La glèbe
V
Le mariage, la meilleure chance pour lui, trop seul. Avec une femme élégante et instruite, quelles exquises causeries au retour des champs. Des lectures communes, une initiation dont il assumerait le plaisir la voyant s'étonner aux œuvres littéraires, étudier, comprendre, admirer enfin et goûter des sensations d'intelligence aux siennes pareilles. Leurs chairs ensuite se mêleraient à l'unisson de leurs âmes.
Aux dîners de noces, de funérailles et de baptême, aux banquets des ducasses et des kermesses, aux bals tendus de draps blancs et ornés de branches feuillues il assista, cherchant épouse.
Quand le cousin de Fourmies eut remarqué les prévenances de Cyrille à l'égard de Mlle Chrétien, il le dissuada, la montrant laide, pataude, orgueilleuse de son bétail et de ses arpents. Cyrille ne résista point, étant, au fond d'avis identique. Huit jours passés au château de Fourmies en chasses, en excellents repas, et en ivresses quotidiennes nées du kümmel, effacèrent la personne.
Avec leurs élégances, les maigreurs rousses des demoiselles Raveline le happèrent. Elles touchaient du piano à quatre mains, citaient Lamartine et Chateaubriand. Il préféra Marguerite à Caroline.
Souventes fois, au trot de son cheval britanniquement harnaché, il gagna la porte verte de leur brasserie distante de six kilomètres à peine.
Dans la cour profonde où se fonce le fumier, où picorent les poules troussées, il s'arrête, un instant, le regard vers la maison basse aux vitres émaillées de capucines claires.
Au perron surgissent les sœurs vêtues de cotonnades rayées et ceintes de rubans larges.
Marguerite sourit; sur la peau laiteuse les taches de rousseur vivent d'une existence de fleur, tantôt closes d'ombre, tantôt épanouies à la lumière.
Entrés ils ne conversent presque pas d'abord. Il manipule sa cravache, et fouette la poussière de ses bottes vernies jusqu'à ce qu'il se remémore des vers classiques appropriés aux circonstances. Alors ils récitent tous trois avec une émulation d'écoliers les tirades tragiques.
Là il goûte une intime vanité d'homme supérieur apprécié par une compagnie d'élite.
Les hauts bahuts bruns et leurs cuivrures ouvragées, les poutres du plafond, les assiettes à coqs peints, les fauteuils surannés, il les assimile aux meubles du grand siècle.
C'est le calme des classes, et sa musique d'alexandrins rythmés, sans la peur des punitions, sans la crainte des camarades, de leurs farces cruelles.
Le vieux de Bressel vint l'y prendre, un jour; et, comme ils retournaient, leurs chevaux pataugeant lentement dans la fange, il dit:
—Vous n'avez pas, Cousin, j'espère, l'intention d'épouser ces filles.
—Pourquoi?
—Leur bisaïeul, vous le savez, coupait les têtes pour trente-cinq sous, au temps de la première révolution sur la grand'place d'Arras. Il était le suppôt du sanguinaire sans-culottes Joseph Lebon.
—Oh, il y a bien longtemps; elles ne sont pas coupables des fautes du bisaïeul.
—Qu'est-ce, Monsieur? cette morale? Je vous ferai enfermer comme fou si jamais vous avez le malheur…
—Oh, oh!
—Oui, Monsieur, vous l'êtes assez souvent fou, bien que des gens disent que vous soyez ivre…
Et le marquis piqua des deux le laissant seul sur la route.
Longtemps Cyrille montra le poing à la croupe de l'alezan, à ce veston de velours noir, ces cheveux blancs et ras, ce feutre gris qui s'exténuaient parmi les jets de crotte entre la double file des peupliers maigres.