Jusqu'à la fin du monde
DANS LA FORÊT DE L’ORAISON
Ducam eum in solitudinem et loquar ad cor ejus.
Osée.
Des personnes m’ont parfois demandé pourquoi je n’écrivais pas de romans. Je puis leur répondre ceci : ce n’est pas que je dédaigne cette forme d’art qui, pour ne mentionner que des écrivains appartenant à la littérature catholique, nous a donné Huysmans, Benson, Bazin, d’autres encore. Mais on n’écrit pas les livres qu’on veut. En ce qui me concerne, du jour où j’entrai dans l’Église je n’eus plus qu’une pensée : la servir selon mes moyens et de la façon dont il plairait à Dieu de faire vibrer pour sa louange les cordes du pauvre violoncelle que je suis. Or, sauf une fois avec le Règne de la Bête, les sujets que sa Grâce m’invitait à traiter ne comportaient pas l’affabulation du roman. Davantage encore : ils m’étaient, pour ainsi dire, imposés. Ainsi, fort peu de jours avant de commencer la Vie de Sainte Marguerite-Marie, je ne me doutais nullement que ce travail ardu me serait désigné. J’estime superflu de raconter dans quelles circonstances je fus amené à l’entreprendre. Je me bornerai à spécifier que, pour ce livre comme pour d’autres avant et après, j’ai obéi, avec simplicité, à une suggestion d’ordre intérieur dont je ne pouvais méconnaître l’origine.
Ce qu’il n’est permis d’ajouter c’est que mon goût de la solitude s’adaptait à merveille à l’élaboration des volumes où je me suis efforcé de mettre en évidence, pour quelques-uns, le sens surnaturel de notre vie transitoire en ce bas monde.
La solitude, je l’ai toujours aimée. Même dans ma jeunesse, alors que je me bouchais les oreilles pour ne pas entendre l’appel de Dieu, je la préférais aux villes toutes retentissantes du vain bavardage des hommes. Il y avait donc bien des années que je me tenais à l’écart de leurs colloques lorsqu’il plut à la miséricorde divine de me convertir. Et je ne crois pas téméraire de penser que cette inclination me prédestinait à la tâche que je remplis depuis vingt ans : montrer Dieu à ceux de mes contemporains qui le négligent ou qui mettent leur amour-propre à l’ignorer. Car ce n’est que dans la solitude et le silence qu’on apprend à Le connaître — et, par conséquent, à L’aimer.
Comme le savent les lecteurs de Du diable à Dieu, c’est dans la forêt de Fontainebleau que je reçus les premières touches de la Grâce illuminante. Là, plus que partout ailleurs, et longtemps avant ma conversion, j’avais éprouvé les bienfaits de l’existence en pleine nature et j’avais eu à me féliciter de ne m’être pas reclus dans l’idolâtrie de l’art exclusif, de n’être pas devenu, comme tant de mes confrères, un de ces scribes monotones qui semblent avoir un fouillis de papier imprimé ou griffonné à la place de la cervelle et un pot rempli, jusqu’au bord, d’une encre épaisse à la place du cœur. Là, quand sonna pour moi l’heure de Dieu, je réalisai ce que signifiait la phrase de Saint Bernard : Aliquid amplius invenies in silvis quam in libris. Oui, là, parmi les peuplades harmonieuses des grands arbres, je sentis mon âme se développer au souffle du Paraclet et je connus que cet épanouissement radieux réduisait à rien la fausse sagesse que j’avais si longtemps recherchée dans des livres où la Vérité unique n’avait point de part.
Du diable à Dieu, c’est le procès-verbal, exact dans ses moindres détails, de mes états d’âme à l’époque de ma transformation miraculeuse et non, comme certains se le sont figuré, un récit « arrangé », truqué selon les formules du métier littéraire. Les esprits vraiment religieux qui voulurent bien me lire ne s’y trompèrent pas. Je n’ai pas à insister sur ce point et si j’y reviens ici, c’est parce qu’on m’a demandé de préciser la manière dont l’oraison germait, grandissait, fleurissait alors en moi, m’imprégnait de clarté divine. Je ferai cet exposé non par gloriole d’une faveur purement gratuite mais parce qu’il peut être utile à certaines âmes que Dieu oriente vers la contemplation infuse. Du moins, on me l’affirme. J’essayerai donc de satisfaire mes correspondants. Toutefois, qu’ils ne perdent pas de vue que cette analyse sera forcément incomplète : les opérations de la Grâce dans une âme de bonne volonté gardent toujours de l’indicible.
Il importe tout d’abord de rappeler qu’en ce temps-là mon ignorance religieuse était à peu près totale. Rien, ni mon genre de vie, ni mes lectures, ni mes habitudes de pensée n’était de nature à la dissiper. Je n’appartiens donc point à cette catégorie d’hommes à qui la foi catholique fut inculquée dans leur enfance, qui s’en écartent par la suite mais qui en gardant du moins une vague mémoire, n’ont à faire qu’un effort relativement minime pour en reprendre la pratique lorsque Dieu les dispose à se convertir. Non seulement je ne savais rien mais encore, par éducation, par entraînement et par un penchant originel à repousser toute discipline de l’âme, je nourrissais les plus fortes préventions contre l’Église. Par suite je n’étais donc nullement préparé à croire, quand la notion du Divin me fut révélée à l’improviste comme il est rapporté au premier chapitre de Du diable à Dieu.
Ceci posé, l’on saisira combien, au cours de mes longues méditations solitaires sous les ombrages de la forêt, j’apportais une sensibilité toute neuve aux joies et aux souffrances que me valait l’infiltration progressive du Saint-Esprit dans ma vie intérieure. Je souligne que son action m’était tour à tour, et quelquefois simultanément, douloureuse et suave ; mais je dois mentionner que, dans l’un et l’autre cas, si intense fût-elle, il n’en résultait nul trouble, nulle anxiété. Au contraire, j’éprouvais un sentiment de confiance dans la Force mystérieuse qui se rendait de la sorte maîtresse de mon être. Il s’ensuivait une paix sans égale où mon âme, naguère si versatile, se reposait amoureusement dans la contemplation des splendeurs de la certitude.
Et c’était bien un état de contemplation passive car, en cette phase de ma conversion, je n’argumentais ni ne discutais. Je m’ouvrais à la Grâce, je l’absorbais comme une terre longtemps durcie par un gel rigoureux s’amollit avec délices pour laisser ses molécules s’imbiber des gouttes tièdes d’une pluie de printemps.
Parfois ma contemplation prenait l’aspect d’une réminiscence : on eût dit que je me souvenais de choses que je n’avais cependant ni connues ni pu connaître durant les années antérieures. Parfois aussi je voyais se lever en moi des images aux contours d’une netteté insolite et qui, baignées d’une blanche lumière, se succédaient devant les yeux de mon âme.
La Grâce se manifestait encore d’autre façon. Je tâcherai de dire comment dans les lignes suivantes. Mais je tiens, avant tout, à répéter qu’elle me conquit d’abord par son infusion persistante dans les domaines de la sensibilité et de l’imagination et non par le raisonnement ou par une spéculation quelconque de l’intelligence. Et c’est ainsi que naquit en moi le sentiment habituel de la présence de Dieu.
Ce sentiment, je l’éprouvai, au début, selon la formule si vraie du psalmiste : Timor Domini initium sapientiae : la crainte du Seigneur est le commencement de la sagesse. Mais qu’on n’aille pas se méprendre ; ce n’était point de l’effroi que je ressentais. En l’occurrence, rien de semblable à la panique d’un voyageur qui, entendant gronder un orage sur sa tête, cherche, d’un cœur éperdu, l’abri où échapper à la foudre. C’était l’intuition, pleine de respect, que de l’Énergie radieuse dont j’étais comme circonscrit émanait toute beauté, toute bonté, toute justice — la perfection absolue. Alors, faisant un retour sur moi-même, je découvrais à quel point mon âme était encore loin de ressembler à ce divin modèle. Je voyais mes fautes coutumières, mes penchants mauvais comme des taches sur cette Lumière et je concevais que pour mériter la sollicitude adorable qui m’investissait de la sorte, je devais travailler assidûment à réprimer ceux-ci, à effacer celles-là.
S’il n’y avait eu que moi pour acquérir les vertus nécessaires, j’aurais certainement échoué. Mais chaque fois que j’accomplissais un effort dans ce sens, je me sentais doucement encouragé à la persévérance. Quelqu’un était là qui m’aimait — j’en avais conscience d’une façon très forte — qui guidait mes pas incertains, qui fortifiait en moi la volonté de lui plaire. Ah ! je n’étais plus seul ainsi que je l’avais été si longtemps parmi les hommes.
Savourant cette sécurité, j’entrais souvent dans un recueillement profond où je demeurais entièrement absorbé par la contemplation de l’Être qui daignait me prodiguer ses richesses et m’inculquer le désir croissant de m’en rendre digne. Je perdais la notion de la durée et de l’espace. Je demeurais immobile, tout ravi en Dieu, pendant des minutes ou, peut-être, pendant des heures. En cet état, je ne pouvais articuler la moindre parole mais mon âme entière se fondait en une oraison silencieuse de gratitude et d’amour.
Lorsque je revenais au sentiment des spectacles d’ici-bas, je les trouvais bien incolores. Certes, avant que la Grâce m’eût touché, j’avais connu des moments admirables à dénombrer les charmes multiples de ma chère forêt. Mais que c’était peu de chose en comparaison de la beauté de Dieu telle que je la percevais à présent au dedans de moi. Comme l’éclat de ce Soleil intérieur reléguait dans l’ombre le soleil périssable qui se joue à travers les ramures ondoyantes !…
Ensuite je commençai d’apprécier à leur suprême valeur les vertus que la Grâce faisait éclore en moi. Ayant vécu jusqu’alors dans l’esprit de révolte et dans la complaisance au péché, je me trouvais comme transporté dans une terre inconnue, dans une contrée miraculeuse, toute parée de fleurs dont les nuances et les parfums m’attiraient d’autant plus que je les découvrais pour la première fois. A les regarder, à les respirer, l’envie me venait d’en greffer les sauvageons de mon âme conformément aux préceptes de la Loi divine. Je tentai tout de suite cette besogne salutaire. J’y mettais de la maladresse, mais Dieu ne cessait de venir en aide à mon inexpérience.
Ce dont je me souviens également, c’est de la surprise que me causait ma docilité. N’ayant jamais obéi qu’aux impulsions de ma nature violemment indépendante, je demeurais stupéfait à constater que je prenais plaisir à me soumettre et que cette humilité imprévue me valait des joies plus intenses et surtout bien plus pures que celles dont j’avais coutume de repaître mes instincts.
Dans un des plus beaux poèmes de Sagesse, Verlaine a parfaitement exprimé cet éveil d’une âme désormais éprise de la vertu, frémissante d’amour de Dieu mais tellement inaccoutumée à la vie chrétienne. Je ne saurais mieux faire que de le citer :
C’est alors qu’intervint la volonté. Le poète Lucrèce la définit, avec une superbe vigueur, une puissance arrachée aux destins, fatis avulsa potestas. Or, le destin que m’eût assigné mon passé, si Dieu n’était intervenu, ç’aurait été de continuer à poursuivre, jusqu’à la fin de mes jours terrestres, les illusions qu’une conception athée de l’existence faisait miroiter devant moi. Mais je ne le pouvais plus. La Vérité unique s’imposait à mon âme si impérieusement qu’il me fallait vouloir vivre pour Elle.
Je voulus — mais il y eut, en effet, arrachement, car ce divorce avec mes habitudes et mes mœurs anciennes n’alla point sans de vives souffrances. Ce furent ces combats et ces rechutes momentanées dans le mal que j’ai décrits tout le long de Du diable à Dieu. Notre nature déchue est si foncièrement encline au péché que, même étreinte par la Grâce, elle tendrait toujours à retourner au Démon si la volonté, vivifiée d’En-Haut, ne lui barrait la route. C’est ce que saint Thomas d’Aquin a lucidement indiqué lorsqu’il posa cet axiome : l’amour de Dieu est dans la volonté.
La volonté se fortifie en s’unissant à l’oraison. Et cette alliance engendre ce recours constant à Dieu, — source et principe de toutes les énergies rédemptrices — qu’on appelle la foi et qui est, en somme, de la volonté arrivée, surnaturellement, à sa plus grande concentration.
Dès que j’eus senti la foi garder toutes les avenues de mon âme, je saisis la nécessité des sacrements pour la maintenir solide contre les attaques du Mauvais. J’allai au prêtre en m’écriant : Cor contritum et humiliatum Deus non despicies !…
En résumé : pour opérer ma conversion, Dieu me prit d’abord par le sentiment irrésistible de sa présence, puis par la contemplation de sa parfaite beauté. Ensuite il me fit imaginer les attraits et les bienfaits de la vertu. Par là, il suscita en moi le besoin irrésistible de me purifier par la pénitence et la réforme de mon âme afin que je méritasse désormais sa miséricorde adorable. Quand je me fus confessé, pour mûrir les fruits de mon rachat, il me reçut à la Sainte Table. L’Eucharistie m’illumina de clartés nouvelles. Mon intelligence fut conquise à son tour. J’étudiai ; j’assurai les fondements de ma certitude. Et ainsi je sus que les affirmations des sophistes qui déclarent la foi incompatible avec la raison ne sont que du vent et que croire en Dieu est une chose infiniment raisonnable.
Assez parlé de moi. Les pages ci-après contiennent le sujet principal de mon livre. Puissent-elles accroître chez quelques-uns le désir de rester fidèles à Notre-Seigneur dans la solitude où l’abandonne une société qui se détourne de Lui toujours davantage. — Par moi-même, je ne vaux rien, je ne puis rien ; je ne suis qu’une lanterne fumeuse. Mais peut-être que, sanctifiant ce lumignon, le Soleil incréé daignera l’alimenter d’une parcelle de sa splendeur pour sa gloire — et non pour la mienne.