La fabrique de mariages, Vol. 4
XVI
— Saynètes. —
La scène est au fumoir, une bonbonnière du genre délicieux, toute doublée de cuir de Russie,—vitraux moyen âge,—potiches mémorables.
Frémiaux vient de gagner cinq cents louis à divers. Quoique ce soit sa constante habitude, il est fort gai. Frémiaux est un homme un peu fort et d’encolure normande. Son costume peut passer pour rigoureusement élégant. Il le porte mal. On n’a jamais su pourquoi dans ce monde, qui n’est pour lui qu’une clientèle, Frémiaux a presque droit d’insolence.
M. le vicomte de Grévy sort aussi de la salle de jeu où il a perdu quelque cent napoléons en sa qualité de myope.
Dans le plus pur salon du monde, je ne réponds pas de la salle de jeux.
Et le salon du comte Achille était, ce soir, un peu poivre et sel.
Fauvel, le poëte, Aymar de Quelquechose, l’écrivain du premier âge, Maxime de Beaumont, André d’Orange et autres, demi-couchés sur les frais divans, envoient au plafond, selon la formule, les bleuâtres spirales de leurs panatelas.
Ils causent—et si vous saviez combien ils ont d’esprit!
FRÉMIAUX: Puisque tout le monde le dit, ce doit être un mensonge.
GRÉVY: Elle est plus adorable que jamais.
FAUVEL, le poëte: Qui a vu Achille danser avec ce soleil tropical: mademoiselle Maxime de Sainte-Croix?
QUELQUECHOSE, du Journal des Demoiselles: Maxence! c’est un nom d’homme.
FRÉMIAUX: Vous portez bien des moustaches, vous!
QUELQUECHOSE, le poing sur la hanche: Comment l’entendez-vous?
MAXIME DE BEAUMONT: Frémiaux, comment l’entends-tu?
FRÉMIAUX: J’entends qu’Achille est un heureux mortel.
QUELQUECHOSE: A la bonne heure.
GRÉVY: Mais pensez-vous, là, véritablement, que la chose puisse se faire?
FRÉMIAUX: Sans doute, puisqu’elle est absurde.
MONTMORIN, entrant. Combien Frémiaux a-t-il déjà fait de mots?
QUELQUECHOSE, avec rancune: Il en a beaucoup appelé, mais ça n’est pas venu.
GRÉVY: Ma parole d’honneur, si j’étais garçon, moi... ou si j’étais seulement le cousin de cette belle Béatrice... Voyez-vous, je mettrais ma main au feu que cette femme-là est pure comme les anges!
MONTMORIN: Quand même ta main brûlerait, la comtesse Béatrice n’en resterait pas moins la plus jolie femme de Paris... après mademoiselle de Sainte-Croix.
GRÉVY: Cette Maxence est plus belle?
FRÉMIAUX: Cent pour cent de différence!
GRÉVY: Achille la promène toujours?
MONTMORIN: Il y a éclipse.
GRÉVY: De l’une ou de l’autre?
MONTMORIN: De l’une et de l’autre... Énée et Didon dans la grotte... disparus tous les deux... et madame la marquise de Sainte-Croix a été saluer Béatrice.
On appelait déjà celle-ci par son nom. Il faut avouer, du reste, qu’au fumoir, les symptômes s’accusent plus rudement que partout ailleurs.
—Y a-t-il parmi vous, messieurs, demanda Montmorin, orateur presque aussi important que Frémiaux,—y a-t-il quelqu’un qui connaisse le beau lieutenant?
—Quel beau lieutenant, firent quelques-uns.
Le vicomte de Grévy était du nombre.
—Myope! s’écria Montmorin,—quand tu as salué ta femme sans la reconnaître, il lui donnait le bras.
Grévy éclata de rire.
—Je l’avais pris, dit-il, pour le vice-président de Vaudreuil, qu’on m’a signalé comme faisant la cour à la vicomtesse.
—Pauvre Grévy! l’officier le plus droit, le plus mince, le plus crânement planté de toute l’armée française!
—Ah çà! Grévy, tu ne seras donc jamais jaloux!
Le vicomte répondit simplement et sérieusement:
—Si je valais le quart de ce que vaut Anna, je serais l’homme le plus heureux de l’univers... et, si Anna était à la place de cette pauvre comtesse Béatrice, je vous préviens que nous verrions beau jeu.
Frémiaux prononça cet arrêt dans sa cravate:
—Grévy était né pour être un bon mari.
—Mais pourquoi Montmorin parlait-il du beau lieutenant?
—Parce qu’il occupe beaucoup là-bas... On dit de tous côtés que madame de Mersanz se compromet avec lui pendant que la superbe Maxence compromet Achille.
—C’est un tort! fit Quelquechose solennellement.
—Il a nom, ce lieutenant?
—Vital... ou Vidal... l’Antinoüs de notre brave troupe de ligne!... une admirable machine à afficher une femme!
Ceci était de Montmorin. Grévy jeta son cigare et dit:
—Si pourtant cette femme qui est belle entre toutes, supérieurement honnête et plus spirituelle dans sa douce modestie qu’un cent de nos bas bleus, avait pour frère l’un de nous...
—Cela prouverait qu’elle est bien née, riposta Montmorin.
Grévy haussa les épaules et sortit. Fauvel, le poëte, cherchait un mot fin depuis une demi-heure. Il dit:
—Grévy succédera au lieutenant Vidal... ou Vital.
—Les choses s’engagent drôlement, reprit Montmorin; je ne devine pas du tout comment cela va se débrouiller.
Frémiaux poussa une large bouffée et rendit cet oracle:
—Cela ne se débrouillera pas tout seul, mais Achille n’y sera pour rien... Achille est l’homme du laisser faire... Fiez-vous-en à cette belle Maxence, à madame de Sainte-Croix et même à la petite Césarine... Il y aura des morts sur le carreau; car ce sera une bataille de dames!
Dans les salons:
JULIETTE à Dorothée: Voilà M. de Grévy; mais il ne danse plus.
DOROTHÉE: Il serait bien temps pour sa femme de l’imiter.
JULIETTE: Cette petite Maxence va bien pour son âge.
DOROTHÉE: Si elle manque son coup, elle est perdue à tout jamais!
Cette éventualité consolante amena le même sourire aux lèvres pincées des deux demoiselles du Tresnoy.
UNE VOIX DE CINQUANTE ANS, dans la galerie: Le scandale a trop duré.
AUTRE VOIX, appartenant à une personne plus charitable: Mieux vaut tard que jamais.
MÉLITE, s’essuyant avec son mouchoir brodé, après avoir usé de son foulard:—C’est pour la jeune personne... c’est uniquement pour la jeune personne...
PHILOMÈNE: Un pareil exemple... dans la maison paternelle...
MÉLITE, inflexion de prospectus: Nous aimions nos élèves comme si elles étaient nos filles... Quand nous avons fait ce qui s’appelle un brillant sujet...
PHILOMÈNE, doucement, à sa voisine, qui a eu l’imprudence de déclarer deux petites filles de six à huit ans: Voilà notre unique but, chère madame... faire des éducations sérieuses... produire des sujets à la fois modestes et distingués... et, comme je le dis quelquefois, d’honnêtes femmes qui sont partout remarquées.
VOIX DIVERSES: C’est tout clair... cela ne fait pas de doute... Dans ce cas-là, le plus pressé, c’est de régulariser la position.
L’ÉCHO, de toutes parts: Régulariser la position!... régulariser la position!
LA MARQUISE DE SAINTE-CROIX, abordant la baronne du Tresnoy: Ces deux charmantes demoiselles sont déjà fatiguées de la danse?
LA BARONNE: Il fait si chaud, madame!
JULIETTE: Nous sommes en nage!
DOROTHÉE: Il faut bien un peu se reposer.
(En ce moment, la valse prélude. On voit Maxence et Achille à l’autre bout du salon.)
LA BARONNE, souriant: A l’âge de mademoiselle votre fille, on ne sait pas ce que veut dire le mot lassitude.
LA MARQUISE, se plaçant entre la baronne et Dorothée: elle parle très-bas: Pourquoi cette petite Grévy est-elle mon ennemie?
LA BARONNE, sans embarras: J’ignorais que madame la vicomtesse de Grévy fût votre ennemie.
LA MARQUISE: Feu votre mari ne m’aimait pas, chère madame.
LA BARONNE: Chère madame, mon mari me parlait bien rarement affaires.
LA MARQUISE, baissant la voix: C’est faire un présent à ses amis que de leur raconter certaines histoires.
LA BARONNE: M. du Tresnoy est mort pauvre; nous avons peu d’amis; je n’aime pas raconter les histoires.
(Un silence).
Ces deux dames sont placées côte à côte. Elles ont toutes deux le sourire aux lèvres. On jurerait qu’elles échangent les plus fades compliments.
Mademoiselle Juliette et mademoiselle Dorothée font des efforts insensés pour saisir ce qu’elles disent.
C’est peine perdue.
MÉLITE: Maxence et Césarine sont deux amies inséparables... Ce serait un événement bien heureux sous tous les rapports.
PHILOMÈNE: Nous comparions souvent leur liaison aux plus célèbres amitiés de l’antiquité... Damon et Pythias... Nisus et Euryale...
UNE DOUAIRIÈRE DU GROS-CAILLOU, dont l’éducation première a été négligée: Philémon et Baucis... et autres.
PHILOMÈNE, saluant avec humilité: Et autres.
MÉLITE, doctoralement: Ce serait le bonheur qui entrerait dans la maison en même temps que la moralité.
LA DOUAIRIÈRE: Quel est donc ce grand garçon tout pâle qui suit mademoiselle de Mersanz comme son ombre.
DOROTHÉE: Tournure départementale!
JULIETTE: Physionomie de surnuméraire!
VOIX DIVERSES: Un joli jeune homme.
MÉLITE, confidentiellement: C’est peut-être un mariage.
CHŒUR: Vraiment!... le père et la fille en même temps!
LA DOUAIRIÈRE, attendrie: Ce serait bien mignon... A-t-il un titre?
MÉLITE, avec autorité: Excellente famille de la Beauce... M. de Rodelet...
LA DOUAIRIÈRE: Ah! peste... Rodelet!... connaît pas!
CÉSARINE, à Léon: Je n’en puis plus... je vous remercie!
LÉON, à part: Ses yeux ne quittent pas Vital! Il lui offre la main pour la reconduire à sa place. Béatrice passe au bras du lieutenant.—Chuchotements et rires.
LÉON, à part: Sa main a tressailli.
CÉSARINE: Ne m’avez-vous pas dit le nom de ce jeune homme qui est avec ma belle-mère?
LÉON: Deux fois, mademoiselle.
CÉSARINE, rougissant et souriant: Je n’ai pas de mémoire.
LÉON: Vital.
CÉSARINE, rêvant: Vital...
Béatrice et son cavalier franchissent le seuil de la serre voisine. Césarine, qui est assise déjà, et qui a salué Léon Rodelet pour lui donner congé, se relève vivement.
CÉSARINE: Il fait trop chaud ici... conduisez-moi dans la serre.
LA MARQUISE, à la baronne: Vous n’avez rien fait de ces papiers; vous avez senti le danger: vous avez vos filles... J’ai la certitude morale que vous n’en userez jamais... néanmoins, je vous en offre deux mille louis.
LA BARONNE, très-froidement: A défaut de fortune, M. du Tresnoy nous a laissé le souvenir de ses vertus... Je chercherai ces papiers, puisque vous semblez y tenir si passionnément, madame la marquise... Si je les trouve, j’aurai l’honneur de vous les remettre en mains propres, heureuse d’avoir pu vous être agréable.
LA MARQUISE, se levant et avec son meilleur sourire: Vous connaissez ces papiers... vous les avez montrés à la vicomtesse... Adieu, chère madame! vous entendrez parler de moi.
La baronne était très-pâle. Elle lui rendit son salut, et parvint à sourire, quoiqu’elle fût prête à se trouver mal.
Au buffet:
LA VICOMTESSE DE GRÉVY, accostant le bon capitaine Roger, qui parle haut, qui jure cartouchibus et qui raconte ses campagnes au milieu d’un cercle d’auditeurs émerveillés: Je voudrais bien vous dire un mot, capitaine.
ROGER, se redressant: A moi... n’y a pas d’offense... mais, sans vous commander, où donc que je vous ai entre-aperçue quelque part?
UN TRANSFUGE DU FUMOIR: La vicomtesse donne dans le militaire, ce soir.
CHOEUR, à demi-voix: Est-il drôle, ce bonhomme beau-père!
UN AMI DE LA MAISON: Vous conviendrez que c’est intolérable!... Cette vieille moustache est un comique par trop audacieux! Achille est ridicule depuis la plante des pieds jusqu’au bout du nez!... Il est temps, il est grand temps que cela finisse!
UN VICOMTE DÉPARTEMENTAL: Le vieux a une touche splendide!...
UN DANSEUR altéré, mais de bonne foi: La comtesse est une délicieuse femme!
L’AMI: Comtesse!... comtesse... nous verrons bien cela!
UN MONSIEUR qui protége une choriste du Cirque-Olympique: On n’a pas idée qu’un homme posé comme Achille se mette dans un pétrin pareil! C’est indécent!
CHOEUR: Il faut le voir pour le croire!
LE MAITRE D’HOTEL, à un porte-plateau derrière le buffet: Jean! tu vois bien cette dame qui emmène ses Victoires et Conquêtes?...
LE PORT-PLATEAU, regardant Roger et la vicomtesse: Oui, monsieur Martineau.
LE MAITRE D’HOTEL: C’est une sans-souci qui a de l’esprit comme quatre... et méchante et farceuse et, tout!... Prends les glaces et suis-la pour me dire quelle bamboche elle va jouer à la grande armée... Je le déteste, moi, ce troupier: il m’a bu deux bouteilles de champagne...
LA VICOMTESSE, à Roger: Capitaine, il ne faut plus retourner au buffet.
ROGER: Vous dites?... Je m’oppose: il fait trop soif!
Nous sommes forcés d’établir ici une parenthèse pour dire que le bon Roger était arrivé au bal avec quelques restes de sa bombance du matin. Il avait passé une notable partie de la journée avec le sergent Niquet, l’adjudant Palaproie et ce perfide Barbedor, qui l’avait soigneusement entretenu en état de liesse.—Si la barrière des Paillassons est jamais percée, il est à souhaiter que, par reconnaissance, on la nomme barrière Barbedor. Au fond du purgatoire, où Jean-François Vaterlot expie sans doute ses nombreuses fredaines, ce fort-et-adroit aura un bien doux moment.
Ce n’était pas pour lui, en effet, qu’il jouait ce rôle de traître, c’était pour la barrière des Paillassons, son idole!
Vers six heures du soir, le capitaine Roger était rentré à l’hôtel, toujours en compagnie des deux invalides et du maître du château de la Savate. Ces trois braves lui avaient proposé de l’aider dans l’importante affaire de sa toilette. Roger, résolu à se montrer dans toute sa splendeur au bal de son gendre, avait accepté.
Nous n’avons garde de nier l’effet touchant d’un vieil uniforme. Mais ces exhibitions réussissent beaucoup mieux au théâtre que dans la vie privée. Depuis 1852, nous avons vu, Dieu merci, beaucoup de très-vieux uniformes dans nos rues. Certes, le peuple n’est pas suspect de ne pas aimer nos gloires: pour l’amour de nos gloires, le peuple le plus spirituel de l’univers chante faux du matin au soir les chansons les plus idiotes que jamais muse antigrammaticale ait rimées. Il lui suffit que Français soit au bout d’un vers boiteux, Victoire au bout d’un autre, pour s’égosiller loyalement et boire le campêche avec plaisir.
Eh bien, ces très-vieux uniformes qui, depuis 1852, émaillent volontiers les rues, excitent moins d’attendrissement que de surprise. Certains sceptiques se permettent de les trouver bouffons au degré suprême, et j’ai rencontré d’audacieux gamins qui, loin de verser des larmes à cet aspect, avaient bien le front de rire.
N’oublions pas que le pauvre Roger était, à son insu, un des principaux auxiliaires de madame la marquise de Sainte-Croix. Le ridicule qui l’entourait agissait sur ceux que la morale n’eût point suffi à convaincre de cette vérité: que la position soit régularisée.
Madame la marquise n’eût pas donné son Roger pour beaucoup d’argent.
Niquet et Palaproie, de plus en plus jaloux des splendeurs de leur ancien camarade, étaient spectateurs passifs de la toilette; mais Barbedor avait voulu être le valet de chambre de l’ancien,—son soldat, comme il avait dit. Roger, entre les mains d’un pareil chambellan, ne pouvait manquer d’être astiqué à miracle.
Toutes les grâces qu’on peut ajouter à la tenue d’un capitaine d’infanterie, années 1798-1799, furent mises en usage. Les guêtres dessinèrent sa jambe amaigrie et chancelante, boutonnées qu’elles étaient sur la culotte blanche; le frac étriqué fit briller au milieu du dos ses boutons passés à la patience; les épaulettes un peu rougies s’affaissèrent sur le drap trop mûr; et le tricorne était déjà entre les mains de Niquet, lorsque Barbedor, l’infâme, déplia un mystérieux paquet, dissimulé jusque-là sous sa vaste houppelande.
Ce paquet contenait une perruque plâtrée, selon l’ancienne mode militaire, dont le carnaval a conservé la respectable tradition.
Roger, à cette vue, ne put dissimuler son émoi. Il tendit solennellement la main à son cousin Vaterlot et dit:
—Je ne me les ai fait couper qu’en 1807... le dernier de la 26e! et, chaque fois que l’occasion y est, je les regrette. Je te remercie d’avoir pensé à ça!
Niquet et Palaproie s’étaient levés tous les deux. Leurs jambes de bois sonnèrent sur le parquet de la chambre. Ils trépignaient de joie.
—Moi, je les ai eus jusqu’en 1809! dit Niquet.
—Ah! mais! fit Palaproie;—moi, jusqu’en 1811... et il fallut de la salle de police pour les faire tomber!
Barbedor ajustait la perruque sur le crâne chauve et grisâtre de Roger. Les deux invalides se mirent à distance pour mieux voir.
—Ça y est! dit Niquet en battant des mains.
—Ah! mais oui! appuya Palaproie;—et je ne m’en cache pas, que je boirais bien quelque chose, eu égard à la circonstance d’avoir évoqué les souvenirs de la victoire!
Quand Roger fut costumé à son gré, on le fit descendre sur l’esplanade pour l’offrir à l’admiration des anciens. On but encore. Garnier de Clérambault était là parmi les promeneurs.
Il revint dire à madame la marquise, qui se préparait pour le bal:
—Cet imbécile de Roger est la plus belle plume de notre aile... On n’a pas un beau-père comme ça... A lui tout seul, il suffirait pour faire sauter la mine.
Les soirs où madame la marquise de Sainte-Croix travaillait dans le monde, M. Garnier de Clérambault avait vacances. Elle n’aimait point le voir se risquer sur le glissant parquet des salons.
Lui se regardait comme un homme universel et propre à tout. Il se vantait même volontiers, comme tous les gens de sa sorte, d’exceller au jargon du grand monde. Mais nous savons qu’il ne résistait jamais à Flavie.—Ceci explique pourquoi nous n’avons pas salué l’habit bleu de notre Garnier à l’hôtel de Mersanz.
L’entrée de Roger avait été très-belle. Les invalides l’avaient accompagné jusqu’à la porte cochère. On s’était embrassé tendrement; puis le capitaine, posant son tricorne sur sa perruque plâtrée, avait monté le perron d’un pas processionnel.
L’effet aurait été bien plus grand, si Roger s’était montré ainsi au milieu des salons déjà remplis; mais il ignorait les beaux usages: il arriva en avance et ne quitta plus le buffet, où ses attraits le retenaient.
Au buffet, on venait le voir comme une bête curieuse, bien qu’il eût ôté la fameuse perruque, à cause de la chaleur.
La vicomtesse de Grévy l’attira dans l’embrasure d’une fenêtre.
Roger éprouvait bien un peu de respect pour cette belle dame; mais, après tout, il était le père d’une dame plus belle encore et plus riche, selon toute apparence; il était le père de la maîtresse de la maison. Son embarras ne l’empêchait point de garder la conscience de ce fait, qu’il était ici presque chez lui.
Son gendre lui avait souri, au commencement de la soirée,—d’un air un peu équivoque, il est vrai;—mais ce comte Achille était fier et pas bon enfant.
Roger ne se sentait point du tout d’humeur à subir l’oppression de cette inconnue.
Il refusa tout net de se priver du buffet et entama une énergique protestation, que la vicomtesse coupa tout net en lui glissant quelques mots à l’oreille.
Ceux qui étaient en train de lorgner le bon capitaine et d’échanger à son endroit quelques bons mots de hasard, le virent tout à coup pâlir comme s’il eût reçu une blessure en pleine poitrine.
Il resta un instant comme foudroyé. La vicomtesse continuait de lui parler tout bas.
JEAN, revenant avec son plateau vide, derrière le buffet: Ah! ah! monsieur Martineau! vous avez bien deviné! Elle lui en a joué une, de farce!
MARTINEAU: A la vieille moustache?
JEAN: Oui, monsieur Martineau... J’en ris encore, tenez!
MARTINEAU: Quelle farce?
JEAN: Je ne sais pas.
MARTINEAU: Pourquoi ris-tu?
JEAN: Parce que c’est drôle.
MARTINEAU: Imbécile!
JEAN: Voilà donc qu’elle l’emmenait tambour battant... le vieux allait comme un chien qu’on fouette... Il a voulu s’en aller... Alors, elle lui a fait la farce...
MARTINEAU: Mais quelle farce?
JEAN: Vous allez voir... Je ne sais pas la farce... mais elle était bonne, car le vieux est devenu pâle comme un linge... J’ai cru qu’il allait tomber à la renverse... je lui ai offert un sorbet... Il m’a regardé avec des yeux tout choses... et il s’est mis à pleurer comme un enfant.
MARTINEAU: Il a bien assez bu pour cela... A ta besogne!
JEAN: Oui, monsieur Martineau... mais elle était drôle, pas vrai, la farce?
ROGER, à la vicomtesse: Ce n’est pas Béatrice qui vous a chargée de me parler ainsi! (Il se laisse aller sur un fauteuil.)
LA VICOMTESSE: Non, sur mon honneur!
ROGER: Qui donc? (Il essaye de se lever.)
LA VICOMTESSE, s’asseyant auprès de lui: Peu importe cela... Vous ne savez pas tout; écoutez encore!
DOROTHÉE: Voyez donc, ma mère!... madame de Grévy en tête-à-tête avec le beau-père.
JULIETTE: Il est ivre!
LA BARONNE, sévèrement: Je vous défends de vous mêler de tout ceci.
LES DEUX GRANDES FILLES, se regardant: Qu’a donc ma mère?
MÉLITE: Je remarque rarement les choses de cette sorte... mais le fait est tellement patent...
PHILOMÈNE: Ce n’est pas une de nos chères enfants qui ferait cela!
LA DOUAIRIÈRE: J’ai reçu autrefois... et je passais pour bien recevoir... mais je ne restais pas la soirée entière avec un officier...
LA MARQUISE, distraite: De qui parle-t-on?
MONTMORIN: Madame la marquise me permettra de lui offrir mon sincère hommage... Il y a des siècles que nous n’avions eu l’honneur...
LA MARQUISE, sèchement: Trois ans.
FRÉMIAUX, qui passe, à part: Que va-t-il lui parler de siècles!...(Haut et s’avançant): Madame la marquise... (Il salue.)
MONTMORIN: C’est que le temps nous a paru horriblement long!
FRÉMIAUX: On parle de cette pauvre comtesse Béatrice, qui devient folle.
LA MARQUISE, très-froide: Comment?
FRÉMIAUX: J’oubliais que vous êtes la charité même.
GRÉVY, lorgnant, puis saluant: Madame la marquise... tout ce bruit, c’est pour un lieutenant de la ligne!... Si j’étais femme, en ce temps d’austérité, j’aurais peur de promener mes neveux qui sont au collége.
LA MARQUISE, tendant la main au vicomte: Vous êtes bon, vous, monsieur de Grévy!
MONTMORIN, à part: Touché!
FRÉMIAUX, entre haut et bas: Elle aura vu le lieutenant avec la vicomtesse.
GRÉVY, à la marquise: Mais où donc est votre charmante fille?
LA MARQUISE: C’est une pensionnaire...
FRÉMIAUX, à Montmorin: Une collégienne qui se fait déjà promener.
MONTMORIN, à Frémiaux: Achille a disparu... elle aussi... c’est superbe!
FRÉMIAUX, lorgnant à la ronde: Ma parole!... (Il essaye son lorgnon.) Dans un vaudeville, on réconcilierait les deux époux et l’on marierait le lieutenant à la collégienne.
MONTMORIN: Cela a tant d’esprit, les vaudevilles!
FRÉMIAUX: Aussi vivent-ils peu.
ROGER, dans l’embrasure, saisissant les deux mains de la vicomtesse: Dites-vous vrai, madame?
LA VICOMTESSE: Malheureusement, oui, capitaine.
ROGER, avec explosion: Alors, je vais aller trouver mon gendre... et lui dire... Mille tonnerres!... je ne lui dirai rien et je lui brûlerai la cervelle!
LA VICOMTESSE: Vous ne bougerez pas d’ici!
ROGER: Par exemple!... je serais curieux de savoir...
LA VICOMTESSE: Qui vous en empêchera?...
ROGER: Oui... qui m’en empêchera!
LA VICOMTESSE, froidement: Ce sera moi... en vous disant ces simples paroles... Si vous prononcez un mot, si vous faites un geste, vous tuez votre fille!