La fabrique de mariages, Vol. 4
XIII
— Toilette de mademoiselle Géran. —
La baronne parlait encore, que madame de Grévy descendait déjà en courant les escaliers de l’hôtel du Tresnoy.
—Tête folle! murmura la veuve en se rapprochant de la fenêtre pour voir ce qui allait se passer dehors,—excellent cœur!...
Elle ajouta, tandis qu’un sourire détendait ses lèvres:
—Il y a bien là dedans un peu de fringale romanesque... La chère belle s’ennuie... elle s’ennuie à mourir... elle a besoin d’une passion, d’un danger, d’une escapade... c’est pour sa santé...
Madame de Grévy venait de sauter dans sa voiture.
La baronne s’accouda sur son balcon.
—Est-ce que vraiment je deviendrais méchante sur mes vieux jours? pensa-t-elle.—Non! c’est le cœur qui parle chez cette pauvre victime de nos sophismes mondains... S’il lui faut un roman, c’est qu’elle ne veut pas égarer dans le banal sentier du vice son insatiable appétit de tendresse... Elle fait bien; Dieu l’approuve... et peut-être ferais-je comme elle, si je n’avais pas mes filles...
Un gros soupir ponctua cette amende honorable.
Nous n’irons pas jusqu’à affirmer que madame la baronne du Tresnoy fût devenue chevaleresque sans mademoiselle Juliette et mademoiselle Dorothée, ces deux grandes filles qui faisaient si peu de progrès dans les arts,—malgré le prix qu’on y mettait;—mais, enfin, l’exemple a ses entraînements. Il suffit d’un brave sous-lieutenant pour lancer sur la gueule béante des canons tout un troupeau tremblant de conscrits.
Il y avait un regret dans les dernières paroles de madame la baronne.
La voiture de madame de Grévy rejoignit la petite marchande de plaisir à quelques pas des bosquets.
Madame de Grévy sauta sur le trottoir.
Elle saisit par le bras la petite bonne femme étonnée.
La baronne ne pouvait entendre les paroles échangées, mais elle devinait,—et le souffle s’arrêtait dans sa poitrine, tandis qu’elle regardait avidement cette scène, muette pour elle, le corps tout entier penché en dehors de son balcon.
Madame de Grévy, l’élégante vicomtesse, serrait les mains de la petite bonne femme entre ses mains frais gantées.
Elle la poussa de force dans son coupé,—avec la boîte cylindrique, contenant ces excellents plaisirs,—la joie de la pension Géran.
Les gamins ameutés faisaient cercle à l’entour.
Le coupé partit au grand trot.
Il y avait une larme dans les yeux de madame la baronne du Tresnoy.
La cloche sonnait pour appeler les pensionnaires de la maison Géran à la récréation du soir. Du jardin, qui était vide encore, on commença d’entendre à l’intérieur un vague et subtil murmure: c’était un composé de mille petits mouvements et de mille bourdonnements plus petits. Le troupeau qui, tout à l’heure, allait se débander en liberté, était encore sous la surveillance des sous-maîtresses. Pour avoir le droit de courir et de chanter, de cabrioler et de crier, il fallait que la sévère porte du vestibule fût dépassée.
—Attendez donc, mademoiselle Victorine!
—Oh! la méchante, qui pince avant d’être dans le jardin!
—Ne me poussez pas, ou je vais le dire!
—Jouerons-nous à la visite, nous trois?... Je retiens Félicité pour le volant!... Finissez donc, mademoiselle.
Partout où une demi-douzaine de pensionnaires sont réunies, c’est ce cri qui domine: «Finissez donc, mademoiselle!»
Mais le perron est franchi. La sous-maîtresse, débordée à droite et à gauche, prend déjà le chemin de ce banc où elle va présider, mélancolique et ennuyée, aux jeux de la troupe turbulente. Son œil morne cherche dans les groupes les condamnées de la classe qui vient de s’achever.
Elle fait le compte de ses retenues, et que d’enfantines malédictions elle soulève, la pauvre fille! Comme on voudrait la trouver fautive pour lui rendre en faisceau toutes les petites misères qu’elle passe sa triste vie à éparpiller.
On la déteste aveuglément, comme on abhorre la hache ou le bourreau; on ne veut pas voir son propre martyre.
Pour elle seule au monde, disons-le bien haut, tous ces bons petits cœurs sont impitoyables.
S’en venge-t-elle? Il se peut, mais le fait est rare. Elle arrive si vite à l’état de pétrification! Remarquons ce symptôme effrayant: il n’y a jamais d’âge précis sur ces figures de victimes. Elles sont jeunes et vieilles à la fois.
Il se rencontre dans nos sociétés bien des sophismes vivants, bien des déclassements, bien des existences sacrifiées;—mais voici devant nos yeux le malheur le plus découragé, l’écrasement privé de toute compensation,—l’ennui poussé jusqu’au tragique, l’ennui assassin et mortel!
Ayez pitié, fillettes folles! Beaux anges souriants à qui l’avenir tresse des guirlandes, ayez compassion!
Songez qu’il s’est trouvé d’heureux enfants comme vous à qui ont manqué les promesses de l’avenir. Si vous alliez tomber jusqu’à cette pauvre et lugubre magistrature! Si vous alliez, radieux séraphins, devenir roides, timides, maigres, jaunes, et infliger des retenues?...
Chères petites, ayez pitié!
Les cris espiègles se répondaient sous les bosquets. La ronde tôt formée foulait la pelouse,—autre victoire. Dans les allées, les grandes entamaient la bourse des cancans du jour. Je ne sais comment cela se fit, la ronde s’arrêta au bout de quelques tours; cache-cache n’eut pas même le temps de s’organiser, les barres à peine mises en train s’arrêtèrent.
Les grandes étaient rassemblées en groupe serré dans l’avenue qui conduisait à ce cavalier fameux, affectionné par Maxence et Césarine.
Il était question justement de Césarine et de Maxence.
Toutes deux avaient quitté la pension,—le même jour,—à l’improviste.
Il y avait là-dessous un mystère.
Aussi, autour du groupe formé par les grandes, les moyennes se mirent à rôder. Elles voulaient savoir, les curieuses. On parlait bas: raison de plus.
Un mot transpira, puis deux. La calomnie, selon Beaumarchais, rase le sol. A la pension Géran, les bavardages, qu’ils soient ou non calomnieux, imprégnent l’air et se combinent tout naturellement avec lui. C’est un élément inconnu aux chimistes, mais qui fait sérieuse concurrence à l’oxygène et à l’azote.
Quand l’air fut bien saturé de cancans, les petites s’approchèrent.
Et la sous-maîtresse put lire de suite et sans être interrompue, soixante lignes d’un généreux roman américain, combattant avec une singulière vaillance l’esclavage, que nul ne songe à défendre.
Gloire à ceux qui ont la grandeur d’âme d’enfoncer les portes ouvertes!
—Auriez-vous jamais cru cela de cette Césarine?
—Elle faisait si bien sa fière!
—On ne va pas toujours ainsi sur le cavalier pour le roi de Prusse!
Deux ou trois grandes regardèrent le cavalier avec envie.
Et mademoiselle Anastasie continua:
—Du cavalier, on voit la terrasse d’une maison située rue de Babylone.
—Le jeune homme venait sur la terrasse, reprit mademoiselle Hermine.
—Du cavalier, on plonge sur l’avenue de Saxe...
—Tous les jours, le régiment passait par l’avenue de Saxe!
—Le clerc de notaire est blond...
—L’officier est brun...
—Qu’écoutez-vous donc là, petites filles?
Mademoiselle Hermine et mademoiselle Anastasie écartèrent brusquement les moyennes, qui les serraient de trop près. Elles manifestèrent avec franchise l’indignation que leur inspirait un tel excès de curiosité. Les moyennes, du même ton, repoussèrent bien loin les petites en disant:
—Ce n’est pas de votre âge!
La sous-maîtresse, éveillée en sursaut par le mouvement qui s’ensuivit, cacha son roman abolitionniste sous son camail.
Mais quand donc ces généreux Américains feront-ils des livres pour affranchir nos tristes sous-maîtresses! Voilà un lamentable sujet!
—Qu’est cela? demanda mademoiselle Mélite Géran, qui se montra en corset à une fenêtre du premier étage.
La sous-maîtresse se leva toute droite et resta immobile.
Le troupeau des fillettes se dispersa.
La grande mademoiselle Mélite cacha son buste fier et long derrière les battants de la croisée refermée.
Mais les jeux eurent beau recommencer, ce n’était plus qu’une mise en scène. Le ballon bondissait désormais hypocritement, les barres faisaient semblant de courir, la ronde se tordait par manière d’acquit, on ne mettait plus rien dans le corbillon, et la tour elle-même oubliait de prendre garde!
Les cancans allaient et venaient: un couple de nouvelles qui eût épuisé l’inépuisable magasin d’épithètes de madame de Sévigné,—une paire de faits divers à révolutionner l’établissement Géran de fond en comble.
Ce n’est pas sans dessein que j’emploie ce mot faits divers. Je sais à Paris, à l’heure où j’écris, une pension Géran qui possède un journal quotidien, rédigé, publié et lu par ces demoiselles. Tous les efforts de l’autorité ont été jusqu’à présent impuissants à détruire cet organe, qui traite avec une indépendance frisant l’effronterie les plus hautes questions humanitaires,—au point de vue de la poupée. Les exemplaires séditieux du pamphlet circulent sous la mantille et sont avidement dévorés par ce gentil public, toujours enragé d’opposition. La révolte y est prêchée en phrases blondes qui font frémir. On peut, dès à présent, pronostiquer que, dans une dizaine d’années, le métier de mari sera une pure impossibilité.
Il m’a été donné d’avoir entre les mains un numéro de ce recueil périodique. Il n’était pas imprimé, mais calligraphié d’une écriture fine, serrée, élégante, incisive, pointue comme l’ongle de ces diables mignons qui entrent, dit-on, parfois dans le corps des femmes. Les articles bavardaient bien un peu, mais pas beaucoup plus que ceux des véritables journaux. Il y avait un premier-Paris qui chargeait madame de tous les crimes,—des entrefilets barbelés à l’adresse des différents professeurs,—une jolie petite chronique des récréations tout émaillée de sarcasmes,—un feuilleton de cœur, plusieurs pièces de vers et une charade.
Cela avait un titre: l’Amazone.
Je n’étonnerai personne en avouant que cette feuille de papier satiné me donna la chair de poule.
Voici cependant quelles étaient les deux nouvelles qui agitaient si profondément le petit peuple Géran: Césarine avait deux amoureux! Deux! à son âge! Quelle horreur! mais quelle gloire!
Maxence de Sainte-Croix se mariait. Elle devenait comtesse et belle-mère de Césarine de Mersanz.
Le comte Achille de Mersanz n’était pas veuf, c’est vrai. Tant mieux. Mystère!
On connaissait à la pension cette adorable femme, toute jeune et toute belle, la comtesse Béatrice.—Il y eut une Augustine qui prononça le mot divorce qu’elle avait entendu par-dessus les murailles. Toutes les grandes approuvèrent le divorce.—D’ailleurs, cette charmante comtesse Béatrice avait vingt-quatre ans. A la pension, nulle ne s’intéresse aux vieilles qui ont dépassé la vingtième année.
Comment ces deux nouvelles, vraies ou fausses, avaient-elles franchi la grille de la pension Géran? Nous ne saurions rien dire à ce sujet, sinon que plusieurs étrangers étaient venus au parloir, entre autres madame la marquise de Sainte-Croix et ce grand Garnier de Clérambault, orné d’un habit bleu tout neuf. L’agitation était à la maison depuis le matin. Les sous-maîtresses, avant les élèves, avaient tenu la bourse aux cancans. Mesdames n’avaient fait ni la classe du matin ni la classe du soir; on avait pu remarquer leur préoccupation profonde.
Elles dînaient en ville.—Après le dîner, elles allaient au bal.
Au bal! la grande mademoiselle Mélite! avec son foulard et sa boîte d’or! Au bal! la modeste Philomène, malgré ses humbles allures et sa physionomie de béguine.
Au moment où nous parlons, elles étaient à leur toilette.
Et la pension savait cela! La pension savait tout, bien que, à cette époque, elle n’eût pas encore de journal quotidien. Comment jouer en présence de pareils événements? Je vous le dis: sous-maîtresses, grandes, moyennes et petites auraient donné par souscription une somme folle pour percer le rideau jaloux qui cachait les préparatifs de cette solennelle toilette.
La chambre où mademoiselle Mélite et mademoiselle Philomène s’habillaient de compagnie, était un dortoir particulier où l’on plaçait de temps à autre des élèves spécialement recommandées. Elle communiquait par un bout avec l’appartement de mademoiselle Mélite, par l’autre avec l’appartement de mademoiselle Philomène.
Elle contenait trois lits.
On payait un supplément pour avoir le droit de dormir dans cet asile réservé.
Quel que fût, du reste, le taux du supplément, il ne pouvait solder les bienfaits de ce double voisinage, Philomène d’un côté, Mélite de l’autre. Heureux parents! Enfants heureux!
Aujourd’hui, la grande glace du parloir, décrochée pour la circonstance, avait été dressée entre les deux fenêtres et servait de psyché. La porte du dortoir était fermée à clef. Nul ne pouvait surprendre les deux demoiselles Géran dans le mystère de leur toilette.
Elles étaient là toutes deux, Mélite devant la glace, Philomène sur le seuil de sa chambre à coucher. Philomène nattait ses cheveux, qu’elle avait assez beaux; Mélite serrait d’un bras robuste les lacets de son vaillant corset en coutil écru. Elle y allait de bon cœur: sa face était rouge et la sueur perlait à ses tempes.
Le doux regard de Philomène, fixé sur elle, n’était pas exempt d’une petite pointe de raillerie.
—Est-ce que vous allez danser, ma sœur? demanda-t-elle.
—Pourquoi pas? répondit Mélite avec une certaine vivacité.
Elle donna un dernier tour de main à son corset et se campa fièrement devant la glace en ajoutant:
—Je n’ai pas encore trente ans, ma sœur.
Il n’y avait assurément rien de séduisant dans mademoiselle Mélite, nature masculine à laquelle les exigences de son état avaient imprimé ce cachet de roideur et d’importance qui tuerait la beauté même; mais son visage gardait un air de jeunesse, ses traits étaient réguliers, et le corset dessinait une taille vigoureusement cambrée.
Elle pouvait, en vérité, interroger la glace avec orgueil.
—Ma sœur, riposta Philomène, occupée à dissimuler de son mieux, à l’aide de bandeaux collants et plats, le luxe de sa chevelure,—vous avez pris toute la beauté de la famille... Il n’est pas étonnant que vous ayez parfois des regrets, car le monde n’aurait eu pour vous que des succès et des triomphes.
Mélite dirigea vers sa sœur un regard inquiet. Sur l’humble visage de Philomène, la bonhomie avait remplacé le sourire moqueur.
Mélite ne put retenir un gros soupir.
Puis elle haussa les épaules comme pour repousser une flatterie;—puis encore, prenant décidément son parti, elle massa au fond de sa boîte d’or une prodigue prise de tabac avant de l’aspirer avec un tapage plein de sensualité.
—Voilà! fit-elle;—j’ai fait mon deuil... Si nous nous retirons dans cinq ans, j’aurai encore le temps de jouer à la jeune femme.
Philomène passait une robe de mérinos noir.
—Comment trouvez-vous ce M. Garnier de Clérambault? demanda tout à coup Mélite.
—A vous dire vrai, je l’ai peu remarqué.
—L’air commun, mais bel homme.
—Oui... bel homme... parlant haut... trop haut...
—Quelque chose de loyal dans le timbre de la voix... un regard assuré... une tournure mâle...
Philomène, qui était rentrée dans sa chambre, revint et fit quelques pas en agrafant sa robe lâche et taillée à la vieille.
—A-t-il tout cela, ce gros monsieur? dit-elle avec un sourire.
Mélite rougit. Philomène reprit d’un ton très-sérieux:
—Faut-il parler franc? Je n’aime pas beaucoup la besogne que nous allons entamer.
—Pourquoi cela, ma sœur?
—Se mêler des affaires des autres...
—Quand c’est pour le bien et sans danger.
—Est-ce sans danger? demanda tout haut Philomène.
Puis, baissant la voix, elle ajouta:
—Est-ce pour le bien?
Mélite prit une pose d’orateur.
—Ma bonne, dit-elle, tu as de l’esprit, du savoir, du bon sens... mais tu manques un peu de largeur dans tes vues... Défaut de hardiesse, en un mot... C’est le vice de tes nombreuses et excellentes qualités.
L’aînée des demoiselles Géran écouta sans rire ce solennel préambule.
—Si je ne t’avais pas jugée supérieure, répliqua-t-elle,—je ne me serais pas mise volontiers en sous-ordre... je suis l’aînée...
—Bien, bien!... l’aînée de beaucoup... et, le jour où tu voudras être la maîtresse, tu sais bien que je m’effacerai avec bonheur.
Notez que cette humble Philomène promenait Mélite par le bout du nez, depuis le 1er janvier jusqu’à la Saint-Silvestre.
Elle s’approcha, saisit la main de sa grande sœur et lui dit avec effusion:
—Tu es à ta place! tu ne peux être que la première! garde la suprématie et continue de faire prospérer l’établissement!
Mélite approuva du bonnet et continua:
—Moi, au contraire, je vois les choses de haut: c’est ma force... Eh bien, cette madame de Sainte-Croix est du meilleure et du plus grand monde. Les cartes de visite qui traînent dans sa corbeille sont un éblouissement: Talleyrand, Mortemart, Rohan, Noailles, Damas, Duras, Bauffremont, Chastellux, Mersanz, que sais-je? Tout le faubourg est là... Et je t’avoue que je n’ai pu résister au plaisir de glisser une de nos adresses parmi tant d’illustres cartons.
—Tu as bien fait! décida Philomène.
—Mon Dieu! répondit modestement Mélite,—c’est un enfantillage; mais, quand il s’agit de publicité, je ne connais pas de petits moyens... C’est un charme que cette femme-là! Elle vous met à l’aise, elle vous confesse... Maxence sera comme cela... On dit bien de côté et d’autre qu’elle a eu des si et des mais... Faut-il écouter tous les cancans?
—Notre position, risqua l’aînée,—nous oblige à beaucoup de précautions.
—Notre position, repartit la grande Mélite,—nous défend les voies de la publicité vulgaire. Nous ne pouvons mettre décemment la pension Géran ni sur les murailles, ni à la quatrième page des journaux... Il faut pourtant se pousser, n’est-ce pas vrai!... Si nous pouvions battre la caisse comme le racahout des Arabes et la pommade du lion, le métier serait aussi par trop facile!... Je dis que ce M. Garnier de Clérambault est un homme immensément répandu... je dis que la marquise de Sainte-Croix voit Dieu et le diable... je dis que la maison de M. le comte Achille de Mersanz...
—C’est là le hic! interrompit Philomène.
—Ma parole, fit observer Mélite,—vous avez parfois des expressions d’une trivialité singulière, vous qui êtes si distinguée, quand vous voulez.
—C’est là le hic, ma sœur! répéta l’aînée avec son humble fermeté.—Laissons de côté les expressions: nous ne sommes pas encore au bal... Qui sait si M. Mersanz sera bien aise de notre intervention...
—Bah! fit Mélite;—il n’a pas d’autre fille à mettre en pension! S’il se fâche, tant pis!
—Et que nous a fait cette pauvre comtesse Béatrice?
Mélite grandit aussitôt de trois pouces.
Elle déploya, toute blanche qu’elle était dans son corset, son foulard rouge, vaste comme une serviette de table, et, restant dans la posture d’une personne qui va se moucher:
—Ma sœur, prononça-t-elle avec emphase,—est-ce vous qui parlez ainsi!... Faites-vous si bon marché des principes les plus sacrés de la morale?... Songez-vous qu’il s’agit d’une jeune fille de seize ans, élevée dans notre propre maison, nourrie de ces principes qui placent notre établissement si haut dans l’estime des familles bien posées?... Songez-vous que cette jeune fille, livrée à elle-même, privée de nos conseils, de nos exemples et de nos enseignements, va se trouver en contact avec une femme dont l’état civil est un mensonge!... j’emploie les propres expressions de M. Garnier de Clérambault... une femme qui porte un nom que le mariage ne lui a point donné...—une femme qui trompe effrontément le monde...
Philomène posa sa main sur le bras de sa cadette et dit:
—Vous êtes sévère.
Mélite se moucha.
Puis, au lieu de continuer le discours haut monté dont l’exorde promettait une si foudroyante péroraison, elle décrocha une robe de taffetas noir,—étoffe plein la main,—et la passa d’un air de mauvaise humeur.
La robe, coupée avec une certaine prétention d’élégance sévère, était un peu étroite pour la vigoureuse taille de mademoiselle Mélite. Il fallait une aide pour l’agrafer. La douce Philomène s’approcha.
—En conscience, grommela Mélite, qui ne pouvait refuser ses services,—il y a des jours où je ne vous comprends pas!
—Vous êtes sévère! répéta paisiblement l’aînée;—ce titre de comtesse de Mersanz n’a pu être dérobé par la pauvre jeune femme... le comte Achille était là pour empêcher ce vol... Si elle l’a pris, c’est qu’on l’y a poussée... et vous savez comment ces choses se font, ma sœur... je mettrais ma main au feu qu’il y avait là-dessous quelque solennelle promesse de mariage...
—Cela ne nous regarde pas, prononça sèchement Mélite.
Elle retenait sa respiration pour diminuer d’autant le mâle développement de sa taille.
Philomène repartit:
—Si nous le prenons ainsi, rien ne nous regarde dans cette affaire-là...
Il y avait deux agrafes de mises, péniblement. Elles craquèrent toutes deux, parce que la grande Mélite perdit patience.
—Ma parole d’honneur! s’écria-t-elle,—tu n’a pas le sens commun!... M. Garnier de Clérambault se fait fort de nous donner la famille de Croze: il y a quatre jeune filles faites et trois qui poussent... Madame de Sainte-Croix m’a promis les Berton, tout ce qu’il y a de plus riche dans la chaussée d’Antin... Nous avons dix-sept lits de vides... et le loyer va toujours!... Est-ce avec tes idées révolutionnaires que tu rempliras nos cadres?...
—J’ai voulu dire seulement..., murmura Philomène, qui battait en retraite.
—Non! l’interrompit l’impétueuse Mélite,—il y a des jours où je planterais là toute la boutique, vois-tu... Penses-tu que je ne trouverais pas à me marier?... Si tu veux marcher en dépit du bon sens, eh bien, garde la maison, je m’en lave les mains.
—Ma sœur!...
—Ce mariage fera un bruit d’enfer... et, quand on saura que les demoiselles Géran ont accompli cette bonne œuvre, toutes les mères voudront en tâter... Une pension qui marie peut augmenter son prix d’un bon tiers... sans compter les cadeaux et les pots-de-vins... Mais n’en parlons plus; c’est fini, j’y renonce...
—Si tu crois, ma bonne Mélite...
—J’y renonce!... J’ai une sœur qui ne comprend pas... elle avoue franchement cela... qui ne comprend pas qu’on se donne un peu de mal pour produire un grand bien... j’ai une sœur qui fait de la sensiblerie et qui s’intéresse aux femmes vivant dans le concubinage...
Philomène, à ce mot cruel, eut grande envie de se fâcher. Elle était, au fond, bien plus forte que sa sœur. Mais qui n’a observé ce singulier phénomène, si commun dans les ménages: l’oppression de la supériorité par l’infériorité?
On peut affirmer que c’est la règle. La paix intérieure est le lâche prétexte de cette anomalie. Certains maris font, pour avoir la paix, des concessions véritablement héroïques. Cela leur procure une guerre éternelle.
«Si vous voulez la paix, disait cependant l’adage antique, soyez prêt pour la guerre.»
L’adage a bien raison politiquement parlant; il a raison surtout dans le domaine des faits domestiques.—Seulement, il y a la fatalité qui fait toujours rire Gavarni, et ces pauvres maris ne se corrigeront jamais.
S’ils se corrigeaient, adieu la comédie!
La douce Philomène et la robuste Mélite formaient une sorte de ménage. C’était la douce Philomène qui était le mari, à cause de son âge et de sa mansuétude.
Quand le costume cessera de différencier les sexes, on reconnaîtra toujours l’homme à sa débonnaireté.
Or, notez que, dans les querelles intestines, la déroute du mari est trop souvent déterminée par un dessous de cartes. L’intérêt, ce dieu folâtre des bucoliques modernes, rit presque toujours dans un coin de l’alcôve.
Ici, pour combattre le légitime courroux de Philomène, il y avait les dix-sept lits vides, les quatre demoiselles de Croze et les trois qui poussaient;—chers nourrissons dont quelques années devaient faire des pensionnaires.
Il y avait les Berton, une dynastie du quartier de l’Opéra!
Il y avait l’idée excellente—presque sublime—d’ajouter aux mérites de la pension Géran je ne sais quel horizon rose et voilé de gaze, au fond duquel, à perte de vue, on apercevrait le dieu d’hymen...
Philomène avait eu déjà plusieurs fois cette pensée.
Elle avait vu dans ses rêves toutes les élèves de la pension Géran, emportant, aux premiers jours de septembre, au lieu de livres dorés sur tranche et au lieu de couronnes de laurier-sauce, un prix vivant, un prix charmant: chacune un petit mari sous le bras.
Elle s’était demandé dans quelle partie de la plaine Saint-Denis on pourrait bâtir une pension Géran assez vaste pour contenir toutes les jeunes demoiselles que ce nouveau système de récompenses, une fois connu, ferait sortir de terre.
Au lieu de se fâcher, elle courba la tête.
—J’ai une sœur, continuait cependant la grande Mélite avec une croissante amertume,—une sœur qui, abusant de la prépondérance que lui prête la supériorité fortuite de son âge, pose son veto brutal au-devant de mes meilleures résolutions.
—Du tout! du tout! fit l’aînée;—tu vas trop loin!... Je n’empêche rien, ma bonne biche... c’est tout au plus si je cherche à m’éclairer de temps en temps...
—De mieux en mieux!... Dites tout de suite que vous êtes dominée... esclave... victime...
—Mon Dieu, non... veux-tu savoir le fin mot?
—Voyons ce fin mot!
Ce disant, mademoiselle Mélite tendait de nouveau son dos aux doigts complaisants de sa sœur aînée.
—Le fin mot, dit Philomène, c’est que j’ai peur de jouer le rôle de marionnette, entre des mains trop habiles.
Mademoiselle Mélite eut pour le coup un sourire de pitié.
—Fais ce que dois, advienne que pourra! prononça-t-elle avec un magnifique sérieux. Puisque nous trouvons l’occasion de sauvegarder l’avenir d’une de nos élèves... de régulariser une position et de...
—Arrête-toi là, chère sœur, l’interrompit Philomène, qui peinait à la tâche;—je crois que tu as gagné un ou deux centimètres depuis la dernière fois... le corsage est un peu juste... Voilà le mot qui me détermine: régulariser une position... quand même nous devrions en souffrir... Avale un peu ton haleine, ou nous n’arriverons pas... Si tu crois pouvoir compter sur ces nouvelles élèves... d’ailleurs, je n’ai aucune répugnance, moi, pour opérer les rapprochements en tout bien tout honneur et faire de temps en temps un mariage.
—Alors, pourquoi contraries-tu? demanda la rancunière Mélite.
—Là!... fit l’aînée, qui respira gros après avoir attaché la dernière agrafe.
Elle poussa Mélite jusqu’au-devant de la glace et ajouta en la caressant du regard:
—Voilà ce qui s’appelle une jolie taille!... ça ne m’étonne pas qu’on me prenne toujours pour ta mère!
Mélite se retourna radieuse et tendit la main à sa sœur. Elle était sanglée comme une valise. La paix fut cimentée par un double sourire; après quoi, Mélite ouvrit la fenêtre et appela:
—Mademoiselle Mathilde!
La sous-maîtresse leva sa pauvre figure maigre et farouche. Mélite lui fit signe de monter.
Quand mademoiselle Mathilde passa le seuil, Mélite s’occupait à faire bouffer les plis de sa robe. Elle ne put s’empêcher de demander:
—Suis-je bien habillée, mon enfant?
—Vous avez une toilette ravissante, répondit Mathilde.
Elles font, les infortunées, un effrayant abus de ces mots-là.
—Il est fort heureux, dit Mélite avec une pointe de dédain,—que je sois à votre gré, ma toute belle. Dieu merci, je m’occupe fort peu de ces frivolités. Ce sont là des triomphes misérables et trop faciles... Veuillez m’écouter très-attentivement... Ma sœur et moi nous nous absentons ce soir; c’est la première fois depuis bien des années, et vous devinerez—car vous n’êtes pas sans intelligence—que nous avons pour cela des motifs d’une haute gravité... Il est des cas où l’on doit savoir rompre avec ses habitudes, même les meilleures, pour aider au bien ou pour prévenir le mal...
—C’est donc vrai, mademoiselle, dit étourdiment Mathilde,—ce qu’on raconte sur la pauvre Césarine?...
La grande Mélite n’eut besoin que d’un regard pour la foudroyer.
—Mademoiselle Césarine de Mersanz sort de la pension Géran! prononça-t-elle avec emphase, tandis que Philomène approuvait du geste en nouant les rubans de son humble chapeau noir.
Cette réponse, paraîtrait-il, suffisait à tout; car mademoiselle Mathilde baissa les yeux et resta muette.
La grande Mélite continua, en découvrant un très-majestueux chapeau de velours qui avait, ma foi, une plume:
—Je ne vous dirai pas, mon enfant, que je vous laisse une grave responsabilité. Je hais l’exagération. La pension Géran est, Dieu merci, organisée de telle sorte, qu’elle pourrait marcher longtemps d’elle-même... Cependant, veillez... Laissez vos romans à vingt centimes, tranquilles jusqu’à notre retour... Vous voyez que je sais tout... S’il se passait quelque chose d’imprévu qui nécessitât impérieusement notre présence, nous dînons à l’hôtel de Sainte-Croix et nous passons la soirée à l’hôtel de Mersanz.
Ces deux noms retentirent dans la bouche de la grande Mélite comme deux sons de clairon.
Mathilde, que le mot roman à vingt centimes avait désarçonnée, s’inclina en silence. Elle essaya de se rendre utile en dépliant le châle boiteux de sa suzeraine, qui jetait à sa glace un orgueilleux regard.
—Ferai-je avancer une voiture? demanda-t-elle.
—Il n’est pas besoin, répondit la grande Mélite en style noble.
Son doigt montrait, par la croisée de sa chambre à coucher, un équipage arrêté de l’autre côté de la grille.
Philomène était prête. On descendit triomphalement l’escalier au moment où la cloche rappelait les élèves à l’étude. Rien ne put empêcher les grandes, les moyennes et les petites de traverser le vestibule et de se mettre en rang sur le perron pour assister au départ de mesdames.
Toutes les puissances de ce monde aiment à voir leur peuple former la haie. Philomène sourit avec douceur; Mélite daigna caresser deux ou trois mentons en passant.
La porte de la grille s’ouvrit.
On put reconnaître, sur les panneaux de l’équipage, l’écusson de madame la marquise de Sainte-Croix. Il y avait quelqu’un dedans. Tous les regards s’aiguisèrent. C’était un jeune homme,—un beau jeune homme en habit noir et ganté de blanc. Son visage disparaissait un peu dans l’ombre.
Mais, quand il descendit pour offrir la main aux demoiselles Géran, dix voix s’élevèrent pour prononcer son nom;—ce qui prouvait à quel point grandes, moyennes et petites savaient le menu de la chronique.
—Celui qu’on allait voir sur le cavalier! dirent les unes.
—Le jeune homme de la terrasse! chuchotèrent les autres.
Et toutes:
—M. Léon Rodelet!