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L'Inquisition médiévale

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CHAPITRE VI
L’INQUISITION AU XIVe SIÈCLE
JUIFS ET SORCIERS

Sommaire. — Les Juifs et l’Église. — L’Inquisition contre les Juifs relaps. — Sorcellerie et Magie. — L’Inquisition contre la sorcellerie.

L’Inquisition eut aussi à s’occuper des Juifs, mais à un point de vue particulier.

Tant qu’ils restaient fidèles à leur religion ils échappaient entièrement à son action. En vertu du principe que, ne connaissant pas la loi chrétienne, ils ne pouvaient pas être jugés par elle, ils jouirent, pendant tout le Moyen-Age, d’une liberté de conscience à peu près complète. A maintes reprises, le droit canon proclame qu’aucun d’eux ne doit être amené par la force au baptême. Une constitution de Clément III défend à tout chrétien de conférer le baptême à un Juif qui ne voudrait pas le recevoir, de le tuer, de le blesser ou de lui enlever ses biens sans un jugement régulier de la société civile l’y autorisant, ni de le gêner dans la célébration de son culte. Ordre était fait aux fidèles de respecter la liberté individuelle des Juifs et leurs cimetières et de n’exiger d’eux que les contributions accoutumées. Clément III frappait d’excommunication ceux qui violeraient ces prescriptions et déclarait prendre les Juifs sous sa protection. Il ajoutait qu’en agissant ainsi il suivait l’exemple de Calixte II, Eugène III, Alexandre III et Célestin III, ses prédécesseurs du XIIe siècle.

En insérant cet acte pontifical dans le livre V de ses Décrétales, Grégoire IX faisait siennes ces prescriptions, au moment même où il organisait l’Inquisition contre les hérétiques, et il est à remarquer que le compilateur des Décrétales, celui qui y transcrivit la bulle de Clément III, Raymond de Pennafort, avait été, quelques années auparavant, un sévère inquisiteur en Aragon.

Les mesures édictées par le Corpus Juris canonici contre les Juifs ont été prises moins pour les persécuter que pour protéger contre leurs entreprises et leur puissance les chrétiens. S’ils ne pouvaient avoir ni esclaves ni serviteurs chrétiens, c’était pour préserver ces derniers de leur emprise ; et c’est pour la même raison que les chrétiens ne pouvaient pas servir chez eux et que les fidèles de l’Église ne devaient pas recourir à leurs médecins et à leurs chirurgiens, sauf dans des cas de grave nécessité. Il est à croire que ces cas se présentèrent souvent ; car les médecins juifs eurent de belles clientèles chrétiennes et furent souvent les médecins attitrés de papes et d’évêques.

Au même moment où l’Inquisition du Midi de la France poursuivait l’hérésie, il y avait des juiveries dotées de privilèges et d’une organisation particulière à Toulouse, Carcassonne, Narbonne, Agde, Béziers, Montpellier, Lunel et Beaucaire. « La juiverie de Narbonne était située dans le domaine du vicomte de cette ville… Il y avait aussi, en 1276, quelques Juifs qui demeuraient dans celui de l’archevêque de Narbonne. Il y avait plusieurs Juifs à Pamiers, sous l’autorité de l’abbé et ensuite de l’évêque de cette ville et du comte de Foix qui en étaient seigneurs. »

Dans la plupart des villes, qu’ils habitaient, ils possédaient des synagogues où leur culte était libre et même parfois des écoles rabbiniques, et les biens de ces synagogues et de ces écoles étaient sous la garantie des lois de la société civile et de l’Église.

Dans les savantes études qu’il a consacrées, dans l’Histoire littéraire de la France aux « Écrivains juifs français » du XIVe siècle, Renan nous rappelle que, chassés de France par Philippe le Bel, désireux avant tout de s’approprier leurs richesses, malgré le droit canon, « les juifs trouvèrent un asile dans les terres qui allaient devenir papales (Avignon et le Comtat), dans le comté d’Orange, en Provence et en Catalogne. « Vers le milieu du siècle, ajoute-t-il, nous rencontrerons des étudiants juifs à Montpellier. L’arabe était enseigné par eux à Arles, à Tarascon, à Perpignan. Le roi Robert d’Anjou était l’instigateur de ce travail. Nous trouverons un grand nombre d’auteurs hébreux qui lui dédient leurs ouvrages (par exemple Schemariah de Nègrepont) ; c’est pour lui que Calonyme fit des traductions en latin. » Parmi ces Juifs, dont Robert d’Anjou était le mécène, figurait Lévi de Bagnols, auteur de plusieurs ouvrages de philosophie : « Les papes d’Avignon, dit Renan, faisaient grand cas de ses travaux astronomiques. »

Dans ces conditions, les inquisiteurs n’eurent à s’occuper des Juifs que lorsque, par leurs écrits, ils attaquaient l’Église ou bien lorsque s’étant convertis, ils devenaient par leur baptême des justiciables de l’Église pour tout ce qui regardait la foi qu’ils venaient d’adopter librement, et en particulier pour le cas d’apostasie.

Autant en effet l’Église reconnaissait aux juifs le droit d’être et de demeurer librement juifs, autant elle redoutait de les voir s’infiltrer chez elle sous le couvert d’une conversion simulée. Elle craignait d’être corrompue par cette immixtion sournoise d’éléments étrangers et d’exposer ses fidèles aux entreprises d’ennemis prenant les fausses apparences de frères. Aussi surveillait-elle la sincérité des Juifs convertis et quand elle avait des raisons d’en douter, elle leur appliquait les pénalités sévères qui frappaient les apostats ; car le Juif converti qui demeurait Juif dans sa foi était le renégat de son propre baptême, c’est-à-dire un apostat. Punition d’une tromperie, moyen de défense contre une sournoise pénétration juive, tel fut le caractère des mesures inquisitoriales qui furent portées contre les Juifs relaps.

Reconnaissons, d’autre part, que plusieurs de ces conversions étaient le fait non d’une simulation mais de la terreur. A maintes reprises, les populations médiévales, dans tous les pays, manifestèrent la haine la plus féroce contre les Juifs ; à la suite de crimes commis par tels d’entre eux ou d’accusations calomnieuses propagées par la crédulité, elles firent de grands massacres, des pogroms, dirions-nous, de juifs ; et beaucoup d’entre eux ne purent conserver la vie qu’en se faisant chrétiens. Que la paix revenue ils aient rejeté un christianisme qui n’avait été pour eux qu’un abri contre l’assassinat, on le comprend ; et dans ce cas, semble excessive l’application qu’on leur faisait des pénalités frappant les relaps.

En 1268, Clément IV ordonna aux Inquisiteurs de poursuivre les Juifs convertis retournés à leurs erreurs ; cette bulle fut renouvelée par plusieurs de ses successeurs, Grégoire X, Nicolas III et Nicolas IV. Elle était assurément appliquée puisque, en 1285, un dominicain, Guillaume d’Auxerre, s’intitulait « Inquisiteur des hérétiques et Juifs apostats de France. » Dans son Bullaire de l’Inquisition française, M. Vidal nous présente plusieurs procès engagés par l’Inquisition contre des Juifs convertis au christianisme, revenant au judaïsme.

Le 7 avril 1338, Benoît XII ordonnait à toute personne revêtue d’une autorité civile ou religieuse de prêter main-forte à Raimond Raboti, bénédictin du monastère de Saint-Eutychius, au diocèse de Spolète, et à Laurent Raimbert, citoyen d’Avignon, chargés par le sénéchal de Provence, Jean Badas, d’arrêter un espagnol nommé Alfonse Dias, « qui olim de judaismo ad fidem conversus, catholicam et sacri baptismatis gratiam consecutus, postmodum, instigante diabolo… in errorem judaicae caecitatis pristinum, tamquam canis ad vomitum… est subversus. » Dias s’était réfugié parmi les Juifs du Dauphiné ou de Savoie.

Une autre bulle de Clément VI (31 janvier 1343), nous montre un juif relaps achetant, pour arrêter son procès, le notaire et commissaire de l’Inquisition Menet de Robécour, chanoine de Montréal. Ce juif, Jean de Lombers, avait été dénoncé comme relaps par Amiel Massol, Durand Ros, Raymond de Ulmo, Jacques Matfredi de Graulhet, Jean de Cunho de Puybegon, Guillaume Texier et Jean des Breuils, clercs et laïques des diocèses de Castres et d’Albi. Cité, Jean de Lombers, au lieu de comparaître, avait acheté Menet, lequel incarcéra les délateurs et les soumit à la question pour leur faire retirer leur déposition. N’ayant rien pu obtenir de ces témoins, Menet avait interpolé le texte de leurs déclarations. C’est de leur prison où ils étaient détenus depuis la Noël que ces témoins en appelaient au Saint-Siège ; le pape ordonna à l’évêque de Carcassonne de les entendre. Il est à croire que la plainte de ces témoins ainsi emprisonnés, était fondée ; car ils furent mis en liberté et quelque temps après, Menet de Robecourt n’était plus commissaire et notaire de l’Inquisition ; mentionnant une procédure de lui, une bulle du 13 juin de la même année le désigne comme ayant été commissaire et notaire de l’Inquisiteur.

Le 30 septembre 1359, Innocent VI chargea le franciscain Bernard Dupuy, inquisiteur de Provence, de rechercher les Juifs relaps qui s’étaient réfugiés en d’autres pays. Ces pays c’étaient les royaumes de Castille et d’Aragon puisque c’est à leurs rois que le pape recommandait la mission de Pierre Dupuy. Une inquisition de même genre fut confiée par Urbain V, le 26 juin 1364, au successeur de Pierre Dupuy, le franciscain Hugues de Cardillon ; elle devait porter sur la région de Carpentras, la Savoie, le Valentinois et le Diois ; car c’est auprès des seigneurs de ces pays que le pape accréditait l’inquisiteur. En 1391, l’inquisiteur de Carcassonne, Pierre de Baucheyo, poursuivait toujours les juifs relaps puisque son vicaire, Bernard de Gaillac, en condamnait un à Montpellier. Enfin en nommant, le 30 août 1409, le franciscain Pons Feugeyron inquisiteur d’Avignon, du Dauphiné, de Provence et du Comtat Venaissin, le pape nouvellement élu au concile de Pise, Alexandre V, lui rappelait qu’il devait poursuivre les juifs convertis qui retournaient au judaïsme.

L’Église s’est toujours efforcée de réagir contre les poussées de haine qui entraînaient le peuple chrétien à des actes de violence contre les juifs. Les inquisiteurs pouvant être emportés eux-mêmes dans ce mouvement, le Saint-Siège leur rappela à plusieurs reprises les règles du droit à cet égard. En 1360, les juifs de Provence avaient, dans une supplique, signalé au pape Innocent VI un certain nombre d’abus de pouvoir commis par les Inquisiteurs à leur détriment. On ne leur permettait pas, par exemple, de recevoir copie, à leurs frais, des procédures dirigées contre eux ; on n’observait pas dans les procès où ils étaient impliqués, le décret du concile de Vienne imposant l’assistance d’un représentant de l’Ordinaire ; la prison préventive était pour eux aussi dure que l’afflictive, « duro carceri qui magis ad penam quam ad custodiam videtur tendere, presumitis mancipare. » Le pape prit en considération toutes ces plaintes et ordonna aux inquisiteurs de tenir beaucoup plus de compte désormais, à l’égard des juifs, des règles du droit et des lois de l’humanité.

Boniface VIII avait permis de donner aux juifs poursuivis, comme aux autres inculpés, les noms des témoins à charge quand l’anonymat n’était pas nécessaire à la sécurité de ces derniers ; il est à croire que parfois on ne tenait pas un compte suffisant de cette bulle. Grégoire XI en renouvela les prescriptions le 1er juin 1372. Quelques années plus tard, le 15 avril 1383, le pape d’Avignon retirait à l’Inquisition la connaissance des procès dans lesquels seraient engagés des juifs pour les confier aux Ordinaires apparemment plus cléments parce qu’ils étaient mêlés davantage au monde. Ce fut l’objet d’une lettre qu’il écrivit aux provinces ecclésiastiques de Sens, de Rouen, de Reims et de Lyon. D’autre part, il permit la présence de juifs parmi ces probi viri qui assistaient les inquisiteurs pour peser les témoignages et donner des consultations sur les cas litigieux.

Beaucoup d’hérésies versaient dans la sorcellerie et la magie, surtout celles qui, comme les Lucifériens, se vantaient de conjurer les maléfices de Satan en l’évoquant et en lui rendant un culte. Ces pratiques magiques se multiplièrent surtout lorsque traquées, les sectes devinrent occultes ; en leur sein, certains de leurs adeptes, hommes et femmes, essayaient de prendre un crédit tout particulier en faisant croire que des pratiques de magie les mettaient en rapports avec l’au-delà. Dans les milieux populaires la superstition attribua une puissance fort grande aux sortilèges et aux pratiques de magie ; de là, la multiplication des sorciers.

L’Église avait de tout temps poursuivi ces pratiques, car outre qu’elles étaient superstitieuses, elles tombaient facilement dans la plus grossière obscénité ; des scènes orgiaques et libidineuses avaient lieu souvent dans les réunions mystérieuses de ces sectes.

Une fois fondée, l’Inquisition partagea avec l’épiscopat la répression de la magie, des sortilèges et de la sorcellerie. Quand ce n’étaient que pratiques superstitieuses ou immorales, les curies épiscopales intervenaient, mais dès que quelque hérésie s’y mêlait, l’Inquisition instrumentait. C’est ce que précisa le pape Alexandre IV dans sa bulle du 9 décembre 1257. Jean XXII activa la guerre contre la sorcellerie qui avait pris un développement inquiétant. En son nom, le cardinal Guillaume Pierre Godin ordonna, le 22 avril 1320, à l’inquisiteur de Toulouse de poursuivre tous les devins, adorateurs des démons et autres faiseurs de sortilèges, et en 1330, le pape lui-même remit aux inquisiteurs des provinces de Toulouse et de Narbonne la répression de toutes ces pratiques criminelles : invocation des démons et conclusion avec eux de pactes sacrilèges, fabrication et baptême de petites images de cire, envoûtements et autres pratiques de sorcellerie, profanation des sacrements de l’Église et surtout de l’Eucharistie, dans les pratiques de magie. « Le pontife ne distinguait plus entre la superstition et l’hérésie ; tout était désormais considéré comme des attentats contre la foi, et c’est le châtiment des hérétiques qui était désormais réservé à tous les sectateurs de la sorcellerie. » Les nombreux cas de sorcellerie qui figurent dans le Bullaire de l’Inquisition française nous prouvent combien grande sur ce terrain était l’activité des inquisiteurs stimulés par les papes.

Le 28 juillet 1319, Jean XXII ordonnait à l’évêque de Pamiers, Jacques Fournier, qui faisait fonction d’inquisiteur dans son diocèse, de poursuivre « trois enfants de Bélial », Pierre Azéma, prêtre, Pierre Ricard, de l’ordre des Carmes et Galharde Enquede, de Montgaillard, inculpés de fabrication d’images superstitieuses, d’incantations, de consultations de démons, de fascinations, de maléfices et autres pratiques superstitieuses. Nous ne connaissons pas les péripéties de ce procès, mais on sait qu’un moine, Pierre Ricard, fut condamné pour sorcellerie, à Pamiers, le 17 janvier 1329. En juin 1320, un prêtre était inculpé de sorcellerie avec plusieurs complices et détenu à Carcassonne ; le pape enjoignit au sénéchal de les remettre à deux de ses familiers, Gailhard de Mazerolles et Pierre de la Penne, qui les lui remettraient pour être jugés, avec les pièces du procès fait à Carcassonne.

Le procès de Jean l’Archevêque, sire de Parthenay, qui fut commencé par l’inquisiteur de Tours et passionna l’opinion par les incidents qui s’y mêlèrent, était un procès de sorcellerie. On l’accusait de fabrication d’images de cire et d’incantations diaboliques pour gagner les faveurs d’une dame. En 1327, c’était un moine cistercien de Valmagne au diocèse d’Agde, Raymond Miquel, qui était accusé d’adorer le démon. Jean XXII évoqua le procès à la curie et demanda à l’évêque de Béziers d’y faire conduire ce moine sous bonne garde.

L’inquisiteur de Paris, Aubert de Châlons, rivalisait de zèle avec ses collègues du Midi. En 1330, il intenta une poursuite à maître Anselme de Gênes, chirurgien à Paris, et à Réginald de Cravant, clerc du diocèse d’Auxerre pour hérésie et sorcellerie.

Avant de succéder, en 1334, à Jean XXII, Jacques Fournier comme évêque de Pamiers puis de Mirepoix, avait fait plus que de s’intéresser à l’Inquisition ; il avait été inquisiteur en même temps qu’évêque et il s’était occupé des sorciers et des occultistes. Il n’est donc pas étonnant que, devenu pape sous le nom de Benoît XII, il ait donné une attention toute particulière à ces questions de magie. Le 24 avril 1335, il demandait à l’évêque de Paris, Guillaume de Chanac de lui envoyer tout le dossier d’un clerc originaire de L’Hay, Garin, incarcéré par ordre de Hugues de Besançon, prédécesseur de Chanac, et inculpé « super diversis horrendis sortilegiis, maleficiis et erroribus. » Sur les terres du comte de Foix, Gaston II, auxquelles il continuait de s’intéresser particulièrement, il faisait arrêter Pierre de Coarraze, Nicolas de Saint-Boé, Lespaylier de Solas et Divinus de Salies, vivement suspects de maléfices et invocations aux démons, et il demandait qu’on les lui envoyât en Avignon. Ils y étaient encore en prison l’année suivante ; l’inquisiteur Guillaume Lombard poursuivait leur procès.

Les montagnes de Béarn et de Bigorre devaient abonder en sorciers et en magiciens si nous en jugeons par les lettres qu’écrivait à leur sujet Benoît XII au comte de Foix et à l’évêque de Tarbes.

Il se passait des choses aussi étranges dans les montagnes de Limoux et de Pamiers. Un clerc de Rieux, Guillaume de Mousset, dit le bâtard de Mousset, et plusieurs cisterciens de l’abbaye voisine de Boulbonne, Raymond Fenouil, Arnaud Gifre, Bernard Aynier et Bertrand de Cahuzac, se livraient à l’alchimie pour qu’elle révélât un trésor à leur cupidité. Mousset leur apprit qu’il connaissait près de Limoux une montagne enchantée dans les flancs de laquelle il y avait un trésor enchanté, gardé par une magicienne.

Pour parvenir à cette montagne, gagner cette magicienne et enlever ce trésor, il fallait une statue de cire parlante que l’on devait baptiser. Cette statue, achetée par Guillaume, fut apportée à Pamiers, chez un certain Pierre Garaud et de chez Garaud, Raymond Fenouil la transporta lui-même au monastère de Boulbonne, où il la posa sur l’autel de Sainte-Catherine. Les moines qui n’étaient pas dans le secret l’y laissèrent, puis Raymond la rapporta à Pamiers chez Garaud. Ces religieux poussèrent l’audace jusqu’à confier à leur abbé Durand la statue enfermée dans une corbeille avec neuf aiguilles qui devaient servir à la transpercer. Raymond Fenouil garda plusieurs jours un rituel contenant le formulaire du baptême ; il le tenait d’un clerc de l’église de Montaut, auquel il demanda du Saint-Chrême de cette église, sans pouvoir d’ailleurs l’obtenir. Qu’advint-il de la statue de cire, des aiguilles et du baptême ? le fit-on et eut-on du Saint-Chrême ? mais surtout que devinrent la montagne enchantée, le trésor et la magicienne ? Nous ne le savons pas, car la lettre de Benoît XII ne parle que d’une enquête à faire sur ces faits, encore plus projetés que réalisés. Une lettre écrite, six mois après, par le pape à l’abbé de Boulbonne (23 juillet 1340) pour l’exciter à mener rondement le procès, ne nous renseigne pas davantage.

Sous Alexandre V, eut lieu un procès de magie qui était aussi curieux. Quoique bons catholiques, croyant à tous les articles de la foi, allant à la messe et recevant leur Créateur, une fois l’an, trois citoyens de Narbonne Pierre Olive, Jean Guillem et Arnaud Peynore exposaient au pape qu’ils avaient eu recours à un nécromancien ; mais c’était pour le bien commun. Ils voulaient, par des incantations, rectifier le cours de l’Aude qui longeait la Cité de Narbonne et passait sous le pont qui l’unit au Bourg, afin d’éviter de dangereuses incursions de l’Aude dans la ville ; ce qui nous prouve, en passant, que le cours d’eau était déjà un torrent, en 1411 et même bien longtemps avant.

Il fallait, pour y parvenir, briser un gros rocher qui obstruait le cours de la rivière et pour cette œuvre difficile mais utile, nos trois citoyens comptaient que le nécromancien leur procurerait le puissant concours du démon.

Mais l’Inquisition veillait à l’observation des bulles d’Alexandre IV et de Jean XXII ; elle cita en sa maison de la Cité de Carcassonne les trois citoyens de Narbonne. Obéissants, « ut filii obedientie », ils s’y rendirent tous les trois unanimiter : mais ils étaient aussi procéduriers qu’obéissants et quand l’inquisiteur les eut interrogés ils ne voulurent pas répondre, l’official de Narbonne étant seul qualifié pour connaître l’affaire, puisque aucune hérésie ne s’y trouvait impliquée.

L’inquisiteur ne fut pas de cet avis et il commença par extorquer aux comparants de l’argent pour payer la procédure déjà engagée. Mais ceux-ci n’entendaient pas payer toujours, en attendant que l’official et l’inquisiteur s’étant mis d’accord, l’affaire pût être réglée, et ils demandaient au pape de trancher la question de compétence. Alexandre V se montra débonnaire, plus assurément que ne l’eussent été Benoît XII et Jean XXII : il chargea l’abbé de Saint-Gilles de prononcer entre l’inquisiteur et l’official, et puis, d’absoudre ad cautelam les trois Narbonnais de la sentence d’excommunication, si elle tombait sur eux de l’official ou de l’inquisiteur.

Cette lettre d’Alexandre V, comme celle de Martin V introduisant un Juif parmi les probi viri dans les procès inquisitoriaux où leurs coreligionnaires étaient impliqués, marquent un singulier adoucissement de l’Inquisition. Elle est à son déclin vers 1430 et si elle persiste encore, condamnant encore des Fraticelli, en Italie, et Jeanne d’Arc, en France, ce n’est pas d’elle ni même de l’Église qu’elle tire sa vie, mais du pouvoir civil qui l’a accaparée pour en faire, à son profit, un instrument de domination.

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