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La fabrique de mariages, Vol. 4

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XII
— Les papiers du baron. —

—Ma chère belle, poursuivit madame la baronne du Tresnoy, votre patience va être bientôt récompensée. Nous touchons aux faits.

»Permettez-moi de vous dire que M. du Tresnoy eut encore plus de patience que vous. Sa patience dura des années.

»Peut-être avez-vous ouï déjà ce nom du château de la Savate...

—Ces messieurs en parlent quelquefois, répondit la vicomtesse; n’est-ce pas une salle de pugilat et de lutte?

—C’est un lieu plus singulier encore que son enseigne... Ne vous étonne-t-il pas un peu qu’il y ait un rapport quelconque entre madame la marquise de Sainte-Croix et le château de la Savate?

—Tout m’étonne, chère madame... et rien ne m’étonne, pourrais-je dire... J’écoute et j’attends.

—Êtes-vous toujours résolue à vous attaquer à ce mystère?

—Plus que jamais... Je disais l’autre jour à je ne sais plus qui: Si j’étais homme, je me ferais un duel avec un tueur de profession, tant ma vie me pèse... Ceci est un duel... mon adversaire est juste aussi redoutable qu’il me le faut... Avant de m’endormir, ce soir, je mettrai mon testament au net... il n’est pas long... c’est un adieu à ceux qui m’ont aimée... Continuez, je vous prie.

—Pendant des mois entiers, reprit madame du Tresnoy, on entoura cette maison de la barrière des Paillassons d’une surveillance active et incessante. Il n’y eut point de résultat.—Dans quelques minutes, vous allez savoir ce qui rompit les chiens et donna le change.

»Un matin,—c’était déjà bien longtemps après l’affaire de la rue du Cherche-Midi, si longtemps, que l’ardeur de M. du Tresnoy commençait à se ralentir,—le secrétaire de M. le fermier général des jeux se présenta à la préfecture. Il venait porter plainte contre les maisons clandestines, faisant aux établissements autorisés une concurrence ruineuse. Il arrivait avec des documents. Il prétendait que ces maisons se multipliaient dans une proportion véritablement effrayante.

»M. du Tresnoy avait coutume de s’en fier le moins possible au zèle de ses subordonnés. Il reçut dans son cabinet, où nous sommes, le secrétaire de la ferme des jeux. L’intérêt personnel est toujours souverainement clairvoyant, et ce serait une police sublime que celle qui serait composée d’égoïsmes embrigadés.

»Les détails fournis par l’employé des jeux frappèrent souverainement mon mari. Je me souviens que, le soir de ce jour, il me dit:

»—J’ai fait une découverte. Tous les vices se tiennent et forment la pente qui conduit au crime... Madame la marquise de Sainte-Croix est une joueuse effrénée.

»—Vous pensez donc encore à cette femme? demandai-je.

»—C’est une chose singulière, fit-il au lieu de me répondre;—je n’ai pas pris garde, dans le moment... Vous souvenez vous du rapport de cet agent qui suivit madame de Sainte-Croix depuis l’église Saint-Sulpice jusqu’à la rue de l’École, hors barrières?

»—Oui, répondis-je,—le rapport où il était question de château de la Savate.

»M. du Tresnoy répéta ce mot:

»—Le château de la Savate...

»Son doigt s’enfonçait dans les plis de sa tempe. C’était ainsi quand il réfléchissait profondément.

»—On m’a parlé aussi, ce matin, reprit-il,—du château de la Savate.

»J’avoue que je dressai curieusement l’oreille.

»—Elle joue par elle-même, poursuivit M. du Tresnoy qui rêvait,—et par ce Garnier de Clérambault, le marieur... Elle joue au tripot et à la bourse... Elle perd des sommes extravagantes... où les prend-elle?

»Il s’arrêta sur cette question.

»Puis, perdant son regard dans le vide:

»—On ne me les a nommés ni l’un ni l’autre, continua-t-il,—ni la marquise, ni le Garnier... mais je les ai devinés... et c’est une nouvelle brèche au rempart dont ils s’entourent... Je veux tenter encore un assaut.

»—Prenez garde!... murmurai-je.

»—Je prends garde!... répliqua M. du Tresnoy, qui fronça les sourcils;—j’ai déjà bien donné des veilles à cette tâche... ma conscience me crie qu’il ne la faut point abandonner... Il y a de grandes iniquités derrière les précautions qu’ils prennent; ce que je sais n’est rien auprès de ce que l’avenir m’apprendra... Ce n’est pas un espoir que j’exprime là, c’est une certitude.

»—Et vous a-t-on fourni, demandai-je,—au sujet de cette maison, le château de la Savate, quelque renseignement qui complète les rapports de vos agents?

»Il fit un geste d’impatience.

»Je vis que sa volonté de savoir était devenue passion.

»Je vis que son travail s’était fait douleur.

»—Non, me répondit-il après un silence;—rien... Il y a là comme une armure diabolique; aucun de mes coups ne peut l’entamer... Cet homme de la ferme des jeux ne voit que l’intérêt de la ferme des jeux... s’il m’a parlé de madame de Sainte-Croix, c’est qu’elle fréquente la maison clandestine de la Saurel, montée sur un très-grand pied, où quelques femmes du monde peuvent perdre leur argent sans être vues... La ferme des jeux est outrée de ce progrès, qui est un attrait puissant... Le marieur Garnier de Clérambault a tenté de fonder une banque dans le faubourg Saint-Germain, c’est pour cela qu’il a été question de lui... enfin, il paraît qu’on risque de très-grosses sommes dans ce bouge du château de la Savate. Le maître, une sorte de saltimbanque qui a nom Vaterlot, dit Barbedor, donne des séances de force et d’adresse, comme ils appellent cela... Les sportmen parisiens, pour imiter en tout la vénérable innocence de leurs confrères de Londres, vont applaudir ces taureaux humains, payés pour s’entr’assommer. Il y a des paris énormes engagés chaque soir... et la ferme des jeux enrage, trouvant immoral et damnable ce fait qu’on se puisse ruiner hors de chez elle.

»Il se leva et fit plusieurs tours dans la chambre sans parler.

»—Rien! répéta-t-il.

»Comme il prononçait ce mot, son domestique entra et lui remit deux lettres. Il ouvrit la première. C’était une lettre d’invitation autographe et très-aimable; le prince de *** priait M. le baron du Tresnoy de lui faire l’honneur de venir dîner chez lui le mardi suivant.

»Le post-scriptum disait que M. le prince avait un service à demander à M. le préfet de police.

»Mon mari ordonna d’atteler.

»Pendant qu’on lui obéissait, il ouvrit la deuxième lettre, qui était de la directrice de Saint-Lazare. Une détenue du nom de Justine demandait à faire des révélations à M. le préfet de police personnellement.

»Mon mari ne voulut pas me permettre de l’accompagner.

»Il rentra, cette nuit-là, fort tard. Il avait refusé le dîner du prince, tout en se mettant à sa disposition. Le prince, pauvre esprit que l’âge amenait presque à la faiblesse de l’enfance, lui avait demandé sa protection pour madame la marquise de Sainte-Croix,—à l’insu de celle-ci.

»C’était une sainte que cette femme, tout uniment. Elle avait refusé sa main, à lui, le prince de ***, par des scrupules qui vraiment n’appartenaient point à la terre.

»Et, comme il arrive toujours à ces belles âmes, la haine des méchants la pressait de toutes parts. Elle était persécutée, elle était victime. Les sept péchés capitaux dressaient leurs embûches sous ses pas. On l’attaquait d’en haut et d’en bas à la fois: les grands et les petits...

»Il y avait surtout, au dire du prince, une misérable créature, nommée Justine, qui, lassant à la fin l’inépuisable et patiente charité de la marquise, s’était attiré un refus de secours.

»—Ces gens-là, vous le savez bien, continua-t-il en s’animant,—croient qu’on leur doit des rentes. Je donne, moi qui parle, plus de quarante mille écus par an, et je reçois plus de malédictions que de grâces... Il suffit de refuser une fois pour mériter le bûcher. La pauvre marquise est dans ce cas, précisément. Cette fille Justine a juré de se venger. Elle est adroite, elle est perdue, elle sait que son ancienne bienfaitrice a des ennemis... Il est si aisé, cher monsieur, de transformer certaines actions charitables en des démarches suspectes...

»Et ainsi de suite: le bon vieux prince parla pendant deux heures...

»Je vous affirme qu’il agissait, en effet, à l’insu de madame de Sainte-Croix. Ce n’est pas elle qui eût permis pareille imprudence.

»J’ignore quel accueil M. du Tresnoy eût fait à la communication de la directrice de Saint-Lazare, sans cette visite à l’hôtel du prince. Ce que je sais, c’est qu’en sortant de l’hôtel du prince, M. du Tresnoy se fit mener en droite ligne à la prison de Saint-Lazare.

»On fit mander la fille Justine sur-le-champ. M. du Tresnoy s’enferma avec elle dans le cabinet de la directrice.

»Ceci se passait au mois de septembre 182..., trois semaines environ avant la mort de M. le baron du Tresnoy.

»La fille Justine et lui restèrent enfermés pendant plus de deux heures.

»Le lendemain, M. du Tresnoy envoya au secrétariat général l’ordre de faire chercher sur-le-champ, soit à Paris, soit ailleurs, un individu nommé Jean Lagard, neveu du propriétaire du château de la Savate.

»En même temps, il manda en son cabinet la concierge du no 37bis de la rue du Cherche-Midi, deux domestiques ayant été au service de M. le comte Achille de Mersanz, du vivant de sa première femme, M. Isidore-Adalbert Souëf, notaire royal, la dame Ernestine Rodelet, demeurant à Chartres, et M. Garnier de Clérambault.

»M. du Tresnoy avait coutume de vivre en famille. Ses deux filles étaient sa joie. Nous passions presque toutes nos soirées ensemble.—A dater de ce moment, il s’éloigna de nous. Un travail de toutes les heures l’absorbait. Il veillait toutes les nuits dans ce cabinet, où il est mort,—debout,—auprès de ce bureau, dont la tablette a été son dernier oreiller; il veillait sans relâche. Le jour levant le retrouvait chaque matin acharné à son œuvre.

»Il était évident pour moi que le point de départ de cette recrudescence d’activité était son entrevue avec la fille Justine.

»Qu’avait-t-il appris dans cette conférence? Je le lui demandai; car nous étions un de ces ménages où le mot indiscrétion n’a point de sens. Il me répondit:

»—Vous saurez tout à la fois.

»Huit ou dix jours s’étaient écoulés depuis sa visite à Saint-Lazare. Je n’ignorais pas qu’il y était retourné plusieurs fois.

»Un soir, il me dit, oubliant qu’il ne m’avait point mise au fait de ce qui se passait.

»—Cette Ernestine Rodelet et ce Jean Lagard me rendront fou.

»Je lui serrai la main en silence. Je le voyais maigrir et pâlir.

»—Ma bonne amie, s’écria-t-il avec une colère sans motifs, lui, le plus doux et le plus courtois des hommes,—je ne veux pas de vos observations... ce que je fais est très-étroitement mon devoir... je suis payé pour cela... Quand le tambour bat, le soldat ne va pas s’embarrasser de sa femme, ni de ses enfants... L’honneur du magistrat dans ma position est bien mieux défini que celui du soldat, et sa responsabilité est immensément supérieure... il y aurait insanité d’esprit à nier cette évidence... Non! je n’ai pas le droit de reculer.

»Je pense qu’il vit dans mes yeux les larmes que je voulais lui cacher; car il m’attira contre sa poitrine.

»—Voila deux jours que je n’ai pas embrassé nos petits chéris!... murmura-t-il.

»Mon cœur me fit mal. Je me levai précipitamment. J’allai chercher les deux enfants.

»Je n’avais été qu’une minute absente, et pourtant, quand je revins, tenant par la main Juliette et Dorothée, il nous avait déjà oubliées.

»Je le trouvai noyé de nouveau dans ses préoccupations. Il murmurait:

»—Ce Jean Lagard est introuvable!... et cette Ernestine Rodelet...—Non, non, madame, s’interrompit-il en me voyant;—il y a temps pour tout! Emmenez ces deux petites... Bonjour, mes mignonnes, bonjour...

»Comme je restais, interdite, sur le seuil, il haussa les épaules avec impatience et me tourna le dos.

»Il me sonna une demi-heure après pour me demander pourquoi je le laissais seul.

»Huit jours se passèrent encore. Vous n’eussiez pas reconnu M. du Tresnoy. Une fièvre lente le tenait. Quand je l’apercevais un instant, le soir, il me faisait frayeur. Ses yeux avaient des regards fous. Je résolus enfin d’aller me jeter à ses genoux et de le prier, au nom de nos enfants, de faire trêve à cette tâche mortelle...

»Mortelle, j’ai dit le mot; car il n’avait plus que bien peu d’heures à vivre.

»Je le trouvai calme. Il avait vu cette femme Ernestine Rodelet. Jean Lagard sortait de son cabinet.

»Il ne me laissa point parler.

»—Tout est fini, ma chère femme, me dit-il. Si Dieu me donne vingt-quatre heures d’existence, cette femme—ce monstre,—va recevoir le châtiment qu’elle a tant de fois mérité.

»Il avait les mains sur ces papiers que je tiens et dont tout à l’heure vous allez prendre connaissance;—car mon récit n’est qu’une explication préalable et nécessaire. Il secouait la tête lentement, comme un homme qui compte avec sa conscience, s’applaudissant en soi-même d’un rude et loyal travail accompli.

»—Jean Lagard seul est resté muet, reprit-il;—cette classe a un bizarre point d’honneur qui consiste à ne jamais dénoncer. J’ai bien compris que Jean Lagard a connaissance des faits révélés par cette Justine et confirmés par d’autres: Justine a dit la vérité, je le sais... mais il faudra du temps avant que ces pauvres gens comprennent que la honte n’est pas dans l’aveu véridique et complet... Il y a trop d’habiles intéressés à entretenir chez eux la haine, la défiance, le mépris de la justice. Jean Lagard déteste cette femme et son complice: il a refusé de les charger. Mais madame Rodelet a parlé. Je prends encore cette journée. Demain, je serai tout à vous, ma femme et mes enfants.—Demain, à l’heure où nous sommes, la main de la justice sera sur ces criminels...

»Le soir de ce même jour, M. le baron du Tresnoy était assis dans ce fauteuil, livide, les mains tremblantes, les yeux injectés de sang.

»Il se sentait mourir,—et il avait peur pour nous qui restions ici-bas, sans protection ni soutien.

»Il avait peur de cette femme. Il sentait l’infernal pouvoir de cette femme.

»Il me fit jurer de ne jamais m’attaquer à cette femme.

»Il mourut d’une attaque d’apoplexie, pendant qu’on allait chercher le médecin.

»Ce sont les propres paroles du médecin: il mourut d’une attaque d’apoplexie.

»Je n’ai ni preuve ni indice sur quoi fonder l’opinion que le médecin se trompait.

»J’adorais M. le baron du Tresnoy, mon mari. Sur ma religion, je l’adorais;—mais j’ai mes filles...

La baronne laissa tomber sa tête entre ses mains.

Il y avait longtemps que madame de Grévy n’interrogeait plus. Elle écoutait, calme et sombre. Il y avait dans ses yeux une résolution presque virile.

A l’étage supérieur, le piano radotait ses gammes grêles et sèches.—Le jour s’en allait tombant.

—Allez-vous me confier ces papiers? demanda la vicomtesse après un instant de silence.

—Si vous ne les lisiez pas, répliqua madame du Tresnoy, tout ce que j’ai dit serait inutile... Les faits sont là dedans: vous n’avez eu que la préface.

La vicomtesse se leva.

—Restez, dit la baronne;—vous allez faire ici votre lecture... Tout cela est de la main de mon mari... Pas une de ces feuilles ne sortira de ce cabinet.

Il y eut comme une nuance de provocation dans son accent quand elle ajouta:

—Si vous voyez là dedans de la défiance, et que cette défiance vous choque, je ne puis qu’en être fâchée... mettons que je ne vous ai rien dit.

La vicomtesse, sans manifester aucune impatience, se rassit et disposa de nouveau les plis de sa robe.

Madame du Tresnoy la regardait avec une curiosité croissante.

—Ceci était ma dernière épreuve, dit-elle;—j’ai voulu vous tenir la porte de sortie ouverte jusqu’à la fin... Certes, vous aviez le droit de vous formaliser ou de faire semblant... Rien n’était si aisé que de me dire: «Vous passez les bornes!» et de prendre la clef des champs... Les vieilles femmes comme moi, chère belle, ont la prétention de connaître le cœur humain... Vous avez dû rencontrer dans le monde madame la marquise de Sainte-Croix, au temps où elle était encore très-belle... Est-ce que, par hasard...?

—Je vous comprends, chère madame, l’interrompit froidement la vicomtesse;—mais vous faites fausse route... Mon mari, que je sache, ne s’est jamais occupé de madame la marquise de Sainte-Croix... et, jusqu’à présent, je n’ai point eu d’amants qu’on me pût enlever...

—Oh! bonne petite! s’écria la baronne:—pouvez-vous penser?...—Mais, se reprit-elle d’un ton caressant,—sans aller jusque-là...

—Je vous donne ma parole d’honnête femme, l’interrompit encore madame de Grévy,—qu’il n’y a jamais rien eu... absolument rien... entre la marquise et moi.

Un instant, le regard de la veuve exprima une sorte d’admiration qui s’éteignit peu à peu en une nuance de bienveillante ironie.

—Je vous crois, murmura-t-elle;—en vérité, je vous crois... Vous n’êtes pas faite comme les autres... vous êtes une manière de petit chevalier errant... Eh bien, s’il faut vous dire toute ma pensée, je vous aime mieux comme cela: vous avez la force du franc-juge... Si j’avais trouvé en vous une rancune personnelle, j’aurais eu peur.

Les papiers qu’elle avait triés et qu’elle tenait à la main étaient divisés en cinq cahiers, portant chacun son titre.

Sur la couverture du premier étaient écrits ces mots: Arrivée à Paris. Mariage. Mort du marquis de Sainte-Croix. Sur le second cahier: Mort de M. Rodelet, no 81. Sur le troisième: Mort de madame la comtesse de Mersanz, no 23. Sur le quatrième: Fabrique de mariages. Affaires Justine Lagard. Sur le cinquième: Madame Octave Merriaux. Madame Seveste, nos 37 et 37bis.

La baronne mit ces cinq cahiers sur les genoux de madame de Grévy et se dirigea vers la porte en disant:

—Voilà le résultat de huit ans de recherches... huit années s’écoulèrent entre la première dénonciation de Fromenteau... et la mort de M. le baron du Tresnoy; mais c’est tout au plus si vous en aurez pour une heure à lire ces papiers... Vous verrez que ma préface était bien faite et que vous comprendrez tout... Je vais inspecter un peu ces demoiselles et je suis à vous.

Elle sortit.

La vicomtesse entendit la clef tourner dans la serrure au dehors.

On l’enfermait.

—Ce fou de vicomte a raison, pensa-t-elle en souriant,—quand il dit qu’il aimerait mieux avoir affaire à douze bandits qu’à une seule mère de famille.

Elle rejeta le cahier sur lequel était ce titre: Madame Octave Merriaux. Madame Seveste, nos 37 et 37bis, et ouvrit celui qui portait cette suscription: Mort de M. Rodelet, no 81.

Dès les premières lignes, elle fut saisie violemment par l’intérêt de cette lecture. Dans ce travail que feu le baron du Tresnoy avait écrit lui-même d’un bout à l’autre, les faits étaient présentés avec une clarté magistrale. La lumière sortait du récit lui-même comme la flamme jaillit tout à coup de deux sombres tisons rapprochés. Le caractère de Flavie était saisi avec une telle précision, que son crime apparaissait pour ainsi dire en relief.

Et pourtant, il n’y avait point de preuves à l’appui. M. du Tresnoy comptait sur les témoignages rassemblés par lui. Ceci n’était que le plan même de l’attaque qu’il allait diriger contre la marquise, au moment où la mort l’avait surpris.

La vicomtesse resta un instant comme éblouie en découvrant l’ensemble de cette combinaison à la fois machiavélique et romanesque, employée pour dépouiller l’opulent fournisseur. L’histoire d’Ernestine, séduite de sang-froid pour arriver à isoler complétement le bonhomme, la frappa et l’épouvanta.

—Oui, se dit-elle en refermant le cahier,—cette créature est un adversaire redoutable. Elle ne ménage rien, elle ne respecte rien. Malheur à quiconque se met en face d’elle.

Ses doigts distraits feuilletaient déjà un autre cahier, celui qui portait pour titre: Fabrique de mariages. Affaire Justine Lagard.

Ses yeux déchiffrèrent machinalement quelques mots, et son attention fut tout de suite réveillée. Il s’agissait d’une histoire beaucoup plus récente et dont les personnages étaient tous vivants. Ici, la preuve ne manquait point; ce cahier était comme un recueil des aveux de Justine, la jolie ouvrière en chambre qui avait autrefois trahi par ambition l’amour de Jean Lagard.

En moins de deux années, Justine avait subi toutes les diverses faces de cette existence brillante et misérable que tant de jeunes filles prennent de loin pour le bonheur.

Justine, à son point de départ, n’était pas du tout une de ces écervelées dont la cohue tourbillonne dans les bas-fonds de la joie parisienne. Ce n’était pas l’entraînement qui l’avait jetée hors de la droite voie, c’était le calcul.

Justine avait été longtemps une très-économe et très-laborieuse ouvrière. Le démon l’avait tentée par le défaut des personnes trop rangées: l’avarice; le démon lui avait montré un petit tas d’or.

Justine, foulant aux pieds résolument son premier amour, s’était élancée vers son rêve, qui était la fortune.

Elle eût réussi peut-être, si elle n’eût point consenti à devenir pour madame de Sainte-Croix une sorte de satellite. Celle-ci, en effet, douée d’une puissance d’absorption sans égale, ne laissait rien à ses associés.

Il n’y avait guère que Garnier de Clérambault pour tirer son épingle du jeu avec une pareille commanditaire; encore...

Justine rendit gorge. Furieuse, elle voulut se venger. Madame de Sainte-Croix la brisa comme un jouet.

Justine, vaincue et la rage dans le cœur, essaya une seconde bataille. Elle usa de ruse. C’était peine perdue avec notre marquise. Justine alla de chute en chute heurter le seuil de Saint-Lazare.

Du fond de ces abîmes, ordinairement, on ne peut nuire. Les voix qui sortent de là sont rarement écoutées; mais Justine avait pour un peu le même genre d’énergie que sa redoutable ennemie. Elle était forte pour le mal.

Ce fut Justine qui porta le premier coup à cette cuirasse sans défaut qui avait protégé si longtemps madame la marquise de Sainte-Croix,—et ce fut Justine qui causa la mort de M. le baron du Tresnoy.

Il y avait beaucoup de choses dans ce second cahier. On voyait que Justine avait espionné consciencieusement, quand elle était libre encore.

D’abord, le système de l’association de madame la marquise avec Garnier de Clérambault y était expliqué tout au long. Le mécanisme de ce piége, perpétuellement tendu au beau milieu de Paris pour prendre les riches dupes, était clairement dévoilé. Justine avait connu à madame de Sainte-Croix jusqu’à six nièces, et presque toutes avaient joué leur rôle un certain nombre de fois.

Ensuite, Justine parlait des sommes folles que la marquise jetait dans ce gouffre sans fond creusé par sa passion pour le jeu.—Elle expliquait à son insu la longue inutilité des recherches du préfet de police: madame de Sainte-Croix et Garnier ne se voyaient plus depuis longtemps qu’à la dérobée, dans des maisons tierces et parfois loin de Paris.

Le lieu de rendez-vous de la barrière des Paillassons lui-même avait été abandonné.

Enfin, Justine insinuait que le véritable père de cet enfant, mis au monde par madame Octave Merriaux, au no 39 de la rue du Cherche-Midi... Mais il est des détails qu’il ne faut point creuser.

La vicomtesse repoussa ce cahier avec plus de dégoût que le premier.

Le soleil couchant glissait ses rayons obliques entre les hautes draperies des rideaux demi-fermés et venait frapper en plein le portrait de M. le baron du Tresnoy. Il y a des conditions de lumière qui font vivre tout à coup la toile. Le grave visage du magistrat, ainsi éclairé, semblait penser. C’était un recueillement triste et résigné.

Madame de Grévy crut voir cette figure pour la première fois.

Un instant sa tête, plus lourde, se pencha sur sa poitrine.

—Elle a ses filles! murmura-t-elle répétant sans moquerie le refrain de la baronne;—elle a un but ici-bas, un devoir, une mission. Elle protège quelqu’un, elle est nécessaire à quelqu’un... Ces deux créatures au cœur étroit, à l’esprit pointu, ces êtres taillés en pleine pièce dans la prose parisienne, ces demoiselles presque laides, à peu près méchantes, ces larves qui n’ont qu’une passion, gagnent leurs ailes de mouche au changement de peau du mariage; elle les aime, elle les couve: c’est son trésor... elle brûlerait le temple d’Éphèse pour leur trouver des maris... Elle en fera des femmes, à force de travail, des femmes passables, des femmes à qui la maternité donnera à leur tour un but, un cœur, un prétexte de s’efforcer et de vivre. C’est le monde. Je suis au-dessous de ces gens-là, puisque je vis sans prétexte et sans but.

Sa main, qui était encore charmante, pénétra sous la moelleuse étoffe de son corsage et en retira un petit médaillon d’or émaillé.

Elle avait un secret, cette chère vicomtesse; car son regard inquiet fit le tour de la chambre.

Nul ne la regardait, sauf le portrait du préfet de police.

Eh bien, l’œil froid et ferme du magistrat défunt la fit tressaillir.

Elle avait un secret, un secret bien gardé, un secret tout entouré de terreurs et de défiances.

Que renfermait le médaillon joli, suspendu à un cordonnet en cheveux?

Au moment où elle allait l’ouvrir, la vieille boiserie craqua. Le médaillon fut vitement recaché dans le sein de la vicomtesse.

Tous les cœurs honnêtes en sont là. On a frayeur en touchant le seuil de certains mystères. Je sais des femmes que je n’aime point d’amour et je donnerais beaucoup, du temps, de l’argent, du repos, pour leur barrer le chemin des petits abîmes où trébuchent les anges de ce monde.

Plus d’une fois, la vue de ces portraits si bien cachés ou de tout autre indice m’a serré le cœur.

C’est si terrible, un roman, dans notre vie civilisée. Il y a autour de ces bonheurs volés tant d’inquiétudes, tant de douleurs, tant de larmes!—Parfois, il y a un si grand nombre d’âmes qui peuvent être brisées du même coup,—et parfois encore tant de sang!

Elles ne savent pas—les imprudentes!—où descend cette route dont l’entrée est toute semée de fleurs...

Ce craquement de la boiserie avait fait notre jolie vicomtesse toute tremblante. Le rouge était venu à ses joues, puis la pâleur. Nous ne saurions dire ce que l’émotion, la moindre émotion rendait d’attraits et de jeunesse à ce visage délicat, dont la beauté, au dire unanime des connaisseurs, était un peu passée.

Avez-vous vu revivre une fleur sous l’arrosoir?

Cette fleur de notre parterre parisien pouvait renaître, on le voyait bien. Il ne lui fallait pour cela qu’un peu de passion ou de bonheur.

Ce médaillon, était-ce la passion,—ou n’était-ce qu’un souvenir?

Les espoirs de cette union si prospère au début étaient-ils morts violemment, et ce médaillon contenait-il le portrait de l’assassin?

La vicomtesse attendit, l’oreille au guet, la main sous son corsage.

Puis elle sourit, raillant elle-même sa frayeur.

Puis encore elle ouvrit le médaillon d’émail, qui renfermait, en effet, un portrait.

Oh! pauvres femmes, victimes des méchantes hontes et des sophistiques pudeurs!

Ce portrait dont on faisait si grand mystère, puisque la seule crainte de le voir découvert donnait des frissons et des battements de cœur, ce portrait qu’on dissimulait comme l’indice d’un crime, c’était l’insouciant sourire du beau vicomte de Grévy à l’âge de vingt-cinq ans.

Vous figurez-vous cependant sans frémir quelqu’un entrant à l’improviste et surprenant la vicomtesse, cette sceptique, cette moqueuse, contemplant le portrait de son mari?

Les entendez-vous, le lendemain:

—Ah çà! la vicomtesse porte donc le portrait de son époux?

—Dans un médaillon qui ne la quitte jamais.

—Sur son cœur fidèle, jusqu’à la mort!

—Entre cuir et chair...

—C’est une gageure.

—C’est une relique!

Malheureuse vicomtesse! que de rires! que de bravos ironiques!

C’était à la rendre célèbre autrement qu’Arthémise, femme de Mausole, qui but son mari de si grand cœur!

Nous en sommes là.

Peut-être que cette charmante vicomtesse, femme vaillante, spirituelle et sensée, n’aurait pas eu si grande frayeur si le médaillon eût renfermé un autre portrait.

Au moins, ç’aurait été le gage d’une faute. Le monde n’aurait pu rire de si bon cœur.

On se demande avec stupéfaction d’où vient le magique pouvoir du rire des sots.

La vicomtesse ne donna qu’un coup d’œil au médaillon, mais elle y joignit un baiser. Une larme vint à ses yeux; puis un sourire mutin chassa cette larme.

Le médaillon fut remis à cette chère place que M. le vicomte de Grévy ne se doutait certes point d’occuper.

—Plût à Dieu qu’il en fût selon les paroles de la baronne!... murmura-t-elle;—pour toute récompense, je ne demanderais que son affection.

Le cœur fait toujours cette faute de français. Ce n’était pas l’affection de la baronne que madame de Grévy demandait à Dieu.

Mais bientôt un nuage plus sombre vint attrister son gracieux visage.

—Il faudrait d’abord réussir, reprit-elle;—et quelle chance puis-je avoir?...—Celui-là, continua-t-elle en reportant les yeux sur le portrait de M. le baron du Tresnoy,—avait pour lui tout ce qui fait la force d’un homme: le bon droit, la ferme volonté, la science des lois, l’expérience, le rang, le pouvoir... Et celui-là n’a pu soutenir la lutte contre cette femme... Moi, je suis faible; moi, je suis seule; moi, je n’ai ni acquis ni prudence... ma présence même en ce lieu prouve que je suis une folle...

Elle avança la main pour prendre le troisième cahier.

—Tous ceux et toutes celles qui se sont mis en face d’elle sont morts..., murmura-t-elle, tandis que sa main découragée retombait à vide.

Mais cet abattement ne dura pas longtemps. Ses paupières battirent tout à coup et un sourire d’enfant éclaira ses grands yeux mouillés.

—Si je mourais ainsi, dit-elle,—je suis bien sûre qu’il me regretterait...

Elle saisit le reste des papiers. Le troisième cahier était le récit des derniers jours de cette pauvre jeune femme, la première comtesse de Mersanz. Dans cette partie de son œuvre, la manière de M. le baron du Tresnoy semblait avoir subitement changé. Vous n’eussiez jamais cru que c’était l’austère magistrat qui parlait. Cela paraissait écrit sous la dictée d’un esprit simple, naïf et imbu de poésie.

La main d’une femme s’y reconnaissait à chaque ligne.

On voyait la jeune comtesse mourir, tuée lentement par ce poison moral que lui versait son bourreau sans pitié ni trêve. Tout était présenté d’une façon si claire et si énergique à la fois, que l’idée d’invraisemblance ne venait même pas à l’esprit.

Quand madame de Grévy lut la course en voiture au bois de Boulogne, devant la grille de la Muette, les larmes jaillirent de ses yeux. C’était le coup suprême.

Dans la voiture refermée, Anna entendait ce pauvre souffle de la victime, qui allait s’éteignant par degrés.

Le cahier s’échappa des mains de la vicomtesse. Elle avait le cœur serré comme si le drame eût déroulé devant ses yeux sa scène unique et si longue.

La porte s’ouvrit. L’heure était passée. Madame la baronne du Tresnoy se montra sur le seuil. Elle était froide et bourgeoisement affairée. Son visage ne gardait aucune trace d’émotion.

—C’est une chose bien singulière, dit-elle en refermant la porte avec soin;—Juliette, qui a pourtant beaucoup de dispositions,—tous ses maîtres sont d’accord là-dessus,—prend trois fois par semaine une demi-leçon de dix francs... et certes, c’est lourd pour un budget comme le nôtre... M. du Tresnoy a laissé une fortune très-bornée... Trente francs tous les huit jours... cent vingt francs par mois... Eh bien, elle ne fait pas de progrès... Vous comprenez bien, ma toute belle, que mon envie n’est pas que ma fille acquière un talent d’artiste... mais j’avais désiré une jolie force d’amateur... cela fait bien dans le monde, et, quoi qu’on dise, cela aide à s’établir... Dans mon plan, Juliette tenait le piano et Dorothée chantait... Il y a des maisons où l’on aime cela... J’ai souvent regretté, quand j’étais jeune, de n’avoir pas un talent...

Elle vint s’asseoir, en parlant ainsi, auprès de la vicomtesse, qui ne l’écoutait point.

—Eh bien, s’interrompit-elle en posant sa main sur le genou de madame de Grévy,—nos impressions?... Comment trouvons-nous tout cela?...

Elle s’arrêta en remarquant la maladive pâleur qui envahissait les joues de la jeune femme.

—Écoutez donc! fit-elle;—cela ne m’étonne pas, chère petite... on aurait peur pour moins que cela.

Madame de Grévy dit:

—Vous vous trompez, je n’ai pas peur.

—Alors, vous êtes brave comme les preux de la table ronde, ma toute belle... mais, malgré tout votre courage, il me semble que vous allez prendre mal... Vous ferai-je apporter quelque chose?

—De l’air!... murmura la vicomtesse, dont le front était humide;—je voudrais un peu d’air.

La baronne courut ouvrir la fenêtre.

Madame de Grévy fit effort pour se lever. Elle vint jusqu’à la croisée en s’appuyant sur le bras de sa compagne.

Celle-ci allait parler encore. La jeune femme l’arrêta d’un geste.

—J’ai tout lu, dit-elle;—j’ai tout compris. La tâche me plaît: je l’accepte.

Madame du Tresnoy changea de visage aussitôt et s’inclina silencieusement.

La vicomtesse poursuivit:

—Je me souviens de tout ce que vous m’avez dit, chère madame;—vous avez vos filles, je ne dois point compter sur vous.

—Absolument pas, répondit la baronne;—je ne puis vous offrir que mes souhaits et mes prières.

—Ces papiers eux-mêmes...

—Ces papiers surtout vous sont refusés... Vous comprenez que vous ne pourriez vous en servir sans mettre en cause M. du Tresnoy.

—Je ne vous demande point ces papiers, chère madame... je vous remercie purement et simplement de la science que vous m’avez donnée... Un mot encore, cependant... En dehors de vous, il se peut trouver un aide, un témoin, un instrument... Avant que je sorte de chez vous, permettez que nous cherchions ensemble.

—Je permets, répliqua la baronne... seulement, mon nom ne doit pas être prononcé...

—Cela va sans dire... vous avez vos filles.

La baronne sourit sans amertume aucune.

—Si jamais Dieu vous en donne, vous serez moins brave, dit-elle.

—Cherchons, reprit madame de Grévy;—cette Justine...?

—Envolée de Saint-Lazare, l’interrompit la baronne, perche on ne sait où.

—Madame Seveste?...

—Morte il y a très-longtemps, morte veuve, en laissant cette pauvre petite, dont je vous ai raconté l’histoire, à la grâce de Dieu.

—Madame Rodelet?...

—Muette, pour un morceau de pain qu’on lui jette.

—Ce Lagard?...

—Incapable et tombé trop bas.

—Les agents employés autrefois par votre mari?

—Je vous les interdis, ma toute belle.

—Il n’y a donc personne?...

—Si fait... il y a un être en ce monde qui peut combattre le monstre avec quelque chance de succès... C’est une femme, je vous le dis tout de suite... Elle est plus forte que je ne le serais moi-même; elle est plus forte que ne l’était mon mari. Elle sait tout ce que nous savons et tout ce que nous ignorons. Sa position la met à l’abri des coups qui nous briseraient...

—Elle est donc bien haut placée? fit la vicomtesse.

Madame du Tresnoy se mit à sourire.

—Est-ce que je la connais? demanda madame de Grévy.

—Assurément, non.

—Pensez-vous que je puisse me faire présenter à elle?

—Peut-être... mais pas par moi.

—En deux mots, qui est-elle? fit la jeune femme avec quelque impatience. Porte-t-elle un titre mieux sonnant que le mien? Est-elle duchesse ou princesse?

Le sourire de madame du Tresnoy devint plus malicieux, tandis qu’elle se penchait à la croisée en prêtant l’oreille.

Une voix douce et perçante à la fois qui chevrotait légèrement dans les notes hautes, montait en ce moment de l’esplanade des Invalides. Elle chantait:

—Voilà le plaisir, mesdames, voilà le plaisir!

Madame de Grévy fronçait déjà ses sourcils mutins, parce que la réponse se faisait attendre.

La baronne lui fit signe d’approcher et de s’accouder près d’elle à l’appui du balcon.

—Aimez-vous le plaisir? demanda-t-elle en fermant les yeux à demi.

La vicomtesse, à ce coup, se recula offensée.—La baronne lui serra le bras fortement.

—Je vous fournis le moyen que vous réclamiez, prononça-t-elle à voix basse,—le moyen d’entrer en rapport avec cette femme, qui peut combattre à armes égales madame la marquise de Sainte-Croix.

Son doigt tendu désigna une pauvre frêle créature dont le pas inégal semblait gêné par la boîte cylindrique qu’elle portait sur la hanche, une vieille petite marchande de plaisir qui tournait l’angle de la rue Saint-Dominique, jetant sa joyeuse provocation à quelques enfants groupés à l’entrée des bosquets:

—En voulez-vous?...

Madame de Grévy resta bouche béante, mais son regard interrogeait.

—Dieu me garde de plaisanter en un sujet pareil, madame! dit la baronne, devenue tout à coup grave et presque solennelle;—cette femme est la seule arme que je sache assez bien trempée pour vous la mettre dans la main,—car je vous admire et je vous aime;—cette femme a nom Marguerite Vital... Elle a été concierge au no 37bis de la rue du Cherche-Midi.

—Oh!... fit madame de Grévy, dont tout le corps s’inclina en dehors du balcon.

—Elle connaissait madame Seveste, dont elle a recueilli, dans le temps, la fille orpheline, continua la baronne.—Cette femme a été concierge du no 81 de la rue de l’Université; elle a vu mourir le millionnaire Rodelet... Cette femme a été concierge du no 23 de la rue de Varennes; elle a eu le dernier soupir de madame la comtesse de Mersanz.

—Merci! s’écria la vicomtesse;—merci!

—Ce n’est pas tout, acheva madame du Tresnoy, qui la retenait par le bras;—cette femme est mariée légitimement au capitaine Roger, ce beau-père terrible dont la marquise de Sainte-Croix fait une machine de guerre.

—Et alors?...

—Et alors, vous pouvez lui parler haut et franc, car la comtesse Béatrice est sa fille!


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