La glèbe
VII
Lucienne étant noble qu'objecteront les oncles? Le manque de fortune? Comme Cyrille sera fort pour leur reprocher cette mesquinerie.
Il se lève titubant et mol, mais la volonté de vaincre l'arbitraire de la famille et de faire œuvre libre le raffermit. Une intime colère, un désir extrême d'aimer mus au paroxysme par l'ivresse, lui suggèrent des actes. Il commande de préparer une valise pour un court voyage et d'atteler le dog-cart.
A Lille, les promeneurs bien mis, aux élégances britanniques, captivent son attention. Puis, chez un tailleur de vitrine limpide et d'enseigne sobre, il se livre aux mains des commis obséquieux qui le mètrent. Quelques jours après il regagne sa ferme, muni d'une complète garde-robe de clubmann.
En trois visites, Lucienne lui emporta l'esprit. Elle parlait bas avec un accent mièvre, et les paroles soupirantes fuyaient vite de ses rosâtres lèvres. Dans ses gestes affables et menus, une gentillesse de maigriote. Elle avait sur la taille mince, une poitrine ronde, une tête futile à veines bleues, à pupilles ardoisées, à cheveux d'ambre. Adorablement elle jouait du piano, et ses doigts fins sautelaient sans lassitude. Cyrille passe ses après-midi à La Verdière dans le salon empli de colifichets, de chaises frêles et dorées, de meubles à pompons, de fleurs gerbées par gammes chromatiques dans des vases simples.
Des heures il contemple la nuque gracile de Lucienne et la montante torsade de sa chevelure. Alors le saisit le désir de dénouer ces cheveux, de mordre à pleins baisers cette nuque blanche. Puis il se juge pur imbécile. De même que Denise, Lucienne l'enjôle. Il se prévoit la subissant avec tous ses caprices de petite fille coquette, ses gamineries, ses fugues sautillantes et rieuses qui refusent, ses bouderies qui obtiennent.
La gêne des dames des Flochelles ne se trouva point si grande qu'on l'avait dit d'abord.
Lucienne, outre la propriété de La Verdière, possédait une dot. Mme des Flochelles, anglaise de naissance, irait vivre, après le mariage, dans le comté de Kent, au manoir de son père qui, très vieux, désirait une compagnie.
L'aveu de ces détails intimes promut Cyrille au rôle officiel de fiancé.
Dès lors il se reprocha sa trop hâtive détermination. Il eut peur de Lucienne, si pauvre, sans terres; il eut peur de son charme; il craignit qu'elle ne l'abandonnât, un jour comme l'autre. Il chercha le moyen de rompre.
Puis le soir, chez lui, quand le goût amer de l'alcool lui remémorait les extases de ses amours débutantes, la vision de la jeune fille si différente de l'autre, exquise, lui promettait des délices encore neuves, pudiques et mystérieuses, dont le rêve le pressait.
Il aurait La Verdière; et la modicité de ses ressources demeurerait inconnue des paysans. Car, autrement, le domaine pouvait échoir à un autre acquéreur et les gens ne failliraient pas alors à le dire ruiné.
Comme les oncles, il possédera son château. Et ses vœux de luxe sont réalisés d'avance par cet intérieur charmant et diffus. Plus de soirs mornes dans la vaste cuisine de ferme.
Des heures de béatitude parmi les fleurs et la lueur mordorée des lampes, aux sons agiles du piano, à la vue de Lucienne en jupes claires. Le vice en mourra.
Mais une jalousie anticipée le harcèle. Il redoute de lui déplaire, d'être quitté. Bien que sûr d'abandonner son habitude, il appréhende une minute de faiblesse, où sa résolution sombrerait, et qui, pour toujours, la dégoûterait d'un ivrogne. Un autre alors la lui enlèvera. Et il s'attarde à méditer des vengeances extraordinaires, éternelles.
Une scène terrible avec le marquis de Bressel détermina Cyrille. Il déclara qu'il ne voulait consentir à sacrifier sa vie pour accroître la fortune de ses cousins et devenir vieillard à espérances; que le célibat ne lui valait rien; qu'il aurait Lucienne des Flochelles, une jeune fille noble, instruite, d'une élégance extrême et de goûts modestes; qu'il n'était plus un enfant; que sa famille pouvait bien ne pas assister au mariage, que cela lui paraissait indifférent.
Ils s'épousèrent à minuit selon le rite de la famille dans la chapelle du château de Fourmies, au milieu de buissons de cierges.
En Ecosse, au bord d'un lac uni, et ceint de grandes roches violettes qui s'y miraient, ils vécurent un mois en des extases, en des frémissements.