La glèbe
IX
Ce devint sa vengeance, voir Lucienne au soir quand il rentrait ivre.
La raison vaincue par le vin, sa colère éclatait pour une chaise mise hors la place habituelle, pour une poterie ébréchée, pour une servante punie. A propos de rien il épandait des injures, des menaces. Et cela lui paraissait juste comme un devoir. Il croyait la sévérité propre à maintenir sa femme dans la soumission, le repentir, la crainte du mal, la vertu. Par des paroles ambiguës, que seule la coupable pouvait comprendre, il décela les motifs de sa haine. Mais elle feignit toujours de n'en pas saisir le sens caché.
Elle pleura, elle pleura sans cesse, assise dans leur chambre, sa figure futile collée aux fleurages pompadour des fauteuils.
Lorsqu'elle s'affaissait ainsi, sa taille si frêle dégagée des bras unis au front, le pied mince battant le sol de l'escarpin vernis, Cyrille avait pour elle des tressaillements d'amour, encore. A travers les buées tremblantes de son rêve alcoolique, elle lui apparaissait désirable au-dessus de toutes, de celles vues, de celles eues. Alors il la prenait dans ses bras, sans mot dire, et le lui prouvait.
Par baisers et par caresses, Lucienne semblait vouloir le fléchir. «Pourquoi es-tu si méchant?» dit-elle une nuit. D'abord il garda un silence triste, puis il étala ses suspicions.
Lucienne, dès lors, ne pleura plus. Elle l'évita partout.
Il se persuada que les circonstances voulues où elle disparaissait devaient servir l'adultère, il le lui reprocha. Très froidement et fermement elle lui déclara qu'elle n'aimait que lui, que ses soupçons l'affolaient, que s'il faisait encore allusion à des histoires pareilles elle mourrait.
La pitié n'atteignit pas Cyrille que l'image du Saint-Cyrien et de la rose au pistil flétri gardait. A tout instant sa rancœur s'amassait en ses entrailles avec son souffle longtemps retenu, et que par soupirs il expirait. Et il passa ses veillées à fuir de cette douleur vers le sommeil du vin.
Un soir le marquis et le baron vinrent pendant un de ces sommeils.
La brusque rupture de sa béatitude le mit en méchante humeur, et la présence de M. de Bressel aviva la rage douloureuse conçue envers le fils. Alors il revit l'entier égoïsme de la famille, hostile d'abord à son mariage par cupidité, avide ensuite d'en tirer profit au point d'astreindre ses fils à choisir en sa femme une maîtresse peu coûteuse qui les garderait des scandales.
Puis, comme le marquis élevant la voix, l'invitait durement à cesser ses querelles conjugales et ses ivresses qui déshonoraient la race, Cyrille, délirant de colère, les poussa dans la cour à la force des poings. Longtemps il invectiva.
Personne ne vint plus à La Verdière. Lucienne congédiait vite les rares amies en visite, car Cyrille devant ces intruses—des entremetteuses peut-être—s'évertuait à travestir son visage en mines terrifiantes afin de leur enjoindre une peur salutaire.
Ayant chassé la famille et les amitiés anciennes, il eut un renouveau de joies, un triomphe à posséder seul Lucienne et ses gestes graciles et sa face sérieuse. Aux heures d'ivresse ces joies s'exprimèrent par des extravagances et des jeux d'enfant.
Si, après boire, il ne parvenait au sommeil, d'impérieuses envies de se mouvoir l'exaspéraient. Il eût voulu courir ou briser; ses phalanges s'arquaient et ses mâchoires se serraient; il lui fallait sortir. Alors dans la taverne basse, à la flamme fumeuse du pétrole, il formait des plaisanteries pour plaire aux rustres buveurs, et les dominer par l'esprit. Bientôt les muscles de sa face, mus par le délire, se contractaient et se détendaient en grimaces pour soutenir les paroles. Sa gesticulation s'animait; la male puissance en furie dans son corps poussait ses bras, ses jambes, à travers l'espace, sa face à travers le vide, et tordait son dos.
De telles violences lassaient la tension douloureuse de ses nerfs, si douloureuse que sa peau lui semblait trop étroite pour contenir leur élan et leurs bonds. Ainsi la bienfaisante lassitude lui venait, le calmait, l'assoupissait.
Il prit l'habitude de faire grand tapage et montre de vigueur. Aux soirs des cabarets, il dansa frénétiquement, tapant le sol de ses semelles, les tables de ses poings, riant à gorge ouverte. On lui apprit qu'on le disait fou.
Ce l'enchanta, ravi que cette réputation lui permît encore plus d'extravagances et les excusât en même temps. A ses affreux délires, il vit enfin le remède quotidien et assuré; et but davantage, sûr de n'en point trop souffrir.
Cependant si, fatigué de ses grimaces et gestes, le rire des gens lui devenait hostile et railleur, il interrompait brusquement sa mimique en roulant des yeux féroces tout prêt à férir les insolents; et, dans le silence subitement venu, il démolissait d'un formidable coup une table, une chaise pour instruire le cercle des spectateurs muets et peureux de quelle force il les saurait assaillir.
Les autres restaient immobiles, serrés entre eux comme des bêtes craintives. En tout son orgueil, Cyrille les examinait eux, leurs visages pâles, leurs blouses tassées contre les murs gris de suie, la cabaretière effarée mettant sa vaisselle à l'abri, et les plus résolus préparant leurs poings.
Alors, sûr de la terreur inspirée, las aussi de ses efforts physiques, il leur tendait la main; et commandait de la bière pour tout le monde.
Il se jugea très spirituel puisque ses clowneries lui valaient l'approbation des spectateurs; il se jugea très supérieur puisqu'on le redoutait. Par les rues simples du village, il passait silencieux et sombre, jouant le seigneur.
Et un amour extrême pour Lucienne l'emporta.
Le sentiment d'avoir vaincu le Saint-Cyrien, d'avoir rompu cette passion mauvaise, d'être seul aimé, ce furent des délices neuves, sauvages.
Il rechercha des voluptés mauvaises. Lorsque par la pâleur de sa face et la fatigue navrée du geste, Lucienne laissait comprendre sa souffrance d'être honnie ainsi qu'une fille, il souffrait de sa douleur autant qu'elle; son souffle se précipitait, des larmes lui montaient aux paupières, mais il n'interrompait pas la suite des récriminations; et, portant le mal au paroxysme, il goûtait d'extatiques voluptés à la posséder dans sa douleur. Étouffer ses sanglots d'une étreinte forte et maîtresse, boire ses larmes lourdes, ainsi affirmait-il sa conquête par la brutalité du viol triomphant.