← Retour

Jusqu'à la fin du monde

16px
100%

LES DISCIPLES D’EMMAÜS

Jésus feignit d’aller plus loin ; mais ils le pressèrent, disant : « Reste avec nous car le soir arrive et le jour est déjà sur son déclin… »

Notre cœur n’était-il pas tout brûlant au dedans de nous, pendant qu’il nous parlait sur le chemin ?… (Saint Luc, XXIV).

« Les faits de la vie de Jésus continuent, chaque jour, à se reproduire sous nos yeux. Le voile du temple se déchire chaque jour devant le regard des croyants afin qu’ils puissent contempler les mystères de la foi. Comme la terre tremblait devant la majesté du Crucifié, la chair tremble sous l’impression des paroles et des choses nouvelles que nous apporte Jésus-Christ. Les pierres se brisent : des cœurs qui étaient durs comme pierre se brisent par la contrition. Semblables, jusque-là, à des tombeaux pleins de corruption, ils vont être débordants de vie ; ils vont rendre gloire au Créateur. Les tombeaux s’ouvrent, ces tombeaux qui contenaient des âmes mortes à la loi divine. Ces âmes sortent d’elles-mêmes, elles suivent Jésus et elles marchent dans une nouvelle vie. »

Ainsi parlait Origène. Ainsi Jésus se manifeste aux âmes qui le cherchent à travers cette vie transitoire et se manifestera aux âmes qui le chercheront — jusqu’à la fin du monde. Il n’est pas un verset de l’Évangile où nous ne puissions constater que tous les épisodes de son passage sur la terre, toutes les phrases prononcées par Lui se répètent quotidiennement. Non seulement son verbe et ses actes nous instruisent et nous émeuvent mais encore ils prennent une valeur de symbole perpétuel pour les contemplatifs.

Tant que nous attachons de l’importance aux illusions d’ici-bas, nous sommes pareils à d’étranges convives aux noces de Cana qui estimeraient le moins bon vin si délectable qu’ils ne se soucieraient pas du vin miraculeux que leur offre Jésus. Au contraire, dès que nous comprenons ceci : Rien n’a d’importance hormis la Sainte Trinité, nous écartons tout ce qui n’est pas ce breuvage incomparable, la Grâce illuminante par quoi le spectacle du monde ne nous présente plus que l’image, perçue « comme dans un miroir », de la vie intérieure.

Alors nous obéissons joyeusement à la Sainte Vierge qui nous prescrit : « Tout ce qu’il vous dira, faites-le. » Et nous méritons de nous écrier après elle : « Il crée en moi de grandes choses, Celui qui est la Puissance ! »


Il y a des heures aussi où nous sommes les disciples d’Emmaüs…

Je me souviens : j’étais à Paray-le-Monial, occupé à écrire la vie de Sainte Marguerite-Marie. Des jours vinrent où j’éprouvai de ces crises d’aridité qui portent à prendre l’apparence pour la réalité. Privé, pour un temps, du sentiment que Jésus rayonne au centre de l’âme éprise de le servir, j’errais dans le désert par une nuit très obscure.

Une bise incessante me cinglait et je me traînais en grelottant le long d’une route rocailleuse qui me semblait n’aller nulle part. A cause de toute cette ombre qui pesait sur moi — qui régnait en moi — je ne distinguais rien des formes alentour. J’avais seulement l’impression de m’enfoncer dans une solitude stérile dont je n’atteindrais jamais la limite. Tantôt j’étais si las que j’avais peine à poser un pied devant l’autre. Tantôt je m’efforçais de presser le pas, m’imaginant qu’ainsi je parviendrais à l’extrémité de cette morne étendue et que, là-bas, je retrouverais ma Lumière. Mais je me décourageais vite et alors je devenais immobile à ouïr, avec angoisse, les houles de ce vent lugubre qui ricanait comme un démon. Et, triste hors de toute mesure, je me répétais : Jésus est mort en moi. Il ne ressuscitera pas…

Or, comme j’allais m’étendre sur les pierres du chemin et laisser mon âme se dissoudre dans la désespérance, voici qu’il y eut quelqu’un d’invisible près de moi qui me parlait de telle sorte que je dus me remettre en marche à côté de lui, avec l’instinct que l’accompagner me serait salutaire. Quels furent ses propos ? — Je ne puis qu’en résumer la substance.

Il me disait : — Ce Jésus que tu regrettes, n’as-tu pas fait l’expérience qu’il se donne, quand il le juge à propos, à ceux qui ne l’attendaient pas ? Sais-tu si, en ce moment, ce n’est pas pour t’apprendre ta misère sans lui qu’il semble t’avoir abandonné ?

Il me disait encore : — Si tu te cherches, tu ne te trouveras pas. Si tu cherches Jésus, tu le trouveras là même où tu n’aurais pas cru qu’il pût être. Mais, pour cela, il faut ne penser qu’à lui et non t’apitoyer sur ta médiocre personne.

Ensuite il me rappela tout ce que Jésus avait fait pour moi depuis ma rédemption. Puis il s’arrêta et me regarda bien en face. En même temps, l’obscurité se dissipa, l’espace d’une minute, et le désert m’apparut comme une campagne en fleurs sous un soleil d’été. Mon compagnon de route se rendit visible aux yeux de mon âme. Il souriait… Ah ! je reconnus ce sourire : c’était celui du Bon Maître.

Puis le soleil se cacha derrière l’horizon et l’ombre envahit de nouveau la plaine. Je m’écriai : — Seigneur, reste avec moi. Vois, dès que tu t’éloignes, le jour décline et la nuit froide commence à ressaisir mon âme. Que suis-je en ton absence ?

Je crus l’entendre me répondre : — Je ne m’absente pas ; je suis avec toi surtout lorsque je semble t’enlever ma présence. Reprends ta route avec la seule volonté de me chercher quoi qu’il t’arrive. Et le soleil reviendra…

Il cessa de m’être sensible mais je me trouvais tout consolé car je venais d’apprendre à L’aimer pour lui-même et non pour le plaisir égoïste de me prélasser, sans abnégation, dans sa Lumière.


Durant ce même séjour à Paray, je me liai avec un homme d’une quarantaine d’années que nous appellerons Radius. La plus étrange et la plus sublime des aventures venait de le conquérir à Jésus, sans aucun intermédiaire. Voici, très simplement et très brièvement, son histoire.

Né dans une famille pieuse, il avait perdu la foi et abandonné toute pratique dès sa jeunesse. Il ne manifestait pas d’hostilité formelle à l’Église et il s’appliquait à observer un silence ironique lorsqu’on parlait des choses saintes en sa présence. Mais, aux profondeurs de son âme, il nourrissait un sentiment d’aversion d’une rare intensité contre la Révélation.

Il me disait par la suite : — La pensée que des gens puissent se faire une conception surnaturelle de l’univers, croire, prier, me mettait en colère. J’aurais voulu leur enlever l’espérance, les convaincre que, selon l’aphorisme d’un émule de Schopenhauer, la vie de l’homme doit se définir : « Un cauchemar entre deux néants. » D’ailleurs si je m’abstenais de propager, de bouche, parmi les nombreux catholiques avec lesquels j’étais en relations, cette lugubre doctrine, cela ne m’empêchait pas d’assembler des notes pour un livre où je comptais démontrer, d’une façon que je m’imaginais irréfutable, la non-existence de Dieu.

Il sied d’ajouter que cet état d’âme incarcérait Radius dans une geôle de tristesse dont l’esprit de négation tenait la porte soigneusement close. Vivre le dégoûtait à ce point qu’il rêvait de suicide.

Il en va souvent aussi chez ceux qui, d’une volonté délibérée, se ferment à la Grâce. Sous l’influence du Mauvais, cette perversité qui, depuis le péché originel, fait le fond de la nature humaine, produit en eux toutes ses conséquences. Non seulement elle les pousse à détourner les âmes de la Voie unique mais encore elle les incite à se détruire eux-mêmes.

Radius en était là quand, du jour au lendemain, tout changea. Il a plu à Notre-Seigneur que je sois mêlé à beaucoup de conversions ; celle-ci est la seule où j’eus à constater un retour à Dieu aussi soudain. D’habitude, le passage d’une âme de l’incrédulité totale à la foi prend un laps de temps assez considérable : des mois ou des années. Il y a des luttes, des alternatives de révolte et de soumission. Chez Radius, rien de pareil : son cas rappelle le foudroiement de Saint Paul sur le chemin de Damas.

Par suite de circonstances que les esprits irréfléchis attribueraient au hasard — mais le mot hasard ne représente nulle réalité — Radius entretenait des relations suivies avec un prêtre en résidence provisoire à Paray. Précisons que leurs entrevues n’étaient motivées que par des intérêts d’ordre purement matériel. Jamais la question religieuse n’avait été soulevée entre eux.

Or, un matin d’hiver, Radius eut une communication urgente à faire à cet ecclésiastique. Il se rendit à l’hôtel où celui-ci était descendu. Là, on lui dit qu’il le trouverait à la sacristie de la chapelle des Visitandines qui est, comme on le sait, le sanctuaire où Jésus apparut à Sainte Marguerite-Marie pour lui révéler le Sacré-Cœur.

Uniquement préoccupé de l’objet profane de sa visite, Radius se rendit à la chapelle et traversa rapidement la nef. Il passait à gauche du maître-autel pour atteindre la porte de la sacristie lorsque, subitement, il ressentit comme un choc au cœur. En même temps le sentiment de la présence de Dieu l’envahit et l’inonda de lumière. Il reçut la foi intégrale, d’un coup et — à fond.

Me racontant, plus tard, le miracle, il me disait : — Oui, c’est bien ainsi que la chose arriva. Une seconde auparavant, je ne croyais à rien, absolument à rien ; impossible d’être moins préparé à cette transfiguration de mon âme car si quelqu’un m’avait prédit la veille ou à mon lever, ce matin-là, que j’allais être converti, je lui aurais ri au nez…

La victoire de la Grâce fut tellement entière que l’idée ne lui vint même pas de résister. Il se confessa, il communia puis, sur le conseil du prêtre qui l’avait réconcilié, il alla faire une retraite de quinze jours à la Trappe de Septfons, située entre Paray et Moulins. Lors d’un de mes séjours fréquents en cette sainte maison, j’ai appris du religieux qu’on lui avait désigné pour directeur que l’adhésion de Radius aux vérités révélées était si solide qu’il avait eu seulement à lui donner quelques avis pour le règlement de sa nouvelle existence.

Et c’est ainsi que l’athée militant d’hier est devenu le catholique fervent qu’il n’a cessé d’être.


Voici maintenant comment l’amitié naquit entre Radius et moi. Nous prenions pension au même hôtel mais lui mangeait à la table d’hôte tandis que, par goût de l’isolement, je me faisais servir à une petite table, dans un coin de la salle. Il en résulta que nous fûmes plusieurs semaines sans nous parler autrement que pour échanger quelques phrases de politesse. Ce fut sainte Térèse qui nous fournit l’occasion de mieux nous connaître[5]. — Radius avait coutume d’apporter aux repas un livre qu’il plaçait côté de son assiette et où il s’absorbait sans grand souci des vagues nourritures qui nous étaient distribuées.

[5] Il sied peut-être de spécifier, pour les personnes peu au courant de l’hagiographie, qu’il existe deux Saintes de ce nom : la petite, celle de Lisieux, et la Grande, la réformatrice du Carmel, celle que l’Église qualifie : « docteur en Mystique ». C’est de cette dernière qu’il est question dans ce chapitre comme, du reste, dans tout le volume.

Soit dit en passant, cette façon d’agir choquait grandement les pèlerins huppés et gourmés qui se succédaient dans ce pieux caravansérail. Ils estimaient, sans doute, que nulle lecture, fût-elle de religion, ne valait qu’on négligeât de paraître s’intéresser aux propos incolores où ils se confinaient sous prétexte de « bon ton ». Radius était donc peu considéré. Moi aussi, vu le soin que je prenais de me tenir à l’écart. Mais combien cela nous était égal !

Déjà, l’attitude de Radius me portait à le juger sympathique. Et puis je grillais de savoir quel était l’écrivain qui l’accaparait de la sorte. Certain jour, je ne pus réprimer ma curiosité. Comme j’avais fini de manger quelques minutes avant lui, quittant le réfectoire, je m’arrangeai pour frôler la table d’hôte et me pencher par-dessus l’épaule de Radius. Je lus le titre du volume. C’était le Château Intérieur, c’est-à-dire un des chefs-d’œuvre où sainte Térèse a rassemblé, pour les âmes vraiment éprises de Notre-Seigneur, les fruits les plus précieux de son expérience. Que Radius eût de la prédilection pour cette Reine des contemplatifs, cela me causa un indicible plaisir. Je m’écriai : — Ah ! vous aimez sainte Térèse !… Vous avez rudement raison !…

Radius ne s’offusqua pas de mon indiscrétion. Au contraire, il me suivit dehors et nous engageâmes une conversation qui se prolongea une partie de la journée. De là, notre bonne entente, qui, depuis, n’a fait que se consolider.


J’habitais presque en face du Carmel, en haut de cette superbe avenue de vieux platanes qui sort de la ville pour conduire à Charolles, le long du Val d’Or. Tous les matins, j’allais entendre la messe à la chapelle des Clarisses, asile de la Sainte Pauvreté, tabernacle d’holocauste et d’oraison perpétuelle où j’ai reçu quelques-unes des plus grandes grâces dont Dieu ait daigné combler son infime serviteur.

Quoiqu’il logeât à l’autre extrémité de Paray, Radius venait assez souvent à cette messe et ce nous était une occasion d’échanger quelques mots à la sortie. Mais chez moi surtout, nous avions la facilité de causer plus longuement. Toute la journée, Radius était retenu par des occupations fort astreignantes. De mon côté, bien que peu valide, je rédigeais cette vie de Marguerite-Marie qui, disent certaines âmes indulgentes, ne dessert pas trop la mémoire de la Sainte. Dès la nuit tombée, je me mettais au lit, d’abord parce que l’effort cérébral qu’exigeait ce travail difficile me fatiguait beaucoup et aussi pour économiser les frais de chauffage. Car cela se passait aux dernières semaines de la guerre et vers le temps de l’armistice. Le combustible était rare, coûtait cher et l’exiguïté de mes ressources ne me permettait pas de le renouveler à volonté. Je ne garnissais donc mon poêle que pendant deux ou trois heures par jour au plus.

Radius me rendait visite à peu près tous les soirs. Il s’asseyait à mon chevet et nous dialoguions sur les splendeurs de Dieu, c’est-à-dire sur le sujet qui intéresse, avant tout, les âmes de bonne volonté.

Je me souviens d’un colloque où mon ami me parla de la flamme surnaturelle qu’il sentait s’aviver sans cesse en lui. Elle s’épanouissait avec tant d’ardeur, qu’elle le maintenait dans un état de combustion qui allait parfois jusqu’à la souffrance physique.

— Telles sont les marques de l’amour de Jésus, lui dis-je. Tu entres, en ce moment, dans la première phase de la vie illuminative qui s’accompagne toujours d’un embrasement de l’âme si intense que le corps en éprouve les effets. N’étant pas habitué à ce divin calorique, Frère Ane — comme disait saint François d’Assise — proteste. Trouves-tu qu’il ait raison ?

— Pas le moins du monde, répartit Radius, je suis trop heureux de cette souffrance, d’autant qu’elle coïncide avec une allégresse d’âme qui, j’en ai l’intuition, me tient tout proche du Sacré-Cœur.

— Non seulement tout proche, repris-je, mais en contact avec Lui. D’ailleurs, ce n’est pas étonnant. C’est par l’action directe, instantanée, exclusive du Sacré-Cœur que s’opéra ta conversion. Il est donc normal qu’il prolonge la Grâce sensible de son effusion en toi. Tu es le disciple d’Emmaüs, après que « ses yeux se furent ouverts ». Comme lui, à cause de Jésus présent dans ton âme, tu t’écries : « Il est venu sur mon chemin ; mon cœur en est tout brûlant dans ma poitrine. » Tu avanceras, tu monteras parmi des joies et des souffrances simultanées et de plus en plus pénétrantes. Car il semble admissible que te voici l’un de ces contemplatifs qui peuvent s’appliquer les exclamations adorantes par quoi se conclut le Gloria de la messe. Tu solus Sanctus, toi, seul, ô mon Dieu, tu es la Sainteté qui me purifie du péché où je croupissais en rébellion contre toi. Tu solus Dominus, toi seul tu es le Maître qui enseigne mon âme obscure en l’illuminant de ta Grâce. Tu solus Altissimus, toi seul, tu es le Très-Haut qui m’attirera des pentes de la montagne jusqu’au sommet, afin que, si je reste digne de mériter tes complaisances miséricordieuses, j’aspire à l’union dès ici-bas avec ton essence. Oui, ces trois clameurs expriment les bonds successifs de l’âme que Dieu mène par la vie purgative et par la vie illuminative à la vie unitive sur la cime où elle se fond dans la Lumière incréée. Mais ne t’y trompe pas. Si tu es appelé à cette ascension, tu subiras de dures épreuve. Souviens-toi de ce que dit sainte Térèse : « Il ne faut pas envier les contemplatifs car ils paient, par des souffrances indicibles, le privilège de suivre Jésus partout où il va. »

Beaucoup s’arrêtent en route et renoncent à persévérer jusqu’à l’auberge d’Emmaüs où Notre-Seigneur romprait le pain avec eux. Seras-tu de ceux-là ?

— Je ne sais, répondit humblement Radius, je sais que j’aime Notre-Seigneur jusqu’à mourir pour Lui s’il était nécessaire et que j’envisage désormais l’existence comme une œuvre de sacrifice.

— Alors, repris-je, il est à conjecturer que, comme je le fais moi-même, tu auras des périodes d’hésitation et de défaillance, mais que tu les surmonteras pour reprendre ta route vers la cime, les yeux fixés sur ce soleil incomparable : le Sacré-Cœur. Notre mot d’ordre c’est : espérance invincible…

Ainsi nous échangions nos pensées, et nous y trouvions tant d’attrait que, souvent, il nous arrivait d’oublier la fuite des heures. Pour nous en rendre la notion, il fallait que la cloche, si frêle et si pure, du monastère des Clarisses commençât de sonner Matines. Il était minuit. Nous nous séparions ; et je m’endormais paisiblement sous l’égide des prières de ces saintes Moniales.

Chargement de la publicité...