L'Inquisition médiévale
CHAPITRE V
L’INQUISITION AU XIVe SIÈCLE
SPIRITUELS, BEGHARDS ET LOLLARDS
Sommaire. — Joachim de Flore. — Les Spirituels de l’ordre franciscain. — L’Inquisition contre les Spirituels et les Fraticelli dans le Midi de la France. — Dans l’Empire germanique : Louis de Bavière. — L’Inquisition contre les Béguins en France, en Espagne, en Italie. — Les Lollards : Wicklef et Jean Huss ; leurs doctrines antisociales déchaînant les guerres sociales. — L’Inquisition contre les Lollards et les Hussites.
A côté des Vaudois, le XIIIe siècle vit naître et se développer plusieurs autres sectes exaltant la pauvreté et jetant le discrédit sur l’Église coupable, à leurs yeux, d’entasser des richesses et de posséder des principautés. Elles procédaient des écrits d’un ermite cistercien de Calabre, Joachim de Flore, abbé de Curace, mort dans les dernières années du XIIe siècle. Expliquant à la lumière de l’Apocalypse, la Trinité, il apercevait une évolution historique au sein des trois personnes divines et doublait ainsi sa théologie d’une philosophie de l’histoire se terminant elle-même en prophétie.
L’Ancien Testament, disait-il, avait été l’œuvre du Père, qui lui-même avait prédit l’œuvre rédemptrice du Fils. Le Nouveau Testament, œuvre du rachat de l’humanité, était le règne du Fils ; mais le Fils n’avait-il pas prédit à son tour l’avénement de l’Esprit qui achèverait et perfectionnerait son action, donnant ainsi au monde, après la rédemption par le Fils, cet amour infini, et cette charité qui absorbe en elle-même la foi et l’espérance parce que seule elle communique à l’homme la plénitude de la divinité ? Joachim de Flore décrivait les signes qui annonceraient l’avénement prochain de cet Évangile éternel de l’Esprit qui engloberait en lui les deux Testaments. Les générations qui le suivirent, commentant ses écrits comme des livres saints, placèrent vers 1260 l’année où commencerait le règne de l’Esprit.
Cette théologie, tellement risquée que son auteur la soumit spontanément au jugement du Saint-Siège, donnait naissance à une morale et à une politique sociales. Le premier règne, celui du Père, est celui du mariage, celui où la chair proche du péché primordial, l’emporte encore. Le mariage qui réglemente les passions charnelles, est alors le degré le plus élevé de la dignité humaine. C’est aussi celui de la crainte courbant l’humanité tremblante devant le Dieu jaloux. Le règne du Fils a porté à un haut degré la spiritualisation de l’homme ; c’est l’âge de la cléricature établie sur la continence absolue de la virginité. L’avénement du Paraclet prédit achèvera cette œuvre de spiritualisation, puisque le Paraclet est l’Esprit. « Les clercs ont commencé cette sublimation des instincts mais n’ont pas renoncé à la vie active ; ils sont restés dans le monde, n’ont pas rompu complètement avec le corps. Les moines porteront au plus haut degré, par la vie contemplative et le renoncement absolu, l’exaltation de l’Esprit. »
Dans ces oppositions de deux Testaments, de la chair et de l’esprit et dans l’annonce de cette victoire définitive de l’esprit, nous retrouvons — il est vrai sans trace de manichéisme — certaines doctrines cathares. D’autre part, ce détachement des choses matérielles, ce renoncement absolu, les Pauvres de Lyon, les Vaudois, les prêchaient aussi ; et les prêchait aussi, vers le même temps, celui qui s’était fiancé à dame Pauvreté, saint François d’Assise.
Aussi n’est-il pas étonnant que les visions apocalyptiques de l’abbé calabrais aient séduit à la fois, au cours du XIIIe siècle, des infidèles tels que les Cathares, des hérétiques tels que les Vaudois, et des orthodoxes, prétendant le demeurer même quand il leur arriva d’être condamnés par les papes, les franciscains.
Dès sa fondation, peut-on dire, et pendant tout le premier siècle de son existence, l’ordre de saint François fut profondément divisé par la question de la pauvreté. Les uns, plus près de leur saint fondateur, voulaient la pratiquer absolument et n’admettaient pas que leur ordre pût posséder ; les autres acceptaient les atténuations que, du vivant même de saint François, le Saint-Siège avait apportées à sa règle et à son idéal et demandaient que l’ordre pût posséder des biens et des richesses pourvu que chacun en usât en esprit de pauvreté. Les controverses sur cette question furent souvent violentes et déterminèrent des conflits pénibles et même des schismes au sein de la famille séraphique.
Les défenseurs de la pauvreté absolue se reconnurent dans ces disciples de l’Esprit ou Spirituels, qui devaient hâter l’avénement du Paraclet, décrit par Joachim de Flore, par la contemplation et le détachement absolu des choses de ce monde. La pauvreté selon l’idéal de saint François était pour eux le signe extérieur de l’homme vraiment spirituel. Aussi plusieurs d’entre eux firent-ils des commentaires des écrits de Joachim de Flore et on finit par les appeler tous des Spirituels. En 1247, ce fut un religieux à tendances joachimistes qui fut élu ministre général de l’Ordre, Jean de Parme ; il dut donner sa démission en 1257 lorsque le pape Alexandre IV eut condamné l’Introduction à l’Évangile éternel.
Vers le même temps un franciscain du couvent de Béziers, Pierre-Jean Olive (né à Sérignan, en 1248), exposait un joachimisme atténué qui fut désormais la doctrine des Spirituels. Rejetant la doctrine condamnée par l’Église du règne de l’Esprit se substituant à celui du Fils, il reprenait néanmoins la division de l’histoire du monde en trois âges et de l’histoire de l’Église en sept époques, imaginée par Joachim de Flore.
Le troisième âge du monde correspond à la sixième et à la septième époque de l’Église. La sixième est marquée non par la publication d’un nouvel Évangile, mais par le renouvellement de l’Évangile du Christ sur la base de la très haute pauvreté contenue dans la Règle de saint François, laquelle s’identifie avec l’évangile du Christ. De même que le deuxième âge du monde avait été caractérisé par la fermeté dans la foi à la divinité de Jésus, de même le troisième âge sera caractérisé par la fermeté dans la pratique de la pauvreté de Jésus. Saint François est comme une réapparition du Christ sur la terre.
« Son ordre, ou plutôt ceux qui s’inspireront de son esprit, seront vraiment des « pauvres évangéliques » ; ils seront persécutés par l’Église charnelle comme le Christ le fut par la synagogue ; et de même que le Christ fut enseveli, l’esprit de la Règle sera enseveli et étouffé par les commentaires, les dispenses et les adoucissements. Olive calcule que le troisième âge du monde doit durer 700 ans et commencer vers l’an 1300 avec le crucifiement des « Pauvres évangéliques » par l’Antéchrist qui trouvera ses principaux partisans dans l’ordre franciscain. Mais de même encore que le Christ est ressuscité, après ces épreuves viendra le triomphe. Olive devint aussitôt le grand théoricien, le saint, le prophète des spirituels[40]. »
[40] P. Gratien. Histoire de la fondation et de l’évolution de l’Ordre des Frères Mineurs au XIIIe siècle, p. 387.
Les franciscains Spirituels, après de nombreuses péripéties, crurent triompher avec l’avénement de Célestin V (1294). Ayant pratiqué lui-même la vie érémitique, dans la pauvreté, ce pape connaissait et estimait deux Spirituels, Pierre de Macerata et Pierre de Fossombrosse. Il les reçut, écouta leurs plaintes et les déliant de l’obéissance à leurs supérieurs franciscains, il les autorisa à vivre selon leur idéal d’absolue pauvreté dans des ermitages mis à leur disposition par l’abbé des Célestins. Leur joie fut de courte durée. Moins d’un an après, Célestin V abdiquait ; son successeur Boniface VIII cassait sa décision et favorisait les poursuites qui pourraient être dirigées contre les Spirituels. Ces derniers, sous l’influence de Pierre de Fossombrosse, qui prit dès lors le nom d’Ange Clareno, refusèrent de reconnaître l’abdication de Célestin V, estimant qu’elle avait été extorquée et l’élection de Boniface VIII fut jugée par eux schismatique ; ils continuèrent donc d’invoquer la décision de Célestin V, qui leur permettait de vivre entre eux et ils s’intitulèrent petits frères de la Vie Pauvre, Fraticelli. C’est l’un des noms sous lesquels on désigna, dès lors, les Spirituels.
Après la mort de Pierre-Jean Olive (1298), les Fraticelli se multiplièrent. Ils groupèrent eux-mêmes autour d’eux des laïques du Tiers-Ordre, qui voulaient, eux aussi, être les adeptes et les apôtres de la pauvreté ; on les appela Béguins et Béguines.
Boniface VIII, Clément V et Jean XXII essayèrent de supprimer ce mouvement qui de plus en plus faisait opposition à l’Église, lui reprochant ses richesses et ses principautés, comme le faisaient les Vaudois ; mais il trouva un défenseur énergique dans la personne d’un franciscain du couvent de Narbonne, fervent apôtre de la Pauvreté évangélique, Bernard Délicieux, et dans un autre Mineur qui continuait, dans ses écrits, l’œuvre d’Olive, Ubertino de Casal. Bientôt, les Spirituels se répandirent en Italie et dans le Midi de la France surtout à Narbonne et à Béziers ; dans ces deux dernières villes, ils furent si puissants qu’ils réussirent à chasser des couvents franciscains les religieux qui ne voulaient pas de la pauvreté absolue.
Après maintes remontrances et plusieurs procès inutiles, le pape Jean XXII voulut en finir avec eux et, le 17 février 1317, il ordonna aux inquisiteurs du Languedoc de traiter désormais comme des hérétiques les dissidents franciscains, quelle qu’en fût la dénomination : Spirituels, Fraticelli, Bizochi, Béguins. A la fin de la même année, une nouvelle bulle de Jean XXII (30 décembre) excommunia solennellement et supprima la secte des Fraticelli, frères de la pauvre vie, les Bizochi ou Béguins, qui « prétextant une autorisation de Célestin V », s’étaient établis et multipliés en Italie, en Sicile, en Provence, à Narbonne et à Toulouse. La Congrégation des Spirituels de Toscane qui avait pour chef Henri de Ceva, fut condamnée quelques semaines plus tard (23 janvier 1318) et les évêques eurent ordre de punir les rebelles[41].
[41] Ces bulles sont résumées par Vidal. Bullaire de l’Inquisition française, nos 16 et 16 bis.
Dès lors, les Spirituels, les Fraticelli et les Béguins furent gibier d’Inquisition.
Jean XXII inaugura les poursuites. Le 27 avril, il manda aux officiaux de Narbonne et de Béziers d’instrumenter contre un certain nombre de Frères Mineurs, fauteurs de dissensions et de scandale dans leur ordre. C’étaient, pour Narbonne, Guillaume de Saint-Amans, Raymond Crivelier, Cervian, Bernard Parazols, Bérenger Tortel, Jacques de Portal, Guillaume Laurent, Jacques de Rieu, Laurent de Salses, Raymond Carlat, Bertrand Durand, Pierre Fabre, Bernard François, Guillaume Sautons, Jean Barrau, Guillaume Roger, Raymond Bordic, Arnaud Raymond, Bernard d’Alzonne, François Sysinus, Pons Roca, Jean Rasier, Bernard d’Antugnac, Guillaume Arnaud, Raymond Bels, Bérenger de Ferrals, Guillaume Toulza, Bernard Bonet, Bernard Tournier, Bertrand Grancarota, Jean Corvi, Pierre Austensii, Guillaume Pourcel, Jean Gleize, Raymond Ferrier, Jean Pruni, Raymond Borditi, Gentilis de La Marche, Bernard de Saverdun, Raymond Dejean, Raymond Maistre, Guillaume Rousset, Guiraud Marty, Pierre Vidal, Guillaume de Vesian, et Jacques de Montesquieu.
C’étaient pour Béziers : les religieux franciscains Bernard Marty, Pierre Dominique, Vincent Guiraud, Bérenger Juliol, Pierre Baysse, Pierre de Raymond Gontard, Pierre de Raymond de Mayrac, Bernard Andrieu, Bernard Pelhier, Bernard Guille, Béranger Cofi, Déodat Miquel, Jacques Séguin, Pons Porteneuve, Jean Fabre et Guillaume Raoul.
Ces religieux, convoqués en Avignon, parurent en consistoire devant le pape : ils avaient à leur tête Bernard Délicieux qui prit leur défense. Jean XXII les somma de se soumettre : quarante le firent ; mais les vingt-cinq autres, soutenus par Bernard Délicieux, refusèrent. L’Inquisition s’empara de leurs personnes et une bulle du pape du 8 novembre 1317 ordonna à l’inquisiteur de Provence et de Forcalquier, le Frère Mineur Michel Le Moine, d’instruire leur procès (Vidal, no 15). Quatre d’entre eux ayant persisté dans leur obstination, furent livrés au bras séculier et brûlés à Marseille, le 7 mai 1318 ; un fut condamné à la prison perpétuelle et les vingt autres à des pénitences légères. Dans les années suivantes, l’Inquisition condamna au bûcher un assez grand nombre de Fraticelli et de Béguins à Narbonne, Lunel, Lodève, Béziers, Capestang, Carcassonne et Toulouse (1319-1322).
Quant à Bernard Délicieux, il fut arrêté à l’issue de l’audience de Jean XXII de 1317, soumis à une enquête dirigée par Guillaume Méchin, évêque de Troyes, et Pierre Letessier, abbé de Saint-Sernin de Toulouse et jugé, au nom du pape par l’archevêque de Toulouse et les évêques de Pamiers et de Saint-Papoul. Au lieu de le poursuivre comme hérétique, on l’accusa d’avoir ameuté le peuple de Carcassonne contre les inquisiteurs et de l’avoir conduit lui-même à l’assaut et au pillage de la maison de l’Inquisition, les armes à la main. D’après l’acte d’accusation, résumé par le pape lui-même dans sa bulle du 16 juillet 1319, Bernard Délicieux aurait fait briser par la foule les portes de la prison inquisitoriale, mis en liberté les prisonniers, démoli les maisons de plusieurs habitants du bourg de Carcassonne, et mis au pillage leurs jardins et leurs biens. Il aurait aussi diffamé les procès de l’Inquisition et appuyé les hérétiques, leurs adhérents et ceux qui leur donnaient asile. Il aurait enfin tenté par trahison de faire passer Carcassonne, Albi et Cordes de la domination du roi de France à celle de l’infant de Majorque et contribué par ses envoûtements à la mort du pape Benoît XI, ennemi des Spirituels.
Les juges ne retinrent que la première accusation et condamnèrent Délicieux à la prison perpétuelle.
Contre cette politique de répression de Jean XXII les Fraticelli invoquaient des lettres de plusieurs de ses prédécesseurs, par exemple, la bulle de Nicolas III, Exiit qui seminat, insérée par Boniface VIII au Sexte qui déclarait que la règle de saint François était visiblement inspirée du Saint-Esprit et qu’en ordonnant la pratique de l’absolue pauvreté, elle ne fait que suivre l’exemple du Christ et des apôtres ; le canon Exivi de paradiso du concile de Vienne approuvé par Clément V et inséré dans les Clémentines, qui approuvait, dans une certaine mesure, les rigoristes. Pour en finir avec ces discussions, Jean XXII les rouvrit afin d’aboutir à une sentence définitive. Saisie par lui, une commission de théologiens condamna la thèse des Spirituels : mais le chapitre général des franciscains réuni par le général de l’Ordre, Michel de Césène, l’affirma une fois de plus, sous l’influence du général lui-même, de Guillaume Occam et de Buonagrazia de Vérone.
Jean XXII crut trancher définitivement le débat en publiant, le 12 novembre 1323, la constitution Cum inter nonnullos, où il condamnait comme hérétique la doctrine des Spirituels et des Fraticelli, affirmant que le Christ et les apôtres n’avaient jamais rien possédé en propre mais pratiqué l’absolue pauvreté ; il la fit insérer dans le Corpus juris canonici, à la section des Extravagantes.
Ce qui avait enhardi les Spirituels jusqu’à la révolte déclarée contre le Pape, c’est qu’ils avaient trouvé un protecteur fort puissant dans la personne de l’empereur allemand Louis de Bavière.
A la mort de Henri VII, une double élection avait attribué la couronne impériale à deux rivaux, Frédéric d’Autriche et Louis de Bavière. Le pape voulut profiter de la circonstance pour affirmer, une fois de plus, sa suprématie sur l’Empire ; il se réserva de trancher lui-même le différend et en attendant, il affecta la plus stricte neutralité entre les deux adversaires, déclara l’Empire vacant et en confia le vicariat à Robert d’Anjou, roi de Naples, chef du parti guelfe italien (1317). Les deux rivaux n’en continuèrent pas moins à guerroyer l’un contre l’autre et, le 28 septembre 1322, Louis de Bavière fit prisonnier, à la bataille de Muhldorf, Frédéric d’Autriche.
Malgré cette victoire, Louis ne put pas obtenir la reconnaissance du Saint-Siège, sans doute parce qu’il ne voulut pas accepter les conditions qui en étaient le prix, et passant outre, il fit fonction de roi des Romains, nomma un vicaire impérial en Italie et réorganisa la ligue gibeline des seigneurs de Lombardie contre l’armée pontificale qui assiégeait Visconti dans Milan et dut se retirer.
Jean XXII lança aussitôt contre lui un monitoire, le sommant de comparaître en Avignon dans les trois mois, sous peine d’excommunication. Louis de Bavière n’ayant pas comparu, après plusieurs délais successifs, fut solennellement excommunié (1324). Cette condamnation de l’empereur bavarois coïncidait avec celle des Spirituels ; elle les unit dans une étroite solidarité contre Jean XXII.
Le 22 mai 1324, dans sa déclaration solennelle de Sachsenhausen contre le pape, Louis de Bavière prenait ouvertement le parti des Fraticelli et des Spirituels. « La méchanceté du Pape, disait-il, s’attaque jusqu’au Christ, jusqu’à la Très-Sainte-Vierge, jusqu’aux apôtres et à tous ceux dont la vie a reflété la doctrine évangélique de la parfaite pauvreté. Sept papes ont approuvé la règle que Dieu a révélée à Saint François et par ses stigmates, le Christ l’a comme authentiquée de son sceau. Mais cet oppresseur des pauvres, cet ennemi du Christ et des apôtres cherche par la ruse et le mensonge à anéantir la parfaite pauvreté. »
Dans sa savante étude sur Ubertin de Casal, le P. Callaey montre bien que plusieurs Fraticelli de marque collaborèrent directement à la rédaction de cet appel de Louis de Bavière contre Jean XXII ; l’un d’eux était un ancien franciscain devenu bénédictin, François de Lautern. Le 27 juin 1324, Jean XXII ordonna aux archevêques de Cologne, de Mayence et de Trêves, à l’évêque de Spire, au provincial et aux custodes franciscains d’Allemagne, de l’arrêter et de l’envoyer en Avignon où son procès serait instruit. Le provincial devait aussi se saisir de Henri de Thalheim qui, au chapitre général de Pérouse, avait contribué à faire triompher contre le pape la thèse de la pauvreté absolue et devait devenir plus tard chancelier impérial. Jean XXII renouvela plusieurs fois ses mandats d’arrêt contre François de Lautern ; le 8 janvier 1326, il ordonnait au custode de Ratisbonne de se saisir de lui à tout prix, « parce qu’il semait des germes de doctrines perverses, per diversa Alemanniae loca. »
Le ministre général Michel de Césène, bien que Spirituel, gardait encore une extrême réserve. Au chapitre de Lyon, tenu à la Pentecôte de 1325 — un an après l’appel de Sachsenhausen — il recommandait à tous les franciscains de ne parler qu’avec modération et respect de l’Église Romaine, du Pape et de sa définition sur la pauvreté évangélique[42], ordonnant à tous les supérieurs de punir de prison les délinquants.
[42] P. Callaey, op. cit., p. 247.
Poursuivant, malgré son grand âge, la lutte contre ses adversaires coalisés sur le terrain religieux et politique, Jean XXII condamnait solennellement l’un des principaux ouvrages de l’un des maîtres les plus vénérés des Spirituels, les Postilles d’Olive sur l’Apocalypse (8 février 1326). Il voulut aussi s’assurer de la personne de Michel de Césène et de Buonagrazia de Bergame et sous peine de déposition et d’excommunication, il leur fit promettre par serment de ne pas quitter la curie et Avignon sans sa permission. Michel et son compagnon savaient que leur procès allait s’instruire et les dispositions du pape ne leur laissaient aucun doute sur l’issue qui lui serait donnée. Aussi prirent-ils la fuite, de nuit, et allèrent se réfugier en Italie. Par une bulle racontant tous ces faits, Jean XXII prononça contre eux la déposition, conséquence de leur fuite et les inculpant d’hérésie, chargea l’inquisiteur de Provence, le franciscain Michel Le Moine, d’instruire leur procès (1er juin 1327). (Vidal, no 80.)
La lutte était ouverte entre le pape et la fraction de l’ordre franciscain qui, malgré la sentence d’excommunication et de déposition lancée par le pape contre Michel de Césène et Buonagrazia de Bergame, continuaient de reconnaître le premier comme leur ministre général et le second comme le procureur général de leur ordre.
Louis de Bavière, de son côté, accentuait son hostilité contre le pape. Sous l’influence des spirituels de son entourage, il accusait publiquement Jean XXII d’hérésie et en ne l’appelant plus que « Jean de Cahors », il montrait qu’il ne le reconnaissait plus comme pape. En même temps, il décidait de marcher sur Rome. Parti de Trente le 15 mars 1327, il entrait à Milan et y recevait le 31 mai, de l’évêque d’Arezzo, la couronne de fer. Il s’emparait de Pise, après un siège d’un mois (8 octobre 1327), et le 7 janvier 1328, faisait son entrée solennelle à Rome et dans la basilique de Saint-Pierre. Le 11 janvier, au Capitole, sur la proposition de l’évêque d’Aléria, le peuple le proclamait empereur. « Au matin du 17 janvier, un cortège pompeux conduit de Sainte-Marie-Majeure à Saint-Pierre l’empereur vêtu de soie blanche, monté sur un destrier blanc. Les évêques d’Aléria et de Castello célèbrent la cérémonie du couronnement, suivant le rite traditionnel ; puis Sciarra Colonna, l’insulteur de Boniface VIII, place, au nom du peuple romain, le diadème sur la tête de « l’oint du Seigneur ».
De son côté, Jean XXII avait successivement privé Louis du duché de Bavière et de tous ses fiefs impériaux ou ecclésiastiques (3 avril 1327) l’avait déclaré hérétique à cause de son adhésion à la doctrine des Spirituels (23 octobre 1327) et enfin il fit prêcher la croisade contre lui en déclarant nul son couronnement (31 mars 1328).
L’union de Louis de Bavière et des Spirituels se resserra à mesure que la lutte devenait plus acharnée. Ubertino de Casal, Buonagrazia de Bergame, Occam et Michel de Césène étaient à ses côtés à Rome et ils contribuèrent à la double démarche qui allait déchaîner une guerre inexpiable entre le pape et l’empereur et le schisme dans l’Église : le 18 avril 1328, dans l’atrium de Saint-Pierre, la déposition de Jean XXII pour cause d’hérésie proclamée dans une assemblée de clercs et de laïques, que présidait l’empereur Louis de Bavière ; le 12 mai, jour de l’Ascension, l’élection par la plèbe romaine d’un obscur Spirituel, Pierre de Corbara, comme pape sous le nom de Nicolas V.
Nous n’avons pas à raconter les péripéties du schisme qui se termina, en 1333, par la soumission de Pierre de Corbara à Jean XXII, ni celles de la lutte entre l’Empereur et le Saint Siège à laquelle mit fin, en 1347, la mort de Louis de Bavière ; ce qu’il importe c’est de voir la part importante qu’eut l’Inquisition dans la répression des Fraticelli.
Elle les poursuivit dans ces pays du Midi de la France où leur secte s’était tout d’abord développée. Le 10 octobre 1326, l’évêque d’Elne, Bérenger Batlle était chargé par Jean XXII d’une enquête sur les erreurs que professait, au sujet de la pauvreté absolue du Christ et des apôtres, un franciscain de Villefranche de Conflent, Guillaume Nègre. (Vidal, no 70). Pour échapper à l’Inquisition, un certain nombre de Béguins de Béziers et de Narbonne cherchèrent à partir en Terre-Sainte et en Grèce où nul ne les suspecterait, et l’un d’eux, Pierre Trencavel de Lieuran-Cabrières recueillit des fonds pour cette émigration. Il fut arrêté et condamné à la prison perpétuelle. Il réussit à s’évader de la prison inquisitoriale de Carcassonne ; arrêté une seconde fois, il fut détenu dans la prison de l’inquisiteur de Provence avec sa fille Andrée, « de crimine hujusmodi vehementer suspecta et etiam fugitiva ». Le 21 mars 1327, le pape ordonna à Michel Le Moine, inquisiteur de Provence, de remettre ces deux personnes à Jean Duprat, son collègue de Carcassonne, chargé d’instruire leur procès. Trencavel fut condamné, avec plusieurs de ses partisans : Étienne Gramat de Béziers, Blaise Boyer, tailleur à Narbonne, le prêtre Jean Roger et Bernard Maurin, prêtre à Narbonne.
Parfois, les hérétiques poursuivis se réfugiaient dans des églises et des couvents, où la force publique ne pouvait pas pénétrer pour les arrêter et ainsi, leur impunité était garantie par une sorte de droit d’asile. Jean XXII le leur enleva à la demande du roi de France, Philippe VI (25 mai 1328). Désormais, les agents de la puissance séculière purent se saisir d’eux jusqu’aux pieds des autels si l’évêque ou l’inquisiteur y consentait. De son côté, le pape demandait au roi de permettre aux inquisiteurs de faire justice des partisans de Louis de Bavière qui venant d’Italie en grand nombre, « multi Tusci », s’étaient réfugiés dans le royaume de France, apparemment dans les provinces de Provence et de Languedoc ; en même temps, il lui transmettait les actes du procès d’un certain Pochin Esburre que devait poursuivre l’Inquisiteur de Provence (30 juillet 1328)[43].
[43] Vidal. Bullaire de l’Inquisition française, no 81.
Philippe VI dut répondre favorablement à cette demande puisque, dans le courant de 1329, Jean XXII faisait instrumenter contre les Fraticelli jusque dans Paris. En février 1329, il chargeait Géraud de Campinulo, chanoine et chantre de Paris, de se saisir d’un Fraticello Cecco d’Ascoli ; en mai, de publier les sentences portées contre Louis de Bavière, l’anti-pape Pierre de Corbière et les juristes qui défendaient leur cause à Paris, Jean de Jandun et Marsile de Padoue ; enfin le 13 juillet, il chargeait le même Géraud, Hugues Michel de Besançon, évêque de Paris, et l’Université de faire arrêter Géraud Rostang de Gênes, partisan de Michel de Césène, dont il avait favorisé la fuite d’Avignon en Italie.
L’évêque de Paris exécuta les ordres du pape qui le félicitait de son zèle, le 28 février 1330, à l’occasion du procès d’un autre Fraticello nommé Conrad. Ce franciscain ayant accusé le pape d’hérésie, l’officialité de Paris l’avait arrêté et emprisonné. Son procès fut instruit par l’inquisiteur de France, Aubert de Châlons et l’évêque de Paris, d’après les prescriptions du Concile de Vienne. Les pièces de l’instruction et les moyens de défense de l’accusé furent transmis au pape qui les retourna à l’évêque et à l’official, en louant leur zèle et en les exhortant à poursuivre l’affaire (28 février 1330), selon l’avis qu’avaient émis les cardinaux Jacques Fournier et Pierre de Mortemart. Mais la reine de France, Jeanne, s’étant intéressée à l’accusé, le pape le fit relâcher, se contentant de son repentir.
D’autres documents nous montrent l’Inquisition d’Aragon et de Majorque instrumentant contre les Fraticelli. Le dominicain François Sala, lieutenant de l’inquisiteur, d’accord avec Gui de Terrena, évêque de Majorque, poursuivit Bernard Fustier, frère Mineur qui leur avait été dénoncé comme hérétique ; chez lui on trouva de nombreux écrits infectés d’hérésie, dont la plupart lui avaient été envoyés par un habitant de Girone.
Ces procédures et celles qui furent engagées contre un noble Roussillonnais, Adhémar de Mosset, inculpé lui aussi de béguinisme, avaient été provoquées par les lettres envoyées par Jean XXII, le 24 avril 1330, à l’évêque d’Elne et à l’inquisiteur de Majorque pour les engager à poursuivre énergiquement l’hérésie, et le 8 mai au roi de Majorque, Jacques II, pour lui demander de favoriser de tout son pouvoir l’action de l’évêque et de l’inquisiteur[44]. Le pape dut être content de l’Inquisition et du roi, car deux ans plus tard, il leur adressait à l’une et à l’autre ses félicitations.
[44] Vidal. Bullaire de l’Inquisition française, nos 96, 97 et 99.
Quoique chef du parti guelfe en Italie, le roi de Naples, Robert d’Anjou, montra moins de docilité. Sa femme la reine Sanche ne cachait pas sa sympathie pour les Spirituels et sous son influence, le roi prétendit s’opposer au procès inquisitorial que dirigea contre deux d’entre eux, Pierre de Cadenet et André de Galian, le général de l’ordre franciscain, nommé à la place de Michel de Césène, Géraud. Jean XXII repoussa énergiquement ses plaintes, le menaçant de dénoncer au monde entier la faveur que la reine accordait aux Spirituels. « Si la reine irritée contre le général des Frères Mineurs prétend le diffamer, écrivait-il le 13 mars 1332, au roi Robert, il sera obligé, lui et ses frères, de publier et d’écrire en divers pays pour leur justification que la reine favorise les schismatiques et les apostats de l’Ordre, que de quelque part qu’ils viennent, elle les reçoit et leur fournit avec abondance tout ce qui leur est nécessaire, tandis qu’elle persécute les frères fidèles. Elle ne souffre pas que le général ni même les inquisiteurs et les évêques fassent leur devoir contre les hérétiques ; elle a, au contraire, arraché aux prélats les lettres que nous leur avions adressées concernant l’office de l’Inquisition. »
Alliés de Louis de Bavière contre la papauté, les Spirituels prirent une grande importance en Allemagne, y faisant de nombreux prosélytes parmi les mystiques d’une part, et de l’autre, parmi les gibelins et les adversaires de la cour romaine. Aussi l’Inquisition les poursuivit-elle avec une énergie toute particulière dans tous les pays qui n’acceptaient pas l’autorité de Louis de Bavière.
Dans certaines régions ce furent les évêques qui dirigèrent la poursuite. Parmi les captures les plus importantes que fit, en 1322, l’archevêque de Cologne Henri, figurait un Béguin, Lollard Walter, Hollandais, qui exerçait une telle influence sur ses disciples que, adoptant son surnom, ils se nommèrent Lollards. Il prêchait et écrivait en langue vulgaire comme devait le faire, deux siècles plus tard, Luther. Arrêté, il refusa, malgré les supplices de la torture, de livrer les noms de ses partisans et mourut sur le bûcher. En 1325, ce furent des assemblées de Béguins qui furent découvertes ; 50 d’entre eux furent mis à mort, toujours par l’autorité épiscopale. L’action énergique de l’archevêque de Cologne fut imitée, en Westphalie, par ses collègues de Munster, d’Osnabruck, de Minden et de Paderborne et par celui de Metz ; dans cette dernière ville, plusieurs hérétiques furent brûlés.
L’épiscopat sentit la nécessité d’organiser des Inquisitions régulières et de les confier à des religieux. Aussi, vers 1340, nous voyons un religieux augustin, Jordan, instrumenter en Saxe, condamner au bûcher à Angermunde 14 hérétiques et un à Erfurt. Ce dernier qui se déclarait Fils de Dieu et annonçait qu’il ressusciterait le troisième jour, semble avoir été un fou plutôt qu’un hérétique.
Lorsque, après la mort de Louis de Bavière (1347), l’Empire eut à sa tête un chef, Charles IV de Luxembourg, si dévoué au Saint-Siège, qu’on le surnommait « l’Empereur des prêtres », l’Inquisition fut dirigée non plus par les évêques mais par le pape. En 1348 Jean Schandelang, dominicain de Strasbourg, fut nommé inquisiteur, au nom du Saint-Siège, pour toute l’Allemagne.
Le Saint-Office eut à sévir à la suite du mysticisme déréglé et révolutionnaire qu’allumèrent les horreurs de la Peste Noire et dont l’une des manifestations, en Allemagne comme en France, fut la multiplication des bandes errantes de Flagellants. Les mystiques en rupture de ban, les Frères du Libre Esprit, les Fraticelli, les Lollards, les Béguins, rejoignirent partout les Flagellants, surtout lorsque le pape Clément VI eut sévèrement condamné leurs pratiques. Aussi, à plusieurs reprises, les papes essayèrent-ils de nouveau de remettre en mouvement contre tous ces hérétiques l’Inquisition. En 1353, Innocent VI renouvela les pouvoirs de Jean Schandelang ; en 1366, un autre dominicain, Henri de Agro, exerçait les fonctions inquisitoriales dans la province de Mayence, le diocèse de Strasbourg, le diocèse de Bâle de la province de Besançon, aidé, comme l’avait décrété le concile de Vienne, par les représentants des évêques. En 1367, Urbain V nommait inquisiteurs toujours contre les Béguins, deux dominicains, Ludwig von Caliga et Walter Kerlinger, et par deux édits signés à Lucques, les 9 et 10 juin 1369, l’Empereur Charles IV ordonna à tous les détenteurs de l’autorité civile de donner leur concours le plus absolu aux Inquisiteurs ; en même temps, il remettait en pleine vigueur les ordonnances portées par les empereurs Hohenstaufen du XIIe et du XIIIe siècles, en particulier par Frédéric II, contre l’hérésie.
Ainsi organisée, la répression fut sévère ; à Magdebourg, Erfurt, Nordhausen, plusieurs Béguins furent brûlés. Elle fut efficace ; car l’Empereur déclara bientôt que l’hérésie était anéantie dans les provinces de Magdebourg et de Brême, en Thuringe, dans la Hesse et en Saxe et Grégoire XI ordonnait, en 1372, de poursuivre les hérétiques dans les pays de Brabant, de Hollande, de Poméranie et de Silésie, où ils avaient reflué vers les confins de l’Empire.
En affaiblissant l’Église partagée entre deux obédiences rivales, le grand Schisme ne paralysa pas l’Inquisition d’Allemagne. En 1392, un inquisiteur papal, nommé Martin, traversa la Souabe, réconcilia avec l’Église un grand nombre de Béguins et de Spirituels et en envoya aussi quelques-uns au bûcher ; la même année, à Bingen, 36 hérétiques étaient brûlés. Les années suivantes, 1393 et 1394, un autre inquisiteur papal, Pierre, provincial des Célestins, montra une grande activité. Il réconcilia un grand nombre d’hérétiques, se contentant de leur imposer des pénitences canoniques ; un de ses registres, dit M. Lea, ne contient pas moins de 443 affaires.
Ce qui amena cette recrudescence d’activité de l’Inquisition, même pendant le schisme, c’est que l’hérésie devenait de plus en plus redoutable. Toutes les sectes qui avaient pullulé à la suite du mouvement mystique des Spirituels s’étaient confondues les unes dans les autres ; d’autre part, l’hérésie vaudoise se réveillait à leur contact. Enfin, toutes ces sectes prenaient de plus en plus un caractère révolutionnaire.
Les Spirituels avaient dirigé déjà contre Jean XXII une offensive religieuse et politique à la fois, puisqu’ils l’avaient déclaré intrus et avaient fait cause commune avec son rival l’Empereur Louis de Bavière, pour le faire déposer et déchaîner le schisme. Les doctrines impérialistes des légistes furent propagées par les docteurs spirituels contre la papauté. Le théologien franciscain Occam fit cause commune avec les légistes impériaux, Marsile de Padoue et Jean de Jandun. A mesure que le mouvement s’accentua, il prit un caractère social, parce que c’était dans les masses populaires que l’hérésie se recrutait et bientôt, de social il devint socialiste et même anarchiste, avec les Lollards, Wicklef et Jean Huss.
En 1413, Jean Lucke tira des œuvres du premier 160 propositions qui furent, bientôt après, condamnées par le Concile de Constance ; or voici celles qui, dans le nombre, traitent des relations sociales.
« 1o Sans la grâce, l’homme ne saurait tirer un droit légitime de propriété ni des dépositions des témoins, ni des sentences des juges, ni de la possession matérielle, ni de l’hérédité, ni des mutations, ni même de tout cela réuni ;
« 2o Puisque Dieu a donné à l’homme tout bien, dès que l’homme en abuse, il ne peut plus se réclamer de la donation divine ; et si ce titre de propriété lui fait défaut, je ne sais quel autre il pourra alléguer ;
« 3o Tout homme injuste, occupant un bien de Dieu, ne saurait l’avoir que par vol, rapine et brigandage.
« 4o Toute communauté, toute personne ecclésiastique ayant coutume d’abuser de ses richesses, peut en être dépouillée par le pouvoir civil, quels que soient d’ailleurs les titres humains sur lesquels elle s’appuie.
« 5o Dieu ne peut pas donner à l’homme, ni pour lui-même ni pour ses héritiers, une puissance civile perpétuelle.
« 6o La succession n’est pas un titre suffisant pour légitimer une vraie puissance, s’il ne s’y joint la charité.
« 7o Toute personne en état habituel de péché mortel ne saurait exercer un pouvoir légitime.
« 8o Dans le cas où la patrie serait ravagée et dévastée, même par les barbares, mieux vaudrait tout souffrir humblement que de repousser avec courage l’agression.
« 9o Dieu exige du pouvoir civil la justice ; aussi quiconque est en état de péché mortel n’est maître de rien. »
Il n’est pas nécessaire d’examiner longuement ces propositions pour leur découvrir un caractère d’anarchisme mystique. D’après Wicklef, le pouvoir n’est qu’une communication faite par Dieu à l’homme de son pouvoir suprême ; or Dieu ne se communiquant qu’à ceux qui sont en état de grâce, quiconque est en état de péché mortel ne saurait entrer en communication avec Dieu, et partant, exercer une autorité légitime. Usurpateur en conséquence quiconque, en vertu des prétendues lois de succession, du consentement populaire, de la possession même, prétend gouverner sans la grâce de Dieu ! C’est un devoir pour tout fidèle de se dresser contre lui et de détruire une tyrannie d’autant plus odieuse qu’elle s’attaque à Dieu lui-même.
Sans doute, les théologiens de la théocratie avaient prêché aux siècles du Moyen-Age une doctrine qui peut être, par un certain côté, comparée à celle de Wicklef. D’après eux, l’orthodoxie la plus rigoureuse devait être exigée de tout détenteur du pouvoir et le prince qui se mettait en opposition ouverte avec l’Église, était, par ce fait même, privé de toute autorité. La déchéance du prince était la conséquence logique et immédiate de son excommunication ; et ainsi, si d’après Wicklef, il ne pouvait y avoir d’autorité légitime sans état de grâce, d’après Grégoire VII il n’y avait pas de pouvoir sans l’orthodoxie.
La ressemblance entre ces deux doctrines est toute superficielle. Ce qui les distingue profondément, c’est que la doctrine théocratique désigne le tribunal qui jugera les détenteurs de l’autorité, prévenus d’hérésie et, à ce titre, passibles de déposition, comme aussi la procédure qui précisera le crime dont la punition sera la déchéance. On peut trouver excessives ces prétentions, mais comme loin de détruire l’autorité, elles se contentent de la déplacer, en la centralisant aux mains du pape, on ne saurait les accuser d’anarchisme.
Dans la théorie de Wicklef au contraire, le vice qui détruit l’autorité n’est pas évident, car le péché mortel n’est pas un acte aussi caractérisé qu’une rébellion ouverte contre l’Église. Le prince peut en commettre dans sa vie privée, en secret, au sein même de sa conscience ; sa faute sera connue tantôt de lui seul, tantôt de ses familiers les plus intimes, tantôt d’un nombre plus ou moins grand de ses sujets ; elle aura ainsi une publicité très variable. Mais surtout, qui pourra dire, d’une manière certaine, si le péché est mortel. L’intention aggrave une faute, en apparence légère, ou atténue un péché en apparence mortel. Quel homme peut scruter les consciences au point de pouvoir deviner avec certitude chez le prince le péché mortel qui doit être suivi du retrait d’obéissance ? En toute logique, Dieu seul pourrait le faire, or Wicklef en reconnaît le droit à chacun ! C’est la révolte à tout propos, le signal de la révolte donné par le premier venu, à propos de n’importe quel acte, que Wicklef prône dans ces propositions extraites de ses œuvres. S’il ne nie pas l’existence théorique de l’autorité, en pratique, il en rend l’exercice impossible, et l’anarchisme est la conséquence nécessaire de ses erreurs théologiques.
Le communisme s’en dégage aussi avec une non moins forte logique. On peut résumer en deux propositions les idées de Wicklef sur la propriété : 1o sans l’état de grâce, la propriété c’est le vol ; 2o l’état de grâce donne droit à la propriété. Or ces deux propositions justifient toutes les convoitises et toutes les spoliations. A une dénonciation intéressée qui lui était faite contre un fonctionnaire accusé de carlisme[45], Louis-Philippe répondit finement que le fonctionnaire carliste était celui dont un autre convoitait la place. Ne pouvait-on pas dire, avec encore plus de raison, que le jour où le système de Wicklef aurait force de loi, les propriétaires dont on convoiterait les biens — c’est-à-dire tous — seraient immédiatement réputés en état de péché mortel ; ce serait l’anarchie dans la propriété. Et que signifie ce droit de propriété conféré par la grâce sinon le droit de chacun à la propriété ? car enfin, si les consciences sont plus fortement inclinées au mal qu’au bien, il n’est cependant pas interdit à personne d’atteindre, pour un temps plus ou moins long, l’état de grâce, c’est-à-dire le droit à la propriété et pour ménager à chacun l’accès à la propriété, le jour où la pureté de sa conscience le lui permettrait, il n’y aurait qu’un moyen, l’établissement du communisme.
[45] C’est-à-dire partisan de la restauration de Charles X.
Wicklef n’a pas reculé d’ailleurs devant ces conclusions et dans son traité sur le pouvoir civil (De civili dominio), il a formulé ce théorème collectiviste : « Tous les biens de Dieu doivent être communs et je le prouve ainsi. Tout homme doit être en état de grâce, et s’il y est, il est le maître de la terre et de tout ce qu’elle contient.
« Or cela ne pourrait pas s’accorder avec la multiplicité de la race humaine si les biens ne devaient pas être communs ; donc ils doivent l’être. »
Enfin l’idée de patrie était rejetée par Wicklef et par ses disciples ; car recommander une attitude toujours passive devant les attaques de l’ennemi, condamner le défenseur de son pays, voir en lui un coupable, n’est-ce pas rendre toute patrie impossible ? N’est-ce pas nier les devoirs que la patrie nous impose ; n’est-ce pas même les transformer en crimes ? Et voilà comment nous trouvons dans l’âme de ce prédicateur anglais du XIVe siècle les idées utopiques et antipatriotiques d’un Tolstoï, propagées par les socialistes et les anarchistes modernes. Ainsi anarchiste, communiste, « sans-patrie » apparut le système de Wicklef au Concile de Constance qui le condamna et à l’Inquisition qui en poursuivit les propagateurs.
Ces doctrines sortirent de la spéculation pure et donnèrent naissance à de graves troubles sociaux. En Angleterre, les Lollards se soulevèrent, saccageant les comtés d’Essex, de Kent, de Suffolk et de Norfolk, ouvrant les portes des prisons, massacrant les hommes d’Église, de loi et de finances. Le 13 juin 1381, jour de la fête du Saint-Sacrement, ils entrèrent à Londres et le lendemain, ils tuèrent l’archevêque de Cantorbéry et le grand prieur de Saint-Jean de Jérusalem, dont les têtes furent promenées, au bout de piques, dans toute la ville. Que Wicklef ait été sinon l’instigateur direct de ces atrocités, du moins l’inspirateur de ceux qui les commettaient, c’est ce qu’il est difficile de nier. Les Lollards et en particulier leurs chefs Wat-Tyler et John Bull se réclamaient de lui ; dans la suite, l’opinion publique fit remonter jusqu’à ses prédications la responsabilité de ces violences ; enfin il est impossible de ne pas reconnaître une étroite relation entre ses déclarations contre l’Église, sa richesse et son autorité temporelle et ces excès contre les clercs, les prélats, les financiers et les magistrats.
Jean Huss fut toujours présenté comme le disciple de Wicklef et son continuateur ; leurs contemporains n’ont pas établi de différence entre eux et c’est ensemble qu’ils furent condamnés par le concile de Constance. Cette étroite solidarité de ces deux hérétiques a été nettement affirmée par l’historien français qui a le mieux étudié Jean Huss et les hussites, Ernest Denis. Or tout en insistant de préférence sur les erreurs théologiques de Huss, les Pères de Constance ont marqué qu’elles étaient séditieuses et prêchaient la révolte au nom de la grâce ; ils en tirèrent cette proposition qui est du pur wickléfisme. « Tout homme en état de péché n’est ni prince temporel, ni prélat, ni évêque, Nullus est dominus civilis, nullus est praelatus, nullus est episcopus. »
Le concile ne la lui prêtait pas à tort, car plus tard, Æneas Silvius Piccolomini la retrouvait chez les Hussites. D’après eux, écrivait-il, quiconque était coupable de péché mortel devenait incapable de remplir n’importe quelle fonction civile ou ecclésiastique, et dans ce cas, la révolte contre lui était « le plus sacré des devoirs. »
Comme celles de Wicklef, les doctrines de Jean Huss devaient déchaîner le désordre et la guerre civile. En les condamnant avant le concile de Constance, l’Université de Paris avait prédit que cette « hérésie pernicieuse, féconde en lamentables crimes, ne pouvait qu’entraîner les peuples à l’insoumission et à la révolte et finirait par attirer sur le pays, assez malheureux pour les accueillir, la malédiction de Cham. »
Cette prédiction se réalisa à la lettre puisque, pendant une grande partie du XVe siècle, la Bohême fut ravagée par la guerre des Hussites. D’après les historiens anticatholiques, cette guerre avait été allumée par le bûcher qui consuma, à Constance, Jean Huss et Jérôme de Prague, malgré le sauf-conduit que leur avait donné le roi des Romains, Sigismond. D’autres attribuent, avec plus de raison, une cause politique à ces luttes ; ils y voient des aspirations slaves identifiées avec l’hérésie, contre le germanisme catholique. Mais il ne faut pas oublier tout ce qu’il y avait de socialiste et de communiste dans les revendications hussites ; et à ce point de vue, le mouvement révolutionnaire de Bohême, au XVe siècle, procédait directement des doctrines de Jean Huss et de Wicklef, syncrétisme de tout ce qu’il y avait d’antisocial dans les systèmes des Spirituels, des Bégards, des Vaudois et des Cathares.
Dans sa belle Histoire du peuple allemand, Janssen met en évidence cette vérité : « Par une adresse au Conseil de Prague, raconte-t-il, une fraction du parti hussite propose l’adoption de douze articles principaux. Ces articles réclament l’abolition de tous droits contraires aux commandements de Dieu. L’abrogation du droit existant était le premier pas à faire vers le but que l’on voulait atteindre : le libre usage des eaux, forêts et pâturages pour tous. Dans l’administration de la justice, tout devait être basé sur le droit divin. Les hommes étaient frères ; nul ne devait être soumis à qui que ce fût. D’autres voulaient la communauté des biens : personne ne devait plus posséder une propriété particulière. Celui qui gardait un bien pour lui seul était en état de péché mortel. »
Légat en Bohême, le cardinal Branda insistait, en 1424, sur le caractère antisocial des aspirations hussites : « La plupart de ces hérétiques, dit-il, veulent la communauté des biens et soutiennent qu’on ne doit aux autorités ni tribut, ni obéissance. Or par ces principes toute civilisation est détruite. Les Hussites regardent comme non avenus les droits divins et humains et ne songent qu’à s’en débarrasser par la violence. Les choses iront si loin que ni rois ni princes, dans les royaumes ou principautés, ni bourgeois dans leurs villes, ni particuliers dans leurs propres maisons, ne seront plus en sûreté ; car cette abominable secte ne s’en prend pas seulement à la foi et à l’Église ; dirigée par Satan, elle déclara la guerre à l’humanité tout entière dont elle attaque et renverse tous les droits. » Et il concluait en disant que le salut de la société humaine, conservatio societatis humanae, était intéressé autant que l’Église à la défaite des hussites[46].
[46] Ces trois dernières pages ont été empruntées à une étude signée de moi sur la Répression de l’Hérésie au Moyen Age et qui a paru dans mes Questions d’Histoire et d’Archéologie Chrétienne (Paris, Gabalda).
En parlant ainsi, le cardinal Branda faisait écho, à travers trois siècles, au roi Robert le Pieux. Quand ce roi mit à mort les néo-manichéens d’Orléans, il les accusait de préparer par leurs doctrines, « la ruine de la patrie et la mort des âmes, ruinam patriae et animarum interitum ». Branda voyait dans la défaite des Hussites le salut du genre humain, conservatio societatis humanae. Cette rencontre du roi du XIe siècle et du cardinal du XVe, n’est pas fortuite ; elle montre que dérivant plus ou moins les unes des autres, les grandes hérésies du Moyen-Age avaient un aspect antisocial, communiste, anarchiste et que l’un des objets poursuivis par l’Inquisition a été précisément de sauvegarder à la fois les intérêts sociaux et les vérités religieuses qu’elles menaçaient en même temps.