Histoire littéraire d'Italie (4/9)
Le début du vingt-quatrième chant est le plus remarquable. «L'astre des saisons avait ramené le printemps; Mars, voyant la campagne ornée de fleurs, avait abandonné la Thrace, lorsque j'appris que la fureur gallicane, dont Rome garde encore la mémoire, recommençait ses ravages. Je pris ma lyre, pour ne point paraître au milieu des autres poëtes comme une pierre insensible. Mais reconnaissant que dans les affaires modernes on ne peut contenter tout le monde, que souvent un homme loue et l'autre blâme des fruits cueillis au même arbre; voyant naître parmi nous des rivalités publiques et secrètes, qui causent tant de dommages, d'inimitiés, de querelles et de malheurs, je ne parlerai plus que de tel qui, Dieu le sait, peut-être n'exista jamais 453.»
Ceci a rapport à l'expédition de Charles VIII en Italie. On voit qu'à l'approche des Français, les poëtes italiens décochèrent contre eux les traits impuissants de la satyre, et que notre poëte prit part à ce mouvement. Mais les succès de nos armes et la fureur des partis qui ne tarda pas d'éclater, l'obligèrent à faire retraite; il revint à son poëme; et, dans la crainte des véritables héros, il se remit à en célébrer d'imaginaires. C'était le parti le plus sage assurément; mais il ne s'en tint pas là: il voulut chanter le vainqueur de sa patrie; et le sort des armes ayant changé peu de temps après, il fallut, par une seconde palinodie, tâcher d'effacer la première. On le suit, presque chant par chant, dans ces vicissitudes embarrassantes; et l'on ne peut s'empêcher de reconnaître dans les divers degrés de son infortune, les suites de sa faiblesse et de sa versatilité.
Mais on reconnaît aussi le poëte dans la manière dont il les exprime. Tantôt il invoque l'étoile polaire, pour qu'elle vienne guider son frêle vaisseau, assailli par la tempête et poussé par l'impétuosité des vents, dans des régions où ne brille aucune étoile 454; tantôt il s'adresse à Persée; il lui dit de remonter sur son cheval, et de faire jaillir une autre fontaine. Celle de l'ancien Parnasse ne suffit plus; et ce n'est plus assez des neufs sœurs; il lui faut une source plus profonde et des Muses plus ingénieuses et plus vives, pour célébrer un nouveau Charles, qui a fait, en si peu de temps, de si grandes choses, que si la fin répond au commencement, il effacera la gloire de César, de Pompée, de Fabius et de Scipion 455.
Cette galanterie est adressée à Charles VIII; mais dès le chant suivant, ce n'est plus que le brouillard gallican qui est descendu des montagnes, et qui a couvert de sa maligne influence toutes les plaines où le Tésin, le Tanaro, l'Adda et la Trébie, montrent leurs eaux teintes de sang. On lui dit cependant toujours qu'il faut qu'il chante les armes, les amours, les choses les plus agréables et les plus douces; mais le temps est si contraire au chant, que chacun de ses vers se résout en larmes 456. L'hiver survient, et lui rend son entreprise encore plus difficile à suivre 457. Il la suit cependant avec courage. Enfin, le printemps vient lui rendre le génie et la voix 458; mais la guerre arrive encore avec le printemps: il faut qu'il chante au bruit des armes 459. Ses malheurs deviennent plus insupportables; il est abandonné des Muses 460, des hommes et du ciel. La pauvreté d'un côté; de l'autre, les fureurs de la guerre l'enlèvent tellement à lui-même, que souvent il compose, il écrit, sans savoir s'il est mort ou vivant 461. Mais enfin il avance dans son ouvrage; il le termine, et n'invoque plus au dernier chant que le secours des Muses 462.
Il eut à peine le temps de l'achever. La mort le surprit avant qu'il pût corriger son poëme et y mettre la dernière main 463. Ce fut un de ses parents qui le publia quelque temps après; et ce qui est très-remarquable quand on a vu de quelle espèce d'ornements la fable du Mambriano est souvent embellie, il le dédia au cardinal Hippolyte d'Este, à ce même prélat pour qui l'Arioste composait alors son beau poëme, et qui, si l'on en croit un mot trop fameux 464, le jugea si sévèrement et si mal. L'éditeur affirme que l'intention de son malheureux parent était de changer tout le début de son premier chant, et de le consacrer à son Éminence dans des stances qu'il y comptait ajouter. Ce qu'il dit des bontés que le cardinal avait eues pour l'auteur, dans les derniers temps de sa vie, prouve que l'Aveugle de Ferrare, mécontent des Gonzague, s'était attaché à la maison d'Este, et plus particulièrement au cardinal Hippolyte; mais en cela, comme en tout le reste, il paraît que le changement ne put vaincre sa mauvaise fortune, et que Ferrare sa patrie ne lui fut pas plus favorable que Mantoue.
CHAPITRE VI.
Fin des Poëmes romanesques qui précédèrent celui de l'Arioste; Orlando innamorato du Bojardo; analyse de ce poëme.
Ce fut dans une position bien différente de celle où était réduit l'Aveugle de Ferrare, que fut conçu dans le même pays le dernier poëme qui précéda celui de l'Arioste. Le comte Matteo Maria Bojardo, porté par sa naissance et par la faveur des ducs de Ferrare aux premiers emplois militaires 465, mêlant les travaux littéraires au métier des armes, les heureux dons du génie à ceux de la fortune, et doué d'une imagination qui ne fut jamais glacée par la pauvreté ni resserrée par le malheur, était autrement placé que l'infortuné Bello, pour donner à l'Italie un poëme où le merveilleux de la féerie fût enfin étalé dans toute sa richesse, et qui montrât complètement exécuté le système du roman épique, seulement ébauché jusqu'alors. Il ne lui manqua pour y réussir que plus de charme dans le style et une plus longue vie.
Le Roland amoureux est un trop long poëme; l'action en est trop vaste et trop compliquée pour que j'en puisse donner ici une analyse suivie. Je me bornerai à observer ce qu'il y avait de nouveau dans le plan de l'auteur et dans sa manière de concevoir l'action et les caractères, les principales inventions dont il enrichit son sujet, le point où il conduisit l'art, et où son heureux successeur le reçut de lui.
Jusqu'alors, la Chronique supposée de Turpin, d'autres histoires fabuleuses de Charlemagne 466, les poésies de quelques Troubadours et quelques vieux romans espagnols et français, tels que celui des quatre fils Aymon, avaient fourni la matière que chaque poëte avait traitée et modifiée, selon son caprice, et d'autant plus à son aise que l'art, jeté à sa renaissance dans une autre route que l'art des anciens, n'avait pour ainsi dire encore ni règles, ni modèles. La France attaquée par les Sarrazins d'Espagne et d'Afrique, l'empereur Charlemagne entouré de ses paladins, mais souvent privé du secours des plus braves par les expéditions lointaines où ils sont entraînés, les rivalités et les trahisons de la maison de Mayence, les enchantements de Maugis, sorcier chrétien, et ceux de quelques fées sarrazines, des armes merveilleuses et enchantées, des géants pourfendus, des tournois, des combats à outrance, des batailles à ne point finir, peu de galanterie, mais des aventures plus que galantes, peu d'invention et d'imagination réelle, mais un mouvement sans repos, une sorte d'agitation dans les événements qui se précipitent les uns sur les autres, une transmigration continuelle des parties du monde les plus éloignées, de Paris à Babylone, et de Jérusalem à Montauban, tels sont à peu près les matériaux et les ressorts employés par ces premiers poëtes.
Les caractères qu'ils mettent en jeu sont assez constamment les mêmes. Charlemagne est faible, crédule, facile à irriter et à fléchir, plus occupé de tenir sa cour que de gouverner son empire; mais retrouvant quelquefois dans les combats son énergie et son courage. Roland est un prodige de force, d'intrépidité, de simplicité, de pureté de mœurs, de piété. Il y a dans ce caractère je ne sais quoi de naïf et d'antique qui intéresse, même dans les ébauches les plus imparfaites; et il est peut-être à regretter que le Bojardo et l'Arioste l'aient altéré, en croyant l'embellir. Renaud aussi brave, moins fort, mais plus agile, enclin aux plaisirs, à l'amour, et aussi peu constant que sage, se bat avec une chaleur égale pour ou contre son empereur, pour sa religion ou pour une femme. Ses frères lui sont subordonnés, et sa sœur n'a encore paru que dans un poëme contemporain du Bojardo, achevé même depuis sa mort 467, et qu'il ne pouvait pas connaître. Astolphe est un jeune efféminé, brave, mais peu robuste, avantageux, fanfaron, ne doutant de rien, ni dans les combats, ni dans ses amours, et toujours prêt à trouver une excuse à ses mauvais succès dans les uns comme dans les autres. Olivier, Oger le Danois et les autres paladins ont des qualités qui se ressemblent: le vieux duc Naismes et l'archevêque Turpin, qui réunit l'épiscopat et la chevalerie, sont les Nestors de l'armée française et les meilleurs conseillers de Charlemagne. Ganes, ou Ganelon de Mayence, est imperturbablement un traître; implacable dans ses haines cachées et dans ses vengeances, fourbe, et par conséquent lâche de caractère, quoique brave comme un autre de sa personne. Ce sont à peu près là les premiers rôles dans le parti des chrétiens; ils sont ainsi tracés dès l'origine, et s'ils forment des oppositions et des contrastes, tels que l'art en exige, ce n'est point un effet de l'art, mais une combinaison fortuite et presque un jeu de la nature.
Dans le parti contraire, il y a moins de variété, Marsile est le plus sage, comme le plus puissant des rois sarrazins d'Espagne. Balugant et Falsiron ses frères, Sacripant, Gradasse, etc., se ressemblent tous par une valeur féroce et une grande force de corps. Ferraoût, que nous nommons Ferragus 468, fils de l'un de ces rois, est le plus jeune et le plus terrible. Quant aux Sarrazins d'Afrique et d'Asie, comme ils sont tous épisodiques, chacun des poëtes en a fait à sa fantaisie, selon les épisodes qu'il a créés; et il n'en est presque aucun qui ait sa physionomie propre et son caractère particulier.
Castelvetro a dit le premier, dans son exposition de la Poétique d'Aristote, que le Bojardo, en créant des rois imaginaires, des Agramants, des Sobrins, des Mandricards, qui n'existèrent jamais, avait emprunté ces noms de ceux de quelques familles de laboureurs de son comté de Scandiano 469. Mazzuchelli l'a répété, en ajoutant les noms de Sacripant et de Gradasse, et nous apprenant de plus, d'après un autre auteur 470, que les mêmes noms existent toujours parmi le peuple de ces contrées. Il ajoute encore une anecdote qui montre dans le Bojardo un poëte plus qu'un seigneur féodal et un chevalier. Chassant un jour dans un bois nommé del Fracasso, à mille pas de Scandiano, il cherchait un nom de caractère pour un des plus redoutables héros de son poëme. Celui de Rodomonte lui vint tout à coup dans l'esprit; il en fut si enchanté qu'il remonta vite à cheval, courut à toute bride vers son château, et fit sonner en arrivant toutes les cloches du village, au grand étonnement de ce peuple qui était loin d'imaginer le motif d'un si grand tapage. 471 Mais ce trait ne détruit-il pas ce qu'on dit de l'emploi fait par le Bojardo des noms de famille de ses paysans; et les noms de Mandricard, de Gradasse et de Sacripant n'auraient-ils point plutôt été pris par ces bonnes gens, en mémoire de leur seigneur et de son poëme?
Le merveilleux de la magie avait enfanté de grands prodiges, créé des armées, des flottes, transporté dans les airs des chevaliers, leurs chevaux, même des forteresses, et fait d'autres fort belles choses; mais il n'avait encore produit rien d'aimable, ni aucune de ces fictions brillantes que le génie des Arabes prodiguait dans leurs romans. Leur féerie, en se combinant avec les inventions du Nord et avec les tristes fantômes qui noircissaient les imaginations occidentales, avait perdu tout son charme et tout son éclat. L'île de la fée Carandine était la seule invention magique de ce genre 472; mais nous devons toujours nous rappeler que le poëme où elle est placée n'était pas encore achevé quand le Bojardo mourut.
Le Morgante était imprimé depuis six ou sept ans; mais il en avait fallu davantage à l'auteur du Roland amoureux pour concevoir et dresser son plan, et pour écrire les soixante-dix-neuf chants qu'il a laissés. Il est vrai qu'avant même d'être imprimé, le Morgante, composé depuis plusieurs années, connu de tout ce qu'il y avait de gens d'esprit à Florence, avait sans doute fait du bruit dans toute l'Italie; et dans ces premiers temps de l'imprimerie, les copies manuscrites des bons ouvrages se multipliaient et se répandaient quelquefois avec autant d'abondance et de rapidité, qu'avant l'invention de cet art; mais, soit que le Bojardo connût ou non ce poëme, il se proposa de suivre une autre route que son auteur. Le Pulci n'avait voulu que rire et faire rire; à l'exception du petit nombre de faits qui ne se prêtaient pas à la plaisanterie, il avait tout envisagé du côté plaisant; l'auteur du Roland amoureux vit plus sérieusement les choses; et ce qu'il y a de très-singulier, c'est que le sujet embrassé par le Pulci, le conduisait nécessairement à un dénoûment tragique, tandis que celui qu'inventa le Bojardo mettait le principal héros dans une position souvent comique, en lui prêtant une faiblesse d'amour, et n'y joignant pas le don de plaire.
Le savant Gravina, si sévère pour le Morgante, montre beaucoup de partialité pour l'Orlando innamorato. Selon lui, le Bojardo se proposa d'imiter les épiques grecs et latins dans ses inventions et dans son style. Il choisit pour héros Roland et les autres paladins, parce que leurs noms et leurs exploits étaient généralement connus; de même qu'Homère et d'autres poëtes prirent pour sujet de leurs inventions le siége de Troie, dont la renommée était répandue dans toute la Grèce, de même le Bojardo prit pour fondement de sa fable le siége de Paris, déjà célébré par tant de romanciers et de poëtes. Il forma le caractère de la plupart de ses héros sur l'idée des héros d'Homère; et comme dans l'Iliade, les choses les plus incroyables tirent leur vraisemblance de l'intervention des dieux, il sauva ses fictions les plus extraordinaires par des magiciens et par des fées. Le critique indulgent ne s'en tient pas là. Il veut que le Bojardo ait représenté, dans les différents personnages qu'il met en action, les vices et les vertus, comme les anciens les représentaient dans les divinités qu'ils faisaient agir; et qu'ainsi, à l'exemple de ces premiers poëtes, il ait produit sur la scène, sous la figure ou sous l'emblème de personnages merveilleux, toute la philosophie morale. Les Grecs, pour signifier la faiblesse de l'ame humaine, qui se laisse le plus souvent emporter aux plus funestes excès par les passions les plus légères ou les plus viles, tirèrent de la seule Hélène le sujet de tant de batailles et d'une guerre si fatale même aux vainqueurs; le Bojardo, voulant nous répéter la même leçon, s'est servi de la seule Angélique pour exciter une infinité de querelles meurtrières et de rixes sanglantes. Enfin, il observe que ce poëme, où tant de beautés brillent, serait exempt des taches qui le ternissent, s'il avait pu être terminé par son auteur, s'il avait reçu dans son ensemble la mesure et les proportions qu'il devait avoir, si chaque partie eût été soignée, et si le travail en eût fait disparaître quelques expressions basses, si enfin la versification en eût été renforcée dans quelques endroits 473.
Sans adopter entièrement des éloges dont nous apercevrons bientôt l'exagération, nous devons cependant reconnaître que cette dernière observation surtout est très-fondée. On ne peut, en effet, savoir au juste ce que l'ouvrage entier eût pu devenir, si l'auteur l'eût conduit à sa fin; on ne peut même en deviner le dénoûment. Les caractères sont bien tracés et contrastés avec art; le plan est vaste et bien ordonné; les événements sont naturellement amenés, en accordant à ce merveilleux contre-nature la latitude de convention qu'il doit avoir; les différentes parties du sujet s'entrelacent sans confusion; mais à quel terme devaient-elles aboutir? c'est ce qu'il est impossible de savoir.
L'imitation des anciens est sensible dans quelques parties; mais ce qui l'est plus encore, c'est que le Bojardo crut, comme le Pulci, devoir suivre dans plusieurs points la trace des mauvais poëtes qui avaient traité avant eux ces sujets de chevalerie; comme eux, il se met en communication avec un auditoire, dont il se suppose entouré; comme eux, il cite à tout moment l'autorité de l'archevêque Turpin, lors même qu'il est visible qu'il ne suit que sa fantaisie; comme eux, il adresse la parole à ses auditeurs, en commençant et en finissant tous ses chants. Mais il a le bon esprit de se dispenser d'une prière chrétienne qui, lors même qu'elle n'est pas ironique, comme il est évident qu'elle l'est souvent dans le Morgante, est encore une impiété aux yeux de la religion, et une inconvenance aux yeux du goût, par son mélange avec les traits et les détails les plus profanes.
Il en a dit assez; il est las: vous saurez la suite si vous revenez l'entendre.--Pour que le chant qu'il finit vous intéresse davantage, il remet au suivant la fin de l'aventure.--La bataille qui va se donner est si terrible, qu'il a besoin de prendre haleine avant de la raconter.--Ce chant est court, mais il ne veut pas y commencer une Nouvelle qu'il vous réserve tout entière pour l'autre chant.--Celui-ci est trop long; mais ceux à qui son étendue déplaira, n'ont qu'à n'en lire que la moitié, etc. Telles sont les formes variées autant qu'il peut, mais revenant toutes au même sens, qui terminent sans exception les soixante-dix-neuf chants de son poëme.
Les débuts du plus grand nombre sont sans prétention, mais aussi sans art et sans poésie. Je vous ai conté, messieurs, comment l'Argail et Ferragus en étaient venus aux mains 474.--Je vous ai laissés, dans l'autre chant, au moment où Astolphe provoquait Grandonio par des injures.--Vous devez vous souvenir que Renaud était fort en colère en voyant son frère Richardet emporté par un géant.--Ecoutez, messieurs, la grande bataille, telle qu'il n'y en eut jamais de plus horrible. Voilà les formules qui, dans plus de cinquante chants, remplissent les trois ou quatre premiers vers. Cela est du même style et souvent dans les mêmes mots que la plupart des débuts du méchant poëme de la Spagna; ni l'art ni la langue poétique ne paraissent avoir fait de l'un à l'autre aucun progrès.
Mais dans à peu près vingt chants, le Bojardo montre qu'il avait pressenti le parti qu'on pouvait tirer de cette forme reçue, qui mettait en correspondance le poëte et ceux qui venaient, ou qui étaient censés venir l'entendre. Des réflexions, des invocations, des apostrophes, des digressions enfin, telles que son imagination les lui fournit, et qui s'agencent toujours tant bien que mal dans un cadre aussi libre que celui du roman épique, remplissent une, deux, et quelquefois plusieurs des premières stances; l'auteur ajuste ensuite cela comme il peut à son récit, et le reprend où il l'avait laissé. On a vu que l'Aveugle de Ferrare faisait le même essai à peu près à la même époque, soit qu'il y eût quelque communication de l'un à l'autre, soit que cette idée assez naturelle leur fût venue à tous deux en même temps, et ne fût due qu'au progrès nécessaire de cette forme primitive, inhérente au poëme romanesque. Mais le pauvre Bello s'occupe souvent de ses affaires ou de celles de sa patrie; le Bojardo, très à son aise, et que la guerre affectait moins, parce que c'était son métier, ne parle le plus souvent que d'une manière générale et indépendamment de toutes circonstances particulières. Voici quelques-uns de ces débuts.
«Toutes les choses sublunaires, la richesse, les grandeurs, les royaumes de la terre sont sujettes au caprice de la fortune. Elle ouvre ou ferme inopinément la porte, et lorsqu'elle paraît la plus brillante, elle s'obscurcit tout à coup; mais c'est surtout à la guerre qu'elle se montre inconstante, légère, violente, et plus trompeuse que partout ailleurs. On peut le voir par l'exemple d'Agrican, qui était empereur de Tartarie, qui avait un si grand pouvoir sur la terre, à qui tant de peuples obéissaient, et qui, pour obtenir la possession d'une femme, vit son armée entière dispersée ou détruite, et perdit en un jour par la main de Roland sept rois qu'il avait sous ses ordres 475.
»Seigneurs et chevaliers amoureux, belles et gracieuses dames, vous qui êtes rassemblés pour écouter les grandes aventures et les guerres qu'entreprirent ces anciens et célèbres chevaliers, ce sont surtout Roland et Agrican qui firent par amour des choses grandes et merveilleuses, etc. 476
»Qui me donnera la voix, les paroles et les expressions élevées et profondes dont j'ai besoin pour raconter une bataille qui n'eut jamais son égale sous le soleil, auprès de laquelle toutes les autres batailles furent des violettes et des roses 477?»
Roland et Renaud en viennent aux mains pour l'amour d'Angélique. «Celui qui n'a point éprouvé ce que c'est que l'amour, dit le poëte, pourra blâmer deux illustres barons qui se combattent avec tant de fureur, et qui devraient s'honorer l'un l'autre, étant nés du même sang et professant la même foi, surtout le fils de Milon, provocateur de ce combat; mais qui connaît l'amour et sa puissance excusera ce chevalier. L'amour en effet est plus fort que la prudence et la sagesse. Ni l'art ni la réflexion n'y peuvent rien; jeunes et vieux vont où il les mène, le bas peuple avec le seigneur altier. Il n'y a point de remède contre l'amour; il n'y eu a point contre la mort; il leur faut des sujets de tout rang et de toute espèce, etc. 478»
C'est ainsi que débutent quatre chants de son premier livre; car il faut observer qu'il avait établi pour son poëme cette distribution singulière. Il est divisé en livres, qui sont subdivisés en chants. Le premier livre a trente-neuf chants; le second trente-un; le troisième est resté suspendu au neuvième chant.
Ces sortes d'exordes sont plus fréquents dans le second livre, et ils y ont en général plus d'étendue. Écoutons celui du premier chant. «Dans l'agréable saison où la nature rend plus brillante l'étoile d'amour, quand elle couvre la terre de verdure, et qu'elle orne de fleurs les arbrisseaux, les jeunes gens, les dames, toutes les créatures livrent leur cœur à l'allégresse et à la joie; mais quand l'hiver arrive, et que ce beau temps est passé, le plaisir fuit et nous abandonne. Ainsi au temps où la vertu florissait parmi les anciens seigneurs et les chevaliers, la gaîté, la courtoisie régnaient; mais l'une et l'autre ont pris la fuite; elles se sont égarées long-temps, et n'avaient plus aucune idée de retour. Maintenant ce mauvais vent est passé, cet hiver est fini; la vertu refleurit dans le monde; et moi, je vais rappelant à la mémoire les prouesses des temps passés.»
Au quatrième chant, il invoque sa dame, qu'il appelle lumière de ses yeux, esprit de son cœur, et qui lui a tant de fois inspiré des vers d'amour.
«C'est l'amour qui inventa la poésie, la musique, qui réunit par de douces chaînes les nations étrangères et les hommes dispersés; il n'y aurait sans lui ni société ni plaisirs, la haine et la guerre sanglante couvriraient la terre. C'est lui qui bannit l'avarice et la colère; c'est lui qui inspire les belles entreprises; et jamais Roland ne donna tant de preuves de valeur que depuis le moment où il fut vaincu par l'amour.»
Il se compare dans le dix-septième au premier navigateur qui cotoya d'abord les rivages, s'avança peu à peu en pleine mer, et se confia enfin aux vents et aux étoiles. De même il n'a point encore, dans ses chants, abandonné la rive; mais il lui faut entrer maintenant dans un Océan immense. Une guerre épouvantable s'apprête. L'Afrique entière passe les mers....; la France, l'Angleterre et l'Allemagne sont en feu, et Charlemagne va se voir attaqué de toutes parts.
«Si ceux qui surpassèrent en gloire le monde entier, tels qu'Alexandre et César, dit-il au vingt-deuxième chant, eux qui coururent, guidés par la victoire, de la mer Méditerranée aux extrémités de l'Océan, n'avaient pas eu l'appui de la déesse de Mémoire, leur valeur aurait brillé en vain. L'audace, la prudence, les vertus les plus célèbres seraient moissonnées par le Temps; il n'en resterait plus de souvenir. O Renommée qui suis les pas des grands capitaines, Nymphe qui célèbres leurs exploits par tes doux chants, qui prolonges au-delà de la mort les honneurs qui leur sont rendus, et rends éternels ceux que tu vantes, tu es réduite à répéter les antiques amours et à raconter des batailles de géants, grâce à ce monde frivole, dont l'indifférence est telle qu'il ne se soucie ni de renommée ni de vertu! Laisse sur le Parnasse l'arbre qui y reverdit sans cesse, puisque le chemin qui y conduit s'est perdu, et viens au bas de la montagne chanter avec moi l'histoire d'Agramant, de ce Sarrazin redoutable qui se vante d'emmener captifs le roi Charles et tous ses paladins.»
On voit ici que le génie de l'auteur avait de l'élévation, qu'il visait au grand, et que pour la première fois depuis le Dante il faisait entendre à l'Italie les sons de la trompette épique. Mais il était dans une cour galante, dont il faisait lui-même partie; il chantait pour elle; et son sujet, tel qu'il l'avait conçu, autant que son auditoire, le ramenaient de ce ton héroïque à celui de galanterie. Au neuvième chant de son troisième livre, à celui où il fut arrêté dans son travail, qu'il ne devait plus jamais reprendre, excité par les images voluptueuses que présente le joli épisode de Bradamante et de Fleur-d'Épine, il se croit au milieu de cette cour remplie de beautés angéliques et de cavaliers aimables; il invite l'Amour à y descendre, et lui prédit que quand il y sera une fois il n'en voudra plus sortir 479.
Il est évident que le ton, les idées, les usages de cette cour influèrent beaucoup sur la composition de son ouvrage. La destination d'un grand poëme en a toujours décidé le caractère. Dans la cour de Ferrare et dans toutes ces petites cours italiennes, la galanterie dictait les mœurs; mais l'antique chevalerie maintenait encore les habitudes du courage. Les devoirs, les lois, les coutumes chevaleresques formaient une science dans laquelle le Bojardo était instruit, conformément à son état et à sa naissance. Il était sûr de plaire à ses souverains et aux maîtres des autres petits états, en mettant en action les principes de cette science. On pourrait dire qu'il n'y avait alors que des cours en Italie, et qu'il n'existait point d'autre public. C'est ce qu'il ne faut pas oublier en lisant, et le poëme du Bojardo, et celui de l'Arioste, et tous les autres romans épiques du seizième siècle. Nous verrons même que le poëme héroïque sentit aussi cette influence, et fut marqué de cette empreinte originelle que les épopées des âges suivants ne reçurent que secondairement et comme par imitation.
J'ai dit que le Bojardo paraît faire peut d'attention aux circonstances orageuses qui l'entourent. Il en parle cependant une fois, et c'est à la fin de ce dernier chant, comme s'il avait été interrompu par le bruit même et par le tumulte des armes. «Tandis que je répète dans mes chants les discours amoureux de ces deux Belles, j'apprends que les cœurs s'enflamment en France du désir de venir troubler la belle Italie. Il semble que le ciel en feu nous annonce d'affreuses ruines et tous les effets de la rage; et Mars irrité montrant sa face horrible agite son glaive et nous menace de tous côtés 480.» Cela coïncide parfaitement avec l'année 1494, époque de la descente de Charles VIII en Italie et de la mort du Bojardo. Il nous reste à examiner dans son poëme l'invention, l'intrigue, et, avant tout, les caractères.
Note 480: (retour)Mentre ch'io canto, ahime Dio Redentore
Veggio l'Italia tutta a fiamma e a foco
Per questi Galli che con gran fuore
Vengon per ruinar non so che loco.
Però vi lascio in questo vano amore, etc.
C'est là tout ce que contient la dernière strophe de l'édition du Domenichi, 1545; maïs dans une autre bien postérieure (Venise, 1608, in-4º.), dont l'éditeur assure, dans son avis aux lecteurs, qu'il a corrigé un nombre infini de fautes, et qu'il a même quelquefois rétabli quatre, six, et jusqu'à douze strophes qui avaient été supprimées, l'avant-dernière strophe est ainsi:
C'est la leçon que j'ai suivie en traduisant cet endroit.Mentre ch'io canto gli amorosi detti
Di queste donne da l'inganno prese,
Sento di Francia riscaldarsi i petti
Per disturbar d'Italia il bel paese,
Alte rovine con rabbiosi effetti
Par che dimostra il ciel con fiamme accese;
E Marte irato con l'orrida faccia,
Di quà e di là col ferro ne minaccia.
Tous les poëtes, les chroniqueurs et les romanciers qui précédèrent l'auteur de l'Orlando innamorato avaient fait de Roland un chevalier, non-seulement sans peur et sans reproche, mais sans faiblesse, un défenseur de la foi, un chrétien du temps des croisades, combattant les Sarrazins, mais ardent à les convertir, et ne leur proposant d'autre alternative que le baptême ou la mort; fidèle à la belle Alde sa femme, quoiqu'en étant peu occupé, et protégeant les filles et les femmes sans rien éprouver pour elles, et sans en rien exiger. Le Bojardo imagina le premier de lui donner une passion amoureuse, de le mettre en rivalité avec d'autres paladins de France et des chevaliers sarrazins, et de tirer de ces passions et de ces rivalités une nouvelle source d'incidents romanesques et un nouveau mobile d'action. Pour cela il fallait créer une beauté parfaite à laquelle rien ne pût résister, et la produire dans une circonstance où les armées ayant fait trève à leur longue guerre, les chevaliers des deux partis pussent se réunir dans le même lieu, et être frappés en même temps.
C'est ce qu'avait fait Turpin, si l'on en croit notre poëte; mais le bon archevêque n'avait pas voulu publier cette partie de son histoire, pour ne pas faire tort au paladin son ami 481, en faisant connaître une erreur qui avait pensé le conduire à sa perte. Pour lui, qui n'a pas les mêmes motifs, rien ne l'empêche de nous transmettre ce que Turpin avait écrit. On est déjà au fait de ces recours à l'autorité de Turpin, et l'on sait ce qu'on en doit croire. Voici donc ce que le bon archevêque avait eu la délicatesse de ne pas vouloir publier.
Au milieu d'un repas splendide que donnait Charlemagne aux seigneurs de sa cour et aux nobles étrangers, pour l'ouverture d'un grand tournoi, on avait vu paraître tout à coup entre quatre géants d'un aspect terrible une princesse plus belle que l'étoile du matin. C'était Angélique, fille de Galafron, roi de Catai, royaume qu'on ne trouve pas sur la carte d'Asie, mais que l'on dit être le même que la Chine; et il est vrai que les Tartares donnent encore aujourd'hui à la Chine le nom de Kitai ou Kitay, qui ressemble assez à Catai 482; mais il est singulier qu'on soit allé chercher une beauté chinoise pour tourner en France toutes les têtes. Quoi qu'il en soit, cette beauté surnaturelle, accompagnée d'un jeune chevalier aussi beau qu'elle-même, déclare à l'empereur qu'elle est venue des extrémités du monde avec son frère pour lui rendre hommage, et pour éprouver, dans les joûtes annoncées, la valeur de ce jeune frère contre celle de tous les chevaliers. Elle propose pour condition du combat que tout guerrier abattu d'un coup de lance demeurera leur prisonnier, sans pouvoir combattre avec d'autres armes; que si son frère est vaincu, il s'en ira avec ses géants, et qu'elle appartiendra au vainqueur.
Aussitôt tous les chevaliers chrétiens et païens, jeunes et vieux, capables ou non de plaire, galants ou jusqu'alors insensibles, sont enflammés par tant de charmes et par l'espoir de les obtenir, se lèvent et demandent le combat. L'empereur décide qu'il n'y en aura que dix, et que leurs noms seront tirés au sort. Tout empereur et tout vieux qu'il est, il veut que le sien soit inscrit. Renaud se fait écrire des premiers; le sage Roland est entraîné comme les autres; il se reproche sa faiblesse, mais il y cède, et sa douleur est grande de voir que son nom ne sort de l'urne que le dixième.
Celui du brillant et jeune Astolphe est le premier; il se rend au lieu indiqué, et court la lance en arrêt de fort bonne grâce; mais à peine est-il touché par la lance d'Argail (c'est le nom du frère d'Angélique), qu'il est jeté hors des arçons, accident au reste qui lui arrivait assez souvent. Il est ici très-fidèle à son caractère; toujours avantageux dans ses disgrâces, il ne manque pas de raisons 483 pour prouver qu'il était le plus fort, quoiqu'il ait été abattu. Il n'en reste pas moins prisonnier. Le terrible Ferragus vient le second. Malgré sa taille gigantesque et sa force démesurée, il est abattu comme Astolphe; mais il ne se rend pas. Les quatre géants s'avancent et l'entourent; il les tue. L'Argail veut lui faire entendre raison; chose impossible. Il faut qu'il se batte l'épée à la main. Le combat est des plus terribles, et recommence plusieurs fois. Angélique, incertaine du succès, s'enfuit dans la forêt des Ardennes, à l'entrée de laquelle on se bat. L'Argail la suit; Ferragus court sur ses traces, le joint, le force encore à se battre, et n'est satisfait que quand il lui a donné la mort. Le jeune chevalier ne lui demande en mourant d'autre grâce que d'être jeté avec ses armes dans le fleuve voisin, pour qu'on ne reproche pas un jour à sa mémoire qu'il s'est laissé vaincre ayant de si fortes armes. Ferragus y consent, à l'exception du casque, qu'il portera pendant quatre jours seulement, parce qu'il a perdu le sien dans le combat. Il viendra ensuite le jeter au même endroit où il aura laissé le corps et le reste de l'armure. Cela dit et convenu, l'Argail expire, et Ferragus, après lui avoir ôté son casque, et s'en être couvert, va précipiter le corps dans la rivière. Ce n'est pas sans avoir versé des larmes sur la mort prématurée de ce brave guerrier. Il reste quelque temps les yeux fixés sur l'endroit où il l'a jeté, et reprend tout pensif le chemin qui l'avait conduit au bord du fleuve 484. On reconnaît à ce trait de nature le poëte sensible et l'homme nourri de l'étude des anciens.
C'est ainsi que s'annonce le caractère de Ferragus. Ceux de Roland et de Renaud sont aussi mis en scène dès le commencement, tous deux par cet amour soudain que leur inspire Angélique. Renaud apprend le premier qu'elle s'est enfuie et que Ferragus est à sa poursuite. Il court sur leurs traces vers la forêt. Roland apprend les mêmes nouvelles, et de plus que son cousin Renaud s'est mis aussi à la recherche d'Angélique. Il le connaît; s'il peut la trouver, il sait de quoi il est capable. C'en est trop, il prend ses armes, monte sur son cheval Bride-d'Or, et galoppe vers les Ardennes. Renaud arrive dans la forêt, épuisé de fatigue et de soif. Il s'arrête auprès d'une fontaine d'eau limpide. Le poëte, mêlant ici les romans de la Table ronde avec ceux de Charlemagne et de ses paladins, feint que cette fontaine avait été enchantée par Merlin, et qu'elle inspirait à ceux qui buvaient de ses eaux la haine la plus violente pour l'objet qu'ils avaient le plus aimé 485.
Renaud en boit, et à l'instant il rougit de son amour, déteste Angélique autant qu'il l'aimait, revient sur ses pas pour sortir de la forêt, et ne s'arrête qu'auprès d'une autre fontaine plus agréable encore que la première. Il s'assied, se repose et s'endort. Ce n'était point Merlin qui avait enchanté cette fontaine; elle tenait de sa nature un effet tout contraire, et l'on ne pouvait en boire sans se sentir brûler d'amour; en un mot, c'était la fontaine de l'Amour même 486. Angélique, échappée aux poursuites de Ferragus, arrive un instant après. La chaleur excessive et une longue course l'ont altérée; elle boit à la fontaine, et au même instant elle aperçoit Renaud endormi. L'eau magique fait son effet; Angélique approche, admire le chevalier, cueille des fleurs, les jette sur son visage. Renaud s'éveille: elle s'attend qu'il va être enchanté de la voir; mais il l'aperçoit à peine, que l'eau de la Haine agissant en lui, il se lève brusquement, remonte sur son cheval, et fuit à toute bride. Angélique le suit de toute la rapidité du sien, en lui disant, ou plutôt lui criant les choses les plus tendres 487; mais il ne l'entend plus; Bayard l'emporte loin de la vue d'Angélique, qui revient alors tristement au lieu d'où elle était partie. Elle reconnaît la place où Renaud s'était endormi, l'herbe et les fleurs qu'il avait foulées, les arbres qui le couvraient de leur ombrage. Elle s'y arrête, adresse à tous ces objets des discours passionnés; et succombant à tant d'agitation et de fatigue, elle s'endort à son tour 488.
Roland, qui la cherchait de tous côtés, la trouve dans cette posture: elle y est si belle, que toutes les belles de la terre seraient auprès d'elle ce que les étoiles sont auprès de Diane, ce que Diane est auprès du soleil. Est-il là en effet, ou n'est-il pas dans le paradis? Il la voit, mais rien de ce qu'il voit n'est réel; il rêve, il dort véritablement 489. Tandis qu'il se parle ainsi à voix basse, transporté d'admiration et d'amour, et regardant Angélique de fort près, Ferragus survient et lui signifie brusquement que cette Dame est la sienne, qu'il ait donc à la quitter sur-le-champ, ou à se préparer au combat. Roland accepte le défi, et le terrible duel commence. Le bruit des coups réveille Angélique; elle prend de nouveau la fuite. Les deux chevaliers continuent de se battre avec acharnement; mais ils sont interrompus par une jeune et belle dame, parente de Ferragus. Elle le cherchait partout pour lui apprendre des nouvelles qui le rappellent en Espagne à l'instant même. Les deux chevaliers se quittent, et Roland se remet de plus belle à la poursuite d'Angélique.
On ne peut nier que cette intrigue romanesque ne soit ingénieusement tissue, qu'elle ne donne lieu à des développements, et surtout à des descriptions très-poétiques; mais, à la valeur près, que devient dans toutes ces poursuites le beau caractère de Roland? Et malgré ce que Gravina en a pu dire, quel rapport pouvait-il y avoir entre cette manière de concevoir et de conduire un poëme épique, à la manière grande, sage et toujours héroïque des anciens?
Le caractère d'Astolphe, déjà bien annoncé, est mis à une épreuve piquante et singulière. Demeuré seul dans la tente d'où Angélique et son frère étaient partis, il se croit dispensé d'y rester. Sa lance avait été rompue: l'Argail avait laissé la sienne appuyée contre un arbre, pour se battre l'épée à la main avec Ferragus. Astolphe s'en empare sans en connaître la vertu, et reprend le chemin de Paris. Cette lance d'or était enchantée. Pour peu qu'elle touchât le chevalier le plus ferme sur les arçons, il était renversé du premier coup. Astolphe arrive à Paris. Le grand tournoi était ouvert, et la fortune y était contraire aux chevaliers français. Après des succès variés entre les deux partis, le terrible géant Grandonio est entré dans l'arène, et tout tremble à son aspect. Il renverse Oger le Danois, et ensuite le vieux Turpin. Ganelon et tous les chevaliers de la maison de Mayence ont fait retraite: Griffon seul ose combattre; Grandonio l'abat de même. Gui de Bourgogne, Angelier, Auvin, Avolio, Otton, Berlinguier éprouvent le même sort. Grandonio tue de sa lance Hugues de Marseille: il abat Alard, Richardet, et le fameux Olivier. Il insulte à toute la chevalerie de Charlemagne. L'empereur, honteux et furieux à la fois, s'emporte contre les paladins qui ne sont pas à leur poste ou qui en sont sortis, surtout contre Ganelon, contre Renaud et contre ce traître de Roland; il l'appelle renégat, fils de p.... en toutes lettres, et jure qu'il le pendra de sa main 490. En supposant que le Bojardo voulût imiter ici les héros d'Homère, qui se disent quelquefois de grosses injures, on conviendra que c'était outrer l'imitation, et que cela est aussi par trop homérique.
Pendant tout ce temps, Astolphe était arrivé près de l'enceinte; il avait tout vu, tout entendu; piqué de la défaite de tant de chevaliers chrétiens et de la colère de Charlemagne, il va demander à l'empereur la permission de combattre, s'arme, monte à cheval, et se présente la lance haute. Les spectateurs, malgré sa bonne mine, attendent peu de lui. Charlemagne dit à part: «Il ne manquait plus que cela à notre honte 491.» Astolphe lui-même ne se flatte pas de vaincre; mais il remplit avec courage ce qu'il regarde comme un devoir 492. Grandonio et lui prennent du champ; le premier, fier de tant de succès, le second un peu pâle de crainte, mais décidé à braver la mort, pour effacer la honte de nos armes. Les deux chevaliers se rencontrent, et dès que la lance a touché Grandonio, il tombe rudement et reste étendu sur le sable 493. Tout le monde jette un cri d'admiration et de surprise; mais le plus surpris de tous était Astolphe, qui ne concevait rien à sa victoire. Il ne restait plus que deux guerriers païens qui n'eussent pas combattu: ils entrent dans la carrière et sont renversés avec une facilité que ni eux, ni les spectateurs, ni l'empereur, ni surtout Astolphe, ne peuvent comprendre.
Ganelon et toute sa race mayençaise entendent parler de ce brillant succès: ils ne doutent pas que les forces d'Astolphe ne soient épuisées, et qu'ils n'aient bon marché de lui; ils rentrent dans la lice et sont tous abattus l'un après l'autre. Le dernier qui reste prend Astolphe en traître par derrière; il renverse le paladin, qui se relève furieux, tire son épée, prodigue aux Mayençais les noms de lâches et de traîtres, et les défie tous à la fois. Ils fondent en effet sur lui. Astolphe se défend en brave, et blesse quelques-uns des assaillants. Le duc Naismes, Richard, Turpin, prennent sa défense, Charlemagne veut mettre le holà. Astolphe n'entend plus rien, il se moque de l'empereur, lui dit même des injures, et continue de battre les Mayençais. Charles est enfin obligé de le faire arrêter et conduire en prison 494.
Cette scène chevaleresque est pleine de chaleur et d'originalité. Si les miracles de la lance enchantée et la manière dont elle est ici mise en scène ont quelque chose de comique, c'est du comique de situation, et Astolphe, tout avantageux qu'il est, ne pouvant concevoir ce qui le rend si terrible, est une idée neuve et très-heureuse Si quelque chose y descend à un comique trop bas, c'est le rôle que joue Charlemagne. Il sort de son trône, se jette dans la mêlée, fond sur les combattants à grands coups de bâton, casse la tête à plus de trente. Quel est, dit-il, le traître, quel est le rebelle assez hardi pour troubler ma fête?... Il disait à Ganelon: qu'est-ce que cela? Il disait à Astolphe: Est-ce là ce qu'il faut faire 495? etc. Cela ressemble un peu trop à la colère de Sganarelle ou de Mr. Cassandre, et blesse trop la dignité du caractère et du rang.
Note 495: (retour)Dando gran bastonate a questo e quello,
Ch' a più di trenta ne ruppe la testa.
Chi fu quel traditor, chi fu il ribello
C'havut' ha ardir a sturbar la mia festa?
. . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Egli diceva a Gan: Che cosa è questa?
Diceva ad Astolfo: Hor si dee così fare? etc.
(St. 24 et 25.)
Telle est l'exposition du poëme, ou si l'on veut le premier fil d'une action extrêmement complexe. Voici comment est tissu le second. Pendant que Charlemagne ne songe qu'à donner des fêtes, un roi d'Afrique, Gradasse s'est mis en tête d'avoir le bon cheval Bayard et la terrible épée Durandal. La difficulté est que l'un appartient à Renaud et l'autre à Roland; mais cela n'arrête point Gradasse dans ses projets. Il lève une armée de 150,000 hommes. Il se rendra d'abord en Espagne, en fera la conquête, et passera ensuite en France: il vaincra Charlemagne, tuera Renaud et Roland, et prendra l'épée de l'un et le cheval de l'autre. Il réussit dans la première partie de son plan; il remporte de tels avantages sur les Sarrazins d'Espagne, qu'il force le roi Marsile, qui était en paix avec les chrétiens, de leur déclarer la guerre et de joindre une armée formidable à celle qu'il conduit lui-même en France. C'étaient là les tristes nouvelles que Ferragus avait reçues de sa patrie, tandis qu'il se battait avec Roland, et qui l'avaient fait partir sur-le-champ pour l'Espagne 496.
Pour accroître les dangers de Charlemagne, il s'agit d'écarter de lui les deux paladins invincibles, Roland et Renaud, ce dernier surtout qui n'avait nulle raison pour quitter l'empereur, et que Charles venait de nommer commandant-général de ses armées. Le poëte n'y est pas embarrassé. Angélique était retournée dans les états de son père: au moyen du livre de grimoire de Maugis, elle s'y était fait transporter par les démons aux ordres de cet enchanteur. Il serait trop long de dire comment elle avait eu ce livre, et comment Maugis, pour sa peine d'avoir voulu en France s'émanciper avec elle, se trouvait alors au Catay dans une prison 497; il y était, voilà le fait. Cependant, Angélique était plus occupée que jamais de son amour pour Renaud. Elle rend la liberté à Maugis, à condition qu'il lui amènera son cousin, par la force de ses enchantements 498. Rien de plus facile; mais ce qui ne l'était pas autant, c'était de détruire dans Renaud l'effet de la fontaine de la Haine.
Note 497: (retour) Dès le commencement de l'action, Maugis avait surpris Angélique endormie. Armé de son livre de grimoire, il croyait la retenir dans le sommeil, et se permettre avec elle tout ce qu'il voudrait; mais elle avait au doigt un anneau magique qui la préservait de tous les enchantements. Elle s'éveille, jette un cri, éveille son frère Argail qui dormait peu éloigné d'elle; et tandis qu'elle tient Maugis fortement embrassé dans la posture où elle l'avait surpris, l'Argail le lie de la tête aux pieds avec une forte chaîne. Angélique lui prend son livre, lit une évocation; les démons accourent; elle leur ordonne de transporter Maugis enchaîné jusque dans les états de son père; et le triste magicien ayant perdu tout son pouvoir avec son livre, est porté à travers les airs, et remis à Galafron par ses propres diables. (L. I, c. I.)
Avant d'arriver au Catay, dans une barque où Maugis l'a fait entrer par surprise 499, il est jeté dans une île où tout respire le plaisir. Femmes jolies, bonne chère, concerts, tout l'enchante; mais on lui annonce que la reine de ces beaux lieux, la charmante Angélique y va paraître; aussitôt tout lui déplaît, l'effraie, l'irrite: il remonte dans sa barque et s'enfuit 500. Sur un autre rivage, il court le danger le plus terrible. Il tombe dans les piéges d'un géant monstrueux, est enchaîné, jeté dans une caverne affreuse, livré à une horrible vieille, et se voit près d'être dévoré par un dragon plus monstrueux encore que le géant. Angélique vient à son secours et tâche de le fléchir, au moins par la reconnaissance; mais c'est en vain, il lui déclare qu'il aime mieux mourir que d'être à elle. Angélique, aussi généreuse que tendre, renonce à le poursuivre, mais ne peut renoncer à l'aimer, proteste que s'il ne fallait que mourir pour lui plaire, elle se tuerait à l'instant de sa propre main 501; retourne tristement dans son palais, et charge Maugis de sauver cet insensible. Devenu libre, Renaud erre dans l'Orient, trouvant et mettant à fin les plus merveilleuses aventures, fuyant toujours Angélique, et ne pouvant retourner en France.
Roland en était sorti pour chercher celle que son cousin prenait tant de peine à éviter, et qu'il savait être de retour dans ses états. Le chemin qu'il fait par terre est long, ses aventures sont nombreuses, et comme on peut le penser, admirables; telle est, par exemple, celle du pont de la Mort, qui est sur le fleuve du Tanaïs. Roland se bat sur ce pont avec un géant énorme; le géant, blessé à mort, frappe du pied sur le pont: un filet à mailles de fer enveloppe Roland, qui ne peut s'échapper et serait mort de faim auprès du corps de son ennemi, si un autre géant, plus énorme et plus difforme que le premier, voulant tuer Roland d'un coup de sa propre épée Durandal, n'eût coupé les mailles et délivré le paladin, qui le combat aussitôt pour ravoir son épée, et le tue 502. Il était enfin arrivé en Circassie, lorsqu'il tombe dans un piége plus dangereux que les géants, les dragons et le pont de la Mort. Une belle dame se présente à lui sur un autre pont 503, et l'invite à boire dans une coupe, dont la liqueur magique lui fait perdre tout souvenir et l'idée même d'Angélique. Il entre dans l'île enchantée de la fée Dragontine, d'où il ne songe plus à sortir. Plusieurs autres paladins et chevaliers y arrivent, et restent enchantés comme lui.
Pendant ce temps, Angélique était assiégée dans Albraque 504, capitale de son empire, aussi connue des géographes, et aussi réelle que son empire même. Agrican, roi de Tartarie, en était éperdûment épris, et n'ayant pu l'obtenir de Galafron, son père, il était entré dans leurs états, à la tête d'une formidable armée, qui, selon l'expression de l'auteur, montait à vingt-deux centaines de mille cavaliers 505, chose qu'il avoue ne s'être jamais vue, ou être du moins très-rare. Malgré les secours et la valeur de Sacripant, roi de Circassie, amoureux d'Angélique et qui a juré de la défendre jusqu'à la mort, Albraque est prise et saccagée par les Tartares. Angélique, renfermée dans la citadelle, s'échappe en mettant dans sa bouche l'anneau qui a la propriété de rompre tous les enchantements, et qui de plus la rend invisible 506. Elle sait où est détenu Roland avec un grand nombre d'autres chevaliers. Elle veut s'en faire des défenseurs et les ramener au secours de la forteresse d'Albraque. Elle va droit aux jardins de Dragontine, touche de son anneau Roland et les autres chevaliers, parmi lesquels était Brandimart, amant de la belle Fleur-de-Lys, leur rend le bon sens, les délivre et marche à leur tête. Leur arrivée devant Albraque fait changer la fortune 507. Roland, à qui Angélique donne des espérances pour enflammer son courage, fait des exploits prodigieux; Agrican voit périr une partie de son armée. Il est enfin vaincu lui-même et tué par Roland, après un long et terrible combat 508.
Dans cette guerre paraît pour la première fois une héroïne d'un grand caractère et qui joue dans la suite un grand rôle: c'est la belle et intrépide Marfise, reine d'une partie de l'Inde; elle commande une des armées venues au secours de Galafron et de sa fille 509. La guerre finie, les aventures ne le sont pas. Roland sort avec gloire de toutes celles qu'il entreprend. Une combinaison singulière de circonstances l'oblige, comme dans le Morgante, à combattre contre son cousin Renaud, qui, ayant appris de quelle gloire il se couvrait devant Albraque, était venu de très-loin pour la partager, sans renoncer à sa haine contre Angélique. Ce combat, plus terrible encore que celui de Roland et d'Agrican, dure deux jours 510. Le second jour, Angélique en est témoin. Elle a fait dès le matin à Roland beaucoup de coquetteries. Effrayée de sa supériorité dans le combat et du danger que court son cher Renaud, elle s'avance, retient le bras de Roland, au moment où il va frapper un coup qui peut être mortel 511, lui renouvelle toutes les promesses qu'elle lui a faites, à condition qu'il partira sur-le-champ, pour aller détruire une île enchantée, gardée par un dragon qui a dévoré tous les habitants du pays, et qui dévore encore tous les chevaliers et toutes les dames qui passent aux environs. Roland part comme un trait pour courir cette aventure. Renaud se fait panser de ses blessures; mais quoiqu'il sache bien qu'il doit la vie à Angélique, il semble qu'il ne l'en hait que davantage 512.
A cette seconde branche de l'action, qui n'est pas moins fortement conçue que la première, est attachée une partie épisodique où brille surtout le talent descriptif et l'imagination vraiment romanesque de l'auteur. Roland n'est pas long-temps sans trouver l'île enchantée de Falerine, qu'Angélique lui avait ordonné de chercher. Heureusement pour lui, il rencontre auparavant une femme à qui il rend un service; elle lui donne un livre où est tracée la description des jardins, des merveilles qu'il doit trouver dans cette île, des dangers aimables et terribles qui l'y attendent, des moyens d'y échapper et de détruire tous les enchantements 513. Sans ce secours, il courait à une mort certaine; instruit par ce livre, il tue d'abord le dragon qui gardait l'entrée, ensuite un taureau furieux, un âne couvert d'écailles, un géant, deux autres géants qui naissent du sang du premier, enfin tous les monstres qu'il trouve dans les jardins: il se dérobe aux piéges séduisants qui lui sont tendus, et finit par couper à grands coups d'épée un bel arbre qui s'élevait au milieu d'une grande plaine 514. Aussitôt l'air s'obscurcit, la terre tremble, des feux brillent, une fumée épaisse couvre tout le jardin. Le calme et le jour renaissent; mais les jardins ont disparu. Il ne reste que Falerine attachée au tronc de l'arbre. Elle demande la vie à Roland et l'obtient. Elle lui apprend qu'elle n'est qu'une fée secondaire, qu'elle a tout fait par les ordres de la grande et méchante fée Morgane. Elle le conduit vers un pont où est le fort de l'enchantement, gardé par un scélérat qui a attiré dans les piéges de Morgane un grand nombre de dames et de chevaliers 515.
Roland entre sur le pont, combat le brigand qui le prend dans ses bras, et tombe avec lui jusqu'au fond du lac 516. Là, se trouvait la grotte enchantée de Morgane, et tout alentour, des paysages et des prairies, comme celles qui sont sur notre terre, et éclairées du même soleil 517. Le combat y recommence entre le chevalier et le brigand. L'intrépide Roland tue son adversaire, trouve une porte qu'il passe et pénètre dans la grotte. Les merveilles qu'il y voit seraient trop longues à raconter. La plus étonnante est la fée elle-même. Sous les formes allégoriques dont le poëte l'a revêtue, on voit que c'est la fortune. Roland l'a vue endormie et brillante de tout l'éclat de la beauté; il l'a négligée; revenant ensuite pour la saisir, il la cherche et la poursuit long-temps en vain 518. Le Repentir, ou plutôt la Repentance 519, car c'est une femme, s'offre à lui, et lui déclare qu'elle le tourmentera jusqu'à ce qu'il soit parvenu à rejoindre la fée. Elle lui tient parole, et tandis qu'il court de toute sa force, elle le flagelle sans pitié.
Note 518: (retour) Elle danse devant lui, et chante les paroles, qui ont été imitées ou plutôt copiées par le Marini, dans son Adone:Qualunque cerca al mondo haver tesoro
Over diletto, e segue honore e stato,
Ponga la mono a questa chioma d'oro
Ch'io porto in fronte, e lo farò beato, etc.
(St. 58.)
Voyez le premier chant de l'Adone, intitulé la Fortuna; st. 50.
Enfin il saisit Morgane, qui, du moment qu'elle est prise, se trouve sans défense contre lui 520. Il lui demande la clef de ses prisons, qu'elle lui donne, après avoir obtenu pour toute grâce qu'en délivrant les chevaliers ses captifs, il lui laissera le beau Ziliant dont elle est éprise et qui est nécessaire à sa vie. Roland se défiant toujours d'elle, la mène avec lui jusqu'à la porte de la prison, la tenant par où il faut, dit-on, prendre l'Occasion et la Fortune, par le toupet 521. Il ouvre la porte et remet en liberté les dames et les chevaliers. Parmi eux se trouvaient Brandimart, Dudon, les deux fils d'Olivier, et enfin Renaud lui-même, que des aventures extraordinaires avaient conduit dans les piéges de la fée. Chacun retrouve son cheval et ses armes. Ils partent tous pour la France. Roland seul est forcé par son amour pour Angélique à retourner vers le Catay 522.
Ici l'on peut dire que toutes les richesses de la féerie sont déployées pour la première fois. Ce sont enfin les fictions orientales dans toute leur brillante déraison, et il ne paraît pas douteux que le Bojardo, très-savant dans les langues anciennes, ne connût aussi, ou la langue arabe, ou quelques traductions des contes ingénieux du peuple le plus conteur de la terre. Cette île de Falerine et de Morgane est le véritable modèle des îles enchantées d'Alcine et d'Armide, et il faut en convenir, ni l'Arioste, ni le Tasse n'ont eu, à beaucoup d'égards, dans leurs riches descriptions, d'autre avantage sur le Bojardo, que celui du style.
Le troisième fil de cette trame si compliquée et si étendue est attaché à Biserte en Afrique. Le jeune et puissant roi Agramant, qui prétend descendre d'Alexandre en droite ligne, et qui tient trente-deux rois sous son obéissance, les assemble dans un conseil et leur annonce qu'il a résolu de déclarer la guerre à Charlemagne et à ses paladins, pour venger la mort de Trojan son père, tué dans une des guerres précédentes en France par le comte d'Angers 523. Ce projet déplaît aux vieux rois et plaît extrêmement aux jeunes. Parmi les premiers, on distingue le sage Sobrin, et parmi les autres, l'indomptable Rodomont. Mais enfin le parti est pris; les ordres pour le départ sont donnés. Alors le roi des Garamantes, vieillard versé dans la nécromancie, affirme qu'Agramant ne peut avoir aucun succès dans son entreprise, s'il n'emmène avec lui le jeune Roger, fils de Galacielle, sœur de son père Trojan. Cette tante d'Agramant était morte en mettant au jour, en même temps que Roger, une fille qui n'est pas moins belle. Ces deux enfants furent confiés au sage magicien Atlant, qui habite sur la montagne de Carène. Il y a nourri son pupille de moëlle et de nerfs de lions, et l'a élevé dans tous les exercices qui développent la force et le courage des héros 524. Mais il ne veut point qu'il sorte de son asyle. Il sera difficile de trouver cette montagne, de pénétrer dans le château d'Atlant, et encore plus d'en tirer le jeune Roger, sans lequel cependant il ne faut absolument rien entreprendre.
Agramant qui connaît ce vieillard pour un nécromancien savant et pour un prophète, croit facilement à ses paroles, et se décide à chercher avant tout, le mont de Carène et la retraite de Roger. Un des rois de son armée va chercher partout cette montagne et ne la trouve pas 525. On se moque alors, dans le conseil, du vieux roi des Garamantes et de ses oracles. Il répond qu'on ne connaît pas le mont de Carène, mais qu'il n'en existe pas moins, qu'il est inabordable, qu'on n'y peut monter, en un mot, si l'on ne se procure l'anneau que possède la belle Angélique. Pour convaincre enfin les incrédules, il prédit que sa mort approche, qu'il va mourir; et il meurt 526. Alors, il faut bien le croire; mais comment aller au Catay dérober cet anneau à la fille du puissant Galafron? Agramant promet de créer roi d'un grand état quiconque lui apportera l'anneau. L'un des rois présents au conseil propose pour ce coup-de-main une espèce de nain qui est à son service, le plus hardi et le plus adroit voleur qu'il y ait au monde. On fait venir le petit Brunel, qui ne trouve rien de si facile que cette commission, et qui part sur-le-champ pour la faire 527. Il ne perd pas de temps, et revient avec l'anneau d'Angélique, et de plus avec le cheval de Sacripant, l'épée de Marfise, l'épée et le cor de Roland, qu'il leur a volés de même à mesure qu'il les a trouvés en route 528. Agramant tient parole à celui qui a si bien fait ses preuves, et il couronne de sa main Brunel roi de Tingitane, avec plein pouvoir sur les peuples, le territoire et toutes les dépendances 529.
Note 526: (retour) Le poëte a mis ici un trait de sentiment qui fait voie que s'il avait conçu autrement son sujet, il pouvait y répandre des beautés d'un autre genre. «Ayant ainsi parlé, le vieux roi baissa la tête en répandant beaucoup de larmes: Je suis, dit-il, plus malheureux que les autres, car je connais avant le temps ma destinée; pour preuve de tout ce que je vous ai annoncé, je vous dis que l'heure de ma mort est arrivée, etc. (St. 31.)
On se met aussitôt à chercher le mont de Carène: on le trouve à l'aide de l'anneau; mais il est d'une hauteur inaccessible. Le nouveau petit roi que rien n'embarrasse conseille de faire un grand tournoi au pied de la montagne, certain que le jeune Roger ne tiendra point à ce spectacle et voudra descendre dans la plaine. Tout arrive comme il l'avait prévu. Roger descend, malgré les avis et les prières d'Atlant 530. Brunel fait si bien qu'il l'engage à courir lui-même dans le tournoi, où il goûte les premiers fruits de son amour inné pour la gloire 531. Agramant l'arme chevalier 532. Atlant obligé de céder à la fatalité qui entraîne son élève, prédit les victoires qui l'attendent en France; mais il s'y fera chrétien, et périra par les trahisons de la maison de Mayence. Les héros ses descendants surpasseront sa gloire. Ce sont les princes de la maison d'Este; et l'on trouve ici, dans six octaves seulement 533, la première ébauche des flatteries poétiques prodiguées bientôt après par l'Arioste à cette illustre maison. L'on reconnaît en général dans toute cette partie de la fable les principaux fondements de celle du Roland furieux, plusieurs des caractères qui doivent y figurer, et des événements dont le fil y doit être repris.
L'orage qui se préparait depuis long-temps contre la France éclate enfin. Marsile et Gradasse d'un côté 534, Agramant et Rodomont de l'autre 535, avec d'innombrables armées, attaquent à la fois Charlemagne. Il fait tête de tous côtés avec ce qui lui reste de ses paladins. Les absents reviennent l'un après l'autre, et après des aventures diverses que l'imagination du poëte sait varier autant qu'elle les multiplie. Renaud était de retour l'un des premiers. Angélique en est instruite à Albraque où Roland était allé la rejoindre. Toujours éprise de Renaud, elle persuade à Roland qu'il doit retourner en France, et lui propose de l'accompagner 536. Roland, qui ne sait qu'obéir et espérer, se met en route avec elle, Brandimart et sa fidèle Fleur-de-Lys; et les voilà aussi livrés aux rencontres et aux aventures. Roland, dans un si long voyage, sauve Angélique de plusieurs dangers, et content de s'entretenir avec elle, i! n'ose ni la toucher, ni rien faire qui puisse lui causer le moindre déplaisir. Le Bojardo témoigne assez que dans les mêmes circonstances, tout chevalier qu'il était, il n'en aurait pas fait autant, et fait voir d'un seul mot combien l'esprit de chevalerie était déchu au quinzième siècle. «Turpin, dit-il, qui ne ment jamais, racontant ce trait de son héros, dit avec raison qu'il fut un sot 537.»
Note 536: (retour) C. XIX. Nous remontons ici vers une partie de l'action que nous avions laissée en arrière pour mettre de suite des faits dépendants l'un de l'autre, et que le poëte a séparés. Notre marche doit être différente de la sienne, tâchons seulement que le lecteur suive l'une et l'autre à la fois.
Enfin ils rentrent en France par la forêt des Ardennes. Ils s'arrêtent auprès de la fontaine de Merlin: c'était, comme on l'a vu, celle de la Haine. Angélique boit de son eau, et à l'instant l'ingrat Renaud lui paraît odieux; elle ne sait plus pourquoi elle est venue le chercher de si loin. De son côté Renaud, peu de jours auparavant, ayant donné rendez-vous à Rodomont pour se battre dans cette forêt, avait bu de l'autre fontaine, et lui qui haïssait tant Angélique, l'aime maintenant avec fureur. Il la rencontre avec Roland. Les deux cousins se défient au combat, et commencent à s'en livrer un des plus terribles 538. Angélique effrayée s'enfuit selon sa coutume. C'est alors que Charlemagne, qui se trouve dans ces cantons, instruit par elle du duel de ses deux paladins, va les séparer lui-même, accompagné d'Olivier, de Naismes, de Salomon et de Turpin. Il remet Angélique entre les mains du vieux Naismes, et promet aux deux rivaux qu'il trouvera le moyen de les accorder, sans qu'aucun des deux puisse avoir à se plaindre de sa justice 539.
Note 539: (retour) L'extrait du Roland amoureux, dans la Bibliothèque des Romans, porte que Charlemagne promit alors Angélique à celui des deux paladins qui ferait les plus grands exploits dans la bataille qu'il allait livrer aux Sarrazins. L'Arioste le dit positivement ainsi au commencement de son Roland furieux, c. I, st. 9; et, ce qu'il y a de plus singulier, la table des matières placée en tête du Roland amoureux, le dit aussi; cependant il n'y a pas autre chose que ce que je mets ici, soit dans le texte du Bojardo, soit même dans l'Orlando rifatto du Berni. Le Bojardo dit, c. XXI, st. 21:Promettendo a ciascun di terminare
La cosa con tal fine e tal effetto
Che ogn' huom giudicarebbe veramente
Lui esser giusto ed huom saggio e prudente;
Le Berni, ibid., st. 24:
Promette a tutti due Carlo fare
La cosa riuscire a tale effetto
Che vedran quanto porta loro amore,
E come è soggio e giusto partitore.
Nous voilà au point d'où l'Arioste est parti pour commencer son poëme; mais ce n'est pas à beaucoup près celui où le Bojardo termine le sien. C'est ici au contraire que commence en quelque sorte le fort de son action. Les batailles succèdent aux batailles, entre les chrétiens et les Sarrazins. Les dangers sont grands, les exploits admirables, les aventures extraordinaires. Il est vrai que le sujet principal devient alors comme dans les poëmes précédents, la France attaquée par les Sarrazins, et défendue par Charlemagne et par ses preux. Roland et Renaud n'y paraissent plus que pour être la terreur des infidèles; et l'on perd absolument de vue Angélique, leur rivalité, leur amour. Ils ne sont plus rivaux que de gloire. Parmi les Sarrazins, le jeune Roger, à qui de grandes destinées sont promises, s'en montre digne par la valeur la plus brillante. Il ose combattre Roland lui-même, mais son âge encore faible trahissant son courage, il aurait succombé si le sage Atlant n'eût attiré Roland hors du combat, en lui présentant de loin le fantôme de Charlemagne attaqué à la fois par un grand nombre d'ennemis, et l'appelant à son secours 540. Du côté des Français, Bradamante ne se montre pas moins intrépide que ses frères. Elle tient tête aux plus redoutables Sarrazins et même à Rodomont, le plus redoutable de tous 541.
Mais elle était réservée à des dangers d'une autre espèce. Elle rencontre l'aimable Roger, qui, tout Sarrazin qu'il est, s'offre, sans la connaître, à suivre, selon les lois de la chevalerie, son combat avec Rodomont, dans un moment où elle se croit obligée de le quitter pour voler au secours de Charlemagne 542. Elle revient sur ses pas, ayant changé de dessein, et décidée à terminer son combat 543. Elle arrive au moment où Roger ayant porté à Rodomont un coup qui l'étourdit et qui lui fait tomber de la main son épée, attend qu'il ait repris ses sens pour recommencer à se battre 544. Rodomont revenu à lui, se reconnaît vaincu en courtoisie, quitte le champ de bataille et va chercher d'autres exploits. Bradamante témoin de cette scène, est curieuse de savoir quel est le jeune brave qui joint tant de générosité à tant de valeur. Roger lui raconte toute sa généalogie, qui remonte jusqu'à Hector, fils de Priam. Il en descend comme Charlemagne. Suivant la tradition romanesque 545, cet empereur venait en directe ligne du grand Constantin, qui eut pour aïeul Constant. Or, Constant avait pour frère Clodoaque, et c'est de ce Clodoaque, de père en fils, que Roger est descendu. Il termine en racontant les malheurs de sa famille, leur ville de Risa, près Reggio, détruite et livrée aux flammes, son père assassiné, sa mère Galacielle accouchant de lui et d'une fille, dans sa fuite, au bord de la mer, et mourant aussitôt après 546; c'est alors que le magicien Atlant le prit, lui et sa sœur, les emporta sur sa montagne, où, tout en voulant l'écarter des dangers de la guerre, il lui a donné l'éducation des héros.
Pendant tout ce récit, l'amour agit dans le cœur de Bradamante. Roger veut à son tour connaître le chevalier qui lui montre tant d'intérêt. La fille d'Aymon lui déclare sa famille, son nom et son sexe. Elle ôte son casque; ses blonds cheveux tombent sur ses épaules; sa beauté paraît avec un éclat qui éblouit le jeune guerrier, et fait naître dans son cœur des mouvements qui lui étaient inconnus 547. Bradamante lui demande en grâce et au nom de l'amour, s'il en a jamais senti pour aucune dame, de lui faire voir les traits de son visage. En ce moment, ils sont interrompus par une troupe de Sarrazins qui les attaquent tous à la fois. Pour les combattre et les poursuivre, il faut que Bradamante et Roger se séparent; et dans ce qui reste du poëme, ils ne se rejoignent plus; mais on voit clairement quelle était l'intention du poëte; il semble avoir légué à l'Arioste le soin de la remplir.
Bradamante attaquée à l'improviste et lorsqu'elle était sans casque, est blessée grièvement à la tête. Surprise et non effrayée, elle défie au combat tous ces lâches; elle en tue ou disperse une partie, tandis que Roger tue et disperse le reste. La guerrière n'est satisfaite que lorsqu'elle a fendu en deux jusqu'à la ceinture le Sarrazin qui l'a blessée 548. Elle s'obstine à en poursuivre un autre qui fuit long-temps devant elle à travers les bois. Elle l'atteint enfin et le tue; mais elle est surprise par la nuit. Elle était blessée, accablée de fatigue et perdait beaucoup de sang; elle trouve heureusement un ermitage 549, où un vieil ermite la reçoit, la panse et la guérit, après avoir, selon le privilége du poëme romanesque de mêler le comique au sérieux, avoué que n'ayant pas vu d'homme le venir visiter depuis soixante ans, il l'a d'abord prise pour le diable.
Cette idée lui revient et le frappe bien plus encore, lorsque, voulant panser la blessure du jeune chevalier, il lui découvre la tête et voit flotter une chevelure de femme; il croit que c'est le diable en personne qui a pris cette forme pour le tenter 550; mais enfin revenu de ses terreurs, il commence la cure en coupant les beaux cheveux de Bradamante comme ceux d'un jeune garçon 551; et ces cheveux courts sont la source de l'erreur où tombe un moment après la tendre Fleur-d'Epine, qui la prend pour un jeune et beau guerrier, et sent pour elle tous les feux de l'amour. C'est le commencement d'une aventure fort vive, dont l'Arioste a fait un de ses épisodes les plus piquants, mais aussi l'un des plus libres 552.
Là, furent interrompus les chants du Bojardo, et l'on ne peut savoir, ni s'il avait réservé pour dénoûment à cette douce erreur de Fleur-d'Epine l'espiéglerie de Richardet, jeune frère de Bradamante, ni ce qu'il comptait faire de Roland et de son amour pour Angélique, ni ce que seraient devenues plusieurs des autres aventures qu'il avait préparées et conduites jusqu'alors avec tant d'imagination et tant d'art. Ce qui n'est pas douteux, ce sont les desseins qu'il avait sur Roger et sur Bradamante, destinés tous deux à s'unir pour être la tige glorieuse des princes de la maison d'Este. Il est fâcheux pour sa gloire qu'il n'ait pu achever ce qu'il avait si heureusement commencé, mais l'art y a gagné sans doute; car l'Arioste ne fût pas revenu sur un sujet déjà complètement traité; et le Roland furieux n'existerait pas.
Le poëme du Bojardo, tel qu'il a été laissé par son auteur, a contre lui la grande supériorité du poëme de l'Arioste, la supériorité non moins marquée de la manière dont l'ingénieux Berni le refit, après que l'Arioste eut montré la véritable façon de traiter ces romans épiques, et enfin l'insipidité du continuateur Agostini, qui ajouta trente-trois chants aux soixante-dix-neuf du Bojardo, les remplit d'inventions si pauvres, et les écrivit d'un style si plat, qu'ils sont tout-à-fait illisibles, et qu'ils détournent de lire l'ouvrage imparfait, mais beaucoup meilleur du Bojardo, avec lequel ils paraissent toujours. Ce Niccolo degli Agostini était un Vénitien établi à Ferrare, auteur de quelques poésies médiocres 553, et d'une traduction des Métamorphoses d'Ovide, entièrement effacée par celle de l'Anguillara. Après la mort du Bojardo, et lorsqu'il existait déjà quatre ou cinq éditions de son poëme 554, il se crut en état de l'achever. On dit que ce fut un duc de Milan qui l'y engagea 555; dans ce cas, ce serait François-Marie Sforce, qui ne fut rétabli qu'en 1525, et qui n'est connu que par ce seul trait dans l'histoire des lettres; mais il est singulier que l'idée en soit venue à ce duc, et plus singulier encore qu'elle ait pu être adoptée et exécutée par ce poëte, lorsqu'il avait déjà paru deux éditions du Roland furieux 556. Il y a un degré de médiocrité que rien ne décourage.
Note 554: (retour) 1. In Scandiano, per Pellegrino Pasquali, (sans date; mais elle doit avoir été faite vers 1495, par les soins du comte Camillo, son fils aîné, qui avait alors établi une imprimerie dans son fief de Scandiano. Tiraboschi, Bibliothèque Modanesse, t. I, p. 300.) 2. Venezia (aussi sans date, mais antérieure à 1500, id. ibid.) 3. Venezia, 1506, in-4º. 4, ibidem, 1511. 5. Mediolani, 1513, in-4º., etc.
Les trois ou quatre différentes parties de l'action poétique que le Bojardo avait entrepris de mener de front ne se trouvent pas de suite dans son poëme comme je viens de les exposer. L'une est interrompue vingt fois par des incidents qui appartiennent à l'autre, et l'interrompt ensuite à son tour; quelquefois elles se croisent et s'entrelacent toutes de cette manière. C'est une des formes particulières du roman épique qui y fut introduite dès l'origine. Elle est très-commode pour le poëte, mais souvent elle devient fatigante pour le lecteur. Les anciens romanciers qui manquaient d'art, voulant embrasser un grand nombre d'événements et promener leurs héros dans toutes les parties du monde, trouvèrent cet expédient pour ne se pas occuper long-temps du même objet, et pour mener ensemble autant qu'ils voudraient d'actions diverses. Ils en commencent une, et la laissent pour s'occuper d'une seconde, qu'ils abandonnent pour une troisième. Renaud est-il en scène? Ne parlons plus de Renaud, disent-ils, et voyons ce que fait Roland. Est-ce Roland dont ils vous parlent? Ils le quittent, et courent à Balugan ou à Gradasse. Bradamante est-elle en péril? Elle saura bien s'en tirer; mais courons sur les pas d'Astolphe ou du magicien Maugis. D'un repas ils vous transportent à une bataille, de la description d'un jardin à celle d'un naufrage, et d'un bout de la terre à l'autre.
Depuis les premiers et informes essais de l'épopée romanesque, cela est ainsi. Beuves d'Antone, la reine Ancroja, la Spagna, le Morgante même, et à plus forte raison le Membriano, sont tous morcelés de cette manière. Nous avons déjà vu en quoi le Bojardo crut devoir imiter ses devanciers et en quoi il s'écarta d'eux. Apparemment il trouva cette méthode trop favorable pour ne la pas suivre; et comme l'intrigue de son Roland est plus compliquée que celle d'aucun des autres poëmes, il a plus souvent recours à cette formule. Ce n'est pas seulement d'un chant à l'autre qu'il change et le lieu de la scène et les acteurs, c'est très-souvent quatre ou cinq fois dans le même chant. On peut ouvrir presque au hasard celui qu'on voudra, on n'aura pas lu une vingtaine d'octaves qu'on se trouvera interrompu de cette sorte, pour l'être encore quelques octaves plus loin, et passer ainsi de secousse en secousse, sans repos et en apparence sans ordre; mais il y a dans cette marche décousue un ordre caché qui fait que le poëte se retrouve toujours où il veut être, et qu'il fait aller d'un mouvement égal toutes ses intrigues à la fois.
Pour varier ses transitions, il y en a qu'il ne prend pas sur son compte, et qu'il attribue à Turpin. «Turpin nous quitte ici, dit-il, pour aller retrouver Renaud, ou Roland, ou Rodomont, ou tout autre; allons le chercher avec lui.» Cette manière plaisante de faire intervenir le vieux chroniqueur Turpin pour des choses dont il n'est pas du tout question dans sa chronique est, comme nous l'avons déjà observé, une des tournures anciennes dont hérita le Bojardo, et qu'il transmit à ses successeurs. Par exemple, il finit le portrait de la belle Marfise en disant qu'elle était un peu brune et très-grande. Turpin l'a vue, ajoute-t-il, et c'est ainsi qu'il en parle 557.»
Cette même Marfise donne à Renaud un coup de gantelet si terrible que le sang lui jaillit par le nez, par la bouche et par les oreilles. «Je m'étonne très-fort de ce coup, dit le poëte; mais Turpin l'écrit comme je vous le dis 558.» C'est presque mot pour mot le joli trait de l'Arioste:
Mettendo lo Turpino, anch'a lo messo.
(Orl. Fur. C. XXVIII, st. 2.)
S'il veut donner une idée de la force de Roland, «Roland, dit-il, avait une force si prodigieuse qu'il portait autrefois, comme le dit Turpin, une grande colonne toute entière depuis Anglante jusqu'à Brava; cela est ainsi dans son livre 559.» Si c'est un énorme éléphant qu'il veut peindre, il accuse Turpin d'en avoir exagéré les dimensions. «Mon auteur dit, et ja ne puis le croire, qu'il avait trente palmes de hauteur et vingt de grosseur. Si cela n'est pas entièrement vrai, je l'excuse, car il ne le savait que par ouï-dire 560.» Et un peu plus bas, en parlant des jambes de ce monstrueux animal: «Turpin dit que chacune était aussi grosse que le buste d'un homme l'est à la ceinture. Je n'ai pas, ajoute-t-il, de preuve démonstrative à vous donner, n'en ayant pas alors pris la mesure 561.»
Où donc le savant et judicieux Gravina pouvait-il trouver matière à cette si grande différence qu'il met entre le poëme de Pulci et celui de Bojardo? Il y a sans doute dans celui-ci beaucoup moins de bouffonneries; le génie de l'auteur paraît naturellement plus grave et plus porté au grand; mais n'est-ce pas quelquefois un tort de traiter sérieusement des choses folles? Et l'une des causes de l'ennui que l'on éprouve en lisant le Bojardo ne vient-elle pas de ce qu'il a eu souvent ce tort-là?
Un grand et incontestable avantage qu'il a sur les autres romanciers de ce temps, c'est en général son respect pour la décence et pour les mœurs. Elles ne sont peut-être blessées qu'une ou deux seules fois dans son poëme; et parmi tant d'aventures galantes, il n'en est pas davantage, du moins quant à l'expression, où l'on puisse lui reprocher d'avoir offensé la pudeur. L'une est l'aventure de la belle et tendre Fleur-de-Lys avec son cher Brandimart; elle ne l'avait pas vue depuis long-temps; elle le retrouve seul dans un vallon délicieux et solitaire, se jette dans ses bras, le délivre elle-même de toutes les pièces de son armure, et se dédommage avec lui, sans délai comme sans réserve, du temps qu'elle avait perdu, dédommagement dont le poëte ne nous épargne aucune circonstance 562. Le second exemple est dans le récit qu'une belle dame fait à Roland et à Brandimart de la jalousie de son vieux mari, de l'idée fausse et incomplète qu'il lui avait donnée des derniers plaisirs d'amour, et de la douce manière dont elle fut détrompée par un jeune amant 563. Mais ces deux traits ne suffisent-ils pas pour rendre difficile à comprendre comment la sévérité de Gravina s'accommodait de vivacités pareilles, et comment il trouvait tant de ressemblance entre une sorte d'épopée où l'on pouvait oser se les permettre, et la noble et chaste épopée des Grecs et des Romains?
Quant au style, il nous conviendrait mal de vouloir en être juges dans une langue qui n'est pas la nôtre, et dont les délicatesses sont infinies; mais il paraît que celui du Bojardo n'avait ni la grandeur qui eût été nécessaire pour le projet qu'on lui suppose de donner à l'Italie un poëme rival de l'épopée antique, ni la grâce et la légèreté qu'exigeait le poëme romanesque. Ses locutions, le tour de ses vers, la chute de ses stances ne nous paraissent pas de beaucoup supérieurs à ce qu'ils sont dans les deux derniers poëmes dont nous avons parlé. Son expression n'a ni l'originalité souvent poétique du Mambriano, ni surtout cette élégante naïveté qui nous charme dans le Morgante; enfin il était certainement poëte par l'imagination; mais on risque peu de se tromper en disant qu'il l'était beaucoup moins par le style.
Nous allons enfin nous occuper de celui qui le fut de toutes les manières, et que le génie, l'étude et le goût contribuèrent également à placer parmi les poëtes du premier rang.
CHAPITRE VII.
L'ARIOSTE.
Notice sur sa vie; observations préliminaires sur l'ORLANDO FURIOSO; analyse de ce poëme.
Il n'est peut-être aucun poëte qui ait donné lieu à des jugements si divers et si contradictoires que l'auteur du Roland furieux. Divinisé par les uns, presque méprisé par les autres, toujours apprécié par un enthousiasme aveugle ou par une prévention injuste, rarement par une raison éclairée et sensible, son sort fut de marcher, plus qu'aucun autre homme de génie,
Il faut cependant remarquer que ce n'est point le même public ni la même nation qui varient ainsi sur son compte. Dans sa patrie, il est presque généralement regardé comme le plus grand des poëtes. Ceux mêmes qui refusent de le placer seul au premier rang, n'admettent un autre poëte qu'à le partager avec lui, et n'osent faire descendre l'Arioste au second; et si l'on en excepte quelques esprits chagrins, personne ne s'est avisé de traiter avec mépris celui dont la plus grande partie de la nation ne parle qu'en lui donnant le titre de Divin, celui que le seul rival qui pût lui être comparé, appelait lui-même son père, son seigneur et son maître 565.
Note 565: (retour) Le Tasse, dans une de ses lettres, dit en parlant de l'Arioste: Ma l'honoro e me gl'inchino, e lo chiamo con nome di padre, di maestro e di signore, e con ogni più caro ed honorato titolo che possa da riverenza o da effetione essermi dettato. (Lettere poetiche, Nº. 47, ad Orazio Ariosto.)
Cette nation, dont l'Arioste est l'idole, est, ne l'oublions pas, la même qui a vu renaître dans son sein les lettres et les arts, qui les a recueillis fugitifs du sein de la Grèce, à qui le reste de l'Europe a dû toutes ses lumières, et qui, long-temps fertile en imaginations créatrices, a peut-être plus qu'aucune autre le droit de juger des ouvrages d'imagination. C'est au moment de cette heureuse renaissance, au moment où l'on respirait de toutes parts en Italie la fleur des chefs-d'œuvre antiques, où la voix de Léon X y rassemblait toutes les Muses, c'est à cette époque à jamais mémorable que parut le poëme de l'Arioste. Il fut mis au nombre des phénomènes de ce beau siècle, et dans cette patrie des arts et des lettres, trois siècles écoulés ont consolidé la gloire du poëte et confirmé son apothéose.
C'est donc chez les peuples étrangers, ou plutôt c'est presque uniquement en France que sa prééminence poétique est encore un problème. Je voudrais qu'elle cessât de l'être, et qu'après avoir lu ce que je dirai de lui, on comprît du moins très-clairement pourquoi elle n'en est pas un dans sa patrie. Je voudrais qu'on suivît l'exemple de ce grand Voltaire, qui ne rougit point de rétracter, dans un âge avancé, le jugement trop précipité qu'il avait porté de l'Arioste dans sa jeunesse. Il avait eu le malheur de l'exclure du nombre des poëtes épiques, et d'écrire en toutes lettres que «l'Europe ne mettrait l'Arioste avec le Tasse que lorsqu'on placerait l'Énéide avec Don-Quichotte, et Calot avec Corrége 566.» Ce n'est plus ainsi qu'il en parle dans son Dictionnaire philosophique. En apprenant à l'imiter dans le second de ses deux grands poëmes, qu'on nomme moins, mais qu'on relit peut-être plus que le premier, il avait appris aussi à lui rendre plus de justice; et il finit par ces paroles positives l'éloge très-étendu qu'il en fait: «Je n'avais pas osé autrefois le compter parmi les poëtes épiques; je ne l'avais regardé que comme le premier des grotesques; mais en le relisant je l'ai trouvé aussi sublime que plaisant, et je lui fais très-humblement réparation 567.»
Mais avant de parler du poëme de l'Arioste, jetons un coup-d'œil sur sa vie. Nous y verrons peu d'événements, peu de vicissitudes, un malheur assez constant, adouci par le plus heureux caractère, et par des jouissances simples dont la source était en lui, non dans la volonté des hommes ni dans le cours des choses. Quand on personnifie la Fortune, et qu'on lui suppose une action et des conseils, c'est une des injustices qu'on lui reproche le plus que de persécuter ceux mêmes qui ne l'importunent pas de leurs demandes, et de se montrer rigoureuse et sévère pour qui ne sollicite point ses faveurs.
Lodovico Ariosto naquit à Reggio, le 8 septembre 1474. Niccolò Ariosto, son père, gentilhomme ferrarais, mais d'une famille noble originaire de Bologne, avait été dans sa jeunesse majordome du duc Hercule Ier., qui l'employa dans plusieurs ambassades auprès du pape, de l'empereur et du roi de France. Sa conduite dans ces emplois lui mérita les titres de comte et de chevalier, et ce qui était plus solide, de bonnes terres. Le duc le fit ensuite capitaine, ou selon d'autres, gouverneur de Reggio, de Modène, commissaire ducal dans la Romagne, et enfin juge du premier tribunal de Ferrare. Ayant épousé à Reggio une demoiselle noble et riche 568, il aurait pu laisser une fortune honnête, s'il n'avait pas eu dix enfants, cinq garçons et autant de filles. Louis fut l'aîné de tous. Il donna de bonne heure des indices de son génie poétique. Encore enfant, il mit en vers et en scènes dialoguées la fable de Thisbé; il la représentait dans la maison paternelle avec ses frères et sœurs. Il fit même plusieurs autres essais de ce genre. Dès que les parents étaient sortis, ces jeux étaient l'occupation de toute la petite famille, sous la direction de l'aîné.
Envoyé très-jeune à Ferrare pour y suivre ses études, un discours latin qu'il prononça peu de temps après, pour l'ouverture des classes, parut si supérieur à son âge, que l'auteur devint dès ce moment le modèle que tous les pères montraient à leur fils. Bientôt il lui fallut, pour obéir à son père, se mettre à étudier les lois: il le fit, comme plusieurs autres hommes de génie, sans goût, même sans capacité, sans trouver en soi assez d'esprit pour apprendre ce qu'apprennent facilement tant de gens qui n'en ont pas. Quand il eut perdu cinq ans entiers à cette étude, on lui permit enfin de retourner à celles qui lui étaient indiquées par la nature: c'est par où l'on devrait toujours commencer.
Il avait alors vingt ans. Il se remit avec une nouvelle ardeur à étudier les bons auteurs latins. Le savant Grégoire de Spolète fut son guide. Il s'appliqua surtout à lui bien faire entendre les poëtes, et ce fut en expliquant Plaute et Térence que l'Arioste ébaucha ses deux premières comédies, la Cassaria, et i Suppositi. Lorsqu'il était occupé de la première, son père lui fit, n'importe sur quel sujet, une longue réprimande. L'Arioste, qui pouvait la terminer en disant comme Philoctète dans Œdipe: