Jusqu'à la fin du monde
LE CURÉ DE GOUGNY-EN-BIERRE
Les récits qu’on va lire ne sont pas des fictions : ils narrent des faits réels. Mais les personnages qu’ils mettent en scène ayant existé ou existant encore, pour des raisons faciles à comprendre, on a changé quelques noms, et, de même, on a modifié ceux des villages où les événements se sont passés. Pour le surplus, tout est exact et rapporté aussi fidèlement que possible.
L’abbé Moret fut nommé à la cure de Gougny-en-Bierre dans des circonstances assez difficiles. Le prêtre auquel il succédait avait quitté le pays à la suite d’incidents qu’il vaut mieux ne pas spécifier. Et, comme il arrive à la campagne aussi bien qu’à la ville, les habitants de cette grosse commune, déjà peu pratiquants, s’autorisèrent de cette fuite pour décrier le clergé en général et pour s’ancrer dans leurs préventions contre l’Église.
L’évêque du diocèse se rendait compte de l’importance qu’il y avait à désigner pour cette paroisse en perdition un desservant qui fît oublier les souvenirs fâcheux laissés par le précédent titulaire. Après réflexion et enquête, son choix se porta sur l’abbé Moret. Celui-ci était alors professeur au petit séminaire. Son esprit surnaturel, ses mœurs, ses vertus, son zèle sacerdotal l’avaient fait estimer de tous. Ses collègues l’appréciaient à sa valeur ; ses élèves lui témoignaient une respectueuse affection ; parmi les fidèles, on l’estimait grandement. L’évêque, lui aussi, distinguait ce vaillant serviteur de Jésus-Christ et s’il différa quelque temps de l’envoyer à Gougny-en-Bierre, ce fut parce qu’il hésitait à priver son séminaire d’un éducateur aussi accompli. D’ailleurs, il ne lui imposa pas sa nomination. L’ayant convoqué en audience particulière, il ne lui dissimula point les obstacles spéciaux que présentait l’exercice du ministère dans ce village et il conclut : — Je ne m’adresse pas à votre obéissance dont je suis sûr ; je vous demande du dévouement et un pénible sacrifice. Le malheureux que vous remplacerez a mis les choses dans un si triste état que le soin de reconquérir à Dieu vos paroissiens exigera de vous une rare abnégation. Si, toutefois, vous avez des motifs de refuser ce poste de combat, je n’insisterai pas, car je vous connais assez pour admettre qu’ils seront sérieux et que vous n’avez en vue que le bien de l’Église. Je vous accorde deux jours de réflexion.
L’abbé Moret employa ce délai à s’examiner devant Dieu. Il m’a dit depuis que la décision lui avait extrêmement coûté à prendre parce qu’il craignait de ne posséder aucunement les qualités propres à réussir dans la tâche qui lui était présentée. Ceci est tout à l’honneur de son humilité, puisque ces dons existaient en lui à un haut degré comme le prouvèrent les résultats qu’il obtint par la suite. Il eut quarante-huit heures d’angoisse et de prières, puis il sentit que son devoir était là et son parti fut pris. Très triste mais plein de résolution, il se rendit chez l’évêque et lui déclara très simplement qu’il acceptait, sans réticences, sa nomination.
Il faudrait un volume pour exposer dans le détail l’apostolat de l’abbé Moret. D’abord la paroisse était fort étendue : neuf cents âmes à Gougny même, plusieurs hameaux dépendant de la commune et situés assez loin les uns des autres, Macherin, un binage à deux kilomètres et comprenant trois cents âmes.
Ensuite, partout, une hostilité affichée ou sournoise. Une poignée de croyants sincères s’affligeaient de constater cette malveillance presque unanime. Mais, timides, paralysés par le respect humain, ils semblaient s’y associer en manquant la messe et en se gardant de mettre les pieds au presbytère. L’abbé Moret sut leur inculquer qu’ils avaient le devoir d’affirmer leur foi et de démontrer par leur exemple qu’il était absurde autant qu’injuste de faire supporter à la religion la peine des fautes commises par un prêtre dévoyé. Il sut si fortement toucher ces âmes en désarroi, stimuler chez elles la piété agissante qu’il eut assez vite un noyau de partisans qui lui devinrent des auxiliaires. Peu à peu son influence s’accrut ; bientôt son labeur continuel et l’ascétisme exemplaire qui réglait sa vie lui amenèrent nombre de ses paroissiens, même parmi ceux qui s’étaient montrés d’abord les plus récalcitrants. Comme on l’observait de fort près, on ne tarda pas à remarquer que s’il se refusait tout bien-être, son austérité personnelle ne l’empêchait pas de compatir aux souffrances de ses ouailles et de leur montrer une affection sans limites. Le jugement porté sur lui se formula en ces termes : — Notre nouveau curé est dur pour lui-même mais combien il est doux aux autres !
Ce qui contribua beaucoup à lui ouvrir les cœurs c’est qu’ayant apporté avec lui une certaine fortune, il la dépensa jusqu’au dernier sou pour le bien de la paroisse. Non seulement l’église fut réparée et les ornements du culte augmentés et embellis, mais il fonda un dispensaire où des secours, des remèdes et des consultations médicales furent donnés gratuitement aux pauvres. Puis il bâtit un ouvroir et il réussit à y grouper les jeunes filles pour des travaux de couture destinés à des œuvres charitables. Un peu plus tard, il institua pour les jeunes gens une société de tir dont il fournit le matériel.
On n’énumère ici que les plus apparents de ses bienfaits. Mais il importe d’ajouter que ses aumônes atteignirent les détresses les plus cachées, que son dévouement à tous était infatigable et que, ne s’absentant jamais, il employait toutes ses journées et ses veilles à semer l’esprit de l’Évangile dans les âmes dont il se sentait comptable devant Dieu. Sa mansuétude coutumière ne l’empêchait d’ailleurs pas de montrer de la fermeté lorsque la chose était à propos. C’est ainsi qu’il réprima le pharisaïsme de quelques dévotes au vinaigre qui, se croyant mandatées pour censurer les faiblesses du prochain, lui commentaient la chronique scandaleuse de la région. Sourd à leurs ragots, il leur imposa silence et leur fit comprendre qu’elles n’auraient pas d’influence sur lui. Plusieurs lui en gardèrent rancune et ne s’abstinrent pas de le critiquer avec fiel. Mais, pareil à tous les bons prêtres, il supporta ces avanies comme une tribulation propre à développer en lui la vertu de patience.
Tels furent les traits essentiels de son action. Elle se montra efficace au point que dix ans plus tard, même les incrédules s’écriaient : — Ah ! si tous les curés ressemblaient à l’abbé Moret !… Les croyants disaient : — Avant lui, la paroisse de Gougny-en-Bierre était comptée parmi les plus irréligieuses du diocèse. Voyez comme il l’a régénérée… Et les fidèles ayant absolument le droit de juger leur clergé à la mesure de son zèle au service de Notre-Seigneur, ils ajoutaient : — Combien devraient l’imiter qui, placés dans des conditions analogues, se contentent de gémir en se croisant les bras et abandonnant tout à vau-l’eau. Que Dieu nous envoie beaucoup d’abbés Moret !…
Le prêtre doit être un homme d’abnégation et de sacrifice perpétuel. S’il se borne à distribuer les sacrements comme un rond-de-cuir distribue des papiers administratifs derrière un guichet, il manque à sa vocation. L’abbé Moret n’y manquait pas. Grâce à Dieu, il a encore passablement d’émules dans ce pays de mission que devient de plus en plus la pauvre France. L’inertie sacerdotale reste l’exception. Néanmoins, il n’y aura jamais assez d’apôtres voués ardemment au salut des âmes. Aussi quelle joie l’on éprouve à décrire l’œuvre de l’abbé Moret et avec quel empressement on la met en évidence !
Voici comment je connus ce prêtre de choix. Je résidais à Arbonne, village situé, comme Gougny, contre la lisière ouest de la forêt de Fontainebleau. Six kilomètres environ séparaient les deux communes. Je vivais très solitaire, rédigeant mon livre Du Diable à Dieu et ne sortant que pour monter à la chapelle de Cornebiche qui joua un rôle si décisif dans ma conversion et pour me livrer à de longues promenades sous bois. Ces courses méditatives avaient pour moi un grand charme, d’autant que, depuis toujours, je préfère la société des arbres à celle de la plupart des hommes. Et puis l’oraison s’élève si librement vers Dieu dans le silence de la forêt !
Comme quiconque à la ronde, j’avais entendu parler avec éloge de l’abbé Moret mais je ne le connaissais pas personnellement. Notre première rencontre eut lieu dans un sentier qui traverse le bornage sur le territoire de Macherin. Il venait à ma rencontre, lisant son bréviaire. Quand nous fûmes sur le point de nous croiser, je mis la main au chapeau pour le saluer. Mais il s’arrêta et, ayant oublié sa montre au presbytère, me demanda l’heure. Je le renseignai puis nous échangeâmes quelques phrases. Il se nomma, je fis de même et il me dit qu’il était au courant du motif de ma retraite en Arbonne. Tout de suite j’éprouvai de la sympathie pour lui et j’ai su que, de son côté, il me prit en gré. J’aimais la pureté lumineuse de son regard magnifiant un visage plutôt ingrat, son élocution virile, sans afféterie ni papelardise, sa science des âmes et surtout sa façon nette de mettre en valeur le sens surnaturel de notre existence sur terre. Je crois pouvoir affirmer qu’en retour, la « sauvagerie » qui me tient à l’écart des agitations mondaines ne lui parut point blâmable. Bref, de ce jour une liaison se forma entre nous. J’allais le voir assez souvent. Et c’est au cours de nos causeries que j’ai recueilli de sa bouche les événements rapportés ci-dessous.
Note
Puisqu’au cours des lignes précédentes j’ai nommé Cornebiche, qu’il me soit permis de formuler un éclaircissement au sujet de cette colline où — comme le savent mes lecteurs — s’élève une tour dont l’intérieur contient un autel et que surmonte une statue de la Sainte Vierge. La publication de Du Diable à Dieu y attira et y attire encore un certain nombre de visiteurs. Or, plusieurs personnes m’ont écrit pour s’étonner que le site et ses abords ne correspondissent que partiellement à la description donnée dans mon livre. La chose s’explique pourtant sans peine. En 1906, Cornebiche était fort ignoré. Le sentier qui aboutit au sommet de la colline, tout à fait dégradé, gravissait la pente à travers un pêle-mêle de rocs éboulés et d’arbres tombés. L’escalade en était donc très ardue. De plus la plattière où se trouve la chapelle était parsemée de jeunes bouleaux dont le peu d’élévation ne dissimulait pas le paysage alentour. Mais, depuis, les habitants d’Arbonne ont réparé le sentier, enlevé les obstacles qui le barraient presque à chaque pas. En outre, les bouleaux ont poussé. Ils forment un taillis épais qui arrête le regard à quelques mètres. Il est donc facile de comprendre que ma description, datant d’une vingtaine d’années, ne s’applique plus à l’itinéraire et à l’aspect actuel de Cornebiche.