La fabrique de mariages, Vol. 4
XIV
— Une fête à l’hôtel de Mersanz. —
Le dîner de l’hôtel de Sainte-Croix nous sera connu par les résultats. Nous avons à dire ici seulement le nom des convives. Autour de la table de madame la marquise s’asseyaient Philomène et Mélite Géran, M. Garnier de Clérambault, Léon Rodelet et Maxime.
Après le dîner, les deux demoiselles Géran furent prises par madame la marquise. L’entretien ne dura pas très-longtemps.
M. Garnier de Clérambault, pendant ce temps-là, s’était emparé de Léon Rodelet, qui semblait triste et inquiet.
Maxime était à sa toilette.
A la suite de son entretien avec Clérambault, Léon Rodelet sortit de l’hôtel de Sainte-Croix. Vous l’eussiez rencontré seul dans les rues désertes du faubourg Saint-Germain. Il était très-pâle, et ses mains froides touchaient souvent son front qui brûlait. Il allait chancelant comme un homme ivre.
Les deux demoiselles Géran, au contraire, paraissaient très-contentes d’elles-mêmes et de leurs hôtes. Les dernières paroles prononcées tombèrent avec aménité de la bouche de Philomène, qui dit, résumant sans doute la conférence tout entière:
—Du moment qu’il s’agit de régulariser la position de toute une famille, il n’y a pas à hésiter.
La marquise tendit ses deux mains. Mélite et Philomène, fort honorées, les pressèrent. C’étaient désormais deux héroïnes allant à la croisade des positions à régulariser. La conscience de leur dévouement les transfigurait.
Elles voyaient la vie en rose,—et dix-sept petites demoiselles qui venaient remplir les dix-sept lits vides...
Les préparatifs de cette fête, destinée à célébrer la rentrée de Césarine de Mersanz sous le toit paternel, étaient depuis longtemps déjà le soin le plus cher de Béatrice. L’idée venait d’elle-même. Son excellent cœur, qui s’élançait passionnément vers la fille de son mari, trouvait chaque jour un plaisir nouveau à s’occuper de ces détails.
C’était d’abord une surprise qu’on avait dû faire à Césarine.—Sans mauvaise intention aucune, le comte Achille avait vendu le secret, un jour qu’il s’était rendu seul à la pension Géran.
Il avait omis de faire mention de Béatrice.
Parlons plus vrai: il avait évité de prononcer le nom de Béatrice, parce que mademoiselle Maxence de Sainte-Croix était au parloir avec sa mère.
Pour un empire, le comte Achille n’aurait pas prononcé le nom de Béatrice devant Maxence.
Béatrice, néanmoins, gardait tout le plaisir de son invention. Elle était tout entière à son mari et ne savait point ce qui se passait au dehors. Certes, elle ne pouvait méconnaître les froideurs de Césarine, elle en souffrait profondément; mais elle les attribuait à ces défiances naturelles, à cette rancune ordinaire de l’orpheline contre la marâtre. Le verset le plus tendre et le plus ému de sa prière de chaque soir implorait Dieu pour que les yeux de la chère enfant s’ouvrissent enfin. Elle aimait Césarine autant qu’Achille lui-même. Elle s’endormait souvent, et c’était son meilleur rêve, en serrant dans ses bras Césarine ramenée, qui lui souriait et lui rendait ses caresses.
Césarine, du reste, avait eu de bons moments parfois. Elle avait le cœur honnête et tendre. L’affection si vraie, si évidente de sa belle-mère l’avait souvent attirée.
Mais nous savons que Césarine subissait de perfides influences. Il est des préjugés si faciles à exalter!
Peut-être aussi Béatrice, dans l’excès de sa bonté, n’avait-elle pas pris tout de suite la position qui convenait. Elle avait exagéré le sentiment exquis et désintéressé qui était en elle.
Il ne faut pas, vis-à-vis des enfants, faire sa place trop humble. L’enfance abuse. Un peu plus de force ou de dignité aurait maintenu Césarine. Le respect amène parfois l’affection.
Mais Béatrice aimait tant! C’était à genoux qu’elle avait sollicité jadis les baisers de l’enfant rebelle. Elle s’asseyait si craintivement à sa place d’épouse et de mère, qu’on eût dit sans cesse qu’elle demandait pardon de l’occuper.
A dater du moment où le comte Achille avait mis fin au tête-à-tête que nous avons raconté, Béatrice était restée seule jusqu’à l’heure du dîner. Césarine avait fait demander de ses nouvelles par mademoiselle Jenny, et la pauvre Béatrice, exaltant la portée de cette attention banale, était arrivée à table toute joyeuse.
Je suis sûre d’être compris de la majorité de mes lectrices quand je dirai que ce fait, si insignifiant en apparence, lui mettait plus de baume dans le cœur que les récentes instances de M. de Mersanz lui-même.
La femme possède, en effet, un instinct de subtile logique qui la mène toujours droit au centre de la question.
Béatrice, sans raisonner cette croyance, avait l’intime conviction que Césarine était le principal obstacle entre elle et son mari.
Le dîner fut froid et convenable. Achille n’eut pas besoin de faire effort pour éloigner les sujets d’entretien qu’il redoutait. La présence de Césarine arrêtait toute parole confidentielle sur les lèvres de Béatrice; elle se borna à faire d’une manière douce et charmante les honneurs de sa maison.
Après le dessert, elle s’éloigna contente, parce que M. de Mersanz, en l’engageant à faire toilette, et pressé par un remords peut être, lui dit tout bas:
—Nous causerons demain.
Béatrice vint baiser Césarine, qui se laissa faire. C’était une bonne journée.
Les heures qui précèdent l’ouverture d’une fête, dans les ménages bourgeois, sont terriblement laborieuses. C’est un moment de presse, un branle-bas général, un coup de feu, pour employer l’expression consacrée. Les domestiques, surmenés, nourrissent des idées de révolte; les enfants, profitant du désordre pour faire le diable, mettent tout sens dessus dessous; les maîtres se donnent un mal lamentable et payent d’avance fort cher le vaniteux plaisir de recevoir des gens qui vont railler leur mobilier, critiquer leur appartement, mordre leur caractère et hausser les épaules en humant leurs pauvres sorbets.
L’âne de la Fontaine disait: «Notre ennemi, c’est notre maître.»
L’invité arrange cela et pense: «Notre ennemi c’est notre hôte.»
Règle générale:
Si vous avez moins de cinquante mille francs de revenu, toute la peine que vous prenez en ces solennelles circonstances tourne à votre confusion.
Non-seulement la foule ne vous tient aucun compte de votre effort désespéré; mais, tout en vous déchirant, elle vous jalouse, et il y a une irréconciliable envie jusqu’au milieu de ses mépris.
Bénédictions sur la richesse! La richesse ne connaît ni ces douleurs préparatoires, ni les déboires qui succèdent au fiévreux enthousiasme de l’effort. La richesse laisse faire. Elle ne quitte les tranquilles hauteurs de son indolence que pour moissonner paresseusement ce qu’elle n’a point semé. Il n’y a pas de revers possible; la victoire est toujours là, fidèle. La richesse n’a d’autre chagrin que de passer, insensible et blasée, au milieu de ces faciles triomphes.
Elle a droit. Son public lui appartient. Il faudrait je ne sais quel événement impossible pour lui faire une chute.
Il ne faut pas croire, du reste, que les choses se fassent toutes seules. M. Baptiste, ce fonctionnaire privé que nous avons eu l’honneur de peindre dans sa magnifique quiétude, n’est pas absolument un homme de loisir. Il cause beaucoup avec mademoiselle Jenny, c’est la vérité, quand son grand cœur condescend à s’éprendre de cette parfaite soubrette; mais il faut l’heure du délassement à toutes les hautes intelligences.
M. Baptiste a les qualités de ses défauts. Nous le croyons larron, mais il est habile; nous le savons impertinent, mais il possède le grand art de commander. L’envers du maraud, c’est le factotum,—et quel ministre ne glisse pas volontiers son pied dans les bottes du roi son maître?
M. Baptiste coûte un prix fou. Il vaut énormément: presque moitié de ce qu’il coûte.
Je sais de braves seigneurs qui cherchent un M. Baptiste et qui ne le trouveront jamais.
Il faut un homme à M. Baptiste, qui se respecte trop pour voler un croquant nouvellement doré par le procédé électro-mobile.
Noblesse oblige. Les ancêtres de M. Baptiste faisaient les affaires de ceux qui allaient à la croisade. Quand, de père en fils, on a eu la gloire de dévaliser les preux, on éprouve le besoin de garder son rang.
A minuit, les salons de l’hôtel de Mersanz étaient pleins. Ce n’était pas du tout une petite fête de famille, selon la première idée de Béatrice, c’était un bal de bonne seconde force, avec le ban tout entier des invités de premier rang et une partie de l’arrière-ban.
Le faubourg Saint-Germain, considéré comme peuple noble ou matière à foule, pourrait être divisé en une soixantaine de catégories pour le moins.
Le classement de cette élégante population, par rang d’importance mondaine, n’est assurément pas difficile; mais il demanderait le même soin délicat que la confection d’une carte des vins, parfaitement équilibrée, où la préséance légitime des différents crus serait graduée selon l’art et au-dessus de toute réclamation.
Il y a les dominations,—les soleils,—crus suprêmes, portant le cachet de la comète,—les puissances, grands vins des années choisies,—les prônes, meubles un peu vermoulus, flacons un peu fêlés, qui déjà sourient et saluent quand on les appelle constance ou lacryma-christi,—les positions acquises, vins vulgaires, mais solides, à qui l’âge a donné un parfum inconnu.
Il y a les étoiles fixes, haut bordeaux, grand bourgogne, cotés dans le commerce; les planètes, pomard ou château-laffitte; les constellations, groupes intéressants, mais dont les bouteilles, trop jeunes, n’ont pas encore ces dentelles moussues; il y a enfin la voie lactée: une immensité d’astres sans nom,—un océan de petit vin blanc!
Il y a la légion étrangère: grands d’Espagne, madère et xérès, princes du saint-empire, fiers cristaux de Bohême, où perle l’or liquide du johannisberg ou du tokai; les jeunes seigneurs d’Italie, bruns, satinés, soyeux, ténors, tièdes et sucrés: pur syracuse; les lords,—mais l’Angleterre n’a que son ale pesante et son abominable porter.
Il y a les bouquets provinciaux: le champenois, plus noble que Clovis et dont madame veuve Cliquot porte la gloire aux deux pôles; la côte-d’or, le roussillon, l’anjou mousseux, le lourd orléanais, la bretagne aigrelette: tous bonnes âmes, rudes lames, jolies femmes drôlement crinolinées, appelant le faubourg Saint-Germain «mon cousin» avec d’étonnants accents.
Il y a la bourgeoisie alliée: nous entrons dans l’arrière-ban. Vins ordinaires, piquette, etc.
Il y a cette classe assez nombreuse de coquins, attachés au loyal faubourg comme la chenille à l’arbre: Tartufe moderne et sa hideuse famille,—toujours prêt à fonder des comptoirs en Californie, et buvant les aumônes, de l’autre côté de l’eau, en compagnie des filles de glaise: campêche empoisonné.
Il y a les protégés, pauvres diables, lourd fardeau: vin bleu.
Il y a les artistes: triste abondance. Arrêtons-nous.
Tout cela compose une formidable cohue. Tel palais de la rue de Varennes pourrait, s’il le voulait, à part les rayons, les astres et les simples lumières, réunir six fois plus de queues-rouges qu’un hôtel battant neuf, tout en plâtre, ayant l’honneur de servir de coque à un financier.
Chez M. le comte Achille de Mersanz, divers mains, il faut bien le dire, avaient lancé les invitations. Pour sa part, Béatrice n’avait guère appelé que les intimes de la famille et quelques amis de Césarine. Cependant les salons regorgeaient, et les indifférents se montraient en considérable majorité. Pour mettre le lecteur à même de trouver le mot de cette petite énigme, peut-être suffira-t-il de rappeler un passage de l’entretien confidentiel entre M. Baptiste et mademoiselle Jenny.
Ces deux discrètes personnes s’étaient avoué mutuellement qu’elles avaient, en tout bien tout honneur, des relations avec madame la marquise de Sainte-Croix.
Or, la façon dont devaient être dressées les lettres d’invitation n’était pas du tout indifférente à madame la marquise de Sainte-Croix.
Le comte Achille se trouvait n’avoir point de secrétaire. M. Baptiste, profitant de l’intérim, rendait de bons services. Nous ne saurions trop respecter le pouvoir de ce maire du palais.
La fête était fort belle, nonobstant certaines causes de désordre, inhérentes à la composition même de son public. Pendant ce premier temps qui est comme le prologue ennuyeux d’un bal, madame la comtesse de Mersanz avait fait les honneurs avec une grâce charmante. Il fallait être initié aux menaces qui planaient au-dessus de cette maison pour deviner la mélancolie derrière le beau sourire de Béatrice.
Césarine aussi avait fait les honneurs. C’était parfaitement bien pour un début. Elle avait joué son petit rôle d’héritière présomptive avec un aplomb résolu qui dénotait une envie de prochainement régner.
Sans risquer précisément aucune démarche contre la bienséance, Césarine ne s’était point placée sous l’aile de sa belle-mère.
Beaucoup de gens avaient remarqué cela.
Césarine, depuis le commencement de la fête, faisait cour à part.
Nous n’avons rien à faire avec le bal proprement dit et nous laisserons danser ceux qui étaient là pour danser.
Chacun sait quel délicieux essaim de jeunes filles peut fournir le faubourg Saint-Germain, mêlé ou non. Certes, la beauté n’est pas parquée dans un quartier; la beauté est partout dans notre France, enfant gâté de Dieu;—mais il serait injuste de ne pas reconnaître qu’au fond de ces hôtels, souvent tristes et froids au dehors, la race fleurit toujours fière et toujours rayonnante.
Quelle race? dira-t-on. Parlons-nous de chevaux?
Je ne suis pas cause que la langue hippique nous ait volé ce mot absolument nécessaire. Nous parlons de femmes et de la race française. La race française est là dans tout son éclat lumineux et charmant.
La race svelte et grande, les visages aquilins, les fronts à diadème: la beauté des filles des chevaliers.
Maintenant, si quelque curieux veut savoir pourquoi, dans le loyal faubourg, ces dames forment si victorieusement la plus belle moitié du genre humain, pourquoi les jouvenceaux ont un peu dégénéré, pourquoi les frères, doués modestement, ne ressemblent pas toujours à leurs adorables sœurs, nous avouerons avec ingénuité notre ignorance.
Voilà longtemps, du reste, qu’on parle de ce phénomène singulier. La statistique officielle n’a pas encore constaté ces bizarres différences.
Elles étaient là sous la chaude lumière des lustres, embellies toutes encore par cet incomparable génie qu’on appelle le goût français et qui est l’éclat dans la sobriété. Le plaisir animait leur teint et veloutait leurs regards. A la voix de l’orchestre, on voyait onduler comme un flot étincelant toutes ces fleurs, tous ces diamants et tous ces sourires.
Césarine avait dansé. On lui avait donné rang parmi les plus jolies.
Un instant, un seul instant, on avait pu voir mademoiselle Maxence de Sainte-Croix au milieu du tourbillon de la valse. Son cavalier était le comte Achille.
Il n’y eut pas deux avis. L’opinion commune, cet aréopage souverain, la déclara unanimement la plus belle.
Elle était la plus belle.—Là-bas, parmi cette verdure du jardin Géran, sous les gais rayons du soleil matinier, nous avons pu établir entre nos deux héroïnes un parallèle où mademoiselle de Mersanz n’avait pas le désavantage. Césarine, cher bouton de rose, perlé par la rosée, était bien une fille du matin.
Maxence était la fille de la nuit,—de la nuit radieuse où mille feux s’épandent et se croisent. Ses yeux profonds semblaient absorber tous ces éblouissements; son teint mat, aux roses et splendides reflets, buvait la lumière.
Il y avait sur son front de seize ans je ne sais quel fardeau de fatalité qui la paraît hautement comme la couronne d’une reine.
Quand un rayon passait dans ses cheveux noirs aux fauves échappées, où courait un mince rang de corail, vous eussiez dit une flamme mystérieuse. Les longs cils de sa paupière recouvraient une pensée étrange et peut-être tragique. L’admiration qu’elle faisait naître s’accompagnait de souffrance. C’était ce sentiment impossible à définir que suscite la perception de l’immensité dans la nature et dans l’art.
Cela plaît. C’est trop peu dire: cela exalte;—mais l’âme se replie comme si elle avait peur.
Une heure après la fête commencée, Maxence était illustre parmi les hôtes de M. de Mersanz. On la montrait aux nouveaux venus comme la maîtresse perle du vivant écrin qui miroitait dans les salons. Elle était le principal attrait, la principale curiosité de l’assemblée. Elle était la lionne, s’il est permis de prononcer encore ce mot, tombé dans le domaine ultra-vulgaire.
Et ce qui la faisait lionne, ce n’était pas seulement sa merveilleuse beauté. Sa merveilleuse beauté n’eût excité que l’étonnement, l’admiration, l’amour ou la jalousie.
Il y avait autre chose que cela dans l’impression produite par elle.
Osons le répéter, il y avait de l’effroi.
Des bruits couraient, des rumeurs, semées à dessein peut-être, circulaient de salon en salon.
Le comte Achille était le point de mire de tous les regards.
Qu’allait faire le comte Achille?
Les bruits qui couraient, les rumeurs qui sans cesse allaient et venaient, unissaient au nom du comte Achille le nom de Maxence.
Maxence était l’héroïne de ce drame annoncé, attendu, dont les péripéties allaient éclater peut-être sous les feux éblouissants de ces lustres, parmi les harmonies de cette fête.