Jusqu'à la fin du monde
ÉPILOGUE
Enfant-Jésus, je ne suis pas un Mage versé dans toute sorte de sciences et je ne puis te présenter des cadeaux somptueux. Berger hirsute, traînant mon corps maladif, je t’amène quelques brebis boiteuses et dont la toison s’est arrachée aux ronces de la lande où, lorsque je les rassemblai, elles grelottaient sous le vent glacé que souffle le démon.
Je t’apporte aussi une gerbe des fleurs de la forêt où mon âme est née à ta Lumière, où tu l’as détachée des choses périssables, où elle voudrait bien retourner pour y attendre que tu lui fasses franchir le seuil de la Vie éternelle. Voici l’or des genêts, voici l’encens des aubépines, voici, pour figurer les souffrances bienheureuses subies à ton service et le sang que je me réjouirais de verser pour toi, les baies rouges d’une touffe de houx cueillie au bord du sentier qui mène aux clairières de l’oraison.
Maintenant, Roi des pauvres, des affligés et des méprisés, puisque ta Mère me fait signe d’approcher, permets que je me blottisse au fond de l’étable, entre mon frère l’âne et mon frère le bœuf. Comme je suis très las, je m’assiérai sur la paille et je tirerai de mon pipeau les notes assourdies d’un cantique de Noël pour bercer ton sommeil.
Quand la grande paix, annoncée par tes anges aux vagabonds des routes de la terre, m’aura rendu un peu de force, j’irai mendier pour la Sainte-Famille. Ce ne sont point des monnaies que je solliciterai. Je dirai aux gens de la ville :
— Donnez-moi vos âmes ; je les porterai à la Vierge miséricordieuse afin qu’après les avoir blanchies, elle en fasse les langes dont elle enveloppera l’Enfant-Jésus.
Je sais que beaucoup me chasseront en me chargeant d’injures. D’autres s’écrieront : — C’est un fou qu’il ne faut, sous aucun prétexte, recevoir dans notre maison. D’autres : — Les affaires sont les affaires et les intérêts de notre commerce sont incompatibles avec ces fadaises. D’autres : — Nous irons, nous-mêmes, trouver l’Enfant-Jésus, dimanche prochain, si nous avons le temps. Et des scribes chuchoteront : — Nous l’avons fréquenté jadis ce galvaudeux et nous gardons contre lui le grief qu’il ne nous ressemble pas. S’il s’adresse à nous, faisons mine de ne plus le connaître.
Mais je sais également que, dans des ruelles perdues, aux bâtisses sordides, comme sous les balcons de palais tout scintillants des fêtes de la Chimère, je découvrirai plusieurs âmes en détresse pour avoir oublié Dieu. Celles-là entendront ma requête et m’accompagneront jusqu’à la crèche où tu les appelles, Enfant né de nos fautes et de nos larmes pour le salut du monde.
Alors, peut-être le privilège me sera-t-il concédé de chanter à mi-voix : Domine, quinque talenta tradidisti mihi ; ecce enim quinque alia superlucratus sum.
Ensuite, je m’agenouillerai à tes pieds, je poserai ma tête douloureuse sur la pierre de ton berceau, je me recueillerai dans la contemplation de ta divine splendeur et je te demanderai une grâce : non pas celle de guérir, non pas celle de mourir mais celle de veiller sur toi, en silence, avec ta Mère immaculée et ton Père nourricier. Exauce-moi, petit Enfant de Bethléem, mon maître aimé, mon maître adoré Seigneur Jésus-Christ !…
Prière conçue devant l’autel de l’Enfant-Jésus, dans la chapelle des Carmélites de Beaune, le Mercredi des Cendres 1926.
Fin