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L'Inquisition médiévale

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CHAPITRE IV
L’INQUISITION EN FRANCE ET DANS LE MONDE CHRÉTIEN AU XIIIe SIÈCLE
CATHARES ET VAUDOIS

Sommaire. — L’hérésie cathare dans le Nord de la France. — Établissement de l’Inquisition en France, en Aragon et Castille, en Italie. — Saint Pierre martyr. — L’Inquisition dans l’Empire germanique. — Les Vaudois ; leurs doctrines, leur organisation. — L’Inquisition en Dauphiné. — L’inquisiteur François Borrel. — L’Inquisition en Corse.

L’organisation que nous venons de décrire n’était pas spéciale à l’Inquisition du Midi de la France ; elle fut étendue à tous les tribunaux inquisitoriaux qui, au cours du XIIIe siècle, s’établirent dans la plupart des nations chrétiennes.

Les hérésies cathare et vaudoise n’étaient pas en effet cantonnées dans les états du comte de Toulouse et plus particulièrement dans le pays albigeois dont elles finirent par tirer leur nom le plus connu. Les mesures prises contre elles par Robert le Pieux et Philippe-Auguste dans la France du Nord, Henri II en Angleterre, Frédéric Barberousse en Allemagne, les papes Alexandre III, Lucius III et Innocent III dans la chrétienté tout entière nous prouvent bien que, dès le XIIe siècle, et même avant, le néo-manichéisme et les autres hérésies plus ou moins apparentées à lui s’étaient répandues, non seulement dans l’Occitanie, mais aussi dans tout le monde chrétien.

Il est donc naturel que l’Église et le pouvoir civil, pour les poursuivre partout, aient institué, dans la plupart des nations, des tribunaux inquisitoriaux ressemblant, par leur organisation et leur procédure, à ceux que nous venons de décrire.

De 1108 à 1125, un certain Tanchelm propageait le néo-manichéisme dans la Nouvelle-Zélande, à Anvers et en Flandre, et à ses prédications se joignait une action politique et sociale. « Il faisait porter devant lui une bannière et un glaive, symboles de la puissance temporelle, et pour prouver qu’elle lui était conférée par Dieu, il leva une armée de 3.000 hommes qui appuya ses arguments par la violence. Marchant à sa tête, revêtu d’un manteau royal et le front ceint de la couronne, il s’empara de force de Bruges et s’établit en maître à Anvers. Après avoir déclaré que les églises devaient être réputées des lieux de débauche ecclesias Dei lupanaria esse reputandas, il les faisait profaner par ses partisans. Il empêchait par la force la levée des dîmes et faisait mettre à mort quiconque lui résistait : « resistentes sibi caedibus saeviebat », dit de lui le chroniqueur Sigebert de Gembloux[30].

[30] Monumenta Germaniae historica, VI, p. 449.

Les chroniqueurs de la fin du XIIe siècle nous montrent, sous le règne de Philippe-Auguste, le Centre de la France mis à feu et à sang par des hérétiques que l’on appelait Cataphryges, Arriens, Patarins et qui ressemblaient aux Cathares et aux Albigeois du Midi. Ils saccageaient et brûlaient les églises, infligeaient aux prêtres des traitements cruels et sacrilèges, foulaient aux pieds les objets sacrés et les saintes hosties. A l’appel des populations du Berry et du Limousin, Philippe-Auguste dut diriger contre eux une expédition qui en extermina, à Dun, plus de 7.000.

La chronique de Saint-Marien d’Auxerre marque, en 1200, dans la province de Sens, des progrès considérables de l’hérésie néo-manichéenne, haeresis populicana, qu’elle déclare la plus « puante » de toutes, omnium haereseon fetulentissima. L’abbé de Saint-Martin et le doyen de la cathédrale de Nevers qui y avaient adhéré furent déposés par le concile de Sens. « Le cardinal Pierre de Saint-Marcel fut envoyé dans ces pays pour la combattre ; il convoqua à Paris un concile devant lequel il cita le chevalier Evrard qui gouvernait le comté de Nevers comme dans le Midi l’hérétique seigneur de Saissac administrait les terres de son pupille le comte de Carcassonne et Béziers. Reconnu coupable par le légat, Evrard fut livré au bras séculier et brûlé à Nevers. A Paris, la place des Champeaux, près du Louvre, fut réservée, vers 1209, pour le supplice des hérétiques.

Cette poursuite de l’hérésie, ces procès aboutissant à des condamnations et même à des exécutions et conduits par un légat du pape, prouvent que l’Inquisition fonctionnait déjà dans le Nord de la France avant même qu’elle n’eût pris dans le Midi sa forme définitive.

Elle l’avait vers l’an 1232. Cette année-là, Grégoire IX nommait le prieur des dominicains de Besançon, Gautier et son compagnon Robert inquisiteurs du comté de Bourgogne (Franche-Comté). L’année suivante, le 13 avril 1233, il chargeait les Prêcheurs de la poursuite de l’hérésie dans tout le royaume de France « parce que les soucis de leurs multiples occupations permettaient à peine aux évêques de respirer. » Enfin, le 21 août 1235, il nommait inquisiteur général, per universum regnum Franciae, frère Robert, surnommé le Bougre, parce que, avant d’entrer dans l’ordre de Saint-Dominique, il avait été l’un de ces hérétiques Cathares que le peuple appelait Bulgari en latin et Bougres en langue vulgaire[31].

[31] Frédéricq. Robert le Bougre, premier inquisiteur général de France, p. 13.

Saint-Louis assura à l’Inquisition son concours le plus absolu. Dans sa Chronique rimée, Philippe Mousket affirme que l’inquisiteur Robert le Bougre agissait au nom du pape (l’apostole) et du pouvoir spirituel (estole) comme au nom du roi.

Par le commant de l’apostole,
Qui li enjoint par estole,
Et par la volonté dou roi
De France ki l’en fist octroi[32].

[32] Dom Bouquet. Recueil des historiens de France, XXII, p. 55.

Le Coutumier connu sous le nom d’Établissements de Saint Louis constate le même accord : « Quand le juge (ecclésiastique) aurait examiné (l’accusé), s’il trouvait qu’il fût bougre (hérétique), si le devait envoier à la justice laïque, et la justice laïque le doit faire ardoir (brûler). » Ce que répète un autre texte juridique important, les Coutumes du Beauvaisis de Beaumanoir : « En tel cas, doit aider la laïque justice à Sainte Église ; car quand quelqu’un est condamné comme bougre par l’extermination de Sainte Église, Sainte Église le doit abandonner à la laïque justice et la justice laïque le doit ardoir parce que la justice spirituelle ne doit nul mettre à mort. »

A la fin du XIIe siècle et pendant la Croisade des Albigeois, les souverains d’Aragon avaient été sinon les adeptes, du moins les protecteurs de l’hérésie dans le Midi de la France. Ils étaient apparentés aux seigneurs de Foix, de Carcassonne et de Béziers et aux comtes de Toulouse dont nous avons montré les perpétuelles collusions avec les Cathares et lorsque Simon de Montfort marcha contre eux, le roi Pierre d’Aragon vint à leur secours et même mourut en combattant contre les croisés à la bataille de Muret (1213).

Est-ce pour cette raison qu’oubliant les édits promulgués contre eux, en 1198, par ce même roi d’Aragon Pierre, les hérétiques de Languedoc cherchèrent, après leur défaite, un asile de l’autre côté des Pyrénées ? Vers 1226, leur nombre effraya les évêques aragonais et leur roi Jayme. Pour arrêter cette invasion de l’hérésie, ce dernier remit en vigueur les édits de 1198 contre « les hérétiques, leurs hôtes, leurs fauteurs et défenseurs ». Quelques années plus tard, il établit l’Inquisition dans son royaume.

Sur les conseils de son confesseur, le dominicain Raymond de Pennafort, il demanda à Grégoire IX de lui envoyer des inquisiteurs et par une bulle du 26 mai 1232, le pape chargea l’archevêque de Tarragone de faire, avec l’aide des Prêcheurs, une inquisition générale en Aragon et en Catalogne. L’année suivante, Jayme publia contre l’hérésie un code de répression reproduisant celui que le cardinal Romain de Saint-Ange avait promulgué à Toulouse, au lendemain du traité de Paris. Enfin en 1235, Grégoire IX lui envoya tout un traité de procédure inquisitoriale qu’avait rédigé Raymond de Pennafort, devenu pénitencier et canoniste du Saint-Siège. Dès lors, l’Inquisition était établie en Aragon, aux mains des dominicains et des franciscains et son action s’étendait sur la Navarre.

En même temps, le roi saint Ferdinand de Castille, cousin de saint Louis, l’organisait dans ses états. Le Fuero real promulgué par son successeur Alphonse X le Sage, en 1255, et les Siete partidas de 1265 reproduisaient les prescriptions qu’avait édictées Grégoire IX contre l’hérésie et que le pape Boniface VIII devait plus tard inscrire dans sa collection canonique, le Sexte.

Dès le XIe siècle, la Lombardie avait été un actif foyer d’hérésie. Vers 1040, un certain Girard prêchait aux habitants de Monteforte, près de Milan, des doctrines qui se rapprochaient du manichéisme par leur condamnation radicale du mariage et de la famille. L’archevêque de Milan, Héribert ayant fait aux gens de Monteforte une guerre victorieuse, emmena Girard prisonnier ainsi que plusieurs de ses adeptes. Il aurait voulu leur sauver la vie pour les amener ensuite à se convertir ; mais le peuple ne l’entendit pas ainsi. Il éleva un bûcher en face d’une croix, imposant aux hérétiques de choisir entre la mort par le bûcher ou l’abjuration devant la croix. N’ayant pas voulu abjurer, ils furent tous brûlés malgré l’archevêque.

Le feu ne consuma pas l’hérésie ; au XIIe siècle, elle avait fait des progrès considérables ; sous le nom de Patarins, les néo-manichéens étaient nombreux dans toute l’Italie du Nord. Vers le même temps, les prédications d’un caractère à la fois politique et théologique d’Arnaud de Brescia déchaînaient la révolution à Rome et des troubles dans une grande partie de l’Italie. « Les clercs qui ont des propriétés, les évêques qui tiennent des régales, les moines qui possèdent des biens ne sauraient être sauvés. Tous ces biens appartiennent au prince et le prince n’en peut disposer qu’en faveur des laïques. » En parlant ainsi, Arnaud appelait les princes à la curée des biens ecclésiastiques et à la révolte tous les sujets de seigneuries ecclésiastiques, à commencer par celle du pape. A Brescia même, l’évêque fut dépouillé de ses biens et chassé par les Arnaldistes ; et en 1146, le peuple romain, s’insurgeant à l’appel d’Arnaud, chassa Eugène III et proclama la République sous la suprématie de l’empereur allemand.

Attirée par les doctrines politiques de cet agitateur, dans la plupart des villes italiennes, la bourgeoisie gibeline, anti-papale et impérialiste favorisa Patarins et Cathares, comme le faisaient en Languedoc les seigneurs, et en se développant de plus en plus, l’hérésie devint un grave danger social. Un auteur du XIIIe siècle, Étienne de Bourbon, déclare que, de son temps, il y avait à Milan au moins dix-sept sectes hérétiques. Vers le milieu du XIIIe siècle, l’un des militants de l’orthodoxie catholique énumérait les différentes églises cathares des Marches et de la Lombardie.

Dans son Histoire de l’Inquisition, à tendances hostiles au catholicisme, Lea fait remarquer que les forces cathares et gibelines coalisées déchaînaient, en de nombreux pays, la guerre civile et sociale. En 1204, elles soulevaient Plaisance contre l’évêque qui était exilé avec son clergé. Ces derniers s’étant réfugiés à Crémone, la haine des sectaires les y poursuivit : elle souleva contre eux les Patarins qui expulsèrent, avec les réfugiés de Plaisance, l’évêque de Crémone et nombre de ses partisans. Ce ne fut qu’en 1207 que les catholiques de Plaisance purent rentrer dans leur cité et rétablir leur culte.

Les hérétiques étaient si puissants que certains pessimistes annonçaient que l’Église finirait par périr sous leurs coups. Dans son commentaire de l’Apocalypse, Joachim de Flore voyait dans les hérétiques les sauterelles armées du venin des scorpions surgissant, au son de la cinquième trompette, du fond de l’abîme. Il trouvait inutile toute résistance contre eux, surtout depuis qu’en 1195, ils étaient entrés en négociations avec les Sarrasins.

La puissance et le fanatisme de ces hérétiques italiens furent encore renforcés lorsque, vaincus chez eux par la Croisade de Simon de Montfort, les Albigeois vinrent se réfugier en masse dans l’Italie du Nord, tout en gardant des relations occultes avec ceux de leurs frères qui étaient demeurés dans leurs pays. Un complot permanent contre l’Église unissait les hérétiques d’Italie et ceux du Midi de la France.

Rien de plus suggestif, à ce sujet, que les réponses que fit, vers 1277, aux inquisiteurs, un de leurs prisonniers, Pierre de Beauville, d’Avignonet. Au lendemain du meurtre des Inquisiteurs toulousains, tués à Avignonet par des hérétiques cathares, avec la complicité probable du comte de Toulouse Raymond VII, Pierre de Beauville, se sachant suspect, se réfugia en Lombardie sur le conseil d’un serviteur du comte de Toulouse. Il alla à Cuneo où il demeura sept ans ; il fréquentait un atelier de corroyeurs que dirigeaient ouvertement un Toulousain réfugié Arnaud Poirier de Burgueto-Novo, et sa femme Béatrice, tous deux Croyants. Il y rencontra d’autres réfugiés Raymond de Baux, qui était venu de Toulouse, et Raymond Imbert de Moissac. Dans la ville, il trouva un drapier de Toulouse, Arnaud de Frezonis, Barthélemy Boyer, de la rue des Avocats de Toulouse, et beaucoup d’autres hérétiques du Lauraguais et du Carcassès.

Après ce séjour de sept ans à Cuneo, il passa à Plaisance où il vécut cinq ans avec des réfugiés de Saint-Paul Cadajous, puis à Crémone, où résidaient l’évêque des hérétiques de Toulouse et des réfugiés de Lanta, Goderville, Dreuille, Issel, Fanjeaux, Saint-Martin-la-Lande et Toulouse. Il se transporta ensuite à Pavie où il vécut 14 ans, y rencontrant aussi de nombreux réfugiés du Midi de la France et avec eux, un diacre des hérétiques de Catalogne, Philippe. Après un séjour à Alexandrie, à San-Quirico, près de Gênes, et en d’autres lieux, il eut sans doute la nostalgie de la patrie qu’il avait quittée quarante ans auparavant ; il revint à Avignon mais pour se faire prendre par l’Inquisition. Au cours de l’interrogatoire où il raconta son odyssée, il donna les noms d’au moins cent languedociens hérétiques, réfugiés en Italie, avec lesquels il s’était trouvé en rapports personnels[33]. Ce mouvement d’émigration se continua pendant tout le XIIIe siècle ; car la collection Doat nous donne des récits de voyages semblables à celui que nous venons de résumer et datés de 1271 et 1277.

[33] Bibliothèque nationale, fonds Doat XXV fo 297 et suiv.

Dans ces régions où l’hérésie, ayant le plus souvent la faveur des pouvoirs publics, se pratiquait publiquement et même lançait de violentes attaques contre les catholiques, on s’explique la forte organisation qui fut donnée par l’Église à l’Inquisition ; entre elle et les hérétiques ce fut une guerre à mort. Dès 1224, le pape Honorius III confia aux évêques de Brescia, de Modène et de Rimini le soin d’organiser la poursuite de l’hérésie. En 1228, Geoffroi, cardinal de Saint-Marc et légat du Saint-Siège en Lombardie, rendait obligatoires les lois qui ordonnaient la mise à mort par l’autorité civile des hérétiques que le tribunal ecclésiastique livrait au bras séculier. En Italie, comme ailleurs, Grégoire IX confiait la direction de l’Inquisition aux Prêcheurs et aux Mineurs ; il nommait, en 1232, Albéric, inquisiteur de Lombardie ; en 1233, Pierre de Vérone, inquisiteur de Milan et inquisiteurs de Florence, Aldobrandino Cavalcante, en 1231, et Ruggiero Calcagni en 1244 ; ils étaient tous dominicains.

Ces inquisiteurs furent munis de pouvoirs étendus ; outre ceux qu’ils reçurent du pape, comme leurs collègues des autres pays, ils furent soutenus par la législation très sévère qu’édicta contre les hérétiques l’empereur Frédéric II. Coup sur coup, furent promulgués, en 1231 et 1232, une loi impériale qui rendait exécutoire en Italie, comme en Allemagne, les mesures prises à Toulouse, en 1229, par le cardinal de Saint-Ange ; un édit publié à Amalfi déclarant l’hérésie crime de lèse-majesté, ce qui comportait la peine de mort ; enfin l’ordonnance de Ravenne qui étendait à tout l’empire l’édit d’Amalfi.

Plusieurs principautés et républiques municipales de l’Italie édictèrent aussi des lois particulières contre l’hérésie, et veillèrent à l’exécution de celles du Saint-Siège et de l’Empire. C’est ce que fit, à Rome, en 1231, le sénateur Annibaldi, gouverneur de la commune sous l’autorité du pape.

Rigoureuse, l’Inquisition fut combattue avec la dernière violence par l’hérésie puissamment organisée et disposant, comme nous l’avons vu, de forces considérables dans les masses populaires et la riche bourgeoisie gibeline et de la faveur de nombreux seigneurs. L’un des tyrans les plus redoutés de l’Italie, Ezzelin de Romano (mort en 1259) est présenté par les chroniqueurs de son temps comme un ennemi acharné de l’Église et un protecteur des Cathares : « inimicus ecclesiae, haereticorum refugium ; a fide catholica penitus alienus, ob hoc sicut perfidus haereticus ab ecclesia damnatus. » Or il possédait Vérone, Padoue, Vicence, Trévise, Feltre, Trente et Brescia.

La position des inquisiteurs fut souvent critique et les Prêcheurs payèrent parfois fort cher la mission qu’ils avaient spécialement reçue de poursuivre l’hérésie. L’un d’eux, Pierre de Vérone, fut assassiné comme le furent vers le même temps, sur les terres du comte de Toulouse, les inquisiteurs d’Avignonet ; il fut aussitôt canonisé et l’Église l’honore sous le nom de Saint Pierre martyr.

En 1279, l’Inquisition avait fait plusieurs exécutions à Parme ; la femme de l’aubergiste Ubertino Bianco, Tedesca, avait été brûlée, en même temps qu’une grande dame dont elle avait été la servante, Oliva de Fredulfi. Le menu peuple (popolani) qui était, sans doute, attaché à l’aubergiste, envahit le couvent dominicain où résidait l’inquisiteur, le saccagea, mit à mort un vieux frère, Jacques Ferrari, et à mal plusieurs autres. Les Prêcheurs durent quitter la ville sur laquelle le Pape lança l’interdit ; ils n’y rentrèrent que huit ans plus tard (1287), après de longues négociations[34].

[34] Muratori. Rerum italicarum scriptores, IX, 9, p. 35 (Chronicon Parmense).

Pour contrebalancer la force hérétique capable de provoquer de pareils soulèvements, l’Inquisition organisa des sociétés politiques et religieuses décidées à défendre à main armée l’orthodoxie. A Plaisance, entre 1260 et 1270, un de ces groupements, la société du Saint-Esprit, avait pour siège la maison de l’Inquisition, preuve évidente des relations étroites qu’il entretenait avec elle. Dans cette même ville et dans les environs se créa la Compagnie de la Croix pour tenir tête au chef du parti gibelin, Uberto Pelavicino, fauteur d’hérésie. Vers 1240, les dominicains de Bologne fondèrent, dans cette ville, la Société de Sainte-Marie et de Saint-Dominique contre les Patarins et les Sodomites. A Milan, l’inquisiteur Pierre de Vérone avait créé la Société des défenseurs de la foi dont Grégoire IX faisait un bel éloge en 1234. Le même pape louait de même les Frères de la Milice de Jésus-Christ de Parme et, comme il le faisait dans une lettre adressée à Jourdain de Saxe, général des dominicains, on peut supposer que les inquisiteurs dominicains n’étaient étrangers ni à la création ni à la marche de cette société. En 1261, se fondait une ligue catholique entre plusieurs seigneurs de Bologne, de Parme et de Reggio ; c’était le membre d’une famille entièrement dévouée aux dominicains depuis quarante ans, Lotteringo d’Andaló, qui en avait pris l’initiative.

Avec de tels appuis les Inquisiteurs purent poursuivre leur œuvre difficile. En 1273, ils osèrent s’attaquer à l’une des citadelles de l’hérésie, Sermione, près de Vérone. Là résidait un évêque cathare, Laurent, entouré d’un grand nombre de réfugiés de Bourgogne, de France et de Piémont. L’Inquisiteur, frère Tinnidio, évêque de Vérone, s’appuyant sur le podestat de la ville Andaló degli Andaló, fit arrêter un hérétique de Sermione qui lui échappa, ce qui amena une grande effervescence dans le pays. Il organisa contre Sermione une expédition militaire qui fut conduite par Albert della Scala, chef de l’illustre famille véronaise des Scaliger, et à laquelle il prit part en personne avec son auxiliaire dans l’œuvre de l’Inquisition, fra Filippo Bonaccorsi. La guerre se termina par la défaite des hérétiques ; 200 d’entre eux furent brûlés le 13 février 1278, dans les Arènes de Vérone. Ce fut l’une des plus cruelles exécutions de l’Inquisition italienne.

Il est probable que d’autres interventions armées contre le repaire hérétique de Sermione durent se produire dans la suite ; car le 27 juin 1289 — onze ans après — le pape Nicolas IV félicitait les Scaliger de la conquête de Sermione[35].

[35] Cipolla. Nuove notizie sugli eretici Veronesi (1273-1310), p. 9.

Les hérétiques étaient puissants, même dans les États de l’Église et l’Inquisition dut les y poursuivre. A Orvieto, par exemple, ils avaient à leur tête Tosti ; dès 1249, l’inquisiteur Roger condamnait comme hérétiques Christophe et Barthélemy de Ranuccio, membres de cette famille. Vingt ans plus tard, leurs descendants furent l’objet d’une semblable condamnation ; leurs demeures et les tours qui les défendaient furent rasées à la suite d’une série de sentences des 14, 20 et 30 mai, des 20 et 26 juillet, du 13 août, enfin du 22 janvier 1269, rendues par les inquisiteurs dominicains contre Ranuccio, Christophe, Rainier de Stradigittostesso, Rainier di Bartolomeo, et plusieurs de leurs cousins dont une femme, donna Tafura de Tosti[36].

[36] Le texte de ces condamnations a été publié par Theiner. Codex diplomaticus Sanctae Sedis.

Les inquisiteurs surveillaient les allées et venues des réfugiés qui leur étaient signalés des pays d’où ils venaient. Vers 1264, un certain Raymond Baussan, originaire de Laurac (près Castelnaudary), se rendit de Plaisance, où il avait d’abord émigré, dans les Pouilles « in quadam bastida que vocatur Lagarda-Lombart. » Il y vit l’évêque des hérétiques de Toulouse qui l’invita à dîner ; il descendit chez deux Cathares qu’il « adora », Pons Boyer de Saint-Rome, diocèse de Toulouse, et Raymond d’Andorre, et il s’y rencontra avec d’autres réfugiés de la région de Toulouse, en particulier Guiraud Unaud et Mathieu de Cerveria. Mais le roi Manfred les chassa, à la demande des inquisiteurs de Toulouse et du roi d’Aragon qui lui avaient dénoncé leur hérésie et leur présence[37].

[37] Doellinger. Beitraege zur Sektengeschichte des Mittelalters, tome II.

Manfred, roi de Sicile, qui proscrivait ainsi les hérétiques à la demande de l’Inquisition, était lui-même, au même moment, en lutte avec l’Église et excommunié par elle. Le pape Urbain IV cherchait à lui opposer un concurrent ; cette opération fut menée à bonne fin par son successeur, Clément IV, qui dressa Charles d’Anjou contre Manfred et elle fut consommée lorsque, vainqueur à Tagliacozzo, Charles fit tomber sous la hache du bourreau la tête de Conradin, fils de Manfred.

Excommunié par l’Église, pendant une grande partie de son règne, le père de Manfred, l’empereur Frédéric II, avait poursuivi avec une extrême rigueur les hérétiques, en parfait accord avec l’Inquisition ; ce qui semble indiquer qu’il obéissait moins au fanatisme religieux et à un sentiment de dévouement au Saint-Siège, qu’à des raisons d’ordre politique et social. Dans les hérétiques il poursuivait moins des adversaires du catholicisme que des révolutionnaires qui, par leur doctrine et leur action, menaçaient l’ordre établi comme devaient le faire plus tard, toujours en Allemagne, à la suite des prédications de Luther, les anabaptistes de Munzer.

Les empereurs du XIIe siècle avaient déjà montré une grande sévérité contre l’hérésie et nous avons vu, plus haut, la grande part qu’ils prirent aux mesures qu’édictèrent les papes contre elle, en particulier à la grande assemblée de Vérone.

Dès son avènement, Frédéric II suivit l’exemple de ses prédécesseurs. Dans sa bulle d’or d’Egra (12 juillet 1213), il promit au pape Innocent III, alors son protecteur, son concours le plus absolu pour l’extirper entièrement de ses états : « super eradicando autem haereticae pravitatis errore auxilium dabimus et operam efficacem. » Le jour de son couronnement (22 novembre 1220), il publia une Constitution dont les articles 5 et 6 étaient dirigés contre les hérétiques Cathares, Patarins, Spéronistes, Léonistes, Arnaldistes et Circoncis, renouvelant contre eux les mesures édictées par Alexandre III, par Lucius III à Vérone et par Innocent III au récent concile universel de Latran. Il ordonna à l’Université de Bologne d’expliquer cette constitution dans ses cours de droit. Quatre ans plus tard, en mars 1224, il publia, pour toute la Lombardie, une ordonnance frappant de la peine de mort les hérétiques, au nom du droit civil comme au nom du droit ecclésiastique, « utriusque juris auctoritate muniti », et de la plénitude de son pouvoir, parce que, disait-il, le Seigneur, en lui donnant la couronne impériale, l’avait établi gardien du corps de l’Église avec l’obligation de le préserver de la contamination des brebis galeuses.

Les expressions que nous avons soulignées prouvent bien que, pour Frédéric II, la répression de l’hérésie était une attribution, un devoir même de la fonction impériale et d’ordre politique autant que religieux. Il développa lui-même cette considération dans une lettre qu’il adressa au pape Grégoire IX. « L’Église, lui disait-il, est déchirée intérieurement par de faux frères, comme par des vices cachés, et extérieurement par les attaques des rébellions politiques qui font des blessures visibles. A ces deux maux la Providence céleste a appliqué non pas deux remèdes mais un seul sous une double forme : l’onguent du ministère sacerdotal servant à guérir spirituellement les vices intérieurs des faux frères, vices qui souillent l’âme dans sa noble essence ; et la puissance du glaive impérial qui doit percer avec sa pointe les blessures extérieurement gonflées et, en abattant les ennemis publics, supprimer matériellement avec le tranchant ce qui est pourri et desséché.

« Tel est vraiment, Très Saint Père, le remède unique, quoique double, de notre infirmité ; et bien que ces deux choses, le Sacerdoce et le Saint-Empire, paraissent distinctes dans les termes qui servent à les désigner, elles ont réellement la même signification en vertu de leur même origine ; car toutes deux sont, dès le principe, instituées par la puissance divine…

« C’est donc à nous deux qui ne faisons qu’un et qui croyons assurément de même, qu’il appartient d’assurer de concert le salut de la foi, de restaurer les droits de l’Église aussi bien que ceux de l’Empire en aiguisant contre les destructeurs de la foi et les rebelles de l’Empire les glaives qui nous sont confiés. »

Ce qui ressort de cette lettre c’est que c’est moins comme mandataire de l’Église que comme représentant direct de Dieu que l’Empereur « de la plénitude de sa puissance » réprimait l’hérésie au for extérieur, le for intérieur étant seul réservé au Pape. On comprend, dès lors, que même en conflit avec le Saint-Siège, même excommunié, il ait exercé contre l’hérésie une œuvre de répression inhérente à la dignité et à la fonction impériales.

Ce fut le dominicain Conrad de Marbourg qui fut chargé d’appliquer en Allemagne les ordonnances impériales et les constitutions pontificales qui avaient créé l’Inquisition et en précisaient la marche ; il se montra fort rigoureux.

D’Allemagne, l’Inquisition s’étendit en Bohême, en Hongrie, et de là, dans les pays slaves et scandinaves. Quant à la Flandre et aux Pays-Bas, ils étaient soumis, dès 1233, à l’action de l’Inquisiteur de France, Robert le Bougre. Vers 1240, il y avait des tribunaux inquisitoriaux, confiés aux dominicains et aux franciscains, dans la plupart des pays chrétiens.


L’Inquisition finit par avoir raison de l’hérésie contre laquelle elle avait été instituée, le néo-manichéisme cathare. Au commencement du XIVe siècle, il avait perdu toute sa force dans le Midi de la France et même en Italie ; on n’en trouvait plus que des cas isolés.

L’hérésie vaudoise fut beaucoup plus tenace. Parce que l’Inquisition du XIIIe siècle la poursuivit en même temps que le catharisme, on la confond souvent avec lui ; en réalité, elle en différait beaucoup. « La doctrine vaudoise, écrit avec raison M. Jean Marx dans sa savante étude sur l’Inquisition en Dauphiné, innove peu en matière de dogme ; elle est surtout une négation de l’autorité de l’Église et de la valeur de ses œuvres. » Ce n’est pas chez elle qu’il faut chercher la survivance des hérésies des premiers siècles se rencontrant au sein du catharisme : le dualisme des manichéens, les émanations infinies d’hypostases de la gnose et du marcionisme, l’encratisme et le docétisme, que nous avons décrits en étudiant la doctrine cathare.

Les Vaudois voulaient, avant tout, revenir à la pauvreté évangélique, et ils condamnaient tout ce qui dans l’Église s’en écartait : la richesse des clercs, leurs principautés, leur autorité temporelle. Dans la hiérarchie ecclésiastique, ils ne voyaient plus une force sanctifiante ; la sainteté n’était à leurs yeux qu’individuelle et elle ne s’acquérait ni par des sacrements ni par des pratiques rituelles, mais par des œuvres personnelles.

Ils croyaient à la divinité du Christ et de ses enseignements et admettaient même avec l’Eucharistie, la Confession ; mais ils pensaient que tout homme juste pouvait continuer l’œuvre du Christ au milieu de ses frères, et par exemple, absoudre des péchés, consacrer l’Eucharistie, présider aux prières et annoncer l’Évangile. Ainsi, ce n’étaient pas seulement les richesses et la puissance temporelle de l’Église qu’ils rejetaient, mais toute la hiérarchie de l’Église. Nous pouvons nous les représenter comme des puritains protestants ayant encore conservé quelques dogmes spécifiquement catholiques et pénétrés d’un esprit de pauvreté, évangélique ou franciscain. En un temps où ce clergé qu’ils rejetaient depuis le pape jusqu’au dernier des clercs, jouissait de richesses et d’une puissance temporelle considérables, les Vaudois faisaient figure de révolutionnaires. Leur puritanisme ébranlait les fondements de la puissance civile. Ils faisaient du serment un péché ; ils s’élevaient contre toute guerre offensive ou défensive ; ils refusaient à la société tout droit de répression sanglante ; et par l’anarchie, ils rejoignaient les Cathares.

Ce qui faisait aussi qu’on les confondait avec eux, c’est qu’ils avaient, eux aussi, leurs Parfaits, leurs Purs. C’étaient des hommes ayant un tel renom de sainteté qu’on s’adressait à eux pour obtenir l’absolution des péchés par une cérémonie rappelant le Melioramentum des Albigeois.

Ces hommes particulièrement vénérés et influents, se nommaient barbes et comme les Parfaits cathares, ils menaient une vie beaucoup plus austère que les autres adhérents de leur secte. Bernard Gui nous la décrit dans sa Pratica. « Une fois qu’ils sont reçus dans l’ordre (car ils finissaient par former un clergé), ils promettent d’observer la pauvreté évangélique et la chasteté ; ils doivent vivre d’aumônes. Tous les ans, ils tiennent un ou deux chapitres généraux en secret, se rassemblant dans une maison louée pour la circonstance par un des leurs. C’est là que le majoral charge les frères de missions dans les divers pays. On lui rend compte des collectes et des dépenses qui ont été faites. » Au XIIIe et au début du XIVe siècle, les Pauvres constituaient une sorte de confrérie où l’on entrait par le diaconat. Le diacre subissait un examen préalable sur les Écritures, puis il allait étudier à l’école que la secte possédait à Milan ou dans quelque autre maison lui appartenant. L’ordination se faisait par le majoral ou par un autre supérieur au moyen de l’imposition des mains.

Quant aux autres membres de la secte, ils devaient se rapprocher le plus possible de la vie des Pauvres, mais sans être tenus à la suivre et partout où la pratique de leur foi était impossible, ils avaient la permission de se conduire extérieurement comme des catholiques plus ou moins pieux.

L’hérésie vaudoise semble s’être tout d’abord développée dans la région de Lyon ; c’est dans cette ville que vivait le riche marchand Pierre Valdo, qui donna son nom aux « Pauvres de Lyon, » parce qu’il avait fait un abandon total de ses biens afin de pratiquer la pauvreté absolue. Chassés de Lyon par l’archevêque, les Vaudois ou Pauvres de Lyon se répandirent dans la région lyonnaise, le Dauphiné, la Provence et même le Languedoc, où on les confondit avec les Cathares. Comme ces derniers, ils essaimèrent en Italie, dans l’empire germanique et jusque sur le littoral de la Baltique. Ils se cantonnèrent solidement dans les vallées alpestres du Dauphiné et du Piémont que l’on appela plus particulièrement les vallées vaudoises. C’est surtout là que l’Inquisition les poursuivit.

Dès le début du XIIIe siècle, en 1208, Innocent III nommait les évêques de Couserans et de Riez et l’abbé de Citeaux légats non seulement dans la province de Narbonne et d’Auch, mais aussi dans celles d’Aix, d’Arles, d’Embrun et de Vienne, pour y combattre l’hérésie, et en même temps, l’empereur Otton IV de Brunswick ordonnait à l’évêque de Turin d’expulser les Vaudois de son diocèse.

Dans le cours du XIIIe siècle, une série d’inquisiteurs procédèrent contre eux ; le dominicain Étienne de Bourbon qui parcourut le Lyonnais et le diocèse de Valence et décrivit leurs croyances et leurs mœurs dans ses Anecdotes historiques ; l’évêque d’Avignon, Zoen Tencarari, qu’Innocent IV envoya comme légat dans les provinces de Besançon, Tarentaise, Vienne, Embrun, Arles et Aix en 1243 ; les Frères Mineurs qu’Urbain IV institua, en 1263, inquisiteurs de Provence et de Forcalquier.

Malgré les efforts de l’Inquisition, l’hérésie vaudoise était fort puissante dans la région des Alpes, au commencement du XIVe siècle. En Piémont et dans la haute Lombardie, les hérétiques tenaient publiquement des congrès réunissant plus de 500 personnes.

Ils bravaient les inquisiteurs. En 1321, deux frères mineurs, Catelain Faure et Pierre Pascal, avaient été envoyés contre eux par l’inquisiteur en chef Jacques Bernard. Ils s’arrêtèrent à Montélier, au prieuré de Saint-Jacques. Dans le silence de la nuit, un groupe nombreux d’hérétiques armés pénétra dans le prieuré, brisant les portes de la chambre où reposaient les inquisiteurs. Ceux-ci furent massacrés et les meurtriers s’acharnèrent sur leur corps… Ils marchèrent, en 1332, contre l’inquisiteur Jean Albert, de Castellazzo et l’obligèrent à fuir et Guillaume, curé d’Angrogne, fut tué sur la place du village alors qu’il venait de célébrer la messe ; les Vaudois le soupçonnaient de les avoir dénoncés à l’inquisiteur. A Suse en 1365, à Buqueras en 1374, des inquisiteurs périrent ainsi. En 1383, en Dauphiné, les gens de Valpute attaquèrent rudement le châtelain Antoine Ruchier, qui fut même blessé. En 1474, l’inquisiteur Jean Veylet, accompagné d’un religieux et d’un secrétaire, fut assailli entre le mont Genèvre et Césane ; ses bulles, ses papiers et ses pièces de procédure furent enlevés ainsi que l’argent qu’il emportait pour aller à Rome. Quelques années plus tard, les hérétiques de Valcluson attaquèrent et pillèrent la maison de l’inquisiteur Blaise de Berra et tuèrent un de ses serviteurs. Les tentatives amiables d’Alberto Cattaneo, en 1487, furent accueillies assez mal ; les Vaudois du Valcluson, se rassemblèrent en grand nombre et parlèrent d’aller attaquer le commissaire apostolique[38].

[38] Jean Marx. L’Inquisition en Dauphiné, pp. 17-18.

C’était sans doute parce que l’hérésie était si puissante que parfois les gouverneurs et les magistrats hésitèrent à prêter contre elle main-forte à l’Inquisition. Le 19 octobre 1331, Jean XXII blâmait le bailli de Briançon et le châtelain de Queyras des obstacles qu’ils mettaient à la poursuite des hérétiques et les sommait en particulier de livrer à l’Inquisiteur ou à l’évêque du lieu deux d’entre eux qu’ils protégeaient[39].

[39] Vidal. Bullaire de l’Inquisition française, no 114.

Le successeur de Jean XXII, Benoît XII, activa de toute façon la poursuite des Vaudois. Dès la première année de son pontificat, il exhortait Humbert, dauphin du Viennois, à rechercher soigneusement les Vaudois et à les livrer aux inquisiteurs (16 juin 1335) et le même jour, il écrivait, dans le même sens, à Aymar de La Voulte, évêque de Valence. L’année suivante (13 avril 1336), à la demande du frère mineur Guillaume de Montrond, inquisiteur de Provence, il ordonnait aux prélats, aux inquisiteurs, aux seigneurs temporels et aux villes de Lombardie, de faire arrêter les hérétiques de l’Embrunois et des autres contrées de Provence, réfugiés chez eux (Vidal, no 149).

Ainsi donné, l’élan ne se ralentit pas. L’inquisiteur Pierre de Monts et l’archevêque d’Embrun faisaient brûler douze habitants de la Valpute en face de l’église d’Embrun ; en 1353, ils réconciliaient 150 Vaudois en leur imposant des Croix et 18 autres, l’année suivante. Les deux inquisiteurs franciscains, Hugues Cardillon et Jean Richard, parcoururent, en 1363, les vallées de l’Embrunois.

Leur zèle fut encore dépassé par François Borrel. Il était déjà à la tête de l’Inquisition dauphinoise avant l’avènement de Grégoire XI (1370). Ce pape lui maintint ses fonctions et, après le grand schisme, le pape d’Avignon Clément VII les lui confirma en 1381. Par une série de bulles, Grégoire XI lui assura le concours du gouverneur du Dauphiné, des seigneurs de Vinay, de Virieu, de Chateauvillain, du bailli d’Embrun et de Briançon, des sires de Clermont et de Roussillon. Après avoir énergiquement reproché leur faiblesse aux archevêques et évêques de Vienne, Embrun, Tarentaise, Valence, Viviers, Grenoble, et Genève, il leur mandait de se mettre à l’entière disposition du frère Borrel. Puis s’adressant à l’inquisiteur lui-même, il lui ordonnait d’envoyer dans toute l’étendue du Dauphiné, de la Savoie et de la Provence, des missionnaires des quatre ordres mendiants, dominicains, augustins, carmes, mineurs, pour prêcher les hérétiques (7 mai 1375). Cette énergique campagne de prédications et d’inquisition était appuyée par la présence d’un légat spécial du Saint-Siège, Antoine, évêque de Massa. Les gouverneurs et les magistrats accompagnaient Borrel dans ses tournées.

Les archives de l’Isère conservent « le cahier où Antoine Ruchier, châtelain de Valpute, a inscrit la liste des vacations consacrées par lui au service de l’Inquisition dans sa région.

« Il a secondé François Borrel, sur un mandement spécial de Charles de Bouville, gouverneur du Dauphiné. Le 20 juin 1381, il s’est rendu à Embrun où l’inquisiteur procédait à l’interrogatoire de Jean Lambert, un « maître » de la secte vaudoise ; trois hommes l’accompagnaient. En 1382, il assiste l’inquisiteur dans l’examen de plusieurs hérétiques ; ils vont ensemble à l’Argentière où 140 témoins sont interrogés. En juillet 1383, l’inquisiteur apprend que, parmi les gens de la Valpute qu’il a frappés de peines canoniques, certains se sont enfuis et d’autres n’observent pas leurs pénitences : il requiert donc le châtelain d’entrer avec lui dans la vallée… Cependant, l’inquisiteur a reçu de graves dépositions contre les gens du Valcluson ; à la demande du prévôt d’Oulx, du vibailli et du juge du Briançonnais, il s’en va prêcher la bonne parole aux gens de cette vallée, accompagné toujours par Antoine Ruchier. Mais arrivés dans la vallée, ils rencontrent une violente résistance ; le châtelain est blessé, il a les pouces démis. Néanmoins, il assiste l’inquisiteur dans divers procès qui se déroulent à Embrun ; plusieurs Vaudois relaps sont livrés au bras séculier.

« Sur les instances de l’inquisiteur, le gouverneur du Dauphiné et le Conseil delphinal ordonnent à Artaud d’Arces, bailli de Briançon, d’entrer à main armée dans le Valcluson ; l’inquisiteur et le bailli requièrent, le 26 octobre 1384, Antoine Ruchier de pénétrer dans la vallée avec le plus de forces qu’il pourra. L’expédition dure douze jours. Armand du Roussel et Jean Rousset chevauchent à côté du châtelain. Le 3 avril, l’inquisiteur porte à Oulx, une série de sentences contre nombre de Vaudois arrêtés… Les hommes d’armes Jean Faure, de Voreppe et Étienne de Blois, ont accompagné à cheval Antoine Ruchier qui, au cours de cette longue campagne, a procédé à un certain nombre d’exécutions capitales. » (Marx.)

Cette citation nous donne une idée de l’activité que déploya l’inquisiteur Borrel, pendant un quart de siècle, non seulement dans les vallées que nous venons d’indiquer, mais dans le Dauphiné, le Piémont et la Savoie. Le résultat de ses enquêtes fut la création de nouvelles prisons inquisitoriales, celles qui existaient auparavant ne suffisant plus au nombre de prisonniers qu’il avait arrêtés et condamnés. Dès le 7 octobre 1375, Grégoire XI s’inquiétait de l’entretien des prisonniers et il en donnait la charge aux évêques de leurs diocèses respectifs. Le 22 juillet 1376, il confirmait le projet élaboré par l’évêque de Missa et un certain nombre de personnages ecclésiastiques et laïques de Vienne, de la création d’une prison inquisitoriale dans un local de cette ville appelé le Palais Vieux, appartenant à la mense archiépiscopale. Quant au chapitre, il devait fournir une maison sise près de l’hôpital et qui serait l’hôtel de l’Inquisition (Vidal, nos 306 et 307). Le 15 août 1376, le Pape adressait un appel général à tous les fidèles, leur demandant de contribuer par leurs aumônes à l’entretien des hérétiques pauvres, prisonniers de l’Inquisition, « pro alimentis carceratorum hujusmodi », ce qui semble bien indiquer que quand ils le pouvaient, les « emmurés » devaient s’entretenir eux-mêmes.

Cette grande inquisition se poursuivit jusqu’en 1393 ; cette année-là, de nombreux hérétiques furent brûlés à Grenoble. Ainsi se terminèrent les fonctions de ce redoutable inquisiteur qui, devenu provincial des franciscains de Provence, eut pour successeur, comme inquisiteur, Antoine Alhaudi, nommé sur sa proposition par le pape le 1er juin 1393.

L’hérésie vaudoise ayant pénétré en Corse, l’Inquisition fut exercée aussi, à plusieurs reprises, dans cette île ; en 1340 et en 1369, sous la direction de franciscains ; en 1372, par un carme, évêque de Mariana ; en 1372, par l’évêque d’Ajaccio et le vicaire général des franciscains. Cinq ans après, Grégoire XI demanda à Léonard de Giffon, général des franciscains, de déléguer un inquisiteur en Corse et en Sardaigne, ces deux îles étant travaillées « de nombreuses hérésies » (24 juillet 1377 ; Vidal, p. XIII-XIV, et no 309).

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