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La glèbe

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III

Vers les nuages, il marche sous le vol circuitant des corbeaux, par la plaine plissée de sillons.

Il marche avec la constante inquiétude des semailles perdues, des socs brisés, des chevaux poitrinaires. De ci, de là se hérissent de chétives herbes, des brindilles pâlottes, éparses. Seul, toujours. Et ses pieds défoncent la terre humide.

Les campagnards servent les mêmes conversations que l'oncle. Quand Cyrille donne la cause scientifique des phénomènes naturels, des flétrissures et des floraisons en citant les lois de la physique ou de la chimie, ils lui rient à la face, de leurs gros rires idiots, en se moquant:

—Non, c'est comme ça, parce que c'est comme ça, monsieur Cyrille. On ne peut pas tout savoir. Faut pas non plus faire tant le malin avec vos balivernes de l'école. Tout ça, ça ne veut rien dire.

Il s'emporta, voulut à toutes forces expliquer; il alla chercher des crayons, traça des figures, des formules algébriques:

—Qué que c'est que tout ça? Qué que ça représente? il n'a point de nez votre bonhomme.

Et d'une quinte hilare leurs dos énormes tressautèrent dans les blouses. Il les jeta dehors.

Ils contèrent partout que «tout de même M. Cyrille avait un grain et que c'était bien malheureux pour son âge».

Nerveux encore de cette immuable stupidité où choppe elle-même la science sainte, il marmonne en marchant:

Là-haut les corbeaux tournent et croassent. Devant s'étale la plaine rousse, nue jusqu'aux nuages qui la ceignent.

Rien dans la plaine et rien dans sa vie pour toujours. Quel ennui de ne plus étudier, de ne plus écrire. Il eût bien entrepris une traduction de la Pharsale en vers français; mais il n'ose, ne sachant pas de directeur qui lui dise: «Ceci est bien, cela est mal.» Où le guide, où le conseil? Il ne croit pas en l'autorité de son jugement personnel. Si humble et si timide il fut aux maîtres.

Courbées en ligne, les sarcleuses épluchent un champ, les mains au sol, les croupes au ciel. Que laides ces filles aux cheveux rares plaqués avec de la pommade sur les crânes ronds et bis; leurs mamelles pendent dans les caracos lâches, et leurs doigts rugueux aux ongles cassés fouillent les touffes de l'avoine naissante. Vers lui elles lèvent leurs yeux craintifs. A son sourire elles l'enœillent sournoisement en des regards qui offrent leurs corps.

Jamais il ne s'acoquinera. Une honte pour sa famille si on venait à lui connaître de semblables déchéances. D'ailleurs elles lui paraissent sordides, ces femelles.

Une couturière qui, chaque printemps, reste six semaines au village pour travestir les robes selon la mode, l'eût plutôt conquis. Mais, par la servante, il sut qu'elle le jugeait brutal et très vieux à cause de sa barbe toute poussée. Il la laissa partir sans lui parler même.

Les corbeaux tournent, croassant dans le firmament blanc.

A la suite des chevaux lents, à la suite du rouleau polissant la terre, le vieux varlet titube, le crâne clapi entre les épaules, rendu gibbeux par le labeur.

Aux pleurnicheries des grelots grêles, aux chatoiements des fourrures bleues, les colliers monumentaux oscillent sur l'encolure des grises bêtes qui tirent, lentes.

—Hé bien, Baptiste! fait Cyrille.

—Hao, ho!

La raucité du cri lamentable s'éploie et agonise par la plaine vide. Les chevaux s'arrêtent. Les grelots ne pleurnichent plus. Immobiles et la tête pesant bas, les grises bêtes.

—Déjà tout cet ouvrage terminé?

—Hé oui, l'maître.

Ainsi tous. Les vieux laboureurs ne méritent jamais reproches ni même surveillance. La terre, ils la pomponnent et la choient d'instinct, comme ils mangent, comme ils dorment, comme ils se reproduisent.

Baptiste a pris une motte dans ses mains porphyriennes; il l'écrase et l'émie. Des larmes noient ses pupilles troubles; sa face porphyrienne se creuse encore aux traces des rides profondes.

—Mal, mal, mauvaise.

Cyrille hausse les épaules et fait signe de s'asseoir. Ils s'étendent à l'ombre épaisse des chevaux, sur la terre récemment polie.

Alors, les pipes fumelant, le vieux narre, de sa voix écrasée. Il dit les moissons d'antan florissantes et belles. Et son geste gourd encadre le pays jusqu'aux nuages.

Comme la terre montante a gagné le soleil, les pleurs pourpres de l'astre dépassé inondent.

Ils inondent et rosissent la frange des nuages qui traînent aux écorchures de la plaine brunie. Violettes et noires surgissent les nocturnes ombres.

Et les corbeaux filent vers l'horizon.

Tandis que Cyrille songe à la fuite désolante de l'or, à l'impossibilité de jouir et d'être.

Ses mains se crispent. Les plaisirs en son imagination volètent et narguent. Un par un, les souvenirs des joies passagères le viennent défier en mimant le bonheur perdu. Ils flagellent son désir et l'irritent.

Et Baptiste ne cesse de prédire la ruine proche.

Dans le chemin creux, ils vont parmi les brumes vespérales où se gouachent des herbes, des gens. Les grelots des bêtes sonnent et dansent avec le son morne des fers.

Passent les sarcleuses et leurs jupes bleues et leurs caracos blancs, et sur les dents claires leurs chansons languides.

Des chants d'amour. Volontiers Cyrille les battrait, ces femmes. Au sommeil il aspire, au sommeil qui tue la mémoire, et qui tue le désir, et qui, des fois, réalise.

—Une chope, Baptiste, hein? avant de souper.

Dans le cabaret sombre, la lueur aiguë des mesures d'étain, les vitres rougies par la trace du soleil. Là ils boivent, le vieux et lui, sans dire. Ils boivent pour s'enfuir des choses.

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