L'Illustration, No. 3739, 31 Octobre 1914
Marchant sur ce sol criblé, où la tourmente de mitraille a laissé à peine une touffe d'herbe çà et là, un peu de mousse, une pauvre fleur, j'atteins d'abord une ligne de défense que l'on prépare, qui sera la seconde, pour le cas improbable où la première, plus en avant, viendrait à céder. Nos soldats, transformés en terrassiers, y travaillent, la pelle et la pioche en main, tous décidés et joyeux, s'empressant de la finir, et elle sera terrible, entourée des pires embûches. Ce sont les Allemands, je le veux bien, qui ont imaginé, dans leurs cervelles prudentes et mauvaises, tout ce système de galeries et de pièges; mais, comme nous sommes plus fins qu'eux et d'esprit plus prompt, en peu de jours nous les avons égalés, sinon dépassés.
Un kilomètre plus loin, voici la première ligne. Elle est pleine de monde, cette tranchée qui arrêtera le choc des barbares; elle est nuit et jour prête à se hérisser de fusils. Et ceux qui vivent là, terrés à peine pour le moment, savent que d'une minute à l'autre les obus recommenceront leur arrosage quotidien, enlevant les têtes qui se risqueraient dehors, crevant les poitrines ou déchiquetant les entrailles. Ils savent aussi qu'à n'importe quelle heure imprévue, au pâle soleil ou dans l'obscurité du milieu de la nuit, il y aura contre eux des ruées de ces barbares, dont la forêt d'en face est encore pleine; ils savent comment ils arriveront en courant, avec des cris pour essayer de faire peur, se tenant tous par le bras en une seule masse enragée, et comment, avant de s'empêtrer pour la mort dans nos fils de fer barbelés, ils trouveront moyen, comme chaque fois, de faire beaucoup de mal. Ils savent, car ils ont déjà vu tout cela, mais quand même ils sourient avec une dignité grave. Depuis bientôt huit jours ils sont dans cette tranchée, attendant la relève qui va venir, et ils ne se plaignent de rien: «On est bien nourri, disent-ils, on mange à sa faim. Tant qu'il ne pleut pas, on se tient chaud la nuit, dans nos trous de renard, avec une bonne couverture. Mais, des vêtements de dessous en laine pour l'hiver, nous n'en avons encore pas tous, et il nous en faudra bientôt. Quand vous rentrerez à Paris, mon colonel, vous pourriez peut-être rappeler ça au gouvernement et à toutes ces dames qui travaillent pour nous.»
(Mon colonel, c'est le seul titre que les soldats connaissent pour les officiers à cinq galons. Pendant la dernière expédition de Chine, j'avais déjà été mon colonel, mais je ne m'attendais pas à le redevenir un jour, hélas! pour une guerre sur le sol de France!)
Ceux qui causent avec moi, au bord ou du fond de cette tranchée, appartiennent aux plus diverses classes sociales; les uns furent des élégants et des oisifs, les autres des ouvriers, des laboureurs; il y en a même, avec le képi trop sur l'oreille et l'accent de barrière, dont il vaudrait mieux sans doute ne pas sonder le passé, et qui sont devenus ici quand même, non seulement des garçons braves, mais des braves garçons. Cette guerre, en même temps qu'elle aura supprimé nos distances, nous aura tous purifiés et grandis: les Allemands, sans le vouloir, nous auront fait au moins ce bien-là, qui certes en vaut la peine. Et puis nos soldats savent tous aujourd'hui pourquoi ils se battent, et c'est leur suprême force; l'indignation les stimulera jusqu'à leur dernier souffle: «Quand on a vu, me disent deux jeunes paysans de Bretagne, quand on a vu de ses yeux ce que font ces brutes-là dans les villages où ils passent, c'est tout naturel, n'est-ce pas, de donner sa vie pour tâcher qu'ils ne viennent en faire autant chez nous.» Et la canonnade accompagne d'une basse incessante et profonde cette déclaration naïve...
Or, il en est ainsi d'un bout à l'autre de la ligne sans fin; partout même décision et même courage. Ici ou là, causer avec eux est aussi réconfortant et commande une admiration égale.
Mais c'est étrange de se dire qu'à notre vingtième siècle, pour nous garer de la sauvagerie et de l'horreur, il nous a fallu établir, de l'Est à l'Ouest de notre cher pays, de pareilles tranchées, des doubles, des triples, courant ininterrompues sur des centaines de kilomètres, comme une sorte de muraille de Chine cent fois plus redoutable que la vraie qui gardait des Mongols, une muraille qui serpente, presque souterraine, en tapinois, et que garnit toute une héroïque jeunesse française sans cesse en alerte et sans cesse ensanglantée...
Le crépuscule ce soir, sous le ciel épais, se traîne tristement et n'en finit plus; il me semble qu'il est déjà commencé depuis deux heures, et cependant on y voit encore. Devant nous se distingue toujours, ou se devine, le déploiement à perte de vue de deux plans de forêt, dont le plus lointain n'a presque plus de contours dans les ténèbres. Le vent continue de se refroidir. Et le cœur se serre dans l'impression plus poignante encore d'une replongée, sans abri et sans recours, au fond des primitives barbaries.
—«Mon colonel, voici l'heure où, depuis une semaine, nous avons tous les soirs notre petit arrosage d'obus; si vous avez le temps de rester un peu, vous verrez comme ils tirent vite et presque au hasard.»
Le temps, non, je ne l'ai guère, et puis l'occasion m'a déjà été donnée ailleurs de voir «comme ils tirent vite et presque au hasard». On dirait quelquefois un feu d'artifice pour parade, et c'est à croire qu'ils ont des projectiles à n'en savoir que faire. Cependant je resterai bien volontiers un moment de plus, pour revoir ça en leur compagnie.
Ah!... En effet, voici en l'air une espèce de bruissement de vol de perdrix,—des perdrix qui passeraient très vite, avec des ailes en métal. Cela nous change de la canonnade sourde de tout à l'heure, et c'est dans notre direction que cela commence à venir. Mais c'est beaucoup trop haut et surtout beaucoup trop à gauche. Tellement trop à gauche que ce n'est pas nous qu'ils visent cette fois, certainement; il faudrait qu'ils fussent par trop bêtes... Tout de même nous cessons de causer, l'oreille aux aguets... Une dizaine d'obus, et puis plus rien.
—«C'est fini, me disent-ils alors. Maintenant leur heure est passée. Et c'était pour les camarades là-bas. Vous n'avez pas de chance, mon colonel; voilà bien la première fois que ce n'est pas nous qui écopons... Et puis, on dirait qu'ils sont fatigués, ce soir, les Boches.»
Il fait nuit et je devrais déjà être loin. D'ailleurs ils vont se coucher tous, ne pouvant pas, bien entendu, risquer d'allumer des lumières; des cigarettes tout au plus. Je serre beaucoup de mains à la file et je les quitte, les pauvres enfants de France, dans leur dortoir qui tout à coup, avec le silence et l'obscurité, est devenu funèbre comme une longue fosse commune au cimetière.
PIERRE LOTI.
LE BOMBARDEMENT DE PAPEETE
Tahiti, chère au cœur de Pierre Loti, Tahiti la patrie de la petite Rarahu, a connu, elle aussi, les horreurs de la grande guerre. «Le 22 septembre, à 6 h. 45 du matin, nous écrit notre correspondant. M. L. Gauthier, deux croiseurs allemands, les deux plus fortes unités de la division de Chine (le Scharnhorst et le Gneisenau, sans doute), se présentèrent devant Papeete. Au coup de canon à blanc tiré par une batterie de la côte, ils hissèrent leur pavillon, s'approchèrent de la passe et envoyèrent leur premier obus. Le commandant de la marine à Tahiti donna aussitôt l'ordre de détruire les balises et amers de la côte et de mettre le feu aux approvisionnements de charbon. Un bombardement en règle du port commença aussitôt. La petite canonnière la Zélée, bien inapte à se défendre, paya cher les quelques prises quelle avait pu faire au début de la guerre. La ville fut fort éprouvée aussi. Elle ne reçut pas moins de deux cents obus en quatre heures de temps, à peu près. Dix incendies éclatèrent sur divers points. A la fin de cette canonnade terrible, les décombres de ses murailles légères, de ses toitures de tôle ondulée, jonchaient le sol de toutes parts. On s'attendait à un débarquement de marins allemands, et tous les hommes valides de la colonie, mobilisés dès le début de la guerre et bien exercés, s'apprêtaient déjà à résister jusqu'au bout. Ils n'eurent pas l'occasion de combattre: leur brutale besogne achevée, les deux croiseurs reprirent le large.
Phot. L. Gauthier.