La fabrique de mariages, Vol. 4
XV
— Régulariser une position. —
Le comte Achille, par sa fortune, par son nom, par ses alliances, était du plus haut monde; mais ses oscillations politiques et aussi son second mariage l’avaient fait un peu déchoir. On savait que le maréchal le tenait à distance, et cette parenté avec le maréchal était la plus belle plume de son aile. Dans ses salons, il y avait bien un peu de l’un et de l’autre. L’ivraie se mêlait au froment en assez notable quantité.
Depuis le commencement de la soirée, madame la baronne du Tresnoy avait déjà souventes fois fait la grimace à l’aspect de certains visages.
Madame la baronne n’était plus jolie. Les grimaces qu’elle faisait n’avaient rien d’attrayant.
Elle était là avec ses deux grandes filles, pompeusement attifées;—car il est de règle, là comme ailleurs, que la toilette des demoiselles est en raison inverse du carré de leurs dots.
Juliette trouvait peu de danseurs, malgré les fruits savoureux du Midi et les fleurs confites qui formaient sa coiffure; Dorothée, nonobstant les feuillages trop touffus dont elle avait ombragé sa chevelure, n’en trouvait point du tout et restait sur sa chaise.
A cause de cela, elles pouvaient se donner tout entières aux impressions du moment.
Elles s’y donnaient avec la rancune amère des grandes filles qui font tapisserie.
En conscience, elles espéraient pis que pendre, et leurs dents de vaincues s’aiguisaient pour dévorer les catastrophes à venir.
Cela ne les empêchait pas de mordiller à droite et à gauche, pelotant en attendant partie.
—Quelle cohue! disait mademoiselle Juliette.
—On ne sait, en vérité, répondait mademoiselle Dorothée,—d’où sortent tous ces gens-là!
Gens de peu, petites gens, gens du plus mauvais ton, qui ne faisaient danser ni mademoiselle Dorothée ni mademoiselle Juliette!
Deux jeunes vicomtes de province, ayant encore le duvet des fruits de Béziers ou de Saint-Brieuc, vinrent en ce moment solliciter les mains de ces demoiselles pour la prochaine contredanse.
Madame la baronne du Tresnoy avait bien reconnu dans cet envoi la main charitable de Béatrice; mais mademoiselle Juliette ni mademoiselle Dorothée ne voient jamais ces choses-là.
Elles acceptent froidement l’aubaine et se moquent volontiers des juveigneurs de Quimper ou de Pézenas, qui viennent jeter une fleur sur les cailloux de leur sentier.
A la fin de la contredanse, elles échangent les communications suivantes:
—Il a l’accent auvergnat.
—Il brouille les figures.
—Il m’a dit que la journée avait été fort belle, pour la saison.
—Comme le gendarme de Nadaud... le mien m’a déclaré que Paris était plus grand que Brives-la-Gaillarde.
—C’est une découverte... mais le mien est de bonne maison.
—Le mien aussi.
—Il a un titre.
—Ils en ont tous à Landerneau!
Cela se termine par un double bâillement et par cette plainte sacramentelle:
—Où sont donc ces messieurs?
Ces messieurs, hélas! un groupe composé de toutes les admirations de mademoiselle Dorothée et de mademoiselle Juliette, une constellation où brillent tous les héros de ces mille romans que rêvent leurs heures ennuyées. Ces messieurs! douze ou quinze vainqueurs,—et pas un mari!
Où sont donc ces messieurs? Soit bizarrerie de goût, soit suprême bonté de cœur, si vous faites danser mademoiselle Juliette ou mademoiselle Dorothée, vous entendrez cette question pleine de mélancolique impertinence:
—Où sont ces messieurs?
Ces messieurs sont toujours au même endroit, croyez-le bien. Alfred de Lansac est au jeu, où il perd; Maxime de Beaumont aussi, André d’Orange également. Le comte Achille a établi quelque part un fumoir tout exprès pour M. de Grévy, le mari myope et volage de la charmante vicomtesse; pour Fauvel, l’heureux poëte à qui les plus mauvais opéras de salon coûtent à peine six mois de travail; pour Montmorin, pour le bel Aymar de Quelquechose,—rédacteur apprécié du Journal des Demoiselles,—pour Frémiaux, le maquignon fashionable, et autres sultans d’égale importance, tous faisant partie du groupe sidéral: CES MESSIEURS.
Même Frémiaux,—surtout Frémiaux. Le cheval étant, au dire de Buffon, un noble animal, anoblit tous ceux qui savent gagner cinquante mille écus par an dans une écurie.
Dans les songes maternels de madame la baronne du Tresnoy, les quines que l’on peut gagner à la loterie du monde ont parfois la figure busquée, les cheveux blonds crépus, les larges épaules et le lorgnon d’or de Frémiaux.
Personne ne s’indignerait si demain ce bon garçon mettait sur ses cartes: «M. de Frémiaux.» On s’y attend. Ce serait de sa part un acte courtois; cela prouverait qu’il ne dédaigne pas la particule.
Procédons par l’absurde, comme en géométrie. Supposons qu’il épouse, un vilain jour, mademoiselle Dorothée ou mademoiselle Juliette. Dans vingt ans, vos neveux pourront coudoyer de petits vicomtes de Frémiaux, dont les aïeux faisaient mieux que combattre les Anglais, puisqu’ils les vendaient,—et fort cher.
Si leur nom se trouve difficilement dans l’armorial, on cherchera dans le Stud book.
Notons pour mémoire que madame la baronne du Tresnoy avait salué fort légèrement madame la vicomtesse de Grévy, lorsque ces deux dames s’étaient rencontrées. Au contraire, elle avait accueilli avec reconnaissance et respect la démarche de madame la marquise de Sainte-Croix, qui avait bien voulu lui souhaiter le bonsoir en passant.
Madame la marquise avait une cour. Dix fois, Césarine de Mersanz était venue s’asseoir auprès d’elle. Le comte Achille l’avait promenée dans le bal.
On s’approchait d’elle avec une sorte de ferveur, et chacun voulait avoir un mot d’elle.
Sa toilette était un véritable chef-d’œuvre de combinaison. Cette femme avait réellement un grain de génie. Elle posait en vieille femme ce soir, en grand’mère plutôt qu’en mère, et cependant sa mise gardait une fière et souveraine élégance.
Elle était, avec Maxence, l’objet de la curiosité générale. Son apparition faisait nouveauté comme la rentrée de quelque comédien célèbre. Depuis longtemps, elle tenait rigueur au monde, et le monde n’avait pas besoin de chercher le motif de son retour. Ce motif était là, vivant et charmant: c’était sa fille, c’était Maxence. La présence de cette délicieuse enfant lui était une parure nouvelle. On lui savait gré de cette toilette d’aïeule, dont nous parlions naguère; on la trouvait plus belle dans ce rôle imprévu, où elle apportait une douce et simple sérénité.
Les deux demoiselles Géran, placées non loin d’elle comme des aides de camp, n’étaient pas sans faire ressortir le ton exquis et la noble aisance de Flavie. La grande Mélite, portant haut comme un coursier de parade, cachait son embarras sous un air rogue. Moins intelligente que sa petite sœur, la suave Philomène, elle sentait bien cependant qu’elle n’était là que par tolérance et pour fournir la réplique à un moment donné du drame. Elle appartenait à cette catégorie de bonnes gens qui chantent à pleine voix quand ils ont peur et qui se drapent superbement quand on les déconcerte.
Philomène, au contraire, selon la pente de sa nature, dépassait le but par trop d’humilité. Elle était collante. Elle engluait son entourage à force de caresses et d’obséquiosités.
C’était de ce groupe si bien composé qu’était parti le mot de la situation.
Un mot illustre à la façon d’Attila et de Gengis-Khan, un mot fléau, un mot qui fait des ruines.
Un mot qui, cependant, exprime une chose morale, bonne, nécessaire, chrétienne.
Mais qui a servi de prétexte, ce terrible mot, depuis que le monde est monde, à des millions de trahisons, d’abandons et de lâchetés.
C’était dans ce coin, où les deux demoiselles Géran travaillaient pour la marquise, qu’on avait dit pour la première fois:
—Vous sentez bien que,—maintenant,—avec une jeune fille de seize ans dans la maison,—M. le comte de Mersanz ne peut manquer de songer à RÉGULARISER SA POSITION.
Que vous en semble? Cela paraît bien innocent.
Cela a égorgé des monceaux de femmes, depuis Ariane jusqu’à cette pauvre fille qui peut-être respire, à l’heure où nous écrivons ces lignes, la mortelle vapeur du charbon, parce qu’un vulgaire Thésée la délaisse pour épouser une Phèdre bourgeoise, chargée fatalement de la venger.
Rien ne change. La tragédie antique court les rues en crinoline.
Cela tue, nous vous le disons; cela ravage.
Et que la mauvaise foi ne vienne pas prétendre que nous prononçons là de dangereuses paroles. La mauvaise foi n’aura pas beau jeu. Nous parlerons la bouche ouverte et nous mettrons les points sur les i.
En commençant ce livre qui s’appelle la Fabrique de Mariages, nous avions l’intention d’attaquer rudement certaines industries encore plus drôles que malsaines qui ont pris pour enseigne le dieu d’hymen.
Nous voulions traduire un peu à la barre de la comédie ces Mercures du bon motif, cimentant à tort et à travers—moyennant une commission—les alliances les plus biscornues.
Il nous paraissait bon de chasser du temple ces effrontés marchands qui éclaboussent du bas de leur charlatanisme la plus haute et la plus sainte des institutions sociales, abstraction faite même de sa base divine; il nous paraissait juste de démasquer ces pitres qui marient au son de la grosse caisse, comme les dentistes de la rue détraquent les mâchoires en plein vent. Le bruit qui se fait autour de ce trafic est assurément une des obscénités les plus excentriques de notre époque. Cette musique de négociateurs déguisés en Turcs et de diplomates à queue rouge, nous avait fait tourner les yeux vers leur foire...
Mais, si frivole que soit un roman, il faut néanmoins quelque chose pour le faire.
Une fois dans la foire, nous avons vu avec étonnement qu’il n’y avait rien.
Rien que du bruit.
La foire matrimoniale s’agite entre des fantômes. Ce sont des maris illusoires qui courent après des femmes chimères.
Il n’y a rien, absolument rien. Les montres de ces magasins sont vides ou ne contiennent que des mannequins et des poupées.—Si donc quelqu’un de ces avaleurs de sabres se prétendait attaqué dans ces pages, nous déclarons d’avance devant Dieu et devant les hommes qu’il aurait grand tort. On ne se bat pas contre le néant.
Paillasse étant ainsi mis hors de cause, restent ces marieurs plus discrets qui ne font pas de publicité, qui se gardent bien de mettre la moindre enseigne sur leur porte, et qui servent tout doucement de trait d’union dans les hymens réputés difficiles.
C’est encore une industrie, mais sans patente. Cette industrie, qui ne fait pas payer d’avance et qui dédaigne toute allure commerciale, obtient, à la différence de l’autre, de très-nombreux résultats. Elle tient sa place dans le monde, qui la connaît, qui la raille et qui en use.
Il y a des gens parfaitement honnêtes parmi ces caducées. En général, ils gagnent surabondamment l’argent qu’on leur donne.
De toutes les choses impossibles, un mariage difficile est la plus dure à travailler.
A Dieu ne plaise que nous ayons prétendu mettre ici en scène un de ces hommes ou une de ces femmes utiles! Nous avons trouvé, chemin faisant, sur les confias de la foire aux mariages et tout près du sentier où marchent à pas muets les faiseurs sérieux de rapprochements, une histoire véritable, et nous la racontons.
Madame la marquise de Sainte-Croix et son joli collègue M. Garnier de Clérambault n’appartiennent à aucune catégorie classée. Mettons que ce sont de pures exceptions: nous resterons plus à l’aise, sans sortir de notre titre.
Il ne nous déplaît pas d’accorder que la fabrique Garnier de Clérambault, commanditée par madame la marquise, est et sera la seule de son genre.
D’autant que le lecteur appréciera dans sa sagesse.
Encore moins permettrons-nous de supposer que la pensée nous soit venue de plaider contre le mariage lui-même. Quelques romans, il est vrai, ont tenté ce méfait,—semblables à des brûlots perdus qui viennent s’échouer contre la base invulnérable d’un roc.—Le rocher n’a pas su que le brûlot se consumait à ses pieds.
Nous n’en voulons ici qu’à un mot hypocrite auquel la foule imprudente se laisse prendre trop souvent, à un mot qui ment et qui empoisonne.
Nous n’en voulons qu’à cette tournure de phrase benoîtement assassine: régulariser une position.
Cela s’entend de deux manières. La bonne signifie: faire succéder l’union chrétienne et légale aux liens d’une cohabitation volontaire.
Qu’ils soient honorés et bénis, ceux qui l’entendent ainsi!
Nous parlions de marieurs. Il y en a, et de sublimes! Ceux-là font des affaires par milliers et n’en deviennent pas plus riches; ceux-là, soldats infatigables, montent à l’assaut du vice, et, vainqueurs, le transforment en vertu; ceux-là sont les ouvriers du bon Dieu; leur travail est sacré, leur bataille est féconde. Ils passent! les sceptiques et les sots rient à gorge déployée; mais ils ont laissé derrière eux la moralité conquise, la paix de la conscience et le bonheur.
Ces hommes et ces femmes qui végétaient, accouplés par le hasard, et dont les enfants n’avaient ni père ni mère, sont maintenant des époux; ils ont une famille, un motif de s’efforcer de bien faire, un but, un avenir.
Oh! riez; car, loin d’avoir un bénéfice, les croisés du sacrement de mariage ont payé,—payé, je dis bien,—l’homme et sa concubine, afin qu’ils se laissassent unir.
Comme on est forcé de payer les barbares parents qui refusent la vaccine à leurs enfants.—Riez!
Il y a de quoi. Ces jeunes gens, ces apôtres ne se formaliseront point de vos gaietés. Ils sont sortis ce matin de leur vie d’élégance pour pénétrer au plus profond de la dégradation parisienne. Ils se sont baignés, une main au cœur, l’autre aux narines, dans l’océan des fanges matérielles et morales qui vous noieront quelque jour; ils ont, ces sauveteurs, amené au rivage de la civilisation un peuple de sauvages,—et payé la prime.
Vous pouvez rire.
Vous pouvez rire. Pas trop haut, cependant. Il y a des muscles sous leurs gants blancs.
On en a vu rosser des philosophes.
Ce fut un tort. Ils auraient mieux fait de se marier.
Qu’ils soient bénis encore une fois ceux qui comprennent ainsi notre terrible phrase et qui régularisent la position du pauvre, en faisant d’une couvée humaine une famille!
L’autre manière d’entendre notre mot n’est pas même française. Elle force le sens à ce point de dire précisément le contraire de ce que ses paroles expriment.
Et pourtant elle est généralement usitée dans son acception absurde et cruelle; beaucoup de bonnes gens s’en vont la répétant, et, ce qui pis est, croient faire œuvre pie.
Le second et lugubre sens de cette façon de parler: régulariser une position, c’est briser un lien, torturer une âme, chasser une femme de la maison, mettre une existence sous la meule.
On frémit à bon droit en voyant une arme à feu dans les mains d’un enfant.
Et personne ne s’émeut quand la foule écervelée—qu’elle soit habillée d’indienne ou de velours—manie imprudemment cette machine meurtrière.
Il faut le dire, l’arme peut être bien dirigée. Certaines unions ne peuvent pas avoir une heureuse issue. Il est bon, il est loyal d’user de l’influence qu’on a pour arracher une personne chère à quelque commerce indigne. Mais il y a deux intérêts en jeu. En sauvant l’un, vous frappez l’autre. Il faut, par conséquent, un juge compétent pour rendre cet arrêt suprême.
Eh bien, le tribunal manque. Cela se fait toujours par entraînement et comme les paysans de Walter Scott menaient la sorcière à la mare. On crie: «Sus! sus!» La cohue est contente: elle veut toujours juger comme le bonhomme des Plaideurs.—Et, chose étrange, les femmes ici sont surtout impitoyables.
Les femmes n’aiment pas les femmes. Autour de ce supplice, les femmes sont toutes des tricoteuses, rangées sous l’échafaud. Celles qui ne sont pas enragées restent indifférentes et diraient volontiers, parodiant le mot de Lafontaine: «Ce n’est qu’une femme qu’on égorge.»
L’animosité augmente, la rigueur devient implacable si la condamnée a usurpé une situation mondaine, et si le faux mari, aux temps des amours, a dressé un piédestal à celle qui deviendra sa victime. C’est sur la poitrine de la femme que sera frappé le meâ culpâ de l’homme. L’homme a menti au monde, le monde se venge en écrasant la femme...
Au nom du ciel! ce ne sont pourtant pas là des déclamations! Il ne me paraît pas ultra-révolutionnaire de reprocher au monde son éternelle et idiote faiblesse pour don Juan.
Le monde ira danser demain chez don Juan, divorcé malgré la loi, fallût-il pour cela passer devant le pauvre corbillard qui conduit la vraie femme de don Juan au cimetière!
J’ai vu cela. J’ai entendu bourdonner autour de mes oreilles ce barbarisme imbécile: régulariser une position. J’ai vu les hordes en cravates blanches et en dentelles protéger un gros homme moustachu,—fort comme trois lutteurs du château de la Savate,—contre une pauvre sainte qui se mourait.
J’ai suivi le cercueil, moi tout seul, derrière la mère en larmes.
Elle avait tant souffert ici-bas, que ce deuil était comme une joie. La mère et moi, nous fêtions silencieusement la délivrance. Quand la terre eut tombé, pelle à pelle, sur la bière sourde, la mère sécha ses pleurs et dit: «Tant mieux pour elle!»
Elle était vieille, et je la vois encore partir en chancelant comme une femme ivre.
Sa fille était le dernier battement de son cœur.
L’homme moustachu, cédant à de bons conseils, avait ouvert cette tombe et régularisé cette position. Il était, je crois, vicomte de Bourse, et là-bas on ne transige pas avec l’honneur!
Il y a bien un autre mot qui se dit réparation et qu’on applique avec enthousiasme au cas où ce même gros seigneur barbu juge à propos d’épouser une coquine; mais c’est un tout autre sujet, et nous n’en parlons que par manière de génuflexion devant le discernement public.
Le ballon d’essai avait donc été lancé dans la partie du salon qui avait l’honneur de posséder les deux demoiselles Géran, la grande et la petite, la superbe et la modeste. Le mot trouva immédiatement de l’écho; il en trouve toujours et cela ne peut être autrement, puisqu’il promet pis que pendre: scandale nécessaire, catastrophe, péripéties. Il est si doux de manger son spectacle gratis!
En un clin d’œil, le mot fit tache d’huile et se répandit d’un bout à l’autre des salons.
Il glissa, sans gêne et sans encombre, entre les figures enchevêtrées d’une douzaine de quadrilles; il se balança aux mesures allemandes de la valse; il circula décemment le long des respectables galeries, effleurant les groupes politiques, galopant parmi les petits clubs des sportmen, interrompant un peu plus loin la critique éclairée de la comédie nouvelle, coupant en deux sur sa route un demi-cent de chroniques scandaleuses, prenant ses aises au buffet, occupant, autour des tapis verts, l’entr’acte de deux parties.
Vous l’avez vu se rouler comme un serpent, voler comme une hirondelle. De toutes les choses qui vont, c’est la plus agile; de toutes les choses qui rampent, c’est la plus subtile. Cela s’épand comme l’air ou comme la lumière; seulement, contre cela, il n’y a ni paravent ni écran.
Cela traverserait la muraille d’acier poli qui défend les châteaux enchantés de l’Arioste.
Au bout d’une demi-heure, tous les hôtes du comte Achille savaient qu’il s’agissait de régulariser sa position, c’est-à-dire d’envoyer Dieu sait où celle qui portait le nom de comtesse de Mersanz, et de faire un mariage convenable.
Nous demandons pardon au lecteur d’aller si lentement, mais le sujet est délicat entre tous. Ces histoires véritables ont parfois une telle brutalité, qu’il les faut entourer d’une bourre.
Sans cela, vous qui vivez au milieu d’un fouillis d’histoires semblables, vous seriez les premiers à dire: «Cela est impossible! cela ne se passe pas ainsi.»
Notons un phénomène curieux, mais non pas rare. Dans le monde, la situation ne s’éclaircit presque jamais petit à petit, comme se fait l’aube dans nos climats tempérés. Le jour brille tout d’un coup au milieu d’un mystère. Il n’y a pas de crépuscule.
La veille, les trois quarts ignoraient, l’autre quart doutait, ou niait en haussant fièrement les épaules.—Le lendemain, tout le monde le sait; la chose existe; elle est incontestable. L’évidence éclate.—Qui a dit le secret?
Personne, souvent.
Le secret était mûr. Il est tombé sans qu’on ait pris la peine de le cueillir.
Le secret de la comtesse Béatrice était mûr. On se le renvoyait comme une balle, du salon à l’antichambre. Les petits jeunes gens qui dansent le savaient. Que dire de plus?
Aussi personne n’avait besoin d’explication préalable pour comprendre cette grande nouvelle: la position va être régularisée. Il y avait lieu. Cette fausse comtesse jouait, de son reste.—Avait-elle bien le front encore de faire les honneurs!
Pauvre petite demoiselle Césarine! quelle humiliation! N’aurait-on pas dû se hâter davantage et faire la maison nette, au moins, pour son retour?
C’était pour elle, pour elle seulement que beaucoup de bonnes âmes restaient un instant de plus dans ces salons compromis. Sans elle, une fois dévoilée l’irrégularité de la position, chacun se fût retiré. C’eût été une déroute.—Mais la pauvre petite demoiselle Césarine n’était pas la cause de cela.
Elle en souffrait cruellement, on le voyait bien. Elle se tenait toujours très-loin de sa prétendue belle-mère, et cependant son regard ne la perdait point de vue.
Un voile de mélancolie couvrait la gaieté de ses seize ans...
Partant de là, on accusait bien un peu le père, mais seulement sur la question de temps. Le crime était d’avoir trop prolongé cette intrigue. Quant à l’intrigue elle-même, un jeune veuf est bien exposé, surtout quand il est puissamment riche. Ces créatures, d’ailleurs, sont si habiles, si adroites,—si rouées!
Car nous savons employer, dans nos salons aristocratiques, l’énergie un peu rude de certaines expressions.
La faute était à Béatrice. Autres temps, autres mœurs. Jadis nous cherchions partout des Clarisse Harlowe et des Paméla, jadis nous traquions comme un loup enragé cet infâme Lovelace. C’était intolérable. Aujourd’hui que le monde a marché, nous savons bien que Clarisse et Paméla courent effrontément après ce bon M. Lovelace,—dont le sexe et l’âge méritent protection.
Nous avons découvert cela en même temps que l’harmoniflûte et le télégraphe électrique. Nous sommes un siècle gaillard!
On l’aurait brûlée volontiers, cette Béatrice, pour avoir séduit M. le comte de Mersanz. Il y avait des instants où l’opinion unanime la vouait aux plus affreux supplices.
Puis le reflux avait lieu. Vous connaissez tous ces marées qui vont et viennent sous le feu des bougies, marées bien plus capricieuses que celles de nos grèves. Soudain, le flot humain s’agitait: un contre-courant se faisait.—On venait de voir passer la comtesse Béatrice, calme, noble, souriante, au bras d’un ami ou d’un parent de M. de Mersanz. Les choses alors changeaient de face. D’où pouvaient partir tous ces cancans absurdes et peut-être intéressés? Quelles preuves avait-on pour croire à ces on dit impossibles? Le comte avait-il parlé? Césarine avait-elle prononcé un seul mot? ou Béatrice elle-même s’était-elle trahie?
Ces symptômes si clairs s’obscurcissaient. On s’étonnait d’avoir cru, après s’être reproché d’avoir douté.—C’était fort intéressant, ce mouvement d’oscillation; cela occupait. On s’amusait véritablement beaucoup à l’hôtel de Mersanz, ce soir.
Et l’espérance de voir sous peu,—cette nuit même peut-être,—une position régularisée, ajoutait encore à l’allégresse générale.