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L'Inquisition médiévale

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CHAPITRE VII
L’INQUISITION ASSERVIE PAR LE POUVOIR CIVIL

Sommaire. — Philippe le Bel et l’Inquisition méridionale. — Bernard Délicieux. — Le procès des Templiers et l’Inquisition de France. — Le cardinal Bérenger Frédol. — Les Templiers à la question. — Procès inquisitoriaux au XIVe siècle. — Hugues Aubriot. — Procès de Jeanne d’Arc : Cauchon, les Anglais et l’Inquisition.

L’établissement et le fonctionnement de l’Inquisition, au XIIIe siècle, avaient suscité de sérieuses oppositions non seulement de la part des hérétiques, déclarés ou cachés, qu’elle menaçait directement, mais aussi de populations qui, même orthodoxes, avaient des relations avec les hérétiques, de magistrats civils qui voyaient à côté d’eux une organisation aussi redoutable, prétendant disposer d’eux, et même de communes craignant pour l’indépendance du pouvoir civil, la toute-puissance de cette nouvelle institution. De là des conflits et des troubles qui jalonnent, en France et en Italie surtout, mais aussi en d’autres pays, l’histoire de l’Inquisition.

Elle ne fonctionnait régulièrement que depuis huit ans lorsqu’à la suite d’exécutions ordonnées par les inquisiteurs Arnaud Cathala et Guillaume Pelhisso, plus de 300 personnes se révoltèrent contre eux à Albi. Deux ans après (1235), à Toulouse, les consuls eux-mêmes se mirent à la tête de leurs concitoyens pour expulser les Frères Prêcheurs et l’inquisiteur ; on fit de même à Narbonne où le couvent dominicain fut envahi et les registres de l’Inquisition déchirés. Une intervention de Grégoire IX auprès du comte Raymond VII, ramena les Prêcheurs à Toulouse en 1237.

Vers 1280, à Carcassonne, se forma contre l’Inquisition une violente opposition au sein de la bourgeoisie qui craignait pour les libertés communales et la liberté individuelle de chacun surtout depuis que quiconque s’opposait à la volonté des inquisiteurs, était considéré comme fauteur d’hérésie ou même hérétique et tombait sous la menace des peines réservées à ces catégories de personnes. Sous la conduite d’un haut dignitaire de l’Église, apparenté à la haute bourgeoisie de la ville, Sanche Morlane, archidiacre de Carcassonne, se noua un complot ayant pour objet de prendre et saisir les registres des inquisiteurs sur lesquels figuraient nombre de suspects pouvant, à ce titre, monter quelque jour sur le bûcher. Le projet fut éventé et l’un des conspirateurs avoua ; des poursuites furent engagées par l’Inquisiteur. Mis en cause, l’archidiacre paya d’audace et porta plainte au pape ; d’autre part, les consuls en appelèrent au roi. Sanche Morlane et les consuls reprochaient à l’Inquisition de ne pas se limiter aux poursuites contre les hérétiques, mais d’établir un régime de suspects en menaçant quiconque ne lui était pas dévoué.

Ces plaintes fournirent à Philippe le Bel l’occasion qu’il cherchait d’intervenir. Fier de son autorité royale et désireux de la défendre contre toute immixtion pontificale, comme allait le prouver son violent conflit avec Boniface VIII, il ne pouvait pas voir d’un bon œil ces tribunaux inquisitoriaux portant des jugements redoutables au nom de l’autorité spirituelle et obligeant, sous peine d’excommunication, l’autorité temporelle à les exécuter sans discussion. La domination du Saint-Siège que redoutait le roi, n’avait pas d’instrument plus redoutable que l’Inquisition, surtout depuis que le Catharisme étant définitivement vaincu, elle avait singulièrement étendu ses attributions et son action.

Abolir l’Inquisition était difficile ; à le tenter on risquait de passer pour fauteur d’hérésie. Plus habile, Philippe le Bel crut que le mieux était de mettre sur elle la main du roi, en la contrôlant, en prenant une part de plus en plus grande à ses jugements, en discutant leur exécution ; et lorsque ce serait accompli, faire un pas de plus et l’asservir au pouvoir royal pour faire de cette institution de la toute-puissance pontificale l’instrument des volontés royales. Les abus de l’Inquisition, dénoncés par la bourgeoisie et même le clergé séculier, allaient être exploités dans ce sens par Philippe le Bel.

Accueillant la plainte des consuls de Carcassonne, il fit défense à son sénéchal d’emprisonner personne à la demande des inquisiteurs à moins que ce ne fussent des hérétiques manifestes. Bientôt après, il annonça la prochaine arrivée en Languedoc d’enquêteurs royaux qui remédieraient aux abus. Puis, il décréta qu’aucun juif converti ne pourrait être arrêté comme hérétique ou relaps, sur réquisition des inquisiteurs, sans que les motifs de l’arrestation eussent été examinés par le sénéchal ou le bailli royal (1295).

Cette dernière mesure, extension des deux premières, équivalait à imposer l’exequatur royal comme condition préliminaire de toute poursuite inquisitoriale.

Gardons-nous d’expliquer cette politique par le désir de modérer les rigueurs de l’Inquisition ou de rendre plus libres les consciences. Ces sentiments étaient étrangers à Philippe le Bel, quelque « moderne » qu’on le suppose ; il ne recula jamais devant la brutalité quand il la crut utile à son gouvernement et, d’autre part, il était, non moins que son aïeul Saint Louis, le défenseur zélé de l’orthodoxie catholique. Ce qui le prouve c’est que, à plusieurs reprises, il manda à son sénéchal de Carcassonne de prendre des mesures de rigueur contre les juifs, les faisant tous arrêter et jeter hors du royaume, en 1306, et menaçant de mort ceux d’entre eux qui y rentreraient. Ce même prince qui, en 1295, faisait mine de vouloir modérer l’Inquisition, devait, en 1304, en renforcer la puissance et proscrire comme séditieuse toute ligue formée contre les Inquisiteurs. L’intervention de Philippe le Bel n’avait donc que des mobiles politiques.

Le pape Boniface VIII comprit la gravité de cette mainmise du pouvoir royal sur l’Inquisition et pour montrer à quel point il la repoussait, il ordonna, en octobre 1297, à l’inquisiteur de Carcassonne d’entamer des poursuites pour crime d’hérésie à plusieurs fonctionnaires royaux de Béziers. Ainsi le conflit qui mettait aux prises le pape et le roi, au sujet de la levée des décimes, se compliquait d’un autre conflit à propos de l’Inquisition.

Ce désaccord sembla s’apaiser l’année suivante. Pour prix de certaines concessions pontificales dans le domaine politique et fiscal, Philippe le Bel renonça momentanément à ses empiètements sur l’Inquisition. Dans le sixième livre (le Sexte) qu’il ajouta, le 3 mars 1298, au Corpus juris canonici, Boniface VIII réclama comme un droit absolu de l’Église de requérir le concours sans condition des fonctionnaires séculiers à l’action inquisitoriale, et par conséquent, condamna implicitement les prétentions qu’avait émises Philippe le Bel, en 1295, de ne faire exécuter les sentences de l’Inquisition que lorsque, examinées par lui, elles auraient eu son approbation. Or loin de protester contre cette bulle pontificale à laquelle Boniface VIII attachait une telle importance qu’il l’avait insérée dans le Code même de l’Église universelle, le roi ordonna à ses officiers de la respecter scrupuleusement (6 et 15 septembre 1298).

L’une des conséquences immédiates de ces deux actes fut la soumission des Carcassonnais qui, sous la direction de deux légistes, Guillaume Garric et Guillaume Brunet, maintenaient la vive opposition qu’avait dirigée contre l’Inquisition, les années précédentes, l’archidiacre Sanche Morlane. Dans une assemblée, réunissant les évêques, les abbés, les inquisiteurs de Toulouse et de Carcassonne et des « gens du roi » tels que Jean de Burlas, maître des arbalétriers et Lambert de Thury, seigneur de Saissac et lieutenant du sénéchal, ce dernier obtint de l’inquisiteur Nicolas d’Abbeville le pardon des habitants de Carcassonne. Douze des meneurs, anciens consuls, avocats et notaires, reçurent des pénitences ; la ville dut ériger dans le couvent des Prêcheurs une chapelle en l’honneur de Saint-Louis, récemment canonisé, et les excommunications portées par l’inquisiteur furent levées. En somme, Philippe le Bel abandonnait ceux dont, quatre ans auparavant, il avait encouragé la résistance. Ainsi le comprirent les légistes carcassonnais et en particulier Guillaume Garric et Castel Fabre, qui avaient été sévèrement punis par l’Inquisiteur.

Cette entente entre Philippe le Bel et Boniface VIII fut de courte durée ; en 1300, commencèrent entre eux des négociations difficiles à propos de l’évêque de Pamiers, Bernard de Saisset, dont le roi poursuivait le procès malgré le pape. Aussi le roi reprit-il ses entreprises contre l’Inquisition, avec l’aide dévouée d’un certain nombre de légats et de prélats. L’un des plus acharnés fut un membre du conseil du roi qui devait devenir, en plusieurs affaires graves, le bras droit de Philippe le Bel, Guillaume de Nogaret. Il avait des raisons particulières de haïr l’Inquisition : il appartenait à une famille de cathares de la région de Carcassonne ; son grand-père avait été brûlé comme hérétique et si la législation spirituelle et civile frappant d’incapacité les fils et petits-fils d’hérétiques avait été observée, il n’aurait pas pu occuper les charges importantes qu’il détenait et toutes celles dont la confiance du roi allait le combler.

Les prélats du Languedoc furent, avec des nuances, partisans du roi, le soutenant les uns discrètement, les autres plus ouvertement contre le pape et les inquisiteurs. Leur métropolitain, Gilles Aycelin, archevêque de Narbonne, était le chancelier de Philippe le Bel. Ce fut à plusieurs de ces évêques que le roi confia la surveillance de l’Inquisition. Dans son procès, Bernard Délicieux déclara qu’en 1300, Gaucelm, évêque de Maguelone, et Bérenger Frédol, évêque de Béziers, étaient délégués par le roi et les prélats pour examiner les procès de l’Inquisition, « erant deputati per regem et praelatos et suum consilium ad videndum processus dictorum inquisitorum. »

Ce changement de front du pouvoir royal ranima l’opposition contre l’Inquisition ; elle trouva un chef actif et énergique dans la personne d’un frère Mineur du couvent de Narbonne, Bernard Délicieux. Une députation conduite par lui partit pour Senlis où résidait la Cour ; elle apportait au roi les doléances des populations d’Albi, de Carcassonne et de Toulouse contre l’Inquisition. C’était le moment où le procès de l’évêque de Pamiers mettait de nouveau aux prises Philippe le Bel et Boniface VIII. Aussi le roi accueillit-il avec faveur la députation dont Délicieux fut le porte-parole. L’évêque d’Albi, Bernard de Castanet, dénoncé comme ayant pris part aux cruautés de l’Inquisition, fut condamné à une amende de 2.000 livres ; le roi exigea et obtint des dominicains la révocation de l’inquisiteur toulousain Foulques de Saint-Georges, accusé de rigueurs excessives par la députation.

Puis survinrent plusieurs ordonnances qui, sous prétexte de combattre les abus, mettaient l’Inquisition sous le contrôle des évêques et du roi. Le 7 décembre 1301, Philippe le Bel rappelant que la prison inquisitoriale de Toulouse lui appartenait, décidait que son geôlier serait nommé par l’évêque et à son défaut, par le sénéchal ; que l’inquisiteur ne pourrait incarcérer personne sans l’approbation de l’évêque, de deux Mineurs, de deux Prêcheurs, de deux archidiacres et d’autres personnages ecclésiastiques avec lesquels il délibérerait.

Cependant le conflit devenait aigu entre Boniface VIII et Philippe le Bel. Par ses bulles Salvator mundi et Ausculta fili, le pape proclamait ses droits sur le roi et dressait la liste de ses attentats contre les libertés de l’Église et de son peuple. Bientôt après, il convoquait un concile à Rome pour le 1er novembre 1302 afin de délibérer « sur la réformation du royaume et la correction du roi ». Ce dernier devançait le concile, en réunissant, le 10 avril 1302, à Notre-Dame de Paris, les représentants de tous les ordres qui affirmèrent leur attachement au roi dans des déclarations qui furent envoyées à Rome. En novembre 1302, la décrétale Unam sanctam proclamait le droit de contrôle du pape sur le gouvernement royal et bientôt, parvenaient des menaces d’excommunication pour le roi et d’interdit pour le royaume. Le 7 mars 1303, Guillaume de Nogaret recevait mission de conduire la lutte et elle devenait encore plus âpre ; quelques jours après, ce descendant de cathare faisait le procès de Boniface VIII devant une assemblée réunissant au Louvre prélats et seigneurs. Le 14 juin, le roi ayant été excommunié, appel était fait au concile universel contre le pape dont on demandait le jugement et Guillaume de Nogaret et Sciarra Colonna organisaient l’expédition en Italie qui devait aboutir, le 7 septembre, à l’odieux attentat d’Anagni suivi, un mois après (11 octobre), de la mort de Boniface VIII.

C’est parallèlement à ces faits que se poursuivait, dans le Midi de la France, la campagne contre l’Inquisition. Bernard Délicieux parcourut le Languedoc pour prêcher une sorte de croisade contre elle ; à Alet, Caunes, Gaillac et Rabasteins, il souleva les populations par son éloquence de tribun. A Carcassonne, le 3 août 1303, il convoqua les habitants dans le cloître des Frères Mineurs et à la suite de sa harangue, la foule se porta contre les maisons des amis de l’Inquisition et les pillèrent. Peu de temps après, le vidame d’Amiens Jean de Picquigny et Richard Leneveu, enquêteurs royaux pour le Languedoc, vinrent à Carcassonne. Le peuple allant à leur rencontre les conduisit au couvent des Mineurs où étaient déjà réunis les députés de Cordes, d’Albi et d’autres villes ; on les supplia de confier aux consuls la garde des prisonniers de l’Inquisition et ils y consentirent ; et tandis que l’on vidait ainsi les prisons de l’Inquisition, la foule toujours excitée par Bernard Délicieux, se portait une fois de plus contre le couvent des Prêcheurs.

Excommunié, pour cela, par l’inquisiteur de Carcassonne, Geoffroy d’Abluses, le vidame d’Amiens retourna à Paris pour en référer au roi. Délicieux qui l’accompagnait toujours, essaya de gagner l’appui de la reine Jeanne dont le confesseur était franciscain ; mais le roi avant de se prononcer voulut faire un voyage en Languedoc. Il parcourut le pays accompagné par Guillaume de Nogaret, de retour de son expédition d’Agnani ; il fut harangué par les délégués de Carcassonne, de Cordes et d’Albi. Son voyage eut pour effet l’ordonnance royale publiée à Toulouse le 13 janvier 1304.

Philippe le Bel, y déclarait, dans le préambule, « qu’informé par les habitants de Carcassonne, d’Albi et de quelques autres villes du pays du scandale survenu à l’occasion des procès inquisitoriaux, d’où il pouvait survenir des troubles dans l’État, et voulant que l’office d’inquisiteur fût exercé à la louange de Dieu et pour l’accroissement de la foi, il avait jugé bon de se rendre lui-même dans le pays tant pour rétablir la paix et la tranquillité que pour réformer les abus. Il rappelait les conférences qu’il avait eues, sur ce sujet, avec les prélats, les princes et les barons du pays, avec Guillaume Peyre, provincial et vice-gérant de l’ordre des Prêcheurs, enfin avec les inquisiteurs. Il avait résolu de faire visiter les prisonniers de l’Inquisition par des commissaires royaux accompagnés des inquisiteurs, « non pas, avait-il soin de préciser, que nous voulions en cela usurper sur la juridiction ecclésiastique ou y mettre obstacle, mais pour apaiser le peuple, éviter le scandale et les périls et faire en sorte que l’office d’inquisiteur soit mieux et plus efficacement exercé. »

Cette ordonnance, concluant à la visite des prisons de l’Inquisition par les gens du roi et élargissant le rôle qui appartenait aux évêques dans la répression de l’hérésie, fut une déception pour Bernard Délicieux et ses partisans. Ils avaient cru que le roi détruirait l’Inquisition ; or il ne voulait que l’aménager à son usage, en la soumettant à son contrôle et en y établissant les évêques dont il se croyait, non sans raison, plus sûr que des dominicains. Cette déception se traduisit par un complot dirigé par Bernard Délicieux et qui avait pour objet de faire passer Carcassonne au pouvoir de l’infant de Majorque, fils du roi d’Aragon, procès qui amena Délicieux, en accusé cette fois, devant l’Inquisition qui lui fut indulgente.

La mort de Boniface VIII facilita la tâche de Philippe le Bel. Le nouveau pape Benoît XI montra quelque résistance. Il était dominicain et à ce titre, attaché à l’Inquisition. Lorsque le vidame d’Amiens se présenta devant lui, à Pérouse, pour recevoir l’absolution de l’excommunication lancée contre lui par l’Inquisition, Benoît XI eut un accès de colère : « Allez, chassez ce patarin de l’église, tandis qu’on y célèbre l’office divin ! » dit-il au maréchal du palais qui l’assistait (17 mai 1304). Le pape étant mort peu après (7 juillet), Bernard de Castanet, évêque d’Albi, Geoffroy d’Abluses, inquisiteur de Carcassonne, et Guillaume de Morières, inquisiteur de Toulouse, firent dresser, le 3 novembre suivant, par Jean, évêque élu du Spolète, un acte constatant que Jean de Picquigny n’avait pas pu recevoir l’absolution du pape défunt.

Les habitants de l’Albigeois ne se laissèrent pas décourager et ils eurent pour interprètes à la curie les chapitres de Sainte-Cécile et de Saint-Salvy d’Albi, l’abbé et le monastère de Gaillac. Prenant parti contre leur évêque, Bernard de Castanet, qui était à Pérouse pour prêter son appui à l’Inquisition, ces chanoines et ces religieux envoyèrent une supplique au Sacré-Collège gouvernant l’Église, sede vacante, après la mort de Benoît XI. Ils le suppliaient de s’interposer entre leur pays et l’inquisiteur, en mettant fin par une sage décision à des décisions préjudiciables au public et à l’Église : « Nostra patria quantis sit exposita praecipitiis et ruinis propter questiones et dissensiones quibus ad invicem se collidunt patria et inquisitores hereticae pravitatis, novit Ille qui nichil ignorat. »

Le pape qui fut laborieusement élu par le conclave, Clément V, n’avait pas la fermeté de Boniface VIII ni même de Benoît XI ; son pontificat marqua le triomphe de Philippe le Bel, en particulier dans l’affaire de l’Inquisition. Dès le 12 mars 1306, il chargea le cardinal de Saint-Vital, Pierre Taillefer de la Chapelle, ancien évêque de Toulouse, et le cardinal de Saints Nérée et Achillée, Bérenger Frédol, évêque de Béziers, d’ouvrir contre Castanet et les inquisiteurs l’enquête que demandaient les habitants d’Albi et de Cordes.

Le choix des deux enquêteurs était significatif. Bérenger Frédol était, depuis plusieurs années, l’ami de Bernard Délicieux ; ce religieux, arrêté par ordre de Clément V, à la demande de Philippe le Bel qui le trouvait trop agité, pouvait toujours compter sur la protection, à la curie, du cardinal. Il lui dut tout d’abord, une prison très douce, puis son élargissement. Les prisonniers de l’Inquisition étaient assurés de la sympathie de l’ami de Bernard Délicieux.

Après une séance toute protocolaire dans laquelle furent examinés les pouvoirs et les procurations, les deux cardinaux visitèrent les prisons de l’Inquisition de Carcassonne. Dans les geôles inférieures ils trouvèrent 40 « emmurés », presque tous de l’Albigeois ; après avoir reçu leurs doléances, « ils donnèrent immédiatement l’ordre de transporter plusieurs prisonniers ou malades dans les cachots supérieurs, dès que ces cachots auraient été mis en état. Ils décidèrent que toutes les provisions envoyées aux détenus leur seraient intégralement remises, que l’évêque de Carcassonne et l’inquisiteur pourraient leur accorder la permission de se tenir et de se promener per carrerias muri largi, c’est-à-dire dans les rues bordant la prison. Au gardien principal préposé par l’Inquisition, ils adjoignirent un second gardien qui serait nommé par l’évêque de Carcassonne. Enfin, ils ordonnaient la restitution et le remplacement de tous les agents. Chaque cachot aurait deux clefs, une pour chaque gardien. » Des mesures semblables furent prises à Albi. L’année suivante, Castanet, évêque d’Albi, était déclaré suspens au spirituel et au temporel.

Le pape trouva que Bérenger Frédol avait été trop favorable aux ennemis de l’Inquisition, et rendant ses pouvoirs à Castanet, il le transféra au Puy. Bérenger eut sa revanche au concile de Vienne. Il prit certainement une grande part à la rédaction de la constitution Multorum querela que promulgua le Concile et qui fut insérée dans l’appendice au Corpus juris canonici appelé Clementines. Cette constitution, comme le voulaient Philippe le Bel, les prélats et les adversaires de l’Inquisition, donnait aux Ordinaires un rôle important dans le fonctionnement du Saint-Office. L’inquisiteur ne pouvait pas instrumenter sans eux ; les prisons étaient sous leur surveillance et ils prenaient une part importante aux délibérations et aux sentences du tribunal. L’Inquisition devenait mixte, épiscopale presque autant que papale, et par les évêques entrait dans ces tribunaux l’influence du souverain qui avait barre sur l’épiscopat beaucoup plus que sur les ordres religieux. Cette constitution était la traduction ecclésiastique de ces ordonnances de Philippe le Bel contre lesquelles Boniface VIII avait protesté et qu’approuvaient, moins de dix ans après sa mort, son successeur Clément V et le concile œcuménique.

Du jour où l’Inquisition fut ainsi soumise à l’influence de Philippe le Bel, elle prit un caractère de plus en plus politique et, menée par un pouvoir civil qui s’imposait au pouvoir spirituel lui-même, elle fut entre les mains des rois sans scrupule un terrible instrument de domination et de tyrannie.

C’est ce que nous montre le procès des Templiers.

Il est fort probable que la destruction de l’ordre du Temple fut l’une des conditions qui furent mises par Philippe le Bel à l’élection de Clément V. Le roi de France était, d’une part, effrayé de l’influence politique que les Templiers tiraient de leurs immenses richesses et d’autre part, toujours besogneux lui-même, il désirait vivement s’enrichir de leurs dépouilles. Il suffisait pour cela de les faire condamner comme hérétiques puisque les législations canonique et civile s’entendaient pour frapper de la peine de confiscation le crime d’hérésie. Comme l’Inquisition était le tribunal compétent en cette matière, Philippe le Bel décida de leur faire faire un procès inquisitorial.

Clément V avait été élu le 5 juin 1305 ; or le 5 novembre 1306, il annonçait à Philippe le Bel l’envoi de deux cardinaux munis de sa pleine confiance qui prendraient part à un important conseil tenu par le roi. Cet envoi supposait donc une invitation à lui adressée au moins quelques semaines auparavant. Les événements qui suivirent prouvent que parmi les affaires graves qui allaient être discutées et qui, d’après les paroles mêmes du pape, intéressaient la chrétienté mais plus particulièrement la France, et tenaient à cœur au pape autant qu’au roi, figurait celle des Templiers.

Les cardinaux envoyés par le pape étaient Bérenger Frédol, qui s’occupait de l’Inquisition à Carcassonne et à Albi, et Étienne de Suisi, cardinal de Saint-Cyriaque in Thermis.

Bérenger Frédol avait déjà donné à Philippe le Bel tant de gages de sa soumission qu’il était bien l’homme qu’il fallait dans la circonstance. Après avoir été si avant dans la faveur de Boniface VIII que ce pape lui avait confié la rédaction du Sexte, il avait adhéré au terrible réquisitoire de Guillaume de Plaisians contre lui et, le 3 juillet 1303, avec les deux évêques d’Agde et de Lodève qui ne faisaient que le suivre, il avait signé une déclaration publique d’union avec le roi contre Boniface VIII, et d’appel contre ce dernier au concile universel. Au lendemain d’Anagni, il était à côté de Philippe le Bel et de Nogaret lui-même dans la tournée qu’ils firent dans le Midi. Plus tard, il devait être mêlé à l’absolution de Nogaret et, en décembre 1310, Clément V le présentait comme « un ami du roi et fort au courant de ses affaires ». Cette amitié, il la poussa bien loin lorsque, au cours de l’enquête ordonnée par Clément V sur les accusations portées contre Boniface VIII, devant la commission qui la dirigeait et dont il faisait partie, il se porta garant de la pureté d’intention du roi et affirma « n’avoir jamais entendu parler de l’arrestation du seigneur Boniface, ni en présence du roi d’insulte à faire au dit Boniface, ni n’avoir entendu de la part du roi ni en paroles ni en fait, rien de contraire aux bienséances contre ledit seigneur Boniface. »

De tout cela nous pouvons conclure que Bérenger Frédol, évêque de Béziers, cardinal prêtre des SS. Nérée et Achillée, puis cardinal évêque de Tusculum, était l’homme du roi.

Nous ne savons pas ce qui se passa dans le conseil extraordinaire de fin 1306, mais l’année suivante, les faits se précipitèrent grâce à un homme d’Église qui était encore plus l’homme du roi ; et cet homme d’Église était l’inquisiteur de France lui-même, Guillaume de Paris.

Lorsque le roi de France lui eut confié la direction de sa conscience avec tous les problèmes qu’elle posait, ce religieux dominicain était déjà probablement l’« inquisiteur général du royaume » et quand on connaît la politique de Philippe le Bel, il est permis de croire que l’une des raisons de son choix, ce fut de s’annexer en la personne de son confesseur l’Inquisition. Quoi qu’il en soit, dit M. Félix Lajard, dans la notice sur Guillaume de Paris, qu’il a écrite pour l’Histoire littéraire de la France, dans l’affaire des Templiers, « trop disposé peut-être à seconder les intentions de son royal pénitent, le grand inquisiteur se montra l’homme du roi plus que le ministre du Saint-Siège, dont il tenait les pouvoirs, et sans attendre l’autorisation du pape, il se mit à l’œuvre. » En même temps que le roi envoyait à ses officiers l’ordre de s’assurer de la personne de tous les Templiers demeurant dans le ressort de leurs gouvernements ou de leurs bailliages, Guillaume, par une circulaire du 22 septembre 1307, donnait commission aux inquisiteurs de Toulouse et de Carcassonne, aux prieurs, sous-prieurs et lecteurs de l’ordre des Frères Prêcheurs, dans tout le royaume d’interroger les Templiers sur les crimes dont ils étaient accusés.

Il est même à remarquer que, par un zèle vraiment excessif, il déclarait prendre lui-même l’initiative d’un acte qui lui était demandé par le roi ; l’inquisition qu’il ordonnait ainsi, il la faisait par une faveur spéciale du roi. Lui-même instrumenta aussitôt contre plusieurs Templiers pris dans le coup de filet général du roi, à Troyes, à Bayeux et à Paris dans le Temple même ; du 19 octobre au 24 novembre, il en interrogea 138 ; le dernier jour, le maître de l’Ordre, Jacques Molay, comparut devant lui.

Il avait reçu des instructions du roi qu’il communiqua à tous ses délégués dans la France entière. Les commissaires du roi devaient d’abord se saisir des biens de l’Ordre et en faire l’inventaire, mettre les chevaliers sous une sûre et bonne garde, puis les interroger. Ce n’est qu’après ce premier interrogatoire fait par les gens du roi que l’inquisiteur et ses commissaires commenceraient leurs interrogatoires « par torture, s’il en était besoin ». Pour exercer une forte pression sur les inculpés, les inquisiteurs devaient les mettre dans l’alternative d’être absous et relaxés, s’ils avouaient, ou d’être mis à mort s’ils persistaient dans leurs dénégations.

Guillaume de Paris et ses délégués tinrent le plus grand compte de ces instructions, comme le prouvent les procès-verbaux de leurs procédures qui ont été plusieurs fois publiés. Ils nous décrivent les interrogatoires faits en Champagne, Normandie, Quercy, Bigorre et Languedoc. Guillaume de Paris instrumenta à Paris, dans la maison même du Temple, en présence d’autres religieux, de conseillers du roi tels que Simon de Montigny, de greffiers, de bourreaux et d’un nombreux public.

La torture fut administrée avec cruauté. Vingt-cinq Templiers moururent des suites de leurs supplices ; ceux qui n’y furent pas condamnés furent préparés aux aveux par le régime du pain et de l’eau, auquel ils furent soumis pendant le mois qui précéda leur comparution. Malgré tout, quelques-uns n’avouèrent rien et défendirent jusqu’au bout l’honneur de leur Ordre. La plupart avouèrent, les uns d’avoir profané la croix, d’autres d’avoir pratiqué la sodomie, d’autres enfin d’avoir renié le Christ et accompli des rites sataniques.

Les commissaires de Guillaume de Paris procédèrent de même. « A force de géhennes », ils obtinrent les aveux qu’exigeait le roi. Mais dans la suite, la plupart des accusés rétractèrent leurs aveux, sans doute lorsqu’ils eurent la conviction que leur condamnation était déjà faite, parce qu’elle était nécessaire au roi. « Nos frères, écrivaient en 1310 plusieurs Templiers, ont dit ce que voulaient leurs bourreaux. » « Avez-vous été torturé ? demandait-on, en 1310, au frère Ponsard de Gisi. — Oui, trois mois avant ma confession, on m’a lié les mains derrière le dos si serré que le sang jaillissait des ongles et on m’a mis dans une fosse attaché avec une longe. Si on me fait subir encore de pareilles tortures je nierai tout ce que je dis maintenant, je dirai tout ce qu’on voudra. Je suis prêt à subir des supplices pourvu qu’ils soient courts ; qu’on me coupe la tête, qu’on me fasse bouillir pour l’honneur de l’Ordre, mais je ne peux pas supporter des supplices à petit feu, comme ceux qui m’ont été infligés depuis plus de deux ans en prison. »

Lorsque, au printemps de 1308, le maître général de l’Ordre, Jacques Molay, comparut en présence d’une foule considérable réunie dans une église de Paris, devant les commissaires du pape, le cardinal Bérenger Frédol lui rappela les aveux qu’il avait faits au cours de son interrogatoire par l’inquisiteur, le 24 novembre précédent. « Molay découvrit ses membres décharnés, excoriés et fouillés par les instruments de torture, et ses os mis à nu. Ce geste expliquait éloquemment comment on avait pu lui faire dire à lui et aux frères qui l’entouraient tout ce qu’on avait voulu lui faire dire, et il avait crié à la foule son innocence et celle des Templiers. A ce spectacle les deux cardinaux (Bérenger Frédol et Étienne de Suisi) avaient, sans prononcer une parole, versé des larmes et renoncé à porter la sentence que le pape leur avait donné mission de prononcer. » En 1310, dans la seule ville de Paris, 546 Templiers emprisonnés, dont plusieurs avaient fait des aveux, déclaraient vouloir défendre l’Ordre, parce qu’ils n’y avaient jamais vu aucun mal.

Mais les aveux obtenus en 1307 par l’inquisiteur et ses commissaires étaient toujours là, mettant ceux qui les avaient faits dans l’alternative d’être punis gravement pour les crimes dont ils s’étaient accusés ou d’être brûlés comme relaps, s’ils reniaient leur confession. Ces aveux furent mis à profit jusqu’à la condamnation suprême des chevaliers et de leur Ordre. Le pape Clément V les rappelait lorsqu’il évoquait à lui l’affaire, nommant pour remplacer les inquisiteurs des commissaires enquêteurs apostoliques. Ils furent allégués dans les réunions solennelles qui eurent lieu devant le pape et à Paris à l’occasion des Templiers ; enfin les agents de Philippe le Bel et le plus important de tous Bérenger Frédol, cardinal de Tusculum, les apportèrent devant le concile de Vienne pour obtenir des Pères la suppression de l’Ordre, prélude du supplice de ses principaux religieux.

Avec l’inquisiteur confesseur du roi, le meneur principal de tout le procès fut l’homme qui, à Anagni, avait porté un coup terrible à la papauté et que Frédol se préparait à absoudre, le légiste qui, en ébranlant le droit canon, exaltait le droit monarchique, Guillaume de Nogaret.

Ce fut en effet pour le conduire qu’il avait reçu la garde du sceau royal, le 22 septembre 1307 ; car ce fut au lendemain même de sa nomination, que fut décidée par le roi l’arrestation de tous les Templiers (13 octobre 1307).

Guillaume de Nogaret était encore dépassé par un autre légiste, Pierre du Bois. Celui-ci semble avoir eu l’idée de faire porter sur tous les biens ecclésiastiques, même sur ceux du pape, la sentence de confiscation qui se préparait contre le patrimoine du Temple ; c’est Renan qui l’a fait remarquer. « Faire du roi de France le chef de la chrétienté, sous prétexte de croisade, lui mettre entre les mains les possessions temporelles de la papauté, une partie des revenus ecclésiastiques et surtout les biens des ordres voués à la guerre sainte, voilà le projet avoué de la petite école secrète dont du Bois était l’utopiste et dont Nogaret fut l’homme d’action. »

Retourner ainsi l’Inquisition contre la Papauté, en faire contre elle l’instrument de la royauté, n’était pas une entreprise banale.

Clément V, dont l’intelligence était supérieure au caractère, voyait la solidarité qui existait entre l’Église et les Templiers, menacés également par l’impérialisme politique et la fiscalité de Philippe le Bel ; il se rendait compte, d’autre part, que les accusations lancées par Guillaume de Nogaret, petit-fils d’hérétiques, et peut-être hérétique lui-même, de cœur sinon d’esprit, contre la foi et les mœurs du Temple, n’étaient qu’un prétexte pour le spolier et le supprimer. Aussi essaya-t-il de détourner le procès dont le projet lui avait été communiqué apparemment à la fin de 1306, à la suite du fameux conseil secret où il avait député les cardinaux Bérenger Frédol et Étienne de Suisi.

A la suppression projetée du Temple il opposa un projet de fusion des Hospitaliers et des Templiers dont le programme d’action et les règles avaient tant d’analogie. Il appela auprès de lui les maîtres des deux Milices et demanda à celui du Temple, sur ce sujet, un mémoire qui a été conservé. Ce n’était pas ce que voulait le roi ; aussi coupant court au contre-projet pontifical en préparation, il découvrit brusquement son plan. Clément V crut pouvoir en arrêter l’exécution en gagnant du temps et la mort dans l’âme, « non sine magna cordis amaritudine, anxietate et turbatione », il consentit à une enquête sur les Templiers. Philippe le Bel transforma aussitôt l’enquête en un procès confié à Nogaret et à l’inquisiteur de France, Guillaume de Paris.

Le premier, par l’arrestation générale des Templiers, le 13 octobre 1307, le second, par la commission générale d’instruire qu’il donna le 22 septembre 1307, et l’instruction qu’il poursuivit jusqu’au 24 novembre, soit en personne, soit par les commissaires qu’il avait délégués dans la France entière, mirent le pape devant le fait accompli : l’ouverture du procès, les interrogatoires des Templiers et les aveux qui en étaient résultés.

En apprenant toutes ces nouvelles, le pape éprouva un sentiment de colère et d’indignation qui lui dicta sa lettre du 27 octobre 1308 à Philippe le Bel et l’envoi au roi des deux cardinaux Bérenger Frédol et Étienne de Suisi, chargés de prendre sous leur garde les personnes et les biens des Templiers. Clément V annonçait ainsi l’intention de diriger lui-même l’enquête et il en dessaisissait l’Inquisition quelques semaines après (déc. 1308). Philippe le Bel lui fit une réponse cauteleuse d’où il résulta que les prisonniers seraient toujours à la disposition de l’Église, mais demeureraient dans les prisons royales et que, d’autre part, leurs biens ne serviraient qu’aux besoins de la Terre Sainte mais seraient séquestrés et administrés par Bérenger, l’homme du roi. Le procès entrait, dès lors, dans une phase diplomatique.

Pour réduire les velléités de résistance de Clément V, le roi usa envers lui de procédés d’intimidation constituant un vrai chantage ; il le fit menacer d’une campagne de pamphlets. « Que le pape prenne garde ! écrivait son âme damnée, le légiste du Bois, il est simoniaque ; il donne par affection du sang, les bénéfices de la Sainte Église à ses proches parents ; il est pire que Boniface qui n’a pas commis autant de passe-droits ; il faut que cela cesse ! »

Devant ces menaces, Clément V céda et renvoya l’affaire des Templiers à un prochain concile œcuménique ; en attendant, pour fournir des éclaircissements et des dossiers à l’auguste assemblée qu’il allait convoquer, il nomma des commissaires apostoliques à la tête desquels il mit toujours Bérenger Frédol, pour poursuivre l’enquête sur les Templiers. Nous ne la suivrons pas, car l’Inquisition n’y jouait aucun rôle officiel. Mais toute l’affaire avait été montée par elle d’accord avec « les gens du roi » et sur les instructions de Philippe le Bel.

Ainsi créée par les Souverains Pontifes, moins d’un siècle auparavant, pour instruire en leur nom les procès d’hérésie, cette institution était déjà devenue un instrument de règne aux mains du roi de France. C’est ce que reconnaît l’un de ses récents historiens, M. Ch.-V. Langlois écrivant dans l’Histoire de France de Lavisse : « Il n’a pas tenu au Garde des Sceaux de 1307 (Guillaume de Nogaret) que l’Inquisition politique, à la mode des pays du Midi, des princes guelfes d’Italie et des « Rois catholiques » d’Espagne, ne s’acclimatât chez nous. »

On ne saurait mieux dire que Philippe le Bel et Nogaret sont les précurseurs authentiques de Philippe II et de Torquemada.

Au cours du XIVe siècle, les rois de France firent de l’Inquisition, qui était tout d’abord un tribunal essentiellement religieux et pontifical, une juridiction bâtarde ecclésiastique et canonique par la composition de son personnel, mais séculière et légiste par ses rapports avec les Parlements, les « gens du roi » et l’influence prépondérante qu’exerçait sur sa marche la Couronne.

On le vit bien, en 1322, lorsque comparut devant l’Inquisiteur de Toulouse Amiel de Lautrec, abbé de Saint-Sernin. Il y était cité, non plus par l’inquisiteur, mais par le procureur du roi et, lorsqu’il fut acquitté par elle, le procureur du roi fit appel non pas devant le pape, chef suprême de l’Inquisition, mais devant la Cour royale la plus haute, le Parlement de Paris.

Lorsqu’en 1329, Guillaume de Villars, commissaire du roi, s’empara des Registres de l’Inquisition, le chef de cette dernière protesta non pas auprès de la Curie, mais auprès du Parlement considéré comme une sorte de tribunal d’appel de l’Inquisition.

La diminution de puissance que subit la papauté pendant son séjour à Avignon, et bien plus encore pendant le grand schisme, accentua l’asservissement de l’Inquisition à la monarchie des Valois. En 1385, à Reims, l’archevêque et les magistrats municipaux se disputant la connaissance du crime d’hérésie, finirent par signer entre eux une transaction, sans même penser qu’il existait, à côté d’eux, dans Reims, une Inquisition qui avait reçu du pape la mission de réprimer le blasphème et l’hérésie.

Pendant le grand schisme, l’Université de Paris finit par supplanter complètement le Saint-Office dans l’examen des doctrines et la connaissance des crimes d’hérésie. En 1362, prêchant à Châlons dans la cathédrale, puis dans les églises de Notre-Dame de Vallibus et de Saint-Alpin, le dominicain Jean dit l’Eschacier avait combattu la croyance à l’Immaculée Conception et la même doctrine malsonnante avait été aussi enseignée par un autre dominicain, Jacques de Bosco. Ils furent dénoncés par maître Nicolas de Vertus, augustin, et Jean de Saint-Médard, l’un et l’autre professeurs de théologie, et par plusieurs autres personnages ecclésiastiques et laïques.

Une enquête fut faite aussitôt, au nom de l’évêque, par Galhard Frozin, vicaire général, et frère Nicolas de Vassy, dominicain, subdélégué dans la ville et le diocèse de Châlons de l’inquisiteur général de France. Devant le chapitre, les deux inculpés reconnurent la vérité de l’accusation et ils furent condamnés au nom de l’évêque et de l’inquisiteur, agissant ensemble d’après la procédure du concile de Vienne.

Mais lorsqu’en 1387, un dominicain du couvent Saint-Jacques de Paris, Jean de Montson, eut professé les mêmes doctrines, ce ne fut plus l’inquisiteur qui le condamna, mais l’Université de Paris qui poursuivit tous les Frères Prêcheurs de Paris, ou d’ailleurs qui avaient adhéré à son opinion. C’est elle qui, appuyée par l’évêque et le Chapitre de Paris, mena l’affaire avec une telle vigueur que tous les principaux partisans de Montson et lui-même furent excommuniés par trois cardinaux au nom du pape d’Avignon, Clément VII. Au cours de ce procès, l’Inquisition n’intervint pas et cependant il s’agissait d’un religieux de l’ordre qui avait la charge de l’Inquisition ; ce qui nous indique à quel point l’Université l’avait supplantée dans son rôle de gardienne, contre toutes les hérésies, de l’orthodoxie.

En réalité, elle n’avait plus de vraie vie que celle que lui donnait le gouvernement royal ou le parti au pouvoir lorsque, pour mieux perdre un adversaire, ils estimaient utile de le faire tomber sous une condamnation pour hérésie portée par le Saint-Office. Nous en voyons un cas curieux dans le procès qui fut fait par l’Inquisition, en 1381, à l’ancien prévôt de Paris, Hugues Aubriot.

Le 21 janvier 1381, Aymeric de Magnac, évêque de Paris, Pierre Godefroy, official de la curie épiscopale, et le dominicain Jacques de Morey, inquisiteur de France, le citèrent devant le tribunal de l’Inquisition sous l’inculpation « d’hérésie, de bougrerie, d’être sodomite et faux chrétien ». Après avoir essayé de résister en s’appuyant sur la Cour, Aubriot se constitua prisonnier le 1er février suivant.

L’accusation fut soutenue avec acharnement par les délégués de l’Université de Paris, tandis que le duc de Bourgogne, Philippe le Hardi, oncle du jeune roi Charles VI, plusieurs nobles de Bourgogne et le premier président du Parlement, Philibert Paillart, le défendaient.

Finalement, le vendredi 17 mai 1381, devant le grand portail de Notre-Dame, sur un échafaud élevé pour la circonstance, Aubriot dut faire amende honorable en présence de 40.000 personnes, parmi lesquelles il y avait de nombreux étudiants ; puis il fut condamné à la prison perpétuelle par l’inquisiteur et ramené dans les cachots de l’évêché. Au mois de mars suivant (1382) l’insurrection des Maillotins le délivra et il s’enfuit auprès du pape d’Avignon, Clément VII, qui cassa la sentence de l’inquisiteur et le laissa en liberté.

Par la nature des crimes visés comme par la qualité des juges, cette cause semble intéresser la foi et les mœurs ; en réalité, si l’on considère les antécédents du prévôt, ses ennemis, les circonstances de son arrestation et de sa condamnation, on voit que l’Inquisition fut contre lui l’instrument d’un parti et lui fit un procès politique.

Aubriot avait été nommé prévôt royal de Paris, lorsque, après la tentative manquée d’Étienne Marcel, Charles V avait supprimé la charge élective de prévôt des marchands pour placer à la tête de la capitale un fonctionnaire royal nommé par lui et ne relevant que de lui. Pendant tout le règne de Charles V, il avait réfréné les aspirations communales des Parisiens soutenus par l’Université et il avait été l’homme du roi. Or il avait eu parfois la main dure et à plusieurs reprises, maîtres et étudiants avaient porté plainte contre lui au souverain.

Après la mort de Charles V (1380), sa puissance ne fut plus la même. Pendant la minorité du jeune Charles VI, le pouvoir passa aux princes, frères du feu roi qui s’empressèrent de renvoyer les petites gens avec lesquelles Charles V avait gouverné. Le chancelier Pierre d’Orgemont dut se retirer, dès septembre 1380, suivi bientôt de Jean Le Mercier, ancien trésorier des guerres et conseiller des aides.

Le moment sembla propice à l’Université pour satisfaire ses rancunes contre le prévôt royal. Elle commença par le traduire devant le Parlement de Paris, en se plaignant des violences qu’elle avait subies, de sa part, le jour des obsèques de Charles V ; mais s’étant aperçue de la faveur que lui témoignaient plusieurs membres de cette cour souveraine et surtout son président, Paillart, Bourguignon comme lui, elle crut plus habile de porter l’attaque devant l’Inquisition ; et elle lui intenta un procès d’hérésie.

De ce simple exposé il ressort que la mise en accusation de Hugues Aubriot, son jugement, sa condamnation et sa réhabilitation furent provoqués par la politique. C’était le prévôt de Paris, hostile à ses privilèges et immunités que l’Université poursuivait avec tant de haine ; c’était l’ami de Charles V que réhabilitait Clément VII. Dans cette affaire, comme dans celle des Templiers, l’Inquisition avait été l’instrument de haines politiques et non la gardienne de l’orthodoxie.

Le procès de Jeanne d’Arc est une nouvelle preuve de l’asservissement au pouvoir civil de l’Inquisition sur son déclin ; il rappelle, sur plusieurs points, celui des Templiers.

Quand Jean de Luxembourg se fut fait livrer Jeanne d’Arc par le bâtard de Wandomme qui l’avait faite prisonnière à Compiègne, il refusa tout d’abord de la livrer aux Anglais, l’Université de Paris la réclamant de son côté pour l’Ordinaire. Mais l’Ordinaire du lieu sur lequel la Pucelle avait été prise, Cauchon, évêque de Beauvais, insista pour qu’elle fût livrée aux Anglais et Jean de Luxembourg la vendit pour 10.000 florins. Qu’allaient faire les Anglais de cette femme qui leur avait fait tant de mal et qu’ils avaient tenu à avoir en leur pouvoir ?

Ils auraient pu la mettre à mort en invoquant n’importe quel prétexte ; ils aimèrent mieux lui faire faire un procès religieux aboutissant à une condamnation canonique portée au nom de l’Église et de Dieu lui-même ; car cette condamnation ferait tomber ce prestige merveilleux que la foi lui avait donné ; cette envoyée de Dieu, dépositaire des secrets du ciel, dont les foules baisaient les habits, ne serait plus, après sa condamnation, qu’une aventurière, en rupture de ban, déclarée coupable par l’Église d’avoir violé les lois les plus élémentaires de la morale divine et humaine.

Pour monter ce procès, ils avaient un homme tout trouvé, l’Ordinaire du lieu où Jeanne avait été prise, prélat tout dévoué à l’Angleterre, Pierre Cauchon, évêque de Beauvais.

Il avait été toujours du parti bourguignon. En 1413, chanoine de Reims et de Beauvais, il s’était mis, à Paris, à la tête de l’émeute cabochienne. En 1414, il avait été, au concile de Constance, l’ambassadeur de Jean-sans-Peur, duc de Bourgogne, et y avait pris la défense du franciscain Jean Petit, l’apologiste de l’assassinat du duc d’Orléans. Il avait été comblé de bénéfices par l’intervention de l’Université de Paris, entièrement acquise au parti bourguignon. Élu évêque de Beauvais, sur la recommandation de l’Université, il fut installé dans son diocèse par Philippe le Bon, duc de Bourgogne. Lorsque le traité de Troyes eut fait du roi d’Angleterre l’héritier présomptif du roi de France, il servit le parti anglais ; ce qui lui valut d’être à la fois l’exécuteur testamentaire de Charles VI et le conseiller du jeune roi d’Angleterre, Henri VI. Lorsque les Français entrèrent à Beauvais (1429) il se retira à Rouen où il faisait partie du grand conseil du duc de Bedford, régent d’Angleterre et vice-roi de Normandie.

Les Anglais ne pouvaient pas confier à un prélat plus dévoué à leurs intérêts le procès de Jeanne d’Arc. Il en accepta la direction en se faisant donner par le chapitre de Rouen, le siège étant vacant, le pouvoir d’exercer à Rouen sa juridiction d’évêque de Beauvais sur Jeanne d’Arc (28 décembre 1430).

L’Inquisition s’était déjà intéressée à l’affaire. En apprenant que la Pucelle avait été faite prisonnière et était aux mains du duc de Bourgogne, deux agents de l’Inquisiteur de France, Le Fourreur et Hébert, avaient écrit à ce dernier pour lui demander qu’on la fît comparaître devant eux. « Usant des droits de notre office, de l’autorité à nous commise par le Saint-Siège de Rome, nous requérons instamment et enjoignons, en faveur de la foi catholique, sous les peines de droit, au dessusdit et à toute personne, de quelque état, condition, prééminence et autorité qu’elle soit, le plus tôt que sûrement et convenablement se pourra faire, d’envoyer et amener prisonnière par devers nous la dite Jeanne soupçonnée véhémentement de plusieurs crimes sentant l’hérésie, afin de comparaître devant nous contre le procureur de la sainte Inquisition et pour répondre et procéder comme de raison, au bon conseil, faveur et aide des bons docteurs et maîtres de l’Université de Paris et autres notables étant par de çà. »

D’après ce texte, dès le 26 mai 1430, l’Inquisition de France avait manifesté son intention de juger elle-même Jeanne à Paris avec les lumières et le concours des maîtres de l’Université. C’était donc en opposition formelle à cette prétention que Cauchon instituait le procès à Rouen, avec l’autorisation du Chapitre de cette ville.

Il le poursuivit pendant plusieurs audiences, nommant des assesseurs, ordonnant des enquêtes préparatoires sans paraître se soucier de l’Inquisition. La première séance ayant eu lieu le 9 janvier, ce ne fut que le 17 février, l’après-midi, que le vicaire général de l’Inquisition à Rouen fut invité par Cauchon à prendre part au procès. « Ce même jour de lundi, vers quatre heures de l’après-midi, sur notre requête, comparut dans notre maison d’habitation vénérable et discrète personne maître Jean Le Maistre, de l’ordre des frères Prêcheurs, vicaire du seigneur inquisiteur du royaume de France et par lui député en la cité et diocèse de Rouen. »

L’inquisiteur de France était alors Jean Graverent prieur du couvent Saint-Jacques de Paris. Au moment où s’ouvrait le procès de Jeanne, il en instruisait lui-même un autre à Coutances, celui de Jean Le Couvreur, bourgeois de Saint-Lô ; c’est pourquoi Cauchon appelait à sa place son délégué à Rouen, Jean Le Maistre.

Celui-ci semble avoir été peu empressé à répondre à l’appel de Cauchon. Il allégua que le procès relevant du diocèse de Beauvais, et ne se faisant à Rouen que par une permission spéciale de chapitre, il se demandait s’il pouvait y prendre part n’ayant aucune délégation de l’Inquisiteur pour Beauvais : Cauchon dut demander à Graverent pour Le Maistre une délégation spéciale pour le procès de Jeanne et il l’obtint ; aussi Le Maistre assista désormais aux audiences et prit part à la condamnation.

Ainsi le procès de Jeanne fut bien un procès inquisitorial dirigé d’après les prescriptions du concile de Vienne par l’Ordinaire, Cauchon, et l’inquisiteur Jean Le Maistre. Or ce qui frappe, quand on lit le procès-verbal du procès, c’est le rôle de second plan qu’y joue le vice-inquisiteur. C’est l’évêque de Beauvais qui dirige tous les débats et mène l’affaire et Jeanne le proclama elle-même, lorsqu’elle lui lança cette apostrophe : « Évêque, c’est par vous que je meurs ! » Dans les procès-verbaux des séances, Jean Le Maistre est mentionné simplement, sans rang spécial, au milieu des assesseurs et des docteurs formant le tribunal. Lorsque, le 13 mars 1431, ayant reçu commission régulière de Graverent, il a désigné le promoteur et le notaire de l’Inquisition chargés de suivre avec lui le procès, Jean Le Maistre choisit ceux-là mêmes qui avaient été déjà institués, à ce titre, par Cauchon : comme promoteur, d’Estivet, chanoine de Bayeux et de Beauvais, homme de confiance de son évêque, et Jean Massieu comme notaire. Ce fut seulement dans « le procès d’office » lequel commença le 26 mars que le tribunal fut dit présidé par Cauchon et par le vicaire de l’Inquisiteur. La citation à entendre la sentence définitive fut faite au nom de l’un et de l’autre et le jugement également rendu par l’un et par l’autre.

Ce qui est encore plus évident que le rôle secondaire du vice-inquisiteur dans un procès essentiellement inquisitorial, c’est l’influence qu’y exerça le pouvoir civil représenté par le duc de Bedford. Sans doute, il n’y parut pas officiellement, mais il le dirigeait par Cauchon qui joua dans le procès de Jeanne d’Arc le même rôle que l’inquisiteur Guillaume de Paris et le cardinal Bérenger Frédol dans celui des Templiers. C’est ce que proclame l’un de nos historiens qui se sont occupés de cette affaire et qui a une tendance marquée à en atténuer non l’injustice, mais l’irrégularité, M. Pierre Champion. « C’est le conseil anglais de Bedford, écrit-il, qui désigna Cauchon afin qu’il réclamât Jeanne comme sorcière, et qui fournit les 10.000 livres nécessaires à son achat. Encore que Bedford n’ait paru qu’une fois dans le procès et dans une singulière attitude pour un noble duc, encore qu’il semblât avoir passé la main au cardinal Beaufort, ce prélat violent et orthodoxe, il n’est pas douteux que Bedford ait conduit personnellement toute l’affaire. On reconnaît partout son esprit puissant ; on retrouve ses créatures parmi les juges : Pasquier de Vaux, son chapelain, Jean Ponchon, qui représentera le chapitre de Rouen en son nom, Jean Bruillot qui le haranguera afin qu’il ne sacrifiât pas le chapitre de Rouen à ses chers Carmes… Quand on voit le gouvernement anglais acheter à un prix considérable la Pucelle aux Bourguignons, faire les frais du procès, quand on sait que le 3 janvier 1431 le conseil écrit : « C’est notre intention de revoir et reprendre par devers nous icelle Jeanne, si elle n’était pas convaincue et atteinte des cas susdits », il est hors de doute que l’affaire que les Anglais feront instruire le sera bien en leur nom. »

Les cas de pression gouvernementale sur les juges qui n’étaient pas assez zélés sont prouvés ; un témoin Houppeville a dit des juges que « les uns agirent en faveur des Anglais et les autres par crainte. »

L’évêque de Beauvais se proclama lui-même l’agent direct du gouvernement anglais, lorsque, répondant à Jeanne qui le récusait, il déclara cyniquement : « Le roi a ordonné que je fasse votre procès et je le ferai ! »

Il suffit de citer cette parole pour montrer à quel point, au XVe siècle, l’Inquisition était devenue une institution plus gouvernementale que religieuse.

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