Jusqu'à la fin du monde
AU JARDIN DE LA SOUFFRANCE
La souffrance, quand la Grâce l’accompagne, est un grand prêtre qui dispense des mystères inconnus à ceux qui n’ont pas souffert.
Robert-Hugh Benson : l’Amitié de Jésus.
Dans mes livres précédents, j’ai nommé plusieurs fois Lapillus et l’on m’a demandé si ce personnage était un être de fiction ou s’il existait réellement. Eh bien, Lapillus existe. Mais, comme il a choisi pour devise cette phrase de l’Imitation : Nesciri et pro nihilo reputari et qu’il la met en pratique autant qu’il le peut, je ne donnerai pas beaucoup de détails sur lui. Toutefois, je spécifie que c’est un mystique, c’est-à-dire un contemplatif qui, suivant l’expression de l’Aréopagite, « non seulement comprend mais encore sent les choses de Dieu[8] ». Pour le surplus, j’ajouterai qu’ayant, comme lui, vécu longtemps dans la forêt, aimant, comme lui, la solitude et l’oraison, étant, comme lui, presque toujours malade, je partage ses façons de voir sur un grand nombre de points. Ce sont quelques-unes de ses réflexions, notées fraternellement à la suite de nos entretiens, que je rapporte ci-dessous. Peut-être seront-elles profitables aux âmes de bonne volonté qui estiment qu’ici-bas cultiver et accroître en nous l’amour de Notre-Seigneur constitue l’essentiel de notre raison de vivre.
[8] Οὐ μόνον μαθὼν ἀλλὰ παθὼν τὰ θεῖα. (Pseudo-Denis l’Aréopagite : Des noms divins, II, 9). La traduction donne le sens, maie elle ne rend pas toute l’énergie synthétique du texte grec.
Il importe de remarquer que cette formule n’a trait qu’à la Mystique divine, car le diable étant le singe de Dieu — il y a une contrefaçon diabolique dont des exemples contemporains nous sont fournis par Raspoutine et, dans un autre ordre de faits, par la Mesmin et ses adeptes. Il existe aussi certaines dispositions naturelles qui présentent quelques ressemblances superficielles avec les grâces que Dieu envoie aux contemplatifs. Mais le propre de l’état mystique conforme à l’orthodoxie c’est qu’il est toujours accompagné d’ascétisme persévérant et d’une soumission totale à l’Église. Or ce n’est certes pas le cas des faux mystiques qui, selon leur nature impulsive, se montrent rebelles à toute discipline et encore moins le cas de ceux qui s’inféodent à Satan par sensualité ou par orgueil. Il était indiqué de rappeler ces notions élémentaires dans un temps où l’on voit des politiciens ineptes se jeter à la tête le terme de « mystique » comme une injure et aussi des médecins et des physiologistes entasser, avec une assurance bouffonne, des dissertations sur les Mystiques où l’ignorance religieuse le dispute à l’infatuation matérialiste. — A signaler également les divagations de l’hérésie. Exemple : un moderniste incurable, M. Henri Brémond, dans un livre décousu et bâclé, comme presque tout ce qu’il publie, assimile l’état d’âme mystique à l’état d’esprit romantique. M. le chanoine Halflants, théologien expert et bon lettré, l’a, d’ailleurs, réfuté d’une façon définitive dans ses Études de critique littéraire (1 vol. chez Giraudon).
Hortus conclusus. — Il est un jardin clos de murailles si élevées que ceux qui craignent la souffrance ne les franchiront jamais. Sa porte ne s’ouvre qu’aux prédestinés dont les pieds se sont meurtris à suivre docilement Jésus dans la voie douloureuse — jusqu’au Golgotha.
Autour du jardin, le monde se vautre dans une fange de luxure stérile et d’or putride. Les affolés de la chair poursuivent vainement l’infini en ces galas décevants que le Prince de l’Orgueil et de la Révolte offre aux convoitises de leurs cinq sens. D’autres, — devant l’idole peinte de couleurs criardes qu’ils invoquent sous le nom de Progrès, — jurent que demain, sans faute, les pauvres sciences humaines leur livreront le secret du bonheur universel. Tous, reniant le Dieu qui les créa, lui signifient : — Nous ne voulons plus de toi, nous ne croyons plus en toi. Depuis que nous t’avons chassé de notre âme, nous connaissons la joie de libérer nos instincts !…
La joie ? — Mais alors, pourquoi l’écho de leurs clameurs résonne-t-il si tristement aux oreilles des élus de la Croix qu’un rayon du Saint-Esprit conduisit au jardin de la souffrance pour leur enlever toute envie d’en sortir ?
C’est que là s’épanouissent à foison les roses de l’amour divin — roses de pourpre, roses lumineuses, roses du paradis entées sur un églantier de la terre, roses dont le parfum baigne l’âme qui le respire dans un fleuve d’éternelle Jouvence.
La jardinière qui assemble, en sept massifs, toutes ces roses, c’est Notre-Dame des Douleurs : — Cueille celle-ci, nous dit-elle, et encore celle-ci et puis celle-là, et cette autre… N’hésite pas à te déchirer les doigts aux épines qui défendent leurs tiges ; chaque blessure te vaudra un surcroît de grâces. Maintenant, serre cette gerbe contre ton cœur afin que lui aussi soit maintenant déchiré comme le mien ne cesse de l’être tant que dure l’agonie de mon Fils… Et quand nous lui avons obéi, elle nous commande de porter notre récolte embaumée et sanglante aux pieds du haut Crucifix qui, d’un tertre abrupt, domine le jardin.
Nous faisons notre offrande. Et Notre-Dame, montrant les chemins qui sillonnent les massifs, nous dit encore : — Dans le jardin de la souffrance, tous les sentiers partent de la Croix, reviennent à la Croix. Fleurir la Croix, c’est la joie unique, celle que le monde ne peut ni ressentir ni concevoir.
A ces mots, l’allégresse du sacrifice déborde de notre âme. Nous nous agenouillons et nous chantons :
Et le parfum des roses, avec notre cantique, monte, comme un encens, vers l’Agneau de Dieu, immolé pour notre salut et pour celui des malheureux qui, l’ayant renié, s’enlisent — là-bas, hors des murs, — dans le marécage où les égara la danse railleuse des feux-follets que le Démon y allume sans trêve…
Beata solitudo. — A diverses reprises, j’ai rencontré des gens qui me demandèrent si je ne m’ennuyais pas dans ma solitude. A chaque fois, j’ai pu leur répondre : — D’abord, amis, si je m’y ennuyais, rien ne me serait plus facile que de la faire cesser, étant donné qu’elle est volontaire. Mais il y a autre chose, ceci : plus je suis seul, moins je suis seul.
Cette assertion parut les étonner. Je leur expliquai : — Rappelez-vous ce que dit Notre-Seigneur : « Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole et mon Père l’aimera et nous viendrons à lui et nous établirons en lui notre demeure. »
Or, d’une façon bien imparfaite, mais en m’appliquant à le servir à l’exclusion de tout autre maître, j’aime Jésus. Comme, passant outre à l’insuffisance du pauvre logis que je lui offre, il daigne me faire l’incomparable faveur d’y venir, j’en écarte les intrus, à savoir, autant qu’il m’est possible, toute pensée, tout sentiment qui ne seraient pas de son obédience. Pour cela, j’ai besoin de la solitude.
Certes, cette nécessité m’est personnelle et ne signifie point que je tiens la solitude dont il lui plut de m’inspirer le goût pour une règle que tout fidèle doit observer. Je n’oublie pas que Jésus a dit également : « Il y a beaucoup de demeures dans la maison de mon Père. » Je sais qu’ils sont en nombre ceux que Jésus désigne pour le servir parmi les hommes, qu’ils reçoivent des grâces à cet effet et que celles qui font de moi un solitaire par dilection ne me donnent nullement le droit de m’estimer supérieur à mes frères dans la foi. Je constate simplement le fait suivant : depuis que Jésus me veut dans la retraite, depuis qu’en sa charité ineffable, il m’y confère le privilège purement gratuit de sa présence habituelle, le monde m’apparaît un désert, la terra invia et inaquosa du Psalmiste. La plupart des discours que j’y entends me produisent une impression pénible ; c’est comme si des grains de sable, emportés par le vent, n’arrêtaient pas de me cingler cruellement les oreilles. Je ne puis donc plus m’attarder dans les endroits où s’agitent les foules. Si le service du Maître m’oblige d’y faire un bref séjour, dès ma tâche accomplie, je me hâte de regagner l’oasis où Jésus m’attend : ma bien-aimée solitude.
Là, c’est la grande paix, c’est l’oraison silencieuse où le rayonnement de Jésus transforme l’humble demeure en une basilique toute illuminée d’or solaire. Là, que je veille ou que je dorme, que des souffrances physiques me remémorent ma condition de créature pécheresse ou que le Mauvais tempête pour forcer la porte de mon âme, je ne suis jamais seul puisque je sens que mon Sauveur ne me quitte pas.
Peut-être que cette certitude provient d’une illusion ? Alors même je remercierais Jésus de la permettre car, régissant toute ma vie intérieure, elle m’infuse la pleine conscience que, Lui absent, je suis le plus fragile des fils d’Ève. Mais je contemple mon Dieu. Le contemplant, je découvre qu’au regard de cette Beauté absolue, j’ai laissé mon âme se rendre difforme par complaisance pour les choses périssables et, me souvenant qu’Il l’a créée à son image, j’ai honte d’avoir si mal travaillé à la rectifier d’après ce modèle de toute perfection. Heureusement, la miséricorde de Jésus m’ayant fait sentir qu’il a établi en moi sa demeure, je comprends désormais que je dois lui céder la place. Avec Jean le Précurseur, je m’écrie : — Il faut que je diminue pour qu’Il grandisse ! — Et je me mets à l’œuvre pour n’être plus que le tapis où il posera ses pieds adorables.
Ainsi, peut-être, réaliserai-je un jour ce qu’exprime le cri de saint Paul : — Ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi !… La tâche est effrayante mais que vaut le chrétien qui, n’accordant à Jésus que l’antichambre de son âme, se réserve un large salon pour y gonfler à l’aise cette baudruche ridicule : son orgueil ?
Je ne veux pas être celui-là. Toutes mes énergies s’emploieront à m’effacer devant Jésus par l’abnégation de moi-même. Si j’échoue, je n’aurai à en accuser que mon peu de foi, mon peu d’espérance, mon peu de charité ; car, lorsqu’il me prescrivit la voie étroite, mon Maître m’en facilita l’accès par ces deux grâces inappréciables : l’amour de la solitude — et la souffrance.
Per viam dolorosam. — Il y a environ dix ans que je suis malade, mais ce n’est guère que depuis quatre ans qu’il plu à Notre-Seigneur de me faire appliquer à autrui le bénéfice de toutes mes souffrances. Certes, auparavant, je ne me confinais pas dans une pratique égoïste ; je priais tous les jours pour l’Église et pour ceux qui ne prient pas. Seulement, il ne m’était pas encore venu à l’esprit de me conformer davantage à la Passion du divin Maître en usant de mes épreuves comme d’un trésor qui me serait inépuisable pour le soulagement ou le rachat du prochain. Cette lumière me fut donnée un soir où je lisais le commencement de la IIe Épître de saint Paul aux Corinthiens. Le voici : Béni soit Jésus-Christ qui nous console dans toutes nos afflictions afin que nous puissions, nous-mêmes, consoler aussi ceux qui sont sous le poids de toute sorte de maux. Car, comme les souffrances du Christ abondent en nous, c’est aussi par le Christ que notre consolation abonde. Si nous sommes dans l’affliction, c’est pour votre encouragement et votre salut ; si nous sommes consolés, c’est pour votre consolation…
Ces phrases brûlantes, toutes radieuses des feux du Paraclet, portèrent dans mon âme une chaleur et une clarté soudaines. Je vis, je sentis que la solidarité des fidèles se manifeste surtout par l’entraide dans la souffrance et que, de la sorte, comme le dit ailleurs l’Apôtre, ils accomplissent ce qui manque aux souffrances du Christ pour son corps qui est l’Église. Je sus que, désormais, j’aurais à porter la croix non seulement pour moi-même mais, de préférence, pour quiconque reçoit le divin fardeau avec joie, avec résignation, avec peu de courage ou avec murmures. Et l’assurance m’étant donnée que la consolation abonderait en mon âme à la mesure de mon sacrifice, je me mis à l’œuvre sans retard. A la messe quotidienne, à la communion, j’offris mes souffrances à des intentions de tout genre : pour la patrie que déchirent des factions athées, pour les pauvres miens, vaguant dans les ténèbres d’une morne indifférence, pour ceux dont la sollicitude délicate assiste le vieil éclopé que je suis, pour les âmes très chères qui, par leur ferveur renouvelée, m’attestent que le mince lopin dont Dieu me confia le labour dans le champ de l’Église ne produit pas d’ivraie, pour les brebis égarées, pour les déserteurs qui, ayant un matin vu le soleil se lever sur le Calvaire, lui ont tourné le dos et n’ont pas tardé à rejoindre la nuit d’où ils venaient, — pour bien d’autres encore…
Soit que j’eusse assez de force pour aller recevoir l’Eucharistie, soit qu’un surcroît de malaise me retînt à la chambre, je n’éprouvai plus, en ce qui me concerne, que le besoin de formuler cette prière : — Seigneur, faites que ma volonté soit toujours la vôtre. Rien de plus et tout le reste : oraisons, grâces reçues par la Sainte Hostie, grâces reçues par le renoncement au monde, souffrances continuelles de mon corps délabré, je les apporte à Jésus afin que, frappant ces médailles à son effigie, il les distribue aux âmes qu’il daigne désigner à son esclave infime.
Il s’ensuit qu’au réveil, dès les yeux ouverts, je demande : — Seigneur, au service de qui devrai-je souffrir aujourd’hui ? Il est rare que j’aie à réfléchir, la réponse me vient en général tout de suite et parfois d’une façon bien inattendue…
Ici, Lapillus hésitait à continuer. Mais j’insistai si fort pour en apprendre davantage qu’il finit par me céder. Il reprit : — Depuis longtemps, j’ai coutume de prier pour les agonisants. J’y suis incité par une inscription lue naguère dans une chapelle de religieuses cloîtrées. Un matin que j’y entrais pour assister à la messe, je remarquai une petite pancarte accrochée au-dessus du bénitier et où ces mots étaient tracés : « On rappelle humblement aux personnes qui prendront part au Saint Sacrifice dans ce sanctuaire qu’en ce moment même des âmes vont comparaître devant Dieu et on les recommande à leurs prières. »
Ce memento m’impressionna. Je me représentai qu’en effet, nous oublions trop facilement qu’à chaque minute de notre existence transitoire, le doigt de la mort fait signe à des âmes souvent mal préparées pour le jugement, souvent aussi abandonnées de tous et qui se tordent dans les angoisses d’une agonie que hante le spectre de la désespérance. Pis encore, il en est qu’une longue pratique de l’impiété pousse à refuser le secours de l’Église. J’éprouvai une violente compassion pour ces âmes à la dérive qu’un fleuve obscur emporte vers cet océan sans limite : l’Éternité bienheureuse ou à jamais malheureuse et je pris la résolution — à quoi je n’ai pas manqué — d’offrir tous les jours une prière pour ces infortunés. Mais je ne le faisais que d’une façon collective à moins que je ne fusse informé que quelqu’un de mes relations se trouvait sur le point de mourir.
Or, il n’y a pas très longtemps, j’avais eu à subir, pendant une nuit entière, un redoublement du mal qui me tient. Au lever, je me sentis si affaibli par cette crise que j’eus peine à m’habiller pour la messe. Je me forçai cependant, l’expérience m’ayant appris que pour un valétudinaire le meilleur des remèdes c’est l’Eucharistie.
A l’église, dès mon arrivée, je m’agenouillai sur mon prie-Dieu et, comme à l’habitude, je me recueillis afin de connaître à quelle intention j’offrirais mes souffrances de la journée qui commençait. Aussitôt, avant que j’eusse pensé à qui que ce soit, il me sembla que j’étais transporté dans une chambre que je n’avais jamais vue et auprès d’un agonisant totalement inconnu de moi. De chaque côté de son lit, deux femmes priaient ardemment et, de temps à autre, par des phrases timides, essayaient de le décider à recevoir un prêtre. Mais, d’un branle de tête négatif, il repoussait leurs instances et je devinais que si l’état d’extrême affaiblissement où il était réduit ne l’en eût empêché, il aurait proféré des blasphèmes tant le démon de l’impiété le possédait à fond.
Comment te dire ?… Je voyais son âme, et les sentiments de haine contre Dieu qui la corrodaient m’inspiraient simultanément de la terreur et de la pitié. Il me sembla que je recevais intérieurement l’ordre formel de lui venir en aide. J’obéis : cette messe, et la communion que j’y reçus, je les dédiai à sa rédemption. Puis, durant tout le Saint-Sacrifice, chaque fois que mon mal me lancinait, je répétais : — Seigneur Jésus, j’accepte cette douleur avec joie pour le salut du malheureux qui m’est montré ce matin… Ce disant, j’avais confiance que cette prière serait exaucée mais je spécifie que la curiosité ne me venait pas de me renseigner sur celui au profit de qui elle porterait fruit dans le cœur du Bon Maître. J’en fus pourtant informé ; voici comment : le lendemain je rencontrai une veuve d’une haute piété dont je savais qu’elle dépensait toute son existence à consoler des familles dans la peine. Des circonstances inutiles à rapporter nous avaient mis en relations. D’ailleurs, je ne la voyais que rarement et nos entretiens étaient brefs, car la mission de dévouement où elle s’absorbait ne lui laissait que peu de loisirs. Mais ce m’était toujours un réconfort d’entendre la voix si douce de cette sexagénaire et d’admirer dans son regard, ingénu comme celui d’un enfant, le feu sacré qui lui consumait l’âme.
Elle me dit de prime-saut : — Je suis bien contente !… Figurez-vous que je m’intéressais à un pauvre homme, franc-maçon militant et qui, depuis des années, combattait l’Église avec rage. Sa femme et sa fille sont de ferventes chrétiennes. — Elle prononça leur nom et c’était celui de personnes dont je n’avais jamais entendu parler. — Puis elle poursuivit : — Jugez combien ces dames, avec qui je suis liée, ont souffert de vivre auprès d’un ennemi acharné de leur foi dont ni l’affection qu’elles lui prodiguaient ni leur patience à supporter ses outrages et ses moqueries n’avaient pu atténuer la fureur anti-religieuse. Il y a une quinzaine, une néphrite l’a pris qui s’est aggravée rapidement. Il fut bientôt au plus mal et le médecin le déclara perdu. Il se rendit compte de son état mais on aurait dit que le sentiment de sa fin prochaine surexcitait son esprit sectaire car il n’arrêtait d’invectiver la religion. J’aidais mes amies à le soigner et je vous affirme qu’il nous fallait le secours d’En-Haut pour ne pas reculer devant le flot d’invectives sacrilèges que vomissait sa bouche. Aussi, nous nous attachions à multiplier les prières et j’en demandais de tous côtés… Eh bien, Dieu nous entendit. Hier matin, vers sept heures, le malade tomba dans une grande prostration. Il baissait à vue d’œil. Sa femme et sa fille lui demandèrent très doucement de recevoir un prêtre. Il ne pouvait plus parler, mais, d’un mouvement de tête opiniâtre, il refusait d’accéder à leur désir et nous ne pouvions nous tromper sur son endurcissement car ses yeux ne cessaient d’exprimer la colère et l’impiété. Nous nous disions, — avec quel chagrin ! — qu’il s’en irait sans s’être réconcilié. Ne sachant plus que faire, je me prosternai sur le carreau, j’invoquai le Sacré-Cœur et le suppliai mentalement de faire qu’un miracle de conversion se produisît avant qu’il fût trop tard… Chose singulière, tandis que je priais, j’avais comme l’intuition que, quelque part, au dehors, sur l’ordre de Notre-Seigneur, on agissait pour le sauvetage de cette âme si proche du Démon.
Tout-à-coup, la fille s’écrie : — Regardez-le !… Anxieuses, nous nous rapprochons du moribond et nous demeurons stupéfaites… Monsieur, sa physionomie était transfigurée. Sardonique et comme couverte d’ombre quelques secondes auparavant, elle marquait à présent une humilité totale et semblait éclairée d’une lumière indicible. Et il parle et il dit : — Je vois !… Je veux me confesser…
Que voyait-il ? Nous ne l’avons pas su. Sans perdre de temps à l’interroger, je courus chez le vicaire de la paroisse. En le ramenant, je lui appris ce qui venait de se passer et il fut très ému car il n’ignorait pas le passé du malade. Celui-ci attendait le prêtre avec anxiété. Il se confessa, reçut l’Extrême-Onction et demanda pardon à sa femme et à sa fille de les avoir si sauvagement persécutées. Un quart d’heure après, il rendit doucement son âme à Dieu… Quelle merveille, n’est-ce pas !…
J’aurais voulu lui demander de me préciser quelques points de ce récit sommaire. Mais la sainte femme était attendue et cela pressait. Elle me le dit en s’excusant de me quitter aussitôt et en me promettant de venir chez moi dès qu’il lui serait possible afin de m’exposer ses conjectures touchant certains détails de cette extraordinaire agonie. Malheureusement, nous n’eûmes pas l’occasion de nous retrouver ensemble. Peu après, je dus faire un voyage qui eut cette conséquence que je me fixais dans un autre endroit, de sorte que je n’en ai pas appris davantage. Mais il va sans dire que ma pensée se reporte souvent à cette épisode de ma vie errante. Peut-être est-ce de la présomption : je ne puis m’empêcher de croire qu’il y eut autre chose qu’une coïncidence fortuite entre l’image qui me fut imposée à la messe et le fait indubitable de cette conversion in extremis…
Lapillus se recueillit quelques instants puis il reprit : — Je te l’ai déjà dit : nous baignons dans le Surnaturel. Chez la plupart de nos contemporains dont les yeux sont oblitérés par une taie de matérialisme, la notion s’en est perdue. Et, chose plus triste, il ne manque pas de catholiques qui raisonnent et agissent de façon à faire supposer qu’ils partagent cet aveuglement. Mais lorsqu’on met du bon vouloir à souffrir avec Jésus, on acquiert de la lucidité. Car c’est seulement du haut de la Croix qu’on découvre le monde non tel que les gens du siècle se le représentent mais tel qu’il existe au regard de la Sagesse éternelle.
Stella matutina. — Une nuit vient de passer qui fut d’insomnie et de fièvre. Voici que l’ombre se retire pas à pas et que, les yeux fixés sur la fenêtre, je commence à découvrir, entre deux toits en pente, un petit coin de ciel pur où blanchit la première lueur de l’aube. Une étoile discrète y scintille qui bientôt s’effacera dans la clarté grandissante… Étoile du Matin, sourire de Notre-Dame, tu me pacifies, tu me vivifies, tu écartes les spectres qui, durant ces heures, si lentes à s’écouler, hantaient ma veille douloureuse, pesaient sur ma poitrine et troublaient de leurs chuchotis incohérents le silence nocturne !…
— Mon enfant, dit Notre-Dame, afin que tu supportes, avec abnégation, la journée de souffrance qui se prépare, je vais maintenant te faire entendre l’hymne annonciateur de la Rédemption tel qu’il sonne pour les bien-aimés de mon Fils, depuis Nazareth.
Alors, d’un clocher voisin, l’Angelus s’élance et ses notes argentines se dispersent dans l’atmosphère immobile comme un vol de colombes aux ailes d’arc-en-ciel. Une fois de plus, le Verbe se fait chair, une fois de plus, pour « achever la Passion » il consent à souffrir uni au plus faible de ceux qu’il tira de l’abîme. Mon cœur bat doucement au rythme du cantique ; mes paupières se ferment enfin. Murmurant un Ave Maria je m’assoupis dans la nappe d’or glorieux dont le soleil levant emplit la chambre. Et, comme en rêve, je sens la main fraîche de la Vierge maternelle me caresser le front…
Plusieurs qui erraient, par les labyrinthes désolés de la vie, sur ce globe où la bêtise et la méchanceté humaines s’acharnent à déformer l’œuvre de la Création, ont connu cette merveilleuse tendresse de l’Immaculée. Tel, l’auteur d’un livre posthume, récemment paru et que j’ai sous les yeux : Jacques Rivière. Soldat au début de la guerre, fait prisonnier par les Allemands à la fin d’août 1914, il fut interné au camp de Koenigsbrück où il passa plus de trois ans. Là, parmi les tristesses et les rancœurs de la captivité chez les barbares hérétiques, la Grâce le toucha. Comme il avait à peu près perdu la foi depuis quelques années, il ne se rendit pas sans luttes. Ainsi qu’il arrive toujours, dans les crises d’une conversion, le Mauvais multipliait les embûches pour entraver sa marche vers la Lumière. Un de ses amis écrit à ce sujet : « Parce qu’il a été en perpétuel débat avec lui-même et dans une incessante difficulté avec son propre cœur, nous avions craint que Jacques Rivière ne fût en péril. Nous nous mettions en peine. C’est, en effet, avec un sentiment de tristesse que nous le voyions incertain, opprimé par le détail, encombré par sa complexité. Nous avions cru devoir stigmatiser — comme il disait — son inquiétude, car nous sentions qu’il prenait à refuser de se réduire sous le prétexte d’y voir clair, une sorte de délectation [morose] qui l’éloignait de Dieu, — de la « terrible simplicité de Dieu ».
Parmi ces luttes, aux heures où il laissait l’oraison mettre de l’ordre dans ses sentiments, il écrivit des pages de méditation religieuse que j’estime singulièrement pénétrantes. « Nous l’y découvrons avec cette âme pénitente, saturée de tendresse, agrandie de misère, vraiment ivre de renoncement que la guerre lui avait faite, et qui, comme éblouie par la Lumière divine, s’est sentie, à l’heure de mourir, miraculeusement sauvée. »
En effet, Rivière est mort, l’an dernier, jeune encore, et tout-à-fait reconquis à la Vérité unique[9]. Voici un fragment de son livre où l’intercession de la Vierge apparaît évidente :
[9] Le livre de Jacques Rivière s’intitule A la trace de Dieu (1 vol. chez Gallimard). On le signale comme auxiliateur pour les jeunes intellectuels qui hésitent à la croisée des routes de la pensée contemporaine.
Hier soir, en récitant le Salve Regina, encore une de ces découvertes délicieuses comme on en fait de temps en temps dans les prières ; une de ces phrases faites pour moi, que j’avais prononcées jusqu’ici sans en sentir le goût, dont tout à coup le délice s’est délié dans ma bouche : Et Jesum, benedictum fructum ventris tui, nobis post hoc exsilium ostende ! Promesse qui m’est faite dans l’exil, volupté qui m’est tendue doucement au fond de cet abîme où je suis. Tout un réseau, tout un nid de bonheur encore, posé dans mon avenir que je n’ai plus qu’à attendre, qu’à atteindre. Jésus, comblez-moi de vous, quand je serai sorti d’ici. Que je ne vous oublie pas ! Que je ne sois plus jamais sans vous ! Que votre tendresse fonde mon cœur ! Donnez-moi cette dissolution au lieu des autres !
Comme il est mystérieux que les prières soient ainsi préparées à l’unique, qu’elles gardent dans leurs plis des mots qui se trouveront tout à coup, pour celui-ci ou celui-là, d’une propriété, d’une pertinence ineffables. Cela parle comme vous-même, avec votre tour et votre intonation ! Étranges réserves, prodigieux secours ménagés par Dieu avec cette adresse providentielle qui fait servir le général au particulier, qui met l’universel au service de chacun. Toute mon âme tout à coup résumée dans quelques humbles paroles, usées, limées, polies par des millions de lèvres, plus neuves pourtant, plus prochaines, plus personnelles que toutes celles que j’eusse su inventer. Toujours le miracle le plus simple.
Ainsi, la Sainte Vierge accueille toute prière émise d’un cœur simple et confiant. Inutile de se battre les flancs pour lui adresser des vocables insolites ; les mots qui, depuis des siècles, servent aux plus humbles des fidèles suffisent et même ils expriment nos états d’âme les plus anxieux et les plus complexes. C’est que Marie porte en elle la plénitude de la Grâce, l’amour de Dieu intégral. Sa mission, c’est de nous distribuer les aumônes de la Sainte-Trinité. Donc, lorsque nous disons Ave Maria ou Salve Regina, nous sommes assurés qu’elle nous entend, qu’elle « tourne vers nous ses regards de miséricorde » et qu’elle nous conduit par Jésus notre Sauveur, à Jésus et en Jésus.
Super hanc petram. — Pendant plus de quatre ans, les prétendus civilisés se sont massacrés sur terre, dans les airs et sous les eaux depuis les confins du Pôle Nord jusqu’au Golfe Persique. Résultat : dix millions de cadavres, vingt millions de mutilés, des ruines innombrables, une recrudescence de haine entre les peuples qui portaient jadis le beau nom collectif de chrétienté. C’est ce que divers charlatans, masqués de philanthropie éventuelle, nomment le Progrès.
A présent, ils nous affirment que, l’idée de Dieu étant expulsée des intelligences capables de raisonnement, l’humanité se chérira bientôt en chacun de ses membres et posera ainsi les fondements du temple sublime où elle s’adorera elle-même. Afin que cette prophétie se réalise ils se sont réunis en un aréopage sur les bords d’un lac qui n’a rien de commun — et pour cause — avec le lac de Génézareth. Là, ils ont déclaré qu’ils avaient pour but d’établir la paix perpétuelle dans le monde.
— Ils aboutiront, s’écrient les Loges maçonniques de toute langue, car, se gardant bien d’invoquer la bénédiction divine sur leurs travaux, ils en ont écarté le personnage qui porte ce titre à jamais périmé : Vicaire de Jésus-Christ. Nous ne sommes plus au Moyen-Age, époque de ténèbres, comme n’en ignore quiconque reçut le bienfait d’une éducation sainement laïque. Aujourd’hui, les Droits de l’Homme ont remplacé les Commandements de Dieu. Par conséquent : silence au Pape !…
Or, tandis que les sectateurs du Progrès dégrossissent leurs matériaux pour reconstruire la Tour de Babel, sur cime où rayonne la Croix, le Pape n’a pas gardé le silence. Commentant le psaume : Nisi dominus custodierit civitatem, frustra vigilat qui custodit eam, Pie XI a dit : Nulle institution humaine n’existe qui soit capable d’imposer à l’ensemble des nations un code de législation commune. On y parvint au Moyen-Age, dans cette véritable société des nations que fut la communauté des peuples chrétiens. Sans doute, et en fait, le droit y subissait des violations graves. L’inviolabilité du droit demeurait néanmoins intacte en son principe grâce à une règle tutélaire d’après laquelle étaient jugées les nations elles-mêmes. Or, il existe une institution divine qui est en mesure de sauvegarder l’inviolabilité du droit des gens, une institution qui appartient à toutes les nations. Elle possède l’autorité la plus haute, elle s’impose à la vénération par la plénitude de sa mission enseignante : c’est l’Église du Christ. Elle seule apparaît capable d’accomplir cette tâche.
Mais les diplomates se sont bouché les oreilles ; les socialistes, pour étouffer cette voix importune, ont entonné l’Internationale ; et la Maçonnerie a fait retentir des claquettes de dérision.
Aussi, savez-vous ce qui arrivera ? On peut l’annoncer presque à coup sûr : la seconde Tour de Babel s’écroulera avant d’être bâtie plus haut que le rez-de-chaussée. Les dissensions humaines iront s’aggravant, c’est-à-dire que les hommes, de plus en plus réfractaires aux volontés d’En-Haut, se jetteront les uns sur les autres en des conflits auprès de quoi la guerre atroce dont nous saignons encore n’aura été qu’une pâle idylle. Parque indifférente, la science découvrira des engins de destruction si effroyables qu’en un clin d’œil, des villes seront pulvérisées. Peut-être aussi que la menace asiatique prendra corps : les hordes mongoles envahiront l’Europe sous les enseignes de la juiverie bolchevique et, comme du temps d’Attila, où elles auront passé « l’herbe ne poussera plus ». A supposer qu’on les refoule, la société sera régie par cette Finance qui, de nos jours, affirme déjà son pouvoir souverain sur les relations de peuple à peuple et qui promulguera l’idolâtrie de l’Or et le pontificat brutal de la Banque. Ou, s’il y a révolte, après avoir répandu des fleuves de sang, la tyrannie socialiste animalisera les hommes sous le niveau égalitaire et leur fera trouver délectable de brouter à quatre pattes sans jamais plus lever les yeux vers le Ciel.
Dès longtemps, l’Église a prévu ces suites obligées du culte de la matière tel que l’ont préconisé de soi-disant philosophies qui, niant Dieu, mirent leur confiance dans la raison humaine et dans une foi imbécile aux vertus de Caliban. Constatant les effets destructeurs de la folie démocratique, elle a remonté aux causes et elle les a dénoncées. Au XIXe siècle, un grand pape, Pie IX, dans le Syllabus, énuméra les principes de décomposition que répandent les sophismes chers aux héritiers de la Révolution et repoussa le pacte que ces catholiques sans vigueur, les libéraux insinuaient d’établir entre la vérité de Jésus-Christ et les mensonges du démon. Au XXe siècle, un grand saint, Pie X écrase la tête de la vipère moderniste dont la bave amalgame toutes les hérésies qu’elles procèdent d’un rationalisme arrogant ou qu’elles s’inspirent d’une fausse mystique soufflée par l’enfer. Et voici que Pie XI, attestant le Christ roi des Nations, rappelle, selon l’Évangile, ce que doit être son royaume : Il dit :
Ce royaume s’oppose à celui de Satan : il demande à ses sujets non-seulement de renoncer aux richesses et aux biens terrestres mais encore de renoncer à soi-même et de porter sa croix.
Chaque fois que des membres de l’Église militante transgressent ce précepte, Dieu frappe l’ensemble des fidèles et, par le mérite des innocents, maints coupables sont ramenés dans la voie étroite. C’est en se pénétrant de cette évidence que les catholiques pourront affronter les fléaux qui montent à l’horizon. Certes, il y aura des apostasies — et de plus en plus nombreuses. Les précurseurs de l’Antéchrist s’en autoriseront pour proclamer, de jour en jour, la mort de l’Église. Mais l’Église, qu’illumine une Révélation constamment renouvelée, sait que Jésus souffre en elle et c’est pourquoi, sous le signe de la Croix, elle vivra — jusqu’à la fin du monde.