L'Inquisition médiévale
CHAPITRE III
LE FONCTIONNEMENT
DE L’INQUISITION
Sommaire. — Les édits de foi et de grâce. — Constitution du tribunal inquisitorial ou Saint-Office. — Les inculpés. — Les inquisiteurs et leurs auxiliaires. — Dénonciations et témoignages. — La défense ; avocats, procureurs, témoins à décharge. — Les prud’hommes ou boni viri. — La torture. — Les sentences inquisitoriales. — Les auto-da-fé. — Pénitences du Saint-Office. — Peines afflictives. — Le bras séculier et le bûcher. — Procès et condamnations posthumes. — Proportion de ces peines. — Adoucissements et commutation de peines. — Grâces et amnisties.
M. l’abbé Vacandard, dans son volume sur l’Inquisition, distingue, au cours du procès, les étapes suivantes : temps de grâce, appel et déposition des témoins, interrogatoire des accusés, sentence de réconciliation des hérétiques repentants, sentence de condamnation des hérétiques obstinés. Ajoutons-y l’exécution de la sentence.
Lorsque la présence d’une hérésie était dénoncée dans un pays, l’inquisiteur nommé par le pape s’y rendait seul ou accompagné du représentant de l’Ordinaire, qualifié lui aussi, pour enquêter ; il était accompagné de tout le personnel qui constituerait le tribunal. Il visitait les autorités civiles pour leur présenter ses pouvoirs et leur demander leur concours et leur protection qu’elles devaient fournir sous peine d’excommunication, d’interdit et même de déposition. Puis il promulguait deux édits : par le premier, l’édit de foi, il ordonnait, sous peine d’excommunication, à quiconque connaîtrait des hérétiques ou des complices d’hérétiques de les lui dénoncer ; par le second, l’édit de grâce, il indiquait un délai de quinze à trente jours pendant lequel tout hérétique ou suspect pouvait obtenir le pardon, moyennant une pénitence canonique, s’il se dénonçait lui-même spontanément. Ces édits étaient portés à la connaissance du public, le plus souvent par un sermon.
Le délai passé, le tribunal était constitué. Il comprenait l’inquisiteur ou son délégué, ses commissaires, les boni viri, les officiers subalternes, les gardiens de la prison lorsque l’Inquisition en ayant une (à Carcassonne et à Toulouse par exemple), n’avait pas à emprunter celle de l’officialité diocésaine ou des autorités civiles ; le notaire, des scribes et des employés subalternes.
On devait rechercher 1o les hérétiques c’est-à-dire ceux qui avaient fait profession d’hérésie, en recevant l’initiation de la secte et en accomplissant toutes les obligations qu’elle comportait ; dans la secte cathare, les hérétiques étaient les Parfaits. 2o les Croyants, c’est-à-dire ceux qui avaient adhéré à l’hérésie sans s’être soumis à toutes ses lois et à toutes ses pratiques. 3o les suspects qui le plus souvent étaient des Croyants, ceux par exemple qui suivaient les prédications des hérétiques, fléchissaient le genou devant eux, priaient avec eux, leur demandaient leur bénédiction. On pouvait être suspect simpliciter, vehementer, vehementissime, selon le degré de zèle qu’on avait témoigné aux hérétiques. 4o les celatores, ceux qui s’étaient engagés à ne jamais dénoncer les hérétiques. 5o les receptatores, ceux qui avaient, au moins deux fois et sciemment, donné asile aux hérétiques, pour les mettre en sûreté ou leur procurer le moyen de prêcher, prendre leurs repas, faire en commun leurs prières et célébrer leurs rites. 6o les defensores, ceux qui avaient pris la défense des hérétiques, soit en paroles soit en actes ou tout simplement en déniant à l’Église le droit de les poursuivre ; quand la défense était flagrante on était fautor ; enfin 7o les relaps, c’est-à-dire ceux qui, après avoir abjuré, retournaient d’une manière quelconque à l’erreur.
Il est à remarquer que pour être coupable et punissable, il fallait avoir accompli un acte matériel ; tant que l’erreur ou l’affection pour l’erreur ne se manifestait pas en dehors de la conscience, il n’y avait pas matière à procès. Ce n’était pas l’erreur en elle-même qui était poursuivie ; mais la profession extérieure qu’on en faisait, et l’appui matériel que l’on donnait à sa diffusion.
Les plus grandes précautions étaient prises pour le choix des inquisiteurs et de leurs auxiliaires. Appartenant à des ordres religieux ils étaient à la fois sous la surveillance de leurs supérieurs et sous celle du pape informé par ses légats et les Ordinaires. D’autre part, tous ceux qui composaient un tribunal inquisitorial se devaient les uns aux autres la correction fraternelle et si elle ne produisait pas d’effet, ils devaient porter plainte au Saint-Siège contre celui qui n’avait pas tenu compte de leurs observations. Aussi les inquisiteurs furent-ils en général des hommes intègres.
Bernard Gui, dans son Manuel, trace de l’inquisiteur ce beau portrait qu’il essaya de réaliser lui-même dans ses fonctions inquisitoriales : « Il doit être diligent et fervent dans son zèle pour la vérité religieuse, le salut des âmes et l’extirpation de l’hérésie. Parmi les difficultés et les incidents contraires, il doit rester calme, ne jamais céder à la colère ni à l’indignation. Il doit être intrépide, braver le danger jusqu’à la mort ; mais, tout en ne reculant pas devant le péril, ne point le précipiter par une audace irréfléchie. Il doit être insensible aux prières et aux avances de ceux qui essaient de le gagner ; cependant, il ne doit pas endurcir son cœur au point de refuser des délais ou des adoucissements de peine, suivant les circonstances et les lieux… Dans les questions douteuses, il doit être circonspect, ne pas donner facilement créance à ce qui paraît probable et souvent n’est pas vrai ; car ce qui paraît improbable finit souvent par être la vérité. Il doit écouter, discuter et examiner avec tout son zèle, afin d’arriver patiemment à la lumière. Que l’amour de la vérité et la pitié, qui doivent toujours résider dans le cœur d’un juge, brillent dans ses regards afin que ses décisions ne puissent jamais paraître dictées par la convoitise et la cruauté. »
Les Souverains Pontifes se faisaient une idée aussi haute de l’inquisiteur, tel que le réclamaient ses graves fonctions. Ils exigeaient de lui des garanties d’âge : Clément V, au concile de Vienne, décida, après plusieurs de ses prédécesseurs, que le minimum d’âge requis d’un inquisiteur serait quarante ans. Garanties d’intelligence et d’honorabilité : Alexandre IV, en 1255, Urbain IV en 1262, Clément IV en 1265, Grégoire X en 1273, Nicolas IV en 1290 ont réclamé de lui les qualités de l’esprit, la pureté des mœurs, l’honnêteté la plus scrupuleuse. Garanties de science : on exigeait d’eux la connaissance approfondie de la théologie et du droit canon.
Quand les inquisiteurs étaient infidèles à cet idéal, les papes les frappaient parfois sévèrement. Innocent IV, le 13 janvier 1246, et Alexandre IV, le 13 mai 1256, ordonnèrent aux provinciaux et aux généraux des Prêcheurs et des Mineurs de déposer les inquisiteurs de leurs ordres qui par leur cruauté, soulèveraient l’opinion publique. A plusieurs reprises, les papes réprimèrent directement les inquisiteurs. « Dès les débuts de l’Inquisition (1234), le comte de Toulouse dénonça leurs excès à Grégoire IX et celui-ci chargea aussitôt l’archevêque de Vienne, son légat, de les réprimer. Il donnait des conseils de sagesse, de modération et de prudence aux évêques de Toulouse, d’Albi, de Rodez, d’Agen et de Cahors en leur recommandant « la pureté d’intention » et la « vertu de discrétion ». Après avoir félicité de son zèle, l’inquisiteur de France, Robert le Bougre, Grégoire IX apprit qu’il exerçait avec cruauté ses fonctions. Il ordonna aussitôt une enquête, et quand elle eut prouvé la vérité des faits incriminés, non content de révoquer Robert, il le condamna à la détention perpétuelle. Les inquisiteurs encouraient les sentences d’excommunication et par conséquent de déposition « s’ils poursuivaient quelqu’un injustement et pour des motifs impurs » ; et seul, le pape pouvait les relever de ces peines. Il en était de même « si l’inquisiteur poussé par l’avarice, se rendait coupable d’extorsions dans l’exercice de ses fonctions, avec une intention de lucre personnel. »
Les autres membres du Saint-Office, commissaires, notaires, scribes et employés subalternes étaient tenus, sous les mêmes peines, à la même intégrité. Un acte consistorial du pape Benoît XII du 18 février 1340 nous montre sur ce point la vigilance du Saint Siège. Lorsque le neveu de Jean XXII eut été nommé évêque d’Albi, cinq consuls de cette ville furent envoyés à Avignon pour présenter les hommages de leurs concitoyens au pape, aux cardinaux et à leur nouvel évêque ; l’un d’eux Giraud Coll en profita pour dénoncer au cardinal Fournier des injustices et des abus commis par les notaires de l’inquisition d’Albi.
Jean XXII mourut bientôt après et le cardinal Fournier lui succéda sous le nom de Benoît XII. Pour couper court aux plaintes du consul d’Albi, le commissaire de l’Inquisition de Carcassonne, Menet de Robécourt, chanoine de la collégiale de Montréal, entama une information contre Giraud Coll, lui reprochant de vouloir, par ses plaintes, entraver l’œuvre de l’Inquisition. Benoît XII évoqua à lui-même l’affaire, la confia à l’examen de deux cardinaux qui, après de longs débats contradictoires, se prononcèrent contre le commissaire de l’Inquisition. Portant lui-même la sentence définitive, Benoît XII condamna Menet de Robécourt qui fut révoqué de ses fonctions et dut rembourser à Coll, rétabli dans tous ses droits, tous les frais du procès et les dommages qu’il avait subis[12].
[12] Vidal. Bullaire de l’Inquisition française, p. 266.
D’autres faits de ce genre ont fait porter sur le personnel du Saint-Office ce jugement par un historien par ailleurs fort sévère pour l’Inquisition, M. de Cauzons : « Les faits de corruption que nous connaissons étant fort rares, tout nous fait supposer une honnêteté générale, jointe à une discipline rigoureuse, parmi le personnel inquisitorial[13]. »
[13] De Cauzons. Histoire de l’Inquisition, t. II, p. 86.
Le tribunal étant constitué, avec l’aide de ses commissaires, l’inquisiteur dressait la liste des personnes qui étaient suspectées d’hérésie ou en faisaient profession ouverte, qu’elles lui fussent désignées par le bruit public ou par des dénonciations. Dans l’édit de grâce qu’il avait promulgué, à son arrivée, l’inquisiteur avait, en effet, enjoint sous peine d’être excommuniés et de devenir à leur tour suspects d’hérésie, à tous ceux qui connaîtraient des hérétiques, des Croyants ou des suspects, de les lui dénoncer.
Les inculpés étaient aussitôt cités devant le tribunal de l’inquisiteur ou Saint-Office soit par trois monitions portées à domicile par le curé du lieu, soit par un avis lu au prône du dimanche ; la dernière citation était dite péremptoire. Certains inquisiteurs se contentaient d’une seule. Si le cité ne se présentait pas personnellement ou par procureur, il était déclaré provisoirement contumax. La contumace comportant l’excommunication et maintenant toujours le procès en suspens, était définitive au bout d’un an.
Parfois, l’inculpé était mis en état d’arrestation pour attendre en prison le jour du procès ; c’était apparemment quand il était important ou dangereux. Parfois, le Saint-Office procédait lui-même par ses sbires aux arrestations ; mais le plus souvent il en chargeait l’autorité civile ; car, d’une part, les Souverains Pontifes et les évêques faisaient un devoir aux magistrats civils de livrer les hérétiques, sous peine d’être eux-mêmes suspects d’hérésie ou de complicité, et d’autre part, presque tous les princes avaient, en acceptant l’Inquisition, enjoint « à leurs officiers ainsi qu’à ceux des comtes, barons et seigneurs, leurs vassaux, aux scribes, juges, baillis et sergents dépendant d’une autorité quelconque… de prêter aide et conseil aux inquisiteurs dans l’exercice de leurs fonctions et d’obéir à leurs ordres et réquisitions. »
Dès que, prévenus libres, ou détenus en prison préventive, les inculpés se trouvaient en présence du tribunal on leur donnait connaissance des soupçons, dénonciations et charges qu’on avait réunies contre eux. Beaucoup naturellement demandaient les noms des dénonciateurs ne fût-ce que pour discuter la valeur de leur témoignage. Dans ce cas, l’inquisiteur se trouvait en face d’une difficulté que la coutume a résolue dans des sens opposés.
Parmi les inquisiteurs, les uns refusaient de livrer les noms des dénonciateurs ; ce qui a indigné plusieurs historiens de l’Inquisition. « L’accusé, a écrit M. Lea, était jugé sur des pièces qu’il n’avait pas vues, émanant de témoins dont il ignorait l’existence. » M. de Cauzons leur répond en leur donnant la raison qui, dans certains cas, imposait aux dénonciations l’anonymat. « Cette coutume, dit-il, n’avait pas été imaginée pour entraver la défense des prévenus ; elle était née des circonstances spéciales où l’Inquisition s’était fondée. Les témoins, les dénonciateurs des hérétiques avaient eu à souffrir de leurs dépositions devant les juges ; beaucoup avaient disparu, poignardés ou jetés dans les ravins des montagnes par les parents, les amis, les coreligionnaires des accusés. Ce fut ce danger de représailles sanglantes qui fit imposer l’anonymat. Sans lui, ni dénonciateurs ni témoins n’eussent voulu risquer leur vie et déposer à ce prix devant le tribunal. »
D’autres inquisiteurs au contraire donnaient les noms des dénonciateurs et même les confrontaient avec les accusés. Lea lui-même nous le dit : « Lorsque Boniface VIII incorpora dans le droit canonique la règle de taire les noms, il exhorta expressément les évêques et les inquisiteurs à agir à cet égard avec des intentions pures, à ne point taire les noms quand il n’y avait pas de péril à les communiquer et à les révéler si le péril venait à disparaître. En 1299, les Juifs de Rome se plaignaient à Boniface VIII que les inquisiteurs leur dissimulaient les noms des accusateurs et des témoins. Le pape répondit que les Juifs, bien que fort riches, étaient sans défense et ne devaient pas être exposés à l’oppression et à l’injustice résultant des procédés dont ils se plaignaient ; en fin de compte, ils obtinrent ce qu’ils demandaient[14]. Il en était de même des confrontations ; elles n’étaient supprimées que quand il y avait, à les faire, péril pour les témoins. C’est ce qui explique que dans le procès de Bernard Délicieux, en 1319, seize témoins furent mis en présence de l’accusé.
[14] Lea. Histoire de l’Inquisition au Moyen Age, I, p. 494.
Dans le cas où l’anonymat des dénonciations et des témoignages à charge était observé, l’accusé n’était pas pour autant livré au bon plaisir de l’inquisiteur. Celui-ci devait communiquer les noms des dénonciateurs et des témoins aux notaires, aux assesseurs et à tous ses auxiliaires qui, nous l’avons vu, devaient contrôler ses actes et, ces derniers, s’il y avait des abus, avaient le devoir de les dénoncer à leur tour aux chefs religieux de l’inquisiteur, aux évêques et même au Souverain Pontife. Le 16 mars 1261, le pape Urbain IV ordonna de communiquer aussi ces noms aux boni viri dont nous allons voir le rôle, assez semblable à celui de nos jurés, et qui pouvaient suppléer au contrôle de la publicité.
D’autre part, les prévenus étaient invités à déclarer leurs ennemis mortels et la raison de leur intimité ; ces personnes, si elles figuraient parmi les dénonciateurs ou les témoins à charge, étaient aussitôt récusées par l’inquisiteur, ses assesseurs et les boni viri.
Enfin, M. Lea rappelle lui-même que « lorsqu’on démasquait un faux témoin, on le traitait avec autant de sévérité qu’un hérétique. » Après toutes sortes de cérémonies humiliantes, il était généralement jeté en prison pour le reste de sa vie. Quatre faussaires de Narbonne, en 1328, furent considérés comme particulièrement coupables parce qu’ils avaient été subornés par des ennemis personnels de l’accusé. On les condamna à à l’emprisonnement perpétuel, au pain et à l’eau, avec des chaînes aux mains et aux pieds. L’assemblée d’experts qui se tint à Pamiers, lors de l’auto-da-fé de janvier 1329, décida que les faux témoins devraient non seulement subir la prison, mais réparer les dommages qu’ils avaient fait subir à l’accusé (Lea, op. cit., p. 499).
Dans son Manuel de l’Inquisiteur, Bernard Gui enseignait que les procès du Saint-Office ne devaient pas suivre la procédure du droit commun. En vertu de son pouvoir discrétionnaire, « le juge devait procéder directement, de plano, sans clameur d’avocats ni figure de jugement. » Il devait passer outre à toutes les exceptions de droit, procédés dilatoires, exemptions de juridiction. C’est sans doute ainsi qu’avait agi Bernard Gui et il avait pu s’appuyer, pour cela, sur des textes canoniques. Le concile d’Albi de 1254 employait les mêmes expressions que lui dans son canon 23 : « ne inquisitionis negotium per advocatorum strepitum retardetur, providendo statuimus quod ab inquisitoribus non admittantur in processibus advocati. »
Bien que appuyée sur de sérieuses autorités, cette pratique était loin d’être universelle et dans un grand nombre de cas, nous voyons les tribunaux inquisitoriaux accorder aux inculpés des avocats non seulement pour plaider en leur faveur, mais aussi pour les assister dans toutes les phases de la procédure. Dans un procès fait à un moine de Saint-Polycarpe, au diocèse d’Alet, Raymond Amiel, par Guillaume Lombard, inquisiteur délégué par Benoît XII, le prévenu obtint du tribunal un avocat. Dans les comptes du procès d’Arnaud Assalhit se trouve cette note des honoraires dus aux deux avocats de l’accusé « Magistris Guillelmo de Pomaribus et Francisco Dominici advocatis, pro labore et patrociniis ipsorum. » Le procès de Jeanne d’Arc fut inquisitorial ; or, dès le début, les juges demandèrent à Jeanne si elle voulait le ministère d’un avocat ; elle le refusa.
Contredisant Bernard Gui, l’inquisiteur Eymeric, dans son Manuel, déclare « qu’on ne doit pas enlever aux accusés les défenses de droit mais leur accorder un avocat et un avoué (procurator) pourvu que ceux-ci soient probes, loyaux, non suspects d’hérésie, experts dans le droit civil et le droit canon et zélateurs de la foi. »
L’accusé était invité par les juges à se défendre lui-même soit en répondant aux questions de l’interrogatoire, soit en présentant lui-même des mémoires ou cédules préparées d’avance, soit en invoquant les défenses de droit. La plupart des procès portent cette mention : « On demanda à l’accusé s’il entendait se défendre des accusations portées dans l’enquête et il répondit oui. Requisitus si velit se defendere de his que in inquisitione inventa sunt contra eum, dixit quod sic. Parfois on leur fait cette demande trois fois consécutives : « iterum fuit requisitus semel, secundo et tertio si volebat aliud dicere ad defensionem suam vel aliquas legitimas exceptiones proponere. » Le prononcé du jugement commence toujours par rappeler que la défense est épuisée, expeditis defensionum processibus.
Le moine de Saint-Polycarpe, Amiel, ne se contenta pas de répondre oralement aux accusations dont il était l’objet ; il déposa contre l’acte d’accusation un mémoire démontrant l’illégalité de la citation qu’il avait reçue et plaidant celle de tout le procès.
L’inculpé avait le droit de produire des témoins à décharge et de les faire entendre en sa présence. Il pouvait enfin récuser des juges et l’inquisiteur lui-même en donnant de sa récusation des raisons dont l’inquisiteur était juge, sans doute, mais aussi le pape, en cas d’appel. Ainsi fit Jean l’Archevêque, sire de Parthenay, accusé d’hérésie par l’inquisiteur dominicain Maurice de Saint-Paul. Après de multiples péripéties, ses récusations finirent par être acceptées à la Curie d’Avignon et les nouveaux juges que lui donna le pape l’acquittèrent[15].
[15] Voir la longue procédure de cette affaire dans les documents officiels et le résumé qu’en donne l’éditeur, M. Vidal, dans son Bullaire de l’Inquisition française, pp. 75-84, 88-89, 93-97, 99, 106-110.
Pour protéger l’accusé contre l’arbitraire possible de l’inquisiteur et de ses commissaires, l’interrogatoire de l’accusé devait être fait en présence de boni viri, prud’hommes qui formaient un jury dont l’avis devait être demandé avant le prononcé de la sentence. C’est ce qu’ordonna une bulle d’Innocent IV du 11 juillet 1254 « parce que, disait-il, pour une accusation si grave, il fallait procéder avec les plus grandes précautions. » Le nombre de ces prud’hommes fut d’abord fixé à deux ; mais il ne tarda pas à s’augmenter considérablement. Même avant la promulgation de la bulle d’Innocent IV, les inquisiteurs toulousains Bernard de Caux et Jean de Saint-Pierre jugeaient « après avoir pris l’avis de beaucoup de prélats et autres prud’hommes qui avaient assisté à tout le procès : communicato multorum prelatorum et aliorum bonorum virorum consilio ».
Ces assesseurs, « experts dans l’un et l’autre droit » ne se contentaient pas d’être des personnages muets ; ils émettaient des consultations juridiques sur les procès qu’ils suivaient et les cas d’espèce qu’il fallait trancher. Mgr Douais, dans son livre sur l’Inquisition, nous décrit plusieurs de ces conseils de prud’hommes. Celui que réunit à Lodève, dans la salle capitulaire, l’inquisiteur Jean de Beaune (2 juillet 1323) comptait, avec les deux vicaires généraux de l’évêque, 23 personnes. Les 9-11 août, dans la chambre de l’évêque de Pamiers, eut lieu une réunion inquisitoriale de 39 probi viri. Les 22-23 février 1325, ils étaient 50 à Carcassonne, autour de l’inquisiteur Jean du Prat et de l’évêque. Mgr Douais nous donne les noms des personnes qui tinrent conseil dans la maison de l’Inquisition de Carcassonne sous la présidence de l’inquisiteur Henri Chamayou ; il y avait des commissaires de plusieurs évêques de la province de Narbonne, des chanoines, des curés, des religieux, mais aussi le sénéchal et les consuls de Carcassonne, des juges civils et un grand nombre de licenciés en droit ou en décrets, des docteurs-ès-lois, en tout 20 juristes laïques sur 51 personnes, sans compter les fonctionnaires royaux.
La présence de ces laïques dans ces conseils de l’Inquisition était pour les accusés une précieuse garantie. Elle assurait, tout d’abord, une quasi-publicité à leur procès, et mettait en présence des juges religieux, revêtus d’un pouvoir discrétionnaire, des conseillers habitués aux procédures de droit commun et pouvant s’en inspirer, dans leurs avis, quand les juges ecclésiastiques s’en écartaient trop.
Notons, d’autre part, qu’au XIIIe et au XIVe siècle, souffla dans beaucoup de villes, en particulier dans le midi de la France, un vent d’anticléricalisme, si l’on entend par ce mot non pas de l’hostilité contre la religion, mais une certaine opposition à la domination du clergé. A Narbonne, à Carcassonne et à Albi, par exemple, les magistrats municipaux furent parfois en conflit avec l’Inquisition elle-même et dénoncèrent ses abus. A Narbonne, ce fut pour contrecarrer la puissance du chapitre métropolitain qu’au XIVe siècle, les consuls entravèrent la construction de la cathédrale, restée jusqu’à nos jours inachevée. Or ces prud’hommes laïques qui furent adjoints aux tribunaux inquisitoriaux appartenaient à cette bourgeoisie de légistes, à ces familles investies de charges municipales et ils en partageaient les sentiments ; en eux les inculpés trouvèrent souvent une faveur plus ou moins affirmée, mais réelle.
Aux preuves émanant des témoignages et des débats contradictoires, les inquisiteurs préféraient les aveux des prévenus. Pour les obtenir, dit M. Mollat, analysant la Practica de Bernard Gui, « ils promettaient la vie sauve, l’exemption de la prison et de l’exil à toute personne qui avouait spontanément ses fautes ».
Quand les promesses demeuraient sans effet, on recourait à la rigueur, c’est-à-dire à la torture.
Les adversaires de l’Église ont exploité violemment contre elle les tortures de l’Inquisition. C’est le plus souvent sous l’aspect de moines présidant aux supplices les plus affreux afin d’extorquer des aveux, qu’ils représentent les juges du Saint-Office. Pendant longtemps, ils montraient à Carcassonne la chambre dite de la question, avec toutes sortes de récits accompagnés d’exhibitions d’instruments barbares plus ou moins authentiques. Tenons-nous loin de toute exagération tendancieuse et laissons parler les faits.
Pendant de longs siècles, l’Église s’était montrée hostile à la torture qu’admettaient les tribunaux laïques. Répondant au IXe siècle, à une consultation de Bulgares, le pape Nicolas Ier avait déclaré que ce moyen d’enquête « n’était admis ni par les lois humaines ni par les lois divines ; car l’aveu doit être spontané. » Reprenant la même formule, le Décret de Gratien, compilation de droit canonique du XIIe siècle, disait que l’aveu doit être spontané et non extorqué. Le développement du droit romain au XIIIe siècle, amena le rétablissement de la torture dans la justice séculière ; elle apparaît dans le code véronais de 1228 et dans les constitutions siciliennes de Frédéric II de 1231.
L’Inquisition l’adopta aussi ; car elle était pratiquée par le Saint-Office, dans le midi de la France, vers 1243. Avant cette année-là, un certain Arnaud Bordeler de Lauzerte fut mis sur le chevalet, mais on ne lui arracha aucun aveu, « fuit levatus in equleum sed nihil dixit nec potuit ab eo extorqueri. » Peu après, un certain Raymond de Na Richa, à Toulouse, « fuit tractus » et avoua[16].
[16] De Cauzons. Histoire de l’Inquisition, t. II, p. 233.
Le pape Innocent IV, par sa bulle Ad extirpanda du 15 mai 1252, permit l’usage de la torture, en précisant les cas et les conditions de son emploi par le Saint-Office. Il invoqua, pour cela, l’usage qui en était déjà fait dans les tribunaux royaux et seigneuriaux contre les voleurs et les brigands.
Alexandre IV, le 27 avril 1260, et Urbain IV, le 4 août 1262, permirent aux inquisiteurs eux-mêmes d’assister à la torture, de la diriger et de faire recueillir par leurs notaires les aveux émis au milieu des tourments.
Il semble bien que certains inquisiteurs se soient servis de ce moyen rigoureux d’une manière cruelle. Vers la fin du XIIIe siècle, Philippe le Bel les dénonçait lui-même dans des lettres à l’évêque, au sénéchal et à l’inquisiteur de Toulouse ; des plaintes analogues furent portées jusqu’au Saint-Siège par des bourgeois et des consuls. Accusé de complot contre le pape Benoît XI et Philippe le Bel et d’entraves à l’exercice de l’Inquisition, le franciscain Bernard Délicieux fut mis à la torture, en 1319, par le Saint-Office de Carcassonne, mais il n’avoua que son hostilité à l’Inquisition. Jean de Belegneyo, chanoine d’Autun, jugeant à Poitiers, au nom de l’évêque Fortius Daux, une femme accusée d’hérésie, fit poser sur des charbons ardents la plante des pieds de la prévenue. Sous l’action de la souffrance, cette femme « avoua des erreurs et des crimes horribles contre la foi catholique » et dénonça de nombreux complices qui furent, dans la suite, punis ; ce qu’elle n’aurait pas fait sans les tourments. Le chanoine déclara n’avoir ordonné le supplice que parce que les prud’hommes qui l’assistaient lui avaient dit que la torture était pratiquée par l’Inquisition de Toulouse, se asserebant vidisse examinari hereticos in partibus Tholosanis. Quelque temps après, cette femme mourut en prison, et comme la mort avait pu être provoquée ou hâtée par la torture, le juge en demanda l’absolution au pape Jean XXII dans une supplique relatant tous ces faits ; il l’obtint par une bulle du 28 juillet 1319[17].
[17] Vidal. Bullaire de l’Inquisition française, no 51.
D’autres inquisiteurs étaient moins rigoureux. Bernard Gui mentionne dans son Manuel la torture, mais rapidement ; ce qui permet de penser qu’il s’en est peu servi. Quant à Eymeric qui met en avant son « expérience », il ne croyait pas beaucoup à l’efficacité de la torture ; des inculpés, disait-il, les uns préféraient mourir plutôt que d’avouer ; les autres devenaient insensibles ; ceux-là, d’une nature faible, avouaient tout indistinctement. « La torture est trompeuse et inefficace, quaestiones sunt fallaces et inefficaces, » écrit-il dans son Directoire.
Eymeric n’est pas le seul à avoir pensé ainsi. Dans le midi de la France, où cependant l’Inquisition déploya une grande activité au XIIIe et au XIVe siècle, les procès-verbaux mentionnent rarement la torture ; c’est ce que remarque, non sans étonnement, l’historien américain Lea, si hostile à l’Inquisition. « Il est digne de remarque, déclare-t-il, que dans les fragments de procédure inquisitoriale qui nous sont parvenus, les allusions à la torture sont rares. » Il en est de même de l’Inquisition de Provence et de celle du Nord de la France.
Les papes avaient eu soin d’édicter des mesures limitant la dureté de la torture et les cas dans lesquels il était permis d’y recourir. Elle ne devait jamais être poussée « jusqu’à la perte d’un membre » et encore moins « jusqu’à la mort, citra membri diminutionem et mortis periculum. »
D’autre part, les Manuels de l’Inquisition, en particulier celui d’Eymeric, faisaient remarquer que la question ne devait être infligée que dans des cas graves et lorsque les présomptions de culpabilité étaient déjà fort sérieuses. « D’une manière générale, pour mettre quelqu’un à la torture, il était nécessaire d’avoir déjà sur son crime ce qu’on appelait une demi-preuve, par exemple deux indices sérieux, deux indices véhéments, selon le langage inquisitorial, comme la déposition d’un témoin grave, d’une part, et d’autre part, la mauvaise réputation, les mauvaises mœurs ou encore les tentatives de fuite de l’inculpé. » (De Cauzons, II, 237.)
Elle n’était infligée que lorsque les autres moyens d’investigation étaient épuisés. Enfin on ne laissait pas à l’arbitraire de l’inquisiteur, excité peut-être par la recherche de la vérité, le soin de l’ordonner à lui seul. Il fallait pour cela un jugement spécial et à ce jugement devait participer l’évêque ou son représentant. Cette mesure fut prise, en 1311, au concile de Vienne, par le pape Clément V.
Lorsque les débats du procès étaient terminés, la défense ayant dit son dernier mot, il n’y avait plus qu’à prononcer la sentence.
Elle n’était pas laissée à l’arbitraire de l’Inquisiteur et de ses commissaires, mais mise en délibéré dans un Conseil où l’inquisiteur prenait l’avis de ces probi viri, de ces boni viri qui avaient suivi les interrogatoires. C’est ce que porte le Manuel de Bernard Gui. L’inquisiteur, dit-il, « avait l’obligation de prendre l’avis des consulentes… Il faisait l’extrait des accusations et des aveux et le mettait sous leurs yeux ; il taisait le nom de l’inculpé pour écarter les partialités et prenait « l’avis sur la culpabilité et la peine. » C’est ce que nous dit le texte même des sentences d’acquittement ou de condamnation.
Le 4 juin 1329, à Béziers, Henri Chamayou, de l’ordre des Prêcheurs, inquisiteur du royaume de France en résidence à Carcassonne, avait à juger pour hérésie frère Pierre Julien de l’ordre des Mineurs. L’évêque et lui réunirent dans la Chambre épiscopale 33 boni viri dont les noms figurent dans l’acte du jugement, et ils interrogèrent chacun d’eux individuellement sur la réalité des faits, sur la culpabilité et s’ils les reconnaissaient, la peine à infliger : « praefati domini episcopus et inquisitor petierunt consilium super facto et culpa praefati fratris Petri Juliani inibi recitata et specificata, interrogando quemlibet divisim unum post alium. »
A titre d’exemple, voici les réponses de quelques-uns de ces jurisconsultes, telles que les donne le procès-verbal de la sentence.
Bernard Veyriaud, juge mage de Carcassonne, dit qu’il n’allait pas jusqu’à acquitter le frère Julien[18] de l’accusation d’être hérétique relaps, encore moins de le condamner à ce titre ; mais il estimait miséricordieux de l’emprisonner à vie au sein de son ordre.
[18] Contrairement à ce qui est dit plus haut, dans ce procès les « consulentes » avaient eu connaissance des noms des inculpés ; ce qui prouve combien était variable la procédure inquisitoriale et combien on se tromperait si on la jugeait non pas d’après la pratique, mais d’après les textes juridiques.
Jacques Berthomieu, licencié-ès-lois, avocat des causes fiscales du roi dans la sénéchaussée de Carcassonne et Béziers, dit qu’il ne croyait pas le frère coupable d’hérésie ni relaps, mais apostat de son ordre (en rupture de ban de son ordre) mais non de sa foi. Pour cela, il invoqua le texte du chapitre Accusatus extra de haereticis au Sexte du droit canon.
Invoquant le même texte et le commentant autrement, Friscus Richomanni, docteur en droit, dit qu’il croyait et réputait le dit frère relaps et punissable à ce titre.
La plupart des conseillers se partagèrent entre ces deux manières de voir.
Bernard Cabot, docteur en droit, official de Béziers, déclara que, vu les termes de l’abjuration de Pierre Julien et ceux du chapitre Accusatus du Sexte, il le croyait relaps ; mais vu la diversité des opinions des conseillers, il lui semblait raisonnable de ne le condamner qu’à la prison perpétuelle, après dégradation.
Lorsque les avis eurent été pris, en comprenant celui du frère Guillaume de Salvella, gardien des frères mineurs de Béziers, qui expliqua l’acte de l’accusé son confrère, l’évêque et l’inquisiteur, vu la diversité des opinions, ajournèrent le procès pour plus ample information et le jugement fut rendu, dit la sentence, « en présence de la plupart des jurisconsultes qui avaient opiné, sedentibus dominis episcopo et inquisitore et remanentibus in ipso loco magna parte ipsorum et majorum et peritorum, » et « vu les opinions diverses qui avaient été émises, deductis in discussione opinionum praedictarum multis rationibus hinc inde allegatis. »
Dans un autre procès qui eut lieu à Carcassonne, dans la « Maison de l’Inquisition », frère Chamayou inquisiteur, avait autour de lui 51 conseillers. Comme il fallait juger en même temps neuf personnes, on donna sur chacune l’avis collectif des juristes.
Après avoir entendu lire les extraits des aveux de Guillelme de Barbaira, et les avoir tenus en mains tous les conseillers jusqu’au seigneur Hugues de Cavrol (c’est-à-dire la grande majorité) la reconnurent Croyante des hérétiques et, à ce titre, digne de la prison perpétuelle.
Quant à Raymonde Jeunie, femme de Guillaume Jeunii de Saissac, diocèse de Carcassonne, sa fille Guillelme et son frère Pons, tous les conseillers, sauf maître Guillaume qui n’était pas encore arrivé, déclarèrent la mère et les enfants Croyants et, à ce titre, dignes de la prison perpétuelle, mais ils demandèrent, pour l’application de la peine, de l’indulgence en faveur des enfants : « omnes concorditer, excepto magistro Guillelmo qui nondum venerat, dixerunt eamdem matrem et liberos ejus fore Credentes errorum et heresis et tanquam tales perpetuo immurandos ; tamen cum liberis predictis mitius est agendum. »
La plupart des sentences inquisitoriales du midi de la France, au XIIIe et au XIVe siècle, portent dans leur préambule mention de cette délibération des juristes ou boni viri : « communicato multorum praelatorum et aliorum bonorum virorum consilio ; — communicato consilio multorum bonorum virorum peritorum tam in jure canonico quam civili et religiosorum plurium discretorum[19]. »
[19] Douais. L’Inquisition, p. 237.
C’est au vu de ces documents, que j’ai déjà écrit, dans une étude sur l’Inquisition[20] : « Ces conseils plus ou moins nombreux selon les circonstances et les pays, mais toujours obligatoires, étaient de vrais jurys, fonctionnant à peu près comme ceux de nos jours mais se prononçant non seulement sur la culpabilité, mais même sur les questions de droit qu’elle soulevait et sur l’application de la peine. Or, — on ne l’a pas fait suffisamment remarquer et même certains historiens, ennemis de l’Église, l’ont tu de parti pris — sur ce point, la procédure inquisitoriale était beaucoup plus libérale que celle de son temps ; elle a devancé les siècles et fait bénéficier ses justiciables d’une institution dont nous nous croyons redevables à la Révolution. Disons-le hautement : le jury a fonctionné sur notre sol français, comme d’ailleurs dans toute la chrétienté, cinq cents ans avant les réformes de 1789… et ce fut dans les tribunaux de l’Inquisition.
[20] Article Inquisition dans le Dictionnaire d’apologétique de la foi catholique.
« Le fonctionnement de ces conseils de jurés n’était pas seulement pour les accusés d’hérésie une garantie de premier ordre : leur intervention devait aussi s’exercer souvent dans le sens de l’indulgence ; car c’est la tendance générale de tous les jurys. De plus, des influences de famille, des recommandations de toutes sortes ne manquaient pas de se produire autour de ces prud’hommes, les amenant à tempérer les sentences que le zèle de l’orthodoxie et le respect superstitieux des textes juridiques auraient pu inspirer aux inquisiteurs. En tout cas, comme le voulait Innocent IV, le fonctionnement de ces conseils constituait une précaution dont l’importance était en proportion avec celle du procès : « in tam gravi crimine, cum multa oportet cautela procedi ».
« Après cela, que devons-nous penser de ces historiens de l’Inquisition qui prétendent que devant ces redoutables tribunaux, tout accusé était condamné d’avance ? « Pratiquement, affirme Lea, celui qui tombait entre les mains de l’Inquisition n’avait aucune chance de salut… La victime était enveloppée dans un réseau d’où elle ne pouvait échapper et chaque effort qu’elle faisait ne servait qu’à l’y impliquer davantage. » (I, p. 507). « Tous les moyens ordinaires de justification étaient à peu près interdits à l’accusé, dit de son côté M. Tanon… saint Pierre et saint Paul, s’ils avaient vécu de son temps et avaient été accusés d’hérésie, se seraient vus, affirmait Bernard Délicieux, dans l’impossibilité de se défendre et auraient été infailliblement condamnés[21]. »
[21] Tanon. Histoire des tribunaux de l’Inquisition en France, pp. 398-399.
Quand, au lieu de s’en tenir à cette boutade lancée par Bernard Délicieux à ses juges, on dépouille, comme l’a fait Mgr Douais, et nous à sa suite, les sentences de l’Inquisition qui nous ont été conservées, on voit combien il est faux de prétendre, avec Lea et Tanon, que devant les inquisiteurs tout prévenu était un condamné.
D’ailleurs, un inquisiteur qui a laissé une réputation de sévérité, Eymeric, prévoyait des cas et une procédure d’acquittement.
Si, dit-il, « l’accusé n’est convaincu par aucun moyen de droit, il est renvoyé, soit par l’inquisiteur, soit par l’évêque qui peuvent agir séparément ; car on ne peut faire attendre l’innocent qui bénéficie sans retard de la décision favorable de l’un ou l’autre de ses deux juges.
« Si l’accusé a contre lui l’opinion publique, sans que toutefois on puisse prouver que sa réputation d’hérétique soit méritée, il n’a qu’à produire des témoins à décharge, des compurgatores de sa condition et de sa résidence habituelle, qui, le connaissant de longue date, viendront juger qu’il n’est pas hérétique. Si leur nombre répond au minimum exigé, il est acquitté. »
Même quand il y avait des charges, pourvu qu’elles ne fussent ni graves ni péremptoires, l’inquisiteur se contentait d’une abjuration qui soumettait l’accusé à des pénitences canoniques et non à des peines afflictives. Sur 13 cas possibles de poursuites, Eymeric en prévoyait six où les accusés étaient simplement relaxés ou soumis à des sanctions purement spirituelles.
De 1308 à 1323, Bernard Gui prononça 930 sentences ; sur ce nombre, 139 étaient des acquittements et près de 300 n’imposaient que des pénitences religieuses, analogues à celles de la confession.
Les sentences étaient proclamées dans une assemblée solennelle et publique que l’on appelait sermo generalis et en Espagne auto-da-fé (acte de foi). Elle se tenait, sur convocation de l’inquisiteur proclamée dans toutes les églises de la ville, soit dans des églises, soit dans le palais épiscopal ou dans des cloîtres, soit dans la maison commune ou hôtel de ville. Jeanne d’Arc entendit sa première sentence de condamnation dans un cimetière, celui de Saint-Ouen de Rouen.
Le Manuel de Bernard Gui précise le cérémonial et l’ordre du jour du sermo generalis. M. de Cauzons le résume ainsi : « En dehors de l’évêque et du clergé, l’inquisiteur convoquait au sermon les autorités civiles ainsi qu’un certain nombre de parents, amis et compatriotes des condamnés, pour servir de témoins à leur châtiment ou à leur repentir, pour apprendre aussi par leur exemple terrible, à fuir l’erreur. Des archers et gens d’armes, envoyés par la municipalité ou le seigneur, veillaient au bon ordre, protégeaient le cortège, surveillaient les prisonniers.
« Tous ceux qui faisaient partie d’une confrérie quelconque revendiquaient leurs privilèges en ce jour. Ils prenaient rang dans les processions, qui des chapelles des confréries se dirigeaient vers le lieu du sermon… Là, sur des estrades, le clergé et les autorités civiles dominaient la foule ; ils faisaient face aux bancs ou à l’estrade des condamnés. »
Tel était le cadre ; voici les cérémonies qui s’y déroulaient.
Le plus souvent, quand la cérémonie avait lieu le matin, elle commençait par une messe ; puis, avait lieu le sermon qui donnait son nom à l’assemblée. L’inquisiteur ou un prêtre désigné par lui parlait sur la foi et réfutait l’hérésie, surtout celle contre laquelle on allait sévir. On promulguait ensuite les indulgences en faveur des assistants et l’excommunication contre quiconque s’opposait à l’exercice de l’Inquisition. Enfin on recevait les serments des autorités séculières promettant de prêter leur concours à la poursuite de l’hérésie.
On s’occupait ensuite des hérétiques. Ceux qui avaient accompli leur pénitence ou en avaient obtenu remise étaient rendus à la vie libre. Ceux qui venaient d’être condamnés à ces mêmes pénitences les entendaient proclamer et s’en voyaient imposer les signes sur eux et sur leurs vêtements ; aussitôt après, ils faisaient leur abjuration. Puis étaient lues les sentences portant des peines afflictives dont la plus terrible était celle qui livrait le coupable au bras séculier, c’est-à-dire à la mort, infligée par l’autorité civile sur condamnation portée par l’Inquisition.
Même quand l’Église poursuivait avec le plus de rigueur l’hérésie, elle ne perdait pas de vue la maxime que « Dieu veut non la mort du pécheur, mais sa conversion. » Aussi les juges de l’Inquisition préféraient-ils user de pénitences canoniques, suivies de la réconciliation du pécheur, que de peines afflictives et de supplices, punitions de sa révolte obstinée.
La réconciliation du pécheur exigeait, d’une part, l’aveu spontané de sa faute et la promesse formelle de n’y plus retomber et, d’autre part, une pénitence l’expiant. Voilà pourquoi le Saint-Office tenait un grand compte des aveux spontanés, suivis d’abjuration. Dans ce cas, les inquisiteurs se présentaient comme des médecins spirituels, selon l’expression de Guy Fulcodi qui devint le pape Clément IV ; ceux qui fuyaient leur contact leur semblaient redouter la médecine spirituelle qu’ils leur apportaient, medicinam sibi apponi metuentes salutarem, dit d’eux Nicolas Eymeric.
Les aveux spontanés procuraient l’absolution avec des pénitences variées selon la gravité du cas.
C’étaient d’abord des œuvres de piété. Bernard Gui en énumère plusieurs dans son manuel : réciter certaines prières, assister à la messe paroissiale les dimanches et y entendre le sermon, jeûner pendant l’Avent comme pendant le Carême, faire des dons déterminés aux églises, par exemple d’un cierge, d’un calice, d’un ornement, d’une somme d’argent, aider à construire un sanctuaire ; la visite annuelle et à vie de certaines églises, à des fêtes déterminées, par exemple des églises Saint-Étienne de Toulouse le 3 août, jour de sa fête patronale (Invention de saint Étienne), Saint-Sernin de Toulouse dans l’octave de Pâques, Saint-Nazaire, cathédrale de Carcassonne, le 28 juillet, sa fête patronale, Sainte-Cécile, cathédrale d’Albi, le 22 novembre, jour de sa fête.
Les pèlerinages étaient des pénitences plus graves à cause des longs voyages, des absences et des frais qu’ils causaient. Dans le Midi de la France, on distinguait les pèlerinages majeurs et les pèlerinages mineurs.
Les pèlerinages majeurs étaient hors de France ; c’étaient ceux de Rome, de Saint-Jacques de Compostelle en Galice, de Saint-Thomas de Cantorbéry en Angleterre, des Trois Rois Mages à Cologne.
Les pèlerinages mineurs dont la liste est intéressante parce qu’elle nous montre les sanctuaires les plus vénérés du Moyen-Age, dans la France méridionale, étaient Notre-Dame de Rocamadour, Notre-Dame du Puy, Notre-Dame de Vauvert, Notre-Dame de Sérignan, Notre-Dame des Tables à Montpellier, Saint-Guilhem du Désert, Saint-Gilles, Saint-Pierre de Montmajour, Sainte-Marthe de Tarascon, Sainte-Marie-Madeleine de la Sainte-Baume, Saint-Antoine du Viennois, Saint-Martial de Limoges, Saint-Léonard en Limousin, Saint-Seurin de Bordeaux, Notre-Dame de Souillac, Sainte-Foi de Conques, Saint-Paul-Serge de Narbonne, Saint-Vincent de Castres, auxquels s’ajoutaient des pèlerinages à des sanctuaires devenus nationaux : Notre-Dame de Chartres, Notre-Dame de Paris, Saint-Denis en France.
Les pénitents devaient partir pour ces pèlerinages dans un délai fixé par leurs lettres d’absolution, lesquelles leur servaient de sauf-conduits. A leur retour, ils devaient remettre aux inquisiteurs des certificats délivrés au lieu de leur pèlerinage et constatant qu’ils avaient rempli toutes les obligations de leur pieux voyage.
Quelquefois, à ces œuvres de piété s’ajoutaient des pratiques humiliantes. Ils devaient, par exemple, se présenter dans les églises devant une assistance souvent nombreuse dans une tenue de pénitence, en « cotte hardie » de tissu grossier, sans chapeau ou chaperon, nu-pieds, en simples chausses, un cierge à la main. Parfois aussi, ils étaient soumis à la fustigation après avoir présenté eux-mêmes les verges, et l’ayant reçue du prêtre officiant, ils déclaraient publiquement l’avoir méritée.
L’humiliation était plus grave encore parce que plus durable, lorsque l’on imposait à l’hérétique pénitent de porter sur ses vêtements des signes distinctifs, rappelant sa condamnation. C’étaient le plus souvent des croix en nombre variable. Elles étaient très visibles, tranchant par leur couleur rouge ou jaune sur le vêtement sombre. On en portait parfois deux, l’une devant, l’autre derrière, ou toutes deux sur la poitrine. Aux hérétiques Parfaits à qui on avait épargné la prison perpétuelle on ajoutait une troisième croix sur le chapeau ou sur le voile de la femme. On imposait aussi aux pénitents des vêtements de formes et de couleurs spéciales, une mante noire, un capuce orné de croix, enfin quelquefois un chapeau en forme de mitre : Jeanne d’Arc en portait une en allant au bûcher.
Il est curieux de constater que ces pénitences variées que nous décrivent les actes de l’Inquisition du XIIIe siècle et les Manuels du XIVe, Saint Dominique les employa, à la fois, comme délégué d’Arnaud de Citeaux, légat du Saint-Siège. Vers 1208, il donna l’absolution à un hérétique de Tréville, près Castelnaudary, Pons Roger. Il lui imposa la pénitence de la flagellation, « ut tribus dominicis aut festivis diebus ducatur a sacerdote, nudus in femoralibus, ab ingressu villae usque ad ecclesiam verberando » ; l’abstinence perpétuelle, sauf aux fêtes de Pâques, Pentecôte et Noël où il devait manger de la viande pour montrer qu’il n’était pas hérétique, « ut a carnibus, ovis et caseis seu omnibus que sementinam trahunt carnis originem, abstineat omni tempore, excepto die Paschae, die Pentecostes et die Natalis Domini in quibus, ad abnegationem erroris pristini, precipimus ut eis vescatur » ; le jeûne pendant trois Carêmes en un an, « tres quadragesimas faciat in anno, piscibus abstinens, et jejunet » ; mêmes abstinences et jeûne sans vin trois jours par semaine ; port de deux croix cousues sur des vêtements, rappelant par la forme et la couleur ceux des religieux, « religiosis vestibus induatur tum in forma, tum etiam in colore, quibus in directo utriusque papillae singulae cruces parvulae sint assutae » ; messe tous les jours ; messe et vêpres le dimanche, et partout où il serait ; récitation des prières répondant à l’office de nuit et de jour soit sept fois par jour, dix Pater, et à minuit vingt Pater. Tous les mois, Pons Roger devait montrer à son curé ces lettres de réconciliation et de pénitence, et le curé devait surveiller l’accomplissement de tous ces actes[22].
[22] Balme. Cartulaire de Saint Dominique, t. I, pp. 187 et suiv.
Ainsi les conciles de Toulouse et de Béziers et les bulles pontificales réglementant les pénitences du Saint-Office, ne faisaient que s’inspirer de pratiques plus anciennes.
Des condamnations plus sévères frappaient le coupable dans ses biens. On lui imposait des amendes, en ayant soin de ne pas les faire tourner en extorsions d’argent, mais de les assigner à des œuvres religieuses ou à des entreprises d’utilité publique. Les inquisiteurs Guillaume Arnaud et Étienne de Saint-Thibéry imposèrent à l’hérétique repenti Pons Grimoardi l’entretien d’un pauvre toute l’année et le paiement de 10 livres.
Nous avons vu plus haut qu’avant l’organisation de l’Inquisition, plusieurs bulles pontificales et des ordonnances de rois et d’empereurs avaient ordonné la confiscation des biens et des seigneuries des hérétiques. Cette peine fut largement appliquée dans le Midi ; les biens des hérétiques ou encours furent mis sous séquestre par l’autorité royale, parfois donnés aux seigneurs du Nord qui avaient pris part à la Croisade, et rarement rendus à leurs anciens possesseurs ou à leurs descendants. C’est ainsi que la Croisade des Albigeois fit passer à des seigneurs du Nord un grand nombre de terres enlevées à des seigneurs du Midi. Ce ne fut pas seulement contre des seigneurs mais aussi contre des personnes de toute condition que l’Inquisition prononça ces sentences de confiscation.
Au lendemain de la Croisade, il avait été également édicté que toute maison où un hérétique aurait été reçu, serait détruite. Cette pratique fut conservée par l’Inquisition. Le concile de Toulouse de 1229 décréta en effet que toute maison où on trouverait un hérétique serait rasée de son emplacement et confisquée.
Cette mesure aurait accumulé trop de ruines si elle avait été rigoureusement appliquée ; aussi fut-elle souvent atténuée. M. de Cauzons signale des cas où des maisons ainsi confisquées furent plusieurs années après réclamées, preuve qu’elles n’avaient pas été démolies. Par ordonnance du 19 octobre 1378, Charles V défendit la destruction de maisons en Dauphiné, sauf dans des cas fort graves et avec le consentement du gouverneur.
Toutefois, on trouve souvent mention de maisons d’hérétiques démolies, avec défense de les reconstruire. « Leur emplacement devenait un dépotoir infect. Bernard Gui précise que cet endroit devrait rester à jamais inculte et sans clôture pour servir de dépôt d’ordures. On a un vivant commentaire de ces prescriptions dans une supplique d’Aymon de Caumont à Clément VI du 22 août 1343. On y voit qu’un de ces endroits maudits, situé dans le plus beau quartier de Carcassonne était devenu, à cause de l’infecte puanteur des immondices qui s’y accumulaient depuis des années, un tel foyer d’épidémies que les riches bourgeois du voisinage étaient contraints de déserter leurs hôtels. Afin de parer à ce danger permanent pour la santé publique, on voulut dresser autour de ce cloaque une clôture non pas de pierres, mais de piquets de bois : il fallut l’agrément du pape.
L’hérétique était frappé ipso facto d’incapacité civile et ecclésiastique et cette incapacité pouvait s’étendre à ses enfants et à ses petits-enfants. Elle les rendait inaptes à remplir certains actes de la vie civile, à occuper des charges et remplir des fonctions civiles et religieuses. Ceux qui en étaient revêtus les perdaient par la révocation, la déposition et la dégradation.
Ces pénalités sévères n’ont pas été inventées par l’Inquisition ; elles figuraient déjà dans la loi portée contre les Manichéens par les empereurs Arcadius et Honorius en 407, et dans le Code Justinien. Elles avaient été rappelées par les papes Lucius III et Innocent III dans les bulles qui ordonnaient la poursuite de l’hérésie et elles furent insérées par Grégoire IX dans les Décrétales.
Tandis que l’Église, de sa propre autorité, enlevait aux clercs leurs bénéfices et fonctions religieuses et leurs privilèges ecclésiastiques, en procédant publiquement dans les sermones generales à leur dégradation, l’État, de son côté, appliquait aux hérétiques, dans la vie civile, toutes les conséquences de l’incapacité. « L’hérétique non clerc, privé du droit de témoigner en justice, d’ester en aucune affaire comme demandeur, de contracter, acquérir ou transmettre à titre gratuit ou onéreux à quelque personne que ce fût, était encore dépouillé de ses fonctions, dignités et charges. Juge, ses sentences n’avaient plus de force ; avocat, il n’était plus admis à offrir ses services ; notaire, les instruments de sa main perdaient toute valeur… Les sujets d’un seigneur hérétique se trouvaient déliés de leur serment de fidélité ainsi que de toutes obligations envers lui. Les pères étaient déchus de leurs droits sur leurs enfants, le mari sur sa femme bien que le lien du mariage persistât… » (de Cauzons, II 315-316.)
Une ordonnance de Saint Louis du 14 octobre 1258 défendait expressément de donner des charges et des fonctions aux fils et petits-fils d’hérétiques et de Croyants et Philippe le Bel révoqua un notaire d’Avignon et Raymond Vital, dont l’aïeul avait été brûlé comme relaps.
L’emprisonnement à temps ou à vie figurait assez souvent parmi les pénalités infligées par les tribunaux de l’Inquisition. On n’a pas oublié le fameux tableau de Jean-Paul Laurens intitulé « les Emmurés de Carcassonne » ; les victimes de l’Inquisition y sont représentées entassées derrière un mur fermé devant eux et invoquant du Ciel leur délivrance. Il donne l’impression fortuite ou voulue que ces malheureux, littéralement « murés » et à jamais séparés de leurs semblables, étaient condamnés à mourir de faim dans leur isolement. En réalité « mur » était tout simplement synonyme de « prison » et « emmuré » de « prisonnier ».
Selon les cas, la prison était plus ou moins rigoureuse. On distinguait, en Languedoc, le mur large, régime relativement doux avec facilité de se procurer quelques aises et de se promener dans les cloîtres et les préaux de la prison, et le mur étroit, régime dur, désigné dans les sentences par ces mots : « le pain de douleur et l’eau de tribulation. » Parfois, le prisonnier soumis à ce régime était enchaîné, mis aux entraves, sans distraction autant que possible, en cellule séparée bien que l’encombrement des débuts ait nécessité l’internement dans les salles communes (de Cauzons, II, p. 370).
Rarement, les inquisiteurs avaient des prisons à eux ; le plus souvent, ils empruntaient, pour y enfermer les prévenus et les condamnés, les prisons seigneuriales, municipales et royales ou les prisons épiscopales.
Enfin, la condamnation la plus grave de toutes était la condamnation à mort par le bûcher. On a essayé d’en enlever la responsabilité à l’Inquisition en faisant remarquer que l’Église ne se reconnaissant pas le droit de prononcer des sentences capitales, c’était le juge séculier qui, en réalité condamnait à la peine de mort ceux que l’Inquisition livrait « à son bras » parce qu’elle désespérait de leur conversion. Dès le XIIIe siècle, un apologiste catholique raisonnait ainsi : « Notre pape ne tue ni n’ordonne qu’on tue personne ; c’est la loi qui tue ceux que le pape permet de tuer et ce sont eux-mêmes qui se tuent en faisant des choses pour lesquelles ils doivent être tués. » De nos jours, on a dit que dans les procès se terminant par l’exécution du coupable, l’inquisiteur n’agissait qu’à la manière d’un expert constatant le crime contre lequel le pouvoir civil avait déjà décrété la mort, et qu’en réalité le responsable de la mort c’était la juridiction qui l’avait ordonnée c’est-à-dire le pouvoir civil.
Ces raisonnements sont trop subtils ; en fait, l’Inquisition savait fort bien qu’en livrant l’hérétique au bras séculier, elle l’envoyait à la mort par le bûcher 1o parce qu’elle connaissait l’ordonnance civile qui allait infliger la mort ; 2o parce que elle-même forçait la puissance civile d’appliquer ces ordonnances de mort. Le pouvoir civil n’était pas libre de relaxer les hérétiques que lui livrait le Saint-Office ; le juge, le seigneur qui l’aurait fait se serait donné l’air de protéger l’hérésie et de ne pas seconder l’Inquisition et, à ce double titre, il serait devenu fauteur d’hérésie, suspect et en cela, justiciable à son tour du Saint-Office. Il était tenu de prononcer et de faire exécuter contre les hérétiques l’animadversio debita et par ces deux mots, on désignait la mort.
C’est ce qu’ont proclamé successivement plusieurs papes dans les Décrétales qui ont pris place dans le Corpus juris canonici de Grégoire IX et dans les bulles visées par les Manuels des Inquisiteurs. C’est Lucius III disant dans sa constitution de Vérone, en 1184 : « l’hérétique livré au bras séculier devra être puni par lui, « debitam recepturus pro qualitale ultionem » ; c’est Innocent III lui faisant écho, au concile de Latran de 1215 : « damnati vero principibus saecularibus, potestatibus aut eorum ballivis relinquantar, animadversione debita puniendi » ; c’est Innocent IV disant dans sa fameuse bulle Ad extirpanda : « Quand les individus auront été condamnés pour hérésie, soit par l’évêque, soit par son vicaire, soit par les inquisiteurs, et livrés au bras séculier, le podestat ou recteur de la cité devra les recevoir aussitôt et, dans les cinq jours au plus, leur appliquer les lois qui ont été portées contre eux. »
Ne faisons donc aucune difficulté de le reconnaître puisque les textes nous le prouvent : l’Inquisition a endossé la responsabilité des sentences que prononçait le pouvoir civil à la suite de son propre jugement. Ce que l’on peut ajouter cependant c’est que cette peine du bûcher qui révolte notre sensibilité n’a pas été inventée par l’Église mais par le pouvoir civil : par les empereurs romains contre les Manichéens, par Robert le Pieux contre les Néo-manichéens d’Orléans, enfin par l’empereur Frédéric II qui, dans sa constitution de 1224, édicta que l’hérétique déclaré tel par un jugement de l’autorité religieuse, serait brûlé au nom de l’autorité civile, « auctoritate nostra ignis judicio concremandus. »
Nous avons vu plus haut que l’autorité civile avait au maximum cinq jours pour prononcer et exécuter les sentences de mort contre les hérétiques ; en fait, ce délai pouvait être allongé ou diminué. Jeanne d’Arc, saisie par les soldats anglais aussitôt après la sentence du tribunal ecclésiastique, fut conduite immédiatement au bûcher préparé d’avance, sans être jugée par l’autorité séculière. Dans d’autres cas, c’était après le sermo generalis qu’avait lieu le procès civil condamnant à mort et le soir du même jour, le bûcher était allumé. Parfois aussi, on attendait une fête prochaine pour l’agrémenter d’un aussi terrible supplice.
L’Église, en livrant les condamnés au bras séculier, les recommandait à sa clémence et dans cette formule on n’a voulu voir souvent qu’une ironie de mauvais goût. Il n’en est rien ; en parlant ainsi, le juge ecclésiastique voulait empêcher ces supplices accessoires, qui précédaient la mise à mort et constituaient une cruelle aggravation de peine. Jamais elle n’admit ces applications de fer rouge, ces mutilations de membres, ces ruptures du corps par le supplice de la roue que pratiqua la justice séculière jusqu’au XVIIIe siècle et qui, à l’exécution de Damiens, excitèrent la malsaine curiosité des dames les plus délicates et les plus « sensibles » !
Quelquefois, l’Inquisition a fait des procès posthumes. Dans son Bullaire de l’Inquisition française au XIVe siècle, M. Vidal nous raconte celui qui fut instruit, de 1300 à 1319, par l’Inquisition de Carcassonne contre un habitant de cette ville mort en 1278. Bienfaiteur des franciscains, Castel Faure avait été assisté à ses derniers moments par six d’entre eux et enterré dans leur cimetière. Vingt-deux ans après, l’inquisiteur Nicolas d’Abbeville apprit que cet homme qui avait laissé la réputation d’un chrétien pieux et charitable, avait reçu le Consolamentum cathare à son lit de mort et, par un avis qui fut lu dans toutes les églises de Carcassonne, il invita les parents et les amis de Castel à défendre auprès de lui sa mémoire. Les franciscains ne furent pas les derniers à le faire. Un appel au pape rédigé à grand peine par un homme de loi timide et placardé par surprise à la porte de l’inquisiteur, arrêta le procès et, peu après, Nicolas d’Abbeville fut destitué (1302). Le pontificat de Clément V amena une détente.
Mais après l’avénement de Jean XXII, plus énergique dans la répression de l’hérésie, l’inquisiteur Jean de Beaune reprit le dossier de l’affaire constitué par son prédécesseur. Une bulle de Jean XXII, du 15 mars 1319, publiée par M. Vidal nous apprend que l’inquisiteur avait condamné Castel Faure comme hérétique et ordonné d’exhumer ses ossements et de les brûler. Quarante ans après leur sépulture, on ne put pas les retrouver et on accusa les franciscains de les avoir mêlés à d’autres ossements pour rendre impossible l’exécution de cette condamnation posthume ; accusation qui aurait pu amener ces religieux, à leur tour, devant le Saint-Office. Mais une enquête ordonnée par Jean XXII les reconnut innocents. Castel Faure ne fut donc ni exhumé, ni brûlé après sa mort ; mais ses biens furent confisqués. Sa femme Rixende fut l’objet d’un procès et d’une condamnation posthumes semblables en 1329 ; son corps fut exhumé et brûlé. (Vidal, pp. 44-47.)
Vers le même temps, l’inquisiteur de Carcassonne fit un procès du même genre au père d’un dominicain de cette ville Guillaume Peyre ; l’accusé était mort depuis quarante ans ; il fut condamné (Ibid., p. 140).
Le 19 juin 1293, était remise à Bertrand de Clermont, inquisiteur de Carcassonne, une lettre d’Adam de Come, inquisiteur de la province romaine, lui demandant d’examiner, en son lieu et place, un dominicain de Carcassonne, Pierre d’Aragon, accusé d’hérésie. Pierre fut interrogé par l’inquisiteur de Carcassonne, assisté de son collègue de Toulouse, et reconnu innocent. Il mourut vingt ans après, sans avoir jamais été inquiété (1313). Mais dix-sept ans plus tard, vers 1330, l’inquisiteur Henri Chamayou reprit le procès et condamna le défunt à la confiscation de ses biens. Une maison qui lui avait appartenu et qui était sise à une lieue de la ville, entre Cazilhac et Cavanac, la Bastide, fut donnée par Philippe VI à son notaire Jacques de Boulay. Or le fils de Pierre d’Aragon Isarn était alors chanoine de Carcassonne et prévôt de l’église de Capendu ; en vertu de l’incapacité qui frappait les fils d’hérétiques, il se trouvait, du fait de la condamnation posthume de son père, inapte à garder son canonicat et sa prévôté. Jean XXII se montra bon prince : non content de répondre favorablement à sa supplique en lui maintenant ses bénéfices et en le reconnaissant apte à en obtenir d’autres, sauf l’épiscopat, il lui conféra le prieuré de Trèbes, entre Capendu et Carcassonne (Vidal, p. 147-148).
Le même inquisiteur Henri Chamayou, qui semble avoir exercé particulièrement son zèle contre les morts, se disposait, en 1330, à commencer des procès contre 18 personnes de Narbonne et de Carcassonne décédées depuis longtemps. Les dépositions remontaient à 40 et 46 ans (1284-1290) ; les délits à 47 et même 62 ans. La procédure avait été commencée par les inquisiteurs Jean Galand et Guillaume de Saint-Seine et par l’évêque d’Albi, Bernard de Castanet, reprise, en 1309, par Geoffroy d’Ablis et, en 1320, par Jean de Beaune et jamais conduite à terme. Henri Chamayou voulut en finir et fit inviter les héritiers des défunts à présenter leur défense à partir du 17 septembre 1330 ; quelques jours après la Saint-Martin, l’instruction était terminée.
Sur les 18 accusés, il semblait prouvé que 15 avaient assisté à l’hérétication ou initiation d’autres Croyants et adoré les hérétiques et que trois avaient été eux-mêmes hérétiqués à leur lit de mort. Sur ce nombre on comptait cinq prêtres, trois femmes et un officier royal du château de Cabaret.
Leurs héritiers, apprenant les intentions de l’inquisiteur, se plaignirent amèrement au pape et lui remontrèrent le dommage qui résulterait pour eux de ces poursuites injustes, disaient-ils, et abusives. Jean XXII désira s’informer et, par la bulle du 18 décembre 1330, il ordonna de surseoir à toute poursuite contre les défunts non convaincus d’hérésie de leur vivant et de n’en entreprendre à l’avenir que sur l’avis favorable du Saint-Siège. En outre, il exigeait la remise intégrale des livres contenant les dépositions et la suite de l’instruction. (Vidal, op. cit., p. 158.)
Ces rigueurs inquisitoriales sont effrayantes et on s’explique que les ennemis de l’Église s’en soient emparés pour taxer de cruauté les tribunaux du Saint-Office. Mais la description qu’ils en font est incomplète et en cela injuste ; car ils s’en tiennent au texte de la loi pénale, sans se préoccuper de la manière dont elle était appliquée, et ils mettent en lumière tragique les exécutions sévères en taisant les mesures de mansuétude et de pardon. L’historien impartial, soucieux avant tout de la vérité, doit perpétuellement confronter la lettre des lois et leur application.
Une première question qui se pose c’est de savoir dans quelle proportion les différentes peines que nous avons énumérées, étaient infligées. Pour s’en rendre compte, Mgr. Douais a dressé le bilan, article par article, des condamnations qu’a portées, pendant la durée de ses fonctions, de 1308 à 1323, l’un des inquisiteurs les plus connus, celui qui a écrit le Manuel le plus pratique, pour ses collègues et ses successeurs, Bernard Gui. Au cours de 18 sermones generales, il prononça 930 sentences en 15 ans. Or voici comment elles se répartissent : 139 acquittements suivis de l’élargissement pur et simple : 132 impositions de croix, 9 pèlerinages en Terre Sainte, 143 services militaires en Terre Sainte, 307 emprisonnements effectifs, 17 emprisonnements platoniques, décrétés contre des défunts, 42 remises au bras séculier, 3 remises platoniques décrétées contre des défunts, 69 exhumations, 40 sentences de contumace, 2 dégradations, 2 expositions au pilori, 1 exil, 22 destructions de maisons, 1 talmud juif brûlé. Notez que beaucoup de ces pénalités pouvaient être cumulées.
Remarquons d’abord la rareté des condamnations à mort par le bras séculier : 42 en 15 ans, soit moins de 3 par an, en un temps où l’Inquisition fut particulièrement active, et 42 sur 960 procès, soit entre 4 ou 5 pour cent des prévenus. Au contraire, l’acquittement que certains historiens ont nié, est fréquent : 139 sur 960 procès soit un sur 6, et environ 18 pour cent. Les pénitences canoniques (275) n’étaient guère moins nombreuses que les emprisonnements et les peines afflictives (327).
Remarquons aussi que parfois l’Inquisition condamnait des crimes de droit commun soit parce qu’ils avaient été commis à l’occasion de l’hérésie, soit parce que leur énormité leur donnait l’apparence de sacrilèges. En 1324, à Pamiers, Pierre d’en Hugol, Pierre Peyre et plus tard Guillaume Gautier furent condamnés à la prison pour faux témoignage : ils s’étaient prêtés à une machination ourdie par Pierre de Gaillac, notaire de Tarascon, contre son confrère Guillaume Tron. Jaloux de ce dernier qui attirait tous les clients, Gaillac avait résolu de le charger du crime d’hérésie et Pierre d’en Hugol et Peyre lui avaient servi de faux témoins[23].
[23] Vidal, Le tribunal d’Inquisition de Pamiers, pp. 55-56.
Guillaume Agasse, chef de la léproserie de Lestang, fut condamné pour avoir empoisonné des fontaines et des puits ; Arnaud de Verniolle de Pamiers et Arnaud de Berdeilhac, pour avoir commis des crimes contre nature (ibid., pp. 127-128). Le 26 juin 1398, le pape d’Avignon Benoît XIII ordonnait à l’inquisiteur et à l’official de Besançon de poursuivre certains habitants de la paroisse de Morteau qui, sous le coup de censures ecclésiastiques, refusaient de s’amender et continuaient à commettre des adultères, des incestes et des crimes de stupre (Vidal, p. 469).
Sévères dans la teneur de la sentence, les peines inquisitoriales étaient souvent atténuées dans la pratique. Les prisonniers, même à vie, voyaient souvent s’adoucir leur captivité. Ils obtenaient parfois des vacances qu’ils allaient passer chez eux, sur la promesse qu’ils reviendraient au premier appel. « A Carcassonne, le 13 septembre 1250, l’évêque donnait à Alzais Sicre, emprisonnée pour hérésie, un congé jusqu’à la Toussaint avec permission d’aller partout où elle voudrait, en toute liberté, « quod possit esse extra carcerem ubicumque voluerit[24] ».
[24] Douais. Documents sur l’Inquisition, t. II, p. 132, no 29.
Une permission du même genre était donnée, pour cinq semaines, à Guillaume Sabatier de Capendu, à l’occasion de la Pentecôte. Raymond Volguier de Villar-en-Val qui avait eu un congé expirant le 20 mai 1251, le faisait proroger jusqu’au 27. Pagane, veuve de Pons Arnaud de Preixan, fut ainsi en vacances du 15 janvier au 15 avril 1251.
Les congés pour cause de maladie étaient fréquents. L’Inquisition mettait en liberté provisoire les détenus dont les soins étaient utiles à leurs parents et à leurs enfants. C’est ce qu’avaient décidé, en 1244, l’archevêque de Narbonne et ses suffragants d’Elne, Maguelonne, Lodève, Agde, Nîmes, Béziers, l’évêque d’Albi et les abbés de Saint-Gilles, de Saint-Aphrodise de Béziers et de Saint Benoît d’Agde.
Même les inquisiteurs fort sévères, tels que Bernard de Caux, accordaient ces permissions. En 1246, après avoir condamné à la prison perpétuelle un hérétique relaps, Bernard Sabatier, il lui permettait de demeurer auprès de son père, vieux et malade, pour le soigner jusqu’à sa mort, parce que le père du coupable était un bon catholique.
Les détenus malades obtenaient souvent la permission d’aller se faire soigner chez eux. Le 16 avril 1250, Bernard Raymond Clerc, de Conques, quittait sa cellule de Carcassonne, propter infirmitatem. Le 9 août suivant, même permission était donnée à Bernard Mourgues, de Villar-en-Razès, à condition qu’il rentrerait en prison huit jours après sa guérison. Le 17 août suivant, Raine, femme d’Adalbert de Couffoulens, était autorisée à demeurer hors de sa prison, « quousque convaluerit de egretudine sua. » Même permission était donnée, le 5 août 1253, à P. Bonnafous de Canecaude ; le 17 août, à Guillelme Gafière de Villemoustaussou ; le 2 septembre, à P.-G. de Caillavel, de Montréal ; le 15 novembre 1256, à Guillaume, clerc de Labastide ; Esparbairenque ; le 9 septembre, à Ber. Guilabert. Le 18 novembre, c’est une certaine Rixende, femme de Guillem Hualguier, qui obtenait de sortir pour faire ses couches et de ne rentrer qu’un mois après qu’elles auraient eu lieu.
La répétition de ces cas à des intervalles si courts, et parfois le même jour, prouve que nous sommes en présence, non de faits exceptionnels, mais de pratiques fréquentes au XIIIe siècle.
En 1317, le franciscain Bernard Délicieux s’était mis à la tête du mouvement des spirituels à Narbonne et à Béziers. Il fut aussitôt prévenu du crime d’envoûtement contre le pape Benoît XI, de conspiration contre le roi de France pour livrer Carcassonne, Albi et Cordes au roi de Majorque, enfin d’obstruction au libre exercice de l’Inquisition. Il fut jugé par une cour solennelle comprenant l’inquisiteur Jean de Beaune, Jacques Fournier, évêque de Pamiers (en 1332, pape sous le nom de Benoît XII) et Raymond de Mostuejouls, évêque de Saint-Papoul, du sénéchal de Carcassonne et des réformateurs royaux, Méchin, évêque de Troyes, et Jean, comte de Forez. Reconnu coupable de conspiration et d’obstruction à l’Inquisition, il fut condamné à l’emprisonnement perpétuel au pain et à l’eau (murus strictus) et dégradé.
Les procureurs royaux trouvèrent la peine trop faible et firent appel au pape ; l’inquisiteur, au contraire, l’atténua puisque, vu l’âge, et les infirmités de Bernard Délicieux, il le dispensa des chaînes et du jeûne[25].
[25] Vidal. Bullaire de l’Inquisition française, p. 50.
Dans sa Practica, Bernard Gui, signale d’autres cas de ce genre : c’est un mari dont la captivité a réduit sa femme et ses enfants à la mendicité et qui est remis en liberté provisoire ; même faveur est accordée à un père dont les filles ne peuvent pas se marier en son absence (Practica, éd. Douais, 54).
L’inquisiteur Bernard Gui, et après lui, Eymeric, dans leurs Manuels, proclamèrent le droit de l’inquisiteur de diminuer, atténuer, commuer et même remettre entièrement les peines des condamnés (Practica, 103). Les Actes de l’Inquisition nous en présentent de nombreux cas. Dès le milieu du XIIIe siècle, on commua en amendes au profit de la Croisade ou d’une œuvre pie la prison, le port de croix et autres signes d’infamie, les pèlerinages lointains. Tel fut le cas d’un certain Mathieu Ricard dispensé de croix à condition de payer une somme pour la construction du pont de Tonneins. De commutations de la prison en ports de croix ou en pèlerinages, on en relève deux à un sermo generalis de 1307 ; une à un sermo de 1310 ; trois en 1312, 56 en 1319, huit à un sermo generalis de Pamiers ; le tout dans le seul ressort de l’Inquisition toulousaine. Dans d’autres cas, le port des signes d’infamie était changé en visites à des églises ou en pèlerinages : 4 en 1300, 3 en 1310, 12 en 1312, 21 en 1319 pour la seule inquisition de Toulouse, 13 en 1322 à Pamiers (de Cauzons, II, p. 405). Le 3 septembre 1252, P. Brice de Montréal obtenait de l’Inquisition de Carcassonne la commutation de sa captivité en un pèlerinage en Terre Sainte. Le 27 juin 1256, c’est au contraire ce lointain pèlerinage qui était remplacé par une amende, le condamné pouvant difficilement voyager à cause de son âge, propter senectutem. Le 5 octobre 1251, un grand nombre d’habitants, de Preixan, Couffoulens, Cavanac, Cornèze, Leuc et Villefloure, aux environs de Carcassonne, obtinrent de remplacer le port de croix apparentes par des pèlerinages.
Malgré sa haine anticléricale, Lea reconnaît loyalement que « ce pouvoir d’atténuer les sentences était fréquemment exercé » ; et il en cite, à son tour, un certain nombre de cas. « En 1328, dit-il, par une seule sentence, 23 prisonniers de Carcassonne furent relâchés, leur pénitence étant commuée en ports de croix, pèlerinages et autres travaux. En 1329, une autre sentence de commutation, rendue à Carcassonne, remettait en liberté 10 pénitents, parmi lesquels la baronne de Montréal ». Après avoir cité d’autres cas empruntés aux sentences de Bernard Gui, Lea fait remarquer que « cette indulgence n’était pas particulière à l’Inquisition de Toulouse ».
Les papes engageaient les inquisiteurs dans cette voie, même lorsqu’ils les encourageaient à poursuivre l’hérésie. Innocent IV, celui qui autorisa l’emploi de la torture, permit, le 20 janvier 1245, aux inquisiteurs de la province dominicaine de Provence de commuer, du consentement des prélats, les pénitences infligées aux hérétiques ; le 9 décembre 1247, il donnait à l’archevêque d’Auch la faculté de commuer le port de croix ou la prison en pèlerinages en Terre Sainte. De Lyon, il mandait à l’évêque d’Albi, le 2 mars 1248, d’accorder la même faveur aux hérétiques emprisonnés, muro clausi, sur les terres de Philippe de Montfort et de son père. Un certain nombre d’habitants de Limoux condamnés pour hérésie, ayant imploré l’indulgence du pape, Innocent IV, ordonna aux juges de commuer leurs peines ; elles leur furent enlevées par les inquisiteurs qui se firent rappeler à l’ordre parce qu’ils avaient outrepassé les instructions reçues (1249). Les Registres d’Alexandre IV et de Clément IV portent plusieurs autres actes de commutation et d’adoucissement de peines, en faveur d’hérétiques condamnés.
Le Bullaire de l’Inquisition de France de M. Vidal nous en présente d’autres dus aux papes d’Avignon. Barthélemy Brugère, religieux de l’ordre de saint François, avait adhéré comme beaucoup de ses confrères à la secte des fraticelli et au schisme de l’antipape Pierre de Corbière. Dénoncé par deux frères Prêcheurs, il fut poursuivi par l’inquisiteur de Carcassonne Henri Chamayou et jugé le 9 septembre 1329, « in auta domus inquisitionis » en présence de 22 boni viri et condamné à la prison perpétuelle. Mais comme il accepta avec humilité et contrition son châtiment, l’inquisiteur commua sa captivité en pénitences canoniques, lui imposant de dire, pendant trois ans, chaque semaine, deux messes, l’une en l’honneur du Saint-Esprit, l’autre en l’honneur de la Sainte-Vierge. Aussitôt après, Brugère adressa au pape Benoît XII une supplique, demandant sa réintégration dans l’ordre franciscain et le pape non seulement la lui accorda par une bulle du 11 avril 1335, mais encore lui fit espérer que s’il s’acquittait fidèlement de sa pénitence canonique, pendant deux ans, elle lui serait enlevée (p. 220).
Ce dernier cas nous montre que les peines de l’Inquisition pouvaient être non seulement atténuées mais totalement remises. Elles étaient parfois la récompense d’une action dont l’Inquisition savait gré au condamné. Bernard Gui nous dit lui-même qu’il fit grâce de la confiscation des biens, du port des croix, et de la prison à un hérétique et à sa femme qui avaient procuré l’arrestation de trois autres hérétiques, à un condamné qui avait dénoncé un complot contre l’Inquisiteur, enfin à un prisonnier qui, en criant la nuit, avait empêché une évasion[26].
[26] Douais. L’Inquisition, p. 229.
Les Manuels des inquisiteurs avaient des formules de remises de peines, ce qui semble indiquer qu’on en accordait souvent ; en voici une tirée de la Practica de Bernard Gui : « Par grâce spéciale nous absolvons et amnistions telle personne de tel pays, ses biens présents et futurs devant revenir à ses héritiers, de tout pèlerinage, visite d’églises à elle imposés comme pénitence, pour crime d’hérésie, et de toutes les peines spécifiées dans la lettre de pénitence et en particulier de celle qui la rend inapte aux fonctions publiques. » (Practica, p. 56.) Une autre formule vise uniquement ce dernier cas, et permet à des descendants d’hérétiques condamnés « uti officio consulatus, si ad illud electus fuerit vel vocatus, et tenere bajulias et administrationes alias et quaecumque officia publica exercere. »
Les papes firent souvent remise de peines inquisitoriales. Le 24 juin 1245, par exemple, Innocent IV ordonnait aux inquisiteurs Guillaume Durand et Pierre Raymond d’absoudre Guillaume Fort, bourgeois de Pamiers, et le 5 août 1249, il ordonna à l’évêque d’Albi de réintégrer dans la communion de l’Église Jean Fenassa d’Albi et Arsinde sa femme, condamnés par l’inquisiteur Ferrier. Le 24 décembre 1248, il faisait mettre en liberté des hérétiques dont il estimait le châtiment suffisant. Le 25 mai 1248, il ordonnait à l’évêque de Lérida de proclamer l’amnistie pour tout hérétique qui voudrait rentrer dans le giron de l’Église, pourvu qu’il fît abjuration publique et donnât des garanties suffisantes de « fidélité pour l’avenir »[27].
[27] Élie Berger. Les Registres d’Innocent IV, no 3904.
Dans un passage de son livre intitulé Mansuétude du Saint-Siège (II, p. 290) Lea, traduit par M. Salomon Reinach, cite de même la décision par laquelle, en février 1286, « Honorius IV relevait les habitants de la Toscane, individuellement et collectivement, des pénalités encourues pour hérésie ainsi que de toutes les incapacités édictées par Frédéric II contre les hérétiques. » « Il semble, ajoute Lea, que cet extraordinaire privilège ait été respecté pendant un certain temps. »
L’un des châtiments de l’Inquisition qui semble le plus injuste c’est celui qui, punissant les enfants et les petits-enfants pour les fautes de leur aïeul ou de leur père, les frappait d’incapacité ecclésiastique et civile et de mort civile. Il faut ajouter que beaucoup en furent relevés par des dispenses des inquisiteurs et des papes. Voici quelques exemples de ces réhabilitations. Le 25 avril 1326, Jean XXII déclara le dominicain Guillaume Garric apte à enseigner, prêcher, confesser, être élu à toutes les autres fonctions comme les autres religieux de l’ordre, bien que la mémoire de son grand-père et de sa grand-mère eût été condamnée dans un procès posthume[28]. Semblable dispense était accordée, le 31 juillet 1329, pour la même raison, à un dominicain de Carcassonne, Guillaume Peyre[29]. Le 19 décembre 1330, deux frères et leur cousin, tous trois religieux, Trinitaires à Limoux, appartenant à la famille Embry, de cette ville, qui avait compté en son sein, au siècle précédent, des hérétiques zélés, condamnés par l’Inquisition, étaient de même réhabilités. Des dispenses pontificales semblables, rendaient des laïques, descendants d’hérétiques, aptes à toutes les charges et fonctions publiques ; une d’elles était accordée, le 25 juin 1352, par l’intermédiaire de l’archevêque de Narbonne à Raymond de Tournissan.
[28] Vidal. Bullaire de l’Inquisition de France, 115.
[29] Ibidem, 140.
Il y a d’ailleurs un cas de ce genre qui est assez célèbre pour qu’il nous dispense d’en citer encore d’autres. C’est celui du fameux légiste Guillaume de Nogaret. Il était petit-fils d’un Cathare des environs de Toulouse ; ce qui ne l’empêcha pas d’être professeur de droit à l’Université de Montpellier, juge mage de la sénéchaussée de Beaucaire, membre de la Cour du roi ; de faire fonction de chancelier ; d’être l’âme damnée de Philippe le Bel dans l’affaire d’Ansagni et dans le procès des Templiers ; et de posséder dans le Bas-Languedoc d’importantes seigneuries que lui procura la faveur du roi telles que Calvisson, Tancarlet et Marsillargues.