L'Illustration, No. 3739, 31 Octobre 1914
Comme un cri étouffé, comme un mot d'ordre, comme un frisson qui se propage... en un instant cette phrase: «Voilà des blessés!» court du haut en bas de l'ambulance, traverse les salles ainsi qu'un grand courant d'air agitant tout sur son passage: les pensées, les êtres et les choses, les robes et les rideaux.
Les blessés! D'où viennent-ils? Peu importe. Du feu. Cela suffit. On ne les attendait pas et cependant leur arrivée ne cause aucune surprise, car on les espère toujours. Ils n'ont pas d'heure. Ils apparaissent brusquement le matin, le soir, en pleine nuit, sans prévenir, comme l'ennemi. Aussi sont-ils reçus de la belle façon: à bras ouverts. Ceux qui ont été les chercher à une gare de banlieue ou quelquefois très loin, au front, et qui les ramènent à bon port, se secouent, soulagés, en sautant du siège: «Cristi! Ça n'a pas été sans peine. Enfin, les voilà. C'est à vous de faire.»
On les sort donc des voitures et des autos et on les dépose à petits pas, comme de précieuses cargaisons tirées des flancs d'un navire que l'on croyait perdu corps et biens et qui arrive du bout du monde. Jamais les escaliers n'ont été aussi durs et aussi longs à monter qu'avec eux. Tous, exténués de souffrance ou de fatigue, tombent anéantis, incapables d'un geste, d'une parole. Ils ne donnent signe de vie qu'en respirant. Même ceux qui se tiennent sur leurs jambes marchent en plein sommeil et croulent dès qu'ils s'arrêtent. C'est dans ce lamentable état qu'il faut d'abord les déshabiller. Que de difficultés et de soins nécessite ce travail aussi douloureux déjà qu'une «opération»! D'une main délicate et pourtant résolue on retire, on décolle les vêtements glorieux et en lambeaux qui font aux soldats des costumes de splendeur épique si bien adaptés et rompus à tous les actes de la bataille; les pieds gonflés sont délivrés du boulet des grosses chaussures qui ont foulé tant de routes et qui, lassées par les étapes, heurtent le sol avec un bruit lourd, comme des haltères. Les corps meurtris et vigoureux sont mis à nu. Nous voyons apparaître les larges poitrines, nos seuls et vrais remparts, plus résistants, que ceux des forteresses. Alors l'eau, l'alcool, répandus sur les chairs, rafraîchissent et purifient les membres harassés recouvrant aussitôt sous ce baptême l'instinctif entrain de la vie, et les infirmières, transfigurées par le respect de ces ablutions, prennent, sans qu'elles s'en doutent, les nobles attitudes qui agenouillent les saintes femmes dans les mises aux tombeaux. Près d'elles il y a toujours debout un vieux brancardier méditatif et grisonnant, qui ressemble à Joseph d'Arimathie.
Mais, après que les malheureux ont été emportés, l'étrange sensation produite tout à coup, dans la pièce vide, par les tas individuels de leurs vêtements affaissés et réunis! Quoi? Ces monticules de guenilles... ce sont eux? Oui. Voilà leur dépouille émouvante. Ils ont fondu. Je pense à des corps consumés dont ces restes seraient les cendrés. Et si petites! A tenir dans un boisseau! Comment? Ce paquetage?... C'est tout cela un cuirassier?—Vous l'avez dit.—Et ce résidu?—C'est un zouave... un chasseur.—Quelle misère! On soulève et l'on trie, le cœur serré, les pauvres nippes imprégnées de sueurs brûlantes et froides, qui ont bu tant de sang, l'eau de la pluie et des fleuves passés à gué ou à la nage,... ces loques si belles qui à la minute pendaient tout le long des blessés ainsi que des drapeaux noircis dont leur corps était la hampe... Et quand on les a rassemblées, on ficelle, en inscrivant le nom, pour que les guéris retrouvent, le jour du départ, ces hardes qui sont tout leur bien.
Mais eux, en attendant, où sont-ils, les soldats qui n'ont plus d'uniforme?
Ils sont couchés, au lit. Dans un lit...
Ah! ce lit! Ce lit frais, tiède, chaud, dont ils ont rêvé depuis des jours et des semaines sous les rideaux de balles et d'obus, courbés dans l'alcôve des tranchées, durant les longues nuits, noires de froid et de ténèbres... ils le possèdent enfin!... ils y campent... Ces draps de blancheur, si doux, qui les enveloppent comme un grand pansement... ils les touchent de tous leurs membres qui les jonchent et craquent d'aise, de tout leur corps étendu, étalé, de leurs mains aux paumes insatiables, de leurs pieds remués sans cesse, heureux de se frotter dans tous les sens à la bonne toile qui vient de l'armoire... Ce lit, c'est l'oasis,... ils s'y laissent aller, couler, avec la complaisante inertie du plongeur qui s'enfonce en sécurité, car il sait qu'il remontera. Ils ferment les yeux et les rouvrent en soupirant: «Oh! qu'on est bien!» Et puis, dans une confiance absolue, dans une indifférence sereine, à partir de ce moment redevenus petits, ils font âme neuve. Ce sont des enfants. L'ambulance opère en une heure cette métamorphose mystérieuse et qui favorise la guérison.
Aussitôt couchés dans les draps marqués au chiffre de la Croix-Rouge, les soldats, qui étaient des hommes, sont ramenés à l'arrière, loin des lignes de leur âge; ils se replient au temps de leurs jeunes années. Tout contribue au succès de ce mouvement de retraite: le calme du lieu, l'éveil et le choix des souvenirs, la position même qui les tient allongés sur les matelas et les coussins de plume, comme à l'époque de leurs lits étroits et de leurs premiers songes. Et ils voient de nouveau se pencher sur eux des femmes aux traits maternels qui leur parlent tout près, tout bas, qui savent écouter, deviner, comprendre et se taire. Ils sentent se poser sur leur front, sur leurs cheveux, des mains accoutumées qui n'ont pourtant pas l'air d'être des mains humaines, dont le contact est un langage. A travers le voile de leurs paupières, jusque sous le bandeau qui les isole, ils perçoivent la surveillance des regards et l'inquiétude des pensées. On prévient leurs moindres désirs et on trouve le moyen de ne pas les contrarier même quand il est impossible de les satisfaire.
Plus que partout ailleurs les blessés se montrent là dans le plein de leur naturel. Les expansifs «se racontent». Les muets, les fermés, rabattus sur eux-mêmes, butés à des choses qu'il est inutile d'essayer de leur arracher, fixent encore du fond de leurs sombres prunelles le champ de bataille où ils ont langui jusqu'au surlendemain, la cave molle et fétide où ils gisaient parmi les rats affolés dans un cloaque sans nom, le bois sinistre et mouillé de sang qui répercutait leur éternelle et vaine plainte, l'oiseau de proie qui tout à coup, la nuit, s'est posé sur leur face, dont la patte onglée s'est crispée un instant sur leur nez, dont ils ont vu le bec tandis qu'il s'apprêtait à leur manger les yeux. Des bruits leur reviennent aux oreilles: fracas d'obus, sifflements de fer, miaulements d'acier, crépitements d'incendie, cris rauques, aboiements d'un chien, tonnerre sec des canons, chute d'une gamelle, sonnerie d'un clairon mais si loin, si loin... A ceux-là il faut des heures et même des jours pour se remettre, revenir au temps présent, à la surface du flot apaisé... Et puis tout à coup, comme on n'y comptait plus, un sourire se dessine enfin, germe et fleurit sur le visage douloureux et balaie tous les fantômes...
Il y a les blessés gais, les musiciens du rire, les fifres de l'esprit français qui forment la fanfare de ce régiment de la souffrance. Leurs joyeux propos donnent du ton et fouettent la convalescence. Et après les petits blessés et les moyens... viennent ceux qu'on appelle les grands... A ces mots, la voix baisse et se teinte de gravité. Les grands blessés! Dès qu'on entre ils captent l'attention, un peu à l'écart, abrités par des paravents... Leur immobile vie reste suspendue. Le visiteur fait un détour, n'ose pas s'avancer près de leur lit plus solennel. Les yeux de ceux-là, quand ils s'ouvrent avec lenteur, demeurent vagues, brumeux, lointains... Ils vous regardent et ne vous voient pas... tout leur semble étranger... Ils sont sans être... On les sauvera. Mais on n'ose pas trop le dire, en face de leur faiblesse et de leur fragilité. On n'en parle qu'avec des hochements de tête et des espoirs d'une extrême prudence...
Et pourtant les blessés rendent tous aux médecins, aux femmes et à ceux qui les soignent la tâche agréable, facile. D'un incroyable et tenace courage, ils ne se plaignent jamais. C'est leur façon de s'acquitter. Il faut leur arracher l'aveu que «ça ne va pas très bien» pour apprendre que ça va mal. Ils sont candides, sympathiques, touchants, de la plus familiale gentillesse quand ils ouvrent un portefeuille éreinté, bon à jeter, pour vous montrer avec orgueil le portrait d'une maman, d'une femme, d'un bébé... ou bien qu'ils vident leurs inépuisables poches, extraordinaires de contenance comme des sacs à malice, et dans lesquelles s'entassent du tabac, de la ficelle, un morceau de sucre, une pipe, un mouchoir à carreaux, des sous, du chocolat, une caricature «de la tête à Guillaume...» Et convenables, polis, bien élevés, simples, naturels, sans affectation d'aucune sorte, d'une qualité d'accueil égale, aimable et digne, avec un sourire des yeux et de toute la personne, même empêchée, qui dit bonjour et remercie. Leur immobilité la plus cruelle trouve toujours ingénieusement la façon de manifester de la reconnaissance. Pour parler des parents, de la ville «d'où ils sont», de leur champ, de la maison, d'un cheval, d'une ferme ou d'un clocher, ils emploient sans effort des termes d'une noblesse grave qui sont saisissants et beaux comme des paysages. A peine s'approche-t-on de leur lit qu'ils vous font, ainsi qu'à un chef, l'honneur du salut militaire. Ils adorent les friandises, la confiture, les bonbons... Si l'on osait, on leur apporterait des joujoux... des soldats de plomb. Il n'y a nul inconvénient à les gâter, car ils n'ont pas volé les douceurs qui ne sauraient les amollir. Ils en prennent à leur appétit... Tiens! Pendant qu'ils y sont... Et ils font joliment bien... Mais ils repartiront, une fois rétablis, plus belliqueux et plus ardents, à tel point leur confiance est inébranlable, vissée: «Ils sont perdus, monsieur. Ça y est. N'y a qu'à attendre.»
Ainsi, dans la douleur, dans le repos et la docilité, dans la réparation physique et le maintien du grand moral, nos blessés, parmi nous, passent un temps, plus ou moins long, de sanglantes vacances, choyés du moins par les tendres femmes françaises dont ils ont écouté si souvent, la tête sur leur poitrine, battre comme une horloge le cœur inaltérable et fort, la source de bonté régulière, infinie...
Plus tard, dans des années, quand ils feront aux jeunes gens le récit de leurs campagnes, ils se rappelleront, entre deux batailles: «Ah! l'ambulance!... mon ambulance de 1914! j'ai été soigné là... non... je ne peux pas dire! Des femmes!... des dames du Paradis!»
Et puis ils se tairont, pendant qu'une larme, pour mieux couler, choisira sur leur joue le ravin d'une cicatrice.
HENRI LAVEDAN.
DANS LES CENDRES D'ARRAS
Nous reprenons la publication du récit, par M. Gaston Chérau, du bombardement et de l'incendie d'Arras. Les photographies prises par notre collaborateur augmentent encore l'intérêt de cette émouvante narration:
Arras, 16 octobre.
Les malheureux habitants qui s'étaient réfugiés dans leurs caves, à la fois guettés par les obus et par l'incendie qui faisaient rage au-dessus d'eux, ne savaient plus à quelle mort se vouer. L'incendie ne leur donna pas longtemps le choix: les vieilles maisons s'effondrèrent presque subitement et les issues des caves furent bouchées...
De l'une de ces retraites mortelles, sortirent—dans la nuit du jeudi au vendredi—quarante-cinq personnes; elles y étaient emprisonnées depuis le mardi matin et, pour se tirer de là, il leur fallut déblayer des décombres brûlants sur une épaisseur de plus de trois mètres.
Ce ne fut que le vendredi que le désastre de leur ville fut révélé aux Artésiens. La mitraille tombait encore, mais, comme me l'a dit l'un d'eux, «elle n'était plus bien portante... et puis on était au courant». On apprit alors que les Allemands avaient surtout visé les monuments anciens, les usines et les ambulances.
Qu'ils s'enorgueillissent du résultat: ils ont encore une fois anéanti des asiles où l'on endormait les douleurs et des maisons qui parlaient du génie de la paix.
Si le beffroi résiste encore, à la date où j'écris, l'Hôtel de Ville est vidé de ses trésors de bois, de pierre et de fer forgé. Les salles gothiques se sont volatilisées, les cheminées sculptées ont éclaté, les frisés se sont émiettées, le balcon d'où l'on regardait la place a reçu à lui seul plus de plomb qu'il n'en faut pour détruire dix maisons. Les façades renaissance tiennent, mais ce ne sont plus que des écrans. Des maisons, du quartier, il n'y a plus que des monceaux de décombres, des murs menaçants, des escaliers qui montent dans le vide, des poutres qui ne parviennent plus à rejoindre leur appui, des fûts de colonnes braqués comme des canons, des enseignes bosselées, des balcons tordus, des amas de tuiles, d'ardoises, de vaisselle brisée, de cuivres noircis...
Mais ça n'est pas tout!
Cinq ambulances étaient installées dans Arras. Les cinq ont été bombardées!
Sous la mitraille qui défonçait les toits de l'école des garçons, les trois médecins militaires descendirent eux-mêmes leurs cent soixante blessés dans les caves. Au Saint-Sacrement, au Collège communal, aux Ursulines, les projectiles pleuvaient sans discontinuer.
A l'hôpital Saint-Jean, dans la matinée du 7 octobre, une sœur venait d'achever le pansement d'une femme qui avait été blessée la veille, dans la rue, et qu'on avait recueillie avec ses deux enfants, une fillette de six ans, un bébé de six mois. Un obus crève la toiture, éclate dans la salle, blesse une deuxième fois la femme blessée le 6, tue sa fillette, abat la sœur qui meurt en articulant doucement: «J'offre ma vie à mon pays!»
Elle était vouée à la mort, cette souriante et tendre petite religieuse de vingt-neuf ans! L'obus qui précédait immédiatement celui qui l'a tuée venait de tomber dans la cellule voisine de l'oratoire, précisément celle de sœur Sainte-Suzanne, et la supérieure courait, demandant si sœur Sainte-Suzanne se trouvait chez elle... Sœur Sainte-Suzanne était dans son service! Mais la mitraille, qui l'avait manquée là, devait la retrouver ici.
Et d'autres obus tombaient encore, achevant trois soldats blessés, tuant un employé, tuant un autre enfant...
Voilà la besogne des terribles soldats teutons!
Le bureau de bienfaisance lui-même n'a pas été épargné. Il n'était pourtant pas facile de le dénicher dans cette rue qu'abritent les hautes terrasses du jardin de l'évêché! C'était, aussi, une victime bien innocente, mais il faut croire que son étiquette et sa destination le désignaient pour le sacrifice. Des obus sont tombés sur lui.
Le jour où j'ai pu y pénétrer, je n'ai pas été peu étonné d'entendre chanter dans ce qui restait de la maison voisine. C'était un serin qui s'en donnait à cœur-joie! Il y avait près de sa cage trois autres cages où le petit monde qui y était faisait le gros dos, attendant la mort devant les mangeoires vides et les buvettes desséchées. Depuis onze jours, les pauvres abandonnés n'avaient pas reçu de visites! Il y avait une petite perruche qui, les yeux clos, dodelinait de la tête comme si, au seuil de l'agonie, elle avait réfléchi aux atrocités de cette époque. La tourterelle, tassée dans ses plumes hérissées, ne bougeait pas; quant au tarin, ce n'était plus qu'une petite boule accrochée à son perchoir. Autour d'eux, la cloison était crevée; un rideau, arraché à une fenêtre, avait été fixé sur le mur par des éclats de vitres; les chaises, la table, les assiettes, les verres, le linge, le fourneau de la cuisine, tout était bouleversé ou réduit en miettes. Le plafond était défoncé, et ce qui demeurait intact après le cataclysme c'étaient précisément les êtres les plus fragiles! Aidé de l'économe du bureau de bienfaisance, j'ai recherché la provision de graines et nous leur avons donné à manger.
Nous étions bien un peu honteux d'avoir une telle préoccupation en un pareil moment, mais c'est que nous nous imaginions que nous nous surveillions l'un l'autre. D'ailleurs, dès que nous avons vu de quelle façon on accueillait notre offre, nous nous sommes regardés et nous nous sommes compris.
Quand je suis sorti de là, le serin chantait encore.
Dans les rues, les ménagères balayaient et lavaient leur maison, et je me souviens d'avoir vu un commerçant qui frottait avec conviction la glace de sa porte sans penser que de la devanture de son magasin il ne restait que les montants.
Rien ne peut contre l'habitude et il n'y a pas de guerriers qui en aient raison.
Les obus ronflaient toujours et occupaient l'air; une maison achevait de se consumer sur la Grande Place, que des enfants continuaient leur partie d'al'-guise et que les pigeons s'abattaient sur leur endroit préféré.
Je poursuivis ma promenade dans les ruines, dans les cendres et dans le sang et je vis d'autres ruines, d'autres cendres et d'autre sang. Il y en avait partout, mais partout il y avait des gens qui s'activaient pour déblayer les lieux.Il fallait faire place nette à la Vie.
A l'église Saint-Jean-Baptiste, le doyen me fait visiter les dégâts: les obus ont plu ici comme ailleurs. Les voûtes sont percées à jour, les vitraux n'existent plus, la toiture est pulvérisée; cela n'empêche pas de songer à demain et une petite équipe d'ouvriers nettoie la nef.
Et des ruines, d'autres ruines! Des gens, hier riches, aujourd'hui ruinés, vont voir la place de leur foyer. Ils n'ont pas de colère, pas de larmes; ils regardent, fouillent dans les décombres pour essayer de retrouver quelque chose, et puis, incapables de persévérance, ils s'en vont, plus fatalistes encore. Ce qui doit être anéanti périt à son jour.
Dans le quartier de la gare j'ai vu, sur l'emplacement d'un grand immeuble, douze cheminées que les bombes et l'incendie ont respectées. Elles sont accrochées comme des nids et, sur certaines d'entre elles, des cafetières sont encore posées. Près de l'une, j'ai aperçu un réveille-matin.
Un peu plus loin, à l'endroit où passait la rue Saint-Géry, s'élevait un hôtel particulier dont il ne reste plus que la porte monumentale qui encadre dans le lointain des colonnes et des frontons. On dirait une riche villa de Pompéi.
Et partout il y a des ruines, ruines de pauvres, ruines de riches, réunies aujourd'hui dans le sort commun; et partout s'étale cette épouvantable odeur d'incendie.
Lorsque tombe le soir sur cette ville anéantie, aux rues encombrées de fil de fer, aux toits qui, à chaque minute, laissent échapper de leurs tuiles, les heures deviennent soudain lugubres. Les ménagères sont rentrées; on n'entend plus le bruit du balai qui lave, le bruit de l'eau qui coule du seuil sur le trottoir. La vie qui s'essayait vaillamment à reprendre s'est tout à coup découragée. L'odeur de brûlé devient plus lourde et plus écœurante, et le canon qui tonne durement tout autour de la ville ne dissipe pas l'angoisse qui vous étreint.
Je me rappelle mes promenades du soir dans les rues d'Arras, autrefois,—il y a quatorze ans. Et je revois ces petites lumières qui éclairaient le fond des maisons où les cuivres reluisaient, où tout était rangé selon un ordre invariable, où il semblait que la vie avait raison du temps...
C'est à Albert, quelques jours après, que l'auteur de ces lignes a appris qu'un nouveau bombardement avait aggravé l'œuvre du premier:
Albert, 23 octobre.
De nouveau, l'ennemi bombarde la malheureuse petite ville d'Albert, et c'est là, sur des cendres toutes chaudes et sous les trajectoires des obus, que j'apprends l'achèvement du désastre d'Arras! Le beffroi est tombé, le lion des Flandres est abattu; ce qui restait debout de la Petite Place est, m'affirme-t-on, détruit; les ambulances ont, encore une fois, servi de cible...
Nos ennemis, en effet, ne pouvaient pas se retirer en laissant derrière eux autre chose que des ruines! C'est un surcroît de torture pour nous, mais c'est aussi un peu plus de dégoût, un peu plus de mépris, un peu plus de colère qu'ils ajoutent en nos âmes.
Que le beffroi soit à bas, que des monuments séculaires soient en flammes, que des ambulances soient en cendres, le son qu'ont rendu les vieilles cloches en tombant est le glas de celui qui, criminel insensé, a outragé toute une histoire et toute l'humanité.
GASTON CHÉRAU.
LA PROTECTION DE COMPIÈGNE
Nous avons reçu la lettre suivante:
20 octobre 1914.
Mon cher directeur et ami,
Je crois de mon devoir d'apporter une rectification à l'article de M. Julien Tinayre paru dans L'Illustration du 17 octobre.
«Compiègne, pendant l'occupation allemande, y est-il dit, n'a presque pas souffert, grâce au sang-froid et au courage de M. Martin, adjoint au maire, et de M. Gabriel Mourey, conservateur du Palais.»
En ce qui me concerne, rien n'est moins exact. C'est à d'autres que revient tout l'honneur du salut de la ville de Compiègne: d'abord à M. H. de Seroux, adjoint délégué, dont la prudence, la fermeté et le dévouement méritent notre admiration et toute notre reconnaissance; ensuite à M. Lefèvre, qui a assumé et rempli avec un tact et une patience rares les périlleuses fonctions de chef de la police municipale.
Quant à moi, je me suis simplement borné à protéger, du mieux que j'ai pu, le Palais dont j'ai la garde...
GABRIEL MOUREY,
Conservateur du Palais
national de Compiègne.
M. Martin nous a écrit lui-même pour reporter sur M. de Seroux tout l'honneur de la protection de Compiègne, et le président du tribunal de cette ville, dans une lettre sur le même sujet, nous prie de citer également le nom de M. le Dr Wurtz qui, malgré son âge, a soigné nuit et jour les malades et les blessés.