altobello, Venezia, 1493, 1506, in-4º.

On ignore aussi l'auteur d'un poëme en soixante-quatorze chants, dont Charlemagne lui-même est le héros. C'est du moins à son sujet, et pour une fantaisie d'amour qui lui prend dans sa vieillesse, que sont entreprises toutes les guerres qui font la matière de ce très-ennuyeux roman. Lorsqu'on en lit le titre: Innamoramento di Re Carlo 860, on s'attend à voir les aventures fabuleuses de la jeunesse de Charles, et ses amours avec Galerane, fille du roi sarrazin, chez lequel il s'était réfugié; mais ce n'est point du tout cela. C'est le vieil empereur Charlemagne à qui Lottier son bouffon de cour fait un si beau portrait de Bélisandre, fille du roi païen Trafumier que l'empereur en devient amoureux fou; il veut l'avoir absolument, et conjure le brave Renaud de lui rendre ce petit service. Renaud prend pour second son cousin Roland. Ils passent en Espagne, où ils s'embarquent pour Brimeste, capitale des états de Trafumier, située sur la côte d'Afrique, dans l'atlas particulier que se sont fait les poëtes romanciers. Les deux paladins se déguisent en marchands. Ils ont l'adresse d'attirer sur leur vaisseau ce pauvre Trafumier et sa fille qui les ont très-bien reçus. Renaud tue le roi, enlève la fille, revient en France, et l'emmène avec lui à Montauban. Il ne la remet entre les mains de Charles que quand l'empereur lui a fait payer comptant dix bonnes sommes ou charges d'argent qu'il lui avait promises; car ce n'est jamais pour rien qu'on fait ce joli métier.

Note 860: (retour) Après ce titre on lit: Incomincia et primo libro de re Carlo Magno, e de li suoi paladini Orlando e Rinaldo, Venezia, canti LXXII, 1514, 1523, in-4º., etc.

Telle est la cause peu édifiante et tout aussi peu noble de la guerre que Fondano, frère de Trafumier et oncle de Bélisandre, déclare à la France pour venger son frère et ravoir sa nièce. Roland, Renaud, Olivier, y font, comme à leur ordinaire, de grandes prouesses, et Ganelon des trahisons viles et odieuses. Renaud se brouille avec l'empereur, et se révolte contre lui. Il devient roi de Russie; mais enfin il se réconcilie avec Charlemagne, délivre ses paladins, qui étaient presque tous prisonniers, chasse avec eux les Africains, laisse là ses Russes, et revient à Montauban.

Ce poëme, quoique imprimé seulement au seizième siècle, paraît être au moins du quinzième. C'est bien la même platitude, la même incorrection, les mêmes impropriétés, en un mot le même style que celui des romans de cette première époque; et l'auteur ne manque pas de commencer tous ses chants, comme on le faisait alors, par une prière à Dieu le père, à Dieu le fils, au S.-Esprit, á la Vierge, à S.-Pierre, à S.-Marc, à Ste.-Madeleine, à tous les Saints. Mais il y a dans le Beuve d'Antone et dans la Spagna une sorte d'intérêt qui n'est point dans celui-ci, où l'on ne voit que des guerres extravagantes, qui n'ont, dans l'origine, d'autre cause que la fantaisie libertine d'un vieux débauché d'empereur.

On n'imprima non plus qu'au seizième siècle un long poëme qui reprend les choses de plus haut, et qui dut être rimé vers la fin du siècle précédent, puisque c'était alors que florissait l'Altissimo son auteur 861. Ce poëte, qui annonçait tant de prétentions par le nom qu'il s'était donné, et qui les soutenait si mal par son style, mit tout simplement en vers et en quatre-vingt-dix-huit chants les Reali di Francia 862. Ce sont bien des rimes perdues; car lorsqu'on a la fantaisie de lire ce vieux roman, on préfère toujours le lire en prose.

Note 861: (retour) J'ai parlé de lui comme poëte lyrique, ci-dessus, t. III, p. 546.
Note 862: (retour) I Reali di Francia di Cristofano Altissimo, Venezia, 1534, in-8º.

L'Aspramonte 863 est un autre roman épique dont l'auteur est inconnu, et mériterait de ne pas l'être. Il montre parfois de l'esprit; son style est beaucoup meilleur, et quelques-uns des vingt-trois chants qui composent son poëme ne sont pas sans intérêt et sans agrément 864. Le sujet est tout guerrier. Ce sont principalement les exploits que firent, dans Aspremont, Charlemagne, Milon d'Anglante, Aymon de Dordogne, Gautier de Montléon, Salomon de Bretagne, et les autres paladins français contre les Sarrazins d'Afrique, quand Garnier, roi de Carthage, Agolant, Almont, Trojan et plusieurs autres vinrent attaquer Rome et ensuite la France, à la tête d'une innombrable armée, pour venger la mort de Braïbant leur roi. L'action commence par leur débarquement en Sicile; ils passent en Calabre, pour ravager Rome, traversent l'Italie, viennent en France, et trouvent enfin dans Aspremont un terme à leurs victoires. La mort du roi Trojan, la défaite entière des Sarrazins et le mariage du jeune Roland avec Alde-la-Belle forment le dénoûment. Ce poëme parut environ un an après le Roland furieux. On n'y voit point de traces d'imitation; mais le style, quoique beaucoup inférieur, porte l'empreinte du même temps.

Note 863: (retour) Libro chiamato Aspramonte, nel qual si contiene molte battaglie, massimamente dello advenimento d'Orlando, e de molti altri Reali di Francia, etc., Milano, 1516, Venezia, 1523, 1594, in-4°.
Note 864: (retour) Le Quadrio, t. VI, p. 551.

Je n'en dirais pas autant du poëme intitulé Trébisonde 865, qui ne fut cependant publié que deux ans après. Il est tiré d'un roman espagnol dans lequel Renaud devient empereur de cette ancienne cité grecque. L'auteur s'est fait connaître; il se nomme Francesco Tromba da Gualdo di Nocera. J'ai tort de dire qu'il s'est fait connaître, car on n'a de lui que sa Trébisonde; et quoique ce poëme ait eu, comme la plupart de ces anciens romans, quatre ou cinq éditions, il est enseveli aujourd'hui avec son auteur dans une obscurité méritée. Le même poëte ne fut pas plus heureux vingt-quatre ans après, lorsqu'il fit sur le même héros un Rinaldo furioso 866, titre qu'il copia de l'Arioste sans pouvoir lui rien emprunter de son talent ni de son génie.

Note 865: (retour) Trebisonda..... nella quale se contiene molte battaglie con la vita e morte di Rinaldo, etc., Venezia, 1518, in-4°., 1554, 1568, 1616, in-8°.
Note 866: (retour) Venezia, 1542, in-4°.

Dragoncino se nomma de même en tête d'un poëme sur les amours de Guidon le Sauvage 867, fils naturel de Renaud de Montauban; et il est aussi profondément ignoré. Ce roman, que personne ne lit, quoiqu'il n'ait que sept chants, n'est pas son seul ouvrage. Il a fait de plus la Marfise bizarre en quatorze chants 868, et c'est à peu près la même chose que s'il n'en avait fait aucun.

Note 867: (retour) Innamoramento di Guidon Selvaggio, etc., di Giamb. Dragoncino da Fano, Milano, 1516, in-4°.; Bologna, 1678, in-16.
Note 868: (retour) Marfisa bizarra, in-8º., sans date; Vinegia, 1532, in-4º.; Verona, 1622, in-8º.

Il y a au moins de l'originalité dans la Mort d'Oger le Danois, d'un certain Casio da Narni 869. Ce poëme singulier est divisé en trois livres; le premier contient neuf chants, le second seize, le troisième sept. Les exploits de Roland, de Renaud et des autres paladins, et la mort de ce brave Danois, en sont le sujet; mais l'auteur a mêlé tout cela de facéties, et tantôt employé le style narratif, tantôt le dramatique, selon que sa tête l'a voulu. Il a mêlé dans son récit des sonnets, des églogues, des épitaphes, un capitolo à la louange des dames, un autre à la louange de la Vertu; enfin une assez longue dissertation de Renaud sur la question de savoir lequel des deux sexes jouit le plus dans les plaisirs de l'amour; le tout en un style souvent trivial, et qui est loin de se sentir de l'admiration dont l'auteur fait profession pour l'Arioste, qu'il appelle quelque part son précepteur et son père. Il commence, comme son maître, tous ses chants par des exordes ou des prologues, dont quelques-uns, sans approcher d'un si parfait modèle, ne sont cependant pas sans agrément. Il écrivait à Ferrare, et il rend de fréquents hommages aux jeunes princes de la maison d'Este 870, quoiqu'il ne leur ait pas dédié son poëme. On ne sait rien de la vie de ce Casio da Narni, et l'on ignore si la protection d'Hercule et d'Hippolyte d'Este lui fut plus utile que celle du duc leur père ne le fut à l'auteur du Roland furieux. La bizarrerie de son esprit se fait voir jusque dans une note qui est à la fin de son poëme. Il s'aperçoit qu'il a laissé Roland dans le ventre d'une baleine, et il promet de l'en retirer dans un autre ouvrage, qu'il fera sans doute tout exprès 871.

Note 869: (retour) La Morte del Danese, poema di Casio da Narni, Ferrara, 1521, in-4º.; Venezia, 1534, idem (avec un titre beaucoup plus étendu). Il ne faut pas confondre ce poëme avec le Danese Uggieri d'un certain Girolamo Tromba da Nocera, sans doute parent, peut-être fils de l'auteur de Trébisonde, et qui s'en montre digne par la platitude de son style. Son poëme n'en est pas moins intitulé Opera bella, e piacevale d'armi e d'amore. Il fut imprimé à Venise en 1599 seulement, et réimprimé en 1611 et 1638. Quoique né vers la fin du seizième siècle, il mérite d'être assimilé aux premiers essais du quinzième.
Note 870: (retour) Hercule et Hippolyte, fils d'Alphonse Ier.
Note 871: (retour) E perche ha lassato Orlando ne la balena, te promette in l'altra opera de cavarlo.

On ne cessa point, pendant tout le seizième siècle, de retourner de cent manières les aventures fabuleuses de Charlemagne et de ses pairs. Il serait aussi ennuyeux qu'inutile de s'arrêter sur tous les romans épiques plus ou moins volumineux, et presque tous aussi mauvais les uns que les autres, dont ils furent l'inépuisable sujet. Que nous importe qu'un Anthée le Géant, roi de Lybie, descendant de ce fils de la terre qu'étouffa jadis Hercule, soit venu attaquer la France et Charlemagne, lorsque cet empereur était encore dans la fleur de l'âge; que Charles, après l'avoir vaincu, le poursuive jusqu'en Lybie, lui livre une grande bataille, le fasse prisonnier, lui et tous ses géants, les ramène enchaînés en France, et rentre à Paris en triomphe en les traînant après son char 872? Que nous importe que Roland et Renaud, jaloux l'un de l'autre, soient tous deux sortis de France, soient allés commander, le premier une armée de Scythes, le second une armée de Persans qui étaient en guerre l'une contre l'autre, que le géant Oronte profite de ce moment pour attaquer la France, et qu'à la fin il soit vaincu et tué de la main du comte d'Angers 873; qu'un Falconet des batailles, fils du roi de Dardanie, vienne en Italie venger un roi de Perse qui s'y était fait tuer, et dont il avait épousé la fille; qu'il y vienne avec deux innombrables armées, dont l'une est commandée par sa femme; que ce Falconet soit encore tué par l'invincible Roland, et que sa femme Duseline en meure de douleur 874; qu'un Antifior ou Antifor de Barosie fasse d'aussi folles entreprises, et qu'elles aient le même succès 875; qu'une madame Rovence, reine et géante africaine, armée d'une massue de fer, sème l'effroi parmi les paladins de Charlemagne, et tombe enfin sous les coups de Renaud 876; que le sarrazin Scapigliato, l'Echevelé, pour plaire à une princesse russe, se vante de venir en France faire prisonniers Roland et Renaud, et de les conduire enchaînés aux pieds de sa princesse et qu'il reçoive de Renaud le prix ordinaire de toutes ces belles expéditions 877? Qu'importe même que parmi de grands faits d'armes, et de Roland, et de Renaud, et de tous les paladins de France, une belle princesse, Leandra, fille du soudan de Babylone, amoureuse de Renaud, et ne pouvant s'en faire aimer, se précipite du haut d'une tour 878, puisqu'on ne peut s'intéresser même à une princesse qui se rompt le cou par amour, dans un long roman, qu'on ne peut lire? Qu'importe enfin que le terrible sarrazin Rodomont ait laissé après lui un fils et un neveu; qu'un poëte ait chanté les prouesses de ce fils 879, un autre les folies amoureuses de ce neveu 880; et que gagnerions-nous à savoir quelles folies un Rodomont II, fils d'une sœur de Rodomont Ier., peut faire pour une belle Lucefiamma, fille de Meandro, riche seigneur d'un beau château situé sur la rivière de Gênes, les exploits et les prodiges de valeur qu'il fait pour elle, et qui lui réussissent si mal qu'il est tué par Fedelcaro, l'un de ses rivaux? Cela ne pouvait intéresser qu'Octave Farnèse, prince de Parme et de Plaisance, à qui ce poëme est dédié, et dont la gloire est encadrée, avec celle de toute sa race, dans une vision ou dans une prophétie, selon le noble et uniforme usage de tous ces romans.

Note 872: (retour) Antheo Gigante di Francesco de' Ludovici da Venezia, etc., canti XXX, in ottava rima, Vinegia, 1524, in-4º.
Note 873: (retour) Oronte Gigante de l'eximio poeta Antonino Lenio Salentino; continente le battaglie del re di Persia e del re di Scithia, fatte per amore della figliuola del re di Troja, etc., Vinegia, 1532, in-4º. Le poëme est divisé en trois livres; le premier livre en seize chants, le second en douze, et le troisième en six, in ottava rima.
Note 874: (retour) Libro chiamato Falconetto delle battaglie, che lui fece con gli paladini in Francia, et de la sua morte, Bressa, 1546, in-8º., en quatre chants seulement.
Note 875: (retour) Libro chiamato Antifor, d'autres éditions portent Antifior di Barosia, el qual tratta de le gran battaglie d'Orlando e di Rinaldo, etc., Venezia, 1583, in-8º., canti XLII.
Note 876: (retour) Libro chiamato dama Rovenza dal Martello, nel quale si può vedere molte sue prodezze, etc., Brescia, 1566, Venezia, 1671, in-8º., etc., canti XIV.
Note 877: (retour) La gran guerra e rotta della Scapigliato. Firenze, senta anno (vers 1550), in-4º.
Note 878: (retour) Libro d'arme e d'amore chiamato Leandra nel quale tratta delle battaglie e grand facti delli baroni di Francia e principalmente di Orlando e di Rinaldo, etc., composta per maestro Pier. Durante da Gualdo (in sesta rima), in-8º., sans date et sans nom de lieu; et ensuite à Venise, 1563, in-8º.
Note 879: (retour) Le prodezze di Rodomontino, figliuolo di Rodomonte, libro d'arme e d'more, etc., canti IV; per Antonio Legname Padovano, Padova, 15.., Piacenza, 1612, in-8º.
Note 880: (retour) Le pazzie amorose di Rodomonte seconde; poema di Mario Teluccini soprannominato il Bernia, Parma, 1568, canti XX, in-4º.

Il faudrait au moins qu'au milieu de ces contes prolixes de géants et de magiciens, de coups de lance, d'épée et de massue, au milieu de ces éternels combats et de ces tristes enchantements, il se trouvât quelque idée moins rebattue, quelque invention moins triviale qui prouvât que l'auteur, sans savoir, si l'on veut, ni bien penser, ni bien écrire, ni conduire avec un peu d'art une fable susceptible de quelque intérêt, ne se traînât pas toujours dans des routes tant de fois battues, essayât de s'en frayer d'autres, et fît quelque tentative nouvelle, dût-elle n'être pas plus heureusement imaginée, ni plus habilement conduite que les autres.

C'est ce qu'on entrevoit dans un seul peut-être de tous ces poëmes romanesques, et ce qui peut engager à s'y arrêter un peu plus que sur les autres. Il est d'un certain de' Lodovici 881, poëte vénitien, qui était en quelque faveur à la cour de Ferrare 882, et qui s'était déjà essayé dans ce genre par un autre roman épique, par cet Anthée le géant, dont j'ai cru, plus haut, pouvoir me dispenser de citer autre chose que le titre. Ce second poëme est intitulé les Triomphes de Charlemagne 883, titre qui est accompagné d'une longue énumération de choses grandes, belles, nouvelles et totalement différentes de ce qu'on avait vu jusqu'alors. La première nouveauté que présente l'ouvrage, c'est qu'au lieu d'être écrit en octaves, ou ottava rima, comme le sont presque sans exception tous les autres, il est en terza rima, ou en tercets. L'auteur l'a divisé en deux parties, chacune de deux parties en cent chants, et chacun des deux cents chants en cinquante tercets, ou cent cinquante vers, ni plus ni moins; ce qui, en ajoutant le vers de surplus qui dans les terze rime suit le dernier tercet de chaque chant, fait juste trente mille deux cents vers.

Note 881: (retour) Francesco de' Lodovici voyagea en France lors même qu'il composait ce poëme, comme on le voit par un vers du trente-huitième chant de la deuxième partie. Renaud demande à la Fortune le nom d'une belle dame que la Nature s'est plu à former, et qu'elle doit à son tour combler de ses dons. La Fortune lui répond:

Questa haverà il nome il quale ha questa

C' hora vien teco in Francia a tuo contento.

Note 882: (retour) Ce qui le prouve, c'est que son Anteo gigante est dédié à Lucrèce Borgia, femme du duc Alphonse Ier.; que c'est par ordre de cette princesse que de' Ludovici fit ce poëme, et que ce fut elle-même qui en fut en quelque sorte l'éditeur, comme nous l'apprend l'Avis du lecteur qui précède le poëme.
Note 883: (retour) Triomphi di Carlo, libro novo di romanzo...... a modo novo da tutti gli altri diverso, etc., Vinegia, 1535, in-4º.

Presque tous les chants ont un exorde, ou un prologue sur différents sujets, selon la fantaisie de l'auteur. La plupart de ces digressions sont assez étendues, et l'agrément n'en est pas, à beaucoup près, en proportion de la longueur. Quoique les chants soient très-courts, souvent l'auteur s'arrête au milieu d'un chant, pour parler de ce qui lui plaît. L'action du poëme est donc à tout moment interrompue; et à peu près un quart des vers y est tout-à-fait étranger. Ce n'est pas dans la partie de cette action qui regarde personnellement Charlemagne qu'il faut chercher de la nouveauté; ce sont toujours de grandes guerres contre des soudans d'Égypte et de Babylone, et des trahisons de Ganelon de Mayence, et toujours des victoires, des conquêtes et des triomphes magnifiques, et des fêtes et des tournois. Mais dans ce roman, comme dans beaucoup d'autres, Renaud se brouille avec Charlemagne et avec son cousin Roland: exilé de France, il va courir le monde, et c'est dans ses voyages que le poëte a fait l'essai d'un merveilleux différent de celui des enchantements et des fées. Des êtres moraux personnifiés, la Nature, l'Amour, le Vice, la Vertu, la Fortune, et même un dieu de l'ancien paganisme 884, sont des personnages qu'il emploie, et dont il tire ou des leçons morales, ou des satires contre les mœurs de son temps, ou des prédictions en faveur de Renaud et surtout en faveur d'André Gritti, alors doge de Venise, à qui le poëme est dédié.

Le dessein de Renaud est de passer la mer, de voyager en Syrie, en Palestine; enfin de parcourir la terre jusqu'à la fin de son exil. Je laisse là tout ce qu'il fait avant de s'embarquer; le voilà sur mer, traversant la Méditerranée et parvenu jusqu'auprès de la Sicile. Il n'avait jamais vu de volcans; il en voit un tout en feu dans l'une des îles de Lipari; il demande ce que c'est: son pilote lui répond, comme aurait pu faire celui d'Ulysse ou d'Énée, que c'est là que Vulcain habite et qu'il forge les foudres de Jupiter. Renaud veut aller voir Vulcain dans sa fournaise; il se fait mettre à terre, trouve au pied de la montagne volcanique un petit sentier qui conduit jusqu'au fond du gouffre, y descend l'épée à la main, et arrive enfin à la porte de l'atelier où Vulcain travaillait à grand bruit avec ses cyclopes; il enfonce cette porte d'un coup de pied, dit des injures au dieu boiteux, et n'oublie de lui reprocher ni les difformités de sa taille, ni la parure de son front 885. Vulcain se met en colère, et veut le frapper de son marteau. Renaud, d'un second coup de pied, le jette en l'air jusqu'au haut du soupirail, d'où le pauvre dieu retombe au beau milieu de la fournaise. Il en sort la barbe et les cheveux grillés. Tapi dans un coin, et tremblant de frayeur, il reconnaît de loin dans la main de Renaud l'épée Frusberte qu'il avait forgée autrefois: alors il reconnaît aussi Renaud, se jette à ses pieds, se réconcilie avec lui, et lui fait présent d'un bouclier et d'un casque, fabriqués jadis pour le dieu Mars; ils se quittent enfin les meilleurs amis du monde. Renaud remonte sur la terre, et de là sur son vaisseau qui reprend aussitôt sa route.

Note 885: (retour)

Dunque tu se' colui di cui si spande,

Disse Rinaldo, che le corna porti

Là dove portan gli altri le ghirlande?

(Part. I, c. XL.)

Le vaisseau fait naufrage: une baleine engloutit Renaud, mais c'est pour son bien 886; car cette baleine va plus vite qu'un trait vers les côtes de Barbarie; et comme il lui cause de grandes douleurs d'entrailles, en s'escrimant de son épée pour tâcher de sortir de prison, elle le vomit en l'air avec une énorme quantité d'eau; il va tomber au loin sur le sable, entre la mer et le mont Atlas: il se trouve sur ses pieds comme un chat, qui, de quelque hauteur qu'on le jette, s'y retrouve toujours. Ce n'est pas de moi qu'est cette comparaison; elle est littéralement du poëte 887. Dès que le paladin peut se reconnaître, il s'achemine assez tristement vers le mont Atlas; il aperçoit au pied de la montagne un trou creusé dans le roc: par ce trou sort continuellement une foule innombrable d'animaux, de créatures et de figures de toute espèce; toujours curieux d'objets nouveaux, il se décide à y descendre: il s'engage dans un long et obscur défilé, où la foule est si pressée, qu'il a mille peines à la percer; il parvient enfin dans un vaste souterrain tout resplendissant de lumière. Au milieu s'élevait un monticule de terre fine qui n'était mêlée d'aucune matière dure; une femme était auprès, vêtue légèrement, et sans cesse occupée à tirer de ce monticule de la terre, dont elle formait rapidement tous ces êtres que Renaud avait vus sortir des flancs de la montagne. Cette femme, c'est la Nature: c'est dans ce grand atelier qu'elle forme tous les animaux, bipèdes, quadrupèdes, oiseaux, poissons, reptiles, etc.; à mesure qu'elle les crée, ils s'échappent en foule par l'issue qui a servi d'entrée à Renaud, et ils vont remplir le monde. La terre amoncelée dont ils sont formés, se régénère à chaque instant; et la masse est toujours la même 888.

Note 886: (retour)

Che forse 'l tranguggiò pel suo men male. (C. XLV.)

Note 887: (retour)

E come gatto ben sempre si serra

D'alto cadendo, si che nel terreno

A dar de' propri piedi unqua non erra,

Cosi Rinaldo, etc.

Après la première surprise de part et d'autre, Renaud interroge la Nature, qui lui répond et l'instruit sans quitter un instant son ouvrage. Il avait cru que l'esprit de Dieu, l'intelligence divine, était la Nature; que c'était là que tout était créé, et que nul autre que Dieu même ne pouvait rien tirer du néant. Il avait cru de même que la Fortune n'était que la volonté de Dieu; mais puisque la Nature est un être existant par soi-même, il est possible qu'il en soit ainsi de la Fortune. Cela est vrai, lui dit la Nature; la Fortune est ma sœur: Dieu nous créa le même jour; il lui donna l'empire universel sur toutes les choses que je produis. Tu m'as trouvée sous terre en Afrique: tu la trouveras en Asie dans une plaine magnifique et riante; mais il existe une autre femme plus grande que nous deux, que je ne puis te nommer, et que tu trouveras en Europe sur une haute montagne. Renaud jure d'aller chercher cette troisième femme dès qu'il aura trouvé la seconde.

Il propose ensuite des doutes, que la Nature s'empresse de résoudre. De questions en questions, il en fait une dont la solution est remarquable: «Si vous ne créez, dit-il, que le même esprit dans tous les animaux à qui vous donnez la vie, d'où vient que ceux qui sont privés de raison meurent tout entiers, et que de nous autres hommes il reste un autre esprit qui nous rend immortels? D'où vient que la raison se manifeste à l'homme, qu'il a un entendement, et que dans tous les autres animaux, ni la raison, ni l'entendement, ne s'éveillent jamais?--Elle lui répond: Je distribue également les esprits vitaux dans les animaux brutes et dans les hommes; mais j'y place des degrés très-différents d'intelligence: le chien en a plus que le mouton, le serpent plus que la belette, et le dauphin plus que tous les autres poissons. J'en mets encore beaucoup plus dans l'homme, et c'est pourquoi votre savoir surpasse de si loin celui des autres animaux. Quant à cet autre esprit que tu dis être immortel en vous, il n'est point mon ouvrage: si Dieu le fait, qu'il le fasse; je ne sais ce que c'est. Il est très-possible qu'il lui plaise, quand je forme les corps, de mettre quelque chose en vous qui retourne dans ses bras à votre dernier moment; et cela, si tu veux, tu peux le croire 889.» Cette traduction est littérale; le texte prouve de plus en plus ce que j'ai répété plusieurs fois, que les opinions philosophiques les plus hardies étaient communes en Italie au seizième siècle, et que pourvu qu'on n'élevât point de doute sur la discipline, la hiérarchie, et l'autorité du pape, on en pouvait former publiquement sur tout le reste.

Note 889: (retour)

Quell'altro poi ch'in voi dici immortale

Io non lo fa, se Dio lo fa, se'l faccia;

Che cosa ella si sia non so, ne quale.

Puote esser molto ben ch' a lui ne piaccia

Far, quando i corpi io so, qual cosa in voi

Che torni al vostro fin ne le sue braccia;

E questo, s' a te par, creder lo puoi.

(C. LV, à la fin.)

Renaud demande ensuite comment il se peut que la Nature faisant tous les hommes égaux, les uns soient nobles dans le monde et les autres ne le soient pas; pourquoi les uns portent des ornements que n'ont point les autres, etc. La Nature le renvoie à sa sœur la Fortune pour la solution de ce doute. «Je ne donne, dit-elle, à qui que ce soit plus de noblesse qu'aux autres hommes; c'est la Fortune qui distribue à son gré la noblesse, puisque vous appelez ainsi sur la terre ce que le vulgaire entend par ce mot; mais si tu veux parler de cette illustration, de cette noblesse qui est la véritable, alors je répondrai autrement. Je donne à un petit nombre d'hommes des dispositions particulières à cette noblesse réelle; mais si l'orgueilleuse Fortune ne favorise ceux que j'ai ainsi doués, ils obtiennent rarement et fort tard la noblesse qui dépend d'elle. Elle a sa volonté, moi la mienne. Interroge-la sur ce point quand tu pourras l'entretenir; mais il arrive peu qu'elle donne la raison de ce qu'elle fait; sa réponse ordinaire est: Je le veux 890

Toutes ces explications n'interrompent pas un instant le travail dont s'occupe la Nature. Elle continue de fabriquer une foule d'êtres divers qui s'échappent aussitôt du souterrain; elle donne à Renaud un singulier spectacle. Elle forme un très-joli enfant, lui imprime une petite croix sur l'épaule gauche, et dit au paladin: Cet enfant que tu vois naît en cet instant même à Montauban. Aussitôt l'enfant disparaît, comme tous les autres êtres à mesure qu'ils sont créés. «Ta femme Clarice, reprend la Nature, vient de mettre au monde ce bel enfant, ou plutôt c'est moi qui l'ai produit par ses organes douloureux. Quand tu seras retourné paisiblement auprès d'elle, tu verras qu'il n'y a dans ce fait aucune erreur. Chose admirable! s'écrie le poëte, quand le paladin fut de retour dans sa patrie, après de longs voyages, il y trouva l'enfant que sa femme lui avait donné. Calculant l'année, le mois et le jour, il vit que cet enfant était précisément celui que la Nature avait formé devant lui, et il le reconnut à la petite croix qu'elle lui avait empreinte sur l'épaule 891.»--Si la réputation de Clarice n'était pas aussi bonne qu'elle l'est, on pourrait soupçonner qu'il y a ici quelque allégorie, et que ce petit croisé, fils de la Nature, désignait peut-être un enfant naturel né pendant l'absence de Renaud; mais la dame de Montauban est au-dessus du soupçon, et nous avons ici la preuve que quoique Renaud eût déjà bien fait du chemin depuis qu'il avait quitté la France, il y avait tout au plus neuf mois qu'il en était sorti.

Il soumet encore une question à la Nature. A-t-elle jamais fait quelque chose qu'elle regarde elle-même comme au-dessus de toutes les autres? Elle lui avoue que dans tous les temps elle a fait de fort belles choses, qu'elle ne s'est pourtant pas entièrement satisfaite, qu'elle prépare de loin deux ouvrages plus parfaits, dont elle n'a fait encore que concevoir l'idée, et qu'elle mettra plusieurs siècles à mûrir. L'un est un homme et l'autre une femme. La Nature fait voir à Renaud quelques-uns des éléments qui doivent entrer dans leur composition. Par exemple, elle conserve, dans un vase de l'albâtre le plus précieux, et dans une liqueur odorante au-dessus de tous les parfums, le cœur du grand César. Renaud est curieux de savoir à quel héros elle le destine, et dans quel temps ce héros vivra. La Nature désigne dans sa réponse le temps même où vivait l'auteur; quant au nom du héros, c'est le doge André Gritti 892, homme en effet d'un grand caractère, et dont le gouvernement eut beaucoup d'éclat, et dans la guerre, et dans la paix; mais quoique la république vénitienne fût alors très-puissante, il y avait encore loin d'un doge de Venise à César.

Pour la créature de l'autre sexe que la Nature projette de former, elle a réuni dans une salle parfumée des plus douces odeurs des objets d'une richesse et d'une beauté qui n'ont rien d'égal sur la terre. Il faudra bien des siècles pour fondre ensemble et amalgamer ces riches matériaux, et pour en faire une femme au-dessus de tout ce que son sexe a jamais eu de plus parfait. La nature indique le temps et le lieu de sa naissance. Elle refuse de dire son nom; mais le poëte l'a reconnue à tant de merveilles. Une seule femme existe en qui on les admire toutes. Là dessus, il désigne si bien la dame de ses pensées, qui était à ce qu'il paraît une très-grande dame, que ses contemporains et surtout elle-même durent facilement l'entendre. Il serait difficile aujourd'hui de le deviner; mais on a peu d'intérêt à le savoir.

Il est temps enfin que Renaud sorte du grand atelier de la Nature. Il avait été jeté par une baleine sur les sables qui conduisent au mont Atlas; la Nature crée un autre gros poisson, à qui elle ordonne de l'engloutir, et qui s'échappe aussitôt par un canal vers la mer Atlantique 893. Il nage rapidement pendant une demi-journée, et vomit aussi Renaud sur une côte éloignée et déserte 894, où il rencontre d'abord une femme presque nue, dans le plus misérable accoutrement. Sa figure est pâle et hâve, mais son attitude et son langage ont encore de la dignité. A ses pieds sont des balances brisées et un glaive; en un mot, c'est la Justice, autrefois triomphante dans le monde, mais bannie depuis long-temps, et réduite à ce triste état. Elle doit pourtant un jour régner encore sur la terre; et c'est, comme on le prévoit sans doute, au grand André Gritti qu'il appartient de l'y rappeler.

Note 894: (retour) C. LXXI. Les dix chants intermédiaires sont remplis par Charlemagne, Roland, Olivier et les autres paladins.

Renaud s'enfonce dans l'Afrique. Ayant pénétré jusqu'en Éthiopie, il trouve dans un bois charmant un enfant ailé, qui voltige sur les branches et le menace de ses flèches 895. C'est l'Amour, dont le règne est passé comme celui de la Justice, mais qui espère comme elle un nouveau règne, quand la Nature aura produit le second chef-d'œuvre qu'elle prépare. En attendant, il blesse Renaud d'un de ses traits. C'est dans l'Inde qu'il doit trouver la Beauté qui peut le guérir. Il y a loin; et cette fois ce n'est plus par eau qu'il fait le voyage, c'est dans l'air. Un dragon fond sur lui, le prend dans ses griffes, s'envole, et arrive en douze heures au-delà du Gange avec sa proie 896. Il l'enlevait ainsi pour le dévorer; mais Renaud une fois à terre, combat le dragon et le tue. Il se met à chercher une belle Juive, dont la renommée lui a fait le portrait. Chemin faisant, il trouve l'Espérance, qui le prend d'abord par la main et pénètre ensuite dans son cœur. Quoiqu'il marchât très-vite, il trouvait encore le chemin long et pénible; mais il rencontre aussi le Temps, qui le prend sur ses épaules, et l'emporte dans son vol rapide. Avec l'Amour, l'Espérance et le Temps, il arrive enfin chez le père de sa belle Juive 897.

Je ne dis rien de ses amours, ni de ses guerres contre le roi de Cathay, son rival, ni de toutes les autres aventures qui lui arrivent dans ce pays. La meilleure est qu'il parvient à plaire à sa maîtresse, et qu'il l'engage à prendre avec lui le chemin de la France; mais elle n'y consent qu'à une condition un peu dure. Jusqu'alors elle a été chaste, et veut l'être sept ans encore 898. Renaud est donc obligé de jurer qu'il ne la troublera point dans ce projet; il le jure, elle le croit, et ils se mettent en route. Je passe encore leurs aventures et leurs rencontres en chemin. La plus singulière est ce qui leur arrive dans une certaine ville de Scythie, dont tous les habitants étaient aveugles. Ils avaient pour roi un maudit borgne, qui abusait tyranniquement de la supériorité que son œil lui donnait sur eux. Renaud le lui crève, et rétablit ainsi l'égalité 899.

Note 898: (retour) Part. II, c. IV.

Entre le mont Immaüs et la mer, les deux amants trouvent un homme tout défiguré, difforme, sale et dégoûtant. Sa conversation avec eux est curieuse. Jusqu'alors il a mené, leur dit-il, une vie errante et vagabonde: il veut faire une fin et se fixer. Le lieu qui lui paraît le plus propre à son but, c'est Rome; et il va s'y rendre, dans le dessein de n'en plus sortir. Il est sûr de réussir si bien auprès des habitants de ce pays, qu'il y portera toujours la couronne 900. Le poëte s'adresse alors à cette Rome si sainte, si inviolable dans sa foi et dans l'exercice de toutes les vertus. «Prends garde, lui dit-il, d'admettre jamais cet être hideux dans ton sein. S'il y pénètre une fois, il te rendra, de glorieuse que tu es, infâme, sale et infecte comme lui; le monde te nommera source de maux et de colère, mère des Erreurs et de la Fraude. On ne verra plus en toi cette Rome chaste, humble et pieuse; mais une courtisane effrontée. Tu ne seras plus Rome enfin, mais la coupable Babylone, et les hommes appelleront sur ta tête le feu du ciel.» Renaud est indigné de ce projet, et promet à celui qui l'annonce qu'il n'y réussira pas. «Je connais le monde mieux que toi, reprend le monstre, et je te réponds que je vais à Rome, que j'y serai bien accueilli, que tant qu'elle existera, j'y existerai aussi très-agréablement. Plus je vieillis, plus j'acquiers de forces. On m'y traitera bien, te dis-je, et je suis certain de mon fait puisque l'on m'appelle le Vice. On ne m'y nourrira point comme la Vertu, d'eau et de gland, mais de mets succulents, que les Dieux mêmes préféreraient à l'ambroisie. On ne vêtira point mon corps de bure ou d'étoffes grossières, mais de pourpre, de soie et d'or. J'y logerai dans des appartements vastes et magnifiques, dans les palais des plus grands seigneurs; et plus ils seront grands, plus ils s'empresseront de me loger; et j'habiterai, si je ne me trompe, dans le plus grand de tous les palais, avec ceux qui seront les premiers.» Renaud est outré de tant d'impudence; il repousse le monstre et le chasse en le couvrant de malédictions. Mais quel malheur que ces malédictions aient été vaines! Car enfin le Vice a tenu parole: avec le temps, il est parvenu jusqu'à Rome. Il s'y est fixé: il y habite avec les plus grands personnages. Alors le poëte se donne carrière; et il invoque les puissances de la terre et du ciel pour qu'elles viennent mettre fin à tant de désordres et de scandales 901.

Note 900: (retour)

. . . . . . . . . La mia persona

Sarà da quelle genti si gradita

Ch'io portarò fra lor sempre corona.

(C. XXVIII, à la fin.)

On voit par ce morceau satyrique, qui, s'il était écrit avec plus de force, ne serait pas indigne du Dante, que depuis la Ligue de Cambrai, Venise, quoique réconciliée en apparence avec les papes, conservait d'amers souvenirs, et que le doge Gritti n'était point du tout ami de Rome; mais il faut se rappeler aussi quelle était l'existence politique et morale de Rome lorsque ce poëme fut écrit, c'est-à-dire sous Léon X et Clément VII.

Une autre rencontre était prédite depuis long-temps au paladin français. La Nature lui avait annoncé qu'il trouverait la Fortune sa sœur dans les plaines d'Asie. Il la trouve en effet au-delà de l'Euphrate 902. Le poëte emploie six chants entiers à décrire sa parure, ses attributs, son char brillant et mobile, la foule innombrable qui la suit, les efforts que font pour monter sur le char tous ceux qui peuvent en approcher, les vicissitudes rapides qui les y élèvent et les en précipitent, enfin tout ce qui peut entrer dans cette grande allégorie. Renaud interroge la Fortune; elle dévoile dans ses réponses l'inconséquence qui la dirige et le caprice de ses choix. Ce qu'elle dit sur le genre de noblesse qu'elle distribue n'est pas propre à en inspirer l'estime 903. Renaud finit par lui demander quand elle fixera l'inconstance de sa roue; et la Fortune ne manque pas d'indiquer le temps où vivront André Gritti et la grande et belle dame qu'elle désigne encore, mais qu'elle ne nomme pas.

Le héros voyageur se préparait à revenir en Europe, lorsqu'il apprend que Charlemagne approche de l'Euphrate avec ses paladins pour aller conquérir la Terre-Sainte. Il va au-devant des chrétiens avec sa belle Juive, arrive au moment où ils sont aux mains avec l'innombrable armée du soudan d'Égypte, et contribue puissamment à la victoire. Elle avait été long-temps disputée; aussi les Sarrazins perdirent-ils dans cette journée un million d'hommes, moins 44,000, tandis que la perte des Francs ne fut que de vingt-trois personnes 904. Renaud rentre en grâce, par cet exploit, auprès de Charlemagne; mais il lui reste un voyage à faire, et malgré tout ce que l'empereur emploie pour le retenir, sa belle Juive et lui vont chercher la montagne au haut de laquelle habite la Vertu 905. Le pays où elle est située est la Grèce, et cette montagne n'est autre que le Parnasse 906. Les deux amants y gravissent ensemble, et après avoir traversé le séjour harmonieux d'Apollon et des Muses dont ils entendent les concerts, ils arrivent sur le sommet, au temple que la Vertu habite. Ce temple est rempli de siéges, brillants d'or et de pierreries, placés à différents degrés d'élévation, et plus ou moins près du trône de la déesse 907. Les deux siéges qui en sont le plus voisins sont vides. Sur les autres, ou vides ou occupés par des personnages vénérables, on voit inscrits les noms de ceux qui les remplissent ou qui doivent un jour les remplir. Dans les premiers, sont assis tous les anciens sages, les philosophes, les héros, les femmes célèbres par leurs vertus, les poëtes. Sur les siéges destinés à ces derniers, mais encore vacants, on lit d'abord les noms de Dante, de Pétrarque et de Boccace; puis un grand nombre de noms plus ou moins illustres dans la poésie et dans les lettres aux quatorzième et quinzième siècles, ensuite une seconde liste de noms fameux dans la seizième. L'auteur y fait entrer ceux de ses plus illustres contemporains et de ses meilleurs amis. Il croit même que Renaud y a lu le nom de Lodovici, qui est le sien 908. La déesse trace tout à coup sur les deux siéges qui étaient le plus près d'elle les deux noms qui y manquaient encore; et ce sont toujours ceux du doge Gritti et de cette grande et belle dame, pour qui l'auteur se consume inutilement depuis dix années. Nouveaux éloges et de Gritti et de la dame. Renaud descend enfin de la montagne, l'ame remplie des grandes leçons qu'il a reçues: il s'embarque, prend le chemin de France, et trouve en mer, non la flotte, mais l'immense vaisseau impérial, orné de tous les attributs du triomphe, que Charlemagne, après avoir conquis Jérusalem et toute la Terre-Sainte, avait fait construire pour revenir, avec ses paladins, dans ses états. Renaud est reçu à bord avec la plus grande joie; et Charles arrive enfin triomphant en Provence, non sans avoir encore remporté, avec son seul vaisseau, sur la grande flotte des infidèles, une brillante victoire.

Note 904: (retour)

Moriro alhor di men d'un millione

Quaranta quattro millia Sarracini;

E'n quei di Francia venti tre personne.

(C. LXVII.)

Roland seul avait tué de sa main quatre-vingt mille quarante-huit hommes et six géants; les autres paladins autant à proportion.

Note 905: (retour) Il est singulier que l'auteur, qui en général est fort grave, ait gardé pour ce moment la rencontre de deux pélerins et de Rosanella leur maîtresse à frais communs, qui s'arrêtent la nuit dans un ermitage, où frère Antenor fait avec Rosanella ce que font en pareil cas tous les moines du Décaméron, et qu'il ait conté cette aventure plus librement que Boccace lui-même (c. LXXII et LXXIII). Un peu plus loin, Renaud et sa compagne trouvent dans les bois un homme nu, qui a quatre grandes cornes, et qui va se cachant et pleurant à chaudes larmes. Ils apprennent de lui qu'il avait cru posséder la jeune femme la plus vertueuse et la plus chaste; pour preuve de sa confiance, il avait conjuré le ciel de manifester par des signes visibles si elle lui était fidèle ou si elle ne l'était pas; et aussitôt ce quadruple ornement s'était montré sur sa tête. Renaud, d'un seul coup de son épée Frusberte, lui abat cette incommode parure, veut l'engager à se consoler et à quitter les bois; mais le sauvage y veut rester, et continue de se désoler, quoique Renaud lui assure que ce qui lui est arrivé arrive à tout le monde, et que tout le monde s'en fait un jeu:

C'haver le corna in testa adesso è un gioco.

(C. LXXXVII.)

On ne conçoit pas comment le poëte a réservé ces deux traits d'un moine libertin et de deux paires de cornes, pour les placer entre la conquête de la Terre-Sainte et le voyage au temple de la Vertu.

Note 906: (retour) C. LXXX et suiv.

Il est trop aisé de sentir les vices d'une pareille fable, interrompue à tout moment par les expéditions de Charlemagne et par les digressions de l'auteur. Les visions allégoriques de Renaud, amenées et présentées sans art et sans vraisemblance, ont néanmoins un but philosophique très-remarquable et qui peut-être les ferait lire, s'il ne manquait au poëme entier ce qui seul fait lire les ouvrages, le style. C'est un défaut commun au plus grand nombre des poëmes de cette époque et de ce genre. La tentative que fit Lodovici d'employer la terza rima, dans l'épopée ne réussit pas; et personne n'osa la renouveler après lui.

Les noms de Charlemagne, de Roland et de Renaud ne décorèrent pas seuls les titres de ces poëmes: Roger fut le sujet de quatre ou cinq, dans lesquels des poëtes peu connus célébrèrent ses exploits 909, ses regrets 910, sa mort 911, sa vengeance 912, et même Ruggieretto son fils 913.

Note 909: (retour) Di Ruggiero, canti IV di battaglia, par un certain Bartolommeo Horiuolo, Venezia, 1543, in-4º.
Note 910: (retour) Il pianto di Ruggiero, di Tommaso Costo, da lui medesimo correcto, ampliato, etc., Napoli, 1582, in-4º.
Note 911: (retour) La morte di Ruggiero continuata alla meteria dell'Ariosto, di Giamb. Pescatore, canti XXX, Vinegia, 1549, petit in-4º, 1551, 1557, in-8º.
Note 912: (retour) Le vendetta di Ruggiero continuata alla materia dell'Ariosto, di Giamb. Pescatore, canti XXV, Vinegia 1556, in-4º. On a encore sur ce sujet, outre l'Angelica innamorata dont nous avons parlé ci-dessus, la continuazione di Orlando furioso colla morte di Ruggiero, di Sigismondo Paoluccio delle il Filogenio, Venezia, 1543, in-4º. canti LXIII.
Note 913: (retour) Ruggieretto figliuolo di Ruggiero, re di Bulgaria con ogni riuscimento di tutte le magnanime sue imprese, etc., per M. Panfilo de' Rinaldi da Siruolo, Anconitano, Vinegia, 1555, in-4º., canti XLVI.

D'autres chantèrent les amours de Marfise, sa sœur 914, et ses bizarreries 915; elle fut aussi chantée par cet effronté de Pierre Aretin, dont l'esprit inconstant se portait sur tous les genres et ne réussit véritablement que dans celui qui l'a rendu le chef des écrivains sans retenue et sans pudeur: il entreprit un poëme de Marfise 916, et n'alla pas plus loin que le second chant: il en entreprit un autre des larmes d'Angélique 917, et son essor poétique s'arrêta de même au second pas. Une Bradamante jalouse 918 ne put aller au-delà de cinq chants; un Richardet amoureux resta imparfait au quatrième 919. Astolphe parut aussi deux fois dans le monde poétique, sous deux titres différents 920. On y vit paraître un Artemidoro, fils prétendu de Charlemagne 921, et un Argentino, qui, dans trois différentes parties, ne comprend pas moins que la délivrance de la Terre-Sainte, de Trébisonde, de Paris et de Rome 922. On vit enfin un Belisard, frère de Roland 923; et pour finir cette liste par le nom du paladin, principal acteur dans tous ces poëmes chevaleresques, la vie et la mort de Saint-Roland furent la matière d'un poëme 924 qui promet de l'édification, mais où l'on ne trouve que de l'ennui.

Note 914: (retour) Amor di Marfisa del Danese Cataneo, Venezia, 1561, in-4º. Ce poëme n'est qu'en vingt-quatre chants; il en avait quarante, mais l'auteur, qui était Vénitien, s'étant trouvé à Rome lorsqu'elle fut saccagée par l'armée du connétable de Bourbon, y perdit les seize autres chants. Il mourut à Padoue en 1573. Le Tasse a fait l'éloge du poëme de Cataneo dans l'Avis aux lecteurs qui précède son Rinaldo; il le loue surtout d'avoir observé les préceptes d'Aristote. (Voyez Opere di T. Tasso, Florence, 6 vol. in-fol., 1724, t. II.) Maïs, comme l'observe le Quadrio (t. VI, p. 575), peut-être le Tasse, dans un âge plus mûr, en eût-il jugé autrement.
Note 915: (retour) Voyez ci-dessus, p. 552, note 2.
Note 913: (retour) Due primi canti di Marfisa del divino Pietro Aretino, in-4º., sans date.
Note 917: (retour) Delle lagrime d'Angelica di M. Pietro Aretino, due primi canti, 1538, in 8º. Ces deux essais de poëmes ont été réimprimés ensemble, et ensuite réunis à un autre petit poëme du même auteur, intitulé la Sirena, en soixante octaves, à Venise, 1630, in-24.
Note 918: (retour) Bradamante gelosa, di M. Seconda Tarentino, première édition inconnue; la deuxième corrigée et ornée de figures, Venise, 1619, in-8º.
Note 919: (retour) Quattro canti di Ricciardetto innamorato, di M. Giovan Pietro Civeri, colle figure di messer Cipriano Fortebraccio, Venezia, 1595, in-8º.; Piacenza, 1602, in-8º.
Note 920: (retour) Astolfo borioso di Marco Guazzo, Mantovano, Venezia, 1523, in-4º.; tutto riformato ed accresciuto dall' autore, Venezia, 1532, in-4º.--Astolfo innamorato di Antonio Legname, Padovano, libro d'arme e d'amore, Vinegia, 1532; canti XI, in-4º.
Note 921: (retour) Artemidoro di Mario Teluccini soprannomia ato il Bernia, dove si contengono le prodezze degli antipodi, Venezia, 1566, in-4º., canti XLIII.
Note 922: (retour) Libro nuovo di battaglie, chiamato Argentino nel quale si tratta della liberazione di Terra-Santa, etc., di Michele Bonsignori Perugino. Peruzia, 1521, in-4º.
Note 923: (retour) Belisardo fratello del conte Orlando, dal strenuo milite Marco di Guazzi, Mantovano, Venezia, 1525, 1533 et 1534, in-4º., divisé en trois livres, contenant vingt-neuf chants, et laissé imparfait par l'auteur. Il avait donné auparavant l'Astolfo boioso, voyez page précédente, note 3; il était né à Padoue, mais d'une famille originaire de Mantoue, et prit dans tous ses ouvrages le titre de Mantavano. Il s'y nomme tantôt di Guazzi, et tantôt simplement Guazzo.
Note 924: (retour) Di Orlando santo, vita e morte con venti mila cristiani uccisi in Roncisvalle, cavata dal Catalogo de' santi, di Giulio Cornelio Gratiano, libri (cioè canti) VIII, Trivigi, 1597, in-12; Venezia, 1639, in-12.

Dans la généalogie fabuleuse de Charlemagne, on a vu que Beuve d'Antone descendait de Constantin au même degré que Pepin, père de Charles 925. Beuve eut trois fils, dont le second fut Sinibalde; et l'un des descendants de ce Sinibalde fut un certain Guérin de Durazzo, prince de Tarente, surnommé il Meschino (le malheureux ou le misérable), soit à cause des aventures de sa jeunesse, soit parce que Fioravante, l'un de ses aïeux, avait porté le même surnom. Ce Guérin fut le héros d'un ancien roman, soit français très-anciennement traduit en italien, soit italien traduit en très-vieux français. Le succès qu'il avait eu en prose italienne, où il avait été réimprimé plusieurs fois, engagea Tullie d'Aragon, femme poëte, alors très-célèbre, à le mettre en vers 926. J'ai dit précédemment ce qui m'a paru de plus vraisemblable sur le roman, où l'on a prétendu que le Dante avait pu prendre en partie l'idée de son Enfer 927; j'ajouterai ici quelque chose sur le poëme et sur son auteur; et c'est par-là que je terminerai cette longue série de poëmes relatifs à Charlemagne, à ses paladins, à leurs familles, et aux Sarrazins ses ennemis.

Note 925: (retour) Voyez ci-dessus, p. 167.
Note 926: (retour) Elle assure dans son Avis aux lecteurs qu'elle l'a versifié d'après un livre écrit en langue espagnole; mais il serait singulier qu'elle ne connût que cette traduction, tandis que le roman italien, imprimé dès 1473, réimprimé trois fois avant la fin du quinzième siècle, et plusieurs fois encore dans le seizième, devait être moins rare en Italie qu'une traduction espagnole.
Note 927: (retour) Voyez t. II de cette Hist. littér., p. 24, 25 et 26.

Tullie d'Aragon porta toute sa vie avec orgueil ce nom illustre, quoiqu'il lui rappelât une naissance illégitime, dont on ne croirait pas que l'orgueil pût tirer parti. La fille naturelle d'un archevêque, d'un cardinal avait sans doute des préjugés contre elle dans le monde, mais ce cardinal était d'une maison qui avait régné à Naples, qui régnait encore en Espagne, et dès-lors d'autres préjugés combattaient et faisaient taire les premiers. Le cardinal Tagliavia d'Aragon, archevêque de Palerme, père de Tullie 928, lui assura deux grands biens, une éducation très-cultivée et une fortune indépendante. La nature avait plus fait encore en lui donnant tout ce que l'esprit, la grâce et la beauté réunis ont d'attrait et de puissance. Elle paraissait toujours avec un éclat de parure qui relevait encore ses dons naturels; sa voix, son chant, son entretien, ses poésies achevaient le charme; et l'historien le plus sage 929 ne nie pas que si cette fille de l'amour en alluma souvent la flamme dans les autres, il n'y ait eu, pour son propre compte, quelque chose à lui reprocher. A Rome, où elle habita plusieurs années, elle tenait une espèce de cour; on y voyait des littérateurs, des poëtes, des prélats, des cardinaux; et ses galanteries furent si publiques, qu'à son départ pour Bologne, le mordant Pasquin lança contre elle les traits les plus piquants 930. Son ami le plus intime et le plus favorisé paraît avoir été le poëte Muzio, dont nous aurons plus d'une occasion de parler. A Bologne, à Ferrare, à Venise, sa vie fut à peu près la même 931; l'âge l'avertit enfin d'en changer. Elle se retira de bonne grâce, alla se fixer à Florence, sous la protection de la duchesse Éléonore de Tolède, femme de Cosme Ier., qui n'était encore que duc de Florence. Elle y vécut avec dignité, atteignit la vieillesse, et pour dernière faveur de la fortune, fut dispensée par la mort du malheur de la décrépitude.

Note 928: (retour) Sa mère, que le cardinal connut à Rome, était une jolie femme de Ferrare, qu'on ne connaît que sous le nom de Giulia.
Note 929: (retour) Tiraboschi, t. VII, part. III, p. 45, dit en parlant d'elle: Questa celebre rimatrice che fu frutto d'amore e ne accese, non senza qualche sua taccia, le fiamme in molti.
Note 930: (retour) Dans un capitolo satyrique, intitulé; Pasione d'amor di maestro Pasquino per la partita della signora Tullia, e martello grande delle pavere cartigiane di Roma con le allegrezze delle Bolognese. (Tirab., ub. sup.)
Note 931: (retour) Nous verrons bientôt (chap. XII) des preuves de la manière dont elle vécut à Venise.

Ses Rime ou poésies diverses 932 lui donnent un rang parmi les lyriques italiens de ce siècle. Elle n'a écrit en prose qu'un dialogue sur l'amour 933, où elle examine très-sérieusement avec deux philosophes de ses amis 934, si l'amour et l'action d'aimer sont ou ne sont pas la même chose; si l'amour doit ou ne doit pas avoir un terme ou une fin, et autres questions pareilles. Ce fut depuis sa réforme qu'elle écrivit son poëme, dont le héros est un modèle de piété autant que de courage, et n'est pas moins bon chrétien que brave guerrier 935. Elle souffrait de voir que tous les livres qui servaient à l'amusement des femmes fussent remplis de choses lascives et déshonnêtes 936. Boccace surtout lui donnait un terrible scandale; elle lui reprochait sévèrement de n'avoir épargné l'honneur ni des femmes mariées, ni des veuves, ni des religieuses, ni des vierges vivant dans le monde, ni enfin quelque honneur que ce soit 937. Elle reprochait de même à tous les poëmes romanesques, depuis le Morgante jusqu'au Roland furieux, de contenir de ces détails si licencieux et si lascifs que non-seulement les religieuses, les demoiselles, les veuves, les femmes mariées, mais les filles publiques mêmes prenaient bien garde que l'on ne vit ces poëmes dans leurs maisons; «car ce n'est pas chose nouvelle, ajoute la bonne Tullie, de voir qu'il arrive à une femme, soit par nécessité, soit par quelque autre mésaventure, de faire folie de son corps 938, et qu'il ne lui convienne peut-être pas plus qu'aux autres femmes d'être malhonnête et dissolue dans son langage et dans le reste de sa conduite.» Elle se mit donc à chercher quelque histoire honnête et récréative qu'elle pût mettre en vers et qui ne procurât aux personnes de son sexe que d'innocents plaisirs. Elle s'arrêta enfin à celle de Guérin Durazzo, histoire toute chaste, toute pure, toute chrétienne, que la vierge la plus intacte peut lire sans scrupule et sans danger.

Note 932: (retour) Venise, 1547, in-8º., réimprimées plusieurs fois.
Note 933: (retour) Dialogo dell' infinita d'amore, Venise, 1547, in-8º.
Note 934: (retour) L'un est le célèbre Benedetto Varchi, l'autre Lactance Benucci, beaucoup moins connu.
Note 935: (retour) Il Meschino altramente detto il Guerrino fatto in ottava rima dalla signora Tullia d'Aragona, etc., Venetia, 1560, in-4º.
Note 936: (retour) C'est elle-même qui le dit dans l'Avis aux lecteurs qui précède son poëme.
Note 937: (retour) Non perdonando ad onor di donne maritate, non di vedove, non di monache, non di vergini secolari, non di commari, non di compari, non d'amici fra loro, non di preti, non di frati, e finalmente non di prelati, ne di Cristo et di Dio stesso, etc. (Loc. cit.)
Note 938: (retour) Vieille expression proverbiale qui me paraît rendre le mieux celle dont Tullie se sert ici: Non essendo però cosa nuova che ad una donna per necessità, o per altra malaventura sua, sia avenuto di cader in errore del corpo suo, e tutta via si disconvenga, non men forse a lei che all'altre, l'esser disonesta e sconcia nel parlare e nell'altre case. (Ibid.)

En effet, cet intrépide chevalier qui ignore sa naissance, qui va partout cherchant son père, se recommandant à Dieu, redressant les torts, replaçant les rois sur leurs trônes, pourfendant les géants et les oppresseurs, arrivant, comme Énée, chez la Sibylle de Cumes, apprenant d'elle, et de quel sang il est né, et ce qu'il doit faire pour pénétrer jusqu'au centre de la terre, par le puits de St.-Patrice; allant en Irlande chercher ce puits, y descendant instruit par de bons ermites à conjurer par le nom de Jésus tous les dangers qui vont le menacer, toutes les diableries dont il va être témoin, se faisant, dans toutes ces longues épreuves, un rempart de ce nom et du signe révéré des chrétiens, n'a rien qui puisse effaroucher la pudeur. Et pourtant une de ces épreuves se sent beaucoup trop encore des anciens penchants de Tullie; c'est celle que l'antique Sibylle lui fait subir dans sa demeure souterraine. Elle s'y est conservée toute jeune et toute fraîche, au moyen d'un changement de peau qu'elle éprouve toutes les semaines, lorsqu'elle est transformée en couleuvre, car l'imagination moderne du vieux romancier n'a pas manqué de faire de cette Sibylle une fée. Elle reçoit donc le chevalier comme l'aurait reçu Alcine. Le soir enfin, après un souper délicat et splendide, voulant prendre sa revanche d'une première tentative qui lui avait mal réussi, elle conduit Guérin dans une chambre éclairée par deux grosses escarboucles; elle le fait mettre au lit, s'y met sans façon près de lui, et nul détail n'est épargné pour nous faire comprendre à quel péril le Meschino était exposé, s'il n'eût employé la recette du saint nom, qui le tire de tous les mauvais pas 939.

Note 939: (retour)

Fe por nel letto il cavaliero intanto,

Ed ella ignuda gli si pose a canto.

Se sarai buon guerrier, se sarai forte,

Contr' a i colpi mortali, or fia mestiero

Guerrin, se vuoi scampar l'eterna morte.


Eccoti le belleze accanto scorte,

Rimira il viso bello e non altiero.

La luce quel bel petto ti dimostra

Dove di pari amor con gli occhi giostra,

Ecco le svelte e pure braccia, dove

Vena non macchia il terso avario puro;

Nessuna delle tonde peppe move

Ordin dal luogo suo; come si duro

Quivi ti tien? etc. . . . . . . . .

Ella, ch' a gli occhi il debita tributo

Che'l piacer sia d'apresso conosciuto,

Accosta il petto del Meschino al seno,

E comincia il carnal dolce saluto.

Il cavalier si strugge e si vien meno,

Com' à uno a chi bevanda avelanata

In una sete estrema gli sia data.

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Tornagli a mente il dir di quei romiti

E disse al fin, per no restar cattivo:

Tu via e veritade e somma vita,

Tu Cristo Nazareno, ora m'aita.

Tre volte nel suo cor tacito disse

Queste di sacro pien sante parole

Ch' ebbero forza far ch' ella partisse,

Del letto, se ben vuole ò se non vuole, etc.

(C. XXV.)

Je dois ajouter, en conscience, que les plus vifs de ces détails ne sont point dans le vieux roman italien en prose 940, et ne sont dus qu'à la muse dévote qui s'était emparée de ce sujet, tant les premières habitudes ont d'empire! Au reste ce chant comme tous les autres, commence par une prière ou invocation adressée au Très-Haut, et ensuite à la Sainte-Trinité, pour qu'ils soient toujours en aide au bon chevalier. Tous ces débuts de chants sont des prières à peu près semblables. Enfin, à ce seul endroit près, que l'on peut passer si l'on veut, comme on est averti dans l'Arioste de passer la Nouvelle de Joconde, tout respire dans ce poëme l'édification la plus parfaite. Si l'on en excepte ce seul chant, ni femme, ni veuve, ni vierge ne se durent croire obligées de cacher un si chaste ouvrage. Mais éprouvèrent-elles le même attrait à le lire; et ce dangereux Orlando ne se glissa-t-il pas souvent sous le pupître, sur lequel l'édifiant Meschino était ouvert?

Note 940: (retour) Voyez le chap. CXLVI de la première édition, 1473, in-fol. Come la Sibilla molto instava Guerrino di Luxuria, etc.



NOTES AJOUTÉES.

Addition à la note[298].--Ce titre de Lancelot de la Charrette, donné par Chrestien de Troyes à l'un de ses romans, n'est fondé, ni, comme quelques auteurs l'avaient avancé, sur ce que la mère de Lancelot était accouchée de lui dans une charrette, ni, comme l'a plus récemment écrit M. Chénier, parce que la méchante fée Morgane enferma plusieurs fois Lancelot dans le château de la Charrette. Ce n'est pas non plus, comme il l'a cru, la seconde partie seulement, ajoutée par Godefroy de Ligny, qui porte ce titre, c'est le roman tout entier commencé par Chrestien, et fini par ce continuateur; et l'auteur lui donne ce titre à cause du grand rôle qu'une charrette y joue. Lancelot, qui cherche de tous côtés la reine Genèvre, est engagé par un méchant nain à monter, pour la joindre plus vite, dans une charrette qu'il conduit. Or cette voiture était alors celle où l'on ne plaçait que les criminels condamnés à mort pour des crimes honteux.

De ce servoit charrette lors

Dont li piloris servent ors;

Et en chascune boene vile

Ou ors en a plus de trois mile,

N'en avoit à cel tens que une

Et cele estoit à ces comune.

. . . . . . . . . . . . . . . . .

Qui a forfeit estoit repris

S'estoit sur la charrette mis

Et menez par totes les rues;

S'avoit totes honors perdues,

Ne puiz n'estoit à Cort oïz

Ne énorez, ne conjoïz 941.

Note 941: (retour) Manuscrit de la Bibl. imp., fonds de Cangé, Nº. 78.

Lancelot, qui a été vu dans cet équipage, fait long-temps les exploits les plus étonnants, sans pouvoir effacer le mauvais effet que la vue de sa voiture a produit; ce qui fait naître, l'un après l'autre, plusieurs incidents singuliers. Dans le grand roman de Lancelot-du-Lac, ce héros est en effet détenu par la fée Morgane au château de la Charrette; mais le romancier ne dit pas l'origine de ce nom; rien n'annonce dans ce château ce qui le lui a fait donner, et il n'y a aucune liaison entre cet épisode et le roman commencé par Chrestien de Troyes. Dans son discours sur les anciens romans français, imprimé en 1809 (Mercure du 14 octobre), M. Chénier, dont la perte prématurée a été si douloureuse pour tous ceux qui préfèrent la gloire littéraire de la France à un sot esprit de parti, a fort bien démêlé quelques erreurs des écrivains qui ont traité avant lui cette matière; mais il est lui-même tombé dans quelques autres. Il ne croit point que les romans en prose aient précédé nos vieux romans en vers; il fait deux poëtes de Huistace, auteur du Brut, et de Gasse auteur du Rou, quoique maître Gasse, Vace, Vistace, Huistace, et comme quelques-uns l'ont appelé, Eustace ou Eustache, ne soient très-probablement que le même poëte. Au contraire, il veut que Chrestien de Troyes soit le même que Manessier ou Menessier, et il affirme que ce dernier nom est le véritable (erreur, au reste, qu'il partage avec la plupart de nos historiographes et biographes littéraires), tandis que Manessier ne fut que le second continuateur du roman de Perceval le Gallois, que Gaultier de Denet continua le premier après Chrestien; il fait vivre sous Léon X le Bojardo, qui était mort avant la fin du quinzième siècle, etc. Ces inexactitudes et quelques autres semblables n'empêchent pas qu'il ne soit infiniment à regretter que M. Chénier n'ait pas achevé l'ouvrage dont ce Discours fait partie. En revoyant son travail, il les eût facilement reconnues et corrigées, et nous aurions sur l'histoire de notre littérature un bon ouvrage qui nous manque, et que personne n'est en état de faire aussi bien que lui.

Page 160, ligne 10.--«Il est certain que le succès de cette dernière fiction (Artus et sa Table ronde) avait précédé de plus d'un siècle, même en France, celui de l'autre (Charlemagne et ses pairs.)»--Cependant, si l'on en croit M. de Caylus 942, la fable de Charlemagne avait non-seulement précédé la fable d'Artus, mais lui avait servi de modèle. Les Anglais ne voulurent pas nous céder en fictions héroïques; ils opposèrent un de leurs héros au nôtre, et une chevalerie britannique à notre chevalerie. Les choses allèrent même plus loin. Les Français prétendaient descendre de Francus et d'Hector; les Anglais voulurent descendre de Brutus, fils d'Ascagne et petit-fils d'Énée. L'histoire prétendue de Geoffroy de Monmouth consacra cette filiation. A l'égard de l'antiquité, les choses devenaient donc égales entre eux et nous; et le choix qu'ils firent d'Artus pour leur héros dans le moyen âge, leur donnait sur nous l'avantage d'environ deux siècles d'antériorité; en sorte, comme le dit M. de Caylus 943, que le règne de Charlemagne devenait une copie du sien.

Note 942: (retour) Academ. des Inscr., t. XXIII, Histoire, p. 239.

Les rapports entre Charlemagne et Artus sont sensibles, et en accordant, avec M. de Caylus, la priorité aux fables qui portent le nom de Turpin, l'imitation dans les autres est mal voilée. «Artus et Charlemagne, dit-il, ont chacun un neveu très-brave, qu'ils ont aimé uniquement; Roland et Gauvain ont joué le même rôle. Personne n'ignore la quantité de guerres que Charlemagne eut à soutenir; Artus, aussi grand guerroyeur, en a soutenu douze. Ils ont tous deux combattu les païens; tous deux ont eu affaire aux Saxons; tous deux ont fait grand nombre de voyages; la générosité à donner le butin à leurs capitaines est la même dans l'un et dans l'autre. Charlemagne était sobre, sa table était frugale; il n'y admettait ses amis et les grands de son royaume qu'aux jours de fêtes solennelles. Artus a tenu exactement la même conduite. Les douze pairs de l'un répondent aux douze chevaliers de la Table ronde de l'autre....» S'il n'est parlé des douze pairs dans notre histoire que long-temps après Charlemagne, l'établissement de la Table ronde ne se trouve nulle part; l'auteur du Brut convient lui-même que toute cette histoire est pleine de fables 944; il dit aussi que ce qu'on rapporte du roi Artus n'est ni tout-à-fait vrai, ni tout-à-fait faux 945, mais qu'on a fait beaucoup de contes auxquels son courage et ses grandes qualités ont donné lieu, etc. «Il est donc très-vraisemblable, conclut M. de Caylus, que toute l'histoire d'Artus s'est formée sur celle de Charlemagne; que le règne de ce dernier prince a été la source de toutes les idées romanesques qui ont germé dans les siècles suivants; et qu'avant les romans qui nous restent, il y en avait de plus abrégés qui ont servi de canevas à tant d'imaginations bizarres 946

Note 944: (retour)

Fist Artus la réonde table

Dont Bretons dient mainte fable.

Note 945: (retour)

Ne tot mensonge ne tot voir,

Ne tot folie ne tot savoir.

Note 946: (retour) Ub. supr., p. 243.

Cela est très-bien s'il ne s'agit de décider qu'entre la Chronique de Turpin et celle de Geoffroy de Montmouth; mais si Thélésin et Melkin ont existé dès le sixième siècle; si l'un, contemporain d'Artus, a fait un livre des exploits de ce roi 947; si l'autre a écrit peu de temps après sur Artus et sa Table ronde 948, l'imitation restant sensible, c'est nous, et non plus les Anglais qui sommes les imitateurs. Il resterait à examiner si ces deux auteurs, dont deux bibliographes ont parlé, mais dont M. Warton, dernier historien de la poésie anglaise, ne parle pas 949, ont en effet existé, et s'ils ont écrit les histoires qu'on leur attribue, mais dont il n'existe aucune édition, et dont on ne cite aucun manuscrit: c'est une question que je crois n'avoir point été encore examinée, et que je renvoie, comme digne de l'être, aux archéologues britanniques.

Note 947: (retour) Acta regis Arthuri, l. I. Voyez ci-dessus, p. 123, note 1.
Note 948: (retour) De regis Arthuri mensâ rotundâ, l. I. Ibid., note 2.
Note 949: (retour) Il ne parle du moins de Thélésin que comme d'un barde, et ne dit mot de Melkin. Voyez ci-dessus, p. 132, note 1.

Page 342, ligne 1.--«Il (le Bojardo) était certainement poëte par l'imagination; mais on risque peu de se tromper en disant qu'il l'était beaucoup moins par le style.»--La preuve en est dans la réforme que le poëme entier a subie, et qui rend très-difficile, en Italie même, à plus forte raison en France, de se le procurer dans l'état où le Bojardo l'avait laissé. Après quatre ou cinq éditions du texte seul, après les deux ou trois qui avaient paru avec la continuation d'Agostini, le Domenichi en voulut donner une qui fût purgée de tous les défauts que l'auteur y eût corrigés lui-même, si la mort ne l'eût prévenu, et de ceux que l'état de corruption où la langue était retombée de son temps, ne lui avait pas permis d'apercevoir. Son édition a pour titre: Orlando innamorato del sig. Matteo Maria Bojardo, conte di Scandiano, insieme co i tre libri di Niccolo degli Agostini, nuovamente riformato per M. Lodovico Domenichi, etc., Vinegia, appresso Girolamo Scotto, 1745, in-4º. Il dit dans sa dédicace, adressée à Giberto Pio di Sassuolo: «V. S. illma. havrà da me l'Orlando innamorato del Bojardo..... e l'havrà riformato in meglio in quei luoghi, dove l'autore prevenuto dalla morte e impedito dalla rozzezza del suo tempo, nel quale questa lingua italiana desiderava la pulitezza de i nostri giorni, non gli puote dar quello ornamento, ch' era dell' animo suo.» Cette édition est celle dont j'ai tiré les citations répandues dans les notes de ce chapitre VI. J'ai pensé qu'étant plus rapprochées du style moderne, elles conviendraient à plus de lecteurs. J'avais cependant sous les yeux la dernière édition antérieure à la réformation du Domenichi, Vinegia, 1539, in-4º.; et, pour satisfaire ceux qui peuvent être curieux de ces détails, je finirai ce qui regarde l'Orlando innamorato, en rapprochant ici les trois premières stances originales du Bojardo de celles de son réformateur.

STANCES ORIGINALES.

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