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Jusqu'à la fin du monde

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UNE FEMME PRATIQUE

Une après-midi de printemps, l’abbé et moi, nous déambulions à travers la forêt. Quoiqu’il l’aimât beaucoup, ce n’était pas souvent que mon saint ami pouvait se donner cette récréation. Journellement, les mille occupations où l’absorbait l’exercice fervent de son ministère ne lui laissaient point de loisir. Il fallut même qu’il eût à visiter la femme souffrante d’un garde dont la maisonnette se trouvait à proximité de la futaie du Bas-Bréau pour qu’il consentît à m’accompagner. Son office charitable une fois rempli, je parvins à lui persuader de faire, en ma compagnie, un détour sous les arbres avant de regagner le village par le plus long. Le soleil trempait d’or fluide les frondaisons. Des souffles tièdes caressaient la tendre verdure des feuillages nouveau-nés. Un parfum de miel, avec une fine pointe d’amertume, s’exhalait des aubépines en fleurs. Comme c’était le temps de Pâques, la joie de la Résurrection se mêlait dans nos âmes au plaisir de nous imprégner de la jeune lumière qui se jouait parmi les ramures et de respirer cette atmosphère fortifiante. Je me sentais tout heureux de constater que notre flânerie faisait du bien au cher Curé. Un sang plus vif colorait ses joues d’ordinaire fort pâles ; sa haute taille, un peu voûtée par des fatigues excessives, se redressait ; il marchait d’un pas allègre en échangeant avec moi les plus gais propos.

Comme nous revenions par la belle route, ombragée de hêtres et de chênes centenaires, qui conduit à Fontainebleau, nous vîmes venir à notre rencontre une dame portant un petit panier au bras. Dès qu’elle approcha, je distinguai, à sa toilette et à son chapeau, que ce n’était pas une paysanne en quête de bois mort ou de champignons hâtifs. Elle avançait avec nonchalance et se baissait parfois pour cueillir sur le bord du chemin des campanules et des anémones. Or, aussitôt qu’à quelque distance elle eut reconnu l’abbé Moret, elle s’arrêta net, se consulta un moment puis, hâtant son allure, se jeta dans un sentier de traverse qui s’enfonçait au cœur du taillis. Il était évident qu’elle fuyait le prêtre.

— Hé, dis-je, monsieur le Curé, voilà une personne qui ne semble pas du tout disposée à vous adresser la parole !

L’abbé Moret eut un sourire triste : — Je la connais bien, dit-il, c’est Mme veuve Marival et j’ai, en effet, des raisons de savoir que ma présence lui est désagréable.

Il se tut et s’absorba dans une rêverie qui lui assombrissait le visage. Conjecturant qu’il y avait là quelque secret ressortissant à sa fonction, je m’abstins de le questionner et nous fîmes quelques centaines de mètres en silence. Alors, esquissant un geste comme pour écarter une idée pénible, le Curé reprit : — Je ne vois pas pourquoi j’hésiterais à vous confier le motif de l’aversion que Mme Marival nourrit à mon égard. La chose ne relève nullement du confessionnal et elle porte sur de déplorables états d’âme. Je vais donc vous la conter en vous priant de n’en point épiloguer dans le pays.

— Cela va sans dire, répliquai-je.

— Il y a quatre ans, commença le Curé, un ménage bourgeois sans enfants, les Marival, arrivant de Paris et ayant acheté une maison confortable à Gougny, s’y installa avec un mobilier qui indiquait de l’aisance. Ils vinrent d’abord assez régulièrement à la grand’messe le dimanche. Ainsi que j’en ai l’habitude pour tous mes paroissiens, à moins que ceux-ci ne me fassent entendre sans ambages qu’ils ne désirent pas de relations avec moi, je me présentai chez les Marival. Je fus reçu d’une manière affable et même empressée par le mari. Quant à la femme, elle ne me témoigna qu’une politesse sèche qui me donna l’impression qu’elle se tenait en garde contre la soutane. Il y avait quelque chose de si méfiant et, à la fois, de si astucieux dans son regard ! A divers indices, je découvris que c’était elle qui exerçait l’autorité dans la maison ; comme on dit vulgairement, « elle portait les culottes ». M. Marival pliait sous elle. Toutefois, s’il ne la contredisait jamais, s’il semblait approuver les aphorismes sèchement positifs qu’elle émettait, je remarquai qu’il lançait parfois, à la dérobée, de son côté des coups d’œil où se peignait plus de crainte et de timide révolte que d’affection conjugale. Bref, j’eus lieu de me convaincre qu’il devait exister entre eux un sujet de dissentiment qui, pour ne pas s’afficher en public, amenait peut-être des heurts dans le tête-à-tête. Plusieurs faits me confirmèrent, depuis, le bien-fondé de cette induction. Par exemple, au bout de quelques mois Mme Marival ne parut plus à l’église qu’aux grandes fêtes. Encore était-il visible que le souci d’observer les convenances avait plus de part à cette ponctualité très relative que la notion d’un devoir de piété à remplir. En somme, elle rendait au Bon Dieu des visites espacées pour l’apparence de même qu’elle échangeait des politesses cérémonieuses avec les quelques dames notables de la commune. Cela l’ennuyait mais c’était « comme il faut » et faisait partie des conventions sociales. Elle s’y adaptait donc pour ne pas encourir le reproche de singularité. — Rien de plus.

Au contraire, M. Marival devint de plus en plus pratiquant. Non seulement il se montrait fort exact à la messe du dimanche mais j’eus le plaisir de le compter parmi les assistants aux messes de la semaine. La chose se fit assez rapidement. D’abord il occupa son prie-Dieu un ou deux matins, puis ce fut bientôt tous les jours. Son attitude était fort recueillie et j’étais édifié par l’attention avec laquelle il suivait le Saint-Sacrifice. Vous savez : certaines expressions de physionomie ne sauraient leurrer un prêtre nanti de quelque expérience. Cependant j’observai aussi qu’il ne se confessait ni ne communiait. Même point à Pâques. Je m’aperçus également qu’il était toujours triste. Il y avait de l’angoisse et du trouble dans sa prière. Je ne trouvais pas en lui cette sérénité départie à ceux des fidèles qui vivent en paix avec Dieu. On eût dit que cette âme supportait un fardeau écrasant dont elle n’osait pas se débarrasser. Vous pensez bien que je me tenais prêt à lui venir en aide, que j’épiais l’occasion de le faire et que je suppliais le Seigneur de me la fournir. De son côté, M. Marival semblait désireux de me fréquenter davantage. Mais qu’il y mettait de précautions ! Il n’entrait jamais au presbytère. Lorsque je le rencontrais dans les rues du village, il évitait de me parler. Cette réserve étrange me donnait à croire que sa femme lui avait interdit d’entrer en rapports suivis avec moi et qu’il redoutait d’enfreindre la règle qu’elle lui imposait. D’ailleurs Mme Marival se manifestait de plus en plus hostile à ma personne. Son accueil, quand je me risquais dans son salon, était si revêche que j’aurais pu m’en offenser. D’autre part, M. Marival, tout le temps que durait ma visite, avait l’air au supplice, comme dans l’attente d’une algarade de sa terrible compagne. Pour lui éviter des ennuis, je m’abstins désormais de sonner à leur porte.

Or si, comme obéissant à une consigne, M. Marival se gardait de venir chez moi ou de m’aborder en public, je m’aperçus bientôt qu’il cherchait à m’entretenir sans témoins qui pussent rapporter à sa femme que nous nous abouchions. Soit lorsque j’allais à Macherin vers l’aube, soit lorsque je revenais, au crépuscule, de quelqu’un des hameaux environnants, je le voyais surgir d’un fourré où je crois bien qu’il se blottissait pour me guetter au passage. Parfois il feignait que notre rencontre fût fortuite ; parfois, il ne se mettait pas en peine d’explications. Toujours il offrait une mine embarrassée, mais où je démêlais quand même du plaisir à me parler librement. Inutile de préciser que je me prêtais de mon mieux à son besoin d’expansion. Nous eûmes ainsi plusieurs colloques que je m’efforçais de diriger vers les choses de Dieu. Mais à chacune de mes tentatives, il manifestait de la gêne, détournait l’entretien ou le laissait tomber comme s’il n’avait pas entendu, ou encore, il me quittait brusquement. De toute évidence, son secret ne voulait pas sortir. Il s’était mis en chemin avec l’intention ferme de s’ouvrir à moi puis, au moment de parler, le courage lui faisait défaut et il se verrouillait dans un silence désespéré.

Un soir, pourtant, il sembla prendre son parti comme on se jette à l’eau. A peine m’eut-il rejoint qu’après quelques banalités sur la température, il me dit sans transition : — Monsieur le Curé, quelqu’un que je connais désirerait être renseigné sur un cas de conscience qu’il m’a chargé de vous exposer…

Naturellement, je compris tout de suite qu’il s’agissait de lui-même et, à part moi, je ne pus m’empêcher de m’égayer un peu en constatant la naïveté de son subterfuge.

— Je suis tout à votre disposition, répondis-je, et je remercie sincèrement celui qui vous délègue de la confiance qu’il veut bien me témoigner.

Il reprit : — Voici : cet homme possède la foi ; il tâche de prier avec ferveur ; il implore la miséricorde divine mais il sent qu’il ne remplit pas tout son devoir parce qu’un obstacle qu’il ne se résout pas à franchir l’écarte des sacrements. Que doit-il faire ?

Je me recueillis un peu puis je demandai mentalement à Dieu de m’éclairer sur la ligne à suivre et je fus exaucé aussitôt, car il me fut inspiré de lui dire : — Cette âme dans la peine et qui soupire après la délivrance, c’est la vôtre, n’est-ce pas ?

Il eut un sursaut, hésita quelques secondes puis avoua : — Eh bien oui, c’est moi…

— A merveille, continuai-je, la situation est plus nette entre nous et je préfère qu’il en soit ainsi. Je vous dirai donc que, depuis longtemps, votre conduite me rend perplexe. Vous venez, à peu près tous les jours, à la messe ; tout prouve que ce n’est pas pour vous une formalité vaine. Je dois donc vous tenir pour un chrétien plus occupé de Dieu que beaucoup d’autres. Néanmoins, par une inconséquence bizarre, vous vous privez des sacrements alors que, logiquement, vous devriez les rechercher. Plus encore — et cela m’a fort étonné — vous ne faites même pas vos Pâques. Cependant n’ignorez pas que se confesser et recevoir la Sainte-Eucharistie, à cette époque de l’année, c’est un commandement de l’Église auquel tout catholique a le devoir de se conformer.

— Je sais cela, reconnut-il à voix basse.

— Alors, pourquoi vous dérober ?

Il porta la main à sa gorge comme s’il étranglait puis il fit un geste de détresse. Combien je le prenais en pitié ! Mais il fallait aboutir.

— Je suis votre ami, poursuivis-je, n’en doutez pas une minute. Soyez sûr également que le caractère dont je suis revêtu et qui fait de moi le serviteur de mes paroissiens m’a préparé à tout entendre et, le cas échéant, à tout absoudre. Je vois qu’une charge excessive vous opprime et je vous supplie d’être convaincu que je donnerais mon sang pour vous l’enlever.

Dieu conférait sans doute à mes phrases l’accent nécessaire, car il fut touché. Des larmes débordaient d’entre ses paupières et il tourna vers moi un regard si plein de gratitude que je crus bien avoir remporté la victoire.

Hélas, pas encore !…

Il se contenta de me dire d’une voix entrecoupée : — Quand on a commis une faute grave et dont les suites ne cessent de léser autrui, il est nécessaire, si je ne me trompe, non seulement de s’en repentir mais de la réparer ?…

— Sans nul doute, répondis-je. Pour que le sacrement de pénitence soit efficace, il faut d’abord avoir la contrition et ensuite, agir de telle sorte que le péché dont nous sollicitons le pardon, nous formions la résolution de ne plus le commettre. Cela dans tous les cas et particulièrement dans celui où ses conséquences nuiraient au prochain. Alors nous devons, autant qu’il nous est possible, supprimer la cause du mal que nous avons fait. Que vaudrait devant Dieu notre repentir si, à notre escient, le tort dont nous nous sommes rendus coupables envers autrui continuait de produire ses effets ?

— Oui, oui, voilà le point, murmura M. Marival. Puis il se tut et, les yeux baissés, se tordit les mains.

Je crus deviner le motif de ce mutisme et je repris : — Si, pour une raison quelconque, vous ne jugez pas à propos de vous présenter à mon confessionnal, je suis tout prêt à vous adresser à l’un de mes collègues dans l’endroit qui vous conviendra le mieux. N’ayez aucun scrupule à cet égard : Je ne me formaliserai pas que vous ayez recours à un autre que moi. Je ne désire qu’une chose : c’est que vous vous réconciliez entièrement avec Dieu.

Je pensais l’avoir mis au pied du mur et j’attendais anxieusement sa réponse.

Il m’échappa. Soudain, comme si la perspective de se libérer sans délai le bouleversait à fond, il sembla pris de panique.

— Plus tard !… Plus tard !… s’écria-t-il.

Et, me laissant là, il s’éloigna précipitamment. Puis tout à coup il s’arrêta, comme frappé par une réflexion, fit demi-tour et, revenant vers moi, me jeta : — Ne le dites à personne, à personne que je vous ai parlé…

Je compris que cela signifiait : — Surtout pas à ma femme !

Il se perdit dans l’ombre croissante. Tout déconcerté, je demeurai sur place… Ah ! c’est cela que je ne puis me pardonner. J’aurais dû courir après lui, le rattraper et alors Dieu m’aurait indubitablement inspiré les paroles qui l’auraient persuadé de ne pas différer. Mea culpa, j’ai manqué de résolution… Et j’en fus puni, comme vous allez voir.

Le lendemain, M. Marival n’assista pas à la messe. Le jour d’après, les rumeurs du village m’informèrent qu’il était tombé malade et gardait le lit. Je n’en fus pas extrêmement surpris car, lors de notre dernière rencontre, sa pâleur et l’altération de ses traits m’avaient inquiété. Le regret d’avoir perdu l’occasion de soulager cette pauvre âme dans l’angoisse me tourmentait et m’empêchait de dormir. Je me jurai de tout faire pour pénétrer jusqu’à lui.

Donc, un matin, sitôt ma messe dite, j’allai tout droit chez les Marival. Ne me faisant guère d’illusions quant à la nature des sentiments que me portait la femme, je n’espérais pas trop un tête-à-tête avec le mari. Du moins, il me verrait et aurait la consolation de se dire que je ne l’oubliais pas. Et puis, malgré tout, qui sait si Dieu ne lui donnerait pas la force d’exiger qu’on me laissât seul avec lui ? Malheureusement, les choses se passèrent d’une façon toute différente.

A peine eus-je sonné que Mme Marival en personne vint m’ouvrir. On ne m’ôtera pas de l’esprit qu’elle se tenait à l’affût de ma visite et qu’elle s’était préparée en conséquence.

Elle se campa dans l’embrasure, les coudes écartés, comme pour me barrer le passage. Sans me donner le temps d’ouvrir la bouche, la mine rogue, les yeux allumés d’une flamme haineuse, elle me dit, d’un ton coupant comme une bise de décembre : — Monsieur le Curé, vous venez voir mon mari ?… C’est inutile ; son état réclame le plus grand calme. Et, d’ailleurs, il ne vous a pas demandé.

— Mon Dieu, Madame, répondis-je, loin de moi l’idée de lui causer quelque agitation. Cependant, êtes-vous bien sûre que, tout au contraire, ma présence et, si possible, quelques mots échangés avec moi ne lui procureraient pas ce calme dont je crois, comme vous, qu’il a le plus grand besoin ? Je vous promets de ne pas le fatiguer par une trop longue entrevue.

Elle me toisa d’un air de défi sardonique. Et cette expression de physionomie signifiait clairement : — Tu voudrais bien le confesser. Mais tu n’y arriveras pas. Je suis là pour t’en empêcher.

De vive voix, elle se contenta de répéter : — Il n’a pas demandé à vous voir ; vous n’entrerez pas !…

Que faire ? Je ne pouvais entamer, sur ce seuil, une discussion que, selon toute probabilité, elle n’eût pas hésiter à pousser au scandale. Déjà, des voisines, étonnées de son attitude agressive, nous regardaient avec curiosité. Dieu sait les commentaires qui eussent suivi si j’avais insisté d’une façon trop acerbe !

Simplement, je repris : — Je me retire, Madame, en souhaitant que Dieu vous envoie la pensée de me faire appeler avant qu’il soit trop tard.

Mme Marival ne souffla mot. Mais dans le sourire vraiment démoniaque qui lui tordait les lèvres tandis qu’elle refermait la porte, je lus ceci : — Si tu comptes que je te ferai appeler, tu peux attendre !…

Que se passait-il dans cette âme enténébrée pour qu’elle se montrât si opiniâtre à m’interdire le chevet de son mari ?… Les jours qui suivirent, je me fatiguai l’esprit à retourner ce problème. Et je m’attristais toujours davantage, ayant l’intuition nette que M. Marival aurait été soulagé de me voir et de se confier à moi. Il me semblait inadmissible qu’un homme, dont je connaissais la foi, se sentant en danger de mort, n’éprouvât pas le désir de se préparer au Jugement de Dieu lorsqu’il en était encore temps.

Si seulement Mme Marival s’était absentée, ne fût-ce qu’une heure, j’en aurais profité pour m’introduire dans la maison : la servante était pieuse et je ne crois pas qu’elle m’aurait refusé l’entrée. Mais je ne pus avoir recours à cet expédient. Tant que dura la maladie de M. Marival, sa femme ne mit pas le pied dehors. Et c’était si bien un plan arrêté chez elle d’isoler son mari qu’elle n’admit aucune de ses relations dans la chambre à coucher, qu’elle ne prévint nul de leurs parents et qu’elle ne fit même pas appeler le médecin. On eût dit qu’elle redoutait de la part du moribond des révélations sur des choses qu’elle tenait essentiellement à garder secrètes. Cette séquestration étrange fit jaser. Mais elle ne parut pas s’en émouvoir. Deux ou trois de ces curieuses qui cherchent toujours à connaître les tenants et aboutissants de l’existence d’autrui, pour en alimenter leurs caquets, risquèrent des visites sous prétexte de prendre des nouvelles de ce « pauvre Monsieur », comme elles disaient. Mme Marival les reçut dans l’antichambre, leur répondit brièvement qu’il s’agissait d’une indisposition assez bénigne et ne cacha pas sa hâte de les congédier. Elles se retirèrent fort déçues. Et les langues de marcher !

Au bout d’une semaine, je ne sais par quel canal, le bruit se répandit que cette indisposition soi-disant sans gravité prenait décidément une mauvaise tournure. On disait que M. Marival était au plus bas et ne passerait sans doute pas la nuit.

Je ne pus y tenir. Il fallait, coûte que coûte, que je fisse une nouvelle tentative pour pénétrer jusqu’à lui. C’était mon devoir et j’étais absolument décidé à le remplir, dussé-je essuyer les insolences de cette femme.

Je me rendis donc à la maison Marival. Je sonnai. On ne vint pas ouvrir. Je réitérai avec plus d’insistance. Le résultat fut identique. A l’intérieur, pas un mouvement ; c’était comme si le logis eût été inhabité. Je me reculai un peu et j’examinai la façade. Alors, à une fenêtre close du premier étage, j’aperçus le profil de Mme Marival. Elle soulevait le rideau de biais et glissait avec précaution un regard sur la rue. Elle parut contrariée que je l’eusse découverte et elle allait se retirer lorsque, y mettant toute l’énergie dont j’étais capable, je lui fis signe de m’ouvrir. Elle secoua négativement la tête, puis quitta la fenêtre aussitôt.

Qu’essayer d’autre ? Je ne pouvais pourtant pas enfoncer la porte !… Je retournai chez moi la tête basse et je multipliai les prières pour l’âme dont on me refusait aussi obstinément l’accès…

M. Marival mourut vers trois heures de l’après-midi, le lendemain. Et tout se passa selon la coutume. Je fis la levée du corps ; il y eut du monde pour suivre le cercueil à l’église et au cimetière. Un seul détail me causa quelque distraction tandis que je récitais les dernières oraisons devant la fosse ouverte. Mme Marival se tenait à trois pas de moi, droite et impassible. A un moment, je levai les yeux sur elle et ce que je perçus me fit tressaillir. A la surface, son visage offrait comme un vernis d’affliction étalé là par bienséance. Mais, en-dessous, je ne pus m’empêcher d’y découvrir une expression de joie maligne qui lui crispait la bouche. Et, de plus, elle fixait sur le cercueil un regard de triomphe où papillotait une lueur positivement diabolique. J’aurais juré que sa pensée était celle-ci : — Enfin, il est mort sans avoir parlé à personne… Quelle délivrance !

La cérémonie terminée, elle se retira sous l’escorte de quelques officieuses et sans m’avoir dit un mot. Mais, le soir, un incident se produisit qui m’éclaira sur les mobiles du drame et sur les actes de cette femme si volontaire dans le mal. J’étais au presbytère quand on vint me dire que Joséphine — la servante des Marival — demandait à me voir. Je la fis entrer aussitôt et voici notre dialogue. J’en ai gardé le souvenir très présent — il y avait de quoi.

Joséphine était fébrile. Je la sentis à la fois bouleversée de chagrin, désireuse de me révéler des choses obsédantes et retenue par la crainte de s’attirer des ennuis. Cependant, comme je la reçus d’une façon tout affable, elle parut se rassurer un peu : — Monsieur le Curé, me dit-elle, je viens vous demander une messe pour le repos de l’âme de M. Marival. Je vous serais bien reconnaissante de la célébrer le plus tôt possible. Elle répéta : Bien, bien reconnaissante. Et, en insistant de la sorte, elle avait une inflexion de voix plus émue que ne le comportait une requête aussi simple.

— Mais très volontiers, répondis-je, je constate avec plaisir que vous regrettez votre maître. Il était bon pour vous, n’est-ce pas ?

— Oui, oui, certainement oui, mais ce n’est pas seulement cela. Il y a Madame…

Ici, elle s’arrêta net. L’extrême prudence, allant parfois jusqu’à la dissimulation, qui caractérise l’âme paysanne m’était trop familière pour que je marquasse de la hâte à l’interroger. Toute curiosité trop appuyée l’eût fait battre en retraite. Je me contentai donc de lui demander posément si c’était elle-même ou Mme Marival qui désirait cette messe.

Joséphine eut alors une sorte de ricanement douloureux comme pour me faire entendre qu’il était absurde de supposer chez sa patronne une intention de ce genre. Puis elle reprit :

— Ah ! non, ce n’est pas Madame qui m’envoie !

Et, soudain, ne parvenant plus à se contenir, elle ajouta : — Madame, elle est trop contente d’être débarrassée du pauvre Monsieur !…

— Prenez garde, dis-je un peu sévèrement, il ne faut pas porter de jugements téméraires.

— Ce n’est pas ce que je fais, s’écria Joséphine, mais quand je repense ce qui s’est passé dans cette maison, je ne puis pas rester tranquille.

Puis, d’un seul trait, emportée par l’indignation, elle poursuivit : — Dix fois, monsieur le Curé, dix fois, M. Marival vous a réclamé pour se confesser. Madame faisait la sourde. Telle qu’elle est, ce n’est pas commode de se mêler de ses affaires. Qui s’y risque ne recommence pas souvent. Pourtant ça me remuait si fort d’entendre ce pauvre Monsieur se tourmenter ainsi que je finis par proposer de vous aller quérir.

— C’est inutile, répondit Madame, tenez-vous en repos. Monsieur n’a pas sa tête à lui et puis cela ne vous regarde pas… Moi j’observais et je voyais bien qu’il ne battait pas la campagne mais je n’osais pas désobéir quoique cela recommençât tout le temps. Chaque fois que Monsieur se trouvait un peu moins faible, il vous demandait de nouveau. Et c’était alors des discussions qui le brisaient. Enfin, la veille de sa mort, j’apportais de la tisane, quand Monsieur se dressa tout droit sur son lit et me cria : — Joséphine, je vous commande d’aller au presbytère et de ramener le Curé avec vous !… Mais Madame, rouge de colère m’arracha la tasse, la posa sur la table de nuit en en renversant la moitié et me poussa dehors en me disant à dents serrées : — Il délire ! Ne l’écoutez pas ou je vous chasse… Puis elle ferma la porte et poussa le verrou. J’étais trop outrée contre Madame pour retourner à la cuisine ; je voulais savoir ce qui allait arriver et j’avais tellement pitié de Monsieur ! Je demeurai aux écoutes derrière la porte. Mais elle est très épaisse et j’entendais d’abord mal ce qui se disait dans la chambre. Pourtant tous les deux élevèrent bientôt la voix au point que je finis par saisir quelques mots…

Joséphine s’interrompit, comme reprise de la peur de trop parler. Et, de mon côté, la presser de questions me répugnait.

Mais l’indignation l’emporta et, spontanément, elle reprit : — Je saisissais des morceaux de phrases. Monsieur disait : — Je veux restituer… Je ne mourrai pas sans avoir rendu cet argent… Je ne paraîtrai pas devant Dieu avec cette infamie sur la conscience. Qu’on appelle le Curé !… Et Madame répondait : — Non, non, et non, il ne viendra pas. N’y compte pas… Je ne veux pas retomber dans la gêne à cause de tes imaginations !…

Alors Monsieur poussa des gémissements si épouvantables que j’en fus toute retournée. Je me sauvai dans la cuisine et je n’ai plus rien entendu jusqu’à sa mort. Du reste, Madame montait la garde et ce fut seulement lorsque Monsieur ne respira plus qu’elle me laissa rentrer dans la chambre…

Joséphine n’en dit pas davantage. Comme effarouchée, elle jeta trois francs sur la table en murmurant : — C’est pour la messe, et elle s’enfuit avant que j’eusse pu prononcer un mot.

Mais elle en avait dit suffisamment pour que je fusse à même de reconstituer le duel tragique de ces deux âmes, l’une corrodée de repentir et torturée par le désir de réparer le tort fait à autrui, l’autre farouche dans sa volonté de conserver une fortune mal acquise…

Peut-être que si j’avais revu Joséphine j’en aurais appris plus long quoique je fusse décidé à ne pas prendre d’initiative quant à cette sombre aventure. Mais il paraît certain que Mme Marival redoutait les indiscrétions de sa servante, car elle s’arrangea pour lui faire quitter le pays avant que la semaine fût écoulée. J’ai des raisons de croire qu’elle ne la congédia point sans avoir acheté son silence.

En ce qui me concerne, cette femme endurcie me manifeste, depuis lors, une animosité persévérante. Non seulement elle se mêle, pour les envenimer, aux cabales des personnes acrimonieuses qu’afin de sauvegarder non indépendance et la dignité de mon ministère, j’ai dû tenir à l’écart, mais encore elle propage des calomnies sur mon compte. On dirait que ma présence à Gougny lui est intolérable et qu’elle rêve de me faire quitter la paroisse. Enfin la haine qu’elle nourrit contre moi lui fait éviter mon approche. Vous venez d’en avoir la preuve !…

L’abbé Moret prononça ces dernières phrases avec un accent de mélancolie poignante. Certes, aucune pensée de représailles ne germait dans cette belle âme. Il éprouvait seulement une peine intense et j’en eus le témoignage lorsqu’il ajouta : — Il est bien pénible de sentir qu’il y a auprès de moi, contre moi, une haine vivace et toujours en armes. Pourtant, je puis l’attester devant Notre-Seigneur en croix, je ne hais personne, j’aime comme mes enfants tous mes paroissiens et aussi cette malheureuse égarée. Je prie, je souffre avec joie pour obtenir qu’elle comprenne l’iniquité de sa conduite et surtout l’avenir redoutable qu’elle se prépare. Hélas, rien, jusqu’à présent, ne donne à espérer qu’elle s’amende. Le grand pourrisseur d’âmes, l’argent, la possède à ce point qu’elle lui rend un culte aveugle et qu’elle ne pressent point l’abîme où cette idolâtrie la mène. C’est horriblement triste !…

L’abbé Moret se tut un peu de temps. Des larmes roulaient dans ses yeux. Sa voix tremblait lorsqu’il reprit : — Il en va toujours ainsi quand ce métal monnayé par le démon prend une place prépondérante dans notre existence. Tandis que je vous narrais les péripéties de ce drame, vous aurez remarqué que M. Marival comme Joséphine, malgré leurs efforts pour en dénoncer les méfaits, continuaient de subir son influence. L’un et l’autre voulaient sincèrement recourir au prêtre pour se libérer. Eh bien, ils n’ont pu aller jusqu’au bout. Tous deux ont fui sans me laisser le temps de leur venir en aide d’une façon efficace. Ah ! que le diable est puissant !… Peut-être suis-je trop imparfait pour mériter de le vaincre…

Ce scrupule, cette humilité chez un prêtre d’une sainteté aussi avérée m’émurent plus que je ne saurais l’exprimer.

Afin de faire diversion, je dis à l’abbé Moret : — A toute époque, cher monsieur le Curé, l’argent fut le fauteur de grandes infamies et il y eut des pasteurs d’âmes qui, voulant les combattre, subirent les contradictions de l’avarice humaine. Tenez, je suis précisément en train de lire un ouvrage de Sainte-Beuve : L’histoire de Port-Royal. J’y ai relevé un épisode qui présente quelques points de ressemblance avec ce que vous venez de me rapporter. Permettez-moi de vous le résumer.

A la fin du règne de Louis XIII, M. de Chavigny avait été sous-secrétaire d’État aux affaires étrangères et fort apprécié de Richelieu qui distinguait en lui un bon serviteur du Roi, c’est-à-dire de la France, les deux, sous l’ancien régime, ne faisant qu’un. Chavigny possédait une fortune considérable mais entièrement accumulée au cours des fonctions qu’il avait remplies. Des circonstances ont donné lieu de croire qu’elle ne provenait pas tout entière de sources absolument pures. En effet, lorsque Chavigny fut atteint de la maladie dont il mourut (en octobre 1652), se sentant très bas, il pria le curé de sa paroisse, M. Mazure, de lui permettre de se confesser à M. Singlin — ecclésiastique renommé pour ses vertus et notamment pour sa rectitude de jugement dans les cas de conscience. Le curé donna l’autorisation ; M. Singlin averti vint sans retard auprès de Chavigny. Il l’entendit deux fois en confession et lui donna l’absolution. La mort survint le soir même. Mais Chavigny, dont l’esprit de contrition avait été stimulé par M. Singlin, remit auparavant à son ami intime, M. de Bagnols, des effets représentant la somme de 974.000 livres — soit près d’un million, ce qui ferait cinq fois plus aujourd’hui. Il spécifia, en présence de sa famille et du confesseur, que c’était pour des restitutions à des personnes spoliées. Il voulait aussi que M. Singlin prît 300.000 livres en pistoles qui étaient renfermées dans son coffre-fort. M. Singlin refusa de se charger des espèces et ne consentit qu’à être le dépositaire des papiers et le répartiteur, devant témoins, des sommes soustraites aux ayant-droit. Mais avant d’entamer les démarches, il tomba d’accord avec M. de Bagnols de consulter pour se mettre en règle et en mesure vis-à-vis de la veuve. Mais Mme de Chavigny qui, notons-le, n’avait nullement protesté contre l’abandon d’une somme aussi énorme tant que son mari fut en vie, jeta les hauts cris après le décès et, quoique le restant de la fortune montât à plusieurs millions, se déclara ruinée. Cependant l’examen des papiers mis en ordre par le défunt ne laissait aucun doute ; des notes inscrites au dos en disaient long sur leur origine. N’empêche : la veuve exigeait qu’on passât outre aux dernières volontés de son mari. L’affaire s’ébruita. Des gens de Parlement, des docteurs de Sorbonne émirent des avis contradictoires. Mais surtout certains casuistes — à la manche très large — se rangèrent du parti de Mme de Chavigny moins, semble-t-il, par doctrine que pour nuire à M. Singlin en qui ils combattaient depuis longtemps ce qu’ils qualifiaient de « rigorisme outrancier ». Ils alignèrent des arguments si subtils qu’ils convainquirent Mme de Chavigny qu’elle serait sans reproche devant Dieu si elle se contentait de distribuer cent mille francs aux pauvres. Le surplus elle se l’attribuerait d’un cœur léger. Et tant pis pour les personnes que feu Chavigny avait lésées. La veuve estima la solution si ingénieuse qu’elle l’adopta aussitôt malgré les avertissements de M. Singlin qui lui représentait que se conduisant de la sorte elle chargeait lourdement sa conscience. Or, ce bon prêtre ne fut pas écouté et même, ce qui est pire, ses monitions lui valurent de la part des casuistes susdits de fangeuses calomnies[6]

[6] Pour les détails de l’affaire Chavigny voir Sainte-Beuve, Histoire de Port-Royal, tome II (édition Hachette).

Eh bien, poursuivis-je, ne trouvez-vous pas, monsieur le Curé, qu’il y a de l’analogie entre l’état d’âme de Mme de Chavigny et celui de Mme Marival, avec cette différence que la première fit du tapage et que la seconde manœuvra pour étouffer toute révélation de son crime ? Allez, que ce soit au XVIIe siècle, que ce soit au XXe, que ce soit n’importe quand, le diable a toujours su, saura toujours employer l’or maudit à s’acquérir des âmes et les choses iront ainsi — jusqu’à la fin du monde.

— Ce n’est que trop vrai, soupira l’abbé Moret, voilà pourquoi je remercie Dieu, chaque matin, de m’avoir inspiré l’amour de la Sainte Pauvreté.

Et je conclus : — Je fais de même. N’avoir pas le sou et s’en réjouir, c’est une grâce incomparable !…

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