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La glèbe

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VI

Sa famille ne voulait qu'il se mariât. Ainsi la fortune reviendrait à Guy de Bressel, le Saint-Cyrien, et à Julia de Fourmies qui étudiait encore chez les religieuses de Sainte-Clotilde.

Il le comprit nettement après quelques heures de conversation avec le marquis et le baron installés chez lui pour la chasse des oies sauvages qui, en ce moment, passaient.

—Vous êtes, Monsieur, proclamait de Bressel une nuit d'affût, vous êtes, par ma foi, un bien heureux gentleman. Des chasses superbes, un marais enviable, une cave de vieux notaire. Vous avez tout jeune rôti des balais avec une femme charmante, vous vous y êtes même brûlé quelque peu. Des souvenirs exquis, quoi. Que faut-il de plus?

—Si vous croyez, mon oncle, que c'est drôle de vivre tout seul ici.

—Voilà bien les Français d'aujourd'hui. La vie de gentleman-farmer les ennuie. Voyez donc vos voisins les Anglais! quels gaillards.

—Mon cher, vous raisonnez comme une petite fille, insista le baron. Que voulez-vous? Vivre à Paris? Manger vos pièces de dix sous avec des femmes de brasserie comme un fils de quincaillier? Vous auriez honte de mener cette existence. Aux gens comme nous, pour fréquenter les boulevards, il faut de l'argent, beaucoup d'argent. Or, nous-n'en-a-vons pas. Alors la vie là-bas, sans le sou, c'est comme ces cartouches vides, un peu de fumée, et puis rien. Tout le monde s'en aperçoit et se moque.

—Il faut se résigner, Monsieur, il faut se résigner. Nous nous résignons bien, le baron et moi, et Dieu sait pourtant si cela est dur.

—Après dix ans de Tortoni se retirer ici, oui; c'est dur.

—J'ai envie de me marier, dit fermement Cyrille.

Ils se firent affectueux. Eux prirent épouses. Eh bien, là, entre parents, on peut en convenir: les symphonies conjugales se rompent de fréquentes discordances. Mme de Fourmies qui autrefois brillait aux réceptions de l'empereur, reproche aigrement au baron ce rôle obligatoire de châtelaine recluse. La marquise de Bressel, morte depuis dix ans, ruina son mari en jouant à Monaco. Cyrille revoit ces deux dames lui offrant des louis lors des vacances. Leurs petits chiens le mordaient aux jambes.

On narre le cycle de la famille, les héritages contestés, les unions manquées, le suicide d'un cousin que les dettes conduisirent à l'escroquerie, les réparations des châteaux, les vitraux donnés en pompe à l'église du village. On remonte à l'époque de la Révolution, où les ancêtres réfugiés en Angleterre enseignaient le latin pour subsister. Puis revient le récit glorieux des batailles anciennes où, valeureusement, se comportèrent les aïeux, des ligueurs.

Ils parlent bas, à genoux dans la hutte, appuyés aux lucarnes ouvertes vers l'étang; et leurs yeux experts visent la nappe de ciel déchiquetée par les roseaux.

L'eau verte stagne entre les gerbes d'herbes. Des fois elle se ride et la ride étend jusqu'aux rives son ourlet lumineux qui court. Des fois elle se gonfle de bulles grossissant, crevant. Blanche, la tête d'un nénuphar surnage emmi les feuilles palmées.

A ces récits où s'évoquent les robustes cavaliers bondissant à travers mousquets et piques, Cyrille s'émeut et se gronde. Pourquoi des instincts bas l'incitent-ils aux mésalliances. Il jure de se vaincre. Se vaincre, soi, chose facile, mais vaincre la hantise fantastique, le Rire tors et vert; le terrasser autrement que par le sommeil de l'ivresse, le pourra-t-il? Il se connaît incapable de subir une heure le Rire, cette menace de folie et de funérailles.

Et voici que le conquiert la terreur hallucinante. Dans les roseaux, dans l'onde verte et plane il aperçoit, glissant entre des lames d'eau, la robe écarlate de Denise, ses gants noirs.

Alors il répète:

—Ça ne fait rien, je veux me marier.

—Mais avant de vous marier, Monsieur, songez au moins à vous corriger de votre ivrognerie. Vous ne pouvez pourtant apporter cela à une jeune fille en cadeau de noces.

—Vous êtes méchant, mon oncle. Vous savez bien que ça ne dépend pas de ma volonté, le médecin vous a dit l'influence originelle, atavique; mon père était alcoolique.

—Il en mourut: Prenez garde.

—Hé! je sais, je sais. Aussi je ne veux plus rester seul. Non, je ne veux plus.

—Chut!

Les ailes des oies battent sur le ciel ainsi que des éventails éployés. Silencieusement. De leur vol, elles cernent la mare. Et subitement, à six, elles plongent dans les herbes. Les herbes fléchissent, froufroutent, puis oscillent longtemps.

Une tête, ombre pointue, saillit d'une touffe de roseaux. Les fusils tonnent. Aux lourdes répercussions des coups, les volatiles s'élèvent; des masses noires, indécises, qui, une à une, versent, tuées.

Seule une fuit au ras des ajoncs, toutes pennes étalées, sous les montantes fumées de la poudre.

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