La fabrique de mariages, Vol. 4
XIX
— Entre deux contredanses. —
L’instant d’après, Maxence s’asseyait, tranquille et froide, au côté de madame la marquise de Sainte-Croix. Celle-ci l’entoura aussitôt de soins et de caresses.
Les voisins se disaient: «Comme c’est touchant et beau, l’amour d’une mère!»
Madame la marquise de Sainte-Croix cherchait du regard le comte Achille; mais celui-ci était devenu invisible. Flavie n’était pas femme à montrer son anxiété. Elle n’adressa aucune question à Maxence; seulement, le diable n’y perdait rien. Elle se livrait en silence à une sorte d’auscultation morale.
Au bout de dix minutes, elle lissa des deux mains les beaux cheveux de Maxence et déposa un baiser souriant sur son front. Son examen était achevé. Elle savait ce qu’elle voulait savoir.
—Ne l’invitez pas à danser, dit-elle à M. de Grévy, qui s’avançait;—elle aura demain une courbature.
Grévy baisa la main de la marquise.
—Voilà une heure, dit-il,—que je rôde autour de votre trésor... Tout le monde chante victoire: la huitième merveille du monde est trouvée...
—Mademoiselle, s’interrompit-il,—ayez pitié d’un pauvre aveugle, s’il vous plaît... Plutôt que de vous lorgner, je me mets à vos genoux pour vous demander la permission de vous regarder un instant...
—Faites, vicomte, faites! repartit en riant la marquise;—j’ai prévenu Maxence, qui vous connaît déjà pour le plus myope de tous les originaux.
Elle se dirigea vers les deux demoiselles Géran et se prit à leur parler d’un air parfaitement tranquille.
C’était très-sérieusement que Grévy présentait ses requêtes aux personnes qu’il voulait voir. Il s’assit auprès de Maxence et se mit au point comme une lorgnette. Sa figure de franc évaporé prit une expression d’admiration profonde.
—Mademoiselle..., commença-t-il.
Maxence lui coupa la parole.
—Où est madame la vicomtesse? demanda-t-elle rapidement et à voix basse.
—Vous connaissez ma femme? s’écria Grévy étourdiment.—Je la croyais jusqu’au cou dans le parti de la comtesse Béatrice!
Maxence sourit avec amertume. Comme sa mère la regardait en ce moment, elle prononça d’un ton dégagé quelques paroles insignifiantes qui semblaient répondre à un compliment.
Puis, baissant la voix de nouveau:
—Monsieur de Grévy, dit-elle, vous avez le cœur bon et loyal; peut-être est-il possible encore de conjurer un grand malheur... faites que je puisse entretenir un instant madame la vicomtesse.
Grévy s’inclina et prit congé sur-le-champ.
La marquise le suivit de l’œil tandis qu’il traversait les groupes.
—Maxence nous trahit, dit-elle à Mélite;—quel est son motif? Je l’ignore... L’heure marche... Il faut jouer notre va-tout sur Césarine.
Philomène et sa sœur échangèrent un regard. La marquise fixait sur elles son regard demi-fermé.
—Êtes-vous prêtes? demanda-t-elle.
—C’est pour faire le bien..., murmura Philomène.
—Notre chère Césarine, ajouta Mélite,—ne peut décemment habiter sous le même toit que cette créature.
—Êtes-vous prêtes? répéta la marquise.
Mélite prononça un oui franc et brave. Philomène avait la douce et vaillante résignation d’un martyr qui marche au combat.
Nous allons bien voir maintenant pourquoi madame de Sainte-Croix avait introduit à l’hôtel de Mersanz ces deux discrètes personnes. Leur véritable rôle commence. Il est modeste, mais véritablement utile.—C’est un simple soldat qui, d’ordinaire, met le feu à la mèche chargée de faire sauter un bastion.
La mèche, ici, c’était, paraîtrait-il, cette belle petite demoiselle Césarine.
—Assez dansé, mon cher ange, lui dit mademoiselle Mélite en la saisissant au passage;—nous n’avons plus aucuns droits sur vous...
—Sauf les droits du cœur..., intercala Philomène.
Césarine, rouge d’animation, essoufflée par la polka qu’elle venait de finir, essuya la sueur dont les gouttelettes perlées ruisselaient sous les boucles de ses cheveux blonds. Elle souriait, heureuse et lasse de tout ce plaisir qui l’entourait comme une enivrante atmosphère.
Il y avait un siége entre mademoiselle Mélite et mademoiselle Philomène; Césarine s’y laissa tomber en poussant un soupir joyeux.
—Jamais je ne me suis amusée ainsi! dit-elle.
C’était dans le second salon. Les deux demoiselles Géran étaient entrées en campagne. La marquise les attendait dans l’autre pièce.
—Nous en sommes-nous donné à cœur joie, pauvre belle chérie! reprit Mélite. C’est plaisir de voir briller ces beaux yeux!...
—Et fleurir ce teint qui semble une rose épanouie! appuya Philomène.
Quelques expressions poétiques émaillaient souvent çà et là les sages discours de l’aînée des demoiselles Géran. Mélite aussi avait de la poésie, mais moins, et le peu qu’elle avait tournait à l’épopée.
Césarine éprouvait un certain plaisir à revoir les deux demoiselles Géran. Le captif, une fois sorti de prison, aime à retrouver son geôlier. Le bon air du ciel ne semble que plus libre quand on contemple du dehors le profil du donjon où la chaîne est restée.
Mélite, la terrible Mélite, n’avait plus d’autorité sur Césarine; ses actions étaient à l’abri du contrôle de la suave Philomène.
Elle le croyait du moins;—aussi ses charmants sourcils se froncèrent-ils tout à coup avec mutinerie quand, après des caresses alternées comme les dystiques des bergers de Virgile, Mélite et Philomène lui dirent presque en même temps:
—Mon enfant, il faut que nous causions raison.
Causer raison! Césarine connaissait ce redouté préambule.
Toute grande demoiselle qu’elle était désormais, elle ne put se défendre de faire un rapide examen de conscience. Elle sentit deux baisers qu’on mettait sur son front, l’un à droite, l’autre à gauche, et deux voix prononcèrent à l’unisson ces paroles:
—Il faut que vous veniez au secours de votre bon père.
La jolie fillette se redressa, étonnée.
Elle regarda Mélite, puis Philomène, qui fixaient sur elle leurs yeux remplis d’onction.
Elle crut deviner et dit en rougissant:
—Jamais je ne ferai de peine à mon père... On peut être convenable avec quelqu’un, mes bonnes demoiselles, sans se jeter toute la journée à son cou... Je sais le respect que je dois à ma belle-mère, et, si je ne puis l’aimer bien tendrement, du moins...
Elle s’interrompit à ce mot, étonnée de l’expression double et singulière qui naissait sur le visage de ses anciennes maîtresses.
Mélite atteignait vigoureusement son foulard. Il y avait de l’indignation sur ses traits majestueux. Avant de se moucher avec un bruit de clairon, elle répéta:
—Du respect!
Philomène avait dardé ses yeux au plafond. Ce fut en poussant un soupir prolongé qu’elle dit à son tour:
—Du respect!
Puis, toutes les deux, les lèvres pincées par une intention non équivoque de mépris:
—Du respect, chère enfant! du respect!
—Et que faut-il donc de plus, bon Dieu? s’écria Césarine.
Les deux demoiselles Géran jouèrent, chacune de son côté, la stupéfaction.
—Pauvre ange! fit Mélite,—elle ne comprend pas.
—Et comment comprendrait-elle? s’écria Philomène;—ce n’est pas chez nous qu’on s’instruit sur ces sujets-là.
—Certes, certes, reprit Mélite;—cependant... comme mademoiselle de Sainte-Croix était sa meilleure amie...
Elles causaient maintenant par-dessus la tête de Césarine, qui était tout oreilles.
Philomène parut frappée de l’observation de sa sœur.
Elle baissa les yeux et répliqua:
—Notre chère Maxence est la réserve même... Peut-être n’a-t-elle pas voulu montrer qu’elle avait connaissance de ce secret.
—Mais quel secret? s’écria Césarine, qui était entre ces deux bonnes femmes comme un petit cheval fougueux, impatienté par les mouches.
—Vous voyez bien! dit Mélite en s’adressant toujours à sa sœur.—Notre Maxence n’a pas parlé.
—Elle est admirable! ajouta Philomène;—à cet âge-là!...
Cependant, Césarine avait changé de couleur. Un fait lui revenait en mémoire. Lors de sa dernière conversation avec Maxence,—sur le banc du cavalier,—dans le jardin de la pension Géran, Maxence allait lui faire une confidence, lorsque le pas furtif de la petite bonne femme s’était fait entendre derrière les lilas.
Maxence s’était tue à l’instant où maman Carabosse annonçait sa venue par son cri joyeux:
—Voilà le plaisir, mesdames, voilà le plaisir!
Césarine s’en souvenait bien, désormais. Sans cette interruption, Maxence allait lui dire un grand secret,—un secret qui l’intéressait.
Maxence s’était fait prier beaucoup. Cela devait être terrible.
Et Césarine avait maudit maman Carabosse, dont la présence fermait cette bouche entr’ouverte. Césarine, aussitôt après le départ de la petite bonne femme, avait redoublé ses supplications. Peine inutile. Maxence, impitoyable, avait dit:
—A demain.
Le lendemain, Césarine et Maxence s’étaient séparées. Césarine n’avait pu rien savoir. Elle gardait seulement cette impression, que le secret devait se rapporter à sa belle-mère, madame la comtesse Béatrice de Mersanz.
—Vous avez été trop loin pour ne pas achever, mes chères demoiselles, dit Césarine en prenant son air impérieux;—si Maxence m’a caché une chose que je devais savoir, vous pouvez suppléer à son silence... Je vous le demande... Je l’exige de votre maternelle affection.
Les deux sœurs semblèrent hésiter.
—Le cas est embarrassant, murmura Mélite.
—Vaut-il mieux, objecta Philomène,—que la pauvre enfant l’apprenne par d’autres que nous.
Mélite se recueillit et prit son air solennel.
—Césarine, commença-t-elle,—malgré votre innocence, vous allez comprendre nos scrupules. La chose est tellement grave, et vous vous attendez si peu à cette malheureuse révélation, que je cherche en vain la tournure de phrase à employer pour...
—Dites-moi tout simplement de quoi il s’agit, ma chère demoiselle, l’interrompit Césarine, pâle et les sourcils froncés.
—Eh bien..., fit la grande Mélite,—eh bien... Mais, je vous en prie, que ce soit vous, ma sœur Philomène.
—Je ne m’en sens pas la force, ma sœur Mélite.
—J’attends! murmura mademoiselle de Mersanz entre ses dents serrées.
Ce fut Mélite qui prononça enfin le mot:
—Celle que vous appelez votre belle-mère, dit-elle,—n’a pas le droit de porter le nom de votre père.
Césarine resta bouche béante. Elle était vivement frappée. Les jeunes personnes qui sortent de la pension Géran ne sont pas sans comprendre parfaitement une phrase pareille.
Philomène et Mélite la guettaient du coin de l’œil. Voici ce qu’elles virent:
D’abord, sous le coup même de sa surprise, la prunelle de Césarine brilla. Elle eut cette joie méchante de l’enfant qui aime plaies et bosses, selon l’expression vulgaire. Il y avait bien réellement en elle, contre sa belle-mère, un instinct d’éloignement. C’est la loi.
Les deux pédagogues femelles se sentirent l’âme contente.
Mais la réaction se fit bien vite. Notre pauvre Césarine avait bon cœur. Son front se chargea de tristesse. Le froncement mutin de ses sourcils tomba. Elle baissa les yeux en murmurant:
—Elle doit bien souffrir!
—Ce n’est pas à vous de la plaindre! dit sèchement Mélite, qui ne s’attendait pas à cela.
Césarine se redressa, blessée. Ce n’était plus une écolière.
Philomène se hâta de verser sur la plaie sa parole, fade comme une infusion de guimauve.
—Mon enfant! ma bonne enfant! roucoula-t-elle,—combien ce premier mouvement vous fait honneur... et aussi à notre établissement... S’il s’agissait d’une autre femme...
Mélite haussa tout bonnement les épaules, et ouvrit sa boîte d’or d’un geste méprisant.
Philomène lui fit un signe en poursuivant:
—Il est incontestable, mon trésor chéri, que vous ou moi,—s’il était possible de supposer que nous tombions si bas,—nous éprouverions de cruelles souffrances... Il arrive même parfois qu’un reste de sentiment survit au sein même du vice...
—Songez, mademoiselle, dit Césarine avec hauteur,—que votre blâme pourrait atteindre mon père.
Mélite massa convulsivement sa prise et dit d’un ton tranchant:
—Cela ne déshonore pas les hommes.
Quand Mélite, premier consul de ce gouvernement, lâchait ainsi quelque grosse sottise, Philomène tendait le dos.
Philomène pensait:
—La petite est d’un caractère bien difficile!
Elle mit un doigt sur sa bouche en regardant sa sœur.
—Dans le monde, fit-elle précipitamment;—ajoutez dans le monde, sœur Mélite... Dans le monde, en effet, malheureusement, on donne à l’autre sexe une latitude funeste... mais, selon nos principes, à nous... et notre chère Césarine a tous nos principes, Dieu merci, la présence de cette femme dans la maison de M. le comte de Mersanz...
Mélite l’interrompit pour s’écrier:
—Cela ne fait pas de doute.
Elle entrevoyait une transition excellente, un moyen tout naturel d’arriver au but. Il ne fallait pas moins que cela pour qu’elle baissât pavillon publiquement et si vite devant Philomène. Mais, l’arme une fois trouvée, elle voulut elle-même la manier.
—C’est à ce point de vue, reprit-elle,—que nous devons nous placer et que nous nous plaçons, par pur dévouement à notre ancienne élève... à notre fille chérie, pourrais-je dire, puisque nous lui avons tenu lieu de mère... Ne craignons point de parler clairement. La présence de cette femme est une honte et un scandale.
Philomène, tirant un long soupir du fond de sa poitrine, répéta:
—Un scandale et une honte.
—Et pourquoi me dites-vous cela? demanda Césarine avec une farouche défiance.
—Parce que, répliqua Mélite,—nous vous aimons de tout notre cœur.
—Et parce que, ajouta Philomène de son accent le plus mielleux,—d’autres bouches moins délicates pouvaient vous l’apprendre... C’est malheureusement le secret de la comédie.
La tête de Césarine s’inclina, tandis qu’elle murmurait:
—Qu’y puis-je faire?
—Vous pouvez tout! répliquèrent les deux sœurs avec une égale vivacité.
—Prétendriez-vous, fit la jeune fille, dont la droiture ne voyait qu’une issue à cette situation, et qui, d’un autre côté, suivait les mauvais conseils de son aversion irraisonnée,—prétendriez-vous que mon devoir fût de forcer la main à mon père et de le pousser à un mariage avec cette femme?
Mélite ouvrit la bouche pour protester carrément. Philomène vit le danger et saisit la parole.
—Ma bonne petite enfant, dit-elle plus onctueuse que jamais,—vous possédez un discernement bien supérieur à votre âge... Nous sommes fières, très-fières, d’avoir contribué à développer en vous cette exquise sûreté du sens moral qui sera votre guide dans toutes les situations de la vie... Oui, mille fois oui, vous avez parfaitement jugé la situation...
Mélite regardait sa sœur avec un étonnement plein d’inquiétude.
—Oui, poursuivait cependant Philomène,—vos instincts d’honneur ne vous trompent point... Dans la plupart des cas, ce serait votre devoir... à tout le moins votre devoir de chrétienne... mais...
Mélite respira.
—Mais?... répéta Césarine, dont les grands yeux interrogateurs étaient fixés sur Philomène.
Celle-ci se composa un maintien qui voulait dire: «J’ai pudeur et scrupule d’achever.»
L’orchestre emplissait les salons de lestes et joyeux accords. La gaieté du bal avait fini par prendre le dessus, couvrant ou chassant les menaces,—ou les promesses de drame qui naguère gênaient l’essor du plaisir. On dansait franchement, on se divertissait pour tout de bon, et les mille petites intrigues qui se croisent au milieu d’une fête, écheveau charmant et embrouillé de passions menues comme des fils de soie, allaient et venaient, sans souci de la récente inquiétude.
Il est, en définitive, des gens qui sont au bal pour se divertir. Les raffinés dédaignent ce naïf troupeau qui prend victorieusement sa revanche en laissant aux raffinés tout l’ennui de la fête.
Peut-être que les raffinés continuaient de ressasser la crainte ou l’espoir de la catastrophe possible;—mais on ne les entendait plus, tant la jeune voix de la danse chantait de bon cœur.
L’entrevue des deux demoiselles de Géran avec Césarine aurait pu réveiller la préoccupation générale; mais elle passait inaperçue.
Maxence et madame de Sainte-Croix la suivaient seules de loin: Maxence, d’un œil triste et froid, la marquise avec une ardeur contenue qui faisait parfois poindre une plaque de vermillon parmi la pâleur de ses joues.
Nous avons parlé de la ferveur du bal, parce qu’il nous faut bien dire que cette voix grossissante du plaisir donnait de nombreuses distractions à notre jolie Césarine. Mon Dieu, oui, les jeunes filles sont ainsi, et nul ne peut se flatter d’être vrai, s’il ne tient compte des plus petites choses. Au milieu de ces graves questions soulevées, Césarine écoutait la polka gaillarde et suivait d’un regard envieux les couples qui passaient devant elle.
Les révélations qu’on venait de lui faire la tiraillaient dans un sens, le plaisir l’attirait de l’autre. Ses puérils désirs de vengeance contre sa belle-mère allaient en même temps s’éteignant. Elle ne pouvait haïr désormais celle qu’on lui disait être si bas tombée. Bien plus, elle était sur le point de la plaindre.
Mais vous allez comprendre cela, gentilles demoiselles qui n’avez pas encore oublié les effervescences, les ivresses et les serrements de cœur du premier bal,—du bal qui suivit la sortie de pension. Vous allez vous rappeler quelle affaire c’était qu’une polka promise ou qu’une contredanse manquée. Vous allez convenir avec moi que ces sérieux intérêts peuvent primer tout le reste.
Vous aviez un carnet—un bijou—pour inscrire ces contrats mignons, assurant pour un quart d’heure votre blanche main aux cavaliers qui avaient eu le bon goût de vous inviter à l’avance. Sur ce carnet, que de noms alignés! Vous étiez... vous êtes si jolie!
Césarine avait un carnet. Ce carnet était riche en noms inscrits; car le premier pas de mademoiselle de Mersanz dans la vie mondaine ressemblait à une ovation.
Mais je m’adresse encore à vous, mesdemoiselles: dans cette liste, n’est-ce pas qu’il y a toujours bon nombre de noms indifférents?
Et toujours aussi un nom,—quelquefois deux, car le cœur ne sait pas encore,—un nom pour le moins qui vaut tous les autres, à lui tout seul.
Dès le commencement de la soirée, Vital, tout de noir habillé, avait demandé une contredanse à Césarine. C’était déjà bien tard. Césarine n’avait pu accorder que la huitième. Les sept premières lui avaient paru durer longtemps, même celles qu’elle avait dansées avec Léon Rodelet, le second soupirant du temps de la pension.
C’était hier, ce temps; mais, bon Dieu! que c’était loin!
Tout en écoutant, avec une émotion mêlée d’impatience, les harangues jumelles de mademoiselle Mélite et de mademoiselle Philomène, Césarine faisait tourner entre ses doigts déliés le bijou de nacre et d’or qui renfermait le bilan de ses obligations de la soirée: polkas, valses et quadrilles.
Machinalement peut-être, peut-être aussi pour hâter la péroraison du double sermon qui la tenait prisonnière, Césarine ouvrit son carnet. Ses yeux tombèrent sur la première page. Elle vit le nom de Vital, écrit en regard de la huitième contredanse.
MM. les lieutenants de la ligne ont tant d’autres mérites d’un ordre très-supérieur, que nous pouvons bien faire cet aveu: ils ne portent pas tous l’habit noir avec une parfaite élégance. L’uniforme communique au torse, et surtout au cou, une raideur martiale qui ne va point à notre frac léger, et qui est beaucoup trop héroïque pour la paisible cravate blanche.
Nous croirions avoir bien mérité de l’armée, si cette humble observation pouvait diminuer le fâcheux attrait que nos jeunes officiers ont pour le déguisement bourgeois.
Mais ce bon lieutenant Vital était si dépourvu de toute prétention, si naturel dans ses allures et si franchement beau depuis la tête jusqu’aux pieds, qu’en vérité, peu lui importait le costume. C’était, dans toute la rigueur du terme, un de ces hommes qui ne peuvent pas être ridicules.
Césarine l’avait revu ce soir tel que ses souvenirs le lui montraient bien souvent. Elle ne savait pas s’il portait l’habit noir ou l’uniforme. Elle avait retrouvé son loyal et beau sourire; son émotion d’autrefois était revenue, mais décuplée.
Vital n’était plus à l’âge où la timidité est un charme. Il était très-timide pourtant, et sa timidité restait pleine de grâces.
Je ne sais trop que dire, sinon que c’était une belle âme, magnifiquement accompagnée par les dons physiques les plus prodigues que Dieu puisse accorder à une créature humaine.
Césarine, au son de sa voix sympathique et grave, avait senti battre son cœur.
J’ignore si Césarine eut honte de ce mouvement et si les sarcasmes de Maxence, à l’endroit des lieutenants d’infanterie, lui revinrent en mémoire. Le fait certain, c’est qu’elle s’étonna des mystérieuses émotions qui se succédaient en elle. La huitième contredanse lui sembla bien longue à venir. A mesure que le temps avançait, il s’opérait en elle un travail si bizarre, qu’elle repoussait sa propre pensée comme une fantasmagorie.—Elle, Césarine, la fille unique du comte de Mersanz, la filleule et la nièce du maréchal et prince de L***; elle, Césarine, la fillette orgueilleuse qui avait une tendance notoire aux fiertés de pensionnaire, aux dédains irréfléchis, se sentait domptée d’avance. Cet homme qui allait venir tenait assurément un des rangs les plus humbles de la hiérarchie sociale. Césarine le voyait grand comme un maître.
Oh! non, elle n’avait pas honte;—mais, parfois, elle avait frayeur...
—Ma sœur, dit Philomène après avoir hésité un instant,—je ne trouve point de paroles pour me faire comprendre de cette chère enfant... Remplacez-moi: vous lui expliquerez cela bien plus clairement.
La prochaine contredanse était la huitième. Césarine songeait au moyen de s’esquiver. Elle regardait à toutes les portes, cherchant le noble et beau visage de Vital.
—Faites, ma sœur, faites, repartit Mélite;—puisque vous avez commencé, c’est à vous d’achever.
Philomène parut se recueillir. Au moment où Césarine, tout à fait distraite, ne prenait même plus la peine de feindre l’attention, elle dit d’une voix basse, mais pénétrante:
—Mon enfant, connaissez-vous bien l’histoire de votre malheureuse mère?
Césarine bondit sur son siége comme si un choc violent l’eût atteinte. Une pâleur livide couvrit son front et ses joues.
Mélite elle-même, qui s’attendait à toute autre chose, fut vivement frappée. Elle regarda sa sœur avec stupéfaction.
—Pourquoi, demanda mademoiselle de Mersanz d’une voix altérée,—pourquoi choisissez-vous cette heure et ce lieu pour me parler de ma mère?
FIN DU QUATRIÈME VOLUME.