La glèbe
IV
Le père est mort. Je crois fort qu'il s'est suicidé. La mère et la fille sont à quia. Elles donneront La Verdière à moitié prix pourvu qu'on les paye comptant.
—Dix mille francs alors, reprit Cyrille.
Un maquignon dit:
—Comme ça s'enfonce les bourgeois. Ça fait des bêtises! Ça se ruine! Ne venaient-ils pas autrefois chasser, ceux-là, avec des vestes de velours, des gants neufs, des chiens anglais, est-ce que je sais. Ça chassait ça, ça ne savait seulement pas tuer un lièvre au gîte. Ça avait des chiens qui couraient sur le coup de fusil. Malheur, va. Et puis ça n'a pas le sou. Et dire que c'est ça qui nous dirige!
Toute la table s'esclaffa.
—Pour être bête, il n'y a pas plus bête que les bourgeois.
—Et des vices!
Les convives causent en sourdine à l'oreille avec des mines dégoûtées et des yeux égrillards.
Les servantes emplissent de bière les chopes; deux, sanglées dans leurs robes à fleurs; et elles gravitent inversement autour de la table immense garnie d'hommes en redingotes luisantes.
Au fond de la salle à tapisserie teinte d'humidité, une autre table unit les dames en deuil qui parlent discrètement du défunt: riche cultivateur dont les funérailles viennent de finir.
Tout en mâchant son bœuf, Cyrille pense à La Verdière. La blancheur éclatante de la nappe l'hypnotise. Depuis des semaines, ce malaise le prend à l'aspect des couleurs vives. Ce lui fut d'abord quand l'ivresse, le soir, terrassait. Les rideaux blancs de son lit le figeaient alors en une inévitable contemplation. Bientôt le carrelage rose de la cuisine acquit la même influence; puis les housses du meuble de salon. Maintenant cela le possède même hors de l'ivresse. La nappe lui scintille devant les yeux et darde des éclaboussures blanches.
Il s'efforce de s'y dérober et cille vers les murs. Malgré lui sa pupille gagne le coin des paupières où la nappe devient perceptible, et aussitôt son regard tombe maîtrisé sur ce blanc qui vibre.
—Elles sont à La Verdière n'est-ce pas, mon cousin?
—Qui?
—Les propriétaires, donc.
—Ces dames des Flochelles?
—Oui.
—Elles sont arrivées, il y a huit jours.
L'intérêt de cette causerie le peut enfin soustraire à l'hallucination blanche. Il parle, il parle pour que la vision ne le reprenne pas. Il renseigne sur l'âge de Mlle Lucienne—18 ans—celui de sa mère—42 ans.—Il cite leurs paroles, il décrit leurs robes, leur intérieur où il fit visite pour une affaire de voisinage; oui, des renseignements à donner sur une servante.
—Allons, il faut acheter les dames avec la maison! lui crie un farceur.
—Bé, ce ne serait pas mauvais marché, clame un autre.
De là Cyrille songe à Lucienne, si blonde et si frêle avec un sillage de parfums et des gants mauves jusqu'aux coudes. Que ne possède-t-elle des terres. Il l'épouserait. Seule elle lui livra cette note luxueuse inouïe de toute autre femme que Denise; elle fleura cette odeur unique qui suggère comme un avant-goût de possession. Le mariage le ravirait à sa tristesse, à son vice. Car il sait qu'il boit, il sait que peu à peu il devient fou.
Chaque fois que l'idée d'ivresse l'enchante par ses maléfices au son des souvenirs, aux promesses de les revivre et de tarir par le sommeil tous les regrets, une puissance fantasmatique s'évoque, d'attitude narquoise, personnifiée d'un Rire énorme et sans dents. Elle raille sa faiblesse infantile, lui assure que, malgré ses résolutions, il succombera encore; elle le montre par avance titubant, ridicule, courant à la folie. Elle lui décharne Denise et la travestit en un squelette dégoûtant d'alcool, riant de ce Rire aux lèvres grises et suintantes. Dès lors Cyrille ne désire plus que le sommeil où la hantise s'effacera, où il l'abattra.
Pour obtenir cette victoire il se livre entier au vin. Avec un acharnement de lutte, il absorbe verre sur verre comme il frapperait coup sur coup.
Tandis qu'il regagne sa ferme en cabriolet, ce soir-là, il sent le vol proche du Rire sans dents, du squelette en robe écarlate trop large et ganté noir trop large. Cela lui clame qu'il est encore ivre comme un porc, qu'il mourra vautré dans ses vomissures, comme un porc. Et de la prédiction lui naît une épouvante atroce, étranglante; ses nerfs se révoltent, leur exaspération s'essore par les mains qui cinglent du fouet et des guides la croupe du cheval galopant.
Le cheval galope dans la route verdie d'ombre, entre les champs aplatis sous la lune verte, sous les buées vertes.
En Lucienne Cyrille espère la libératrice. Ses bras, ses longs bras minces et ses mains fluettes exorciseraient la puissance par leur geste gracile, relevé.
Au goût de cette bouche fleurie il oublierait le goût de l'alcool. Mais elle ne possède pas de terres.